Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A-553-96

Télé-Direct (Publications) Inc. (appelante) (demanderesse)

c.

American Business Information, Inc. (intimée) (défenderesse)

Répertorié: Télé-Direct (Publications) Inc.c. American Business Information, Inc. (C.A.)

Cour d'appel, juges Denault, J.C.A. (de droit), Décary, J.C.A., et juge suppléant Chevalier"Montréal, 6 et 7 octobre; Ottawa, 27 octobre 1997.

Droit d'auteur Appel d'un jugement de la C.F. 1re inst. statuant que la compilation de renseignements contenus dans les Pages Jaunes n'est pas protégée par un droit d'auteur car l'organisation des renseignements n'a nécessité qu'un degré minimal de talent, de jugement et de travailLa Loi sur le droit d'auteur a été modifiée en 1993 pour donner effet à l'ALENALa définition d'œuvres artistique, dramatique, littéraire et musicale a été modifiée pour inclure les compilationsLes faits en cause se sont produits avant et après les modifications(1) Les modifications de 1993 n'ont pas changé le droit en matière de droit d'auteur concernant les compilations de donnéesLa sélection et l'arrangement de données ne devient une compilation protégée que si le résultat final est une création intellectuelle originale(2) Lorsque l'œuvre qu'on veut protéger est une compilation de données comprise dans une compilation plus vaste de données, il est plus correct d'évaluer l'originalité en commençant par la sous-compilationLe juge de première instance a commencé par examiner des parties parce que la question ne se posait pas pour l'ensemble de l'annuaire(3) Pour qu'une compilation soit originale, il doit s'agir d'une création indépendante de l'auteur qui témoigne au moins d'un degré minimal de talent, de jugement et de travailLe travail seul n'est pas une garantie d'originalitéLa sous-compilation n'est ni un nouveau produit issu d'un travail inventif ni une création intellectuelle au sens de l'art. 1705 de la Loi de mise en œuvre de l'ALENALa compilation est si évidente et anodine qu'il n'y a pas lieu de la protéger par un droit d'auteur.

Interprétation des lois Loi sur le droit d'auteurAvant que la Loi soit modifiée en 1993, les compilations n'étaient protégées que si elles constituaient des œuvres littérairesMaintenant, il peut aussi y avoir des compilations d'œuvres artistiques, dramatiques et musicalesLa jurisprudence antérieure doit être appliquée avec prudenceDes compilations qui ne pouvaient être protégées par droit d'auteur, sous l'ancienne Loi, parce qu'elles n'étaient pas des œuvres littéraires pourraient maintenant l'être sous la nouvelleComme la définition decompilationa été introduite pour la mise en œuvre de l'art. 1705 de l'ALENA, les tribunaux canadiens interprétant des dispositions de la Loi sur le droit d'auteur inspirées de dispositions américaines devraient, lorsqu'ils peuvent le faire sans s'écarter des principes fondamentaux, retenir une interprétation compatible avec le libellé anglo-canadien et les normes américaines.

Il s'agit de l'appel de la décision du juge de première instance concluant qu'il n'existe pas de droit d'auteur sur la compilation de renseignements contenus dans les annuaires de Pages Jaunes. Il a été admis que les Pages Jaunes prises dans leur ensemble et compte tenu de l'aspect visuel et de l'organisation de leurs pages, sont protégées par un droit d'auteur. L'appelante revendique un droit d'auteur sur l'organisation des renseignements concernant les abonnés de même que sur les renseignements supplémentaires comme les numéros de télécopieur, les marques de commerce et le nombre d'années d'exploitation de l'entreprise. Le juge de première instance a conclu que l'appelante n'avait fait preuve que d'un minimum de talent, de jugement et de travail dans l'organisation globale des éléments, ce qui ne suffisait pas pour conférer à la compilation une originalité telle qu'elle justifierait la protection par un droit d'auteur.

Avant la Loi de mise en œuvre de l'Accord du libre-échange nord-américain, en 1993, les compilations n'étaient protégées que si elles pouvaient être qualifiées d'"œuvres littéraires". Pour mettre en œuvre l'Accord du libre-échange nord-américain (l'ALENA), il a fallu modifier substantiellement la Loi sur le droit d'auteur pour que les œuvres artistiques, dramatiques, littéraires et musicales comprennent les compilations de telles œuvres. La définition de "toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale", énoncée à l'article 2, a été modifiée pour comprendre les "compilations", comme "mode ou [. . .] forme d'expression". En outre, une définition du mot "compilation" a été ajoutée à l'article 2 de la Loi sur le droit d'auteur . L'enchaînement des événements ayant donné lieu à l'action couvre à la fois la période précédant la modification et la période la suivant.

Il s'agissait de déterminer (1) si la modification a changé l'état du droit, (2) de quelle façon il convenait d'évaluer l'originalité de la compilation et (3) si la compilation dénotait un degré suffisant de talent, de jugement ou de travail pour justifier qu'elle soit protégée par un droit d'auteur.

Arrêt: l'appel doit être rejeté.

(1) Avant les modifications de 1993, les tribunaux devaient trouver une façon de rattacher les compilations à des œuvres littéraires. Depuis, les "compilations" peuvent se rattacher aussi bien aux œuvres artistiques, dramatiques et musicales. Il faut donc appliquer la jurisprudence antérieure avec prudence. Il se pourrait que des compilations qui ne pouvaient être protégées par un droit d'auteur parce qu'elles ne pouvaient se rattacher à une œuvre littéraire, aient droit à cette protection sous le régime de la nouvelle définition.

La définition de "compilation" doit s'interpréter en tenant compte du contexte dans lequel elle a été introduite: la mise en œuvre de l'article 1705 de l'ALENA. Les parties à l'ALENA voulaient protéger les compilations de données qui constituent des "œuvres d'expression originale au sens de ladite convention [de Berne]" et des "créations intellectuelles". Les deux derniers mots indiquent que les compilations de données doivent être évaluées en fonction de leur caractère intellectuel et créateur. Ces caractéristiques étant déjà reconnues par la jurisprudence anglo-canadienne, il faut présumer que le gouvernement du Canada, lorsqu'il a signé l'Accord, et le Parlement, lorsqu'il a adopté les modifications de 1993 visant la Loi sur le droit d'auteur , s'attendaient à ce que la Cour adopte la thèse de la "créativité" plutôt que celle du "travail industrieux".

Les modifications de 1993 n'ont pas changé l'état du droit en matière de droits d'auteur en ce qui concerne les compilations. Elles ont confirmé de façon claire quel était ou quel aurait dû être l'état du droit: le choix ou l'arrangement de données ne produit une compilation protégée que si celle-ci constitue une création originale et intellectuelle.

Par suite des modifications de 1993, les tribunaux canadiens peuvent se tourner davantage vers les décisions américaines faisant autorité pour interpréter les dispositions de la Loi sur le droit d'auteur qui ont été modifiées ou ajoutées afin de mettre en œuvre l'ALENA, dans la mesure où ils le font avec prudence. Les tribunaux canadiens ne devraient pas hésiter à adopter une interprétation compatible à la fois avec les normes anglo-canadiennes et avec les normes américaines, lorsqu'ils peuvent le faire sans s'écarter des principes fondamentaux et lorsque le libellé de la disposition s'inspire de la loi américaine.

(2) La méthode la plus correcte pour évaluer l'originalité d'une compilation lorsque l'œuvre pour laquelle la protection du droit d'auteur est revendiquée est une compilation de données au sein d'une compilation plus vaste est de commencer par examiner la sous-compilation. La compilation en cause devant le juge de première instance n'était pas l'annuaire dans son ensemble (la compilation principale), mais une partie de l'annuaire, savoir les inscriptions en colonne (la sous-compilation). Le juge de première instance a examiné d'abord la sous-compilation parce que la compilation principale n'était pas en cause.

(3) La Loi est claire: seules les œuvres originales sont protégées. La compilation de données, pour être originale, doit être une œuvre que son auteur a créée de façon indépendante et qui, par les choix dont elle résulte et par son arrangement, dénote un degré minimal de talent, de jugement et de travail. Dans les décisions où l'expression "talent, jugement ou travail" a été employée pour décrire le critère auquel une compilation doit satisfaire pour être considérée comme originale, elle a dû l'être à titre conjonctif et non disjonctif. Une somme importante de travail alliée à un degré négligeable de talent et de jugement ne suffirait pas, la plupart du temps, à conférer un caractère original à une compilation. Les dispositions législatives relatives au droit d'auteur ont toujours eu pour objet, notamment, de "protéger et récompenser les efforts intellectuels des auteurs". Le mot "auteur" a une connotation de créativité et d'ingéniosité. La somme de travail n'est pas en soi une source déterminante d'originalité. Le juge de première instance a conclu correctement que la sous-compilation ne présentait pas suffisamment d'originalité. La sous- compilation n'était ni un "produit nouveau issu du travail inventif" ni une "création intellectuelle" au sens de l'article 1705. La compilation des inscriptions en colonne est une opération si évidente et si anodine qu'elle ne saurait être protégée par un droit d'auteur.

lois et règlements

Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d'Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, [1994] R.T. Can. no 2, art. 1705.

Convention pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, conclue à Berne le 9 septembre 1886, y compris l'Acte de Paris de 1971.

Copyrights Act, 17 U.S.C., " 101 (1994).

Loi de mise en œuvre de l'Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44.

Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 2 "compilation" (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 53), "œuvre artistique" (mod., idem ), "œuvre dramatique" (mod., idem ), "œuvre littéraire" (mod., idem ), "œuvre musicale" (mod., idem ), "toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale" (mod., idem ), 5(1) (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 57), 41 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 9).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 1208, Tarif B, partie II (mod. par DORS/95-282, art. 5).

jurisprudence

décision appliquée:

Ladbroke (Football) Ltd. v. William Hill (Football), Ltd., [1964] 1 W.L.R. 273 (H.L.).

décisions examinées:

Slumber-Magic Adjustable Bed Co. v. Sleep-King Adjustable Bed Co., [1985] 1 W.W.R. 112; (1984), 3 C.P.R. (3d) 81 (C.S.C.-B.); U & R Tax Services Ltd. c. H & R Block Canada Inc. (1995), 62 C.P.R. (3d) 257; 97 F.T.R. 259 (C.F. 1re inst.); Sayre and Others v. Moore (1785), 1 East 316 n.5; 102 E.R. 139; Cramp (G.A.) & Sons, Ltd. v. Frank Smythson, Ltd. [1944] 2 All E.R. 92 (H.L.); Feist Publications, Inc. v. Rural Telephone Service Co., Inc., 111 S. Ct. 1282 (1991); BellSouth Advertising & Pub. Corp. v. Donnelley Information Pub., Inc., 999 F.2d 1436 (11th Cir. 1993); Key Publications Inc. v. Chinatown Today Publishing Enterprises Inc., 20 USPQ2d 1122 (2nd Cir. 1991).

décisions citées:

Moreau, Alfred v. St. Vincent, Roland, [1950] R.C.É. 198; [1950] 3 D.L.R. 713; (1950), 12 C.P.R. 32; 10 Fox Pat. C. 194; Compo Company Ltd. c. Blue Crest Music Inc. et autres, [1980] 1 R.C.S. 357; (1979), 105 D.L.R. (3d) 249; 45 C.P.R. (2d) 1; 29 N.R. 296; Apple Computer, Inc. c. Mackintosh Computers Ltd, [1987] 1 C.F. 173; (1986), 28 D.L.R. (4th) 178; 8 C.I.P.R. 153; 10 C.P.R. (3d) 1; 3 F.T.R. 118 (1re inst.); conf. par [1988] 1 C.F. 673; (1987), 44 D.L.R. (4th) 74; 16 C.I.P.R. 15; 18 C.P.R. (3d) 129; 81 N.R. 3 (C.A.); conf. par Apple Computer, Inc. c. Mackintosh Computers Ltd.; Apple Computer, Inc. c. 115778 Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 209; (1990), 71 D.L.R. (4th) 95; 30 C.P.R. (3d) 257; 110 N.R. 66.

doctrine

Siebrasse, N. "Copyright in Facts and Information: Feist Publications is Not, and Should Not Be, the Law in Canada" (1994), 11 Can. Intell. Prop. Rev. 191.

APPEL du jugement de première instance (Télé-Direct (Publications) Inc. c. American Business Information Inc. (1996), 27 B.L.R. (2d) 1; 113 F.T.R. 123 (C.F. 1re inst.)) statuant que la compilation des renseignements contenus dans les Pages Jaunes n'était pas protégée par un droit d'auteur. Appel rejeté.

avocats:

Hugues G. Richard et L. Carrière pour l'appelante.

Roger T. Hughes et John N. Allport pour l'intimée.

procureurs:

Léger Robic Richard, s.e.n.c., Montréal, pour l'appelante.

Sim, Hughes, Ashton & McKay, Toronto, pour l'intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Décary, J.C.A.: Le présent appel porte principalement sur la question de savoir s'il existe un droit d'auteur sur la compilation de renseignements contenus dans les annuaires de Pages Jaunes (les Pages Jaunes) publiés par Télé-Direct (Publications) Inc. (l'appelante), société affiliée de Bell Canada. American Business Information Inc. (l'intimée) a reconnu que ces annuaires, pris dans leur ensemble et compte tenu de l'aspect visuel et de l'organisation de leurs pages, sont protégés par un droit d'auteur.

L'appelante, qui admet elle-même ne pas revendiquer de droit d'auteur sur les renseignements concernant les abonnés que lui fournit Bell Canada (et qui comprennent le titre de la rubrique décrivant l'entreprise ainsi que le nom, l'adresse et le numéro de téléphone de l'entreprise), soutient essentiellement que le droit d'auteur porte sur l'organisation des renseignements qu'elle reçoit non classés de Bell Canada de même que sur les renseignements supplémentaires comme les numéros de télécopieur, les marques de commerce et le nombre d'années d'exploitation de l'entreprise, que l'appelante se procure elle-même auprès des abonnés de Bell Canada.

Mme le juge McGillis (le juge de première instance) a statué qu'aucun droit d'auteur ne protégeait la compilation visée en l'espèce. Comme les parties ne contestent pas les conclusions de fait passablement exhaustives qu'elle a tirées et comme ses motifs ont déjà été publiés1, je ne perdrai pas de temps à répéter ce qui a été si correctement décrit.

L'intimée a soulevé la question préliminaire de la prescription triennale prévue à l'article 41 de la Loi sur le droit d'auteur2 (la Loi), soutenant qu'elle s'appliquait à la présente action. Le juge de première instance a conclu, au vu des faits, que l'action n'était pas prescrite, et je ne vois aucune raison de revenir sur cette conclusion.

Au sujet de la question principale, le juge de première instance a statué qu'il fallait avoir recours, pour déterminer la portée du droit d'auteur applicable en matière de compilation, aux principes que Mme le juge McLachlin (tel était alors son titre) a énoncés dans l'affaire Slumber-Magic Adjustable Bed Co. v. Sleep-King Adjustable Bed Co., [1985] 1 W.W.R. 112 (C.S.C.-B.), aux pages 115 et 116:

[traduction] Les défenderesses laissent entendre qu'il n'existe pas de droit d'auteur sur la brochure parce qu'on y a utilisé des idées et des éléments qui existent déjà dans les brochures d'autres concurrents. Mais cela ne permet pas de rejeter une revendication de droit d'auteur. Chacun sait que les compilations de contenus produits par d'autres peuvent être protégées par un droit d'auteur, pourvu que l'organisation des éléments tirés d'autres sources soit le produit de l'imagination, du choix et du travail de la demanderesse. Ce ne sont pas les divers éléments de composition qui font l'objet du droit d'auteur, mais leur arrangement général, fruit du travail de la demanderesse. Le fondement du droit d'auteur est l'originalité du travail en question. Du moment que la composition renvoie à un travail, à un goût et à des décisions précises, il y a originalité. Dans le cas d'une compilation, l'originalité justifiant le droit d'auteur est une question de degré, selon l'importance du talent, du jugement ou du travail en cause dans ladite compilation: voir Ladbroke (Football), Ltd. v. William Hill (Football), Ltd., [1964] 1 All E.R. 465 (H.L.). Lorsqu'on revendique un droit d'auteur sur une compilation, il ne convient pas de disséquer l'œuvre en fragments et de conclure que, si les fragments ne peuvent faire l'objet d'un droit d'auteur, l'ensemble de la compilation ne peut en faire l'objet non plus. La Cour devrait plutôt évaluer l'importance du travail, du talent ou du jugement en jeu dans l'arrangement général: voir Ladbroke, précité. Voir aussi T.J. Moore Co. Ltd. c. Accessoires du [sic] Bureau de Québec Inc. (1973), 14 C.P.C. (2d) 113 (C.F. 1re inst.); Jarrold v. Houlston (1857), 3 K & J. 708, 69 E.R. 1294 (Ch.Div); MacMillan & Co., Ltd. v. Cooper (1923), 40 T.L.R. 186 (C.P.)

La proposition que les arrangements d'idées communes puissent être assujettis à un droit d'auteur comporte certaines limites. Premièrement, il semble que le compilateur ne puisse pas revendiquer de droit d'auteur à moins d'avoir un droit sur l'utilisation des documents compilés: voir T.J. Moore Co. Ltd. c. Accessoires de Bureau de Québec Inc., supra, p. 116. Deuxièmement, dans la mesure où les idées qui composent la compilation peuvent être du domaine public, elles peuvent être elles-mêmes des copies en toute impunité, sans qu'il y ait violation du droit d'auteur du compilateur, lequel n'a pas trait aux éléments de la compilation, mais à leur arrangement général: voir Fox, The Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 2e éd. (1967), p. 1183

Le juge de première instance a alors conclu ce qui suit4:

Pour conclure, Télé-Direct a structuré ses renseignements, dont la grande majorité n'est pas protégée par un droit d'auteur, selon des normes courantes et reconnues de sélection dans son domaine d'activité. Ce faisant, elle n'a fait preuve que d'un minimum de talent, de jugement et de travail dans l'organisation globale des éléments, ce qui ne suffit pas à établir que la compilation dénote une originalité telle qu'elle justifierait la protection du droit d'auteur. Selon moi, la défenderesse a réussi à écarter la présomption de droit d'auteur créée par l'alinéa 34(3)a) de la Loi.

Je ne relève aucune erreur dans sa conclusion.

Il importe d'abord de dire un mot des dispositions législatives applicables. La question soulevée par le présent appel fait suite à une modification apportée en 1993 à la Loi sur le droit d'auteur, qui a ajouté la définition du mot "compilation" à l'article 2 [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 53]. Comme l'enchaînement des événements ayant donné lieu à l'action couvre à la fois la période précédant la modification et la période la suivant, la Cour doit déterminer si la modification a changé l'état du droit.

Les compilations sont depuis fort longtemps présentes dans le droit canadien relatif au droit d'auteur, mais ce n'est que récemment que le terme a été expressément défini dans la Loi.

Avant la Loi de mise en œuvre de l'Accord du libre-échange nord-américain5 (la Loi de mise en œuvre), les compilations n'étaient protégées que si elles pouvaient être qualifiées d'"œuvres littéraires"6.

La mise en œuvre de l'Accord du libre-échange nord-américain [Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d'Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, [1994] R.T. Can. no 2] (ALENA) a nécessité une modification substantielle de la Loi sur le droit d'auteur. Les expressions "œuvre artistique", "œuvre dramatique", "œuvre littéraire" et "œuvre musicale" ont alors inclus, respectivement, "les compilations d'œuvres artistiques", "les compilations d'œuvres dramatiques", "les compilations d'œuvres littéraires" et "toute compilation [d'œuvres ou de compositions musicales]" (paragraphe 53(2) de la Loi de mise en œuvre). Pareillement, la définition de "toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale", énoncée à l'article 2, était modifiée pour comprendre les "compilations", comme "mode ou . . . forme d'expression":

2. . . .

"toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale" S'entend de toute production originale du domaine littéraire, scientifique ou artistique quels qu'en soit le mode ou la forme d'expression, tels les compilations, . . .

En outre, le paragraphe 53(3) de la Loi de mise en œuvre a ajouté une définition du mot "compilation" à l'article 2 de la Loi sur le droit d'auteur , laquelle est ainsi conçue:

2. . . .

"compilation" Les œuvres résultant du choix ou de l'arrangement de tout ou partie d'œuvres littéraires, dramatiques, musicales ou artistiques ou de données.

Les modifications de 1993 ne sont peut-être pas sans répercussion, même si les avocats ne leur ont pas accordé beaucoup d'importance, les considérant comme une simple codification du droit existant. Avant les modifications, les "compilations" étaient considérées comme des œuvres littéraires; les tribunaux devaient donc trouver une façon de les rattacher à ce type d'œuvres. Depuis les modifications, il peut y avoir des compilations d'œuvres artistiques, dramatiques et musicales en plus des compilations d'œuvres littéraires, ce qui fait que la jurisprudence antérieure, qui ne portait que sur la compilation de données dans le cadre d'œuvres littéraires, doit être appliquée avec prudence. Il se pourrait, en effet, que des compilations qui ne pouvaient être protégées par un droit d'auteur parce qu'elles ne pouvaient se rattacher à une œuvre littéraire, aient droit à cette protection sous le régime de la nouvelle définition.

De façon plus importante, l'ajout d'une définition de "compilation" comportant les mots "œuvres résultant du choix ou de l'arrangement . . . de données" me semble avoir scellé le sort de la bataille que commençaient à se livrer au Canada les tenants de la thèse de la "créativité""pour qui les compilations doivent témoigner d'un degré minimal de créativité"et ceux de la thèse du "travail industrieux" ou de la "transpiration""qui voient le droit d'auteur comme la récompense du dur labeur de la compilation.

La définition de "compilation" doit s'interpréter en tenant compte du contexte dans lequel elle a été introduite. En termes simples, cette définition a été ajoutée par suite de la signature de l'Accord du libre-échange nord-américain (l'ALENA), dans le but précis de mettre en œuvre cet accord. Il n'est que naturel, alors, pour tenter d'interpréter cette définition de se tourner vers le texte de la disposition pertinente de l'ALENA que la modification vise à mettre en œuvre. Cette disposition est l'article 1705, dont voici le texte:

Article 1705 : Droit d'auteur

1. Chacune des Parties protégera les œuvres visées par l'article 2 de la Convention de Berne, ainsi que toutes autres œuvres d'expression originale au sens de ladite convention. Ainsi, notamment,

a) tous les genres de programmes d'ordinateur sont des œuvres littéraires au sens de la Convention de Berne, et chacune des Parties les protégera à ce titre, et

b) les compilations de données ou d'autres éléments, qu'elles soient reproduites sur support exploitable par machine ou sous toute autre forme, qui, par le choix ou la disposition des matières, constituent des créations intellectuelles, seront protégées à ce titre.

La protection assurée par une Partie en vertu de l'alinéa b), qui ne s'étendra pas aux données ou éléments eux-mêmes, sera sans préjudice de tout droit d'auteur subsistant pour ces données ou éléments.

De toute évidence, les parties à l'ALENA voulaient protéger les compilations de données qui constituent des "œuvres d'expression originale au sens de ladite convention [de Berne]"7 et des "créations intellectuelles". L'emploi de ces deux derniers mots est très significatif: les compilations de données doivent être évaluées en fonction de leur caractère intellectuel et créateur. Ces caractéristiques étant déjà reconnues par la jurisprudence anglo-canadienne" comme nous le verrons plus tard"je ne puis que présumer que le gouvernement du Canada, lorsqu'il a signé l'Accord, et le Parlement, lorsqu'il a adopté les modifications de 1993 visant la Loi sur le droit d'auteur , s'attendaient à ce que la Cour adopte la thèse de la "créativité" plutôt que celle du "travail industrieux".

Il reste à voir si les modifications ont apporté protection aux compilations de données "à ce titre", comme le prévoit l'alinéa 1705(1)b) de l'ALENA. Si le fait que la "compilation" est également définie comme une œuvre "résultant du choix ou de l'arrangement . . . de données" semble, au premier abord, conférer aux compilations leur propre statut, équivalent à celui des œuvres littéraires, dramatiques, musicales ou artistiques, il n'est pas sûr que cet effet ressorte lorsque cette définition reçoit une interprétation contextuelle. Aux termes du paragraphe 5(1) [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 57] de la Loi, le droit d'auteur ne protège pas une compilation en tant que telle, mais une œuvre originale, littéraire, dramatique, musicale ou artistique, à laquelle, selon toute probabilité, le type de données se rattache le mieux. En outre, la définition de l'expression "toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale""les mots mêmes employés au paragraphe 5(1)"énoncée à l'article 2, fait état des compilations comme n'étant qu'un "mode ou la forme d'expression" de l'un ou l'autre de ces quatre types d'œuvres. La question de savoir si le Canada s'est pleinement acquitté des engagements découlant de l'article 1705 de l'ALENA continue donc de se poser, mais il n'est pas nécessaire que je la tranche pour statuer sur le présent appel.

Mis à part les réserves qui pourraient être formulées au sujet de certaines décisions antérieures, je suis, somme toute, parvenu à la conclusion que les modifications de 1993 n'ont pas changé l'état du droit en matière de droits d'auteur en ce qui concerne les compilations. Ces modifications n'ont fait que confirmer de façon claire quel était ou quel aurait dû être l'état du droit: le choix ou l'arrangement de données ne produit une compilation protégée que si celle-ci constitue une création originale et intellectuelle. Par conséquent, j'emploierai la terminologie postérieure aux modifications de 1993, ainsi que l'ont fait le juge de première instance et les avocats, comme si elle s'était appliquée pendant toutes les années visées par la présente instance.

Il se peut fort bien, également, que depuis les modifications de 1993 il soit possible de se tourner davantage vers les décisions américaines faisant autorité pour interpréter les dispositions mêmes de la Loi sur le droit d'auteur qui ont été modifiées ou ajoutées afin de mettre en œuvre l'ALENA8. Ce qui précède ne veut pas dire que les tribunaux canadiens doivent se garder de suivre l'école anglo-canadienne lorsqu'ils interprètent ces dispositions. Je préconise simplement que les tribunaux canadiens n'hésitent pas à adopter une interprétation compatible à la fois avec les normes anglo-canadiennes et avec les normes américaines, quand ils peuvent le faire sans s'écarter des principes fondamentaux, comme en l'espèce, où il appert que le texte de l'article 1705 de l'ALENA et, par extension, de la définition de "compilation" ajoutée à la Loi sur le droit d'auteur canadienne, s'inspire dans une certaine mesure du libellé de la définition de ce même terme énoncée dans le Copyrights Act des États-Unis9. Signalons que, contrairement au Canada, les États-Unis n'ont pas jugé nécessaire de modifier la définition de "compilation" figurant déjà dans leur loi, pour mettre en œuvre l'ALENA.

En ce qui concerne la principale question soulevée par l'appel, les motifs essentiels de l'appelante sont les suivants: a) le juge de première instance a appliqué une méthode erronée d'évaluation de l'originalité de la compilation, b) elle a conclu à tort à l'insuffisance du talent, du jugement et du travail.

a)  La méthode à appliquer

L'avocat de l'appelante soutient que le juge de première instance a mal évalué l'originalité de la compilation en examinant ses parties plutôt que l'arrangement global. Selon lui, le juge de première instance s'est d'abord demandée si les parties qu'on prétendait avoir été copiées auraient elles-mêmes pu être protégées par un droit d'auteur, et elle ne s'est pas posé la seule question pertinente à ce stade: celle de savoir si l'œuvre dans son ensemble était originale.

Les principes applicables ont été formulés par lord Reid dans la décision Ladbroke (Football) Ltd. v. William Hill (Football) Ltd.10:

[traduction] La théorie de la dissection soumise par l'appelante découle d'énoncés jurisprudentiels en matière de violation du droit d'auteur; il me faut donc analyser le droit applicable en cette matière. Le droit d'auteur confère à son titulaire le droit exclusif d'accomplir certains actes, dont celui de "reproduire l'œuvre sous une forme matérielle quelconque" (paragraphe 2(5)), et la reproduction comprend la reproduction d'une partie importante de l'œuvre (paragraphe 49(1)). De façon générale, reproduire signifie copier, et cet acte n'inclut pas l'œuvre substantiellement similaire réalisée par un auteur ou un compilateur au moyen d'un travail indépendant et sans copier. S'il y a copie, la question de savoir si elle porte sur une partie importante dépend beaucoup plus de la qualité que de la quantité de ce qui a été copié. On peut examiner notamment si la partie copiée est nouvelle ou frappante, ou s'il s'agit de l'arrangement banal de mots ordinaires ou de données connues. Se demander si la partie copiée pourrait elle-même être protégée par droit d'auteur peut donc quelquefois se révéler un raccourci commode mais, à mon avis, ce n'est qu'un raccourci, et il est plus correct de déterminer d'abord si l'œuvre dans son ensemble est "originale" et protégée par un droit d'auteur et d'examiner ensuite si la partie prise par le défendeur est importante.

On peut facilement parvenir à une mauvaise solution lorsqu'on commence par disséquer l'œuvre du demandeur et par se demander si la partie A, prise isolément, pourrait être protégée par un droit d'auteur et si la partie B, prise isolément, pourrait l'être aussi, et ainsi de suite. Selon moi, le fait que des parties d'une œuvre ne peuvent faire l'objet d'un droit d'auteur ne veut pas dire que l'ensemble de l'œuvre ne peut l'être. De fait, il a souvent été reconnu que si la production de l'ensemble de l'œuvre a demandé suffisamment de talent et de jugement, cela peut constituer un élément important sinon déterminant dans la question de savoir si l'œuvre dans son ensemble est protégée par un droit d'auteur.

Disons, pour commencer, que lord Reid n'a pas présenté la méthode qu'il proposait comme la seule correcte mais comme la méthode plus correcte. Il peut arriver que la méthode plus correcte ne convienne pas.

En l'espèce, le juge de première instance se trouvait dans une situation inhabituelle. L'action a été intentée pour usurpation de marque de commerce. Au cours de l'instance, l'appelante a modifié sa déclaration pour y ajouter une allégation de violation de droit d'auteur. Les questions relatives à la marque de commerce ont été réglées par jugement sur consentement, et l'instruction n'a porté que sur les seules questions relatives au droit d'auteur. Au procès, l'intimée a reconnu que les annuaires de Pages Jaunes de l'appelante, pris dans leur ensemble, seraient protégés par un droit d'auteur, compte tenu de l'aspect visuel des pages et de leur arrangement.

Au paragraphe 5.3 de la déclaration modifiée, l'appelante a revendiqué un droit d'auteur pour les annuaires de Pages Jaunes en tant que [traduction] "œuvres originales de compilation et œuvres littéraires créées en collaboration, protégées sous le régime de la Loi sur le droit d'auteur"11. Elle a allégué, au paragraphe 14.7 qu'il y a eu atteinte à [traduction] "une partie importante de l'œuvre de compilation de la demanderesse protégée par un droit d'auteur, savoir les inscriptions contenues dans tous les annuaires de Pages Jaunes publiés dans les provinces d'Ontario et de Québec depuis 1989"12. L'appelante demandait notamment un jugement déclaratoire portant que [traduction] "les annuaires PAGES JAUNES et YELLOW PAGES sont protégés par un droit d'auteur"13. Par suite des concessions faites par l'intimée, l'appelante a reconnu, au paragraphe 88 de son exposé des faits et du droit, que [traduction] "c'est à l'égard de la compilation d'inscriptions en colonnes que TÉLÉ-DIRECT revendique la protection prévue par la Loi sur le droit d'auteur".

L'affaire, donc, a d'abord porté sur les marques de commerce, puis sur le droit d'auteur protégeant les annuaires en tant qu'œuvres originales de compilation puis, enfin, sur le droit d'auteur existant relativement à la compilation des inscriptions en colonne contenues dans ces annuaires. La compilation que devait examiner le juge de première instance n'était plus l'annuaire dans son ensemble, que je qualifierais de compilation principale, mais des parties de cet annuaire, savoir les inscriptions en colonne, lesquelles constituent en elles-mêmes ce que je décrirais comme une sous-compilation.

Dans ces circonstances, on peut difficilement reprocher au juge de première instance d'avoir d'abord examiné les sous-compilations, car la compilation principale n'était plus en cause. De fait, le juge de première instance a bien suivi la méthode préconisée par lord Reid: elle a examiné l'arrangement général de la sous-compilation, plutôt que les parties de celle-ci, formées de données à l'égard de la plupart desquelles l'appelante ne revendiquait pas de droit d'auteur.

C'est l'avocat de l'appelante qui n'a pas employé la bonne méthode. Il soutient que le juge de première instance, ayant affirmé dès le départ que14:

. . . le processus adopté par Télé-Direct et conduisant à la "présentation" ou à l'arrangement général des "Pages Jaunes" et des "Yellow Pages", sur lequel la défenderesse admet l'existence d'un droit d'auteur, est un système complexe, très contrôlé et à multiples niveaux, assorti de toutes sortes d'échéances et de calendriers et de moyens divers de s'assurer de l'exactitude des renseignements et des annonces.

elle ne pouvait plus conclure à l'absence d'originalité de la compilation. L'avocat a pu perdre de vue le fait que la question n'était plus de savoir s'il y avait un droit d'auteur sur les annuaires de Pages Jaunes (la compilation principale), mais s'il y en avait un sur la compilation des renseignements contenus dans ces annuaires (la sous-compilation). L'avocat ayant tenté d'établir l'existence du droit d'auteur sur une partie de la compilation principale, la Cour ne pouvait faire autrement que de commencer son analyse par cette même partie. Cette méthode est de toute évidence la plus correcte lorsque l'œuvre pour laquelle la protection du droit d'auteur est revendiquée est une compilation de données au sein d'une compilation plus vaste.

b)  Le critère de l'originalité

Essentiellement, la compilation, pour être originale, doit être une œuvre que son auteur a créée de façon indépendante et qui, par les choix dont elle résulte et par son arrangement, dénote un degré minimal de talent, de jugement et de travail. Ce n'est pas une haute exigence, mais c'en est une. S'il en était autrement, n'importe quel type de choix ou d'arrangement suffirait, puisque ces opérations supposent un certain effort intellectuel. Toutefois, la Loi est claire: seules les œuvres originales sont protégées. Il se peut donc que certaines compilations ne satisfassent pas à ce critère. L'avocat de l'appelante a accordé une importance considérable, pour ne pas dire démesurée, à la quantité de travail demandée par la compilation principale, mais il a peu parlé du travail requis pour l'élaboration de la sous-compilation, et encore moins du talent et du jugement. Le paragraphe 129 de son exposé des faits et du droit décrit bien sa position:

[traduction] 129. . . . Le point que le juge paraît examiner de façon inadéquate est la question de la suffisance de l'originalité du travail cumulatif apporté par Télé-Direct pour:

i) organiser les renseignements sur les abonnés reçus non classés de BELL CANADA;

ii) vérifier les titres de rubrique donnés par BELL CANADA et faire les corrections appropriées;

iii) voir à ce que des entreprises figurent sous plus d'une rubrique;

iv) recueillir et ajouter aux données fournies par BELL CANADA des renseignements comme les numéros de télécopieur, les marques de commerce, le nombre d'années d'exploitation et tout autre renseignement paraissant dans les annuaires de PAGES JAUNES de TÉLÉ-DIRECT et copiés par ABI.

Il est vrai que dans beaucoup des décisions qui nous ont été citées, l'expression "talent, jugement ou travail" a été employée pour décrire le critère auquel une compilation doit satisfaire pour être considérée comme originale et jouir de la protection du droit d'auteur. Il me semble toutefois que, chaque fois qu'on a employé "ou" au lieu de "et", on l'a fait à titre conjonctif et non disjonctif. Il n'est pas certain qu'une somme importante de travail alliée à un degré négligeable de talent et de jugement suffirait, la plupart du temps, à conférer un caractère original à une compilation. Il importe de ne jamais perdre de vue que les dispositions législatives relatives au droit d'auteur ont toujours eu pour objet, notamment, de "protéger et récompenser les efforts intellectuels des auteurs, pendant un certain temps15" (je souligne). L'emploi du mot "copyright" dans la version anglaise de la Loi a obscurci le fait que l'objet fondamental de la Loi est de protéger "le droit d'auteur". Bien que la Loi ne le définisse pas, le mot "auteur" a une connotation de créativité et d'ingéniosité. Il ne me paraît pas que les décisions fondées sur la thèse de la "transpiration", en matière de compilation de données, aient affirmé que la somme de travail est en soi une source déterminante d'originalité16 . Si elles l'ont fait, j'estime qu'elles sont erronées et que leur approche est incompatible avec les normes d'apport intellectuel et créatif expressément prévues par l'ALENA, puis confirmées par les modifications apportées à la Loi sur le droit d'auteur en 1993, et déjà reconnues par le droit anglo-canadien.

La décision Cramp (G.A.) & Sons17, de la Chambre des lords, illustre bien que le tribunal a indifféremment employé les conjonctions "et" et "ou" dans l'application du critère du [traduction ] "talent, du jugement et/ou du travail". Pourtant, personne ne contestera que le critère applicable a été défini par lord Porter:

[traduction] Il a été concédé que, si le travail, les efforts et le talent requis pour procéder aux choix et pour compiler les tableaux qui forment les éléments de l'œuvre sont négligeables, l'œuvre ne peut faire l'objet d'un droit d'auteur. La suffisance du travail, des efforts et du talent ainsi que leur valeur sont toujours une question de degré.

Comme l'a fait remarquer lord Macmillan dans la décision Cramp (G.A.) & Sons18, [traduction] "sur les questions de degré, différents esprits peuvent parvenir naturellement à différentes conclusions". Mme le juge McGillis a conclu, selon les faits, que la sous-compilation ne présentait pas suffisamment d'originalité. C'est également ma conclusion.

Commentant [à la page 192] le passage suivant du jugement de lord Mansfield dans l'affaire Sayre and Others v. Moore (1785), 1 East 316 n.5; 102 E.R. 139 [à la page 140]:

[traduction] . . . nous devons nous garder de deux positions extrêmes tout aussi nocives: l'une voulant que les gens de talent qui ont mis leur temps au service de la collectivité ne peuvent être privés de leur juste mérite non plus que de la récompense de leur ingéniosité et de leur travail, et l'autre, qu'on ne saurait priver le monde d'améliorations et que le progrès des arts ne peut souffrir de retards.

Le professeur Siebrasse19 écrit que [traduction] "le droit de la propriété intellectuelle doit maintenir l'équilibre entre la protection des produits nouveaux issus du travail inventif et la libre circulation de ces produits de façon à ce qu'ils puissent former la base de nouveaux progrès". En l'espèce, on peut difficilement dire que la sous-compilation était un "produit nouveau issu du travail inventif", pour reprendre les termes employés par le professeur Siebrasse, ou qu'elle équivalait à une "création intellectuelle" au sens de l'article 1705 de l'ALENA. La compilation des inscriptions en colonne est une opération si évidente et si anodine qu'elle ne saurait être protégée par le droit d'auteur. Certaines compilations de renseignements usuels sont dressées si mécaniquement qu'il n'y entre aucun élément créatif.

Je ferai quelques commentaires, en terminant, sur certaines décisions récentes de la jurisprudence américaine que l'avocat de l'intimée a invoquées au soutien de sa position, non à titre de décisions ayant force obligatoire mais comme guides utiles. Comme je l'ai déjà mentionné, les tribunaux canadiens peuvent avoir recours aux décisions américaines faisant autorité en matière de droit d'auteur, pourvu qu'ils le fassent "avec prudence". Pour les raisons que j'ai déjà données, il peut être utile en l'espèce d'examiner l'expérience américaine.

Dans l'arrêt Feist Publications, Inc. v. Rural Telephone Service Co., Inc.20, rendu avant l'entrée en vigueur de l'ALENA, la Cour suprême des États-Unis a jugé que les noms et numéros de téléphone des abonnés inscrits dans les pages blanches des annuaires téléphoniques et le nom des villes où ils habitaient ne pouvaient faire l'objet d'un droit d'auteur et que ces éléments d'information n'étaient pas choisis, organisés ou arrangés d'une façon originale. Dans ses motifs, Mme le juge O'Connor tient les propos suivants, à la page 1296:

[traduction] Comme il en a été fait mention, l'originalité n'est pas une norme rigoureuse; elle ne nécessite pas que les faits soient présentés d'une manière innovatrice ou surprenante. Toutefois, il faut dire également que le choix et l'arrangement des faits ne peuvent être effectués de façon si mécanique et routinière qu'ils excluent toute créativité. La norme de l'originalité n'est pas élevée, mais elle existe.

Je crois que ces propos sont applicables au Canada.

Dans l'arrêt BellSouth Advertising & Pub. Corp. v. Donnelley Information Pub., Inc.21, la Cour d'appel des États-Unis, onzième circuit, a jugé, à l'issue d'une nouvelle audition in banco à laquelle sept des onze membres de la Cour ont participé, que Donnelley n'avait copié aucun élément original du choix, de l'organisation ou de l'arrangement en copiant le nom, l'adresse, le numéro de téléphone, le type d'entreprise et la rubrique publicitaire de chaque inscription à l'annuaire Bell. Dans cette affaire, les parties avaient reconnu, comme en l'espèce, que l'annuaire en question, un annuaire de pages jaunes typique, pouvait constituer une compilation protégée par un droit d'auteur. Le différend portait sur la question de savoir quels éléments d'un annuaire d'annonces classées constituaient une compilation pouvant être protégée par un droit d'auteur. La Cour, dont un membre était dissident, a conclu que les choix effectués n'étaient pas des [traduction] "actes de création, mais des techniques de découverte de faits" (à la page 1441), et a statué ainsi (à la page 1445):

[traduction] Bien qu'en termes strictement quantitatifs, le volume des données prises dans l'annuaire BAPCO ait été substantiel, Donnelley ne s'est pas appropriée, en agissant ainsi, des éléments originaux pouvant être considérés comme caractéristiques de l'annuaire.

Les faits de l'affaire BellSouth ressemblent singulièrement à ceux de la présente espèce, et je trouve pertinente la façon dont la Cour d'appel a analysé le concept d'originalité en rapport avec des annuaires téléphoniques de Pages Jaunes.

L'avocat de l'appelante nous a, quant à lui, cité l'arrêt de la Cour d'appel du deuxième circuit dans l'affaire Key Publications Inc. v. Chinatown Today Publishing Enterprises Inc.22 concluant à l'existence d'un droit d'auteur dans les pages jaunes de l'annuaire des entreprises chinoises publié par Key. La Cour n'a pas appliqué, dans cette affaire, de norme différant de celle qui avait été appliquée dans les arrêts Feist23 ou BellSouth24. Elle a simplement jugé, au vu de la preuve, que l'annuaire de Key pouvait être protégé par le droit d'auteur25. Cette question ne se pose pas en l'espèce puisque l'intimée a reconnu que les annuaires de Pages Jaunes de l'appelante pouvaient faire l'objet d'un droit d'auteur. Dans l'affaire Key Publications, la Cour a conclu que les faits démontraient l'existence d'un apport [traduction] "intellectuel et créatif dans le processus de sélection" utilisé par le compilateur de l'annuaire. Dans son analyse de l'arrangement effectué, la Cour qualifie les listes de données présentées en ordre alphabétique, chronologique ou séquentiel de [traduction ] "groupements mécaniques" ne répondant pas à l'exigence d'un degré minimal d'originalité. Selon la Cour, toutefois, Key Publications ne s'était pas contentée d'organiser les données de façon simplement mécanique et [traduction ] "avait fait preuve de créativité". La Cour a conclu qu'il n'y avait pas eu atteinte au droit d'auteur. Cette décision ne fait que confirmer qu'il doit exister un apport créatif et que l'existence de la créativité est une question de degré.

Tout bien pesé, j'estime qu'il existe une heureuse similitude entre l'approche américaine et la nôtre relativement aux questions de compilation de données. Je n'ai pas besoin d'en dire plus.

Ma conclusion selon laquelle l'appelante ne peut prétendre être titulaire d'un droit d'auteur rend inutile l'examen de la question de l'atteinte à ce droit. Je m'abstiens donc d'approuver ou de désapprouver les observations et les conclusions du juge de première instance à ce sujet.

Je suis donc d'avis de rejeter l'appel avec dépens.

L'avocat de l'appelante ayant déposé un exposé des faits et du droit de cent huit pages (!) contrevenant clairement à la Règle 1208 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663], je suis d'avis d'ordonner à l'officier taxateur d'appliquer le tarif maximal autorisé à la colonne V de la partie II du Tarif B des Règles [mod. par DORS/95-282, art. 5], relativement à l'article 19 (exposé des faits et du droit) et à l'article 22 (honoraire d'avocat lors de l'audition de l'appel).

Le juge Denault, J.C.A. (de droit): Je souscris à ces motifs.

Le juge suppléant Chevalier: Je souscris à ces motifs.

1 Télé-Direct (Publications) Inc. c. American Business Information Inc. (1996), 27 B.L.R. (2d) 1 (C.F. 1re inst.).

2 L.R.C. (1985), ch. C-42, modifiée par les lois modificatrices antérieures à L.C. 1997, ch. 24, art. 41 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 9).

3 Supra, note 1, à la p. 24.

4 Supra, note 1, à la p. 26.

5 L.C. 1993, ch. 44, sanctionnée le 23 juin 1993.

6 Voir: Cramp (G.A.) & Sons, Ltd. v. Frank Smythson, Ltd., [1944] 2 All E.R. 92 (H.L.); U & R Tax Services Ltd. c. H & R Block Canada Inc. (1995), 62 C.P.R. (3d) 257 (C.F. 1re inst.) et Moreau, Alfred v. St. Vincent, Roland, [1950] R.C.É. 198.

7 L'art. 1701(2)b) de l'ALENA précise que la Convention pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (la Convention de Berne) est celle de 1971.

8 Dans une décision rendue avant que les États-Unis ne signent la Convention de Berne, le juge Estey a affirmé que la jurisprudence américaine devait "être analysée avec prudence . . . car la loi américaine repose sur des conceptions du droit d'auteur fondamentalement différentes des nôtres", tout en signalant que cela ne "rend[ait] pas la jurisprudence américaine non pertinente" pour les tribunaux canadiens (Compo Company Ltd. c. Blue Crest Music Inc. et autres , [1980] 1 R.C.S. 357, à la p. 367). Je considère que ces remarques ne visent que les décisions faisant autorité émanant des tribunaux américains.

9 La définition de "compilation" est énoncée à " 101 de la Copyrights Act des États-Unis, 17 U.S.C. (1994). Elle est ainsi libellée [traduction] ""Compilation" œuvre formée par la collecte et l'assemblage d'éléments préexistants ou de données qui sont choisis, organisés ou arrangés de telle sorte que l'œuvre résultante, dans son ensemble, constitue une œuvre originale de création".

10 [1964] 1 W.L.R. 273 (H.L.), aux p. 276 et 277.

11 D.A., vol. 1, à la p. 19.

12 D.A., vol. 1, à la p. 23.

13 D.A., vol. 1, à la p. 25.

14 Télé-Direct (Publications) Inc., supra, note 1, aux p. 22 et 23.

15 Le juge Reed dans Apple Computer, Inc. c. Mackintosh Computers Ltd., [1987] 1 C.F. 173 (1re inst.), à la p. 200; confirmé par [1988] 1 C.F. 673 (C.A.); confirmé par [1990] 2 R.C.S. 209.

16 Pour une analyse de la thèse de la "transpiration", voir N. Siebrasse, "Copyright in Facts and Information: Feist Publications is Not, and Should Not Be, the Law in Canada" (1994), 11 Can. Intell. Prop. Rev. 191; pour une application récente de cette thèse, voir U & R Tax Services Ltd. c. H & R Block Canada Inc., supra, note 6, où le juge Richard, après avoir énoncé que "la créativité n'est pas le seul critère. Un travail industrieux ("à la sueur de son front") suffit à conférer à une œuvre suffisamment d'originalité pour qu'elle puisse faire l'objet d'un droit d'auteur" (à la p. 264), n'en a pas moins conclu, "[à] la lumière de la preuve qui [lui] a été présentée", que "[l]a création [du formulaire] a exigé du travail, des connaissances et du jugement" (à la p. 265).

17 Supra, note 6, à la p. 97.

18 Ibid., à la p. 96.

19 Supra, note 16, à la p. 198.

20 111 S. Ct. 1282 (1991).

21 999 F.2d 1436 (11th Cir. 1993).

22 20 USPQ2d 1122 (2nd Cir. 1991).

23 Supra, note 20.

24 Supra, note 21.

25 Supra, note 22, aux p. 1125 et 1126.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.