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A‑424‑05

2006 CAF 281

Douglas G. Gunn (appelant)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

Répertorié : Gunn c. Canada (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Sexton, Sharlow et Malone, J.C.A.—Toronto, 4 avril; Ottawa, 21 août 2006.

Impôt sur le revenu — Calcul du revenu — Entreprises agricoles — Appel d’un jugement de la Cour canadienne de l’impôt rejetant l’appel formé à l’encontre de nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu (la Loi) pour les années 1997, 1998 et 1999 dans le cadre desquelles l’art. 31 a été appliqué pour limiter à 8 750 $ la déduction pour pertes agricoles de l’appelant — Pendant plus de 30 ans, l’appelant a géré un cabinet juridique et une entreprise agricole — Le cabinet juridique a été relativement lucratif, mais l’entreprise agricole a donné lieu à des pertes d’exploitation — L’appelant a déclaré que ses activités agricoles lui ont permis de se faire des relations qui ont accru la rentabilité de son cabinet d’avocats; il s’agissait d’une synergie unique entre deux sources de revenu — Le critère relatif à l’application de l’art. 31 porte sur la question principale (si l’agriculture constitue la principale source de revenu) et la question de la combinaison (si la principale source de revenu est à la fois l’agriculture et une autre source de revenu) — L’art. 31 s’applique si la réponse aux deux questions est négative — La décision que la Cour suprême du Canada a rendue en 1978 dans l’arrêt Moldowan c. La Reine précise que si le contribuable, en exploitant sa ferme, se livre simplement à un passe‑temps, il ne peut réclamer aucune déduction pour les dépenses engagées — La distinction entre les agriculteurs soumis à l’art. 31 et ceux qui ne le sont pas est fondée sur une comparaison entre les caractéristiques économiques de l’entreprise agricole et celles des autres activités imposables — La manière dont l’arrêt Moldowan répond à la question de la combinaison dont parle l’art. 31 a suscité des critiques, surtout l’observation du juge Dickson selon laquelle l’art. 31 devrait s’appliquer à la personne pour qui l’agriculture est une activité « secondaire » ou une source « accessoire » de revenu — Il n’y a, dans l’art. 31, rien qui impose une condition supplémentaire selon laquelle l’agriculture doit être l’élément prédominant de la combinaison — La question de la combinaison commande d’agréger le capital, le revenu et le temps — Comme les activités agricoles de l’appelant offrent manifestement des possibilités de profit, le jugement de la Cour de l’impôt a été infirmé — La Cour de l’impôt a interprété de manière erronée l’art. 31 puisqu’un lien concret entre l’agriculture et une autre source de revenu ne constitue pas une condition préalable à une réponse positive à la question de la combinaison.

Interprétation des lois — Art. 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu — Appel d’un jugement de la Cour canadienne de l’impôt rejetant l’appel formé à l’encontre de nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu (la Loi) pour les années 1997, 1998 et 1999 dans le cadre desquelles l’art. 31 a été appliqué pour limiter à 8 750 $ la déduction pour pertes agricoles de l’appelant — L’art. 31 appelle une analyse textuelle, contextuelle et téléologique — Dans Moldowan c. La Reine, arrêt de 1978 de la C.S.C., le juge Dickson voulait donner une signification rationnelle aux termes communs de l’art. 31 dans le cadre de son interprétation de la question de la combinaison — Cette manière d’interpréter la question va à l’encontre de la jurisprudence récente mettant en garde contre le développement de règles jurisprudentielles en matière fiscale — Les termes de l’art. 31 qui exposent la question de la combinaison sont des termes courants, mais leur sens grammatical ordinaire est intelligible — La « combinaison » évoque une addition ou un agrégat — En matière fiscale, l’interprétation des lois doit prendre en compte le fait que le contribuable a besoin de règles qui soient uniformes, prévisibles et équitables — Si la loi fiscale n’est pas explicite, l’incertitude raisonnable ou l’ambiguïté des faits découlant du manque de clarté de la loi doit jouer en faveur du contribuable — Ce principe ne doit être utilisé qu’en dernier recours, lorsque l’application des principes ordinaires de l’interprétation des lois laisse subsister une incertitude sur la question de savoir si la loi doit s’appliquer à tel ou tel cas — Parce que l’art. 31 n’est pas raisonnablement clair, le principe devrait s’appliquer — La question de la combinaison ne doit pas être interprétée en fonction du critère jurisprudentiel selon lequel l’agriculture doit être l’élément prédominant de la combinaison de l’agriculture et de la seconde source de revenu; elle doit plutôt bénéficier d’une interprétation plus libérale, qui commande d’agréger divers facteurs économiques pertinents.

Il s’agissait d’un appel d’un jugement de la Cour canadienne de l’impôt rejetant l’appel formé par l’appelant à l’encontre de nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu (la Loi) pour les années 1997, 1998 et 1999 dans le cadre desquelles l’article 31 a été appliqué pour limiter à 8 750 $ la déduction pour pertes agricoles de l’appelant. L’article 31 prévoit une formule pour calculer la perte réputée du contribuable lorsque le revenu ne provient principalement ni de l’agriculture ni d’une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source. Pendant plus de 30 ans, l’appelant a géré un cabinet juridique et une entreprise agricole dans le cadre de laquelle il élève des bovins de race et produit du tabac. Bien que son cabinet juridique n’ait exigé qu’un investissement modeste et ait été lucratif, son entreprise agricole a exigé un capital plus important et a surtout donné lieu à des pertes d’exploitation. Malgré les pertes, nul ne conteste que les activités agricoles constituaient une entreprise, une activité commerciale exercée à des fins lucratives et dans un espoir raisonnable de réaliser des bénéfices. Entre 1990 et 1997, l’appelant a acquis six terres agricoles en plus de son domaine rural et il a investi beaucoup de temps et d’argent pour mettre ces biens‑fonds aux normes élevées qu’il s’est fixées pour ses travaux agricoles. La majeure partie des biens agricoles nets de l’appelant est composée de terres et de bâtiments. Il consacre entre 30 et 35 pour cent de son temps aux activités agricoles, et le reste à son cabinet. Sans le soutien financier procuré par son cabinet d’avocats, l’appelant n’aurait pas pu financer la modernisation de ses activités agricoles. De plus, ses pertes agricoles à compter des années 90 ont été plus élevées qu’elles ne l’auraient sans doute été autrement, et cela en raison de plusieurs dépenses exceptionnelles et plusieurs événements imprévus. La question à trancher était celle de savoir si l’article 31 s’appliquait à l’appelant au cours des années en cause.

Arrêt : l’appel est accueilli.

Le passage introductif de l’article 31 précise le critère, qui comporte deux questions, applicable. La « question principale » est celle de savoir si l’agriculture est la principale source de revenu du contribuable et la « question de la combinaison » est celle de savoir si la principale source de revenu du contribuable est à la fois l’agriculture et une autre source de revenu. L’article 31 ne s’applique que si la réponse aux deux questions est négative. La simple analyse textuelle laisse sans réponse les questions importantes de savoir quel est le sens de l’expression « principale source de revenu » et si une réponse positive à la question de la combinaison signifie que l’agriculture doit être prédominante.

En général, le contribuable qui exploite une entreprise doit payer l’impôt sur les bénéfices tirés de cette entreprise au cours d’une année donnée. Si l’exploitation de l’entreprise se solde par une perte au cours d’une année donnée, cette perte peut être déduite des autres revenus du contribuable pour cette année. Les articles 28 à 31 contiennent des règles spéciales pour l’établissement du bénéfice ou de la perte d’une entreprise agricole. L’article 31 limite le droit de certains agriculteurs de déduire les pertes de l’entreprise agricole et constitue une exception à la règle que le contribuable qui subit une perte au titre de l’exploitation de l’entreprise au cours d’une année a le droit de déduire cette perte de ses autres revenus de l’année.

Dans Moldowan c. La Reine, un arrêt de 1978 portant sur l’article 31, la Cour suprême du Canada a statué que si le contribuable, en exploitant sa ferme, se livre simplement à un passe‑temps, sans expectative raisonnable de profit, il ne peut réclamer aucune réduction pour les dépenses engagées. Cependant, l’objectif du législateur dans l’article 31 était flou en 1977 lorsque fut rendu l’arrêt Moldowan et il le reste.

En général, lorsqu’une disposition de la Loi fait subir un désavantage fiscal à un groupe de contribuables et non sur les autres, la politique fiscale sous‑jacente à la disposition peut se déduire des conditions légales de son application. La distinction entre les agriculteurs qui sont soumis à l’article 31 et ceux qui ne le sont pas se fonde sur une comparaison entre les caractéristiques économiques de l’entreprise agricole et celles des autres activités imposables de l’agriculteur. Ce que cela révèle sur le sens de l’expression « principale source de revenu » reste toutefois obscur. Enfin, bien que les tribunaux se soient montrés très critiques à l’endroit de l’article 31, l’une des dispositions de la Loi qui a le plus donné lieu à un abondant contentieux, il a été impossible de trouver la raison d’être de cette disposition dans la jurisprudence.

La manière dont l’arrêt Moldowan répond à la question de la combinaison a suscité des critiques, surtout l’observation du juge Dickson selon laquelle l’article 31 doit s’appliquer à la personne pour qui l’agriculture est une activité « secondaire » ou une source « accessoire » de revenu. L’article 31 n’emploie pas les mots « secondaire » ou « accessoire », ni de terme analogue. Le juge Dickson voulait donner une signification rationnelle à des termes communs, afin d’éviter le danger de priver l’article 31 de tout sens. S’agissant de la question principale, il a fort raisonnablement conclu que, pour déterminer quelle est la principale source de revenu d’une personne, il est nécessaire d’apprécier et de soupeser plusieurs facteurs pertinents. Mais, en ce qui a trait à la question de la combinaison, il a formulé des directives fondées sur une supposition quant à l’objectif du texte légal, une supposition qui ne découle pas, expressément ou par déduction, de la loi elle‑même. Cette manière d’interpréter la question de la combinaison va à l’encontre des enseignements récents de la Cour suprême du Canada, qui met en garde contre le développement de règles jurisprudentielles en matière fiscale. Des causes récentes portaient sur une disposition légale qui présentait un sens littéral perceptible, alors que les contribuables faisaient valoir qu’ils devaient pouvoir se fonder sur les termes employés par le législateur plutôt que sur une interprétation préconisée par la Couronne, mais sans fondement dans la loi. Les termes de l’article 31 qui exposent la question de la combinaison sont des termes courants, mais leur sens grammatical ordinaire est intelligible; l’article 31 parle d’une combinaison, ce qui, dans la langue ordinaire, évoque une addition ou un agrégat. Il n’y a, dans l’article 31, ni ailleurs dans la Loi, rien qui impose une condition supplémentaire selon laquelle l’agriculture doit être l’élément prédominant de la combinaison.

En matière fiscale, l’interprétation des lois doit prendre en compte le fait que, dans un régime fiscal d’autocotisation qui respecte le droit du contribuable de planifier intelligemment ses affaires fiscales, celui‑ci a besoin de règles qui soient uniformes, prévisibles et équitables. Les dispositions qui sont vagues au point qu’il est impossible de prédire leur application avec une certitude raisonnable nuisent aux objectifs de l’interprétation des lois. Il en va de même pour celles qui sont appliquées d’après une règle jurisprudentielle purement prétorienne. Si la loi fiscale n’est pas explicite, l’incertitude raisonnable ou l’ambiguïté des faits découlant du manque de clarté de la loi doit jouer en faveur du contribuable. Ce principe ne doit être utilisé qu’en dernier recours, lorsque l’application des principes ordinaires de l’interprétation des lois laisse subsister une incertitude raisonnable sur la question de savoir si la disposition en cause est censée s’appliquer à tel ou tel cas. Parce que l’article 31 de la Loi n’est pas raisonnablement clair, ce principe devrait s’appliquer néanmoins. La question de la combinaison devrait être interprétée de manière à n’exiger qu’un examen de l’effet cumulatif du total du capital investi dans l’agriculture et dans une deuxième source de revenu, du total du revenu tiré de l’agriculture et d’une deuxième source de revenu, et du total du temps consacré à l’agriculture et à la seconde source de revenu, compte tenu du mode de vie ordinaire du contribuable, de son expérience de l’agriculture, enfin de ses intentions et de ses attentes. On évitera ainsi d’appliquer le critère jurispru-dentiel selon lequel l’agriculture doit être l’élément prédomi-nant de la combinaison de l’agriculture et de la seconde source de revenu.

Comme il appert de la preuve en l’espèce que l’appelant voyait un potentiel de gain dans sa ferme, ce que la Couronne a admis, le jugement de la Cour de l’impôt a été infirmé. Qui plus est, parce que la Cour de l’impôt a répondu à la question principale par la négative, elle devait se pencher sur la question de la combinaison. Ce faisant, elle n’a pris en compte que l’argument de l’appelant selon lequel le succès financier de son cabinet d’avocats était attribuable en partie à une synergie entre son cabinet et son exploitation agricole. Elle a rejeté l’argument de l’appelant qui a fait valoir que ce lien concret suffisait pour conclure que son exploitation agricole et son cabinet d’avocats, considérés de concert, constituaient sa principale source de revenu, et donc que l’article 31 de la Loi ne pouvait pas s’appliquer à lui. La conclusion de la Cour de l’impôt selon laquelle la ferme de l’appelant ne contribuait pas de manière significative à la prospérité de son cabinet d’avocats, et le cabinet d’avocats ne devait pas son existence ou son succès à la ferme était fondée sur l’idée que, pour savoir si l’article 31 s’applique à un contribuable donné, l’agriculture et une seconde source de revenu ne peuvent pas être « combinées » à moins qu’il y ait un lien concret entre l’agriculture et une autre source de revenu. Ce n’était pas là la bonne manière d’interpréter la question de la combinaison visée par l’article 31 puisqu’un lien concret ne constitue pas une condition préalable à une réponse positive à la question de la combinaison dont parle l’article 31. Bien que la notion de « lien » n’ait jamais été mentionnée dans l’article 31, cela ne veut pas dire que l’existence d’un lien entre l’agriculture et une autre source de revenu n’a pas de pertinence quant à la question de la combinaison.

Il aurait fallu accorder au témoignage de l’appelant, qui faisait état de la « synergie » entre sa ferme et son cabinet, un certain poids en ce qui a trait à la question de la combinaison. La ferme et le cabinet d’avocats de l’appelant formaient la quasi‑totalité de son revenu et constituaient la majeure partie, sinon la totalité, de son capital professionnel. Une interpréta-tion plus libérale de la question de la combinaison dont parle l’article 31, une interprétation qui commande d’agréger les divers facteurs économiques pertinents menant à la conclusion que la principale source de revenu de l’appelant est une combinaison de ses activités agricoles et juridiques, était nécessaire. Enfin, même au vu de l’arrêt Moldowan quant à la question de la combinaison, la réponse à cette question était affirmative et il s’ensuit que l’appelant aurait dû bénéficier d’une déduction intégrale de ses pertes agricoles.

lois et règlements cités

Loi de l’Impôt de Guerre sur le Revenu, 1917, S.C. 1917, ch. 28, art. 3 (mod. par S.C. 1919, ch. 55, art. 2; 1920, ch. 49, art. 2; 1923, ch. 52, art. 1), 4.

Loi de l’impôt de guerre sur le revenu, S.R.C. 1927, ch. 97, art. 10.

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 18(1)b), 28 (mod. par L.C. 1994, ch. 7, ann. II, art. 18; 1995, ch. 21, art. 7; 1998, ch. 19, art. 83; 2001, ch. 17, art. 18), 29, 30, 31 (mod. par L.C. 1995, ch. 21, art. 8), 248(1) « agriculture ».

Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1948, ch. 52, art. 13 (mod. par S.C. 1950‑51, ch. 51, art. 4; 1952, ch. 29, art. 4).

Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970‑71‑72, ch. 63, art. 31.

Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, ch. 148, art. 12(1)b).

jurisprudence citée

décision non suivie :

Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480.

décisions appliquées :

Hypothèques Trustco Canada c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601; 225 DTC 5547; 2005 CSC 54; Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., [1997] 1 R.C.S. 411; Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622; (1999), 99 DTC 5682; Johns‑Manville Canada Inc. c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 46.

décisions différenciées :

Morrissey c. Canada, [1989] 2 C.F. 418 (C.A.); Poirier (B.) Succession c. Canada, [1992] A.C.F. no 281 (C.A.) (QL).

décisions examinées :

R. c. Graham, [1985] 2 C.F. 107 (C.A.); Watt c. Canada, 2001 CAF 72; Canada c. Donnelly, [1998] 1 C.F. 513 (C.A.); Kroeker c. Canada, 2002 CAF 392; Québec (Communauté urbaine) c. Corp. Notre‑Dame de Bon‑Secours, [1994] 3 R.C.S. 3; (1994), 95 DTC 5091; Gestion S.A.P. Inc. c. Canada (Ministre du Revenu national) (1993), 94 DTC 1342 (C.C.I.).

décisions citées :

Gunn c. Canada, 2005 CCI 437; Canderel Ltd. c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 147; Pioneer Laundry and Dry Cleaners Ltd. v. Minister of National Revenue, [1940] A.C. 127 (P.C.); D.R. Fraser and Co. Ltd. v. Minister of National Revenue, [1949] A.C. 24 (P.C.); Minister of National Revenue v. Barbara A. Robertson, [1954] R.C.É. 321; Poirier (Syndic de) c. M.R.N., [1986] 1 C.T.C. 308; (1986), 86 DTC 6124; 2 F.T.R. 11 (C.F. 1re inst.); Hover c. M.R.N., [1992] A.C.I. no 735 (QL); Hadley c. R., [1985] A.C.F. no 30 (1re inst.) (QL); 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804.

doctrine citée

Benson, Edgar J. Propositions de réforme fiscale, Ottawa : Ministère des Finances, 1969.

Canada. Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité. Ottawa : Imprimeur de la Reine, 1966‑67 (président : K. M. Carter).

Débats de la Chambre des communes, vol. III, 6e sess., 21e lég. le 27 mai 1952, aux pp. 2626 et ss.

Débats de la Chambre des communes, vol V, 4e sess, 21e lég. le 13 juin 1951, à la p. 4161.

Hogg, Peter W. and J. E. Magee. Principles of Canadian Income Tax Law, 2nd ed. Scarborough, Ont. : Carswell, 1997.

Stikeman, Heward et al. « Transactions to Avoid or Minimize Tax » in Special Lectures of the Law Society of Upper Canada on Taxation, Toronto : Richard De Boo Ltd., 1944.

Thomas, Richard « Current Cases—A Farm Loss with a Difference—The Farmer is Successful » (1993), 41 Rev. fisc. Can. 513.

APPEL d’un jugement de la Cour canadienne de l’impôt (2005 CCI 437) rejetant l’appel formé par l’appelant à l’encontre de nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années 1997, 1998 et 1999 parce que la Cour de l’impôt a conclu que l’article 31 a été appliqué correctement à chacune de ces années, limitant ainsi à 8 750 $ la déduction pour pertes agricoles de l’appelant. Appel accueilli.

ont comparu :

Sandra L. Monger pour l’appelant.

Charles Camirand pour l’intimée.

avocats inscrits au dossier :

Gunn & Associates, St. Thomas (Ontario) pour l’appelant.

Le sous‑procureur général du Canada pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]La juge Sharlow, J.C.A. : Appel est interjeté d’un jugement de la Cour canadienne de l’impôt (2005 CCI 437) rejetant l’appel formé par M. Gunn à l’encon-tre de nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 (5e suppl.), ch. 1, pour les années 1997, 1998 et 1999. La seule question en litige est de savoir si le juge de la Cour de l’impôt a eu raison de dire que l’article 31 [mod. par L.C. 1995, ch. 21, art. 8] de la Loi de l’impôt sur le revenu s’appliquait à chacune de ces années et limitait à 8 750 $ la déduction pour pertes agricoles de M. Gunn.

FAITS

[2]Les faits ne sont pas contestés. Durant plus de 30 ans, M. Gunn a géré un cabinet juridique et une entreprise agricole en y investissant du capital et en y consacrant son talent, son savoir et son énergie. Son cabinet juridique, qui n’a exigé qu’un investissement relativement modeste, a été lucratif. Son entreprise agricole a exigé un capital plus important, mais la plupart du temps elle a surtout donné lieu à des pertes d’exploitation. Malgré les pertes subies par M. Gunn relativement à ses activités agricoles, nul ne conteste que celles‑ci constituent une entreprise, une activité commerciale exercée à des fins lucratives et dans un espoir raisonnable de réaliser des bénéfices.

[3]M. Gunn a été élevé près de Saint‑Thomas, en Ontario, sur une exploitation établie par son grand‑père. Son père y élevait des vaches et des moutons et y produisait des cultures de rapport. M. Gunn travaillait à la ferme de son père durant l’été lorsqu’il fréquentait l’Université Western Ontario. C’est ainsi qu’il a financé ses études. En 1962, M. Gunn a acquis une participation de 25 p. 100 dans une exploitation agricole. Ses parents et son frère en étaient les autres propriétaires. Le domaine fut vendu quelques années plus tard.

[4]En 1965, M. Gunn a obtenu son diplôme de la faculté de droit de l’Université Western Ontario. Il s’est inscrit au barreau de l’Ontario en 1967 et il exerce le droit depuis. En 1984, il a constitué son propre cabinet, Gunn et Associés, à Saint‑Thomas. À l’époque où a eu lieu l’audience devant la Cour de l’impôt, quatre avocats étaient employés par M. Gunn.

[5]En 1972, M. Gunn a acheté le bien‑fonds qui constitue aujourd’hui son domaine rural. Il se trouve près de Saint‑Thomas, non loin de son cabinet. À l’époque, les bâtiments étaient en piteux état et, au cours des années qui ont suivi, M. Gunn et son épouse ont ensemble construit l’habitation qu’ils occupent encore et refait à neuf les bâtiments agricoles qui se trouvaient sur le domaine. Le domaine compte aujourd’hui cinq étables, dans lesquelles M. Gunn élève depuis les 30 dernières années des bovins de la race Hereford. En 2005, M. Gunn avait constitué un troupeau comptant environ 50 vaches reproductrices.

[6]L’élevage du bétail exige beaucoup de temps, de soins et de connaissances. M. Gunn exécute lui‑même, avec son épouse, la plupart des tâches afférentes à cette occupation. Jusqu’en septembre 2004, il avait aussi un ouvrier à sa disposition. Il prend toutes les décisions se rapportant à l’élevage. À l’époque du vêlage, il examine et nourrit le bétail et visite les étables deux fois par jour, tôt le matin, puis le soir. Son épouse en fait le tour durant la journée, et il peut revenir chez lui rapidement si cela est nécessaire. Il n’est jamais absent de chez lui plus de quelques jours. Il travaille aussi à la ferme durant les fins de semaine, et certains jours de la semaine durant l’été, exécutant la plupart des tâches manuelles requises pour les semailles et la fenaison, avec l’aide de travailleurs occasionnels. Il fait aussi tous les travaux d’écriture et de comptabilité qui se rapportent à l’élevage et à l’enregistrement de son bétail.

[7]Entre 1990 et 1997, M. Gunn a acquis, dans les environs de Saint‑Thomas, six nouvelles terres agricoles, où il cultive le seigle, le foin et sa principale culture de rapport, le tabac. Un bon nombre de ces biens‑fonds étaient en très mauvais état lors de l’achat, qu’il s’agisse du sol ou des bâtiments et équipements. Durant cette période, M. Gunn n’a pas été avare de son temps et de son argent pour mettre ces biens‑fonds aux normes élevées qu’il s’est fixées pour ses travaux agricoles. Il a dû notamment améliorer le sol en y ajoutant de grandes quantités d’engrais, qu’il a fallu transporter par camion sur de longues distances. Il a aussi consacré beaucoup de temps et d’argent à l’amélioration des bâtiments et à la réparation des équipements, qui avaient été fort négligés.

[8]Plus récemment, M. Gunn est passé de la production de tabac séché à l’air chaud à la production de tabac Burley séché à l’air naturel, qui exige moins de main‑d’œuvre et qui est plus rentable. Le tabac Burley séché à l’air naturel est moins coûteux à produire et, contrairement au tabac séché à l’air chaud, il n’est pas soumis aux quotas provinciaux de production. M. Gunn a témoigné devant la Cour de l’impôt que, lorsque sera achevée la transition vers le tabac Burley, il fera partie, sur le plan du rendement et de la qualité de sa production de tabac, des premiers dix pour cent de tous les producteurs de l’Ontario.

[9]M. Gunn a l’habitude de commencer le travail à la ferme vers 6 heures du matin, puis de se rendre à son cabinet vers 9 heures, jusque vers 16 heures, pour revenir à la ferme afin d’y effectuer d’autres travaux en fin d’après‑midi et durant la soirée. Selon ses estima-tions, il consacre normalement environ 50 heures par semaine à son cabinet et environ 20 heures par semaine aux travaux de la ferme.

[10]M. Gunn a été président de l’Ontario Crop Insurance Arbitration Board et a travaillé pour d’autres organismes liés à l’agriculture et à l’élevage du bétail. Durant son témoignage, il a dit que nombre des clients de son cabinet d’avocats sont des gens qu’il a connus grâce à ses activités agricoles. Les futurs clients sont invités à communiquer avec lui par téléphone ou à se rendre en personne à sa ferme, et c’est souvent ce qu’ils font. L’analyse qu’il a faite des dossiers ouverts dans son cabinet au cours des années visées par l’appel montre qu’entre 10 p. 100 et 15 p. 100 d’entre eux concernaient des clients qu’il avait rencontrés à la faveur de ses activités agricoles. Selon lui, un nombre bien plus élevé de dossiers pouvait être attribué indirectement à ses relations agricoles.

[11]La valeur nette des biens agricoles de M. Gunn s’élève à environ 2 millions $, dont la plus grande partie consiste en terres et en bâtiments. Le capital investi dans son cabinet est d’environ 62 000 $ (compte non tenu des états non facturés et des éléments incorporels). Il consacre entre 30 et 35 p. 100 de son temps aux activités agricoles, et le reste à son cabinet. Les revenus agricoles nets et les revenus professionnels nets de M. Gunn depuis 1987 se présentent ainsi :

 

 

 

 

   Farm Income /

Revenus agricoles

 

 

Year /

Année

 

Net professional

income ($) /

Revenus professionnels nets ($)

 

Gross ($) /

Bruts($)

 

 

Expenses ($) /

Dépenses

agricoles ($)

 

Net ($) /

Revenus

agricoles net ($)

 

1987

165,663

  66,719

126,156

 (59,437)

1988

  152,682 

   59,481

   84,575

 (25,094)

1989

268,770

  30,139

  88,726

  (58,587)

1990

280,017

  32,307

  82,142

  (49,835)

1991

235,854

  44,873

  98,645

  (53,772)

1992

428,077

  82,451

130,360

  (47,909)

1993

256,723

105,226

191,241

  (86,015)

1994

270,818

321,246

377,862

  (56,616)

1995

277,869

162,554

222,011

  (59,457)

1996

221,013

295,364

426,683

(131,319)

1997

308,686

217,560

272,013

  (54,453)

1998

204,865

366,877

474,383

(107,506)

1999

308,447

258,489

417,417

(158,928)

2000

428,189

395,585

429,213

 (33,628)

2001

331,419

225,572

272,246

  (46,674)

2002

305,890

231,452

192,293

  39,159

2003

369,356

148,406

235,390

  (85,024)

2004

247,031

326,109

229,997

  96,112

[12]M. Gunn a témoigné que, sans le soutien financier procuré par son cabinet d’avocats, il n’aurait pas pu financer la modernisation de ses activités agricoles. Il a dit aussi que ses pertes agricoles durant les années 90 et les années ultérieures ont été plus élevées qu’elles ne l’auraient sans doute été autrement, et cela en raison de plusieurs dépenses exceptionnelles et plusieurs événements imprévus. D’abord, M. Gunn a consacré beaucoup d’argent à la remise en état des biens agricoles qu’il avait achetés durant cette période. À la date du procès, M. Gunn estimait qu’il n’aurait pas d’autres obligations à ce chapitre. Deuxièmement, il a fallu à M. Gunn quelques années pour passer de la production de tabac séché à l’air chaud à la production plus rentable de tabac Burley séché à l’air naturel. Troisièmement, en 2003 et par la suite, la rentabilité des activités d’élevage de M. Gunn, comme pour presque tous les éleveurs au Canada, a été touchée par la découverte de l’encéphalopathie spongiforme bovine (la maladie de la vache folle) dans certains troupeaux de bovins au Canada. Quatrièmement, si M. Gunn n’avait pas déduit certaines sommes au titre de la déduction pour amortissement durant les années 2000 à 2004, son bénéfice agricole pour ces années aurait été supérieur (et ses pertes auraient été moindres).

[13]L’avocat de l’intimée a reconnu, dans ses conclusions, à la fin de l’audience tenue devant la Cour de l’impôt, que l’entreprise agricole de M. Gunn offrait un potentiel de revenu pour les années en cause ainsi que pour les années ultérieures, mais il a fait valoir que le potentiel de revenu agricole n’atteindrait jamais le potentiel de revenu du cabinet d’avocats de M. Gunn. Le juge de la Cour de l’impôt a admis que M. Gunn avait véritablement fait de l’agriculture une activité professionnelle depuis plus de 35 ans, que, durant les années visées par l’appel, il s’y était consacré plus que jamais, qu’il s’y consacrait encore pleinement et qu’il entendait poursuivre dans les années à venir son travail de professionnel du droit et son travail d’éleveur.

L’article 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu

[14]L’article 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu se lit comme suit :

31. (1) Lorsque le revenu d’un contribuable, pour une année d’imposition, ne provient principalement ni de l’agriculture ni d’une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source, pour l’application des articles 3 et 111, ses pertes pour l’année, provenant de toutes les entreprises agricoles exploitées par lui, sont réputées être le total des montants suivants :

a) la moins élevée des sommes suivantes :

(i) l’excédent du total de ses pertes pour l’année, déterminées compte non tenu du présent article et avant toute déduction prévue aux articles 37 ou 37.1 et provenant de toutes les entreprises agricoles exploitées par lui, sur le total des revenus, ainsi déterminés, qu’il a tirés pour l’année de ces entreprises,

(ii) 2 500 $ plus la moins élevée des sommes suivantes :

(A) 1/2 de l’excédent du montant visé au sous‑alinéa (i) sur 2 500 $,

(B) 6 250 $;

b) l’excédent éventuel de la somme visée au sous‑alinéa (i) sur la somme visée au sous‑alinéa (ii) :

(i) la somme qui serait déterminée en vertu du sous‑alinéa a)(i) compte non tenu du passage « et avant toute déduction prévue aux articles 37 ou 37.1 »,

(ii) la somme déterminée en vertu du sous‑alinéa a)(i).

Examen

[15]Vu les points de droit soulevés dans cette affaire, il est nécessaire de définir le sens du passage introductif de l’article 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu. L’interprétation de l’article 31 appelle une analyse textuelle, contextuelle et téléologique propre à lui donner le sens qui s’harmonise avec l’ensemble de la Loi de l’impôt sur le revenu et qui assure l’uniformité, la prévisibilité et l’équité requises pour que les contribuables puissent organiser leurs affaires intelligemment : Hypothèques Trustco Canada c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601, aux paragraphes 10 à 12.

a) Analyse textuelle

[16]Le passage introductif de l’article 31 précise le critère d’application. Le critère soulève deux questions. Je les appellerai la « question principale » (l’agriculture est‑elle la principale source de revenu du contribuable?) et la « question de la combinaison » (la principale source de revenu du contribuable est‑elle à la fois l’agriculture et une autre source de revenu?). L’article 31 ne s’applique que si la réponse aux deux questions est négative.

[17]Le reste de l’article 31 énonce les conséquences de son application (en l’espèce, cela n’est pas matière à controverse).

[18]La simple analyse textuelle laisse sans réponse deux questions importantes. D’abord, quel est le sens de l’expression « principale source de revenu » (une expression qui n’est pas définie dans la Loi de l’impôt sur le revenu)? Deuxièmement, une réponse positive à la question de la combinaison signifie‑t‑elle que l’agriculture doit être prédominante?

b) Contexte légal

[19]Le contexte légal à retenir comprend le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu en ce qui a trait au calcul et au traitement fiscal des bénéfices d’entreprise et des pertes d’entreprise, et les règles spéciales applicables au calcul et au traitement fiscal du bénéfice et de la perte d’une entreprise agricole. Aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu, le terme « agriculture » est défini ainsi [paragraphe 248(1)] :

248. (1) [. . .]

« agriculture » Sont compris dans l’agriculture la culture du sol, l’élevage ou l’exposition d’animaux de ferme, l’entretien de chevaux de course, l’élevage de la volaille, l’élevage des animaux à fourrure, la production laitière, la pomoculture et l’apiculture. Ne sont toutefois pas visés par la présente définition la charge ou l’emploi auprès d’une personne exploitant une entreprise agricole.

[20]En général, le contribuable qui exploite une entreprise doit payer l’impôt sur les bénéfices tirés de cette entreprise au cours d’une année donnée. Si l’exploitation de l’entreprise se solde par une perte au cours d’une année donnée, cette perte peut être déduite des autres revenus du contribuable pour ladite année. Le bénéfice annuel ou la perte annuelle de l’entreprise peuvent être déterminés par toute méthode qui donne une image exacte des résultats financiers de l’entreprise pour l’année, et qui s’accorde avec la Loi de l’impôt sur le revenu, les principes dégagés par la jurisprudence et les principes commerciaux reconnus : Canderel Ltée c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 147, au paragraphe 53.

[21]La Loi de l’impôt sur le revenu contient plusieurs règles spéciales permettant de calculer le bénéfice ou la perte d’une entreprise agricole. Ces règles se trouvent dans les articles 28 [mod. par L.C. 1994, ch. 7, ann. II, art. 18; 1995, ch. 21, art. 7; 1998, ch. 19, art. 83; 2001, ch. 17, art. 18] à 31.

[22]Conformément à l’article 28, le bénéfice ou la perte d’une entreprise agricole peuvent être déterminés selon une méthode spéciale, celle de la comptabilité de caisse (qui peut aussi servir à calculer le bénéfice ou la perte d’une entreprise de pêche). La plupart des entreprises sont tenues d’utiliser la méthode de la comptabilité d’exercice (c’est‑à‑dire qu’elles doivent comptabiliser dans leurs revenus toutes les sommes qui sont à recouvrer, et comptabiliser dans leurs dépenses toutes les sommes pour lesquelles une charge a été engagée). On considère en général que la comptabilité d’exercice donne une image plus fidèle du revenu que la comptabilité de caisse, mais, pour les agriculteurs, la méthode officielle de la comptabilité de caisse est plus simple à utiliser que la méthode de la comptabilité d’exercice, et elle offre sans doute une meilleure corrélation de la trésorerie de l’entreprise avec leur situation fiscale, tant pour les pertes que pour les bénéfices. Le contribuable qui choisit de recourir à la comptabilité de caisse pour calculer le bénéfice ou la perte de son entreprise agricole peut traiter le coût de ses stocks comme une dépense (à concurrence de leur juste valeur marchande). Toutefois, un rajustement obligatoire pour stocks empêche le contribuable d’utiliser des acquisitions de stocks pour créer ou augmenter une perte agricole (alinéa 28(1)c) de la Loi de l’impôt sur le revenu).

[23]L’article 29 précise l’impact fiscal de la disposition d’un animal qui fait partie d’un « troupeau de base ». Cette disposition a été promulguée en 1972  [S.C. 1970-71-72, ch. 63] pour effectuer la transition du régime fiscal antérieur à 1972 (dans lequel un troupeau d’animaux pouvait être considéré comme un bien immobilisé dont la disposition pouvait induire des gains exonérés d’impôt) au régime actuel, dans lequel un troupeau est considéré comme partie des stocks.

[24]L’article 30 permet de déduire, à titre de dépenses courantes d’une entreprise agricole, le coût du défrichement ou du nivellement de la terre, ou de l’installation d’un système de drainage. Pour la plupart des autres entreprises, les dépenses d’amélioration du sol ne sont pas déductibles, mais sont considérées comme des dépenses en capital comprises dans le coût du bien‑fonds.

[25]L’article 31 limite le droit de certains agriculteurs de déduire les pertes de l’entreprise agricole. Comme nous l’avons vu plus haut, le contribuable qui subit une perte au titre de l’exploitation d’une entreprise au cours d’une année a le droit de déduire cette perte de ses autres revenus de l’année. L’article 31 prévoit une exception à cette règle générale pour certaines pertes agricoles. Si l’article 31 s’applique, la déduction maximale est de 8 750 $ pour la perte résultant d’une entreprise agricole.

[26]Je ne vois, dans le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu se rapportant au calcul et au traitement fiscal des bénéfices et pertes agricoles, aucune disposition qui éclaire le sens de l’expression « principale source de revenu », dans l’article 31, ou qui éclaire la manière dont il convient de répondre à la question de la combinaison. Je n’ai pu trouver dans l’actuelle Loi de l’impôt sur le revenu aucune disposition qui soit analogue au critère de la « principale source de revenu » ou à la question de la combinaison dont parle l’article 31.

[27]Je passe maintenant à l’historique de la loi pour voir s’il peut nous éclairer. L’article 31 a pour origine la première loi canadienne en matière d’impôt sur le revenu, à savoir la Loi de l’Impôt de Guerre sur le Revenu, 1917, S.C. 1917, ch. 28. Selon l’article 4 de cette Loi, était imposé le « revenu », un terme qui, selon l’article 3, comprenait, entre autres, le bénéfice tiré d’une « profession ou vocation, ou de tout commerce, industrie ou affaire ».

[28]Plusieurs alinéas de l’article 3 de la Loi de l’Impôt de Guerre sur le Revenu, 1917 prévoyaient des règles précises pour le calcul du bénéfice. En 1919, l’alinéa 3f) fut ajouté par S.C. 1919, ch. 55, art. 2, pour faire en sorte que le revenu tiré de la principale source de revenu d’un contribuable ne puisse pas être réduit par l’effet d’une perte non rattachée à la principale source de revenu du contribuable.

[29]En 1920 [S.C. 1920, ch. 49, art. 2], une autre modification fut apportée à la loi; elle habilitait le ministre à dire si une opération entraînant une perte était ou non rattachée à la principale source de revenu d’un contribuable. La disposition modificatrice prévoyait que la décision du ministre était « finale et péremptoire ». C’était là l’une de plusieurs dispositions de la Loi de l’Impôt de Guerre sur le Revenu, 1917 qui conféraient au ministre de très larges pouvoirs discrétionnaires quant au calcul des bénéfices et des pertes aux fins de l’impôt sur le revenu.

[30]Dans une modification apportée par S.C. 1923, ch. 52, art. 1, l’alinéa 3f) fut remplacé par la règle selon laquelle le revenu d’un contribuable était réputé ne pas être inférieur au revenu tiré de la principale source de revenu du contribuable. Le ministre avait le pouvoir de dire, à titre définitif et péremptoire, quelle(s) source(s) de revenu, ou quelle combinaison de sources, constituai(en)t la principale source de revenu d’un contribuable. Il convient de noter que, après la modification de 1923, le mot « rattaché » (connected) n’apparaît plus dans l’alinéa 4f), ce qui donne à penser qu’une combinaison de sources de revenus pouvait englober des sources non apparentées.

[31]Dans la codification de 1927 des lois fédérales, la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu a connu un certain nombre de modifications mineures (S.R.C. 1927, ch. 97). L’alinéa 3f) devenait l’article 10. Les deux dispositions sont essentiellement les mêmes.

[32]Il n’existe aucune jurisprudence relative à l’article 10 de la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu, sans doute en raison de la disposition selon laquelle la décision du ministre était finale et péremptoire. En général, les tribunaux s’inclinaient devant le caractère définitif d’une décision ministérielle à moins que l’on pût prouver que le ministre n’avait pas exercé son pouvoir discrétionnaire de bonne foi ou n’avait pas agi dans le respect des principes applicables (Pioneer Laundry and Dry Cleaners Ltd. v. Minister of National Revenue, [1940] A.C. 127 (P.C.); D.R. Fraser and Co. Ltd. v. Minister of National Revenue, [1949] A.C. 24 (P.C.)). Il n’y a pas de jurisprudence se rapportant aux principes applicables en ce qui a trait à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre selon l’article 10 de la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu.

[33]En 1948, une nouvelle Loi de l’impôt sur le revenu ([Loi de l’impôt sur le revenu] S.C. 1948, ch. 52) fut promulguée en remplacement de la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu. La Loi de l’impôt sur le revenu de 1948 était semblable, dans sa structure, à l’actuelle Loi de l’impôt sur le revenu. Nombre des dispositions qui conféraient au ministre un pouvoir discrétionnaire pour le calcul des revenus et des pertes en étaient absentes, ou étaient remaniées, de telle sorte que la décision ministérielle n’était plus finale et péremptoire. L’article 10 de la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu subsistait, constituant désormais les paragraphes 13(1) et (2) de la Loi de l’impôt sur le revenu de 1948. Selon le paragraphe 13(1), le revenu d’une personne pour une année était réputé ne pas être « inférieur à son revenu pour l’année provenant de sa source principale de revenu ». Le paragraphe 13(2) conférait au ministre le pouvoir de dire « quelle source de revenu ou quelles sources de revenus réunies constituent la principale source de revenu d’un contribuable ». Comme aucune disposition ne prévoyait que la décision du ministre était finale et péremptoire, la décision relative à la « principale source de revenu » pouvait faire l’objet d’un appel (Minister of National Revenue v. Barbara A. Robertson, [1954] R.C.É. 321, à la page 331). Il n’en demeurait pas moins que la loi ne comportait aucune directive quant à l’application de l’article 13.

[34]Dans la modification apportée par S.C. 1950‑51, ch. 51, article 4, la première disposition légale qui devait aboutir à l’actuel article 31 était constituée par les paragraphes 13(3) et (4) de la Loi de l’impôt sur le revenu de 1948, applicables à compter de l’année d’imposition 1949. Ces dispositions sont pour l’essentiel identiques à l’actuel article 31, si ce n’est que le montant maximal de la restriction était de 5 000 $.

[35]Lue dans le contexte de la Loi de l’impôt sur le revenu de 1948, dans sa version originale, la restriction applicable aux pertes agricoles était une disposition d’allégement fiscal. Avant l’adoption, dans sa version originale, de la restriction applicable aux pertes agricoles, le contribuable qui subissait une perte agricole, mais dont la principale source de revenu n’était pas l’agriculture (ni une combinaison de l’agriculture et de quelque chose d’autre), n’avait droit à aucun allégement fiscal pour la perte agricole, en raison de la restriction applicable aux pertes générales prévue dans les paragraphes 13(1) et (2). Cependant, une fois promulgués les paragraphes 13(3) et (4), le même contribuable avait le droit de déduire sa perte agricole jusqu’à concurrence de 5 000 $.

[36]L’allégement apporté par la restriction initiale applicable aux pertes agricoles fut expliqué dans un discours prononcé au Parlement par le ministre des Finances de l’époque, l’honorable Douglas Abbott (Débats de la Chambre des communes, 4e session, 21e législature, volume V, 13 juin 1951, à la page 4161; cité dans l’arrêt Morrissey c. Canada, [1989] 2 C.F. 418 (C.A), à la page 423) :

[C]et article est destiné à soulager, dans une certaine mesure, ceux qu’on appelle familièrement les « gentlemen farmers », dont la profession principale n’est pas l’agriculture. On confirme par là une habitude vieille déjà de plusieurs années, au cours desquelles la division de l’impôt sur le revenu autorisait la déduction de la moitié des pertes en espèces subies du fait de ce genre d’exploitation agricole. Comme il s’agissait là d’un revenu supplémentaire, seules étaient déductibles les pertes en espèces; la dépréciation ne l’était pas. On avait ainsi pris une habitude qui n’était peut‑être pas tout à fait conforme à la loi. De toutes parts on nous a fait observer qu’il y aurait lieu de maintenir la pratique en vigueur depuis des années, et qui remonte, je crois, au début des années 20. On a jugé qu’il ne conviendrait pas d’autoriser ces déductions sans établir de limite, parce qu’on pourrait exploiter des fermes de grande classe et subir des pertes considérables du fait de l’élevage de chevaux de race et autres choses semblables. Il ne serait probablement pas juste d’autoriser la déduction illimitée de ces pertes et c’est pour cette raison qu’on a inséré la présente disposition qui fixe la limite à $5,000.

[37]La restriction applicable aux pertes générales prévue aux paragraphes 13(1) et (2), fut abrogée par S.C. 1952, ch. 29, article 4, en vigueur pour l’année d’imposition 1952. Cependant, la restriction applicable aux pertes agricoles demeurait, et elle est toujours en vigueur (sauf qu’est modifiée parfois la formule d’après laquelle est établi le montant de la restriction).

[38]La seule explication que je puisse trouver de la modification de 1952 apparaît dans des propos échangés au Parlement (Débats de la Chambre des communes, 6e session, 21e législature, volume III, 27 mai 1952, à la page 2626 et suivantes; cité dans l’arrêt Morrissey, précité, aux pages 424 et 425). M. Abbott, alors ministre des Finances, disait que la restriction applicable aux pertes générales n’était plus nécessaire, mais que la restriction applicable aux pertes agricoles, une restriction plus spécifique, était nécessaire pour régler la question des « gentlemen farmers » qui ne font jamais de profits grâce à leurs exploitations, mais déduisent leurs pertes à des fins fiscales. Le sens du terme « gentlemen farmers » n’est pas clair, mais, selon un député fédéral, il s’agissait des gens qui [traduction] « gagnent leur argent à la ville et le perdent à la campagne ». À mon avis, il est encore difficile de dire pourquoi les agriculteurs à qui l’on avait conféré en 1949 un allégement spécial furent assujettis en 1952 à un fardeau fiscal plus onéreux que les exploitants d’autres types d’entreprises.

[39]En 1966, la Commission royale sur la fiscalité, appelée Commission Carter, a publié un rapport approfondi et fouillé sur la réforme de l’impôt sur le revenu et de la taxe de vente [Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité]. La question des pertes agricoles constituait un aspect mineur du rapport (trois pages d’un rapport en sept volumes). La Commission Carter admettait que, par principe, la déduction d’une perte agricole ne devait pas être autorisée dans le cas d’une exploitation gérée surtout comme passe‑temps ou à des fins personnelles plutôt que professionnelles, mais la Commission recommandait que le critère flou de l’article 13 soit remplacé par un critère précis, par exemple une limite maximale cumulative quant aux pertes agricoles, ou la non‑déductibilité de toutes les pertes d’une entreprise agricole qui affichait une perte pour trois années sur cinq. Ces recommandations n’ont pas été retenues.

[40]La réponse du gouvernement fédéral au rapport de la Commission Carter fut le Livre blanc intitulé Propositions de réforme fiscale, publié en 1969 par le ministre des Finances de l’époque, E. J. Benson. Le Livre blanc de 1969 avait peu de choses à dire sur l’article 13. On peut lire ce qui suit, à la page 76 du Livre blanc de 1969 :

5.52. L’article 13 de la Loi de l’impôt sur le revenu limite la  faculté  de  déduire  à des fins fiscales les pertes subies dans l’exploitation de ce qu’on nomme communément les fermes d’agrément. Un contribuable qui n’est pas essentiellement cultivateur peut déduire seulement $5,000 de pertes annuelles d’exploitation de ses autres revenus—la totalité des premiers $2,500 de pertes et la moitié de la tranche suivante de $5,000.

5.53. Comme cette disposition vise à empêcher la déduction de dépenses personnelles du revenu imposable, le nouveau régime prévoit que la Loi la conservera. Toutefois, un contribuable pourra réduire ces pertes non déductibles en capitalisant les impôts fonciers sur la ferme et les intérêts des emprunts effectués pour l’acquisition de la ferme. Par « capitaliser » nous entendons l’adjonction de la somme en cause au prix d’achat de la ferme. Cette façon d’agir réduirait le gain de capital qui serait imposé lors de la vente de la ferme, mais il ne serait pas permis d’augmenter le montant de la perte de capital pouvant être déduite.

[41]Le paragraphe 5.53 du Livre blanc de 1969 laissait entendre que l’objet de la restriction applicable aux pertes agricoles, de l’article 13, était d’interdire la déduction des pertes d’une ferme d’agrément, ce qui correspond à l’idée d’interdire la déduction de dépenses personnelles. Il me vient à l’esprit que l’expression « ferme d’agrément » était employée pour désigner une exploitation agricole gérée à des fins personnelles ou sociales, plutôt que comme entreprise. À mon avis, cette manière de voir traduit une incompréhension de l’objet de l’article 13; cette incompréhension a été rectifiée par le juge Dickson dans l’arrêt Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480 (ce point est examiné plus en détail ci‑après).

[42]En 1972, une nouvelle loi de l’impôt sur le revenu fut promulguée dans le sillage du Livre blanc de 1969 : Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970‑71‑72, ch. 63. Ce texte consacrait d’importantes réformes fiscales, notamment l’adoption de l’impôt sur les gains en capital. L’article 13 de la Loi de l’impôt sur le revenu de 1948 devenait l’article 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu de 1972; le texte était identique. La proposition faite au paragraphe 5.53 du Livre blanc de 1969 en faveur d’un rajustement des gains en capital au titre des impôts fonciers et des intérêts payés pour l’acquisition d’une terre agricole fut acceptée, et elle constitue une partie intégrante de l’actuelle Loi de l’impôt sur le revenu. Depuis 1972, aucun changement majeur n’a été apporté aux critères légaux encadrant l’application de l’article 31.

[43]L’historique de la loi évoqué plus haut ne nous enseigne qu’une chose : à l’origine, la question de savoir si un agriculteur était soumis à une limite quant à ses pertes relevait du pouvoir entièrement discrétionnaire du ministre, mais aujourd’hui s’applique un critère légal, dépourvu de lignes directrices explicites.

[44]L’historique de la loi ne permet pas d’expliquer le sens de l’expression « principale source de revenu », ni la manière de répondre à la question de la combinaison. Les débats parlementaires font référence aux « gentlemen farmers » ou à ceux qui « gagnent leur argent à la ville et le perdent à la campagne », mais ces expressions ne permettent pas d’éclaircir le critère prévu par la loi. La référence aux « fermes d’agrément », dans le Livre blanc de 1969, ne le permet pas non plus.

c) Objet de l’article 31

[45]Dans la mesure où l’objet d’une disposition fiscale est déterminé par son effet, on pourrait dire que l’objet de l’article 31 est d’empêcher certains agriculteurs de bénéficier d’un allégement fiscal pour des pertes agricoles dépassant un seuil prévu par la loi (actuellement 8 750 $). Mais pourquoi certains agriculteurs, et pas d’autres, doivent‑ils subir ce fardeau fiscal particulier?

[46]En 1944, Heward Stikeman, alors sous‑ministre adjoint au ministère du Revenu national, fit certaines observations sur la restriction applicable aux pertes générales, restriction énoncée dans l’article 10 de la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu (Special Lectures of the Law Society of Upper Canada on Taxation, publiées par Richard De Boo Limited, 1944, aux pages 121‑124). Le titre de sa conférence était [traduction] « Opérations destinées à éviter ou à minimiser l’impôt ». M. Stikeman a expliqué de la manière suivante l’existence de l’article 10 :

[traduction] À titre d’exemple, citons le cas de la personne qui exploite activement une entreprise manufacturière et simultanément exploite une ferme laitière. Il se pourrait que les deux activités soient toutes deux exercées à des fins lucratives, mais l’on peut clairement affirmer que l’une est l’occupation principale et l’autre une occupation secondaire. Dans un tel cas, le contribuable ne pourrait pas être autorisé à déduire ses pertes agricoles des bénéfices de son entreprise manufacturière puisque lesdites pertes n’ont aucun lien direct avec les bénéfices et qu’elles n’ont pas été véritablement encourues pour réaliser lesdits bénéfices.

[47]Cette explication donne à penser que, aux fins de l’article 10 de la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu, deux activités ne pouvaient pas être « combinées » de manière à constituer « son principal emploi, métier ou commerce, ou de sa principale occupation ou profession » d’un contribuable à moins qu’elles ne fussent directement apparentées ou à moins que les dépenses de l’une ne fussent engagées pour gagner les revenus de l’autre. Cette explication n’est pas vraiment satisfaisante. D’abord, si l’une ou l’autre de ces conditions est remplie, on pourrait soutenir qu’il n’y a qu’une seule entreprise et non deux. Deuxièmement, cette explication ne tient pas compte de la modification apportée en 1923 à la disposition qui allait devenir l’article 10, modification qui supprimait le critère du « rattachement » pour la question de savoir si la principale source de revenu d’un contribuable était une « combinaison » de deux ou plusieurs sources.

[48]M. Stikeman expliqua ensuite que l’article 10 pouvait aussi s’appliquer à la solution du problème des « gentlemen farmers ». Sur cet aspect, il s’exprime ainsi :

[traduction] Aux États‑Unis, des problèmes plus ou moins semblables se posent en ce qui concerne les gentlemen farmers. Il convient de noter cependant qu’il n’y a, dans les lois fiscales des États‑Unis, aucune disposition semblable à l’article 10. Selon la jurisprudence américaine, l’intention véritable d’exploiter une ferme à des fins lucratives ne peut être démentie par le fait que la ferme est en réalité exploitée à perte. Cela présuppose évidemment que les faits et circonstances entourant l’exploitation de la ferme suffisent à établir la réalité de l’intention.

[. . .]

Enfin, la jurisprudence américaine est bien résumée par le juge Smith dans la décision Marshall Field v. Commissioner of Internal Revenue, 26 U.S.B.T.A., à la page 123 :

« Si l’on considère l’ensemble de la jurisprudence, nous arrivons à la conclusion que l’intention du contribuable en ce qui a trait à l’exploitation de la ferme a son importance [. . .] Si le contribuable exploite une ferme dans l’intention de réaliser un bénéfice et pas simplement comme lieu d’agrément, d’exposition ou de socialisation, alors le fait que l’exploitation de la ferme soit déficitaire ne change pas le caractère de l’entreprise, c’est‑à‑dire ne fait pas d’une activité à but lucratif une activité à but non lucratif. »

[49]On ne sait pas exactement ce que M. Stikeman entendait par « gentlemen farmers ». Il semblerait que, à l’époque où M. Stikeman faisait ces observations en 1944, on craignait que, n’eût été l’article 10 de la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu ou une disposition équivalente, les dépenses engagées dans la poursuite d’un passe‑temps ou autre activité exercée pour « l’agrément, l’exposition ou la socialisation » fussent déductibles aux fins de l’impôt sur le revenu, malgré l’absence d’intention de tirer un bénéfice d’une telle activité. La même crainte constitue le fondement des commentaires, cités plus haut, du Livre blanc de 1969.

[50]En 1977, on a conclu que cette crainte était injustifiée. Cette année‑là, il fut reconnu par l’arrêt Moldowan (susmentionné) que, même sans une disposition comme l’article 10 de la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu (ou l’article 31 de l’actuelle Loi de l’impôt sur le revenu), la perte agricole n’est pas déductible si l’activité agricole n’est pas une entreprise. Le juge Dickson [tel était alors son titre], qui s’exprimait pour la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Moldowan, à la page 485 (non souligné dans l’original) notamment fait les observations suivantes :

Il y a d’abord eu controverse, mais il est maintenant admis que pour avoir une « source » de revenu, le contribuable doit avoir en vue un profit ou une expectative raisonnable de profit. L’expression source de revenu équivaut donc au terme entreprise : Dorfman c. M.R.N., ([1972] C.T.C. 151). Voir également l’al. 139(1)ae) de la Loi de l’impôt sur le revenu qui inclut à titre de « frais personnels ou frais de subsistance », donc non déductibles aux fins de l’impôt, les dépenses inhérentes aux propriétés entretenues par le contribuable pour son propre usage et avantage, et non entretenues relativement à une entreprise exploitée en vue d’un profit ou dans une expectative raisonnable de profit. Si le contribuable, en exploitant sa ferme, se livre simplement à un passe‑temps, sans expectative raisonnable de profit, il ne peut réclamer aucune déduction pour les dépenses engagées.

[51]Si, selon la jurisprudence Moldowan de 1977, l’article 31 n’était pas nécessaire pour empêcher les agriculteurs non professionnels de déduire leurs pertes agricoles, pourquoi l’article 31 est‑il resté en vigueur? Le législateur semble croire que l’article 31 a son utilité. Cependant, il m’apparaît que l’objectif du législateur dans l’article 31 était flou en 1977 lorsque fut rendu l’arrêt Moldowan, et qu’il le reste.

[52]En général, lorsqu’une disposition de la Loi de l’impôt sur le revenu fait subir un désavantage fiscal à un groupe de contribuables et non sur les autres, la politique fiscale sous‑jacente à la disposition peut se déduire des conditions légales de son application. La distinction entre les agriculteurs qui sont soumis à l’article 31 et ceux qui ne le sont pas se fonde sur une comparaison entre les caractéristiques économiques de l’entreprise agricole et celles des autres activités imposables de l’agriculteur. Ce que cela peut révéler sur la politique fiscale sous‑jacente à l’article 31, sur le sens de l’expression « principale source de revenu » ou sur la question de savoir comment résoudre la question de la combinaison, reste toutefois obscur.

113 and following), as well as the comments of Justice Mahoney in Morrissey, cited above, at page 430, and Associate Chief Justice Jerome in Poirier (Trustee of) v. M.N.R. [1986] 1 C.T.C. 308 (F.C.T.D.). Most recently Justice Sexton, speaking for this Court in an oral judgment in Watt v. Canada, [2001] 2 C.T.C. 228 (F.C.A.), said this, at paragraph 15:

[53]Les tribunaux se sont montrés très critiques à l’endroit de l’article 31, à commencer par le juge Dickson dans l’arrêt Moldowan (susmentionné), qui l’a qualifié de [à la page 482] « paragraphe difficile, mal formulé et très controversé ». Voir aussi les motifs du juge Marceau dans sa dissidence dans l’arrêt R. c. Graham, [1985] 2 C.F. 107 (à la page 113 et suivantes), ainsi que les observations du juge Mahoney dans l’arrêt Morrissey (susmentionné), à la page 430, et celles du juge  en  chef  adjoint Jerome dans l’arrêt Poirier (Syndic de) c. M.R.N., [1986] 1 C.T.C. 308 (C.F. 1re inst.). Plus récemment, le juge Sexton, s’exprimant pour la Cour dans un arrêt rendu oralement, Watt c. Canada, 2001 CAF 72, fit les observations suivantes, au paragraphe 15 :

Bien que nous nous sentions obligés aux termes de la jurisprudence de notre Cour de rejeter le présent appel, nous ne pouvons pas nous empêcher de remarquer les nombreuses causes ayant trait à l’article 31 portées devant la Cour de l’impôt et la Cour qui donnent parfois lieu à des résultats contradictoires. En dépit de l’apparence d’injustice dans certaines de ces causes, lorsqu’un contribuable qui occupe un emploi bien rémunéré est également impliqué de façon importante dans une entreprise agricole déficitaire qui n’est pas une « ferme d’agrément », le législateur n’a pas réexaminé cette disposition que le juge Dickson a décrit en 1977 comme étant un « paragraphe difficile, mal formulé ». La Cour suprême du Canada ne s’est pas non plus penchée de nouveau sur cette question depuis 1977. Peut‑être est‑il temps de modifier ou du moins de clarifier cette disposition pour la rendre plus contemporaine.

[54]Après examen de la jurisprudence dont je dispose, il m’est impossible de trouver la raison d’être de l’article 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Il semblerait que, par le passé, certains décideurs et conseillers en matière de politique fiscale ont cru, à tort, que les ancêtres de l’article 31 étaient nécessaires pour enrayer une forme particulière d’abus fiscal—le fait de traiter le coût d’une ferme d’agrément (c’est‑à‑dire d’une activité agricole non commerciale exercée uniquement à des fins personnelles ou sociales) comme une perte d’entreprise. Si la même explication, qui laisse à désirer, de l’article 31 est toujours d’actualité, alors le réexamen par le législateur de l’article 31 serait de mise. Cependant, ce n’est pas là une question qui puisse être réglée ici et il ne revient pas à la Cour de se prononcer à ce sujet.

d) Jurisprudence

[55]L’article 31 est l’une des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu qui a le plus donné lieu à un abondant contentieux, mais la plupart des décisions ont eu trait à des questions de fait et seules quelques décisions ont une valeur jurisprudentielle. La décision de principe quant à l’article 31 est l’arrêt Moldowan (susmentionné). M. Moldowan faisait appel de ses cotisations fiscales pour les années 1968 et 1969 et soutenait que l’article 13 de la Loi de l’impôt sur le revenu (l’actuel article 31) ne s’appliquait pas à lui. Durant les années 1960 à 1972, M. Moldowan avait déclaré les revenus et pertes qui suivent :

Year /

Année

 

Employment

($) /

Emploi

($)

 

Investment

($) /

Investissement

($)

 

Business

($) /

Revenu

d’entreprise

($)

 

Farming

($) /

Revenu agricole

($)

 

 Rental

($) /

Revenu

locatif

($)

 

1960

11,500

 ‑0‑

‑0‑

(1,213)

2,700

1961

15,600

 ‑0‑

‑0‑

(2,235)

(872)

1962

15,600

300

 ‑0‑

(1,718)

(750)

1963

15,900

39

‑0‑

1,593

 (1,131)

1964

16,200

38

 ‑0‑

1,369

 ‑0‑

1965

15,900

1,364

 ‑0‑

 (1,684)

‑0‑

1966

15,900

1,194

‑0‑

 (885)

 ‑0‑

1967

13,500

1,625

 ‑0‑

(8,505)

 ‑0‑

1968

1,750

8,822

12,500

 (21,907)

‑0‑

1969

17,833

17,049

 ‑0‑

(20,811)

 ‑0‑

1970

17,309

19,920

(914)

 (7,536)

‑0‑

1971

6,607

7,657

17,416

 (7,539)

‑0‑

1972

22,306

13,385

‑0‑

(4,038)

(312)

[56]Durant les années 1960 à 1967, M. Moldowan était le propriétaire et l’employé d’une société de traitement de matériaux de récupération, Active Trading Ltd. Son revenu d’emploi durant cette période lui était versé par cette société. En 1967, il a vendu cette société, puis il a lancé la société Cascade News Ltd., dont l’activité consistait à distribuer des bulletins de course. Il recevait des dividendes de cette société (revenu de placement). En 1968, il lança une société manufacturière, Cascade Fasteners Ltd., dont il recevait un salaire.

[57]À partir du début des années 1960, M. Moldowan consacra beaucoup de temps à entraîner, prendre en pension et faire courir des chevaux, en son propre nom et pour autrui. Il loua un terrain situé près d’un champ de courses, sur lequel se trouvaient une maison occupée par son entraîneur, trois enclos et quelques stalles. Entre 1962 et 1969, il acheta 53 chevaux pour un coût total de plus de 180 000 $, et il vendit des chevaux au prix d’environ 121 000 $. Il faisait courir ses chevaux au Canada et aux États‑Unis, gagnant des prix qui totalisèrent plus de 180 000 $. Après 1964, ses activités hippiques, qui connurent un sommet en 1968 et 1969, devinrent déficitaires. Il réduisit par la suite ses activités agricoles et disposa de la quasi‑totalité de ses chevaux.

[58]Le juge Dickson, auteur de l’arrêt de la Cour suprême du Canada, a analysé l’ancien article 13 de manière assez fouillée. Sa décision est très souvent citée pour la répartition qu’elle fait de tous les agriculteurs en trois catégories : les agriculteurs de catégorie 1—ceux dont les activités agricoles sont des activités professionnelles et qui ont le droit de déduire toutes leurs pertes agricoles parce que l’article 31 ne s’applique pas à eux; les agriculteurs de catégorie 2— ceux dont les activités agricoles sont des activités professionnelles, mais qui n’ont pas le droit de déduire la totalité de leurs pertes agricoles parce que l’article 31 s’applique à eux; et les agriculteurs de catégorie 3— ceux dont les activités agricoles ne sont nullement des activités professionnelles et qui par conséquent n’ont aucun droit de déduire leurs pertes agricoles.

[59]Le juge Dickson a aussi formulé plusieurs principes censés faciliter la classification de tel ou tel agriculteur dans un cas précis. Je résume ainsi les principes en question :

1) L’expression « principale source de revenu », dans l’article 31, doit être interprétée de manière à englober une entreprise agricole, même pour une année au cours de laquelle l’entreprise a été déficitaire. Autrement, nul contribuable ayant essuyé une perte agricole ne pourrait jamais déduire ses pertes au‑delà du maximum autorisé par l’article 31 (page 485).

2) Une « source de revenu » doit être une activité exercée dans un but lucratif ou dans l’espoir raisonnable de réaliser un bénéfice. Pour le contribuable qui exploite une ferme comme passe‑temps, sans espoir raisonnable de réaliser un bénéfice, la ferme n’est pas une « source de revenu » et les pertes agricoles ne sont pas déductibles (page 485).

3) Pour savoir s’il y a espoir raisonnable de tirer un bénéfice d’une exploitation agricole, il est nécessaire de considérer les bénéfices et les pertes du contribuable au cours des années antérieures, la formation du contribuable, la voie sur laquelle il entend s’engager, l’aptitude de l’entreprise telle qu’elle est financée à dégager un bénéfice après imputation de la déduction pour amortissement, enfin la nature et l’importance de l’entreprise. Par exemple, l’agriculteur qui achète une exploitation rentable ne saurait subir au départ les mêmes pertes qu’un autre qui lance une exploitation forestière sur un terrain vierge (pages 485 et 486).

4) Le critère de détermination de la principale source de revenu d’un contribuable est un critère à la fois relatif et objectif, et non une simple question de proportions. Les facteurs à considérer, pour chaque source de revenu, sont les suivants : a) l’espoir raisonnable du contribua-ble de tirer un revenu de ses diverses sources, b) ses habitudes et sa façon coutumière de travailler, c) le temps qu’il consacre à ses activités, d) le capital qu’il a engagé, e) la rentabilité, présente et future, de l’exploi-tation (page 486).

5) Pour savoir si la principale source de revenu du contribuable est une « combinaison » de l’agriculture et d’une autre source de revenu, il n’est pas nécessaire que les deux sources soient rattachées, mais, cependant, il n’est pas correct d’additionner simplement deux sources quelconques de revenu (page 487). La question de la combinaison vise à profiter au contribuable dont l’occupation principale est l’agriculture, mais qui a aussi d’autres intérêts financiers, par exemple un revenu tiré de placements, ou un revenu tiré d’une activité ou entreprise secondaire (page 488).

6) L’article 31 ne vise pas le contribuable dont on peut raisonnablement penser que l’agriculture constituera le gros du revenu ou le centre de son travail habituel et qui voit dans l’agriculture un gagne‑pain (page 487).

7) L’article 31 vise le contribuable qui ne voit pas l’agriculture, ou l’agriculture et une source accessoire de revenu, comme un gagne‑pain, mais qui exploite une entreprise agricole en tant qu’activité secondaire (pages 488 et 489).

[60]Se fondant sur cette interprétation de l’ancien article 13, le juge Dickson a conclu qu’il s’appliquait à M. Moldowan, pour les motifs suivants (voir pages 488‑489) :

Il consacrait beaucoup d’effort au lancement de nouvelles entreprises. Les courses de chevaux ne l’accaparaient que quelques heures par jour et une partie de l’année uniquement. Il engageait ses capitaux avec circonspection. Il s’agit d’une entreprise de nature aléatoire. Il est difficile de raisonnable-ment concevoir d’y consacrer ses forces dans l’espoir d’en tirer un gagne‑pain régulier. Il a subi des pertes constantes et croissantes, à l’exception de deux années où il a réalisé de faibles profits. Même si chacun des faits signalés précédemment n’est pas déterminant en lui‑même, ensemble ils évoquent une seule entreprise parmi plusieurs, sans rien qui la caractérise comme principale « source » de revenu.

[61]L’arrêt Moldowan a été cité dans des centaines de causes. Il a revêtu une influence particulière dans celles qui appelaient une application relativement simple de la question principale—la principale source de revenu du contribuable est‑elle l’agriculture? Sur ce point, on convient que la démarche indiquée consiste à aborder la question principale en considérant les facteurs pertinents énumérés dans le point no 4 ci‑dessus, sachant qu’aucun facteur n’est à lui seul nécessairement déterminant et que chacun d’eux doit être apprécié par rapport au contexte général comprenant les antécédents du contribuable, ses habitudes de travail ainsi que ses perspectives et ses intentions.

[62]Cependant, la réponse donnée par la jurispru-dence Moldowan à la question de la combinaison s’est révélée plus complexe. Parmi les nombreuses affaires relevant de l’article 31 et dont la Cour a été saisie, il en est cinq qui illustrent la difficulté de prédire l’issue d’un cas où se pose la question de la combinaison.

[63]Il y a d’abord l’arrêt R. c. Graham, [1985] 2 C.F. 107 (C.A.). Il s’agissait d’un mécanicien de machines fixes, employé à temps plein d’Hydro‑Ontario, qui avait été muté vers un lieu de travail à la campagne afin qu’il puisse devenir agriculteur. En 1975, il a mis sur pied une ferme porcine. Le revenu qu’il tirait de son emploi était d’environ 30 000 $ par an, et il perdait entre 5 000 et 12 000 $ par an dans sa ferme porcine, mais il consacrait environ deux fois plus d’heures à la ferme qu’à son emploi. Il a obtenu gain de cause dans son appel à l’encontre du fisc, et l’appel interjeté par la Couronne devant la Cour fut rejeté. L’arrêt contient une brève analyse dans laquelle le juge Urie, s’exprimant pour les juges majoritaires, reconnaissait avec le juge de première instance que l’activité accessoire de ce contribuable était son emploi et non pas l’agriculture, de telle sorte que, d’après la jurisprudence Moldowan, sa principale source de revenu était une combinaison de l’agriculture et d’un emploi.

[64]En deuxième lieu, il y a l’arrêt Poirier (B.) Succession c. Canada, [1992] A.C.F. no 281 (C.A.) (QL). L’intimée attache une valeur particulière à cette jurisprudence. Cependant, je ne suis pas convaincue qu’elle touche de près ou de loin la question de la combinaison. Il m’apparaît plutôt que cette affaire s’est conclue de manière défavorable au contribuable sur le fondement de la question principale. En première instance [(1986), 86 DTC 6124], le juge Jerome, alors juge en chef adjoint, avait statué que l’article 31 ne s’appliquait pas à la personne qui s’était lancée dans des activités d’élevage de bétail dont elle [à la page 6128] « pouvait à [s]on avis raisonnablement s’attendre à en tirer une source de revenu, de sorte que son revenu provienne principalement d’une combinaison de l’agriculture et de ses autres sources de revenu » durant les années visées par l’appel. Dans une décision rendue verbalement, la Cour a accueilli l’appel de la Couronne au motif que le jugement de première instance avait à tort recouru à la combinaison de deux sources de revenu pour conclure que [au paragraphe 1] « le revenu de l’intimé provenait principalement de l’agriculture », ce qui veut dire selon moi que le juge en chef adjoint Jerome estimait que le revenu agricole seul était la principale source de revenu du contribuable. La Cour a examiné de nouveau l’affaire et conclu que, puisque le contribuable consacrait à peu près la même quantité de temps à l’agriculture et à son autre source de revenu, mais avait investi moins d’argent dans la ferme et y gagnait moins de revenu, sa principale source de revenu n’était pas l’agriculture.

[65]En troisième lieu, il y a l’arrêt Canada c. Donnelly, [1998] 1 C.F. 513 (C.A.). Il s’agissait d’un urologue prospère qui, après avoir exercé sa profession pendant plus de dix ans, avait lancé une entreprise d’élevage de chevaux dans laquelle il avait investi beaucoup d’argent, et qui avait perdu environ 2 millions de dollars sur une période de 20 ans. La Cour a notamment conclu que rien ne permettait d’affirmer que les activités agricoles laissaient entrevoir des possibilités de bénéfices. Il semble avoir été significatif pour la Cour que, dans les années au cours desquelles un bénéfice aurait pu être dégagé, le contribuable achetait immanquablement un autre cheval, transformant en perte son bénéfice potentiel. On ne sait trop comment les choses en étaient arrivées là, étant donné le rajustement obligatoire des stocks, évoqué précédemment, prévu à l’alinéa 28(1)c) de la Loi de l’impôt sur le revenu, mais quoiqu’il en soit la Cour a conclu que la principale source de revenu du contribuable pour les années considérées était l’exercice de la médecine, et que son entreprise d’élevage de chevaux était une activité secondaire.

[66]L’arrêt Donnelly est particulièrement intéressant en raison des observations suivantes faites par le juge Robertson à propos des distinctions entre l’affaire Donnelly et l’affaire Graham [aux paragraphes 19 à 21] :

Il me semble que l’arrêt Graham s’apparente davantage à une affaire dans laquelle un agriculteur à temps complet est contraint d’aller chercher un revenu supplémentaire à la ville afin d’absorber les pertes subies à la ferme. L’agriculteur de deuxième génération qui est incapable de subvenir convenablement aux besoins de sa famille peut bien se tourner vers un autre emploi pour absorber des pertes annuelles répétées. Voilà le genre d’affaires dont les tribunaux ne sont jamais saisis. [. . .] Je n’ai encore jamais vu d’affaire dans laquelle le ministre refuse à un tel contribuable le droit de déduire la totalité de ses pertes agricoles à cause de l’existence d’une autre source de revenu. C’est peut‑être parce qu’il est peu probable qu’un éleveur de porcs comme M. Graham exercerait cette activité comme un passe‑temps.

Il est bien établi que l’article 31 de la Loi vise à empêcher les « gentlemen‑farmers » qui disposent d’un revenu considérable de déduire la totalité des pertes agricoles qu’ils subissent : voir l’arrêt Morrissey c. Canada, supra, aux pages 420 à 423. Plus souvent qu’autrement, cet arrêt est invoqué par les agriculteurs qui sont disposés à poursuivre l’exploitation de leur entreprise en demeurant ouvertement indifférents aux pertes subies. Concrètement et sur le plan juridique, ces agriculteurs sont des agriculteurs amateurs, mais le ministre leur accorde la déduction limitée prévue à l’article 31 de la Loi. Ces affaires concernent presque toujours des éleveurs de chevaux qui achètent ou élèvent des chevaux en vue de les faire courir. En vérité, ces entreprises ont rarement même une expectative raisonnable de profit, encore moins les éléments essentiels pour constituer la principale source de revenu de leur propriétaire.

Peut‑être bien qu’en droit fiscal il faut établir une distinction entre le fermier qui va à la ville et le citadin qui va à la campagne. Les personnes qui insisteront à l’avenir pour obtenir un allégement fiscal dans des circonstances semblables aux circonstances de l’espèce devraient le faire par les voies législatives et non par l’entremise de la Cour canadienne de l’impôt. Le système judiciaire ne peut plus se permettre d’encourager les contribuables ou leurs avocats à engager de telles poursuites dans l’attente du triomphe de l’espoir sur l’expérience.

[67]Si le juge Robertson a voulu dire que l’article 31 doit s’appliquer plus vigoureusement à l’éleveur de chevaux qu’à l’éleveur de porcs, ou à la personne dont le revenu professionnel gagné à la ville est relativement élevé, qu’à la personne dont le revenu d’emploi gagné dans une petite ville de campagne est plus modeste, alors il m’est impossible de le suivre. De toute manière, ces observations laissent sans réponse la question de savoir comment appliquer l’article 31 à M. Gunn, qui n’est pas un éleveur de chevaux ni un éleveur de porcs, et dont le revenu non agricole n’est pas gagné à la ville, mais dans une petite localité de l’Ontario à proximité de sa ferme.

[68]En quatrième lieu, il y a l’arrêt Watt (précité). Il s’agissait d’un dentiste de la Saskatchewan dont les revenus professionnels étaient importants. Il travaillait avec son épouse à la ferme familiale, cultivant du blé, des pois, du canola, de l’orge et de la luzerne. Le Dr Watt consacrait environ 2 000 heures par année à l’exploitation de la ferme et 1 500 heures par année à son cabinet de dentiste. Sa ferme perdait de l’argent chaque année. La Cour de l’impôt lui a donné tort, principalement parce qu’aucun élément de preuve n’indiquait que la ferme pourrait jamais produire des bénéfices. L’appel qu’il a interjeté devant la Cour a été rejeté pour le même motif.

[69]En cinquième lieu, il y a l’arrêt Kroeker c. Canada, 2002 CAF 392. Mme Kroeker était associée, avec son conjoint, dans une entreprise agricole qui était déficitaire. Elle tirait un revenu appréciable de son emploi, mais ses activités professionnelles étaient organisées de manière à rendre possible son travail à la ferme. La quasi‑totalité de son revenu d’emploi était investi dans la ferme, et la ferme dégagea effectivement des bénéfices au cours des années postérieures aux années visées par l’appel. La preuve indiquait que la ferme était le centre de la vie de la contribuable. Son appel devant la Cour de l’impôt fut rejeté parce que, selon le juge, la jurisprudence Donnelly exigeait la preuve que les activités agricoles de la contribuable laissaient espérer des bénéfices « considérables », un critère auquel Mme Kroeker ne pouvait pas répondre. La Cour a infirmé le jugement de la Cour de l’impôt, au motif que la jurisprudence Donnelly n’imposait, en outre de la jurisprudence Moldowan, un nouveau critère de fond, celui de la « rentabilité considérable ». Enfin, la Cour conclu que l’affaire Kroeker et l’affaire Graham étaient fort semblables, de sorte que, compte tenu de la jurisprudence Moldowan, le revenu de l’appelante provenait principalement d’une combinaison de l’agriculture et d’une autre source de revenu.

[70]Rien dans la jurisprudence citée ne modifie ou ne prétend modifier l’un quelconque des principes de la jurisprudence Moldowan; elle ne met pas non plus en doute les principes en question, ni ceux qui concernent la question de la combinaison. Cependant, la manière dont la jurisprudence Moldowan répond à la question de la combinaison a suscité des critiques. Ces critiques portent surtout sur l’observation du juge Dickson selon laquelle l’article 31 doit s’appliquer à la personne pour qui l’agriculture est une activité « secondaire » ou une source « accessoire » de revenu. Le problème est que l’article 31 n’emploie pas les mots « secondaire » ou « accessoire », ni de terme analogue.

[71]Selon le juge Dickson, il faut répondre à la question de la combinaison, dans l’article 31, par la négative (et donc conclure nécessairement à l’application de l’article 31) dans le cas du contribuable pour qui l’agriculture est une activité secondaire, ou dont la source non agricole de revenu est « accessoire » à l’agriculture. Richard Thomas dit, dans un commen-taire d’arrêt intitulé « A Farm Loss with a Difference— The Farmer is Successful! », dans « Current Cases » (1993), 41 Rev fisc. can. 502, à la page 513 que cette manière de voir la question de la combinaison la vide de son sens et de son effet. Considérons le cas de la personne pour qui l’agriculture n’est pas la principale source de revenu, mais qui entend faire valoir que sa principale source de revenu est l’agriculture et quelque chose d’autre. Selon l’approche du juge Dickson quant à la question de la combinaison, cette personne ne peut pas échapper à l’application de l’article 31, sauf s’il établit que son autre source de revenu est accessoire à l’agriculture. Mais, si elle peut établir cela, elle est probablement en mesure d’établir que l’agriculture est sa principale source de revenu.

[72]La même critique est formulée par le juge en chef Bowman dans la décision commentée par l’article de M. Thomas : Hover c. M.R.N., [1992] A.C.I. no 735 (QL), et par le juge Joyal dans la décision Hadley c. R., [1985] A.C.F. no 30 (1re inst.) (QL). Il n’a pas été interjeté appel de ces décisions.

[73]À mon avis, cette critique est justifiée. Le juge Dickson voulait donner une signification rationnelle à des termes communs, afin d’éviter le danger de priver l’article 31 de tout sens. S’agissant de la question principale, il a fort raisonnablement conclu que, pour déterminer quelle est la principale source de revenu d’une personne, il est nécessaire d’apprécier et de soupeser plusieurs facteurs pertinents. Mais, en ce qui a trait à la question de la combinaison, il a formulé des directives fondées sur une supposition quant à l’objectif du texte légal, une supposition qui ne découle pas, expressément ou par déduction, de la loi elle‑même. L’une de ces directives est qu’il est impossible de dire, par une simple addition, si la principale source de revenu d’une personne est une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source. L’autre est que la principale source de revenu d’une personne ne saurait être une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source à moins que l’agriculture ne prédomine (ou qu’elle ne soit pas une activité secondaire).

[74]Cette manière d’interpréter la question de la combinaison va à l’encontre des enseignements de la Cour suprême du Canada, dans plusieurs causes récentes où elle met en garde contre le développement de règles jurisprudentielles en matière fiscale. Voir par exemple les observations du juge Iacobucci, s’exprimant pour les juges majoritaires, dans l’arrêt Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., [1997] 1 R.C.S. 411, au paragraphe 112 :

Finalement, je tiens à souligner qu’il est loisible au législateur d’intervenir et d’accorder la priorité absolue à la fiducie réputée. Le paragraphe 224(1.2) LIR illustre clairement comment cela pourrait se faire. Cette disposition attribue à Sa Majesté certaines sommes « malgré toute autre garantie au titre de ce[s] somme[s] » , et prévoit qu’elles « doi[vent] être payée[s] au receveur général par priorité sur toute autre garantie au titre de ce[s] somme[s] » . Pour obtenir le résultat souhaité, il suffit d’utiliser des termes aussi clairs. En l’absence de pareils termes, l’innovation judiciaire n’est pas souhaitable parce qu’il s’agit d’une question qui regorge de considérations de principe et parce qu’une prescription du législateur est plus susceptible d’être claire qu’une règle dont les limites précises ne seront établies que par suite d’une longue et coûteuse série de poursuites.

[75]Pareillement, la juge McLachlin (plus tard juge en chef) fit l’observation suivante, dans l’arrêt Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, au paragraphe 43 :

La jurisprudence de notre Cour est constante : les tribunaux doivent par conséquent faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit d’attribuer au législateur, à l’égard d’une disposition claire de la Loi, une intention non explicite : Canderel Ltd. c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 147, au par. 41, le juge Iacobucci; Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., [1997] 1 R.C.S. 411, au par. 112, le juge Iacobucci; [Canada c. Antosko, [1994] 2 R.C.S. 312], à la p. 328, le juge Iacobucci. En concluant à l’existence d’une intention non exprimée par le législateur sous couvert d’une interprétation fondée sur l’objet, l’on risque de rompre l’équilibre que le législateur a tenté d’établir dans la Loi.

[76]Le même principe est repris par P. W. Hogg et J. E. Magee, dans Principles of Canadian Income Tax Law (2e édition, 1997), aux pages 475 et 476 :

[traduction] La Loi de l’impôt sur le revenu serait empreinte d’une incertitude intolérable si le libellé clair d’une disposition détaillée de la Loi était nuancé par des expressions qui n’y sont pas exprimées, provenant de la conception qu’un tribunal a de l’objet de la disposition.

Ce passage a fait l’objet d’observations favorables de la part du juge Iacobucci, s’exprimant pour les juges majoritaires, dans l’arrêt 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, au paragraphe 51, et de la part de la juge en chef McLachlin et le juge Major, s’exprimant pour la Cour suprême, dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada (précité), au paragraphe 12.

[77]Chacune des observations susmentionnées a été énoncée à l’égard d’une disposition légale qui présentait un sens littéral perceptible, alors que les contribuables faisaient valoir qu’ils devaient pouvoir se fonder sur les termes employés par le législateur plutôt que sur une interprétation préconisée par la Couronne, mais sans fondement dans la loi. Les termes de l’article 31 qui exposent la question de la combinaison sont des termes courants, mais leur sens grammatical ordinaire est intelligible; l’article 31 parle d’une combinaison, ce qui, dans la langue ordinaire, évoque une addition ou un agrégat. Il n’y a, dans l’article 31, ni ailleurs dans la Loi de l’impôt sur le revenu, rien qui impose une condition supplémentaire selon laquelle l’agriculture doit être l’élément prédominant de la combinaison.

[78]En matière fiscale, l’interprétation des lois doit prendre en compte le fait que, dans un régime fiscal d’autocotisation qui respecte le droit du contribuable de planifier intelligemment ses affaires fiscales, celui‑ci a besoin de règles qui soient uniformes, prévisibles et équitables (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, précité). Les dispositions qui sont vagues au point qu’il est impossible de prédire leur application avec une certitude raisonnable nuisent à ces objectifs. Il en va de même pour celles qui sont appliquées d’après une règle jurisprudentielle purement prétorienne. Il me semble que les tribunaux seraient bien avisés de considérer la question de la combinaison, dans l’article 31, en s’inspirant de l’arrêt Johns‑Manville Canada Inc. c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 46, rendu quelques années après l’arrêt Moldowan.

[79]La question en litige dans l’arrêt Johns‑Manville était de savoir si une compagnie minière avait le droit de déduire, à titre de dépenses d’exploitation de sa mine à ciel ouvert, le coût d’acquisition des biens‑fonds situés autour de la mine pour maintenir la pente de la paroi et l’angle de talus du mort‑terrain. Ces acquisitions, faites bon an mal an, faisaient partie intégrante de l’exploita-tion de la mine. La Couronne faisait valoir que, parce que la terre est un actif permanent, son coût constituait une dépense de capital, dont la déduction était interdite par l’ancêtre [S.R.C. 1952, ch. 148, art. 12(1)b)] de l’alinéa 18(1)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu. La question d’interprétation des lois était la suivante : quel sens fallait‑il attribuer à cette disposition, et en particulier quels principes convenait‑il d’appliquer pour faire la distinction entre dépenses de capital et dépenses ordinaires d’exploitation?

[80]Cette question est ancienne dans la jurispru-dence, non seulement au Canada mais aussi au Royaume‑Uni, en Australie et aux États‑Unis, mais la loi n’y donne nulle part de directives. Après avoir fait une analyse fouillée de l’objet commercial des dépenses en question, et avoir signalé que, si les dépenses n’étaient pas déductibles, le contribuable ne recevrait au titre de telles dépenses aucun allégement fiscal, le juge Estey est arrivé à la conclusion que le coût des biens‑fonds était pleinement déductible à titre de dépense. Il s’est exprimé ainsi, à la page 72 (c’est moi qui souligne) :

La caractérisation, en droit fiscal, d’une dépense est, en dernière analyse (à moins que la loi ne soit claire, ce qui n’est pas le cas en l’espèce), une question de principe. [. . .] Une telle décision est de plus conforme à un autre concept fondamental de droit fiscal portant que, si la loi fiscale n’est pas explicite, l’incertitude raisonnable ou l’ambiguïté des faits découlant du manque de clarté de la loi doit jouer en faveur du contribuable. Ce principe résiduel doit d’autant s’appliquer au présent pourvoi qu’autrement une dépense annuelle entièrement liée à l’exploitation quotidienne de l’entreprise de la contribuable ne lui procurerait aucun dégrèvement d’impôt sous forme de déduction pour amortissement ou pour épuisement s’il s’agit d’une dépense de capital, ou de déduction applicable au revenu s’il s’agit d’une dépense d’exploitation.

[81]Le juge Gonthier, s’exprimant pour la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Québec (Communauté urbaine) c. Corp. Notre‑Dame de Bon‑Secours, [1994] 3 R.C.S. 3, a précisé que le principe de l’arrêt Johns‑Manville ne doit être utilisé qu’en dernier recours, lorsque l’application des principes ordinaires de l’interprétation des lois laisse subsister une incertitude raisonnable sur la question de savoir si la disposition en cause est censée s’appliquer à tel ou tel cas. Il s’exprimait en ces termes aux pages 19 et 20 de ses motifs :

Deux observations doivent être faites pour donner tout leur sens aux propos du juge Estey : d’une part, le recours à la présomption en faveur du contribuable est indiqué lorsqu’un tribunal est contraint de choisir entre deux interprétations valables et, d’autre part, cette présomption est clairement résiduelle et devrait jouer un rôle exceptionnel dans l’interprétation des lois fiscales. Dans son ouvrage Interprétation des lois (2e éd. 1990), à la p. 470, le professeur Pierre‑André Côté résume la question d’une manière fort juste :

Le doute dont le contribuable peut bénéficier doit être « raisonnable » : la loi fiscale doit être « raisonnablement claire ». Ne serait pas raisonnable un doute que l’interprète n’a pas essayé de dissiper grâce aux règles ordinaires d’interprétation : le premier devoir de l’interprète est de rechercher le sens et ce n’est qu’à défaut de pouvoir arriver à un résultat raisonnablement certain que l’on peut choisir de retenir celui, de plusieurs sens possibles, qui favorise le contribuable. [Souligné dans l’original.]

[82]Cette mise en garde n’est pas incompatible avec l’application du principe de l’arrêt Johns‑Manville à la question de la combinaison, dans l’article 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu, parce que cet aspect de l’article 31 n’est pas « raisonnablement clair ». Elle pouvait être interprétée selon le sens que le juge Dickson lui donnait dans l’arrêt Moldowan, la question de la combinaison doit recevoir une réponse négative, à moins que l’agriculture soit la source prédominante de revenu. Cependant, la question de la combinaison est également susceptible d’une interprétation plus simple : l’agriculteur n’est pas tenu de proposer une combinaison de sources de revenu où prédomine l’agriculture.

[83]À mon avis, la question de la combinaison doit être interprétée de manière à n’exiger qu’un examen de l’effet cumulatif du total du capital investi dans l’agriculture et dans une deuxième source de revenu, du total du revenu tiré de l’agriculture et d’une deuxième source de revenu, et du total du temps consacré à l’agriculture et à la seconde source de revenu, compte tenu du mode de vie ordinaire du contribuable, de son expérience de l’agriculture, enfin de ses intentions et de ses attentes. On évitera ainsi d’appliquer le critère jurisprudentiel selon lequel l’agriculture doit être l’élément prédominant de la combinaison de l’agricul-ture et de la seconde source de revenu, un critère qui à mon avis a été mis à mal par la jurisprudence ultérieure. Il y aurait une réponse positive à la question de la combinaison si, par exemple, le contribuable a investi une somme appréciable dans une entreprise agricole, s’il consacre la quasi‑totalité de son temps de travail à la fois à l’agriculture et à l’autre activité principale lucrative, et si ses activités quotidiennes combinent l’agriculture et l’autre activité lucrative, le temps consacré à chacune étant important.

Application de l’article 31 à M. Gunn

[84]S’agissant de M. Gunn, le juge de la Cour de l’impôt a conclu que l’article 31 s’appliquait à lui parce que la principale source de revenu de M. Gunn n’était pas l’agriculture, ni une combinaison de l’agriculture et de la profession d’avocat. Les motifs de cette conclusion sont résumés aux paragraphes 17 et 18 :

Comme je l’ai indiqué, les éléments de preuve n’établissent pas que l’appelant a changé l’orientation de sa vie professionnelle en délaissant le droit pour se consacrer à l’agriculture au cours des années frappées d’appel, ou qu’il l’avait fait en 2005. Parmi les facteurs que je dois prendre en considération, seuls les capitaux investis peuvent militer en faveur de l’appelant. Il n’est pas contesté que la majeure partie de son emploi du temps est consacrée à son cabinet d’avocats, où il doit gérer un certain nombre d’employés à temps plein à son service, en plus de faire son propre travail d’avocat. Je suis bien conscient que le fait d’établir une comparaison entre le revenu agricole du contribuable et le revenu qu’il tire de sa profession d’avocat n’est pas qu’un simple exercice mathématique. Toutefois, jusqu’aux années en cause et pendant ces années, les résultats montrent que l’appelant a subi, sur une période de dix ans, des pertes considérables, dont les deux plus importantes ont été enregistrées au cours de l’année précédant les années frappées d’appel et au cours de la dernière de ces trois années. Au cours de la même décennie, le revenu que l’appelant a tiré de la pratique du droit a présenté une forte tendance à la hausse et les première et deuxième années en cause ont été deux des trois années les plus productives du cabinet d’avocats pour cette période de dix ans. Les éléments de preuve n’établissent pas non plus qu’il y a lieu de croire que cela pourrait changer considérablement dans les années à venir. Bien que des profits agricoles aient été réalisés en 2002 et en 2004, les éléments de preuve ne me persuadent pas qu’il s’agit d’une tendance qui durera nécessairement, ni que l’on puisse simplement faire abstraction des pertes en les qualifiant de pertes de démarrage. Il est vrai qu’en 1999, l’appelant s’est lancé dans la culture du tabac à titre de propriétaire d’une entreprise agricole, plutôt que sous le régime du métayage comme il avait fait auparavant. Il ne fait aucun doute que cela a aggravé ses pertes pour cette année‑là—il s’agit de loin des pertes les plus importantes d’après les éléments de preuve qui m’ont été présentés. Toutefois, ce n’était qu’une question de degré; les pertes que l’appelant a subies au cours des 12 années précédentes ne peuvent être expliquées de cette façon. En outre, il est probable, d’après le témoignage de l’appelant, qu’une partie, voire la totalité, du modeste profit qu’il a réalisé en 2002 découle en partie des dépenses engagées pendant les années de démarrage, soit de 1999 à 2001. Des éléments de preuve indiquent que le revenu tiré de la culture du tabac n’a pas été produit avant l’année civile suivant la période où la majorité des dépenses ont été engagées.

Il est vrai que l’appelant a des biens agricoles, dont la va-leur s’élève à environ 3 354 M$. Toutefois, sur ces 3 354 M$, 2,5 M$ représentent des terres et des bâtiments, dont certains ont été utilisés à des fins agricoles pendant la période en cause, et d’autres non. Je pense qu’il est raisonnable de conclure que les capitaux investis par l’appelant dans les terres et les bâtiments n’étaient pas à risque de la même façon que les capitaux investis dans la machinerie ou l’inventaire pourraient l’être. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un facteur suffisamment important pour l’emporter sur l’application respective du temps et des efforts de l’appelant ou sur la rentabilité potentielle respective du cabinet d’avocats et de l’exploitation agricole.

[85]La réponse du juge à la question principale était fondée sur les principes de l’arrêt Moldowan servant à déterminer quelle est la principale source de revenu d’un contribuable, ainsi que sur le commentaire de l’arrêt Morrissey c. Canada (précité) selon lequel, s’il est improbable que les activités agricoles du contribuable soient jamais rentables, nonobstant le temps et l’argent que le contribuable est disposé et apte à consacrer à l’agriculture, alors il faut en conclure que l’agriculture n’est pas une source principale du revenu du contri-buable.

[86]À mon avis, le principe de la jurisprudence Morrissey n’est pas pertinent au cas de M. Gunn. L’observation susmentionnée tirée de l’arrêt Morrissey se rapportait au cas où, selon le propre témoignage du contribuable, il doutait de la rentabilité future de sa ferme. Dans son témoignage, M. Gunn disait qu’il voyait un potentiel de gain dans sa ferme. L’intimée n’a produit aucune preuve en sens contraire, reconnaissant même les possibilités de profit pour l’avenir. Je ne vois dans le dossier aucun élément autorisant le juge à dire que les activités agricoles de M. Gunn ne laissaient espérer aucune possibilité de profit. C’est là un motif suffisant pour infirmer le jugement de la Cour de l’impôt. Cependant, il y a aussi un deuxième motif.

[87]Après que le juge eut répondu à la question principale par la négative, il devait se pencher sur la question de la combinaison. Ce faisant, il n’a pris en compte que l’argument de M. Gunn selon lequel le succès financier de son cabinet d’avocats était attribuable en partie à une synergie entre son cabinet et son exploitation agricole. M. Gunn a fait valoir que ce lien concret suffisait pour conclure que son exploitation agricole et son cabinet d’avocats, considérés de concert, constituaient sa principale source de revenu, et donc que l’article 31 de la Loi ne pouvait pas s’appliquer à lui. M. Gunn s’est appuyé sur la décision Gestion S.A.P. Inc. c. Canada (Ministre du Revenu national) (1993), 94 DTC 1342 (C.C.I.). Dans cette affaire, il a été répondu à la question de la combinaison en faveur de la contribuable, au motif qu’elle exploitait une épicerie florissante qui vendait des viandes de grande qualité produites sur sa propre ferme. Les activités agricoles et les activités de détail de la contribuable étaient intégrées verticalement, en ce sens que la ferme devait son existence aux activités de détail, elle était active grâce aux activités de détail et elle existait pour les activités de détail.

[88]Le juge a rejeté l’argument de M. Gunn sur ce point parce que sa ferme ne contribuait pas d’une manière significative à la prospérité de son cabinet d’avocats, et parce que le cabinet d’avocats ne devait pas son existence ou son succès à la ferme. Cette conclusion semble fondée sur l’idée que, pour savoir si l’article 31 s’applique à un contribuable donné, l’agriculture et une seconde source de revenu ne peuvent pas être « combinées » à moins qu’il existe un lien analogue à celui dont il était question dans la décision Gestion S.A.P.

[89]À mon avis, ce n’est pas là la bonne manière d’interpréter la question de la combinaison visée par l’article 31. Il est vrai qu’il y a une distinction entre les faits de la décision Gestion S.A.P. et ceux de la présente cause, mais il ne s’ensuit pas qu’il faille répondre par la négative à la question de la combinaison à moins que le lien entre la ferme et l’autre source de revenu soit aussi étroit que le lien entre la ferme et l’épicerie dans l’espèce Gestion S.A.P. Comme cette erreur de principe constitue le fondement de la conclusion du juge sur la question de la combinaison, la Cour doit se pencher à nouveau sur cette question.

[90]Un lien concret entre l’agriculture et une autre source de revenu ne constitue pas une condition préalable à une réponse positive à la question de la combinaison dont parle l’article 31. La notion de « lien » n’a jamais été mentionnée dans l’article 31; elle n’apparaît d’ailleurs pas dans l’article 10 de la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu, l’ancêtre de l’article 31 après 1923.

[91]Cependant, cela ne veut pas dire que l’existence d’un lien entre l’agriculture et l’autre source de revenu n’a pas de pertinence quant à la question de la combinaison. En l’espèce, M. Gunn a témoigné que grâce à ses activités agricoles, il se faisait des relations qui accroissaient la rentabilité de son cabinet d’avocats. Il n’a pas dit que son cabinet d’avocats devait son existence à sa ferme ou que les dépenses de son exploitation agricole étaient si étroitement rattachées à son cabinet qu’elles devraient, par exemple, être déductibles du revenu de son cabinet. Ce qu’il voulait dire, selon moi, c’est qu’il était impossible de répartir nettement, entre l’agriculture et le droit, le temps et les ressources qu’il consacrait à chacune de ces activités. Son quotidien mêlait plutôt les deux, et les relations qu’il tissait dans les milieux agricoles devenaient utiles pour son cabinet. Il me semble qu’il y avait là une « combinaison » au sens le plus ordinaire de ce mot. À mon avis, il aurait fallu accorder au témoignage de M. Gunn, qui faisait état de la « synergie » particulière entre sa ferme et son cabinet, un certain poids en ce qui a trait à la question de la combinaison.

[92]Outre ce lien concret, il ressort clairement du dossier que la ferme et le cabinet de M. Gunn forment la quasi‑totalité de son revenu et constituent la majeure partie, sinon la totalité, du capital professionnel de M. Gunn. Ses investissements agricoles et ses pertes agricoles sont subventionnés par son cabinet, donnant lieu globalement à un revenu important. Pour les motifs donnés dans mon analyse ci‑dessus, j’aurais adopté une interprétation plus libérale de la question de la combinaison dont parle l’article 31, une interprétation qui commande d’agréger les divers facteurs économiques pertinents (capital, revenu et temps), et donc conclu que la principale source de revenu de M. Gunn est une combinaison de ses activités agricoles et juridiques.

[93]Je conclurais dans le même sens même si la jurisprudence Moldowan m’empêchait d’adopter l’interprétation plus libérale de la question de la combinaison. Il m’est impossible de distinguer les faits de la présente cause de ceux de l’affaire Kroeker, surtout si l’on admet qu’il est indifférent que le revenu non agricole de Mme Kroeker fût un revenu d’emploi alors que celui de M. Gunn est le revenu plus lucratif d’un cabinet d’avocats. Je trouve également difficile de qualifier les activités agricoles de M. Gunn de simples activités secondaires, surtout si l’on considère l’investissement appréciable en capital, en temps et en expertise qu’il y a consacré, et son témoignage non contesté relatif aux possibilités de profit de sa ferme. Si l’on considère l’ensemble de cette preuve à la lumière du témoignage de M. Gunn, selon lequel l’exercice de sa profession d’avocat est stimulé par le lien concret entre ses activités agricoles et juridiques, je conclurais que, même au vu de la jurisprudence Moldowan quant à la question de la combinaison, la réponse à cette question serait affirmative. Il s’ensuit qu’il doit bénéficier d’une déduction intégrale de ses pertes agricoles.

Dispositif

[94]J’accueillerai le présent appel, avec dépens dans la présente instance devant la Cour et devant la Cour canadienne de l’impôt, et j’infirmerai le jugement de la Cour de l’impôt et renverrais cette affaire au ministre pour nouvelle cotisation, étant entendu que l’article 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu ne s’appliquait pas à M. Gunn pour les années visées par l’appel.

Le juge Sexton, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

Le juge Malone, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

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