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 [2014] 4 R.C.F. 612

T-1734-11

2013 CF 520

Procureur général du Canada (demandeur)

c.

Bronwyn Cruden et la Commission canadienne des droits de la personne (défenderesses)

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Cruden

Cour fédérale, juge Zinn—Ottawa, 23 et 24 janvier et 21 mai 2013.

Note de l’arrêtiste : Cette décision a été confirmée en appel (A-214-13, 2014 CAF 131), les motifs du jugement ayant été prononcés le 20 mai 2014.

Droits de la personne — Contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne qui a conclu que l’Agence canadienne de développement international (ACDI) et Santé Canada (SC) ont agi de façon discriminatoire envers la plaignante du fait de sa déficience, en contravention de la Loi canadienne sur les droits de la personne — Même si le Tribunal a estimé que le diabète de la plaignante aurait entraîné la prise de mesures d’accommodement lors de l’affectation éventuelle de cette dernière en Afghanistan et que ces mesures auraient constitué une contrainte excessive pour l’ACDI, il a maintenu la validité des plaintes contre SC (en vertu de l’art. 7b) de la Loi) et contre l’ACDI (en vertu des art. 7b) et 10a) de la Loi) par suite de sa conclusion selon laquelle l’ACDI ne s’était pas bien acquittée de son obligation procédurale quant à la prise de mesures d’accommodement — Le Tribunal a également conclu que l’application d’une série de directives concernant les évaluations médicales avait mené, ou grandement contribué, à l’évaluation négative par SC de l’aptitude, sur le plan médical, de la plaignante à une affectation en Afghanistan, donnant lieu à de la discrimination — La plaignante, qui travaille pour l’ACDI, était intéressée par des affectations à l’étranger pour effectuer du travail sur le terrain — Durant son affectation temporaire à Kandahar, la plaignante a été victime d’un incident hypoglycémique et a été renvoyée au Canada — Compte tenu de l’incident médical, une nouvelle section du Guide de l’évaluation de la santé au travail (GEST) de SC s’appliquant aux affectations temporaires en Afghanistan a été rédigée — SC a effectué une évaluation médicale avant affectation de la plaignante et a conclu que son état de santé ne lui permettait pas d’être réaffectée en Afghanistan; l’ACDI était d’accord avec la recommandation de SC — La plaignante a déposé devant la Commission canadienne des droits de la personne des plaintes contre l’ACDI et SC — Il s’agissait de savoir si le Tribunal a commis une erreur en concluant qu’il y avait eu défaut de prendre des mesures d’accommodement aux termes de la Loi pour des motifs à caractère procédural vu sa conclusion précédente selon laquelle il n’était pas possible de fournir à la plaignante, sans contrainte excessive, de véritables mesures d’accommodement; si la conclusion du Tribunal selon laquelle l’application des Directives sur l’Afghanistan par SC était discriminatoire envers la plaignante contredisait sa propre conclusion selon laquelle on ne pouvait pas prendre des mesures d’accommodement à l’égard de la plaignante sans contrainte excessive; si les mesures de réparation ordonnées reposaient sur l’existence en l’espèce d’un fondement juridique ou d’éléments de preuve valables — La décision du tribunal était déraisonnable — Il n’existe aucune interprétation raisonnable de la Loi qui autorise le Tribunal à poursuivre l’examen d’une plainte et des actions des parties une fois qu’il a établi que la prise de mesures d’accommodement est impossible sans contrainte excessive — L’arrêt Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU (Meiorin) n’étaye pas l’argument selon lequel il existe une obligation procédurale distincte dans le processus d’accommodement qui peut être violée, malgré une conclusion de fond selon laquelle il existe une contrainte excessive — Il n’existe qu’une seule obligation : l’obligation de fournir des mesures d’accommodement à un employé sans subir de contrainte excessive — En ce qui concerne les Directives sur l’Afghanistan, la conclusion du Tribunal ayant trait à la discrimination visait le processus suivi par SC et non le résultat obtenu par l’application des directives — Vu la conclusion d’absence d’acte discriminatoire qui a été tirée en fonction de l’application des Directives à la plaignante, le Tribunal n’avait pas le pouvoir d’ordonner les mesures de réparation contenues dans sa décision — Compte tenu de la conclusion relative à la contrainte excessive en l’espèce, il n’existait pas d’acte discriminatoire et la plainte devait être rejetée — Par conséquent, le Tribunal n’avait pas le pouvoir d’accorder des mesures de réparation — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne qui a conclu que l’Agence canadienne de développement international (ACDI) et Santé Canada (SC) ont agi de façon discriminatoire envers la plaignante du fait de sa déficience, en contravention de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Même si le Tribunal a estimé que le diabète de la plaignante aurait entraîné la prise de mesures d’accommodement en Afghanistan et que ces mesures auraient constitué une contrainte excessive pour l’ACDI, il a maintenu la validité des plaintes contre SC (en vertu de l’alinéa 7b) de la Loi) et contre l’ACDI (en vertu des alinéas 7b) et 10a) de la Loi) par suite de sa conclusion selon laquelle l’ACDI ne s’était pas bien acquittée de son obligation « procédurale » quant à la prise de mesures d’accommodement. Le Tribunal a aussi conclu que l’application d’une série de directives concernant les évaluations médicales avait mené, ou grandement contribué, à l’évaluation négative par SC de l’aptitude, sur le plan médical, de la plaignante à une affectation en Afghanistan. Il a estimé que ces directives concernant les évaluations médicales étaient discriminatoires parce qu’elles ne permettaient pas d’évaluations individualisées, malgré le fait que l’évaluation de l’état de santé de la plaignante en vertu desdites directives était, en dernière analyse, conforme à l’obligation substantielle de prévoir des mesures d’accommodement.

La plaignante s’est jointe à la section organisationnelle de l’ACDI au sein du Groupe de travail sur l’Afghanistan et souhaitait jouer un rôle dans le travail de développement sur le terrain. Elle avait déjà effectué un remplacement temporaire d’un mois à Kaboul, en Afghanistan. Elle n’avait subi aucune évaluation médicale avant d’obtenir cette affectation et a fait le travail sans aucun problème. La plaignante a entamé une deuxième affectation temporaire à Kandahar. Encore une fois, elle a obtenu cette affectation sans évaluation médicale préalable. Durant cette affectation, la plaignante a été victime d’un incident hypoglycémique pendant son sommeil et a obtenu une aide médicale à l’aérodrome de Kandahar. Malgré les objections de la plaignante, l’ACDI a mis un terme à son affectation temporaire et l’a renvoyée au Canada. La plaignante avait fait part de son intérêt à l’égard de plusieurs affectations d’un an en Afghanistan qui devaient être offertes. Afin de confirmer que la plaignante pouvait être affectée de nouveau en Afghanistan, l’ACDI a demandé que SC effectue une évaluation médicale.

Par suite de l’incident médical dont a été victime la plaignante en Afghanistan, un médecin de SC a rédigé une nouvelle section du Guide de l’évaluation de la santé au travail s’appliquant aux affectations en Afghanistan pour le service temporaire. Le Guide comprenait un énoncé selon lequel l’employé ne répondait pas aux exigences médicales s’il souffrait d’un problème de santé qui pourrait entraîner une urgence médicale et mettre en péril sa vie si l’accès aux traitements prescrits était interrompu pendant une courte période. SC a effectué une évaluation médicale avant affectation de la plaignante et a conclu que son état de santé ne lui permettait pas d’être réaffectée en Afghanistan; SC a recommandé à l’ACDI que la plaignante ne soit pas affectée en Afghanistan. L’ACDI était d’accord avec cette recommandation et a informé la plaignante que sa candidature à une réaffectation en Afghanistan n’avait pas été retenue. Malgré les demandes de la plaignante, l’ACDI n’a pas voulu exercer son pouvoir discrétionnaire et l’autoriser à être affectée en Afghanistan; elle a plutôt suivi la recommandation de SC. La plaignante a déposé ses plaintes devant la Commission canadienne des droits de la personne selon lesquelles l’ACDI et SC avaient eu une attitude discriminatoire à son égard, en violation des dispositions de la Loi. La plaignante a subi un examen médical auprès d’un endocrinologue indépendant qui a été appelé à tenir compte dans son rapport des Directives sur l’Afghanistan alors en vigueur. L’endocrinologue a conclu que la plaignante ne satisfaisait pas aux exigences des Directives sur l’Afghanistan, mais qu’elle était néanmoins en mesure de travailler et de voyager en Afghanistan à certaines conditions. La plaignante a présenté des demandes relativement à trois affectations à l’étranger, y compris une affectation en Afghanistan, mais elle n’a pas été choisie.

Le Tribunal a conclu que la plaignante avait réussi à établir qu’elle avait à première vue été victime d’une différence de traitement défavorable à cause des directives et des processus d’évaluation de SC du fait de sa déficience, au sens de l’alinéa 7b) de la Loi et qu’elle avait établi une preuve prima facie de discrimination contre l’ACDI au regard de l’alinéa 10a) de la Loi. Il a vérifié si le refus de l’ACDI d’affecter la plaignante à cause de son problème de santé reposait sur des exigences professionnelles justifiées (EPJ). Selon le Tribunal, n’eût été son refus d’affecter la plaignante en Afghanistan, l’ACDI aurait subi une contrainte excessive en raison du profil et des besoins médicaux de celle-ci en tant que personne souffrant de diabète si elle avait été affectée dans une zone de guerre. Malgré sa conclusion que l’ACDI aurait eu à subir une contrainte excessive en affectant la plaignante en Afghanistan, le Tribunal a estimé que l’ACDI et SC avaient manqué à une obligation procédurale distincte qui, à son avis, était rattachée au processus d’accommodement. Le Tribunal a ordonné la prise de plusieurs mesures de réparation, y compris une recommandation que le Guide soit modifié pour s’assurer que toute personne souffrant d’une affection chronique ne soit pas écartée.

Il s’agissait de savoir si le Tribunal a commis une erreur en concluant qu’il y avait eu défaut de prendre des mesures d’accommodement aux termes de la Loi pour des motifs à caractère procédural vu sa conclusion précédente selon laquelle il n’était pas possible de fournir à la plaignante, sans contrainte excessive, de véritables mesures d’accommodement; si la conclusion du Tribunal selon laquelle l’application des Directives sur l’Afghanistan par SC était discriminatoire envers la plaignante contredisait sa propre conclusion selon laquelle on ne pouvait pas prendre des mesures d’accommodement à son égard sans contrainte excessive; et si les mesures de réparation ordonnées reposaient sur un fondement juridique ou des éléments de preuve valables.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La décision du Tribunal était déraisonnable et elle devait être annulée. Si le Tribunal interprétait la Loi lorsqu’il a conclu à l’existence d’une obligation procédurale en matière d’accommodement qui pouvait être violée bien que les mesures d’accommodement aient été impossibles sans contrainte excessive en l’espèce, alors cette interprétation était tout à fait déraisonnable. Les dispositions de la Loi ne présentent aucune ambiguïté : s’il est impossible de répondre aux besoins d’une personne sans contrainte excessive, l’acte discriminatoire allégué s’appuie sur des EPJ; si l’impossibilité de fournir des mesures d’accommodement s’appuie sur des EPJ, il n’existe aucun acte discriminatoire; et s’il n’y a pas d’acte discriminatoire, le Tribunal « rejette » la plainte. Il n’existait aucune interprétation raisonnable de la Loi qui autorisait le Tribunal à poursuivre l’examen d’une plainte et des actions des parties une fois qu’il avait établi que la prise de mesures d’accommodement était impossible sans contrainte excessive.

La décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU (Meiorin), invoqué par le Tribunal, n’a pas étayé l’argument selon lequel il existe une obligation procédurale distincte dans le processus d’accommodement qui peut être violée, malgré une conclusion de fond selon laquelle il existe une contrainte excessive, et qui donnerait lieu à des mesures de réparation. La Cour suprême déclare simplement qu’une cour de justice ou un tribunal administratif peut examiner la procédure adoptée dans le cadre du processus d’accommodement comme outil pratique qui permet d’établir si un employeur a réussi à prouver — selon la preuve au dossier — l’existence d’une contrainte excessive. Dans la pratique, si un employeur n’a effectué aucune analyse sur la prise de mesures d’accommodement possibles ou n’a pas cherché à accorder de telles mesures lors de la présentation d’une demande en ce sens par un employé, il lui sera probablement très difficile de convaincre un tribunal, éléments de preuve à l’appui, qu’il n’aurait pas pu fournir de mesures d’accommodement à l’employé sans subir une contrainte excessive. C’est là l’effet bien réel et très concret du fait que le fardeau de la preuve en ce qui concerne l’existence d’EPJ incombe à l’employeur. Le rôle de la procédure utilisée par l’employeur en ce qui concerne l’établissement de la preuve est celui que lui accordait en ces termes la Cour suprême dans l’arrêt Meiorin lorsqu’elle a déclaré qu’il peut souvent se révéler utile, en pratique, d’examiner la procédure, s’il en est. De plus, la phrase énoncée dans l’arrêt Meiorin, soit « la procédure, s’il en est, qui a été adoptée » valide une conclusion opposée à celle qui a été tirée par le Tribunal; selon ce paragraphe, un employeur pourrait n’avoir effectué aucune analyse quant aux mesures d’accommodement et être quand même capable d’établir l’existence d’une contrainte excessive.

La présente affaire revêtait un caractère exceptionnel étant donné que le Tribunal était convaincu que l’ACDI aurait subi une contrainte excessive malgré sa conclusion que cette dernière n’avait pas effectué une analyse suffisamment poussée au sujet des mesures d’accommodement. Néanmoins, il n’existe qu’une seule obligation : l’obligation de fournir des mesures d’accommodement à un employé sans subir de contrainte excessive. La conclusion selon laquelle l’ACDI aurait subi une contrainte excessive en fournissant à la plaignante les mesures d’accommodement demandées relativement à son affectation en Afghanistan aurait dû mettre fin à l’instruction de l’affaire par le Tribunal étant donné que cette conclusion avait pour effet d’établir qu’il n’existait pas d’acte discriminatoire et la plainte devait être rejetée.

En ce qui concerne les Directives sur l’Afghanistan, la conclusion du Tribunal ayant trait à la discrimination visait le processus suivi par SC et non le résultat obtenu par l’application des Directives. Même si la formulation des Directives sur l’Afghanistan doit être revue, vu la conclusion d’absence d’acte discriminatoire qui a été tirée en fonction de l’application des Directives à la plaignante ou à tout autre individu ou groupe d’individus qu’il pourrait être raisonnable de cibler, le Tribunal n’avait pas le pouvoir d’ordonner les mesures de réparation contenues dans sa décision. L’application des Directives sur l’Afghanistan n’a pas entraîné de discrimination à l’égard de la plaignante étant donné qu’aucune mesure d’accommodement ne pouvait être prise à son égard sans contrainte excessive dans le cadre d’une affectation en Afghanistan.

Le Tribunal n’avait pas compétence pour ordonner des mesures de réparation contre l’ACDI. Le Tribunal a conclu que si l’ACDI n’avait pas refusé d’affecter la plaignante en Afghanistan, elle aurait subi une contrainte excessive, ce qui signifie que le refus de l’ACDI était fondé sur des EPJ. Par conséquent, le Tribunal n’avait pas le pouvoir d’accorder des mesures de réparation. Le rôle de l’ACDI consistait simplement à imposer les restrictions et à formuler les refus qui se justifiaient au titre des EPJ, et c’est ce qu’elle a fait. De plus, étant donné sa conclusion selon laquelle il était impossible pour l’employeur d’offrir à la plaignante des mesures d’accommodement sans contrainte excessive et que rien ne permettait de conclure que l’application des Directives ou les actions de SC avaient entraîné de la discrimination à l’endroit de la plaignante, le Tribunal n’avait pas non plus compétence pour ordonner des mesures de réparation contre SC.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 7b), 10a), 15, 40(1), 53(1),(2).

JURISPRUDENCE CITÉE

décision différenciée :

ADGA Group Consultants Inc. v. Lane (2008), 91 R.J.O. (3e) 649, 295 D.L.R. (4th) 425 (C. div.).

décisions examinées :

Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, confirmant Canada (Procureur général) c. Mowat, 2009 CAF 309, [2010] 4 R.C.F. 579; Emergency Health and Services Commission v. Cassidy, 2011 BCSC 1003, 72 CHRR D/433.

décisions citées :

Cruden c. Agence canadienne de développment international et Santé Canada, 2012 TCDP 5; Koeppel c. Canada (Ministère de la Défense nationale), 1997 CanLII 1443 (T.C.D.P.).

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (2011 TCDP 13) qui a conclu que l’Agence canadienne de développement international et Santé Canada ont agi de façon discriminatoire envers la plaignante du fait de sa déficience, en contravention de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Alexandre Kaufman pour le demandeur.

David Yazbeck pour la défenderesse Bronwyn Cruden.

Daniel Poulin pour la défenderesse la Commission canadienne des droits de la personne.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, s.e.n.c.r.l., s.r.l., Ottawa, pour la défenderesse Bronwyn Cruden.

Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour la défenderesse la Commission canadienne des droits de la personne.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge Zinn : Mme Cruden, employée de l’Agence canadienne de développement international (ACDI), voulait être affectée en Afghanistan. L’ACDI a refusé de le faire en partie à cause d’une évaluation médicale de Santé Canada (SC), selon laquelle elle ne pouvait occuper ce poste pour des raisons médicales, car elle était diabétique. Mme Cruden a déposé devant la Commission canadienne des droits de la personne des plaintes de discrimination contre l’ACDI et SC.

[2]        Dans le cadre de la présente demande, l’ACDI et SC demandent à la Cour d’annuler la décision par laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) [Cruden c. Agence canadienne de développement international et Santé Canada, 2001 TCDP 13] a conclu qu’ils avaient agi de façon discriminatoire envers Mme Cruden du fait de sa déficience, en contravention de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6 (LCDP). Les dispositions pertinentes de la LCDP sont annexées aux présents motifs à l’annexe A.

[3]        Même si le Tribunal a estimé que le diabète de Mme Cruden aurait entraîné la prise de mesures d’accommodement lors de l’affectation éventuelle de cette dernière en Afghanistan et que ces mesures auraient constitué une contrainte excessive pour l’ACDI, il a maintenu la validité des plaintes contre SC (en vertu de l’alinéa 7b) de la LCDP) et contre l’ACDI (en vertu des alinéas 7b) et 10a) de la LCDP) par suite de sa conclusion selon laquelle l’ACDI ne s’était pas bien acquittée de son obligation « procédurale » quant à la prise de mesures d’accommodement.

[4]        En ce qui concerne l’ACDI, la question centrale dans le cadre de la présente demande est de savoir si, dans le cadre de leur emploi, les employés possèdent — outre le droit « substantiel » à ce que leur employeur prenne des mesures d’accommodement en leur faveur qui n’imposent pas à ce dernier une contrainte excessive — un droit « procédural » distinct à des mesures d’accommodement qui peut être violé de façon indépendante et donner lieu à des mesures de réparation en vertu de la LCDP, même lorsque leur employeur n’est pas en mesure d’offrir des mesures d’accommodement sans contrainte excessive.

[5]        Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle, le Tribunal a aussi conclu que l’application d’une série de directives concernant les évaluations médicales avait mené, ou grandement contribué, à l’évaluation négative par SC de l’aptitude, sur le plan médical, de Mme Cruden à une affectation en Afghanistan. Le Tribunal a estimé que ces directives concernant les évaluations médicales étaient discriminatoires parce qu’elles ne permettaient pas d’évaluations individualisées, malgré le fait que l’évaluation de l’état de santé de Mme Cruden en vertu desdites directives était, en dernière analyse, conforme à l’obligation substantielle de prévoir des mesures d’accommodement.

[6]        En ce qui concerne SC, la question principale en l’espèce est de savoir s’il est possible de dire que Mme Cruden a été défavorisée en cours d’emploi aux termes de l’alinéa 7b) de la LCDP du fait de l’application des directives élaborées par SC, même si le résultat de l’application de ces directives à sa situation confirme la décision du Tribunal selon laquelle il n’était pas possible de lui accorder des mesures d’accommodement dans le cadre du poste qu’elle cherchait à occuper.

[7]        Pour les motifs qui suivent, à l’exception de la conclusion que les Directives sur l’Afghanistan présentent un potentiel discriminatoire en termes prospectifs, je conclus que la décision du Tribunal est déraisonnable et qu’elle doit être annulée. En effet, comme l’ACDI ne pouvait pas prendre, sans contrainte excessive, des mesures d’accommodement à l’égard de Mme Cruden, la plainte de celle‑ci fondée sur les droits de la personne devait être rejetée. Le Tribunal ne disposait pas de la compétence résiduaire qui lui aurait permis de tirer les conclusions auxquelles il est parvenu et d’accorder les mesures de réparation qu’il a retenues.

Contexte

[8]        L’ACDI gère le programme d’aide au développement international du Canada. Elle comporte une section organisationnelle et une section des programmes. Mme Cruden, qui a une formation en communications, a commencé à travailler à la section organisationnelle de l’ACDI en 2007, à l’Unité d’examen des résultats et de la reddition de comptes du Groupe de travail sur l’Afghanistan. Mme Cruden souhaitait jouer un rôle dans le travail de développement sur le terrain, qui relève de la section des programmes de l’ACDI. Étant donné ses antécédents et son manque d’expérience sur le terrain, cette mutation posait problème. Elle avait l’intention de faire valoir son expérience et son poste à la section organisationnelle pour obtenir une affectation en Afghanistan. Les affectations dans ce pays étaient possibles, même sans expérience préalable dans le domaine ou sans formation pertinente, étant donné qu’il ne s’agissait pas d’affectations recherchées à cause des conditions extrêmement difficiles et de la situation de guerre en Afghanistan.

[9]        À cause de cette situation, les personnes affectées en Afghanistan par l’ACDI obtenaient des périodes de congé pendant lesquelles elles étaient remplacées temporairement. Mme Cruden avait déjà effectué un remplacement temporaire de cette nature à Kaboul, du 6 août 2007 au 7 septembre 2007. Elle n’avait subi aucune évaluation médicale avant d’obtenir cette affectation temporaire et a fait le travail sans aucun problème.

[10]      Le 20 janvier 2008, Mme Cruden a entamé une deuxième affectation temporaire avec l’Équipe provinciale de reconstruction à Kandahar, en Afghanistan. Encore une fois, elle a obtenu cette affectation sans évaluation médicale préalable. L’affectation devait durer six semaines; cependant, le 11 février 2008, Mme Cruden a été victime d’un incident hypoglycémique pendant son sommeil. Une collègue de travail a appelé un médecin militaire des Forces canadiennes qui a administré à la plaignante du glucose par voie intraveineuse. Mme Cruden a obtenu une aide médicale à l’aérodrome de Kandahar (KAF) et les médecins ont recommandé son rapatriement au Canada. Mme Cruden a informé l’ACDI qu’elle était en désaccord avec l’évaluation et qu’elle souhaitait terminer son affectation, mais l’ACDI a mis un terme à son affectation temporaire et l’a renvoyée au Canada.

[11]      Mme Cruden avait précédemment fait part de son intérêt à l’égard de plusieurs affectations d’un an en Afghanistan qui devaient être offertes plus tard en 2008. Peu après son retour au Canada et en vue d’étayer sa demande d’affectation, Mme Cruden a obtenu une lettre de son médecin, la Dre Arnout, qui a écrit qu’elle était [traduction] « mentalement et physiquement apte à poursuivre son travail en Afghanistan ». Afin de confirmer que Mme Cruden pouvait être affectée de nouveau en Afghanistan, l’ACDI a demandé que SC effectue une évaluation médicale.

[12]      À cause de l’incident médical dont avait été victime Mme Cruden en Afghanistan, du fait qu’une intervention médicale s’était révélée nécessaire et de son renvoi au Canada, le major Robin Thurlow du Commandement de la Force expéditionnaire du Canada s’est dit inquiet, dans un message rédigé le 26 février 2008, du fait que les personnes affectées en Afghanistan pour une période de moins d’un an ne subissaient aucun examen médical préalable.

[13]      Par suite de l’incident médical dont a été victime Mme Cruden en Afghanistan, le médecin de SC a rédigé une nouvelle section du Guide de l’évaluation de la santé au travail (GEST) s’appliquant aux affectations en Afghanistan, intitulée « Directives concernant les évaluations médicales en vue d’une autorisation préalable à une affectation, à un service temporaire ou à un voyage en Afghanistan dans des endroits dangereux de niveau 5 avec indemnité pour risque d’hostilité » (les Directives sur l’Afghanistan). Une première version des Directives sur l’Afghanistan a été diffusée le 18 mars 2008. L’extrait suivant des Directives sur l’Afghanistan, sous la rubrique « Exigences médicales absolues », a joué un rôle important dans la présente affaire :

L’employé ne répond pas aux exigences médicales relatives à l’affectation ou au service :

[…]

•     s’il souffre d’un problème de santé qui pourrait entraîner une urgence médicale et mettre en péril sa vie si l’accès aux médicaments ou à d’autres traitements prescrits était interrompu pendant une courte période.

[14]      Le même jour, SC a effectué une évaluation médicale avant affectation de Mme Cruden et cinq de ses médecins ont conclu à l’unanimité que l’état de santé de Mme Cruden ne lui permettait pas d’être réaffectée en Afghanistan. Même si SC reconnaissait dans sa lettre à l’ACDI que la Dre Arnout avait fourni des renseignements indiquant que l’état de santé de la plaignante était alors stable, elle a conclu que vu le risque de déstabilisation de son état, Mme Cruden pourrait avoir besoin de soins et de traitements spécialisés qui n’étaient pas offerts au lieu d’affectation.

[15]      Le 10 avril 2008, l’ACDI a informé Mme Cruden que sa candidature au poste de directrice de Kandahar, une des affectations qu’elle avait demandée peu de temps auparavant, n’avait pas été retenue.

[16]      Mme Cruden avait aussi présenté une demande pour le poste de gestionnaire de l’Unité d’examen des résultats et de la reddition de comptes, un poste au Canada qui exigeait des déplacements périodiques en Afghanistan. L’ACDI entretenait certaines préoccupations au sujet de cette obligation d’effectuer des déplacements parce que Mme Cruden serait exclue du concours relatif à ce poste en raison de l’évaluation de SC.

[17]      Le 16 avril 2008, l’ACDI a informé Mme Cruden que SC s’était prononcé contre sa réaffectation en Afghanistan. Mme Cruden a cherché à obtenir plus de renseignements au sujet des rôles et responsabilités respectifs de l’ACDI et de SC. SC lui a répondu que même s’il avait la responsabilité de fournir des recommandations fondées sur ses évaluations médicales, la décision définitive concernant son affectation en Afghanistan appartenait à l’ACDI. Mme Cruden a alors demandé à l’ACDI d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de l’autoriser à être affectée en Afghanistan. Le 21 mai 2008, l’ACDI a décidé qu’elle suivrait la recommandation de SC selon laquelle Mme Cruden n’était pas médicalement apte à une affectation en Afghanistan. Afin de permettre à Mme Cruden de participer au concours pour le poste de gestionnaire de l’Unité d’examen des résultats et de la reddition de comptes, l’exigence des déplacements en Afghanistan a cependant été supprimée.

[18]      Mme Cruden a alors demandé à l’ACDI s’il était déjà arrivé que cette dernière ne suive pas une recommandation de SC et elle a aussi cherché à savoir si l’ACDI demanderait à l’avenir à SC une évaluation préalable de l’état de santé pour ses affectations à l’étranger.

[19]      L’ACDI a répondu qu’elle respectait presque toujours les évaluations de SC parce que les gestionnaires de l’ACDI, qui ne possédaient pas de formation médicale, [traduction] « n’étaient pas en mesure de réévaluer un avis médical [de SC] ». Elle confirmait que les gestionnaires de l’ACDI avaient effectivement le dernier mot en ce qui concerne les affectations et que, pour ce faire, [traduction] « ils tenaient compte à la fois de la situation au lieu d’affectation et de l’état de santé de l’employé ». Enfin, l’ACDI refusait de donner suite aux demandes d’évaluation préalables de l’état de santé formulées par Mme Cruden étant donné que les évaluations n’étaient valables que pour six mois et qu’elles n’auraient par conséquent qu’une utilité faible ou nulle relativement à des affectations futures.

[20]      Le 22 juin 2008, Mme Cruden a envoyé à l’ACDI un courriel pour expliquer qu’elle avait passé la fin de semaine à réfléchir à la stratégie qu’elle adopterait à l’égard de sa situation [traduction] « en passant par la voie des mesures d’accommodement ». Voici un extrait du courriel :

[traduction] Je ne suis pas stupide—en effet, il est évident pour moi que la voie des mesures d’accommodement est la stratégie la plus valable étant donné que très peu de gens peuvent voir dans ma situation l’existence d’une discrimination. Vous devez comprendre que je ne me suis jamais considérée moi‑même autrement que comme une personne « normale ». Cette stratégie m’oblige non seulement à reconnaître publiquement que je suis « handicapée », mais aussi que j’ai besoin que quelqu’un m’accorde des mesures d’accommodement d’une façon ou d’une autre afin que je puisse fonctionner […]

Par conséquent, j’ai décidé de soumettre l’affaire à la [Commission de la fonction publique] et à la [Commission des droits de la personne], au cas où ces dernières seraient intéressées à approfondir la question, et de trouver moi‑même une autre façon de m’en sortir.

[21]      Le 26 août 2008, contredisant sa réponse antérieure relative à la question des demandes d’évaluation médicales préalables, l’ACDI a écrit à Mme Cruden pour lui dire que SC s’était déclaré prêt à établir une liste des pays où des affectations seraient possibles malgré son diabète.

[22]      Le 25 septembre 2008, Mme Cruden a rencontré un médecin de SC et a remis à ce dernier une liste de 19 pays, établie par l’ACDI, dans lesquels des affectations étaient envisageables dans un proche avenir. Au cours de cette rencontre, Mme Cruden a aussi appris du médecin qu’il était possible de demander une révision interne de sa situation au Comité consultatif médical de SC (CCM‑SC). SC lui a par la suite confirmé qu’il respecterait la décision du CCM‑SC, quelle qu’elle soit. Par conséquent, Mme Cruden a demandé une révision au CCM‑SC.

[23]      Le 8 novembre 2008, Mme Cruden a déposé ses plaintes devant la Commission; elle soutenait que l’ACDI et SC avaient eu une attitude discriminatoire à son égard, en violation des dispositions de la LCDP. Le libellé des plaintes contre l’ACDI et SC était identique :

[traduction] Une affectation m’a été refusée à cause d’une déficience qui n’a aucun effet sur mon rendement au travail et qui n’exige aucune mesure d’accommodement; de plus, aucune personne et aucun organisme n’ont été prêts à m’accorder de l’aide dans cette affaire.

Je suis diabétique depuis 27 ans. C’est la troisième fois au cours de cette période que le gouvernement agit de façon discriminatoire à mon endroit. Par conséquent, j’estime que la discrimination à l’égard des diabétiques est systémique au Canada et que la Commission des droits de la personne (CDP) doit enquêter de façon plus large sur la question.

[24]      Plus précisément, Mme Cruden a contesté 1) le fait que les Directives sur l’Afghanistan ne permettaient pas que sa situation soit traitée individuellement, ce qui entraînait une interdiction généralisée visant les personnes souffrant de diabète de type 1; 2) le refus de l’ACDI de la réaffecter en Afghanistan. Comme mesures de réparation, Mme Cruden a demandé une affectation en Afghanistan, des excuses de la part de certains fonctionnaires de l’ACDI et de SC et une décision sur les [traduction] « types de discrimination acceptables à l’égard des diabétiques ». En ce qui concerne les « mesures d’accommodement », même si Mme Cruden se plaignait du fait qu’à ce moment‑là elle avait attendu pendant six semaines une réponse de SC au sujet de sa liste de dix-neuf pays, elle soulignait tout de suite après qu’elle [traduction] « ne cherchait pas à obtenir de mesures d’accommodement ».

[25]      Le 28 novembre 2008, SC a répondu à Mme Cruden au sujet de la liste des dix-neuf pays qu’elle avait fournie. SC avait conclu que cinq de ces pays étaient considérés comme appropriés, cinq comme non appropriés et trois comme des missions préoccupantes, qui rendraient obligatoire une évaluation individuelle. Pour les six autres missions, SC déclarait que les informations reçues des médecins régionaux responsables étaient insuffisantes et qu’un addenda suivrait après réception de plus amples renseignements. Il semble que ni SC, ni l’ACDI et ni Mme Cruden n’aient fait un suivi sur les possibilités relatives aux six pays restants.

[26]      Le 16 janvier 2009, le CCM‑SC a rendu sa recommandation, soit que Mme Cruden devait subir un examen médical auprès d’un endocrinologue indépendant, incluant un examen de ses antécédents, son état clinique et des rapports détaillés relatifs à la situation sur le plan médical en Afghanistan. Le CCM‑SC ajoutait que si l’endocrinologue indépendant exprimait l’avis qu’une affectation en Afghanistan ne poserait pas de risques pour la plaignante ou d’autres personnes, il considérerait que son cas répondrait aux exigences médicales relatives à cette affectation. Par contre, s’il exprimait l’avis que l’affectation était médicalement déconseillée, la recommandation initiale serait maintenue. Le 15 février 2009, la plaignante a informé SC qu’elle serait prête à subir l’examen médical vers le milieu de l’été 2009. En fait, elle n’a subi cet examen que le 22 septembre 2009, auprès du Dr Hugues Beauregard, endocrinologue indépendant à Montréal. SC avait envoyé au Dr Beauregard l’historique médical de Mme Cruden et une description des installations médicales en Afghanistan; il avait indiqué de plus les questions auxquelles il voulait que le Dr Beauregard réponde.

[27]      Dans son rapport daté du 29 septembre 2009, le Dr Beauregard a indiqué que la plaignante était exposée à des risques de santé légèrement plus élevés que les non‑diabétiques, même si elle gérait efficacement son diabète de type 1. Il était d’avis que la plaignante pouvait être affectée en Afghanistan parce qu’il était possible de réduire les risques pour la santé à un « niveau acceptable », dans la mesure où elle pouvait apporter le matériel dont elle avait besoin et qu’elle était apte à travailler sans restriction à l’aérodrome de Kandahar.

[28]      Le 5 novembre 2009, SC a demandé au Dr Beauregard de clarifier le contenu de son rapport médical en tenant compte des Directives sur l’Afghanistan alors en vigueur. Dans sa demande originale au Dr Beauregard, SC s’était exprimé en ces termes : [traduction] « Veuillez, s’il vous plaît, tenir compte du document “Directives concernant les évaluations médicales en vue d’une autorisation préalable à une affectation, à un service temporaire ou à un voyage en Afghanistan” lorsque vous prendrez vos décisions, étant donné que nous sommes tenus d’utiliser ces lignes directrices lorsque nous prenons nos décisions ».

[29]      Le 19 novembre 2009, le Dr Beauregard a répondu qu’eu égard aux Directives sur l’Afghanistan, Mme Cruden ne pourrait pas être affectée en Afghanistan :

[traduction] Mme Cruden souffre de diabète de type 1 et elle a besoin d’insuline pour demeurer en vie. Si elle se retrouve en état d’hypoglycémie, elle aura absolument besoin de glucides pour se rétablir et, si elle est privée d’insuline, elle souffrira d’acidocétose, se retrouvera dans un état comateux et mourra quelques jours plus tard (le nombre de jours ne peut être établi avec précision, mais il s’agit probablement d’une « courte période »).

Il semble évident, vu le libellé de cette partie du document, que Mme Cruden ne satisfait pas aux exigences médicales qui y sont énoncées.

Cependant, le Dr Beauregard disait demeurer convaincu que la plaignante pouvait quand même être affectée là‑bas, car elle était capable de gérer son diabète dans les conditions existantes de façon à réduire tout risque à des niveaux acceptables.

[traduction] Dans mon évaluation et mes recommandations, j’ai mis l’accent sur le fait qu’elle avait la volonté et la capacité d’éviter de se trouver dans ces deux situations extrêmes mais, comme c’est souvent le cas, il n’existe aucun environnement exempt de tout risque, même si elle n’est pas affectée en Afghanistan. Dans mes recommandations, j’évoque le concept de « risque acceptable » : je veux dire qu’elle est en mesure d’affronter le type de risque qui existe en Afghanistan et de gérer son diabète dans la situation qui existe dans ce pays.

[30]      L’ACDI a aussi demandé au Dr Beauregard des éclaircissements sur les répercussions de déplacements dans des régions éloignées. Le Dr Beauregard a répondu que les risques qu’assumerait Mme Cruden en voyageant étaient acceptables dans la mesure où elle pouvait apporter un surplus de nourriture et d’insuline. Cependant, il a ajouté qu’il ne pouvait pas se prononcer sur les risques inhérents à l’instabilité politique dans la région.

[31]      Le 16 décembre 2009, SC a informé l’ACDI que le Dr Beauregard avait conclu que Mme Cruden ne satisfaisait pas aux exigences des Directives sur l’Afghanistan, mais qu’elle était néanmoins en mesure de travailler et de voyager en Afghanistan aux conditions suivantes : i) avoir accès en tout temps à des médicaments, à du matériel de contrôle et à des fournitures de réserve; ii) vivre et dormir dans une pièce avec une personne au courant de son problème de santé; et iii) disposer d’aliments et de médicaments supplémentaires pour ses déplacements. Le ministère a conclu que la décision définitive d’affecter ou non Mme Cruden en Afghanistan relevait de l’ACDI.

[32]      Le 24 septembre 2009, Mme Cruden a présenté des demandes relativement à trois affectations à l’étranger pour le cycle des affectations 2010–2011 : une en Afghanistan, une au Népal et une autre au Vietnam. Le 30 décembre 2009, Mme Cruden a été informée qu’elle avait été exclue du concours relatif au Népal à cause de son manque d’expérience et aussi du concours relatif au Vietnam parce qu’elle avait obtenu une note [traduction] « faible par rapport à celles des [23 autres] candidats ». Le 11 janvier 2010, l’ACDI a informé Mme Cruden que vu l’information qu’elle avait reçue de SC, son affectation en Afghanistan ne ferait l’objet d’aucun autre examen à moins d’un changement de son état de santé.

[33]      Les plaintes de Mme Cruden contre SC et l’ACDI ont été regroupées et instruites par le Tribunal sur une période de 12 jours en janvier 2011. Le Tribunal a entendu 12 témoins. Il a publié sa décision et ses motifs le 23 septembre 2011 : Cruden c. Agence canadienne de développement international et Santé Canada, 2011 TCDP 13. Le Tribunal a scindé son analyse en deux parties : la plainte contre SC et la plainte contre l’ACDI. La décision se termine par la description des mesures de réparation que SC et l’ACDI devaient mettre en œuvre.

La plainte déposée contre SC

[34]      Le Tribunal a conclu que Mme Cruden avait réussi à établir qu’elle avait à première vue « été victime d’une différence de traitement défavorable à cause des directives et des processus d’évaluation de SC du fait de sa déficience, au sens de l’alinéa 7b) de la LCDP ». Le raisonnement du Tribunal à ce sujet est exposé au paragraphe 72 de ses motifs. En résumé, il a conclu ce qui suit : les arguments de Mme Cruden étaient à première vue fondés étant donné que, selon les Directives sur l’Afghanistan, « une personne souffrant d’un problème de santé chronique ne peut pas être affectée en Afghanistan »; Mme Cruden souffre d’un problème de santé chronique, le diabète de type 1; « [é]tant une déficience physique, le diabète tombe sous le coup de la définition du mot “déficience” que l’on trouve dans la LCDP »; l’affectation de Mme Cruden en Afghanistan a été bloquée à cause de l’application des Directives sur l’Afghanistan à sa déficience.

[35]      Selon le Tribunal [au paragraphe 71], « [u]ne fois qu’une preuve prima facie a été établie, il incombe alors à l’intimé de donner une explication raisonnable qui montre soit que la conduite alléguée n’a pas eu lieu, soit qu’elle n’était pas discriminatoire ». Il a estimé que SC n’avait démontré ni que les comportements reprochés ne s’étaient pas produits de la façon alléguée ni qu’ils étaient non discriminatoires : voir les paragraphes 73 à 89 des motifs du Tribunal. Le Tribunal a souligné plusieurs manquements procéduraux dans la façon dont SC a traité le dossier de Mme Cruden, y compris la création d’attentes chez elle et la lenteur de la procédure. Les Directives sur l’Afghanistan ont été jugées discriminatoires parce que, à cause de leur libellé et de leur application, elles étaient « absolues » ou « impératives » et que, selon le Tribunal, elles ne permettaient pas l’évaluation « individualisée » qu’exigent les dispositions législatives et la jurisprudence en matière de droits de la personne.

La plainte déposée contre l’ACDI

[36]      Le Tribunal a aussi conclu que Mme Cruden avait établi une preuve prima facie de discrimination contre l’ACDI [au paragraphe 90] : « l’ACDI a poursuivi, conformément aux politiques et aux directives de SC, une pratique relative aux évaluations médicales qui a privé [Mme Cruden] d’une occasion d’emploi pour un motif de distinction illicite : sa déficience. Par conséquent, une preuve prima facie de discrimination a été établie au regard de l’alinéa 10a) de la LCDP ».

[37]      Il a ajouté que Mme Cruden avait [au paragraphe 91] « établi qu’une distinction [avait] été faite entre elle et ses collègues de travail du fait de sa déficience par l’application des Directives sur l’Afghanistan ». Cette distinction a été préjudiciable pour la carrière de Mme Cruden parce que cette dernière a perdu l’occasion de travailler et d’acquérir une expérience de terrain en Afghanistan; elle a été « défavorisée » au sens de l’alinéa 7b) de la LCDP et, par conséquent, elle a établi une preuve prima facie à l’encontre de l’ACDI à cause d’une discrimination au sens de cet alinéa. Par conséquent, il incombait à l’ACDI [au paragraphe 92] « de prouver que ces pratiques discriminatoires à première vue étaient fondées sur une exigence professionnelle justifiée » (EPJ).

[38]      Selon l’article 15 de la LCDP, « les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées » ne constituent pas des actes discriminatoires. C’est à l’employeur qu’il incombe de démontrer l’existence d’EPJ. Il y réussit « s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité ».

[39]      Le Tribunal a vérifié si le refus de l’ACDI d’affecter Mme Cruden en Afghanistan à cause de son problème de santé reposait sur des EPJ en appliquant le critère à trois volets énoncé dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 (Meiorin), au paragraphe 54, aux termes duquel l’employeur doit démontrer :

(1)       qu’il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;

(2)       qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;

(3)       que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.

[40]      Les parties ont convenu qu’il était satisfait aux deux premiers volets du critère Meiorin. En ce qui concerne le troisième volet, voici quel était le raisonnement du Tribunal [au paragraphe 103] :

      À ce stade, l’analyse porte sur « […] d’abord, la procédure […] qui a été adoptée pour étudier la question de l’accommodement et, ensuite, la teneur réelle d’une norme plus conciliante qui a été offerte ou, subsidiairement, celle des raisons pour lesquelles l’employeur n’a pas offert une telle norme » (Meiorin, au paragraphe 66). Par conséquent, j’examinerai, en premier lieu, la procédure que l’ACDI a adoptée pour évaluer le problème de santé de la plaignante et les mesures d’accommodement possibles et, en second lieu, si le fait de prendre des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan causerait à l’ACDI une contrainte excessive. [Non souligné dans l’original.]

[41]      Le Tribunal a conclu que l’ACDI ne s’était pas acquittée de son « obligation procédurale » en matière d’accommodement à l’égard de Mme Cruden pour de nombreux motifs, notamment :

•     « L’ACDI n’a pas répondu à la demande initiale de [Mme Cruden], c’est‑à‑dire d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour lui permettre d’aller en Afghanistan » [au paragraphe 104];

•     « L’ACDI n’a pas informé [Mme Cruden] des procédures décrites dans la DSE9 [Directive sur le service extérieur no 9 — Examens médicaux et dentaires], du processus d’évaluation médicale de SC ou du GEST, et les fonctionnaires de l’ACDI qui ont témoigné ne les connaissaient pas » [au paragraphe 104];

•     « L’ACDI a pris une part active dans les changements que l’on a finalement intégrés dans les Directives sur l’Afghanistan » [au paragraphe 105];

•     « L’ACDI n’a pas soumis de preuve qu’elle a analysé toutes les mesures d’accommodement raisonnables au moment où [Mme Cruden] a présenté sa demande. Même si l’ACDI a discuté de la possibilité d’éliminer les exigences en matière de voyage de son poste, cela ne répondait pas au besoin qu’avait [Mme Cruden] d’acquérir une expérience de terrain opérationnelle qui lui permettrait d’obtenir de l’avancement sur le plan professionnel. Quand [Mme Cruden] a demandé à recevoir une liste de pays où elle pourrait être affectée, il a fallu plus de deux mois à l’ACDI pour décider que SC se chargerait de cette décision. Il a fallu deux autres mois avant que SC décide que l’on n’avait pas reçu assez d’informations au sujet de six des dix-neuf pays retenus, et qu’un addenda serait produit après avoir reçu les informations nécessaires. SC n’a jamais fourni l’addenda et l’ACDI n’a rien fait pour veiller à ce que l’on réponde à cette demande » [au paragraphe 106];

•     « L’ACDI n’a pas cherché à obtenir un autre avis médical indépendant » [au paragraphe 107];

•     « L’ACDI n’a pas tenté, jusqu’à contrainte excessive, de veiller à ce que la plaignante obtienne son deuxième ou son troisième choix d’affectation à l’étranger » [au paragraphe 108];

•     « L’ACDI a fait des efforts pour prendre des mesures d’accommodement en faveur de [Mme Cruden], mais ne lui a offert aucune solution de rechange autre que celle de présenter sa candidature en vue d’autres affectations et d’un poste au sein du Groupe de travail sur l’Afghanistan à Ottawa, sans exigence de voyage » [au paragraphe 109].

[42]      Par ailleurs, le Tribunal a conclu que la prise de mesures d’accommodement en faveur de Mme Cruden dans le cadre d’une affectation en Afghanistan entraînerait pour l’ACDI une « contrainte excessive » [au paragraphe 117] :

      J’ai en main suffisamment de preuves pour conclure que l’ACDI a envisagé la possibilité de mettre en œuvre ces conditions et est arrivée à la conclusion que c’était impossible. La preuve fait état des risques sérieux que court la plaignante sur le plan de la santé et de la sécurité en travaillant en Afghanistan, ainsi que les risques pour la sécurité que courent les personnes combattant en Afghanistan s’il faut qu’elles portent assistance à la plaignante. Pour les motifs qui suivent, je conclus que, pour l’ACDI, le fait d’avoir à prendre des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan constituerait une contrainte excessive. [Non souligné dans l’original.]

[43]      Voici une partie des nombreux motifs invoqués par le Tribunal à l’appui de cette conclusion :

•     Si elle avait eu besoin d’« être évacuée », [Mme Cruden] serait « plus à risque » [au paragraphe 119];

•     « [I]l était difficile de faire en sorte que [Mme Cruden] travaille à l’intérieur du périmètre de sécurité sans aucune exigence de déplacement parce que cela voulait dire que d’autres employés auraient à se déplacer davantage pour compenser, ce qui les exposerait davantage aux dangers présents dans le secteur » [au paragraphe 119];

•     « [Mme Cruden aurait été exposée] à un stress accru, à des infections et à des risques de blessure qui requièrent plus d’attention médicale si la personne souffre du diabète de type 1 » [au paragraphe 119];

•     « Le Dr Dupré [spécialiste en endocrinologie, pour le compte des intimés] […] a dit [n’]entrevoir aucune possibilité d’accommodement. Dans son rapport concernant le risque d’un grave incident hypoglycémique, il a écrit que, dans le cas de [Mme Cruden], un tel risque était inévitable » [au paragraphe 120];

•     Selon le témoignage crédible d’un colonel (chirurgien) et d’un major des Forces canadiennes ayant une expérience du terrain en Afghanistan, « en Afghanistan, les installations médicales sont restreintes et fonctionnent à plein rendement » [au paragraphe 122]; et « [i]l se pouvait qu’un commandant suspende une opération militaire s’il apprenait qu’une installation avait atteint le stade rouge et ne pourrait pas traiter de victimes » [au paragraphe 131];

•     « À l’ambassade du Canada à Kaboul, il n’existe aucune installation médicale canadienne. De plus, il n’y a pas de services d’ambulance ou d’appels d’urgence de type 911. Dans n’importe quelle situation d’urgence, un patient doit être transporté dans un véhicule blindé. Il est possible aussi que le voyage soit retardé à cause d’un conflit. Les hôpitaux afghans sont considérés comme trop dangereux pour les ressortissants occidentaux » [au paragraphe 124];

•     « Selon la preuve, lorsqu’une personne souffrant du diabète de type 1 est touchée par une balle, cela représente des risques accrus pour sa santé. Les risques d’être blessé ou touché par une balle, même dans l’EPR [l’Équipe provinciale de reconstruction], étaient, a‑t‑on dit, [traduction] “réels, et non pas minces” » [au paragraphe 133] et « les employés civils travaillant en Afghanistan vivent sous la menace constante d’une attaque » [au paragraphe 134];

•     « [L]e KAF est bombardé assez régulièrement […] [et] le KAF a essuyé durant ce ce temps [une période de neuf mois] 70 attaques à la roquette. Au moment de l’audition de la présente affaire, le Major Thurlow a déclaré que le KAF avait subi récemment une attaque à la roquette qui avait touché les installations de repas, blessant plusieurs personnes et tuant une autre » [au paragraphe 135];

•     « Le complexe qu’occupe l’EPR est lui aussi sous la menace d’une attaque. Les Dres Callary et Baxter ont signalé que [traduction] “des échanges de coup de feu ont lieu à une distance de 300 à 400 mètres des murs du complexe, ce qui oblige les employés à rester dans des abris fortifiés”. Bob Johnston a déclaré qu’en 2009, toutes les personnes présentes dans les installations de l’EPR ont été évacuées à cause de la menace d’une attaque d’envergure » [au paragraphe 137];

•     « La constante menace d’une attaque a également une incidence sur les évacuations sanitaires. Ces dernières peuvent être faites soit par véhicule blindé soit par hélicoptère. Vu les dangers d’un déplacement par véhicule, la plupart des évacuations médicales se font par hélicoptère [au paragraphe 138]. « Chaque mission nécessite l’utilisation de deux hélicoptères […]. L’un des deux hélicoptères se pose pendant que l’autre le protège. Selon le major Thurlow : [traduction] “[…] Les mesures d’interdiction sont fréquentes — pas imprévues. On tire sur ces hélicoptères — on tire sur tous les hélicoptères. Quand ils volent, on leur tire dessus. C’est un travail dangereux” » [au paragraphe 139];

•     « Le major Thurlow a ajouté que les engins explosifs improvisés (EEI) sont un autre danger auquel sont confrontés les militaires qui procèdent à une évacuation médicale. À une occasion, en revenant à leur hélicoptère après avoir couché une victime sur une civière, deux brancardiers ont dû être amputés après avoir mis le pied sur un tel engin » [au paragraphe 140].

[44]      Suivent 20 autres paragraphes relatifs à la sécurité dans lesquels le Tribunal explique pourquoi il est parvenu à la conclusion que la prise de mesures d’accommodement pour Mme Cruden en Afghanistan aurait entraîné non seulement pour l’ACDI, mais aussi pour le personnel des Forces canadiennes, une « contrainte excessive » dans les circonstances. Malgré cela, le Tribunal a quand même déclaré ce qui suit [aux paragraphes 161 à 163] :

Néanmoins, cette dernière a manqué à son obligation procédurale d’étudier toutes les mesures d’accommodement possibles pour [Mme Cruden] et, de ce fait, une violation des articles 7 et 10 de la LCDP a été établie contre l’ACDI.

      Pour sa part, SC a établi les Directives sur l’Afghanistan, qui ne reflètent pas l’égalité entre tous les membres de la société. En cours d’emploi, [Mme Cruden] a été victime d’une différence de traitement défavorable du fait de sa déficience par l’application de ces Directives. Pour cette raison, SC a violé l’alinéa 7b) de la LCDP.

      En conséquence, les deux plaintes sont justifiées et le Tribunal envisagera des mesures de redressement appropriées en vue d’éliminer ces actes discriminatoires.

Les mesures de réparation

Heures supplémentaires, primes, etc.

[45]      Mme Cruden a demandé une indemnité considérable au titre des heures supplémentaires, primes et allocations qui, selon elle, lui auraient été accordées si elle avait été affectée en Afghanistan. Le Tribunal n’a pas accueilli ces demandes d’indemnité vu sa conclusion selon laquelle l’affectation de Mme Cruden en Afghanistan aurait entraîné une contrainte excessive pour l’ACDI.

[46]      Le Tribunal a cependant conclu que [au paragraphe 169] « si [Mme Cruden] n’avait pas été victime de la différence de traitement défavorable qu’elle a subie pendant tout le processus d’évaluation médicale et d’affectation, elle aurait obtenu un poste dans un autre pays ». Il était donc « raisonnable de présumer que la plaignante se serait trouvée au niveau PM‑06 ». Même si le Tribunal n’avait « pas assez de documents en main pour quantifier la quantité moyenne de temps supplémentaire [qu’elle aurait effectué] », il a décidé de demeurer « sais[i] de l’affaire » jusqu’à ce que les parties fournissent des observations sur le montant approprié.

Le préjudice moral

[47]      Mme Cruden a demandé l’indemnité maximale admissible pour un préjudice moral, soit 20 000 $. Le Tribunal lui a accordé 5 000 $ de la part de chaque intimé à cause de [au paragraphe 170] « la façon dont les deux intimés se sont occupés de la situation ».

L’indemnité pour un acte discriminatoire délibéré et inconsidéré

[48]      Mme Cruden a demandé l’indemnité maximale admissible pour un acte discriminatoire délibéré et inconsidéré, soit 20 000 $. Le Tribunal a reconnu que Mme Cruden n’avait présenté aucune jurisprudence à l’appui de sa demande pas plus que des arguments détaillés; il lui a néanmoins accordé 5 000 $, de chacun des intimés, pour les raisons suivantes :

•     « SC a dit à [Mme Cruden] qu’il souscrirait à l’avis médical indépendant, quel qu’il soit. SC était au courant de ce qu’il avait dit et a modifié son approche quand l’avis n’a pas été celui auquel il s’attendait » [au paragraphe 171];

•     « [SC] a également rédigé les “exigences médicales absolues” et a reconnu à l’audience qu’il s’agissait d’un mauvais choix de mots qui, en fait, pouvait induire en erreur une personne qui procédait à une évaluation » [au paragraphe 171];

•     « SC n’a pas essayé de rectifier le texte des directives lorsqu’il a transmis les renseignements au Dr Beauregard, pas plus qu’il n’a remis à ce dernier la première section du GEST, où il est dit que les directives sont de nature instructive et non impérative » [au paragraphe 171];

•     « SC savait donc ce qu’il faisait » [au paragraphe 171];

•     « Pour sa part, l’ACDI a refusé de répondre au courriel dans lequel la plaignante lui demandait d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de l’affecter en Afghanistan » [au paragraphe 171];

•     « L’ACDI ne peut ignorer le fait qu’aucun renseignement additionnel n’a été communiqué à [Mme Cruden] au sujet d’autres affectations à l’étranger » [au paragraphe 171].

Les crédits de congés de maladie

[49]      Le Tribunal a ordonné le rétablissement des 55 jours de crédits de congés de maladie à Mme Cruden relativement au congé de maladie qu’elle a pris en juin 2009 à cause du stress lié à la discrimination dont elle s’était plainte.

Les crédits de jours de vacances

[50]      Mme Cruden a demandé aussi [au paragraphe 173] « que l’on rétablisse les crédits de jours de vacances totalisant 15 jours, période qu’elle [avait] prise pour se préparer et assister aux procédures liées à sa plainte. Conformément à l’alinéa 53(2)c) de la LCDP, [le Tribunal a ordonné] le rétablissement des crédits relatifs à 15 jours de vacances ».

La nomination et l’affectation

[51]      Mme Cruden avait demandé [au paragraphe 174] « qu’on la nomme à un poste de niveau EX‑01 à l’ACDI, conformément à l’alinéa 53(2)b) de la LCDP [et] qu’on la déploie à un poste opérationnel au sein de la Direction générale des programmes géographiques (DGPG) de l’ACDI, conformément à l’alinéa 53(2)b) de la LCDP, et qu’elle soit affectée à un pays de son choix où elle pourrait amener sa famille ».

[52]      Le Tribunal a conclu que Mme Cruden [au paragraphe 175], « sans sa déficience, aurait obtenu une affectation en Afghanistan ou ailleurs à cause de son aptitude à exécuter les fonctions requises ». Il a donc ordonné que Mme Cruden obtienne une affectation [au paragraphe 176] « à la DGPG au niveau PM‑06 » et a ordonné à l’ACDI de « prendre avec elle les mesures nécessaires pour l’affecter dans un pays ami, faisant partie de ses trois premiers choix où il y a des installations médicales appropriées et où elle ne sera soumise à aucune restriction médicale ».

Dossier personnel

[53]      Mme Cruden a demandé que toute réprimande relativement à sa plainte soit retirée de son dossier. Le Tribunal a refusé de faire droit à sa demande à cause de son comportement et de ses commentaires au sujet de la direction de l’ACDI qui avaient entraîné la réprimande, indiquant [au paragraphe 177] qu’« il y a des limites à respecter ».

Honoraires juridiques

[54]      Mme Cruden a demandé une indemnité pour les honoraires juridiques de 2 712,68 $. Citant l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mowat, 2009 CAF 309, [2010] 4 R.C.F. 579, dans lequel la Cour d’appel fédérale a conclu que le Tribunal n’était pas habilité à adjuger des dépens en vertu des dispositions de la LCDP, le Tribunal a refusé d’accorder un montant au titre des honoraires juridiques.

Mesures de réparation systémiques

[55]      Selon le Tribunal, les Directives sur l’Afghanistan [au paragraphe 181] « [devaient] être clarifiées afin de garantir que leur interprétation n’amène pas les médecins à écarter toute personne souffrant d’une affection chronique » et « [l]e libellé des “exigences médicales absolues” [devait] être changé afin de refléter l’existence d’un critère médical strict pour les affectations en Afghanistan, mais sans instaurer une interdiction complète ». Par conséquent, le Tribunal a ordonné [au paragraphe 182] :

a)   que SC modifie le GEST de façon à éliminer dans les Directives sur l’Afghanistan toute mention d’« exigences médicales absolues » et qu’il adopte plutôt une démarche qui énumère simplement les facteurs qui doivent être pris en considération dans le cadre d’une évaluation individualisée générale, tout en reconnaissant expressément qu’aucun facteur unique ne sera nécessairement déterminant;

b)   que SC modifie ses politiques ou en crée une nouvelle, afin d’exiger que, dans les cas où un médecin spécialiste traitant donne, au sujet de l’aptitude d’un employé, un avis qui diffère de l’avis initial du MST et où SC ne souscrit pas à l’avis du spécialiste :

i)    qu’il consulte le spécialiste traitant afin d’analyser les fondements des avis différents;

ii)   que, s’il n’est toujours pas d’accord, il offre sans délai de faire subir à l’employé un examen médical indépendant par un spécialiste du domaine approprié;

iii)   que, s’il est insatisfait de l’avis du spécialiste indépendant, il consulte ce dernier pour analyser les fondements des avis différents;

iv)  que, en fin de compte, si aucun règlement n’est conclu, il soumette au ministère employeur une description complète, objective et impartiale de toutes les recommandations relatives à l’aptitude de l’employé qu’ont formulées les divers médecins qui ont été consultés lors du processus.

c)   que SC et l’ACDI modifient leurs politiques, ou en créent une nouvelle, afin d’indiquer clairement que la LCDP et l’« obligation d’accommodement jusqu’à contrainte excessive » doivent être prise en considération et appliquées chaque fois que l’on formule une recommandation ou que l’on prend une décision au sujet de l’aptitude médicale d’un employé civil à une affectation, quel que soit le lieu de cette affectation;

d)   que l’ACDI modifie ses politiques, ou en crée une nouvelle, de façon à mettre en place un mécanisme qui garantira que tous les employés qui présenteront leur candidature en vue d’une affectation (ainsi qu’en vue d’une affectation temporaire, dans le cas de l’Afghanistan) seront tout d’abord mis au courant :

i)    que tous les candidats retenus auront à subir une évaluation médicale préalable à leur déploiement, de la part de SC, ou d’un autre fournisseur si l’ACDI l’estime approprié;

ii)   que s’ils obtiennent une évaluation négative, ils auront le droit aux termes de la DSE9 de soumettre un avis écrit d’un médecin traitant à SC, qui transmettra alors une nouvelle évaluation à l’ACDI, peut‑être après avoir offert à l’employé en question la possibilité de subir un examen médical indépendant;

iii)   que si SC ne demande pas un avis médical indépendant, l’ACDI pourra elle‑même offrir à l’employé une possibilité de subir un examen médical indépendant, dont les résultats seront transmis à SC pour une évaluation additionnelle;

iv)  en fin de compte, c’est l’ACDI, et non SC ou un autre ministère, qui prendra la décision finale au sujet de la soumission d’un candidat à l’assentiment du chef de mission.

e)   que SC dispense une formation à tous les gestionnaires et tous les MST qui s’occupent de faire subir des évaluations médicales préalables à un déploiement sur :

i)    l’application de la DSE9 à leur travail;

ii)   l’application de la LCDP à leur travail, dans la mesure, notamment, où elle se rapporte aux principes juridiques régissant l’évaluation des risques pour la santé et la sécurité en tant que forme possible de contrainte excessive;

f)    que l’ACDI dispense une formation à tous les gestionnaires et membres du personnel qui s’occupent de prendre des décisions au sujet des affectations, qu’elles soient temporaires ou non, sur :

i)    l’application de la DSE9 à leur travail;

ii)   l’application de la LCDP à leur travail, dans la mesure, notamment, où elle se rapporte aux principes juridiques régissant l’évaluation des risques pour la santé et la sécurité en tant que forme possible de contrainte excessive.

Les mesures énumérées aux alinéas a) à f) devaient être prises au cours de l’année suivant la décision. Le Tribunal demeurait saisi de l’affaire jusqu’à ce que les parties aient confirmé la mise en application des conditions de l’ordonnance, ou de toute autre ordonnance future.

[56]      Même s’il n’en était pas question dans la demande présentée à la Cour, il est à souligner que des précisions avaient été demandées au sujet de la mise en œuvre de l’ordonnance selon laquelle l’ACDI devait affecter Mme Cruden dans un pays ami faisant partie de ses trois premiers choix. Cette précision a été donnée dans une décision datée du 1er mars 2012 [2012 TCDP 5]. Elle n’a pas d’incidence sur les questions dont la Cour est saisie.

Questions en litige

[57]      L’ACDI et SC ont exposé les huit questions suivantes dans leur mémoire :

i)    Quelle est la norme de contrôle applicable en l’espèce?

ii)   Était‑il raisonnable que le Tribunal conclue à l’existence d’une violation de la LCDP sur le fondement d’un manquement à une « obligation procédurale » de prendre des mesures d’accommodement?

iii)  Était‑il raisonnable que le Tribunal conclue que l’application des Directives sur l’Afghanistan était discriminatoire envers la défenderesse?

iv)  Était‑il raisonnable d’ordonner que la plaignante soit nommée à un poste de niveau PM‑6 de la Direction générale des programmes géographiques de l’ACDI et qu’elle soit affectée à un pays de son choix?

v)   Était‑il raisonnable d’imposer, au moyen d’une ordonnance, à Santé Canada et à l’ACDI la façon dont ces derniers doivent effectuer les évaluations médicales, avoir des interactions avec les médecins de l’extérieur et communiquer avec leurs employés?

vi)  Était‑il raisonnable d’ordonner l’élaboration de politiques écrites « qui soient satisfaisantes » pour la plaignante et la Commission?

vii) Est‑ce que la preuve permettait au Tribunal d’ordonner le versement d’une indemnité pour un « acte discriminatoire délibéré et inconsidéré »?

viii)            Était‑il raisonnable d’ordonner le paiement de crédits de jours de vacances pour la préparation de l’audience?

[58]      À mon avis, les nombreuses questions soulevées par les parties peuvent être résumées par les quatre questions suivantes :

1.   Quelle est la norme de contrôle judiciaire applicable à la décision du Tribunal?

2.   Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en concluant qu’il y avait eu défaut de prendre des mesures d’accommodement aux termes de la LCDP pour des motifs à caractère procédural vu sa conclusion précédente selon laquelle il n’était pas possible de fournir à Mme Cruden, sans contrainte excessive, de véritables mesures d’accommodement?

3.   La conclusion du Tribunal selon laquelle l’application des Directives sur l’Afghanistan par SC était discriminatoire envers Mme Cruden contredisait‑elle sa propre conclusion selon laquelle on ne pouvait pas prendre des mesures d’accommodement à l’égard de [Mme Cruden] sans contrainte excessive?

4.   Est‑ce que les mesures de réparation ordonnées reposaient sur un fondement juridique ou des éléments de preuve valables?

1. Norme de contrôle

[59]      Les parties reconnaissent que la norme de contrôle pertinente en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Selon le demandeur, il n’y a qu’une seule interprétation raisonnable de l’obligation de fournir des accommodements en vertu de la LCDP. Les défenderesses soutiennent quant à elles que peu importe qu’il y ait une interprétation ou plusieurs interprétations, celle du Tribunal est raisonnable et ne doit pas être modifiée.

[60]      Dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471 (Mowat), qui portait sur la question de savoir si le Tribunal avait compétence pour adjuger des dépens, la Cour suprême a déclaré que le Tribunal avait droit en principe à la déférence en ce qui concerne l’interprétation de sa loi constitutive et des règles de droit qui s’y rattachent de près. Le Tribunal, qui s’appuyait sur son interprétation de la LCDP, avait estimé qu’il avait compétence pour adjuger des dépens. La Cour suprême, en désaccord avec cette décision, a indiqué au paragraphe 64 de ses motifs qu’il ressortait « nettement du texte de la loi, de son contexte et de son objet que le Tribunal ne possède pas le pouvoir d’adjuger des dépens, et les dispositions applicables ne se prêtent à aucune autre interprétation raisonnable ».

[61]      En l’espèce, l’ACDI et SC soutiennent qu’aucune interprétation raisonnable n’étaye la conclusion du Tribunal selon laquelle la LCDP crée en matière de mesures d’accommodement des droits et obligations à la fois procéduraux et substantiels, de sorte qu’une violation d’une obligation procédurale est possible même s’il n’y a pas eu violation d’une obligation substantielle. Par conséquent, ils font valoir que même si la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, il n’existe qu’une seule interprétation raisonnable et que ce n’était pas celle du Tribunal.

2. Obligation procédurale et substantielle d’offrir des mesures d’accommodement

[62]      Dans la décision qui fait l’objet du présent contrôle, le Tribunal, en jugeant qu’il existait à la fois une obligation procédurale et une obligation substantielle de fournir des mesures d’accommodement, dont chacune peut être violée indépendamment de l’autre, soit i) interprétait le libellé des dispositions pertinentes de la LCDP, soit ii) appliquait l’arrêt Meiorin de la Cour suprême aux faits qui lui avaient été présentés. Peu importe laquelle de ces deux approches a été suivie, je conclus que la décision du Tribunal était déraisonnable et qu’elle doit être annulée.

Interprétation législative de la LCDP

[63]      Il faut comprendre le régime de la LCDP pour bien saisir la portée de l’obligation relative à la prise de mesures d’accommodement. Voici le régime de la LCDP qui s’applique à la présente demande :

a)         Ce sont les « actes discriminatoires » qui sont interdits par la LCDP. Constitue un acte discriminatoire le fait de « défavoriser [un individu] en cours d’emploi » à cause d’une déficience : alinéa 7b) de la LCDP. Constitue aussi un acte discriminatoire « le fait [...] de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite [...] susceptible[s] d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus » à cause d’une déficience : alinéa 10a) de la LCDP.

b)         Cependant, ne constituent pas des actes discriminatoires les refus, exclusions, expulsions, etc. de l’employeur découlant d’exigences professionnelles justifiées (EPJ) : alinéa 15(1)a) de la LCDP.

c)         Pour qu’un acte discriminatoire soit cautionné par des EPJ, il doit être « démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité » : paragraphe 15(2) de la LCDP.

d)         Un individu ou un groupe d’individus qui a des motifs raisonnables de croire qu’une personne « a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission » : paragraphe 40(1) de la LCDP.

e)         Si la plainte d’acte discriminatoire n’est pas jugée fondée, « le membre instructeur rejette la plainte » (non souligné dans l’original) : paragraphe 53(1) de la LCDP. Le membre instructeur peut rendre une ordonnance contre la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire (paragraphe 53(2)).

[64]      Il ressort clairement des extraits précédents qu’une conclusion relative à l’existence d’un acte discriminatoire est absolument essentielle. En effet, c’est une allégation d’acte discriminatoire qui motive la plainte et c’est la conclusion relative à l’existence d’un acte discriminatoire qui donne au Tribunal le pouvoir de prendre des mesures de réparation. De plus, élément particulièrement pertinent en l’espèce, une conclusion relative à des EPJ rend irrecevable toute allégation d’acte discriminatoire et constitue un moyen de défense complet. En résumé, et dans le contexte de la présente affaire, si l’ACDI établit qu’il lui est impossible de fournir des mesures d’accommodement relativement à la déficience de Mme Cruden en Afghanistan sans subir de contrainte excessive, alors il n’y a ni acte discriminatoire, ni violation de la LCDP.

[65]      En l’espèce, SC n’a pas recommandé que Mme Cruden soit affectée en Afghanistan; l’ACDI a été d’accord avec ce choix et ne l’y a pas affectée. Selon le Tribunal, n’eût été son refus d’affecter Mme Cruden en Afghanistan, l’ACDI aurait subi une contrainte excessive parce que de nombreux écueils auraient accompagné l’affectation dans une zone de guerre d’une personne souffrant de diabète de type 1 ayant son profil et ses besoins médicaux. La conclusion d’une contrainte excessive n’est contestée ni par Mme Cruden ni par la Commission.

[66]      Néanmoins, malgré sa conclusion que l’ACDI aurait eu à subir une contrainte excessive en affectant Mme Cruden en Afghanistan, le Tribunal a estimé que l’ACDI et SC avaient manqué à une obligation procédurale distincte qui, à son avis, était rattachée au processus d’accommodement. Plus précisément, comme il a été mentionné précédemment, des attentes ont été créées chez Mme Cruden, les courriels de cette dernière n’ont pas reçu de réponse rapide et « l’ACDI n’a pas soumis de preuve qu’elle [avait] analysé toutes les mesures d’accommodement raisonnables au moment où [Mme Cruden] a présenté sa demande ».

[67]      Si le Tribunal interprétait la LCDP lorsqu’il a conclu à l’existence d’une obligation procédurale en matière d’accommodement qui peut être violée bien que les mesures d’accommodement soient impossibles sans contrainte excessive, alors cette interprétation est tout à fait déraisonnable. En effet, les dispositions de la LCDP, comme nous l’avons vu, ne présentent aucune ambigüité : s’il est impossible de répondre aux besoins d’une personne sans contrainte excessive, l’acte discriminatoire allégué s’appuie sur des EPJ; si l’impossibilité de fournir des mesures d’accommodement s’appuie sur des EPJ, il n’existe aucun acte discriminatoire; et s’il n’y a pas d’acte discriminatoire, le Tribunal « rejette » la plainte. À mon avis, il n’existe aucune interprétation raisonnable de la LCDP qui autorise le Tribunal à poursuivre l’examen d’une plainte et des actions des parties une fois qu’il a établi, comme ce fut le cas en l’espèce, que la prise de mesures d’accommodement est impossible sans contrainte excessive.

Meiorin

[68]      Si la source de cette obligation procédurale alléguée de fournir des mesures d’accommodement n’est pas la LCDP, nous pourrions penser que cette source est l’arrêt Meiorin de la Cour suprême du Canada, auquel renvoie le Tribunal dans les paragraphes suivants de sa décision [aux paragraphes 101 à 103] :

      Le troisième volet de l’analyse issue de l’arrêt Meiorin « […] consiste à déterminer si la norme est exigée pour réaliser un but légitime, et si l’employeur peut composer avec la plaignante sans subir une contrainte excessive » (Kelly, au paragraphe 356; voir aussi Centre universitaire de santé McGill, au paragraphe 14). L’emploi du mot « excessive » implique qu’une certaine contrainte est acceptable. Ce n’est que lorsque la contrainte est « excessive » qu’elle satisfait à ce critère (voir Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, à la page 984). En général, une « contrainte excessive » signifie « disproportionné, illégitime, immodéré, excessif ou oppressif » et ce stade est atteint « […] lorsque les moyens raisonnables d’accommoder ont été épuisés et qu’il ne reste que des options d’accommodement déraisonnables ou irréalistes » (Conseil des Canadiens avec déficiences c. Via Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, aux paragraphes 130 et 140). La partie plaignante se doit de faciliter la recherche d’une mesure sérieuse en répondant aux demandes raisonnables que formule l’employeur en vue d’obtenir des renseignements médicaux pertinents sur ses limites et de lui permettre ainsi de formuler une proposition (Tweten c. RTL Robinson Enterprises Ltd., 2005 TCDP 8 et Graham c. Société canadienne des postes, 2007 TCDP 40). Toutefois, un employé ne peut pas dicter à un employeur les conditions exactes d’une mesure d’accommodement et il ne peut pas s’attendre à ce que l’on trouve une solution parfaite (voir Centre universitaire de santé McGill, et Hutchinson c. Canada (Ministre de l’Environnement), 2003 CAF 133).

      L’idéal serait peut‑être qu’un employeur adopte une pratique ou une norme qui soit d’une rigidité absolue, mais pour qu’elle soit justifiée, il faut qu’elle prenne en compte des facteurs qui sont liés aux capacités uniques et à la valeur et à la dignité inhérentes de chaque individu, dans la mesure où cela n’impose aucune contrainte excessive (Meiorin, au paragraphe 62.). De plus, lorsqu’un employeur évalue s’il est en mesure de prendre une mesure d’accommodement en faveur d’un employé, il est tenu de procéder à une évaluation individualisée de la situation de cet employé. À cet égard, dans l’arrêt Centre universitaire de santé McGill, la Cour suprême du Canada a déclaré : [l]e caractère individualisé du processus d’accommodement ne saurait être minimisé ».

      À ce stade, l’analyse porte sur « […] d’abord, la procédure […] qui a été adoptée pour étudier la question de l’accommodement et, ensuite, la teneur réelle d’une norme plus conciliante qui a été offerte ou, subsidiairement, celle des raisons pour lesquelles l’employeur n’a pas offert une telle norme » (Meiorin, au paragraphe 66). Par conséquent, j’examinerai, en premier lieu, la procédure que l’ACDI a adoptée pour évaluer le problème de santé de la plaignante et les mesures d’accommodement possibles et, en second lieu, si le fait de prendre des mesures d’accommodement en faveur de la plaignante en Afghanistan causerait à l’ACDI une contrainte excessive.

[69]      À mon avis, l’arrêt Meiorin n’étaye pas de façon raisonnable l’argument selon lequel il existe une obligation procédurale distincte dans le processus d’accommodement qui peut être violée, malgré une conclusion de fond selon laquelle il existe une contrainte excessive, et qui donnerait lieu à des mesures de réparation. Au paragraphe 66 de l’arrêt Meiorin, auquel renvoie le Tribunal, la Cour suprême déclare simplement qu’une cour de justice ou un tribunal administratif peut examiner la procédure adoptée dans le cadre du processus d’accommodement comme outil pratique qui permet d’établir si un employeur a réussi à prouver — selon la preuve au dossier — l’existence d’une contrainte excessive :

      […] il peut souvent se révéler utile, en pratique, d’examiner séparément, d’abord, la procédure, s’il en est, qui a été adoptée pour étudier la question de l’accommodement, et, ensuite, la teneur réelle d’une norme plus conciliante qui a été offerte ou, subsidiairement, celle des raisons pour lesquelles l’employeur n’a pas offert une telle norme : voir, de manière générale, Lepofsky, loc. cit. [Certains soulignés sont ajoutés.]

[70]      Cela ne veut pas dire que la procédure utilisée par un employeur lorsqu’il examine la possibilité de prendre des mesures d’accommodement n’a jamais d’importance; en fait, dans la pratique, si un employeur n’a effectué aucune analyse sur la prise de mesures d’accommodement possibles ou n’a pas cherché à accorder de telles mesures lors de la présentation d’une demande en ce sens par un employé, il lui sera probablement très difficile de convaincre un tribunal, éléments de preuve à l’appui, qu’il n’aurait pas pu fournir de mesures d’accommodement à l’employé sans subir une contrainte excessive : voir, p. ex., Koeppel c. Canada (Ministère de la Défense nationale), 1997 CanLII 1443 (T.C.D.P.), aux paragraphes 212 à 228. C’est là l’effet bien réel et très concret du fait que le fardeau de la preuve en ce qui concerne l’existence d’EPJ incombe à l’employeur.

[71]      Dans un jugement rendu postérieurement à la décision qui fait l’objet du présent contrôle, la juge Gray, de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, a reconnu l’existence de cette distinction. Voici un extrait de ses motifs dans la décision Emergency Health and Services Commission v. Cassidy, 2011 BCSC 1003, 72 CHRR D/433, aux paragraphes 33 et 34 :

[traduction] Le membre du Tribunal Lyster s’est appuyé sur l’arrêt Meiorin comme précédent justifiant l’argument selon lequel l’employeur assume à la fois une « obligation » procédurale et substantielle de prendre des mesures d’accommodement à l’égard d’un employé souffrant d’une déficience jusqu’au point de contrainte excessive. Cependant, dans l’arrêt Meiorin, la Cour suprême du Canada n’a pas cherché à savoir si l’employeur avait traité Mme Meiorin « de façon équitable, avec tout le respect qui était dû à sa dignité, tout au long du processus d’accommodement ». En effet, l’essentiel de l’analyse portait plutôt sur la question de savoir si la norme aérobique était appropriée. La juge McLachlin a abordé la norme tant sur le plan « procédural », soit sur la façon dont la norme avait été établie, que sur le plan « substantiel », à savoir si les mesures d’accommodement auraient pu être prises sans contrainte excessive pour l’employeur. La distinction entre une analyse sur le plan procédural et une analyse sur le plan substantiel était un outil analytique qui permettait d’établir si la norme aérobique équivalait à des EPJ et si la demanderesse avait obtenu des mesures d’accommodement au point d’imposer une contrainte excessive.

Même si la juge McLachlin a écrit qu’il peut souvent se révéler utile d’examiner séparément la procédure adoptée pour évaluer les mesures d’accommodement, elle n’a pas affirmé que cet outil analytique créait une obligation séparée qui pouvait faire l’objet d’une violation. La véritable question demeure de savoir si l’employeur pouvait offrir des mesures d’accommodement à l’employée en cause sans subir de contrainte excessive. [Non souligné dans l’original.]

[72]      Je suis d’accord. Le rôle de la procédure utilisée par l’employeur en ce qui concerne l’établissement de la preuve est celui que lui accordait en ces termes la Cour suprême dans l’arrêt Meiorin : « il peut souvent se révéler utile, en pratique, d’examiner […] la procédure, s’il en est, qui a été adoptée ».

[73]      De plus, le libellé même du paragraphe 66 de l’arrêt Meiorin, soit « la procédure, s’il en est, qui a été adoptée » (non souligné dans l’original), valide une conclusion opposée à celle qui a été tirée par le Tribunal; en effet, selon ce paragraphe, un employeur pourrait n’avoir effectué aucune analyse quant aux mesures d’accommodement et être quand même capable d’établir l’existence d’une contrainte excessive. Évidemment, il est impossible de soutenir qu’une personne s’est acquittée d’une obligation procédurale de fournir des mesures d’accommodement lorsqu’elle n’a amorcé aucune procédure.

[74]      Les défenderesses s’appuient sur une décision de la Cour divisionnaire de l’Ontario, soit ADGA Group Consultants Inc. v. Lane (2008), 91 R.J.O. (3e) 649 (C. div.) (ADGA), dans laquelle il a été statué que la décision du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario selon laquelle l’employeur avait manqué à ses obligations tant procédurales que substantielles de prendre des mesures d’accommodement était raisonnable. Les faits dans cette affaire ne sont pas les mêmes que ceux de l’espèce parce que le tribunal ontarien avait conclu que l’employeur avait agi de façon discriminatoire à l’endroit de M. Lane en le congédiant sans avoir démontré qu’il lui était impossible de répondre sans contrainte excessive à ses besoins relatifs à sa déficience. Or, en l’espèce, le Tribunal a conclu que l’ACDI et SC avaient établi que la prise de mesures d’accommodement n’était pas possible sans contrainte excessive.

[75]      Le tribunal ontarien et la Cour divisionnaire dans la décision ADGA avaient examiné de façon assez poussée les « procédures » utilisées par l’employeur afin d’établir avec certitude si la prise de mesures d’accommodement concrètes était possible sans contrainte excessive. Dans cette affaire, l’employeur avait déployé bien peu d’efforts pour définir les aspects essentiels du poste, de façon à établir si M. Lane pouvait les assumer et, dans la négative, les mesures d’accommodement qui seraient requises. Le tribunal ontarien a conclu que l’employeur s’était [au paragraphe 127] [traduction] « prononcé de façon précipitée » et n’avait pas réussi à prouver qu’il ne pourrait pas offrir de mesures d’accommodement à M. Lane sans contrainte excessive. Dans la mesure où la décision de la Cour divisionnaire donne à penser qu’il existe une obligation procédurale distincte en matière de mesures d’accommodement qui peut être violée même si ce n’est pas le cas pour l’obligation substantielle, j’exprime respectueusement mon désaccord.

[76]      Comme il a été mentionné précédemment, la présente affaire revêt un caractère exceptionnel étant donné que le Tribunal était convaincu que l’ACDI aurait subi une contrainte excessive malgré sa conclusion que cette dernière n’avait pas effectué une analyse suffisamment poussée au sujet des mesures d’accommodement. Néanmoins, il n’existe qu’une seule obligation : l’obligation de fournir des mesures d’accommodement à un employé sans subir de contrainte excessive. La conclusion selon laquelle l’ACDI aurait subi une contrainte excessive en fournissant à Mme Cruden les mesures d’accommodement demandées relativement à son affectation en Afghanistan aurait dû mettre fin à l’instruction de l’affaire par le Tribunal étant donné que cette conclusion avait pour effet d’établir qu’il n’existait pas d’acte discriminatoire.

3. Les Directives sur l’Afghanistan

[77]      Comme il a été souligné précédemment, nous reprenons la disposition contestée des Directives sur l’Afghanistan sous la rubrique « Exigences médicales absolues » :

L’employé ne répond pas aux exigences médicales relatives à l’affectation ou au service :

[…]

•     s’il souffre d’un problème de santé qui pourrait entraîner une urgence médicale et mettre en péril sa vie si l’accès aux médicaments ou à d’autres traitements prescrits était interrompu pendant une courte période.

[78]      Le Tribunal a conclu que SC avait contrevenu à l’alinéa 7b) de la LCDP qui assimile à un acte discriminatoire « s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait […] de […] défavoriser [un individu] en cours d’emploi ». Comme le Tribunal le souligne au paragraphe 89 de sa décision : « L’application de ces directives à la plaignante a eu pour résultat qu’elle a été victime de discrimination au cours de son évaluation médicale » (non souligné dans l’original). Cet énoncé de même que d’autres qui ont été formulés dans la décision et qui sont reproduits ci‑après révèlent clairement que la conclusion relative à ces directives visait le processus suivi par SC et non le résultat obtenu par l’application des directives (vu la conclusion que Mme Cruden n’aurait pas pu être affectée en Afghanistan sans contrainte excessive — dans les faits, le même résultat que prévoyaient les directives en question, soit qu’elle n’était pas médicalement apte à être affectée en Afghanistan — cette conclusion aurait été contradictoire :

•     « Cette dernière soutient que la directive et le processus d’évaluation médicale ont établi contre elle une différence de traitement défavorable du fait de sa déficience, un motif de distinction illicite » (non souligné dans l’original) [au paragraphe 67];

•     « À cet égard, je conclus qu’il y a un problème dans la façon dont les “exigences médicales absolues” des Directives sur l’Afghanistan sont libellées et que ces dernières donnent donc lieu à plus d’une interprétation » [au paragraphe 75];

•     « Pendant tout le processus, on n’a pas préservé la dignité de la plaignante » [au paragraphe 86];

•     « L’intention d’une directive ou d’une politique peut être légitime, mais la façon dont elle est exprimée ou appliquée peut être lacunaire » [au paragraphe 87].

[79]      Pour les motifs susmentionnés, la LCDP ne prévoit pas d’acte discriminatoire indépendant et distinct qui repose uniquement sur le processus relatif à l’octroi de mesures d’accommodement ou la façon dont une politique ou une directive est appliquée dans le cadre du processus, sauf bien sûr si le processus lui‑même ou l’application de la politique ou de la directive sont mis en œuvre de façon réellement discriminatoire. Mais aucune allégation de cette nature n’a été faite en l’espèce. En d’autres mots, il n’a pas été allégué, par exemple, que la lenteur de SC à répondre aux courriels ou la création d’attentes chez Mme Cruden avaient quelque chose à voir avec sa déficience ou étaient, autrement dit, fondées sur ce motif de distinction illicite. En l’absence d’une conclusion selon laquelle il y a eu un tel acte discriminatoire réel, cette plainte contre SC devait être rejetée. En résumé, la « différence de traitement défavorable » de Mme Cruden par SC — soit la recommandation qu’elle ne soit pas affectée en Afghanistan à cause de son diabète (voir le paragraphe 72 des motifs du Tribunal) — ne saurait être considérée comme non justifiée et est complètement palliée par la conclusion relative à l’existence d’une contrainte excessive pour son employeur, l’ACDI. Tout autre résultat s’oppose à la logique et au bon sens.

[80]      Il ne faut pas en conclure que l’application des Directives sur l’Afghanistan n’empêchera jamais un employé d’être affecté en Afghanistan même si la déficience de ce dernier pouvait faire l’objet de mesures d’accommodement sans contrainte excessive, mais ce n’est pas le cas en l’espèce. De plus, le Tribunal n’a même pas décrit une seule situation potentielle où un employé pourrait se voir refuser une affectation en Afghanistan du fait de l’application des Directives sur l’Afghanistan tout en pouvant bénéficier de mesures d’accommodement sans contrainte excessive pour son employeur. Sauf si un exemple concret est cité ou si au moins une possibilité générale est évoquée, rien ne permet d’affirmer, au sens le plus large, que les directives ont pour effet de « défavoriser [un individu] en cours d’emploi », soit l’exigence formulée à l’alinéa 7b) de la LCDP, ou qu’elles sont « susceptible[s] d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus », soit l’exigence formulée à l’alinéa 10a).

[81]      SC a reconnu à l’audience devant le Tribunal que la formulation de la rubrique « Exigences médicales absolues » dans les Directives sur l’Afghanistan était malheureuse parce qu’elle ne rendait pas bien leur intention, soit qu’il s’agissait justement de « directives », et la Cour a pu comprendre lors de l’audition de la présente demande qu’une révision du texte était en cours afin de tenir compte de cette réalité. Toute question relative à la conformité des directives révisées à la LCDP sera abordée dans le contexte des faits particuliers qui pourraient survenir, c.‑à‑d., lorsqu’un employé alléguera que des mesures d’accommodement auraient pu être prises à son égard dans le cadre d’une affectation en Afghanistan, mais que cette occasion lui aurait été refusée par suite de l’application de la version révisée de ces directives.

[82]      En résumé, vu l’absence de conclusions relatives à l’existence d’un acte discriminatoire, la plainte de Mme Cruden devait être rejetée. Il est possible, comme le Tribunal l’a conclu, que la formulation des Directives sur l’Afghanistan doit être revue; cependant, vu la conclusion d’absence d’acte discriminatoire qui a été tirée en fonction de l’application des Directives à Mme Cruden ou à tout autre individu ou groupe d’individus qu’il pourrait être raisonnable de cibler, le Tribunal n’avait pas le pouvoir d’ordonner les mesures de réparation contenues dans sa décision. L’application des Directives sur l’Afghanistan n’a pas entraîné de discrimination à l’égard de Mme Cruden étant donné qu’aucune mesure d’accommodement ne pouvait être prise à son égard sans contrainte excessive dans le cadre d’une affectation en Afghanistan; par conséquent, il n’y avait pas d’acte discriminatoire et la plainte aurait dû être rejetée.

4. Mesures de réparation accordées

[83]      La LCDP n’impose pas aux employeurs l’obligation générale de gérer et de faire progresser la carrière des personnes qui ne peuvent occuper certains postes ou privées du droit à certains avantages pour des motifs tout à fait justifiables et légitimes simplement parce qu’ils possèdent une certaine caractéristique. La LCDP agit plutôt sur l’aspect négatif, c’est‑à‑dire qu’elle concerne les refus et les restrictions, de même que l’élimination de ces refus et restrictions qui écartent de façon injustifiable les individus qui possèdent certaines caractéristiques. En l’espèce, les restrictions figuraient dans les Directives sur l’Afghanistan et le refus était le refus de l’ACDI d’affecter Mme Cruden en Afghanistan. Comme je l’ai longuement expliqué, la LCDP indique clairement que si la restriction ou le refus était fondé sur des EPJ, il n’y a pas d’acte discriminatoire. Le Tribunal a conclu que si elle n’avait pas refusé la demande en l’espèce, l’ACDI aurait subi une contrainte excessive. Cela signifie que le refus de l’ACDI était fondé sur des EPJ. Par conséquent, le Tribunal n’avait pas le pouvoir d’accorder des mesures de réparation. L’ACDI n’est pas tenue, en vertu des dispositions de la LCDP, de gérer la carrière de Mme Cruden afin de garantir qu’elle accumule de l’expérience en occupant divers postes. Son rôle consistait simplement à imposer les restrictions et à formuler les refus qui se justifiaient au titre des EPJ. C’est ce qu’elle a fait et le Tribunal n’avait pas le pouvoir d’ordonner des mesures de réparation contre l’ACDI.

[84]      De la même façon, étant donné sa conclusion selon laquelle il était impossible pour l’employeur d’offrir à Mme Cruden des mesures d’accommodement sans contrainte excessive, rien ne permettait de conclure que l’application des Directives sur l’Afghanistan ou les actions de SC avaient entraîné de la discrimination à l’endroit de Mme Cruden. Par conséquent, le Tribunal n’avait pas non plus compétence pour ordonner des mesures de réparation contre SC.

[85]      La décision du Tribunal est annulée au complet. Habituellement, lorsqu’une décision est annulée dans le cadre d’un contrôle judiciaire, elle est renvoyée au Tribunal afin que celui‑ci rende une décision appropriée. Cependant, ce n’est pas l’issue qui convient en l’espèce. En effet, le Tribunal a établi que l’ACDI avait démontré à l’audience qu’il était impossible de prendre des mesures d’accommodement à l’égard de Mme Cruden sans contrainte excessive. Comme il a été mentionné précédemment, cette conclusion n’a été contestée ni par la Commission ni par Mme Cruden. Vu cette conclusion, il n’existait pas d’acte discriminatoire; par conséquent, il ne peut y avoir eu violation de la LCDP, comme il était allégué dans la plainte. Il n’y avait donc pour le Tribunal qu’une seule conclusion possible à tirer, soit le rejet de la plainte. Par conséquent, il ne sert à rien de renvoyer la plainte au Tribunal pour qu’une nouvelle audience soit tenue. Les réparations accordées dans le cadre des contrôles judiciaires sont discrétionnaires et, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, je conclus qu’il convient d’annuler la décision au complet et de ne pas renvoyer la plainte au Tribunal vu les faits de l’espèce.

[86]      Le procureur général a droit aux dépens. Si les parties sont incapables de s’entendre sur un montant, elles peuvent déposer des observations écrites d’au plus cinq pages dans les quinze jours du présent jugement.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, que la décision du Tribunal canadien des droits de la personne datée du 23 septembre 2011 est annulée et que le procureur général a droit aux dépens.

Annexe A

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6

      2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

[…]

Objet

      7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

[…]

Emploi

      10. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

[…]

Lignes de conduite discriminatoires

      15. (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées;

[…]

Exceptions

      (2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

Besoins des individus

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