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[2011] 4 R.C.F. 267

T-1852-09

2010 CF 822

Mei Zhen Zhan (demanderesse)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Zhan c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Crampton—Ottawa, 9 juin et 18 août 2010.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Appel à l’encontre de la décision par laquelle un juge de la citoyenneté a rejeté une demande de citoyenneté au motif que, à la date de la demande, la demanderesse était visée par des inculpations au titre de l’art. 22(1)b) de la Loi sur la citoyenneté — Ces inculpations avaient été suspendues avant la tenue de l’entrevue de citoyenneté — La principale question litigieuse était celle de savoir si le juge de la citoyenneté avait commis une erreur en concluant que la demanderesse était, à la date de l’audience, inculpée d’actes criminels — Une personne accusée d’une infraction prévue à l’art. 22(1)b) de la Loi est une personne qui demeure inculpée de cette infraction, même s’il y a eu suspension des poursuites — Appel rejeté.

Interprétation des lois — L’art. 22(1)b) de la Loi sur la citoyenneté (la Loi) dispose que nul ne peut recevoir la citoyenneté tant qu’il est inculpé pour un acte criminel — Pour savoir si une personne qui bénéficie d’une suspension des poursuites engagées contre elle demeure une personne qui « est inculpée » d’une infraction prévue à l’art. 22(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, il faut tenir compte de l’art. 3(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, où le législateur exprime clairement son intention d’accorder la priorité à la protection de la santé des Canadiens et à la préservation de la sécurité de la société canadienne — Cet objectif est essentiellement le même que celui qui sous-tend l’art. 22(1)b) de la Loi; on favorisera cet objectif en considérant une personne qui a été accusée d’une infraction du genre de celle qu’envisage cette disposition comme une personne qui demeure inculpée de cette infraction, même s’il y a eu suspension des poursuites.

Il s’agissait d’un appel à l’encontre de la décision par laquelle un juge de la citoyenneté a rejeté la demande de citoyenneté présentée par la demanderesse au motif que, à la date de la demande, la demanderesse était visée par des inculpations d’actes criminels prévus à l’alinéa 22(1)b) de la Loi sur la citoyenneté (la Loi).

La demanderesse avait présenté une demande de citoyenneté canadienne. Elle avait par la suite été inculpée de plusieurs infractions criminelles. Ces accusations ont toutefois été suspendues avant la tenue de son entrevue de citoyenneté. Après cette entrevue, la demanderesse a été informée que sa demande avait été refusée parce qu’elle était « actuellement inculpée » de plusieurs infractions énumérées dans la lettre.

Les questions litigieuses étaient celles de savoir si : i) le juge de la citoyenneté avait commis une erreur en concluant que la demanderesse était, à la date de l’audience, inculpée d’actes criminels; ii) le renvoi erroné du juge de la citoyenneté dans la lettre de refus au paragraphe 22(2) de la Loi constituait une erreur susceptible de révision; et iii) le juge de la citoyenneté avait omis de rendre sa décision selon les principes de justice naturelle et d’équité procédurale.

Jugement : l’appel doit être rejeté.

Malgré la suspension, la demanderesse est restée une personne inculpée d’un ou de plusieurs actes criminels prévus à l’alinéa 22(1)b) de la Loi. Il appert d’une lecture simple du paragraphe 579(2) du Code criminel que des poursuites qui ont été suspendues sont des poursuites arrêtées momentanément, mais non éteintes ni annulées. Ce n’est qu’à l’expiration du délai d’un an qui suit l’enregistrement de la suspension des procédures que les procédures sont « réputées n’avoir jamais été engagées », si elles ne sont pas reprises. Avant l’expiration de ce délai, la personne qui bénéficie d’une suspension des poursuites engagées contre elle reste une personne qui « est inculpée » au sens de l’alinéa 22(1)b) de la Loi.

Il n’est pas juste d’interpréter l’alinéa 22(1)b) de la Loi en fonction de la jurisprudence sur l’effet d’une suspension en droit criminel. Pour savoir si une personne qui bénéficie d’une suspension des poursuites engagées contre elle demeure une personne qui « est inculpée » d’une infraction prévue à l’alinéa 22(1)b) de la Loi, il faut tenir compte de l’alinéa 3(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Dans cette disposition, le législateur exprime clairement son intention d’accorder la priorité à la protection de la santé des Canadiens et à la préservation de la sécurité de la société canadienne dans les affaires intéressant l’immigration. L’objectif énoncé à l’alinéa 3(1)h) de la LIPR est essentiellement le même que celui qui sous-tend l’alinéa 22(1)b) de la Loi. On favorisera cet objectif en considérant une personne qui a été accusée d’une infraction grave du genre de celle qu’envisage cette disposition comme une personne qui demeure inculpée de cette infraction, même s’il y a eu suspension des poursuites engagées contre elle.

Le renvoi, dans la décision du juge de la citoyenneté, au paragraphe 22(2) était manifestement une erreur puisque la demanderesse n’avait pas été déclarée coupable d’une infraction énoncée dans cette disposition. Cependant, cette erreur n’était pas suffisamment grave ou substantielle pour justifier l’annulation de la décision. Le juge de la citoyenneté avait bien compris que la demanderesse avait simplement été inculpée d’un acte criminel prévu à l’alinéa 22(1)b) de la Loi.

Enfin, le juge de la citoyenneté n’a pas contrevenu aux principes de justice naturelle ou d’équité procédurale. La demanderesse a toujours été à même de : i) révéler qu’elle avait été inculpée d’infractions visées par l’alinéa 22(1)b) avant son entrevue, ii) s’informer de l’effet juridique d’une suspension des poursuites en vertu de cette disposition et de l’effet juridique d’une lettre qu’elle aurait pu obtenir de la Couronne indiquant les suites que la Couronne entendait donner à de telles poursuites, et iii) demander une telle lettre à la Couronne.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 579 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 117).

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 34(1)a).

Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 14 (mod. par L.C. 1995, ch. 15, art. 23; 2001, ch. 27, art. 230; 2008, ch. 14, art. 10), 19 (mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144(F); 1997, ch. 22, art. 1), 22(1)b) (mod. par L.C. 1992, ch. 47, art. 67; 2008, ch. 14, art. 11), (2) (mod. par L.C. 1992, ch. 47, art. 67; ch. 49, art. 124; 2000, ch. 24, art. 33; 2008, ch. 14, art. 11).

Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, ch. 108, art. 20(1)b).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(1).

JURISPRUDENCE CITÉE

décision appliquée :

Holvenstot (In re) et in re la Loi sur la citoyenneté, [1982] 2 C.F. 279 (1re inst.).

décisions différenciées :

Yan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1153; Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 672, [2010] 1 R.C.F. 255.

décisions examinées :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; R. v. Larosa, [2000] O.J. no 976 (C.S.) (QL), conf. par (2002), 166 C.C.C. (3d) 449, 98 C.R.R. (2d) 210, 163 O.A.C. 108 (C.A. Ont.); R. v. Smith (1992), 78 B.C.L.R. (2d) 95, 21 B.C.A.C. 141, 79 C.C.C. (3d) 70 (C.A.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1993] C.S.C.R. no 7 (QL); R. v. Pawluk, 2002 SKQB 98, 216 Sask. R. 187; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539.

décisions citées :

Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Mizani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 698; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, motifs modifiés, [1998] 1 R.C.S. 1222; Dubé c. Lepage, [1997] A.C.F. no 616 (1re inst.) (QL); Petrova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 506; Sandhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 134.

DOCTRINE CITÉE

Salhany, Roger E. Canadian Criminal Procedure, 6e éd. Toronto : Canada Law Book, 2001.

APPEL à l’encontre de la décision par laquelle un juge de la citoyenneté a rejeté la demande de citoyenneté présentée par la demanderesse au motif que, à la date de la demande, la demanderesse était visée par des inculpations d’actes criminels prévus à l’alinéa 22(1)b) de la Loi sur la citoyenneté. Appel rejeté.

ONT COMPARU

Avvy Yao-Yao Go pour la demanderesse.

Bradley G. Gotkin pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Metro Toronto Chinese & Southeast Asian Legal Clinic, Toronto, pour la demanderesse.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1] Le juge Crampton : La demanderesse, Mei Zhen Zhan, s’est vue refuser la citoyenneté canadienne au motif que, à la date de la décision du juge de la citoyenneté, elle était sous le coup d’inculpations d’actes criminels envisagés par l’alinéa 22(1)b) [mod. par L.C. 1992, ch. 47, art. 67; 2008, ch. 14, art. 11] de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (la Loi). À l’époque, le juge de la citoyenneté savait que les poursuites engagées contre elle avaient été suspendues et que le délai d’un an à l’intérieur duquel elles pouvaient être reprises n’avait pas expiré.

[2] Mme Zhan voudrait faire annuler la décision et la faire renvoyer à un autre juge de la citoyenneté pour nouvelle décision au motif que le juge de la citoyenneté a commis une erreur :

i) en concluant qu’elle était, à la date de l’audience, inculpée de telles infractions;

ii) en affirmant à tort dans sa décision que le rejet de sa demande de citoyenneté était fondé sur le fait qu’elle avait été déclarée coupable d’un acte criminel envisagé par le paragraphe 22(2) [mod. par L.C. 1992, ch. 47, art. 67; ch. 49, art. 124; 2000, ch. 24, art. 33; 2008, ch. 14, art. 11] de la Loi;

iii) en se dispensant de rendre sa décision en accord avec les principes de justice naturelle et d’équité procédurale, c’est-à-dire en négligeant de porter à sa connaissance un avis qu’il avait reçu de son superviseur selon lequel une suspension des poursuites est censée constituer un arrêt momentané des procédures, valide pendant une année.

[3] Pour les motifs qui suivent, le présent appel sera rejeté.

I. Le contexte

[4] Mme Zhan est Chinoise. Elle est devenue résidente permanente du Canada le 29 mai 1996. Le 20 mars 2008, elle a présenté une demande de citoyenneté canadienne.

[5] Le 27 mai 2008, elle a été inculpée de plusieurs infractions, notamment de possession d’héroïne et d’une autre substance réglementée en vue d’en faire le trafic, de possession de cocaïne, de cannabis et d’autres substances réglementées, enfin de possession de produits de la criminalité.

[6] En juillet 2008, elle a reçu une lettre, vraisemblablement de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), dans laquelle on la priait de produire, dans un délai de 30 jours, une copie de son dossier d’empreintes digitales. Dans un affidavit présenté à la Cour, elle a expliqué qu’elle s’était abstenue de donner suite à cette lettre parce que, à l’époque, elle devait répondre à un certain nombre d’accusations criminelles.

[7] Le 12 mai 2009, les poursuites engagées contre elle ont été suspendues.

[8] Au cours de 2009, elle a reçu un avis la priant de se présenter à une entrevue de citoyenneté le 15 juillet 2009.

[9] Dans une lettre adressée à CIC en date du 12 juillet 2009, son ancienne avocate faisait observer, entre autres, que Mme Zhan n’avait pas donné suite à la demande qui lui était faite de produire une copie de son dossier d’empreintes digitales. Elle voulait donc savoir si Mme Zhan devrait donner suite à cette demande avant l’entrevue prévue le 15 juillet 2009. Cependant, cette lettre ne mentionnait pas que Mme Zhan avait été inculpée d’infractions ni que les poursuites avaient été suspendues.

[10] Selon l’affidavit de Mme Zhan, on lui a demandé, durant l’entrevue ultérieure avec CIC, si elle avait un casier judiciaire. Elle a répondu qu’elle avait déjà été inculpée de [traduction] « certaines infractions, mais que toutes les poursuites avaient été suspendues par le procureur de la Couronne. [Elle n’avait] donc pas de casier judiciaire ».

[11] On l’a donc priée, durant l’entrevue, de produire une copie de son dossier d’empreintes digitales, une copie du dossier judiciaire faisant état des accusations portées contre elle et de la suite qui leur avait été donnée, enfin un questionnaire sur la résidence dûment rempli. Le 21 juillet 2009, Mme Zhan a envoyé ces renseignements par la poste à CIC. Ceux-ci indiquaient notamment que la suspension des poursuites avait été prononcée le 12 mai 2009.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[12] Dans une courte lettre portant la date du 14 septembre 2009, Mme Zhan fut informée que sa demande de citoyenneté canadienne n’avait pas été approuvée. La lettre précisait notamment qu’elle était [traduction] « actuellement inculpée » de plusieurs infractions que la lettre énumérait. On pouvait y lire ensuite que son cas :

[traduction] […] ne se prêt[ait] pas à l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu aux paragraphes 5(3) et (4) de la Loi sur la citoyenneté, parce que le paragraphe 22(2) dispose explicitement que, lorsque cette disposition est applicable, [m]algré les autres dispositions de la présente loi, […] nul ne peut recevoir la citoyenneté au titre de l’article 5 ou du paragraphe 11(1) ni prêter le serment de citoyenneté s’il a été déclaré coupable d’une infraction prévue au paragraphe 29(2) ou (3) ou d’un acte criminel prévu par une loi fédérale :

a) au cours des trois ans précédant la date de sa demande;

b) entre la date de sa demande et celle prévue pour l’attribution de la citoyenneté ou la prestation du serment ».

[13] La lettre se terminait ainsi : [traduction] « Conformément au paragraphe 14(3) de la Loi sur la citoyenneté, vous êtes donc informée que, pour les raisons susmentionnées, votre demande de citoyenneté n’est pas approuvée ». Mme Zhan était ensuite informée des options qui s’offraient à elle.

[14] Était annexé à la lettre un formulaire indiquant ainsi les raisons du rejet : [traduction] « Article 22. Suspension des poursuites valide jusqu’au 11 mai 2010. Je ne puis approuver la demande de citoyenneté canadienne ».

[15] Les dispositions précises de l’article 22 qui s’appliquaient à Mme Zhan à la date de la décision du juge de la citoyenneté étaient l’alinéa 22(1)b), plutôt que le paragraphe 22(2). L’alinéa 22(1)b) est ainsi rédigé :

22. (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, nul ne peut recevoir la citoyenneté au titre des paragraphes 5(1), (2) ou (4) ou 11(1) ni prêter le serment de citoyenneté :

[…]

b) tant qu’il est inculpé pour une infraction prévue aux paragraphes 29(2) ou (3) ou pour un acte criminel prévu par une loi fédérale, autre qu’une infraction qualifiée de contravention en vertu de la Loi sur les contraventions, et ce, jusqu’à la date d’épuisement des voies de recours;

Interdiction

[16] La mention du juge de la citoyenneté selon laquelle la suspension des poursuites était [traduction] « valide jusqu’au 11 mai 2010 » reposait sur l’article 579 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 117] du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, ainsi rédigé :

579. (1) Le procureur général ou le procureur mandaté par lui à cette fin peut, à tout moment après le début des procédures à l’égard d’un prévenu ou d’un défendeur et avant jugement, ordonner au greffier ou à tout autre fonctionnaire compétent du tribunal de mentionner au dossier que les procédures sont arrêtées sur son ordre et cette mention doit être faite séance tenante; dès lors, les procédures sont suspendues en conséquence et tout engagement y relatif est annulé.

Le procureur général peut ordonner un arrêt des procedures

(2) Les procédures arrêtées conformément au paragraphe (1) peuvent être reprises sans nouvelle dénonciation ou sans nouvel acte d’accusation, selon le cas, par le procureur général ou le procureur mandaté par lui à cette fin en donnant avis de la reprise au greffier du tribunal où les procédures ont été arrêtées; cependant lorsqu’un tel avis n’est pas donné dans l’année qui suit l’arrêt des procédures ou avant l’expiration du délai dans lequel les procédures auraient pu être engagées, si ce délai expire le premier, les procédures sont réputées n’avoir jamais été engagées.   

Reprise des procedures

III. La norme de contrôle

[17] Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 54, la Cour suprême du Canada faisait observer que les cours de justice devraient montrer de la déférence « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie ». Elle faisait aussi observer que « [e]n présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, la retenue s’impose habituellement d’emblée » (paragraphe 53). Cependant, elle relevait ensuite que « [la question de droit] qui revêt “une importance capitale pour le système juridique [et qui est] étrangère au domaine d’expertise” du décideur administratif appelle toujours la norme de la décision correcte » (paragraphe 55).

[18] Selon moi, le point qui a été soulevé par la demanderesse à propos de la bonne interprétation de l’alinéa 22(1)b) de la Loi n’est pas une question de droit qui revêt une importance capitale pour le système juridique. C’est une question qui se limite étroitement à un article de la Loi. En conséquence, la norme de contrôle que doit appliquer la Cour pour examiner cette question est la décision raisonnable. (Voir aussi l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, paragraphe 44.)

[19] Selon moi, la décision de mon collègue le juge Mandamin dans l’affaire Yan v. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1153, au paragraphe 15, se distingue de la présente affaire parce qu’il a suivi, sur cet aspect, une jurisprudence antérieure aux arrêts Dunsmuir et Khosa de la Cour suprême. Lisant la décision qu’il a rendue, je constate que son renvoi à l’arrêt Dunsmuir concernait la norme de contrôle applicable aux questions mixtes de droit et de fait, tandis qu’il s’est fondé sur la décision Mizani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 698, au paragraphe 7, pour la norme applicable aux pures questions de droit, telles que la bonne interprétation de l’article 14 [mod. par L.C. 1995, ch. 15, art. 23; 2001, ch. 27, art. 230; 2008, ch. 14, art. 10] de la Loi. Cependant, tout cela est sans importance pour la présente affaire, puisque je suis arrivé à la conclusion que la manière dont le juge de la citoyenneté a interprété l’alinéa 22(1)b) de la Loi est également correcte.

[20] La question de la référence du juge de la citoyenneté au paragraphe 22(2) de la Loi, plutôt qu’au paragraphe 22(1), est essentiellement une question qui concerne la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel. C’est là une question qui doit être contrôlée d’après la norme de la décision raisonnable (arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47).

[21] La question de l’équité procédurale doit être contrôlée d’après la norme de la décision correcte (arrêt Dunsmuir, aux paragraphes 55 et 79; arrêt Khosa, au paragraphe 43).

IV. Analyse

A. Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en concluant que Mme Zhan était, à la date de l’audience, inculpée d’un acte criminel?

[22] Selon Mme Zhan, le juge de la citoyenneté a commis une erreur lorsqu’il est arrivé à la conclusion qu’elle était [traduction] « actuellement inculpée » de diverses infractions. Elle affirme que l’effet de la suspension des poursuites prononcée le 12 mai 2009 pour toutes les accusations portées contre elle a été de la placer dans la même position qu’une personne qui n’a jamais été ainsi inculpée. Par conséquent, affirme-t-elle, il était fautif pour le juge de considérer la suspension des poursuites comme un arrêt momentané des poursuites, et de rejeter sa demande de citoyenneté au motif que la Couronne pouvait faire renaître l’une ou plusieurs des accusations portées contre elle.

[23] À l’appui de sa position, Mme Zhan affirme que l’ambiguïté de l’alinéa 22(1)b) de la Loi, quant à cette question, devrait être résolue au moyen de l’approche adoptée par la jurisprudence en droit criminel concernant les suspensions des poursuites. Sur ce point, elle relève que, dans la décision Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 672, [2010] 1 R.C.F. 255, ma collègue la juge Mactavish a examiné, et finalement suivi, la jurisprudence récente en la matière après avoir conclu que la jurisprudence de la Cour dans le contexte de la citoyenneté et de l’immigration était d’une aide restreinte pour la solution d’une question différente mettant en cause l’interprétation de l’alinéa 22(1)b) de la Loi.

[24] Dans la décision Ahmed, la question principale était de savoir si une infraction mixte demeure un acte criminel aux fins de l’alinéa 22(1)b) après que la Couronne a choisi de procéder par déclaration sommaire de culpabilité. Pour répondre à la question, il était nécessaire de considérer la jurisprudence qui s’était développée au regard de l’alinéa 34(1)a) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, ainsi rédigé :

34. (1) Les règles suivantes s’appliquent à l’interprétation d’un texte créant une infraction:

a) l’infraction est réputée un acte criminel si le texte prévoit que le contrevenant peut être poursuivi par mise en accusation;

Mise en accusation ou procédure sommaire

[25] Après examen de la jurisprudence récente portant sur cette disposition de la Loi d’interprétation dans le contexte du droit criminel, la juge Mactavish concluait [au paragraphe 40] que « la classification d’une infraction mixte passe d’une infraction punissable par voie de mise en accusation à une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, lorsque la Couronne choisit de procéder par voie sommaire ». Elle écrivait aussi que l’interdiction énoncée dans l’alinéa 22(1)b) ne s’appliquait pas au demandeur dans l’affaire dont elle était saisie, parce que la Couronne avait décidé de procéder par déclaration sommaire de culpabilité à l’égard des infractions dont il avait été inculpé.

[26] L’espèce Ahmed se distingue de la présente affaire, parce qu’elle concernait l’interprétation d’un autre passage de l’alinéa 22(1)b) que celui dont il s’agit ici, et parce que la jurisprudence en droit criminel qu’a suivie la juge Mactavish concernait l’interprétation d’une autre loi fédérale, à savoir la Loi d’interprétation. Il importe aussi de noter que la jurisprudence en droit criminel dont il s’agit ne s’imposait pas à la juge Mactavish, qui a plutôt décidé de sa propre initiative de l’examiner et de la suivre après avoir conclu que la jurisprudence de la Cour sur la question était d’une aide restreinte.

[27] La jurisprudence en droit criminel qui, selon Mme Zhan, devrait être suivie dans son cas comprend trois précédents.

[28] Dans la décision R. v. Larosa, [2000] O.J. no 976 (C.S.) (QL), conf. par (2002), 166 C.C.C. (3d) 449 (C.A. Ont.), les accusés voulaient faire annuler une suspension des poursuites et faire rétablir une mise en accusation directe déposée à leur encontre. Ils étaient rentrés chez eux au Canada après que l’État du Texas eut allégué qu’ils s’étaient livrés à un complot en vue de faire le trafic de cocaïne, mais sans porter d’accusations contre eux. Se fondant sur les mêmes faits, la Couronne au Canada avait déposé un acte d’accusation contre eux affirmant qu’ils avaient participé à un complot en vue d’importer de la cocaïne et d’en faire le trafic. Les autorités texanes avaient alors déposé des accusations similaires et engagé une procédure d’extradition. Les accusés ont fait valoir que la suspension des poursuites prononcée au Canada constituait un abus de procédure. Leur demande d’annulation de la suspension des poursuites et de rétablissement de la mise en accusation fut rejetée après qu’il fut jugé qu’il n’y avait pas eu abus de procédure ni empiétement constitutionnel. Dans sa décision, le juge Watt faisait observer ce qui suit, au paragraphe 60 : [traduction] « Ni le juge du procès ni la personne visée par les poursuites et par leur suspension n’ont leur mot à dire sur le bien-fondé de la suspension. Une fois la suspension décidée, le conflit entre l’accusé et l’État n’existe plus ».

[29] Tout en confirmant la décision du juge Watt, la Cour d’appel de l’Ontario a cité, en l’approuvant, au paragraphe 41 de son arrêt, l’observation suivante qu’avait faite le juge Hollinrake dans l’arrêt R. v. Smith (1992), 78 B.C.L.R. (2d) 95 (C.A.), au paragraphe 22, autorisation de pourvoi à la C.S.C. rejetée pour cause de délai : [1993] C.S.C.R. n° 7 (QL) : [traduction] « Après que la suspension a été décidée, il n’y a pas de conflit entre la personne et l’État. Les poursuites sont arrivées à leur terme. La position de l’accusé envers l’État est la même que s’il n’avait jamais été inculpé ».

[30] Dans l’arrêt Smith, précité, qui est le deuxième des trois précédents en droit criminel invoqués par Mme Zhan, l’intimé faisait valoir que, ayant été inculpé et ayant enregistré un plaidoyer à la suite de l’inculpation, il était fondé à voir son procès se poursuivre, en espérant obtenir un acquittement. Un tel acquittement aurait pu lui être utile pour le cas où une procédure d’extradition aurait été engagée contre lui aux États-Unis en rapport avec la même infraction. Dans un arrêt unanime de la Cour d’appel de la C.-B., le juge Hollinrake était arrivé à la conclusion, au paragraphe 20, que [traduction] « après que la Couronne a exercé, en vertu de l’article 579, son droit d’ordonner une suspension, le juge qui instruit l’affaire est functus officio (dessaisi) et n’a pas le pouvoir d’aller plus loin ».

[31] Le troisième précédent en droit criminel qui est invoqué par Mme Zhan est la décision R. v. Pawluk, 2002 SKQB 98, 216 Sask. R. 187. Dans cette affaire-là, l’accusé faisait valoir que la Couronne commettait un abus de procédure en présentant deux mises en accusation portant sur les mêmes événements. La Couronne avait réagi en ordonnant la suspension des poursuites pour la première mise en accusation et en indiquant son intention d’aller de l’avant uniquement pour la deuxième mise en accusation. Le juge Foley a estimé que, par suite de la suspension décidée par la Couronne pour la première mise en accusation, la Cour du banc de la Reine n’était plus saisie d’aucune procédure et que, en conséquence, il n’y avait entre la Couronne et le prévenu aucun litige qui puisse constituer un abus de procédure. En résumé, il a conclu que la deuxième mise en accusation ne pouvait plus suivre son cours, parce qu’elle faisait partie des poursuites qui avaient été suspendues.

[32] Pour arriver à sa conclusion, le juge Foley a cité en l’approuvant, au paragraphe 25 de sa décision, un passage de l’ouvrage de Salhany, Canadian Criminal Procedure, 6e éd. (Toronto : Canada Law Book, 2001), à la page 6-73, qui contenait les observations suivantes à propos de l’article 579 du Code criminel :

[traduction] Selon cette disposition, les procédures arrêtées peuvent être reprises par la Couronne, sans production de nouvelles accusations et sans dépôt d’un nouvel acte d’accusation, sous réserve qu’avis soit donné au greffe du tribunal où les procédures ont été arrêtées. Cependant, tel avis doit être donné dans l’année qui suit l’arrêt des procédures, sans quoi les procédures seront réputées n’avoir jamais été engagées.

[33] Je suis en désaccord avec la position de Mme Zhan concernant l’intérêt, pour la présente affaire, de la jurisprudence en droit criminel susmentionnée, et en désaccord avec la manière dont elle interprète l’alinéa 22(1)b) de la Loi.

[34] Dans la décision Holvenstot (In re) et in re la Loi sur la citoyenneté, [1982] 2 C.F. 279 (1re inst.), la Cour [alors la Cour fédérale, Section de première instance] était saisie d’un cas semblable à la présente affaire. En résumé, l’appelante s’était vue refuser la citoyenneté au motif que, à la date de la décision du juge de la citoyenneté, elle était inculpée d’un acte criminel, à savoir la culture de marijuana. Cette accusation avait été portée le 18 août 1980 et les poursuites avaient été suspendues le 18 mars 1981. Le juge de la citoyenneté avait rendu sa décision le 31 mars 1981.

[35] Le juge suppléant Verchere s’était rendu à l’avis du juge de la citoyenneté pour qui la suspension des poursuites n’empêchait pas que l’appelante  demeurait inculpée d’un acte criminel et tombait donc sous le coup de l’interdiction énoncée dans ce qui était alors l’alinéa 20(1)b) de la Loi [S.C. 1974-75-76, ch. 108] (aujourd’hui l’alinéa 22(1)b)). Il avait justifié son assentiment par le fait que, en application de ce qui est aujourd’hui l’article 579 du Code criminel, la Couronne n’est astreinte pour l’avenir à aucune conduite particulière du seul fait de la suspension. Il faisait observer sur ce point, aux pages 280 et 281, que, durant le délai d’un an mentionné dans cette disposition, « [la Couronne] est expressément autorisée à reprendre les procédures. Qui plus est, il a été jugé qu’elle peut continuer les procédures arrêtées, sans avoir recours à une nouvelle inculpation, même si l’on fait complètement abstraction du paragraphe 508(2) [aujourd’hui le paragraphe 579(2)] ».

[36] Cependant, étant donné que l’appelante avait pu obtenir de la Couronne une lettre l’informant que la Couronne n’entendait pas reprendre les poursuites contre elle au titre de l’inculpation dont il s’agissait, le juge suppléant Verchere avait conclu que i) la lettre de la Couronne avait pour effet de l’empêcher de reprendre les poursuites au titre de l’inculpation visée par la suspension, et ii) à toutes fins pratiques [à la page 282], « l’inculpation est nulle et […] l’alinéa 20(1)b) ne peut plus s’appliquer ».

[37] Arrivant à cette conclusion, le juge suppléant Verchere avait fait observer [à la page 282] qu’« il est très plausible de présumer [que l’avocat de l’appelante qui avait sollicité la lettre de la Couronne] demandait qu’un geste soit posé, ou une déclaration faite pour soustraire cette accusation à l’application de l’alinéa 20(1)b) », et qu’« aucun indice ne laisse croire que les avocats de la Couronne qui ont ordonné l’arrêt des procédures, et écrit la lettre […] n’avaient pas prévu ce résultat, et agi en conséquence ».

[38] Dans la présente affaire, la demanderesse, qui était représentée par une avocate, ne semble pas avoir tenté d’obtenir une telle lettre de la Couronne et, en tout état de cause, elle n’en a produit aucune. Par conséquent, pour les motifs exposés par le juge suppléant Verchere, motifs auxquels je souscris, elle est restée une personne inculpée d’un ou plusieurs actes criminels envisagés par l’alinéa 22(1)b) de la Loi.

[39] Selon moi, ce que signifie le paragraphe 579(2) du Code criminel, c’est que des poursuites suspendues sont des poursuites arrêtées momentanément, mais non éteintes ni annulées. Ce n’est qu’à l’expiration du délai d’un an qui suit l’enregistrement de la suspension des procédures que les procédures sont « réputées n’avoir jamais été engagées », si elles ne sont pas reprises. Avant l’expiration de ce délai, la personne qui bénéficie d’une suspension des poursuites engagées contre elle reste une personne qui « est inculpée », au sens de l’alinéa 22(1)b) de la Loi, à supposer que les inculpations se rapportent à des actes criminels envisagés par cette disposition.

[40] Je ne crois pas qu’il soit juste d’interpréter l’alinéa 22(1)b) de la Loi en fonction de la jurisprudence se rapportant à l’effet d’une suspension en droit criminel. Selon moi, il y a d’importantes raisons pour lesquelles une autre approche s’impose dans le domaine de l’immigration et de la citoyenneté.

[41] Lorsqu’une procédure criminelle est engagée, il est clair qu’une telle procédure met en péril d’importants droits inscrits dans la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], en particulier ceux qui sont énoncés dans l’article 7 de la Charte (le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, et le droit de ne pas être privé de ce droit si ce n’est en conformité avec les principes de justice fondamentale). Dans ce contexte, le principe qui sous-tend l’approche retenue dans les décisions Larosa, Smith et Pawluk, examinées plus haut, est plus solide qu’il ne l’est dans le contexte de l’immigration et de la citoyenneté, où ce qui est mis en péril, c’est le privilège de la citoyenneté, plutôt que des droits garantis par la Charte.

[42] Les conséquences fâcheuses du rejet d’une demande de citoyenneté ne sont sans doute pas négligeables pour le candidat à la citoyenneté, pour ses proches et pour ses amis, mais ces conséquences ne sauraient être assimilées à la privation de droits garantis par la Charte, en particulier des droits énoncés dans l’article 7. Sur ce point, il faut garder à l’esprit qu’un candidat qui n’obtient pas la citoyenneté peut toujours présenter une nouvelle demande, même si, pour des personnes telles que la demanderesse, il faut d’abord attendre l’expiration du délai d’un an prévu par le paragraphe 579(2) du Code criminel.

[43] Dans la quête du juste milieu entre les intérêts d’un candidat à la citoyenneté et les intérêts de la société canadienne, et vu l’absence dans la Loi d’une disposition de déclaration d’objet, ou de consignes semblables, il convient de considérer l’objet décrit au paragraphe 3(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Cette disposition est reproduite à l’annexe A des présents motifs.

[44] À mon avis, pour savoir si une personne qui bénéficie d’une suspension des poursuites engagées contre elle demeure une personne qui « est inculpée » d’une infraction envisagée par l’alinéa 22(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, il est impossible de passer outre à l’alinéa 3(1)h) de la LIPR. Dans cette disposition, le législateur exprimait clairement son intention d’accorder la priorité à la protection de la santé des Canadiens, et à la préservation de la sécurité de la société canadienne, dans les affaires intéressant l’immigration. Ainsi que le faisait observer la juge en chef McLaughlin au nom de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, au paragraphe 10 :

Les objectifs explicites de la LIPR révèlent une intention de donner priorité à la sécurité. Pour réaliser cet objectif, il faut […] insister sur l’obligation des résidents permanents de se conformer à la loi pendant qu’ils sont au Canada […] Considérés collectivement, les objectifs de la LIPR et de ses dispositions relatives aux résidents permanents traduisent la ferme volonté de traiter les criminels et les menaces à la sécurité avec moins de clémence que le faisait l’ancienne Loi.

[45] À mon sens, l’objectif indiqué dans l’alinéa 3(1)h) de la LIPR est essentiellement le même que celui qui sous-tend l’alinéa 22(1)b) de la Loi sur la citoyenneté. On favorisera cet objectif en considérant une personne qui a été accusée d’une infraction grave du genre de celle qu’envisage cette disposition comme une personne qui demeure inculpée de cette infraction, quand bien même y aurait-il eu suspension des poursuites engagées contre elle. En résumé, cette interprétation de l’alinéa 22(1)b) protégera la population canadienne contre le risque posé par une personne qui, ayant été inculpée d’une ou plusieurs infractions graves envisagées par cette disposition, constitue à l’évidence un risque pour les Canadiens (Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, aux paragraphes 143 et 144).

[46] Interpréter l’alinéa 22(1)b) comme le propose Mme Zhan pourrait avoir pour effet de soustraire à l’application de cette disposition les personnes inculpées qui bénéficient d’une suspension des poursuites engagées contre elles, puis reprises à l’intérieur du délai d’un an prévu par le paragraphe 579(2) du Code criminel. C’est là ce qui se produirait si le prévenu se voyait accorder la citoyenneté, puis prêtait le serment de citoyenneté, après que les poursuites engagées contre lui ont été suspendues et avant qu’elles ne soient reprises. Selon moi, le législateur ne voulait pas que l’alinéa 22(1)b) soit interprété d’une manière qui donnerait lieu à un résultat aussi pernicieux.

[47] Dans une situation comme celle dont il s’agit ici, le fait que la candidate à la citoyenneté a déjà été inculpée d’une infraction permet d’expliquer pourquoi l’approche adoptée par l’alinéa 22(1)b) à l’égard de telles personnes diffère sous certains aspects de l’approche adoptée par l’article 19 [mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144(F); 1997, ch. 22, art. 1] de la Loi à l’égard de personnes dont on croit, pour des motifs raisonnables, qu’elles constituent un risque pour la sécurité. Je n’admets donc pas l’argument de Mme Zhan selon lequel, parce que certaines des garanties de procédure qui figurent dans l’article 19 n’apparaissent pas dans l’article 22, alors l’alinéa 22(1)b) devrait être interprété comme une disposition s’appliquant exclusivement aux personnes qui sont poursuivies, sans que les poursuites aient été suspendues, et qui ne requièrent pas les mêmes garanties de procédure que celles dont on croit simplement qu’elles constituent un risque pour la sécurité.

[48] En conclusion, pour tous les motifs susmentionnés, je suis d’avis qu’une personne qui a été inculpée d’un ou plusieurs actes criminels envisagés par l’alinéa 22(1)b) de la Loi demeure une personne qui « est inculpée » d’une telle infraction, quand bien même la Couronne aurait décidé de suspendre les poursuites résultant de telles inculpations. Il n’était pas déraisonnable pour le juge de la citoyenneté d’arriver à cette même conclusion. Sa décision était même tout à fait légitime et correcte.

B. Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle en se référant au paragraphe 22(2) de la Loi?

[49] Le juge de la citoyenneté a manifestement commis une erreur en se référant au paragraphe 22(2) de la Loi, puisque Mme Zhan n’a pas été déclarée coupable d’une infraction mentionnée dans cette disposition. Il s’agit de savoir si l’erreur est suffisamment grave ou substantielle pour justifier l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire à un autre juge de la citoyenneté pour nouvel examen. Je suis d’avis que l’erreur n’atteignait pas le niveau d’une erreur grave ou substantielle.

[50] Il est constant en droit que des erreurs mineures ou sans conséquence qui ne modifieraient pas la solution d’un cas ne justifient pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour d’annuler une décision (Dubé c. Lepage, [1997] A.C.F. n° 616 (1re inst.) (QL), aux paragraphes 45 et 46).

[51] En l’espèce, la question est de savoir si la mention du paragraphe 22(2) est le résultat d’une inattention ou si elle traduit de la part du juge de la citoyenneté une mauvaise compréhension de la preuve matérielle (Petrova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 506, au paragraphe 57; Sandhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 134, aux paragraphes 6 à 9).

[52] Après examen de la décision du juge de la citoyenneté dans son ensemble, je suis convaincu qu’il a bien compris que Mme Zhan avait simplement été accusée d’une infraction envisagée par l’alinéa 22(1)b) de la Loi, plutôt que déclarée coupable d’une infraction envisagée par le paragraphe 22(2) de la Loi.

[53] En résumé, au début de la lettre où il exposait sa décision, le juge de la citoyenneté écrivait : [traduction] « Selon la preuve versée dans le dossier, vous êtes actuellement inculpée des actes criminels suivants » (non souligné dans l’original). En outre, dans la copie de l’Avis au ministre de la décision du juge de la citoyenneté, avis qui était annexé à la décision du juge, le juge écrivait : [traduction] « Article 22. Suspension des poursuites valide jusqu’au 11 mai 2010. Je ne puis approuver la demande de citoyenneté canadienne ». Par ailleurs, une note interne versée dans le dossier par le juge de la citoyenneté renfermait notamment ce qui suit : [traduction] « La feuille d’information de la cour indique que la “suspension des poursuites” a été ordonnée le 12 mai 2009. Cette suspension est considérée comme un arrêt momentané des procédures judiciaires […] Selon le superviseur, les suspensions sont valides durant un an, et donc l’alinéa 22(1)b) est applicable ».

[54] Eu égard à ce qui précède, je suis d’avis que le juge de la citoyenneté a bien compris que Mme Zhan avait simplement été inculpée d’un acte criminel envisagé par l’alinéa 22(1)b), plutôt que déclarée coupable d’un acte envisagé par le paragraphe 22(2). J’arrive donc à la conclusion que la mention du paragraphe 22(2) à la page 2 de la lettre exposant sa décision était le résultat d’une inattention, qu’elle a été sans conséquence, qu’elle n’a pas influé sur sa décision et qu’elle ne constitue donc pas une erreur susceptible de contrôle.

C. Le juge de la citoyenneté a-t-il rendu sa décision au mépris des principes de justice naturelle et d’équité procédurale?

[55] Selon Mme Zhan, l’avis donné au juge de la citoyenneté par son superviseur, avis selon lequel [traduction] « les suspensions sont valides durant un an, et donc l’alinéa 22(1)b) est applicable », constituait une preuve extrinsèque. Elle affirme donc que les principes de justice naturelle et d’équité procédurale l’obligeaient à lui offrir la possibilité de s’exprimer sur cet avis et de dissiper les doutes qu’il pouvait avoir concernant sa demande de citoyenneté, avant qu’il ne rende sa décision définitive sur la demande. Elle affirme que les doutes du juge de la citoyenneté étaient les suivants : le fait que l’on ne savait pas si la Couronne allait ou non reprendre les poursuites contre elle, et le fait que l’on ne savait pas si la Couronne procéderait par déclaration sommaire de culpabilité ou par mise en accusation.

[56] Je ne souscris pas aux arguments de Mme Zhan.

[57] Selon moi, l’avis donné au juge de la citoyenneté par son superviseur était un avis interne, non une preuve extrinsèque. Le juge de la citoyenneté n’était nullement tenu de révéler cet avis à Mme Zhan ou de lui révéler la politique interne de CIC selon laquelle [traduction] « une suspension des poursuites constitue une accusation pendante, à moins qu’un représentant de la Couronne ne confirme par écrit que la Couronne n’entend pas reprendre les poursuites contre le demandeur au titre des accusations portées contre lui ».

[58] Quant à l’observation du juge de la citoyenneté selon laquelle on ne savait pas quelle suite la Couronne donnerait aux procédures, il s’agissait simplement d’un fait consigné par le juge de la citoyenneté dans le dossier. Le juge de la citoyenneté n’était pas tenu de s’informer auprès de Mme Zhan ou auprès de la Couronne si la Couronne entendait reprendre les poursuites contre elle et si, le cas échéant, elle procéderait par déclaration sommaire de culpabilité ou par mise en accusation. Après que Mme Zhan fut priée, durant son entrevue du 15 juillet 2009, de produire une copie du dossier judiciaire des accusations portées contre elle et des suites données à telles accusations, elle savait que le statut de ces accusations et leur issue possible pouvaient intéresser la décision du juge de la citoyenneté. Par la suite, elle était tout à fait à même de communiquer au juge de la citoyenneté toute information susceptible d’être pertinente à l’égard de ces aspects. Malheureusement, elle n’a pas tiré avantage de la possibilité qu’elle eût de s’adresser à la Couronne pour s’enquérir des suites que celle-ci entendait donner aux accusations, comme l’avait fait la demanderesse dans l’affaire In re Holvenstot, précitée.

[59] Dans ses observations orales, l’avocate de Mme Zhan affirmait aussi que les motifs exposés par le juge de la citoyenneté à l’appui de sa décision étaient insuffisants, parce qu’ils n’expliquaient pas suffisamment pourquoi Mme Zhan était considérée comme une personne encore inculpée des infractions en cause, alors même que la Couronne avait suspendu les poursuites engagées contre elle.

[60] Ce n’est pas mon avis. La raison pour laquelle la demande de citoyenneté de Mme Zhan a été rejetée, c’est parce que, à la date de la décision du juge de la citoyenneté, elle était une personne qui « était inculpée » d’une infraction envisagée par l’alinéa 22(1)b) de la Loi. Ce fait était explicitement porté à sa connaissance dans le deuxième paragraphe de la décision. Le juge de la citoyenneté n’était pas tenu d’expliquer à Mme Zhan pourquoi, selon lui, l’alinéa 22(1)b) continuait de s’appliquer après la suspension des poursuites se rapportant aux inculpations. Mme Zhan est présumée connaître la loi, y compris le texte clair du paragraphe 579(2) du Code criminel, et la décision In re Holvenstot.

[61] En résumé, j’arrive à la conclusion que le juge de la citoyenneté n’a pas contrevenu aux principes de justice naturelle ou d’équité procédurale : i) en n’offrant pas à Mme Zhan la possibilité d’examiner et de commenter l’avis interne qu’il avait reçu de son superviseur, ii) en ne priant pas Mme Zhan ou la Couronne de l’informer si la Couronne reprendrait les poursuites contre elle et si la Couronne procéderait par déclaration sommaire de culpabilité ou par mise en accusation, ou iii) en n’expliquant pas, dans sa décision, les raisons pour lesquelles selon lui l’alinéa 22(1)b) continuait de s’appliquer après la suspension des poursuites relatives aux inculpations.

[62] Mme Zhan a toujours été à même : i) de révéler le fait qu’elle avait été inculpée d’infractions envisagées par l’alinéa 22(1)b) avant son entrevue du 15 juillet 2009, ii) de s’informer de l’effet juridique d’une suspension des poursuites aux termes de cette disposition, et de l’effet juridique d’une lettre qu’elle aurait pu obtenir de la Couronne indiquant les suites que la Couronne entendait donner à telles poursuites, et iii) de demander une telle lettre à la Couronne. Malheureusement, elle n’a rien fait de tout cela.

V. Dispositif

[63] Le présent appel sera rejeté.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’appel est rejeté.

ANNEXE A

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

3. (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

a) de permettre au Canada de retirer de l’immigration le maximum d’avantages sociaux, culturels et économiques;

b) d’enrichir et de renforcer le tissu social et culturel du Canada dans le respect de son caractère fédéral, bilingue et multiculturel;

b.1) de favoriser le développement des collectivités de langues officielles minoritaires au Canada;

c) de favoriser le développement économique et la prospérité du Canada et de faire en sorte que toutes les régions puissent bénéficier des avantages économiques découlant de l’immigration;

d) de veiller à la réunification des familles au Canada;

e) de promouvoir l’intégration des résidents permanents au Canada, compte tenu du fait que cette intégration suppose des obligations pour les nouveaux arrivants et pour la société canadienne;

f) d’atteindre, par la prise de normes uniformes et l’application d’un traitement efficace, les objectifs fixés pour l’immigration par le gouvernement fédéral après consultation des provinces;

g) de faciliter l’entrée des visiteurs, étudiants et travailleurs temporaires qui viennent au Canada dans le cadre d’activités commerciales, touristiques, culturelles, éducatives, scientifiques ou autres, ou pour favoriser la bonne entente à l’échelle internationale;

h) de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité;

i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité;

j) de veiller, de concert avec les provinces, à aider les résidents permanents à mieux faire reconnaître leurs titres de compétence et à s’intégrer plus rapidement à la société.

Objet en matière d’immigration

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