Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A-203-04

2005 CAF 193

BMG Canada Inc., EMI Music Canada, une division de EMI Group Canada Inc., Sony Music Entertainment (Canada) Inc., Universal Music Canada Inc., Warner Music Canada Ltd., BMG Music, Arista Records Inc., Zomba Recording Corporation, EMI Music Sweden AB, Capitol Records, Inc., Chrysalis Records Limited, Virgin Records Limited, Sony Music Entertainment Inc., Sony Music Entertainment (UK) Inc., UMG Recordings, Inc., Mercury Records Limited et WEA International Inc. (appelantes) (demanderesses)

c.

John Doe, Jane Doe et toutes les personnes qui violent le droit d'auteur des demandeurs sur leurs enregistrements sonores (intimés)

et

Shaw Communications Inc., Rogers Cable Communications Inc., Bell Canada, TELUS Inc. et Vidéotron Ltée (intimées mises en cause)

Répertorié: BMG Canada Inc. c. John Doe (C.A.F.)

Cour d'appel fédérale, juge en chef Richard, juges Noël et Sexton, J.C.A.--Toronto, 20 et 21 avril; Ottawa, 19 mai 2005.

Droit d'auteur -- Violation -- Des utilisateurs d'Internet auraient violé le droit d'auteur des appelantes en téléchargeant des chansons, sur lesquelles les appelantes détiennent des droits d'auteur, sur leurs ordinateurs personnels et en fournissant l'accès à leurs fichiers, permettant ainsi la reproduction ou la distribution de chansons à d'autres utilisateurs d'Internet -- Étant incapables de déterminer le nom, l'adresse ou le numéro de téléphone des utilisateurs d'Internet en question, les appelantes ont déposé une requête en vue d'identifier ces personnes -- Requête rejetée par la Cour fédérale -- Dans des situations où les demandeurs, n'ont pas limité l'obtention de renseignements aux questions de violation du droit d'auteur, une cour de justice serait justifiée de refuser de délivrer une ordonnance de divulgation de l'identité de l'utilisateur -- Des conclusions quant à ce qui constituerait une violation du droit d'auteur ne doivent pas être tirées au stade préliminaire de l'action.

Protection des renseignements personnels -- Les appelantes, des producteurs de musique, étaient préoccupés par la violation de leur droit d'auteur sur leurs oeuvres musicales, laquelle occasionne des pertes de millions de dollars en raison du téléchargement non autorisé de fichiers -- Des prestataires de service Internet (PSI), invoquant des questions se rapportant au respect de la vie privée, ont refusé de fournir, sans une ordonnance de la Cour, les noms des utilisateurs d'Internet qui téléchargent des fichiers appartenant à l'industrie du disque -- La question était de savoir si l'identité de personnes qui auraient violé le droit d'auteur sur des enregistrements sonores peut être révélée en dépit du fait que leur droit à la vie privée puisse être violé -- L'intérêt public en faveur de la divulgation doit l'emporter sur l'attente légitime de respect de la vie privée de la personne dont on cherche à obtenir l'identité si une ordonnance de divulgation est rendue -- En vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE), les PSI n'ont pas le droit de divulguer «volontairement» des renseignements personnels comme les identités demandées sauf si le client y consent ou si la divulgation est exigée par ordonnance d'un tribunal -- Les questions se rapportant au respect de la vie privée doivent céder le pas aux préoccupations publiques quant à la protection des droits de propriété intellectuelle dans des situations où la violation menace de diminuer ces droits.

Pratique -- Communication de documents et interrogatoire préalable -- Production de documents -- Les appelantes ont sollicité une ordonnance, conformément aux règles 233 et 238 des Règles de la Cour fédérale, 1998, intimant aux prestataires de service Internet de révéler les noms des clients qui ont utilisé 29 adresses IP pour s'adonner à leurs activités qui auraient violé leur droit d'auteur -- Les intimés ont refusé de fournir volontairement ces renseignements -- La règle 233, qui présuppose l'existence de documents, n'est pas applicable car les renseignements demandés n'existent pas actuellement dans un format lisible -- Les affidavits des appelantes comportaient des lacunes au motif qu'ils ne respectaient pas la règle 81 -- Une bonne partie de la preuve présentée par les appelantes était du ouï-dire -- La règle 238 a un sens suffisamment large pour que l'on puisse permettre l'interrogatoire préalable en l'espèce -- L'interrogatoire préalable en equity, qui est un genre d'interrogatoire avant l'action, pourrait également être invoqué -- Le critère approprié est celui qui consiste à décider si le demandeur dispose d'une véritable demande contre le défendeur proposé -- Il ne convient pas d'exiger une preuve prima facie à ce stade de l'instance -- Il doit être aussi clairement établi que les renseignements ne peuvent pas être obtenus auprès d'une autre source.

Il s'agit d'un appel d'une décision de la Cour fédérale rejetant une requête en vue d'obtenir une ordonnance fondée sur les règles 233 et 238 des Règles de la Cour fédérale (1998), intimant à certains prestataires de service Internet (PSI) de révéler les noms des clients qui auraient violé le droit d'auteur en échangeant de la musique enregistrée téléchargée à partir d'Internet. Les appelantes, lesquelles sont les plus importants fournisseurs d'enregistrements sonores au Canada, ont prétendu que 29 utilisateurs d'Internet ont téléchargé plus de 1000 chansons sur leurs ordinateurs personnels et violé leur droit d'auteur en fournissant l'accès à leurs fichiers, permettant ainsi la reproduction ou la distribution de chansons qui leur appartiennent à un grand nombre d'autres utilisateurs d'Internet. Les personnes en question se seraient servis de 29 sites distincts sur Internet (adresses IP) pour s'adonner à leurs activités de violation. Les intimés mis en cause sont des PSI qui administrent les 29 adresses IP et seraient les seules entités qui possèdent des renseignements concernant l'identité des 29 personnes. Les appelantes sont incapables de déterminer le nom, l'adresse ou le numéro de téléphone de l'un ou l'autre des 29 utilisateurs d'Internet en question car ceux-ci se servent de pseudonymes associés au logiciel qu'ils utilisent. Elles ont sollicité une ordonnance, conformément aux règles 233 et 238, intimant aux PSI de révéler les noms des clients qui ont utilisé les 29 adresses IP aux moments pertinents. Comme les intimées ont refusé de fournir volontairement ces renseignements, les appelantes ont déposé une requête devant la Cour fédérale en vue d'identifier ces 29 personnes. La requête a été rejetée. Le juge des requêtes a conclu que la règle 233, qui permet à la Cour d'ordonner la production d'un document en la possession d'une personne qui n'est pas une partie à l'action, n'est pas applicable parce qu'elle présuppose l'existence de documents précis et parce que les affidavits déposés à l'appui de la requête comportaient des lacunes car les éléments de preuve ne répondaient pas aux exigences de la règle 81. Il a également formulé et appliqué le critère permettant d'accorder un interrogatoire préalable en equity. La principale question en appel était de savoir si l'identité de personnes qui auraient violé le droit d'auteur sur des enregistrements sonores peut être révélée en dépit du fait que leur droit à la vie privée puisse être violé.

Arrêt: l'appel est rejeté sans préjudice du droit des appelantes de présenter une autre demande de divulgation de l'identité des «utilisateurs».

La norme de contrôle en ce qui concerne les questions de droit, tels que les critères qu'il convient d'appliquer à l'autorisation d'interrogatoire préalable en equity ou à l'interprétation des Règles de la Cour fédérale (1998), est la norme de la décision correcte. La norme de contrôle quant aux conclusions de fait exige que l'on examine si le juge a commis une erreur manifeste et dominante. Aucune erreur manifeste et dominante n'a été relevée dans les conclusions du juge des requêtes quant à la règle 233. Les renseignements demandés par les appelantes se trouvent peut-être enfouis dans des journaux et des bandes mais ils ne se trouvent pas présentement dans un format lisible. Comme les documents n'existent pas actuellement dans un format lisible et qu'ils devraient être créés, la règle 233 ne s'applique pas. Le juge des requêtes n'a commis aucune erreur manifeste et dominante lorsqu'il a conclu que les documents des demanderesses comportaient des lacunes au motif qu'ils ne respectaient pas la règle 81 qui prévoit que les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, sauf s'ils sont présentés à l'appui d'une requête, auquel cas ils peuvent contenir des déclarations fondées sur ce que le déclarant croit être les faits. Une bonne partie de la preuve essentielle présentée par les appelantes était du ouï-dire et on ne donne aucun motif pour lequel on devrait accepter cette preuve par ouï-dire. La présente instance aurait pu être engagée en vertu de la règle 238, laquelle prévoit qu'une partie à une action peut, par voie de requête, demander l'autorisation de procéder à l'interrogatoire préalable d'une personne qui n'est pas une partie qui pourrait posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans l'action. La principale question soulevée par la requête était l'identité de chacune des personnes qui a violé le droit d'auteur des appelantes et étant donné que cette question tombe inévitablement sous le coup du libellé du paragraphe 238(1) comme étant «une question litigieuse soulevée dans l'action», la règle 238 a un sens suffisamment large pour que l'on puisse permettre l'interrogatoire préalable comme en l'espèce. L'interrogatoire préalable d'un tiers s'applique manifestement et il est nécessaire dans les cas où les demandeurs seraient empêchés d'intenter leurs actions parce qu'ils ne connaissent pas l'identité des personnes qu'ils désirent poursuivre.

Un interrogatoire préalable en equity est une mesure discrétionnaire de redressement en equity. Ce concept a été accepté et expliqué par la Cour d'appel fédérale dans Glaxo Welcome PLC c. M.R.N. comme étant essentiellement un genre d'interrogatoire avant l'action. Les appelantes pourraient invoquer soit la règle 238, soit un interrogatoire préalable en equity et, dans un cas comme dans l'autre, les principes juridiques relatifs à l'interrogatoire préalable en equity seraient applicables. Le critère applicable à l'autorisation de la tenue d'un interrogatoire préalable en equity consiste à savoir si le demandeur dispose d'une véritable demande contre le défendeur proposé. Les appelantes seraient privées d'un recours si les cours de justice leur imposaient, à ce stade, le fardeau de présenter une preuve prima facie. Il suffit qu'elles prouvent l'existence d'une véritable demande, c'est-à-dire qu'elles ont vraiment l'intention d'introduire une action en violation de droit d'auteur fondée sur les renseignements qu'elles obtiennent et qu'elles ne visent aucun autre but illégitime pour chercher à obtenir l'identité de ces personnes. Quant aux autres critères relatifs à l'autorisation d'un interrogatoire préalable en equity, il doit être clairement établi que les renseignements ne peuvent pas être obtenus auprès d'une autre source comme les exploitants des sites Web désignés.

La question du respect de la vie privée était une considéra-tion importante. En vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE), les PSI n'ont pas le droit de divulguer «volontairement» des renseignements personnels comme les identités demandées sauf si le client y consent ou sauf si la divulgation est exigée par ordonnance d'un tribunal. Le droit à la vie privée est important et doit être protégé. L'équilibre délicat entre les intérêts de nature privée et l'intérêt public a toujours été une préoccupation de la Cour lorsqu'il est question d'une demande de divulgation de renseignements confidentiels. Les questions se rapportant au respect de la vie privée doivent céder le pas aux préoccupations publiques quant à la protection des droits de propriété intellectuelle dans des situations où la violation menace de diminuer ces droits. En d'autres mots, l'intérêt public en faveur de la divulgation doit l'emporter sur l'attente légitime de respect de la vie privée de la personne dont on cherche à obtenir l'identité si une ordonnance de divulgation est délivrée. Dans les cas où les demandeurs démontrent la légitimité de leur prétention selon laquelle des personnes inconnues violent leur droit d'auteur, ils ont le droit d'exiger que l'identité de ces personnes leur soit révélée afin d'être en mesure d'intenter une action. S'il s'écoule un long délai entre le moment où la demande de divulgation d'identité est faite par les demandeurs et le moment où ceux-ci reçoivent les renseignements, il se peut que les renseignements soient inexacts. Par conséquent, on doit voir à éviter les retards entre l'enquête et la demande de renseignements. Si on ne fait pas cela, une cour de justice serait peut-être justifiée de refuser de délivrer une ordonnance de divulgation. Il peut y avoir également un tel refus dans des situations où les demandeurs, lors de leur enquête, ne se sont pas limités à l'obtention de renseignements pertinents aux questions de violation du droit d'auteur.

Le juge des requêtes a fait un certain nombre de déclarations quant à ce qui constituerait ou ne constituerait pas une violation du droit d'auteur, vraisemblablement parce qu'il croyait que les demanderesses, afin de réussir à connaître l'identité des utilisateurs, doivent prouver à première vue qu'il y a eu violation. On n'aurait pas dû tirer des conclusions comme celles-ci à ce stade préliminaire de la présente action car il aurait fallu examiner la preuve ainsi que le droit applicable à cette preuve après que celle-ci fut produite de façon appropriée. Cela pourrait porter préjudice aux parties si une instruction avait lieu. Par exemple, le juge des requêtes ne semble pas avoir examiné si l'ensemble des exigences quant à l'application de l'exemption relative à l'usage privé prévu au paragraphe 80(1) de la Loi sur le droit d'auteur ont été satisfaites. En ne relevant aucune preuve qu'il y a eu violation à une étape ultérieure en contravention du paragraphe 27(2) de la Loi sur le droit d'auteur parce qu'il n'y a eu «aucune preuve que le violateur en avait connaissance», le juge des requêtes n'a pas tenu compte de la possibilité de conclure à la violation même sans que le violateur en ait eu vraiment connaissance si, en effet, il «devrait savoir» qu'il y aurait violation.

lois et règlements cités

Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5, art. 3, 7(3)c), 8(8), 28.

Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 27(2) (mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 15), 80 (mod., idem, art. 50).

Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 324.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 81, 136, 233, 238.

Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, Règles 30.10, 31.10.

Règles de procédure [du Nouveau-Brunswick], Règl. du N.-B. 82-73, R. 32.12.

jurisprudence citée

décisions appliquées:

Glaxo Wellcome PLC c. M.R.N., [1998] 4 C.F. 439; (1998), 162 D.L.R. (4th) 433; 7 Admin. L.R. (3d) 147; 20 C.P.C. (4th) 243; 81 C.P.R. (3d) 372; 228 N.R. 164 (C.A.); Norwich Pharmacal Co. v. Customs and Excise Comrs., [1974] A.C. 133 (H.L.).

décisions examinées:

Irwin Toy Ltd. v. Doe (2000), 12 C.P.C. (5th) 103 (C.S.J. Ont.); Loblaw Companies Ltd. c. Aliant Telecom Inc., [2003] R. N.-B. (2e suppl.) no 32 (B.R.); Straka v. Humber River Regional Hospital (2000), 51 O.R. (3d) 1; 193 D.L.R. (4th) 680; 1 C.P.C. (5th) 195; 137 O.A.C. 316 (C.A.); Johnston and Frank Johnston's Restaurants Limited, Re (1980), 33 Nfld. & P.E.I.R. 341; 109 D.L.R. (3d) 227 (C.A. Î.-P.-É.).

décisions citées:

Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S 235; (2002), 211 D.L.R. (4th) 577; [2002] 7 W.W.R. 1; 219 Sask. R. 1; 10 C.C.L.T. (3d) 157; 30 M.P.L.R. (3d) 1; 286 N.R. 1; 2002 CSC 33; Indian Manufacturing Ltd. c. Lo (1996), 68 C.P.R. (3d) 174; 199 N.R. 114 (C.A.F.); British Steel Corp. v. Granada Television Ltd., [1981] 1 All E.R. 417 (C.A.); Décision de la Commission du droit d'auteur pour la copie privée 2003 et 2004, 12 décembre 2003. Société canadienne de perception de la copie privée c. Canadian Storage Media Alliance, [2004] 2 R.C.F. 654; (2004), 247 D.L.R. (4th) 193; 36 C.P.R. (4th) 289; 329 N.R. 101; 2004 CAF 424; CCH Canadienne Ltée. c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339; (2004), 226 D.L.R. (4th) 395; 30 C.P.R. (4th) 1; 317 N.R. 107; 2004 CSC 13.

APPEL d'une décision de la Cour fédérale ([2004] 3 R.C.F. 241; (2004), 239 D.L.R. (4th) 726; 32 C.P.R. (4th) 64; 250 F.T.R. 267; 2004 CF 488) rejetant une requête en vue d'obtenir une ordonnance fondée sur les règles 233 et 238 des Règles de la Cour fédérale (1998), intimant à certains prestataires de service Internet de révéler les noms des clients qui auraient violé le droit d'auteur en échangeant de la musique enregistrée téléchargée à partir d'Internet. Appel rejeté.

ont comparu:

Harry B. Radomski, Richard E. Naiberg et Peter D. Ruby pour les appelantes (demanderesses).

James A. Hodgson et Jeffrey Percival pour l'intimée mise en cause Bell Canada.

Wendy M. Matheson et Amanda M. Kemshaw pour l'intimée mise en cause Rogers Cable Communications Inc.

Charles F. Scott et Rocco Di Pucchio pour l'intimée mise en cause Shaw Communications Inc.

Joel D. Watson pour l'intimée mise en cause TELUS Inc.

J. Serge Sasseville pour l'intimée mise en cause Vidéotron Ltée.

Howard P. Knopf et Alex Cameron pour l'intervenante Clinique d'intérêt public et de politique d'internet du Canada.

avocats inscrits au dossier:

Goodmans LLP, Toronto, pour les appelantes (demanderesses).

Hodgson, Shields, DesBrisay, O'Donnell LLP, Toronto, pour l'intimée mise en cause Bell Canada.

Torys LLP, Toronto, pour l'intimée mise en cause Rogers Cable Communications Inc.

Lax O'Sullivan Scott LLP, Toronto, pour l'intimée mise en cause Shaw Communications Inc.

Bennett Jones LLP, Toronto, pour l'intimée mise en cause TELUS Inc.

J. Serge Sasseville, Montréal, pour l'intimée mise en cause Vidéotron Ltée.

Macera & Jarzyna, Ottawa, pour l'intervenante Clinique d'intérêt public et de politique d'internet du Canada.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Sexton, J.C.A.:

Introduction

[1]La présente cause illustre la tension qui existe entre le droit à la vie privée des personnes qui utilisent Internet et les droits des personnes qui peuvent être violés par des utilisateurs anonymes d'Internet.

[2]Les producteurs de musique et l'industrie du disque du Canada sont très préoccupés par la violation de leur droit d'auteur dans leurs oeuvres musicales par l'échange de fichiers sur Internet. Ils prétendent que l'industrie, notamment les créateurs d'oeuvres musicales, perdent des millions de dollars à chaque année en raison du téléchargement non autorisé de fichiers. Ils désirent poursuivre les violateurs mais ils ne connaissent pas leur identité. Ils prétendent que la seule façon d'établir leur identité est de la demander aux prestataires de service Internet (PSI) qui fournissent le service Internet aux violateurs.

[3]Les PSI, invoquant des questions se rapportant au respect de la vie privée, ont refusé de fournir sans une ordonnance de la Cour, les noms des utilisateurs d'Internet qui téléchargent des fichiers appartenant à l'industrie du disque.

[4]Les citoyens s'inquiètent légitimement de l'atteinte à leur droit à la vie privée. La possibilité qu'il y ait intrusion injustifiée dans la vie privée n'a jamais été aussi grande. À une époque où les gens effectuent de nombreuses tâches sur Internet, il est possible de savoir où une personne travaille, réside ou magasine, de connaître sa situation financière, les publications qu'elle lit et auxquelles elle est abonnée et même les articles de journaux qu'elle a parcourus sur Internet. Non seulement cette intrusion expose les personnes à de grands risques mais elle peut avoir pour conséquence que leurs opinions et leurs croyances soient soumises à un examen minutieux indéfendable. Les défenseurs du droit à la vie privée affirment que si le respect de la vie privée doit être sacrifié, il doit exister une forte preuve prima facie pesant contre les personnes dont les noms seront divulgués. La question de savoir s'il s'agit là du critère opportun sera traitée dans la présente décision.

[5]En bout de ligne, la question est de savoir si l'identité de personnes qui ont censément violé le droit d'auteur sur des enregistrements sonores peut être révélée en dépit du fait que leur droit à la vie privée puisse être violé. Chaque partie présente des arguments convaincants et le problème est de trouver le juste milieu entre les intérêts divergents.

Les faits

[6]Les appelantes sont les plus importants fournisseurs d'enregistrements sonores au Canada et prétendent qu'elles possèdent collectivement les droits d'auteur canadiens sur plus de 80 p. 100 des enregistre-ments sonores vendus au public canadien.

[7]Les appelantes prétendent que chacun des 29 utilisateurs d'Internet ont téléchargé plus de 1000 chansons (les chansons), sur lesquelles elles détiennent des droits d'auteur sur leurs ordinateurs personnels et, au moyen de ce qui s'appelle un logiciel de partage de fichiers «entre homologues», violent leur droit d'auteur en fournissant l'accès à leurs fichiers, permettant ainsi la reproduction ou la distribution de chansons qui leur appartiennent à un grand nombre d'autres utilisateurs d'Internet. Les personnes se servent censément de 29 sites distincts sur Internet (adresses IP) pour s'adonner à leurs activités de violation.

[8]Les intimées mises en cause sont des PSI qui administrent les 29 adresses IP et sont censément les seules entités qui possèdent des renseignements concernant l'identité des 29 personnes.

[9]Les appelantes sont incapables de déterminer le nom, l'adresse ou le numéro de téléphone de l'un ou l'autre des 29 utilisateurs d'Internet en question car ceux-ci se servent de pseudonymes associés au logiciel qu'ils utilisent; Geekboy@KaZaA, par exemple. Toutefois, elles ont mené une enquête par laquelle on a, selon elles, découvert que ces personnes se servaient d'adresses IP enregistrées auprès des PSI. Les appelantes ont sollicité une ordonnance, conformément aux règles 233 et 238 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106 (les Règles), intimant aux PSI de révéler les noms des clients qui ont utilisé les 29 adresses IP aux moments pertinents. Ces intimées avaient déjà refusé de fournir volontairement ces renseignements.

[10]Les appelantes veulent intenter des poursuites contre ces 29 personnes mais comme elles ne connaissent pas leurs identités, elles ont désigné «John Doe, Jane Doe et toutes les personnes qui violent leur droit d'auteur sur leurs enregistrements sonores» comme intimés, puis ont déposé la présente requête devant la Cour fédérale en vue d'identifier ces 29 personnes.

[11]Dans le cadre de la requête, les appelantes ont déposé les affidavits de Gary Millin, le président de MediaSentry Inc. (MediaSentry), une société qui fournit en ligne des services de protection anti-piraterie et qui est spécialisée dans la détection automatique de la distribution sans autorisation sur Internet d'oeuvres protégées par un droit d'auteur. Les appelantes ont retenu les services de MediaSentry pour enquêter sur le partage de fichiers relatifs aux chansons.

[12]On a expliqué dans les affidavits que les appelantes ont fourni une liste de chansons à MediaSentry. Celle-ci, à l'aide de son programme d'ordinateur, a effectué des recherches sur Internet et a relevé 29 adresses IP à partir desquelles un grand nombre d'enregistrements sonores, des chansons notamment, pouvaient être copiés. On a sauvé des captures d'écran qui montraient les nombreux fichiers qui étaient offerts à ces adresses IP. On a alors demandé des copies des fichiers auprès de ces adresses IP et on les a reçues. Le programme de MediaSentry a également jumelé chacune des 29 adresses IP avec le PSI particulier qui administrait chacune des adresses IP à l'époque pertinente. MediaSentry a fourni les fichiers qu'elle a reçus à un représentant des appelantes qui a confirmé que le contenu de ces fichiers correspondait aux chansons.

[13]Les PSI n'ont pas tous répondu de la même manière. Shaw, Bell et Telus ont prétendu que le contre-interrogatoire avait démontré que les affidavits constituaient du ouï-dire et n'étaient pas conforme à la règle 81, car, selon eux, M. Millin n'avait pas effectué personnellement l'enquête et n'avait pas révélé ses sources de renseignements et son témoignage ne pouvait donc pas être accepté. Fait encore plus important, ils ont prétendu qu'étant donné que le témoignage constituait du ouï-dire, les appelantes n'avaient pas établi de lien entre les pseudonymes à partir desquels MediaSentry avait extrait les enregistrements sonores sur Internet (Geekboy@KaZaA, p. ex.) et les adresses IP liées au divers intimés. De plus, Shaw et Telus ont prétendu que, en vertu de la règle 238 et des principes relatifs à l'interrogatoire préalable en equity, les appelantes n'avaient pas prouvé à première vue la violation du droit d'auteur et que, par conséquent, aucun interrogatoire préalable ne pouvait être ordonné. Ils ont également prétendu qu'il serait coûteux d'extraire les renseignements de leurs dossiers. Eux, ainsi que l'intimée Rogers, ont prétendu que les renseignements étaient devenus périmés et, donc, étaient peu fiables en raison du délai écoulé entre le moment où on leur a demandé de fournir les renseignements et le moment où MediaSentry a fait son enquête. Cela a aggravé leurs craintes quant au droit à la vie privée de leurs clients qu'ils avaient l'obligation de protéger en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5 (LPRPDE). Vidéotron a souscrit à la prétention des appelantes quant à la violation du droit d'auteur et l'a faite sienne. Enfin, alors que Bell et Vidéotron entretenaient des craintes quant au respect de la vie privée, elles ont déclaré qu'elles étaient capables de produire sans problème les renseignements demandés mais qu'elles ne le feraient pas sans une ordonnance de la Cour, compte tenu de la LPRPDE.

[14]La requête a été rejetée par la Cour fédérale [[2004] 3 R.C.F. 241].

[15]Le juge des requêtes a conclu ce qui suit:

a) La règle 233 n'est pas applicable parce qu'il présuppose l'existence de documents précis. En l'espèce, les documents qui révéleraient l'identité des 29 personnes n'existent pas. Au contraire, les documents dans lesquels figurent les renseignements devraient être créés par les intimés par l'utilisation de bandes et de journaux existants.

b) Les affidavits déposés à l'appui de la requête comportent des lacunes car les éléments de preuve ne répondent pas aux exigences de la règle 81 parce que [au paragraphe 17] «M. Millin tient l'essentiel de ces renseignements de ses employés. Il s'agit donc en grande partie de ouï-dire. [. . .] M. Millin ne dit pas sur quoi il fonde sa conviction».

c) En raison des conclusions tirées aux paragraphes a) et b), la preuve n'établit pas clairement que la relation exigée entre les adresses IP et les pseudonymes a été établie.

d) Bien que les appelantes aient déposé la requête en vertu de la règle 238, les principes de droit applicables à l'interrogatoire préalable en equity devraient s'appliquer aux demandes faites en vertu de la règle 238.

e) Le juge des requêtes a formulé le critère suivant quant à l'autorisation d'un interrogatoire préalable en equity [au paragraphe 13]:

Critère quant à l'interrogatoire préalable en equity

a) le demandeur doit démontrer qu'il existe à première vue quelque chose à reprocher à l'auteur inconnu du préjudice;

b) la personne devant faire l'objet d'un interrogatoire préalable doit avoir quelque chose à voir avec la question en litige--elle ne peut être un simple spectateur;

c) la personne devant faire l'objet de l'interrogatoire préalable doit être la seule source pratique de renseignements dont disposent les demandeurs;

d) la personne devant faire l'objet de l'interrogatoire préalable doit recevoir une compensation raisonnable pour les débours occasionnés par son respect de l'ordonnance portant interrogatoire préalable, en sus de ses frais de justice;

e) l'intérêt public à la divulgation doit l'emporter sur l'attente légitime de respect de la vie privée.

f) En ce qui concerne le volet a) des conditions relatives à l'interrogatoire préalable en equity, le juge des requêtes a conclu que les affidavits comportaient également des lacunes car ils n'établissaient pas à première vue une violation du droit d'auteur. À cet égard, le juge des requêtes s'est livré à un examen quant à savoir s'il y avait eu violation du droit d'auteur. Il a notamment affirmé ce qui suit aux paragraphes 25 à 29:

Par conséquent, le fait de télédécharger une chanson pour usage privé ne constitue pas une violation du droit d'auteur. Voir Décision de la Commission du droit d'auteur pour la copie privée en 2003-2004, 12 décembre 2003, à la page 20.

On n'a déposé aucune preuve que les violateurs présumés auraient distribué des enregistrements sonores ou autorisé leur reproduction. Ils ont simplement placé leurs propres copies dans les répertoires partagés accessibles à d'autres utilisateurs par l'entremise d'un service de partage de fichiers entre homologues.

S'agissant de l'autorisation, l'arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] R.C.S. 339, a précisé que le fait de mettre sur place des appareils qui permettent de faire des copies ne correspond pas à autoriser la violation du droit d'auteur. Je ne peux voir quelle réelle différence pourrait exister entre une bibliothèque qui place une photocopieuse dans une pièce remplie de documents visés par le droit d'auteur et un utilisateur qui place sa propre copie dans un répertoire partagé relié à un service de partage de fichiers entre homologues. Dans les deux cas, les conditions nécessaires à la copie et à la contrefaçon sont présentes, mais il manque l'autorisation.

[. . .]

Le simple fait de placer une copie dans un répertoire partagé où l'on peut y avoir accès par l'entremise d'un service de partage de fichiers entre homologues n'est pas de la distribution. La distribution implique un acte positif de la part du propriétaire du répertoire partagé, comme l'envoi de copies ou le fait d'annoncer qu'elles sont disponibles pour qui veut les copier. En l'espèce, aucune telle preuve n'a été présentée par les demandeurs. Ils ont simplement présenté en preuve le fait que les violateurs présumés ont mis des copies à disposition sur leurs répertoires partagés. Le droit exclusif de mettre à disposition est prévu dans Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, Traité de l'OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes, Genève, 20 décembre 1996. Ce traité n'a toutefois pas encore été ratifié par le Canada et il ne fait donc pas partie de la législation canadienne sur le droit d'auteur.

Finalement, les demandeurs soutiennent qu'il y a eu viola-tion à une étape ultérieure, contrairement au paragraphe 27(2) [mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 15] de la Loi sur le droit d'auteur, mais ils n'ont présenté aucune preuve que le violateur en avait connaissance. La preuve de cette connaissance est une condition essentielle pour démontrer qu'il y a contrefaçon en vertu de cet article.

g) Le juge des requêtes a conclu que les demanderesses avaient satisfait aux exigences du volet b) du critère quant à l'interrogatoire préalable en equity relativement à la participation des PSI.

h) En ce qui concerne le volet c), le juge des requêtes a conclu qu'il n'était pas convaincu que les renseignements n'auraient pas pu être obtenus auprès des personnes qui gèrent les sites Web nommés (c.-à-d., KaZaA, et autres).

i) En ce qui concerne le volet d), les intimés devraient être dédommagés pour leurs débours si une ordonnance est accordée.

j) Enfin, en ce qui concerne le volet e), en raison de l'âge des données et du manque de fiabilité qui en découle, le respect de la vie privée des 29 personnes l'a emporté sur l'intérêt public à la divulgation.

ANALYSE

La norme de contrôle

[16]La norme de contrôle en ce qui concerne les questions de droit, comme les critères qu'il convient d'appliquer à l'autorisation d'interrogatoire préalable en equity ou à l'interprétation des Règles de la Cour fédérale (1998), est la décision correcte. La norme de contrôle quant aux conclusions de fait exige que l'on examine si le juge a commis une erreur manifeste et dominante. Voir l'arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, aux pages 248, 252 et 256.

Règle 233

[17]Je ne relève aucune erreur manifeste et dominante dans les conclusions du juge des requêtes quant à la règle 233.

[18]Le paragraphe 233(1) des Règles est ainsi libellé:

233. (1) La Cour peut, sur requête, ordonner qu'un docu-ment en la possession d'une personne qui n'est pas une partie à l'action soit produit s'il est pertinent et si sa production pourrait être exigée lors de l'instruction.

[19]Les renseignements demandés par les appelantes se trouvent peut-être enfouis dans des journaux et des bandes mais ils ne se trouvent pas présentement dans un format lisible. Comme les documents n'existent pas actuellement dans un format lisible et qu'ils devraient être créés, la règle 233 ne s'applique pas. Cette règle vise la production de documents qui sont «en la possession d'une personne». Il est impossible d'affirmer que des documents qui n'existent pas sont en la possession d'une personne.

Règle 81

[20]Je crois que le juge des requêtes n'a commis aucune erreur manifeste et dominante lorsqu'il a conclu que les documents des demanderesses comportaient des lacunes au motif qu'ils ne respectaient pas la règle 81.

81. (1) Les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, sauf s'ils sont présentés à l'appui d'une requête, auquel cas ils peuvent contenir des déclarations fondées sur ce que le déclarant croit être les faits, avec motifs à l'appui.

(2) Lorsqu'un affidavit contient des déclarations fondées sur ce que croit le déclarant, le fait de ne pas offrir le témoignage de personnes ayant une connaissance personnelle des faits substantiels peut donner lieu à des conclusions défavorables.

[21]Une bonne partie de la preuve essentielle présentée par les appelantes était du ouï-dire et on ne donne aucun motif pour lequel on devrait accepter cette preuve par ouï-dire. La preuve visant à associer les pseudonymes aux adresses IP était notamment du ouï-dire, créant ainsi le risque que des personnes innocentes puissent subir une atteinte à leur droit à la vie privée et soient désignées comme défendeurs lorsque cela n'est pas justifié. Sans cet élément de preuve, rien ne justifie que la requête soit accordée et, pour cette seule raison, l'appel devrait être rejeté.

[22]Les motifs du juge des requêtes ne s'arrêtent toutefois pas à la seule question de la preuve par ouï-dire. Au contraire, les motifs traitent de questions comme la procédure appropriée nécessaire à l'obtention de l'identité des utilisateurs, le critère applicable par la Cour si elle décerne des ordonnances enjoignant la divulgation des identités et les questions vitales de la violation du droit d'auteur. Il est donc nécessaire de traiter de ces questions.

Règle 238

[23]Malgré les arguments des intimés, je crois que la présente instance pourrait être engagée en vertu de la règle 238.

238. (1) Une partie à une action peut, par voie de requête, demander l'autorisation de procéder à l'interrogatoire préalable d'une personne qui n'est pas une partie, autre qu'un témoin expert d'une partie, qui pourrait posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans l'action.

(2) L'avis de la requête visée au paragraphe (1) est signifié aux autres parties et, par voie de signification à personne, à la personne que la partie se propose d'interroger.

(3) Par suite de la requête visée au paragraphe (1), la Cour peut autoriser la partie à interroger une personne et fixer la date et l'heure de l'interrogatoire et la façon de procéder, si elle est convaincue, à la fois:

a) que la personne peut posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans l'action;

b) que la partie n'a pu obtenir ces renseignements de la personne de façon informelle ou d'une autre source par des moyens raisonnables;    

c) qu'il serait injuste de ne pas permettre à la partie d'interroger la personne avant l'instruction;

d) que l'interrogatoire n'occasionnera pas de retards, d'inconvénients ou de frais déraisonnables à la personne ou aux autres parties.

[24]Le paragraphe 238(2) des Règles prévoit que l'avis de requête doit être signifié «aux autres parties». Comme l'identité des autres parties n'est présentement pas connue des appelantes, la signification n'est pas possible et, les intimées ont par conséquent prétendu que la règle 238 ne prévoit aucune procédure permettant de découvrir l'identité. De plus, les intimées ont prétendu que la règle 238 figure dans une section portant le titre «Interrogatoire préalable» et que l'on ne devrait normalement pas s'attendre à ce que l'identité de chaque défendeur soit révélée pour la première fois lors d'un interrogatoire préalable.

[25]Toutefois, les appelantes ont prétendu que la principale question soulevée par la requête était l'identité de chacune des personnes qui viole les droits d'auteur des appelantes. Je souscris à cette opinion et je conclus que, étant donné que cette question tombe inévitablement sous le coup du libellé du paragraphe 238(1) des Règles comme étant «une question litigieuse soulevée dans l'action», la règle 238 a un sens suffisamment large pour que l'on puisse permettre l'interrogatoire préalable comme en l'espèce.

[26]Quant aux arguments des intimés, il existe une disposition dans les Règles qui traite de la question de la signification. La règle 136 permet à la Cour de rendre une ordonnance autorisant la signification substitutive ou dispensant de la signification. La Cour s'est servie de l'ancienne règle équivalente [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 324], pour rendre une ordonnance autorisant la signification substitutive lorsque les personnes à qui les appelants désiraient signifier un acte de procédure n'avaient pas d'adresse. La signification substitutive consistait alors à donner un avis de l'appel par la voie des journaux (Indian Manufacturing Ltd. c. Lo (1996), 68 C.P.R. (3d) 174 (C.A.F.)). De plus, même s'il est vrai qu'il n'est pas courant d'ordonner l'interrogatoire préalable d'une tierce partie et que cela ne devrait pas devenir monnaie courante, l'interrogatoire préalable s'applique manifestement et il est nécessaire dans les cas où les demanderesses seraient empêchées d'intenter leurs actions parce qu'ils ne connaissent pas l'identité des personnes qu'ils désirent poursuivre. De plus, en vertu du paragraphe 238(3) des Règles, la Cour peut fixer «la façon de procéder [à l'interrogatoire]». Par conséquent, une cour de justice pourrait, comme en l'espèce, limiter l'interrogatoire préalable à la présentation de questions écrites, lesquelles pourraient être suivies de réponses écrites qui ne feraient que révéler l'identité des utilisateurs à qui le tort est reproché ou qui feraient l'objet de toute autre restriction que la cour pourrait estimer nécessaire.

[27]Il convient de signaler que dans la décision Irwin Toy Ltd. v. Doe (2000), 12 C.P.C. (5th) 103, la Cour supérieure de justice de l'Ontario a affirmé que les règles 30.10 et 31.10 des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, lesquelles sont comparables à la règle 238, pourraient être utilisées pour obliger les PSI à divulguer les identités des expéditeurs de courriels. Dans cette cause, la partie requérante a présenté avec succès une requête visant à obliger la divulgation de l'identité d'une personne qui avait envoyé un document de diffusion dans lequel figuraient des déclarations diffamatoires concernant le demandeur. De même, dans la cause Loblaw Companies Ltd. c. Aliant Telecom Inc., [2003] R.N.-B. (2e suppl.) no 32, la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick a utilisé la règle 32.12 des Règles de procédure du Nouveau-Brunswick, Règl. du N.-B. 82-73, laquelle est également comparable à la règle 238, pour obliger la divulgation de l'identité d'une personne qui avait envoyé à 34 autres employés de Loblaw un courriel dans lequel figuraient des renseigne-ments de feuille de paye confidentiels concernant un certain nombre d'employés cadres de Loblaw. Loblaw a cherché à connaître l'identité de la personne parce que la diffusion de renseignements confidentiels aurait pu donner lieu à une action en dommages-intérêts ou à une injonction contre la personne qui avait diffusé les renseignements.

L'interrogatoire préalable en equity

[28]Un interrogatoire préalable en equity est une mesure discrétionnaire de redressement en equity. Selon les propos tenus par lord Denning dans British Steel Corp. v. Granada Television Ltd., [1981] 1 All E.R. 417 (C.A.), à la page 439, l'interrogatoire préalable [traduction] «permet à une personne qui a subi un préjudice d'intenter une action en vue de découvrir le nom de l'auteur du préjudice».

[29]Ce concept a été accepté par la Cour dans Glaxo Wellcome PLC c. M.R.N., [1998] 4 C.F. 439 (C.A.) et a été expliqué par le juge Stone, au paragraphe 20 de cette décision:

L'interrogatoire préalable en equity est essentiellement un genre d'interrogatoire avant l'action. Son origine est ancienne. Il a été élaboré parallèlement aux procédures d'interrogatoire préalable qui existent habituellement dans le cours d'un litige et qui, notons-le, ont également pris naissance dans les tribunaux d'equity. Ce recours permet à un tribunal, en se fondant sur sa compétence en equity, d'ordonner l'interrogatoire préalable d'une personne contre laquelle celui qui demande l'interrogatoire préalable n'a aucune cause d'action et qui ne sera pas partie au litige envisagé. Il semble qu'une action indépendante en vue de l'interrogatoire préalable ne puisse pas être intentée contre une personne qui est un [traduction] «simple témoin» ou un tiers n'ayant rien à voir avec la cause d'action, mais la jurisprudence laisse entendre que la personne qui est de quelque façon associée à l'inconduite ou qui y participe peut être assujettie à l'interrogatoire préalable. [Notes omises.]

[30]Le juge des requêtes, tout en concluant que la requête a été déposée conformément à la règle 238, a ajouté que les critères servant à déterminer si un interrogatoire préalable en equity devrait être tenu s'appliqueraient également à une procédure intentée en vertu de la règle 238. Je souscris à cette opinion. Selon moi, les appelantes pourraient invoquer soit la règle 238, soit un interrogatoire préalable en equity et, dans un cas comme dans l'autre, les principes juridiques relatifs à l'interrogatoire préalable en equity seraient applicables. Les mêmes questions sont en jeu dans les deux procédures et il ne semble y avoir aucune raison de ne pas appliquer les mêmes principes juridiques.

[31]Bien que je convienne que les critères relatifs à l'autorisation de la tenue d'un interrogatoire préalable en equity peuvent être appliqués à une requête présentée en vertu de la règle 238 comme en l'espèce, je ne souscris pas à la description du premier aspect du critère appliqué par le juge des requêtes. Il a affirmé que le demandeur doit établir l'existence d'une preuve prima facie. Les appelantes ont prétendu qu'il ne s'agissait pas du critère applicable et que celui-ci consiste à déterminer si le demandeur dispose d'une véritable demande contre le défendeur proposé. Les intimés ont affirmé que les appelantes ont invoqué devant le juge des requêtes que le critère de la preuve prima facie était le bon critère et que l'on ne devrait pas leur permettre d'adopter une position différente en appel. Si les intimés ont raison quant à ce qui a été invoqué devant le juge des requêtes, cela peut expliquer pourquoi celui-ci a adopté le critère de la preuve prima facie. De toute manière, il incombe à la Cour d'adopter le bon critère indépendamment de ce qui a été ou est invoqué par l'avocat.

[32]Je crois que le critère applicable consiste à savoir si le demandeur dispose d'une véritable demande contre le défendeur proposé. Il s'agit du critère qui a été formulé par la Cour dans la décision Glaxo, portant sur des faits très semblables, après qu'elle eut examiné la décision Norwich Pharmacal Co. v. Customs and Excise Comrs., [1974] A.C. 133 (C.L.), dans laquelle le critère a été examiné par la Chambre des lords. Dans Glaxo, l'appelante a cherché à obtenir la divulgation des noms de personnes dont l'identité était inconnue de Glaxo et qui auraient importé certains médicaments au Canada, ce qui aurait eu pour effet de violer le brevet de Glaxo. Glaxo a cherché à obtenir les noms des importateurs auprès de Revenu Canada, laquelle était censée détenir les renseignements exigés aux fins de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1. Une ordonnance de divulgation a été délivrée. Dans sa décision, le juge Stone, J.C.A., a affirmé ce qui suit aux paragraphes 30 et 44:

Il est intéressant de noter que plusieurs tribunaux canadiens ont adopté l'approche préconisée dans la décision Norwich Pharmacal, en interprétant les règles de la procédure civile autorisant l'interrogatoire avant l'action. (Voir, par exemple, la Règle 18.02c) des Civil Procedure Rules de la Nouvelle-Écosse et la Règle 18.02(1)c) des Rules of Court de l'île-du-Prince-Édouard.) Ainsi, dans l'arrêt Re Johnston and Frank Johnston's Restaurants Limited (1980), 33 Nfld. & P.E.I.R. 341, aux pages 348, 351 et 353, la Cour d'appel de l'Île-du-Prince-Édouard a énoncé trois critères principaux auxquels le demandeur doit satisfaire afin d'avoir le droit d'interroger un tiers avant d'engager des procédures judiciaires. Le demandeur doit démontrer qu'il dispose d'une véritable demande. La Cour a ajouté la condition selon laquelle il sera vraisemblablement fait droit à la demande au procès, laquelle, selon l'interprétation que je donne à la décision Norwich Pharmacal, n'avait pas été énoncée par la Chambre des lords à titre de condition absolue. Dans une action en contrefaçon de brevet, indépendamment d'une dénégation générale, le défendeur invoque souvent l'invalidité fondée sur l'absence de nouveauté, le caractère évident ou l'insuffisance du mémoire descriptif ou des revendications ou encore sur un autre motif reconnu. (Voir R. T. Hughes et J. H. Woodley, Hughes and Woodley on Patents (Toronto: Butterworths, 1984) au par. 36.) Il me semble qu'on va trop loin lorsqu'on exige qu'à l'égard de ce genre de litige anticipé, la personne qui demande l'interrogatoire préalable montre qu'elle aura vraisemblablement gain de cause au procès. Comme nous l'avons déjà vu, lord Cross of Chelsea exigeait que la force de la preuve présentée par le demandeur soit considérée comme un facteur, alors que lord Kilbrandon n'a parlé que de la communication des noms des personnes qui, selon ce que les appelantes croient vraiment, enfreignent les droits que ces dernières ont sur les brevets. Enfin, le demandeur doit également établir qu'il entretient une relation quelconque avec le tiers qui doit faire l'objet de l'interrogatoire préalable (c'est-à-dire que la personne a contribué de quelque façon au préjudice), et que le tiers constitue l'unique source possible de renseignements. Ces trois exigences ont également été approuvées par la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse, première instance, dans le décisions Comeau, Re (1986), 77 N.S.R. (2d) 57, aux pages 59 et 60, et Leahy v. Dr. A.B. (1992), 113 N.S.R. (2d) 417, à la page 419.

[. . .]

Il s'agit ensuite de déterminer si l'appelante satisfait aux critères nécessaires pour qu'un interrogatoire préalable soit autorisé. À mon avis, les principes énoncés dans l'arrêt Norwich Pharmacal, précité, s'appliquent directement aux circonstances de l'espèce. Si j'examine ces principes, je suis d'avis que l'appelante satisfait au critère préliminaire en ce sens qu'elle dispose d'une véritable demande ou d'une demande légitime contre les personnes qui importent le RHCL au pays. [Non souligné dans l'original.]

[33]Le critère de la demande légitime a été adopté par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Straka v. Humber River Regional Hospital (2000), 51 O.R. (3d) 1 (C.A.) dans lequel l'intimé a tenté de forcer la production de lettres de recommandation confidentielles qui l'avaient empêché d'obtenir un emploi. La Cour d'appel de l'Île-du-Prince-Édouard dans Re Johnston and Frank Johnston's Restaurants Limited (1980), 33 Nfld. & P.E.I.R. 341, a également adopté le critère de la demande légitime dans une situation où les demandeurs prétendaient qu'ils ne connaissaient pas l'identité des personnes qu'ils désiraient poursuivre.

[34]Selon moi, il ne serait pas logique d'exiger une preuve prima facie à ce stade de l'instance. Les appelants ne connaissent pas l'identité des personnes qu'ils désirent poursuivre, ni les détails quant à ce qui a précisément été fait par chacune d'elles de manière à ce qu'ils puissent prouver la violation. De tels faits ne peuvent être établis qu'après l'interrogatoire préalable et l'instruction. Les appelantes seraient privées d'un recours si les cours de justice leur imposaient, à ce stade, le fardeau de présenter une preuve prima facie. Il suffit qu'elles prouvent l'existence d'une véritable demande, c'est-à-dire qu'elles ont vraiment l'intention d'introduire une action en violation de droit d'auteur fondée sur les renseignements qu'ils obtiennent et qu'ils ne visent aucun autre but illégitime pour chercher à obtenir l'identité de ces personnes.

Autres critères relatifs à l'interrogatoire préalable en equity

[35]Quant aux autres critères relatifs à l'autorisation d'un interrogatoire préalable en equity, je souscris aux conclusions du juge des requêtes. Il doit être clairement établi que les renseignements ne peuvent pas être obtenus auprès d'une autre source comme les exploitants des sites Web désignés (KaZaA, et al.). De plus, si une ordonnance de divulgation était délivrée, il faudrait que l'on tienne compte des débours encourus par les intimés pour réunir les renseignements.

La question du respect de la vie privée

[36]Je souscris à la qualification faite par le juge des requêtes quant au 5e critère, c'est-à-dire, l'intérêt public à la divulgation doit l'emporter sur l'attente légitime de respect de la vie privée de la personne dont on cherche à obtenir l'identité si une ordonnance de divulgation est délivrée.

[37]L'ensemble des intimés ont soulevé la question du respect de la vie privée. Il s'agit d'une considération importante. En vertu de la LPRPDE, les PSI n'ont pas le droit de divulguer «volontairement» des renseignements personnels comme les identités demandées sauf si le client y consent ou sauf si la divulgation est exigée par ordonnance d'un tribunal. En effet, en vertu de l'alinéa 7(3)c), du paragraphe 8(8) et de l'article 28 de la LPRPDE, l'organisation qui fait l'objet d'une demande de production d'un renseignement personnel doit, en vertu de la LPRPDE, «le conserver le temps nécessaire pour permettre au demandeur d'épuiser ses recours». Le défaut de se conformer à cette directive peut exposer l'organisation à être déclarée coupable d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

7. [. . .]

(3) Pour l'application de l'article 4.3 de l'annexe 1 et malgré la note afférente, l'organisation ne peut communiquer de renseignement personnel à l'insu de l'intéressé et sans son consentement que dans les cas suivants:

[. . .]

c) elle est exigée par assignation, mandat ou ordonnance d'un tribunal, d'une personne ou d'un organisme ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements ou exigée par des règles de procédure se rapportant à la production de documents;

[. . .]

8. [. . .]

(8) Malgré l'article 4.5 de l'annexe 1, l'organisation qui détient un renseignement faisant l'objet d'une demande doit le conserver le temps nécessaire pour permettre au demandeur d'épuiser ses recours.

[. . .]

28. Quiconque contrevient sciemment aux paragraphes 8(8) ou 27.1(1) ou entrave l'action du commissaire--ou de son délégué--dans le cadre d'une vérification ou de l'examen d'une plainte commet une infraction et encourt, sur déclaration de culpabilité:

a) par procédure sommaire, une amende maximale de 10 000 $;

b) par mise en accusation, une amende maximale de 100 000 $.

[38]Le droit à la vie privée est important et doit être protégé. Afin d'en arriver à l'équilibre approprié entre le respect de la vie privée et l'intérêt public à la divulgation, la LPRPDE prévoit la protection des renseignements personnels qui sont recueillis, détenus et utilisés par les organisations et ne permet la divulgation de ces renseignements que dans certaines circonstances, lesquelles sont énumérées au paragraphe 7(3). L'objet de la LPRDPE, qui consiste en la création de règles régissant la «collecte, l'utilisation et la communication de renseignements personnels» est mentionné à l'article 3 qui est ainsi libellé:

3. La présente partie a pour objet de fixer, dans une ère où la technologie facilite de plus en plus la circulation et l'échange de renseignements, des règles régissant la collecte, l'utilisation et la communication de renseignements personnels d'une manière qui tient compte du droit des individus à la vie privée à l'égard des renseignements personnels qui les concernent et du besoin des organisations de recueillir, d'utiliser ou de communiquer des renseignements personnels à des fins qu'une personne raisonnable estimerait acceptables dans les circonstances.

[39]L'équilibre délicat entre les intérêts de nature privée et l'intérêt public a toujours été une préoccupation de la Cour lorsqu'il est question d'une demande de divulgation de renseignements confidentiels. Bien que la LPRPDE ne fût pas en vigueur lorsque la décision Glaxo a été rendue, le juge Stone, J.C.A., a néanmoins mentionné ce qui suit au paragraphe 62:

Je ne suis pas convaincu qu'il s'agisse d'une justification suffisante pour refuser de communiquer l'identité des importateurs en l'espèce. L'article 107 laisse entendre que les renseignements recueillis conformément à la Loi seront considérés comme confidentiels, mais en vertu de l'article 108, ces renseignements peuvent être communiqués dans certains cas. Je doute donc que les importateurs s'attendent vraiment à ce que les renseignements qu'ils fournissent aux fonctionnaires des douanes demeurent confidentiels. Fait encore plus important, j'ai des doutes au sujet de l'attente et du degré de confidentialité associés à la nature des renseignements demandés par l'appelante. Comme la Chambre des lords l'a fait remarquer dans l'arrêt Norwich Pharmacal, précité, les noms des importateurs passeront probablement entre les mains de nombreuses personnes avant d'être transmis aux fonctionnaires des douanes. Il n'est donc pas raisonnable de considérer l'identité des importateurs comme constituant un renseignement particulièrement délicat. À mon avis, compte tenu des circonstances de l'espèce, l'intérêt public, lorsqu'il s'agit de s'assurer que l'appelante puisse poursuivre en justice ceux qui ont censément enfreint les droits qu'elle a sur les brevets, l'emporte sur l'intérêt public qui veut que les noms des importateurs demeurent confidentiels.

Il a également souscrit, au paragraphe 26, à la déclaration du vicompte Dilhorne dans Norwich:

Sous réserve de l'intérêt public voulant que le caractère confidentiel des renseignements fournis aux douanes soit protégé, à mon avis, l'intérêt public et le droit que possèdent les titulaires de brevets d'être protégés, lorsque la validité du brevet est reconnue et que la contrefaçon n'est pas contestée, exigent clairement que ces derniers soient en mesure d'obtenir d'une personne concernée qui n'a pas participé à la contrefaçon, au moyen d'un interrogatoire préalable, les noms et adresses des contrefacteurs.

[40]Le raisonnement suivi dans Glaxo et Norwich est convaincant. Les lois en matière de propriété intellectuelle ont été créées afin de protéger la promulgation d'idées. La loi sur le droit d'auteur vise à encourager les innovateurs--les artistes, les musiciens, les inventeurs, les écrivains, les interprètes et les marchands--à créer. Elle a été conçue afin de voir à ce que les idées soient exprimées et développées au lieu de demeurer en veilleuse. Les personnes ont besoin d'être encouragées à développer leurs propres talents ainsi que l'expression personnelle de leurs idées artistiques, notamment la musique. S'ils se font voler les fruits de leurs efforts, leur motivation à exprimer leurs idées en forme tangible se trouve alors à diminuer.

[41]La technologie moderne comme l'Internet a procuré des avantages extraordinaires à la société, notamment des moyens de communication plus rapide et plus efficace visant des auditoires de plus en plus vastes. On ne doit pas permettre que cette technologie oblitère les droits en matière de biens personnels que la société considère importants. Bien que les questions se rapportant au respect de la vie privée doivent également être prises en compte, il me semble qu'elles doivent céder le pas aux préoccupations publiques quant à la protection des droits de propriété intellectuelle dans des situations où la violation menace de diminuer ces droits.

[42]Par conséquent, selon moi, dans les cas où les demandeurs démontrent la légitimité de leur prétention selon laquelle des personnes inconnues violent leur droit d'auteur, ils ont le droit d'exiger que l'identité de ces personnes leur soit révélée afin d'être en mesure d'intenter une action. Toutefois, les cours de justice doivent faire preuve de prudence lorsqu'elles ordonnent une telle divulgation pour s'assurer que l'on empiète le moins possible sur le droit à la vie privée.

[43]S'il s'écoule un long délai entre le moment où la demande de divulgation d'identité est faite par les demandeurs et le moment où ceux-ci reçoivent les renseignements, il se peut que les renseignements soient inexacts. Il semble que cela soit dû au fait qu'une adresse IP peut ne pas être associée à la même personne pendant longtemps. Par conséquent, il est possible que le droit à la vie privée de personnes innocentes soit violé et que des poursuites en justice soient intentées sans justification contre ces personnes. Par conséquent, on doit voir à éviter les retards entre l'enquête et la demande de renseignements. Si on ne fait pas cela, une cour de justice serait peut-être justifiée de refuser de délivrer une ordonnance de divulgation.

[44]De plus, comme l'intervenante, la Clinique d'intérêt public et de politique d'Internet du Canada, l'a souligné, les demandeurs devraient prendre soin de ne pas chercher à obtenir, lors de leur enquête, des renseignements personnels qui n'ont rien à voir avec la violation du droit d'auteur. Si des renseignements privés qui n'ont rien à voir avec les questions de droit d'auteur sont obtenus et que l'identité de l'utilisateur est divulguée, la personne qui obtient les renseignements se trouve peut-être en possession de renseignements de nature très confidentielle concernant l'utilisateur. Si ces renseignements n'ont rien à voir avec la violation du droit d'auteur, il s'agirait d'une atteinte injustifiée aux droits de l'utilisateur et pourrait fort bien équivaloir à une violation de la LPRPDE par les PSI, les exposant ainsi à des poursuites. Par conséquent, dans des situations où les demandeurs, lors de leur enquête, ne se sont pas limités à l'obtention de renseignements pertinents aux questions de violation du droit d'auteur, une cour de justice pourrait bien être justifiée de refuser de délivrer une ordonnance de divulgation de l'identité de l'utilisateur.

[45]De toute manière, si une ordonnance de divulgation est délivrée, des directives précises devraient être données quant au genre de renseignements pouvant être divulgués et quant à la manière selon laquelle ils peuvent être utilisés. De plus, il faut préciser que lorsqu'il existe des éléments de preuve de violation du droit d'auteur, le respect de la vie privée peut être assuré si la cour ordonne que l'utilisateur ne soit identifié que par des initiales ou si elle délivre une ordonnance de confidentialité.

Violation du droit d'auteur

[46]Comme il a déjà été mentionné, le juge des requêtes a fait un certain nombre de déclarations quant à ce qui constituerait ou ne constituerait pas une violation du droit d'auteur (voir le paragraphe 15f) des présents motifs). Vraisemblablement, il a tiré ces conclusions parce qu'il croyait que les demanderesses, afin de réussir à connaître l'identité des utilisateurs, doivent prouver à première vue qu'il y a eu violation.

[47]Selon moi, on n'aurait pas dû tirer des conclusions comme celles-ci à ce stade préliminaire de la présente action. Il aurait fallu examiner la preuve ainsi que le droit applicable à cette preuve après que celle-ci fut produite de façon appropriée. On devrait éviter de tirer des conclusions aussi précises au stade préliminaire car cela pourrait porter préjudice aux parties.

[48]De toute évidence, il est dangereux de tirer de telles conclusions au stade préliminaire d'une action sans que l'on dispose de la preuve ou sans que l'on ait examiné l'ensemble des principes juridiques applicables. Je vais donner un certain nombre d'exemples.

[49]Lorsque le juge des requêtes a déclaré que, en vertu du paragraphe 80(1) [mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 50] de la Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, «le fait de télédécharger une chanson pour usage privé ne constitue pas une violation du droit d'auteur», il a omis de tenir compte de l'application possible du paragraphe 80(2) [mod., idem] ainsi que des circonstances dans lesquelles la défense d'«usage privé» ne peut être invoquée, notamment dans le cas où un enregistrement sonore constitué d'une oeuvre musicale est reproduit sur un support audio pour les usages suivants: la vente, la location, la distribution, la prestation devant un public, la communication au public par télécommunication.

80. (1) Sous réserve du paragraphe (2), ne constitue pas une violation du droit d'auteur protégeant tant l'enregistrement sonore que l'oeuvre musicale ou la prestation d'une oeuvre musicale qui le constituent, le fait de reproduire pour usage privé l'intégralité ou toute partie importante de cet enregistrement sonore, de cette oeuvre ou de cette prestation sur un support audio.

(2) Le paragraphe (1) ne s'applique pas à la reproduction de l'intégralité ou de toute partie importante d'un enregistrement sonore, ou de l'oeuvre musicale ou de la prestation d'une oeuvre musicale qui le constituent, sur un support audio pour les usages suivants:

a) vente ou location, ou exposition commerciale;

b) distribution dans un but commercial ou non;

c) communication au public par télécommunication;

[50]Il semble également que le juge des requêtes n'a pas examiné si l'ensemble des exigences quant à l'application de l'exemption relative à l'usage privé prévu au paragraphe 80(1) de la Loi sur le droit d'auteur ont été satisfaites. Par exemple, si les utilisateurs ne se sont pas servis d'un «support audio», la défense de reproduction pour usage privé ne pourra pas être utilisée (voir Décision de la Commission du droit d'auteur pour la copie privée en 2003 et 2004 (12 décembre 2003) et Société canadienne de perception de la copie privée c. Canadian Storage Media Alliance, [2004] 2 R.C.F. 654 (C.A.)).

[51]Le juge des requêtes a invoqué l'arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, pour affirmer qu'il n'y a pas d' «autorisation» de la part des utilisateurs des enregis-trements sonores des demanderesses en l'espèce, alors qu'il a affirmé en même temps que la preuve quant à la violation était insuffisante. Manifestement, au stade préliminaire de la présente affaire, il est prématuré de tirer une conclusion quant à l'applicabilité de l'arrêt CCH. Le juge des requêtes n'a pas non plus examiné si la copie de chansons par les utilisateurs sur leurs répertoires partagés pouvait constituer une autorisation parce que cela invitait et permettait à d'autres personnes ayant accès à Internet de se faire envoyer les oeuvres musicales et de les copier.

[52]De même, le juge des requêtes a conclu qu'il n'y avait eu aucune «distribution» au sens de la Loi sur le droit d'auteur de sorte qu'elle constituerait une violation. Il a affirmé que pour qu'il y ait distribution, il doit y avoir «un acte positif du propriétaire du répertoire partagé» laissant entendre que mettre des copies «à disposition sur leurs répertoires partagés» ne constitue pas un acte positif. Il n'apparaît pas clairement que la loi exige un «acte positif» et aucune jurisprudence n'est citée à l'appui de sa conclusion.

[53]Le juge des requêtes n'a relevé aucune preuve qu'il y a eu violation à une étape ultérieure en contravention du paragraphe 27(2) [mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 15] de la Loi sur le droit d'auteur parce qu'il n'y a eu «aucune preuve que le violateur en avait connaissance». Cela ne tient pas compte de la possibilité de conclure à la violation même sans que le violateur en ait eu vraiment connaissance si, en effet, il «devrait savoir» qu'il y aurait violation. Le paragraphe 27(2) de la Loi sur le droit d'auteur est ainsi libellé:

27. [. . .]

(2) Constitue une violation du droit d'auteur l'accomplissement de tout acte ci-après en ce qui a trait à l'exemplaire d'une oeuvre, d'une fixation d'une prestation, d'un enregistrement sonore ou d'une fixation d'un signal de communication alors que la personne qui accomplit l'acte sait ou devrait savoir que la production de l'exemplaire constitue une violation de ce droit, ou en constituerait une si l'exemplaire avait été produit au Canada par la personne qui l'a produit:

[. . .]

b) la mise en circulation de façon à porter préjudice au titulaire du droit d'auteur;

[. . .]

d) la possession en vue de l'un ou l'autre des actes visés aux alinéas a) à c); [Je souligne.]

[54]Par conséquent, on peut constater qu'il est dangereux de tirer de telles conclusions au stade préliminaire de la présente cause. Je ne tire pas une telle conclusion en l'espèce et je tiens à préciser que si l'on poursuit la présente cause, on devrait le faire à partir du principe qu'aucune conclusion n'a été tirée jusqu'à maintenant quant à la question de la violation.

[55]En conséquence, l'appel sera rejeté sans préjudice du droit des appelantes de présenter une autre demande de divulgation de l'identité des «utilisateurs» en tenant compte des présents motifs.

[56]Comme le jugement rendu dans le cadre du présent appel favorise également les parties, aucuns dépens ne seront adjugés.

Le juge en chef Richard: Je souscris aux présents motifs.

Le juge Noël, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.