Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

T-9-98

Barbara Hager (demanderesse)

c.

ECW Press Ltd., Dallas Williams et General Distribution Services Limited (défendeurs)

Répertorié: Hagerc. ECW Press Ltd.(1re inst.)

Section de première instance, juge Reed"Vancouver, 8, 9, 10 et 24 septembre; Ottawa, 21 décembre 1998.

Droit d'auteur ViolationLa demanderesse a écrit un livre sur des Autochtones canadiens célèbresElle allègue que le livre des défendeurs sur la chanteuse Shania Twain renferme d'importants passages tirés d'un chapitre de son livre sur cette artiste, portant ainsi atteinte à son droit d'auteurLe chapitre en cause était fondé sur des entrevues avec Mme TwainAucune permission n'a été accordée à l'égard des extraits reproduitsUne partie importante de l'œuvre a été plagiéeExamen de la jurisprudence relative aux citations tirées d'entrevuesL'arrêt de la C.A.F. rendu dans Télé-Direct n'a pas fait passer le doit d'auteur canadien de son alignement antérieur sur le droit du Royaume-Uni à un alignement sur celui des États-UnisCet arrêt ne visait pas à s'écarter substantiellement de la jurisprudence antérieureLe droit d'auteur ne vise pas les faitsL'exception relative à l'utilisation équitable prévue aux art. 29, 29.1 et 29.2 de la Loi sur le droit d'auteur ne s'applique pasL'utilisation de l'œuvre de la demanderesse n'a pas été faite aux fins de recherche ou de critiqueLa preuve concernant la pratique de l'industrie était confuse et peu fiableLapratique de l'industriene peut sanctionner des violations du droit d'auteurLes défendeurs ont violé le droit d'auteur de la demanderesse et sont tenus, en vertu de l'art. 35 de la Loi, de verser des dommages-intérêts.

Il s'agit d'une action en dommages-intérêts pour violation du droit d'auteur dans le cadre de laquelle la demanderesse allègue que le livre des défendeurs intitulé Shania Twain: On My Way renferme 16 passages importants tirés d'un chapitre de son livre intitulé Honour Song: a Tribute. Le livre de la demanderesse sur des Canadiens autochtones célèbres a été publié en 1996. Ce livre renfermait un chapitre de neuf pages sur Shania Twain fondé principalement sur ses entrevues avec la vedette de musique country. À la même époque à peu près, un éditeur, ECW Press Ltd., a demandé à Michael Holmes (dont le pseudonyme est Dallas William) d'écrire un livre sur Shania Twain. Les conditions du contrat que Holmes avait signé avec l'éditeur exigeaient qu'il obtienne, à ses frais, la permission d'utiliser tout document protégé par un droit d'auteur. Ni Holmes ni son éditeur n'ont demandé à la demanderesse la permission d'employer quelque partie que ce soit du livre intitulé Honour Song. En juillet 1998, un autre éditeur, McClelland-Bantam Inc., a publié une édition en livre de poche du livre de Holmes dans lequel plusieurs des passages qui, selon la demanderesse, portent atteinte à son droit d'auteur, ont été supprimés ou modifiés. La présente affaire soulève un certain nombre de questions, à savoir: 1) l'utilisation qui a été faite de l'œuvre de la demanderesse a-t-elle entraîné la violation d'un droit d'auteur? 2) l'applicabilité de la jurisprudence invoquée par les parties; 3) l'exception relative à l'utilisation équitable; 4) l'argument des défendeurs fondé sur la pratique de l'industrie et 5) le montant des dommages-intérêts.

Jugement: l'action doit être accueillie.

1) La Loi sur le droit d'auteur définit le droit d'auteur comme le droit de produire ou de reproduire la totalité ou une partie importante d'une œuvre. Il y a contrefaçon lorsque l'œuvre est reproduite exactement ou par voie d'imitation déguisée. La question de savoir si une partie importante d'une œuvre a été plagiée est une question de fait. Le tiers du chapitre de la demanderesse sur Shania Twain s'est retrouvé dans le livre des défendeurs. Sauf pour les citations directes des paroles de Shania Twain, ce n'était pas souvent du plagiat mot à mot, mais les mêmes idées et schèmes de pensée, voire les mêmes structures de phrase s'y retrouvaient. Du point de vue quantitatif et qualitatif, une partie importante et très valable de l'œuvre de la demanderesse a été plagiée. En ce qui concerne les motifs et les conséquences de l'emprunt, Holmes a plagié l'ouvrage pour s'épargner du temps et des efforts, et ce, intentionnellement. Le fait d'autoriser la reproduction de larges extraits de l'œuvre d'un auteur aurait pour effet de démotiver ce créateur. L'utilisation que les défendeurs ont faite de l'œuvre de la demanderesse constitue un plagiat d'une partie importante de son œuvre, directement ou par imitation déguisée. En ce qui concerne l'édition en livre de poche de l'ouvrage des défendeurs, vu la quantité moins importante de parties plagiées et la suppression des citations directes, la reproduction n'a pas constitué un plagiat d'une partie importante de l'œuvre de la demanderesse.

2) Selon la jurisprudence anglo-canadienne (soit Express Newspapers plc v News (UK) Ltd, et Gould Estate v. Stoddard Publishing Co.), s'agissant des entrevues privées, c'est la personne qui consigne sous une forme permanente les déclarations orales qui acquiert le droit d'auteur sur celles-ci. Cette personne est considérée comme le créateur de l'œuvre. La majeure partie de la jurisprudence américaine concernant des citations tirées d'entrevues se rapportent aux dispositions relatives à l'utilisation équitable de la loi américaine sur le droit d'auteur. Les défendeurs se sont fondés sur le récent arrêt de la Cour d'appel fédérale dans Télé-Direct (Publications) Inc. c. American Business Information, Inc. pour prétendre que la demanderesse n'a fait preuve ni de créativité ni d'originalité en rapportant les paroles prononcées par Shania Twain au cours de l'entrevue. Toutefois, cet arrêt traitait d'une compilation de données (une sous-compilation des pages jaunes d'un annuaire téléphonique), un type d'œuvre entièrement différent de celles qui sont en litige en l'espèce. Contrairement à ce que soutiennent les défendeurs, l'arrêt Télé-Direct n'a pas fait passer le droit d'auteur canadien de son alignement antérieur sur le droit du Royaume-Uni à un alignement sur celui des États-Unis. Les énoncés figurant dans l'arrêt Télé-Direct ne visaient pas à s'écarter substantiellement de la jurisprudence antérieure. Les règles de droit énoncées dans les décisions Express Newspapers et Gould Estate sont toujours valables.

3) Il n'est pas contesté que le droit d'auteur ne vise pas les faits. Cette question n'était pas pertinent en l'espèce. Dans chaque cas, il s'agit d'évaluer la similitude de la forme d'expression des faits en fonction des faits particuliers de l'espèce. L'avocat des défendeurs a soutenu que l'utilisation qui a été faite de l'œuvre de la demanderesse est visée par les articles 29 et 29.1 de la Loi sur le droit d'auteur parce qu'il s'agit d'une "utilisation équitable" aux fins de recherche ou de critique. La qualité d'une œuvre n'est pas un facteur pertinent pour évaluer l'utilisation équitable. Le facteur le plus important pour interpréter le sens du mot "recherche" dans la Loi est le fait que, contrairement à l'utilisation équitable aux fins de critique, de compte rendu ou de communication de nouvelles, il n'est pas exigé que la source soit identifiée. Cela indique que l'utilisation visée par l'étude privée et par la recherche ne comporte pas la communication au public de l'œuvre reproduite. Pour ce qui est du sens des mots "aux fins de critique" de l'article 29.1 de la Loi, ce n'est pas simplement le texte ou la composition d'une œuvre qui peut faire l'objet d'une critique, mais aussi les idées qui y sont énoncées. L'utilisation qui a été faite des citations et des paraphrases tirées de l'œuvre de la demanderesse n'a pas été faite aux fins de recherche non plus qu'aux fins de critique du texte ou des idées de l'œuvre de la demanderesse. La jurisprudence américaine citée par les défendeurs n'était pas utile en raison de la différence qui existe entre notre droit et celui des États-Unis dans ce domaine.

4) La preuve concernant la pratique de l'industrie était confuse et peu fiable. D'après la preuve, la Cour ne pouvait conclure qu'il existait au sein de l'industrie une pratique qui menait au consentement implicite de la reproduction. Il est douteux que la "pratique de l'industrie" puisse sanctionner des violations du droit d'auteur. Tout au plus, une telle pratique ne saurait souvent refléter que l'impossibilité économique d'intenter des poursuites pour violation du droit d'auteur en raison des coûts que cela représente. Au moment d'évaluer la protection conférée par le droit d'auteur, il ne faut pas fragmenter l'œuvre en cause. Il ne convient donc pas de fragmenter l'œuvre de la demanderesse et de traiter les citations comme des parties indépendantes. Son œuvre nécessitait à la fois de l'habileté, du jugement et des efforts en vue de sa création. La reproduction de parties du texte de la demanderesse ne constituait pas une utilisation équitable, non plus qu'il est possible de présumer d'un consentement à la reproduction découlant d'une soi-disant pratique au sein de l'industrie. Michael Holmes a porté atteinte au droit d'auteur que la demanderesse détient à l'égard de son chapitre intitulé "Shania Twain: Buckskin and Cowboy Boots", en reproduisant des extraits dans son livre.

5) L'article 35 de la Loi sur le droit d'auteur est la disposition applicable pour adjuger des dommages-intérêts découlant de la violation du droit d'auteur. Dans les cas où il est difficile d'évaluer les dommages-intérêts, comme en l'espèce, il convient d'adjuger une somme en présumant que le défendeur a versé des honoraires raisonnables à la demanderesse pour l'utilisation de son ouvrage. Ce qui représente des honoraires raisonnables pour obtenir la permission d'utiliser une partie d'une œuvre protégée par le droit d'auteur varie selon l'importance de l'emprunt et l'usage auquel il est destiné. Vu l'hésitation de la demanderesse à autoriser que l'on utilise de quelque manière son œuvre, la somme de 9 000 $ peut correspondre à des honoraires raisonnables. Pour ce qui est de savoir s'il convient d'adjuger aussi à la demanderesse une quote-part des bénéfices des défendeurs, la Cour a été contrainte de prendre comme point de départ l'aveu de ECW selon lequel ses revenus nets provenant des ventes au Canada et des ventes aux États-Unis et en Europe s'élevaient à 78 325 $. Après déduction des revenus admis des dépenses prouvées, il restait 34 053 $ dont la demanderesse devrait recevoir 10 %. Par conséquent, les défendeurs ont été tenus de verser à la demanderesse 12 405 $ à titre de dommages-intérêts ainsi que les dépens de son action.

lois et règlements

Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d'Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, [1994] R.T. Can nE 2.

Convention internationale pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, signée à Berne le 9 septembre 1886, révisée à Berlin le 13 novembre 1908, fut de nouveau révisée par la Convention du droit d'auteur signée à Rome le 2 juin 1928, L.R.C. (1985), ch. 42, annexe III.

Copyright Act, 1842 (R.-U.), 5 & 6 Vict., ch. 45.

Copyright Act, 1911 (R.-U.), 1 & 2 Geo. 5, ch. 46.

Copyright, Designs and Patents Act 1988 (R.-U.), 1988, ch. 48, art. 28, 29, 30.

Copyrights Act, 17 U.S.C. " 107 (1994).

Loi de 1921 concernant le droit d'auteur, S.C. 1921, ch. 24.

Loi de mise en œuvre de l'Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44, art. 53.

Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 2 "contrefaçon" (mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 1), 3 (mod., idem , art. 3), 29 (mod., idem, art. 18), 29.1 (mod., idem), 29.2 (mod., idem), 35 (mod. idem, art. 20).

jurisprudence

décisions appliquées:

U & R Tax Services Ltd. c. H & R Block Canada Inc. (1985), 62 C.P.R. (3d) 257; 97 F.T.R. 259 (C.F. 1re inst.); Express Newspapers plc v News (UK) Ltd, [1990] 3 All ER 376 (Ch. D.); Gould Estate v. Stoddard Publishing Co. (1996), 30 O.R. (3d) 520; 31 C.C.L.T. (2d) 224; 74 C.P.R. (3d) 206; 15 E.T.R. (2d) 167; 14 O.T.C. 136 (Div. gén.); conf. par (1998), 161 D.L.R. (4th) 321; 80 C.P.R. (3d) 161 (C.A. Ont.).

décisions examinées:

Télé-Direct (Publications) Inc. c. American Business Information, Inc., [1998] 2 C.F. 22 (C.A.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [1998] 1 R.C.S. xv; Walter v. Lane, [1900] A.C. 539 (H.L.); Sands & McDougall Proprietary Ltd. v. Robinson (1917), 23 C.L.R. 49 (H.C. Aust.); Rokeach v. Avco Embassy Pictures Corp., 197 U.S.P.Q. 155 (S.D.N.Y. 1978); Suid v. Newsweek Magazine, 503 F.Supp. 146 (D.C. Cir. 1980); Harper & Row, Publishers, Inc. v. Nation Enterprises, 471 U.S. 539 (1985); Craft v. Kobler, 667 F.Supp. 120 (S.D.N.Y 1987); De Garis v. Neville Jeffress Pidler Pty. Ltd. (1990), 37 F.C.R. 99 (F.C. Aust.); Breen c. Hancock House Publishers Ltd. (1985), 6 C.I.P.R. 129; 6 C.P.R. (3d) 433 (C.F. 1re inst.); Slumber-Magic Adjustable Bed v. Sleep-King Adjustable Bed Co., [1985] 1 W.W.R. 112; (1994), 3 C.P.R. (3d) 81 (C.S.C.-B.); Sillitoe and Others v. McGraw-Hill Book Co. (U.K.) Ltd., [1983] F.S.R. 545 (Ch.D.).

décisions citées:

British Columbia Jockey Club et al. v. Standen (1985), 22 D.L.R. (4th) 467; [1985] 6 W.W.R. 683; 66 B.C.L.R. 245; 8 C.P.R. (3d) 283 (C.A.); Koch (C.P.) Ltd. Et al. v. Continental Steel Ltd. Et al. (1984), 82 C.P.R. (2d) 156 (C.S.C.-B.); conf. par (1985), 4 C.P.R. (3d) 395 (C.A.C.-B.); Feist Publications, Inc. v. Rural Telephone Service Co., Inc. 111 S. Ct. 1282 (1991); Deeks v. Wells, [1931] O.R. 818; [1931] 4 D.L.R. 533 (Div. App.); conf. [1933] 1 D.L.R. 353 (P.C.); Kartar Singh Giani v. Ladha Singh, [1934] I.L.R. 16 Lah 103; Matthewson v. Stockdale (1806), 12 Ves. Jun. 270; 33 E.R. 103; Rosemont Enterprises, Inc. v. Random House, Inc., 366 F.2d 303 (2d Cir. 1966); Norman v. Columbia Broadcasting System, Inc., 333 F.Supp. 788 (S.D.N.Y. 1971); University of London Press v. University Tutorial Press, [1916] 2 Ch. 601; Williams & Wilkins Co. v. United States, 420 U.S. 376 (1975); Wright v. Warner Books, Inc., 953 F.2d 731 (2nd Cir. 1991); Salinger v. Random House, Inc., 811 F.2d 90 (2nd Cir. 1987); Hublard v Vosper, [1972] 1 All ER 1023 (C.A.).

doctrine

Abrams, Howard B. "Originality and Creativity in Copyright Law" (1992), 55 Law & Contemp. Prob. 3.

Allsebrook, David. "Originality is "No Sweat": Originality in the Canadian Law of Copyright" (1992), 9 Can. Intell. Prop. Rev. 270; (1992), 9 R.C.P.I. 270.

Dunlap K. "Copyright Protection for Oral Works: Expansion of the Copyright Law into the Area of Conversations" (1973), 20 Bulletin of the Copyright Society of the U.S.A. 285.

Fox, H. G. The Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 2nd ed. Toronto: Carswell, 1967.

Henderson G. F. Copyright and Confidential Information Law of Canada. Scarborough, Ont.: Carswell, 1994.

Hirsch, Andrea S. "Copyrighting Conversations: Applying the 1976 Copyright Act to Interviews" (1981), 31 Am. Univ. L. Rev. 1071.

Oxford English Dictionary, 2nd ed. Oxford: Clarendon Press, 1989. "criticism" "research".

Patry, William F., ed. Latman's The Copyright Law, 6th ed. Washington: Bureau of National Affairs, 1986.

Ruhga, Vicki L. "Ownership of Interviews: A Theory for Protection of Quotations" (1988), 67 Nebr. L. Rev. 675.

Samuelson, Pamela. "The Originality Standard for Literary Works Under U.S. Copyright Law" (1994), 42 Am. J. Comp. L. 393.

Siebrasse, N. "Copyright in Facts and Information: Feist Publications is Not, and Should Not Be, the Law in Canada" (1994), 11 Can. Intell. Prop. Rev. 191.

Tamaro, Normand. The 1998 Annotated Copyright Act. Scarborough, Ontario: Carswell, 1997.

Vaver, David. Intellectual Property Law: Copyright, Patents, Trade-Marks. Concord, Ontario: Irwin Law, 1997.

ACTION en violation de droit d'auteur dans le cadre de laquelle la demanderesse allègue que le livre des défendeurs renferme 16 importants passages tirés d'un chapitre de son livre. Action accueillie.

ont comparu:

Donald R. Colborne pour la demanderesse.

Scott A. Turner et Daniel J. McLeod pour les défendeurs.

avocats inscrits au dossier:

Donald R. Colborne, Victoria, pour la demanderesse.

Blake, Cassels and Graydon, Vancouver, pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Reed: La présente demande est introduite par la demanderesse, Barbara Hager, contre les défendeurs, ECW Press Ltd., Dallas Williams (pseudonyme de Michael Holmes) et General Distribution Services Limited, respectivement, l'éditeur, l'auteur et le distributeur d'un livre intitulé Shania Twain: On My Way. La demanderesse allègue que le livre des défendeurs renferme 16 passages importants tirés d'un chapitre de son livre intitulé Honour Song: a Tribute, portant ainsi atteinte à son droit d'auteur.

Contexte

En avril 1996, alors qu'elle écrivait un livre sur des Canadiens célèbres d'ascendance autochtone, Barbara Hager a demandé et obtenu une entrevue avec la populaire chanteuse et compositrice country Shania Twain. Son livre, publié en septembre 1996, renfermait un chapitre de neuf pages sur Shania Twain intitulé "Shania Twain: Buckskin and Cowboy Boots".

Ce chapitre sur Shania Twain, qui contenait des renseignements provenant d'un certain nombre de sources, était principalement fondé sur des entrevues que Barbara Hager avait eues avec Shania Twain, des entrevues privées auxquelles personne d'autre n'avait participé. La première de ces entrevues a eu lieu au téléphone depuis Vancouver, tandis que la seconde s'est faite en personne, Hager ayant pris l'avion pour Los Angeles et payé les dépenses nécessaires. À cette occasion, elle a non seulement interviewé Shania Twain, mais elle a aussi été autorisée à la suivre pendant une demi-journée, pour ensuite l'interviewer pendant deux heures environ.

Avant ces deux entrevues, Barbara Hager a préparé des questions qu'elle voulait poser en rapport avec le thème du chapitre qu'elle prévoyait écrire. Elle a pris des notes lors de la conversation téléphonique, y compris les réponses aux questions qu'elle avait préparées. Avec la permission de Shania Twain, Mme Hager a enregistré l'entrevue menée en personne. Selon Mme Hager, l'entrevue a été un échange personnel et unique entre Shania Twain et elle-même parce que toutes deux étaient du même âge, avaient des antécédents similaires et avaient vécu des expériences semblables durant leur enfance et leur adolescence.

À la même époque à peu près, en avril 1996, M. Lecker, d'ECW Press Ltd., a communiqué avec Michael Holmes (Dallas Williams) pour lui proposer d'écrire un livre sur Shania Twain. M. Holmes était employé à temps partiel d'ECW Press Ltd. à titre de rédacteur de poèmes. À l'origine, ECW Press Ltd. était principalement un éditeur d'ouvrages érudits. Au cours des dernières années, elle s'était réorientée et publiait dorénavant des livres destinés au marché commercial populaire. Le livre sur Shania Twain visait ce marché. En juin 1996, dans un document publicitaire, M. Holmes a décrit son projet de livre comme un [traduction] "compte rendu détaillé et révélateur de la vie, de la passion et de la détermination qui se cachent derrière la Cendrillon Twain"1.

Après avoir recueilli autant de documents publiés qu'il le pouvait sur Shania Twain, M. Holmes a commencé la rédaction de son livre. Il a réalisé peu d'entrevues originales parce qu'il a découvert que les personnes qu'il voulait interviewer exigeaient de l'argent. Par exemple, David Hartt, membre d'un des premiers groupes de jeunes dont Shania Twain a fait partie, demandait 7 000 $ pour une entrevue. M. Holmes dit n'avoir obtenu un exemplaire du livre de Mme Hager que le 5 mai 1997, après quoi il en a intégré des parties dans son propre livre. M. Holmes n'a conservé aucun brouillon de son texte, et il n'est donc pas possible de vérifier exactement comment et quand son texte a été préparé en consultant des brouillons. Ni M. Holmes ni son éditeur n'ont demandé à Mme Hager ou à son éditeur, Raincoast Books Distribution Inc., la permission d'employer quelque partie que ce soit du livre intitulé Honour Song.

M. Holmes a soumis son manuscrit à ECW Press Ltd. en juillet 1997. Cette maison d'édition utilisait un dépliant intitulé [traduction] "Lignes directrices à l'intention des auteurs" qui renfermait l'énoncé suivant:

[traduction] Permissions relatives aux documents non visuels. Vous devrez demander la permission de citer tout document publié encore protégé par un droit d'auteur si votre citation dépasse les lignes directrices relatives à l'"usage équitable" (citer en vue d'illustrer ou de développer un point essentiel). [Pièce 4(32), page 6.]

Selon M. Lecker, il est possible que cet énoncé soit tiré d'un texte qu'il avait écrit pour fins d'utilisation aux États-Unis. Le contrat que M. Holmes avait signé avec ECW Press Ltd. exigeait qu'il obtienne, à ses frais, la permission d'utiliser tout document protégé par un droit d'auteur. Les seules permissions que ce dernier a demandées concernaient l'utilisation de photographies dans son livre.

Barbara Hager a acheté un exemplaire du livre de Holmes (Williams) le 1er décembre 1997. Après avoir remarqué des similitudes entre des éléments de ce texte et le sien, elle a communiqué avec son éditeur pour savoir si cette utilisation avait été autorisée. Après s'être fait répondre que non, elle a communiqué avec son agent littéraire, Carolyn Swayze, qui a communiqué à son tour avec M. Lecker.

Par la suite, Mme Hager a écrit à M. Lecker pour exposer ses doléances. Il s'agit essentiellement de celles qui constituent le fondement de la présente action:

[traduction] Je vous transmets les 19 pages du livre de M. Williams qui renferment des extraits du chapitre sur Shania Twain de mon livre intitulé Honour Song. Je vous transmets aussi une copie de mon chapitre contenant des renvois aux passages qui ont été reproduits dans le livre de M. Williams. Presque toutes les citations directes de mon entrevue avec Shania Twain qui figuraient dans Honour Song apparaissent dans le livre d'ECW. De plus, une partie importante des sections narratives de mon livre figurent dans le livre de M. Williams, mais elles ont été réécrites à des degrés divers par rapport au manuscrit original. Dans certaines "sections paraphrasées" (comme dans celle portant sur la relation entre Shania Twain et le chanteur Lawrence Martin, à la page 127), seuls quelques mots ont été changés par rapport à ma version, et la structure de phrase est identique. Je considère que cette réutilisation de mon œuvre constitue un plagiat. [Pièce 4(16).]

Le 30 décembre 1997, la demanderesse a intenté la présente action et présenté une requête en injonction interlocutoire. La date d'audition de cette requête a d'abord été fixée au 12 janvier 1998. Les défendeurs ont demandé et obtenu un ajournement afin de préparer une réponse à la requête. La nouvelle date d'audition de la requête a été fixée au 27 février 1998 mais les plaidoiries complètes au fond n'ont pas eu lieu à cette date. Les parties se sont entendues sur les termes d'une ordonnance provisoire exigeant que soit déposé auprès de la Cour le produit brut de la vente du livre au Canada, et une ordonnance à cet effet a été rendue le 22 avril 1998.

Vers la fin de 1997, la défenderesse, ECW Press Ltd., a conclu avec McClelland-Bantam Inc. une entente en vertu de laquelle cette dernière devait publier et distribuer une version "livre de poche" de l'ouvrage de Holmes (Williams), appelée l'"édition de seal". La date de l'entente n'est pas connue parce que les défendeurs n'ont pu qu'en produire une copie non datée. Aux termes de cette entente, le livre devait être publié au plus tôt en juin 1998. ECW conserverait le droit d'auteur, et des redevances lui seraient versées. Les défendeurs n'ont pas divulgué à la demanderesse ou à la Cour ce projet de commercialisation de masse de l'"édition de seal" par McClelland-Bantam.

En juillet 1998, ou peut-être plus tôt, l'édition "livre de poche" de l'ouvrage de Holmes (Williams) destinée au marché de masse a été publiée. Dans cette version, plusieurs des passages qui, selon la demanderesse, portent atteinte à son droit d'auteur, ont été supprimés ou modifiés. Au nombre de ces changements figure l'ajout d'une indication de la source des passages du texte de M. Holmes portant sur le chanteur Lawrence Martin"passages que Barbara Hager a identifiés dans sa lettre à M. Lecker comme faisant partie des "sections paraphrasées" de son ouvrage qui avaient même une structure de phrase identique à la sienne. M. Holmes indique que, dans l'édition de seal, ces renseignements sont tirés d'un article paru dans le magazine Maclean's , mais cet article ne parle pas du tout de Shania Twain.

Pour ce qui est de la preuve, je dois souligner que ni M. Lecker ni M. Holmes ne m'ont donné l'impression que leur témoignage était fiable. Par exemple, l'incapacité de produire une copie datée de l'entente conclue avec McClelland-Bantam Inc. et l'omission de divulguer à la Cour le projet de publication et de distribution de l'édition de seal dénotent l'attitude peu sincère de ces défendeurs à l'égard de la Cour et du présent litige.

Utilisation de l'œuvre de Mme Hager

Pour illustrer l'utilisation qui a été faite de l'œuvre de Mme Hager, je reproduis ici quatre des 16 passages sur lesquels cette dernière se fonde pour prétendre qu'il y a eu atteinte à son droit d'auteur:

    When she was in grade 5, the principal at her school heard that she could sing and asked if she could perform at a parent-teacher program. "I remember telling him that I would need a microphone, a monitor, and a sound system. He didn't know how to respond. Then I told him to call my mother to schedule the performance." For some reason the performance didn't take place, but it was clear that by 10 years old music was more than a hobby to Twain. (Honour Song , Pages 12-13.)

    "I don't like to talk to the media about growing up in a Native family because people tend to romanticize it. Some people want me to have grown up with braids and feathers in my hair. My family were hardworking people from Northern Ontario. We trapped and hunted. My grandparents taught me how to track and snare rabbits. But we watched television like everyone else." (Honour Song , Page 19.)

    On My Way (ECW Press)

    . . . Shania recalls, with one of her radiant smiles, "My dad would say I was playing both the cowboy and the Indian because I'd wear a buckskin jacket and cowboy boots" (Hager). (On My Way , Page 74.)

    Shortly after graduating from high school, she had hooked up with Cree singer"songwriter Lawrence Martin, now a successful Canadian recording artist in his own right. Together they played gigs in Ontario, and even found themselves filling venues as far away as British Columbia. (On My Way , Page 127.)

Violation du droit d'auteur

La Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, définit le droit d'auteur comme le droit de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante d'une œuvre2. Il y a contrefaçon lorsque l'œuvre est reproduite exactement ou par voie d'imitation déguisée3.

Dans son ouvrage intitulé Intellectual Property Law: Copyright, Patents, Trade-Marks (Concord, Ont.: Irwin Law, 1997), aux pages 80 à 83, le professeur Vaver présente un exposé utile sur la question de savoir ce qui constitue un emprunt "important". L'ouvrage de Normand Tamaro, intitulé The 1998 Annotated Copyright Act (Scarborough, Ont.: Carswell, 1997), aux pages 164 à 174, renferme aussi une annotation à ce sujet. L'importance de l'emprunt doit être évaluée d'un point de vue tant quantitatif que qualitatif. Dans U & R Tax Services Ltd. c. H & R Block Canada Inc. (1995), 62 C.P.R. (3d) 257 (C.F. 1re inst.), à la page 268, le juge Richard (tel était alors son titre) énumère certains facteurs dont les tribunaux ont tenu compte pour déterminer s'il y avait eu emprunt important:

a) la qualité et la quantité des parties plagiées;

b) la gravité de l'atteinte que l'utilisation du défendeur a portée aux activités du demandeur et la mesure dans laquelle la valeur du droit d'auteur s'en trouve diminuée;

c) la question de savoir si le document plagié est protégé à bon droit par un droit d'auteur;

d) la question de savoir si le défendeur s'est intentionnellement emparé de l'œuvre du demandeur pour épargner du temps et des efforts;

e) la question de savoir si le défendeur utilise le document plagié de façon identique ou similaire au demandeur.

Environ le tiers du chapitre de Barbara Hager sur Shania Twain s'est retrouvé dans le livre d'ECW. Sauf pour les citations directes des paroles de Shania Twain, ce n'était pas souvent du plagiat mot à mot, mais plutôt un remaniement des phrases et l'ajout de texte, tout en suivant les mêmes idées et schèmes de pensée et en reprenant parfois une structure de phrase identique. À la lecture du livre d'ECW, Mme Hager a eu l'impression que quelqu'un avait fait une lecture optique de son ouvrage pour ensuite remanier un peu les mots et les phrases à l'aide d'un dictionnaire analogique pour changer certains mots. Je doute que ces changements fussent assez subtils pour nécessiter l'usage d'un tel dictionnaire, mais la conclusion que je tire des faits est que, d'un point de vue quantitatif, une partie importante de son œuvre a été plagiée. De plus, les parties de son livre qui sont les plus valables pour elle ont été plagiées: il s'agit des citations directes de Shania Twain. Je conclus que, d'un point de vue qualitatif, une partie très valable et importante de son œuvre a été plagiée. Examinons maintenant certains des autres facteurs considérés comme pertinents dans les sources susmentionnées.

Dans son témoignage, la demanderesse a dit que le fait que le défendeur a plagié son œuvre a eu une incidence défavorable sur elle parce qu'elle a été contrainte de modifier le sujet d'un ouvrage plus long qu'elle rédigeait sur Shania Twain et de réécrire ce livre. D'autre part, le livre qu'elle a terminé a apparemment reçu un accueil très favorable de l'éditeur et il est prévu d'y annexer le texte intégral de l'entrevue personnelle réalisée avec Shania Twain. Son ouvrage intitulé Honour Song ne fait pas directement concurrence au livre d'ECW. Ces deux derniers facteurs seront analysés plus en détail avec la question des dommages-intérêts, même si, comme il a été souligné, les sources qui m'ont été citées donnent à croire qu'ils sont pertinents aussi pour apprécier l'importance de l'emprunt. En ce qui concerne les motifs et les conséquences de l'emprunt, il est indubitable que M. Holmes a plagié l'ouvrage de Barbara Hager pour s'épargner du temps et des efforts, et ce, intentionnellement. En outre, je n'ai aucun doute que le fait d'autoriser la reproduction de larges extraits de l'œuvre d'un auteur comme cela a été le cas en l'espèce aurait pour effet de démotiver ce créateur.

La question de savoir si une partie importante d'une œuvre a été plagiée est une question de fait: British Columbia Jockey Club et al. v. Standen (1985), 22 D.L.R. (4th) 467 (C.A.C.-B.), aux pages 471 et 472 (le juge Macdonald); Koch (C.P.) Ltd. Et al. v. Continental Steel Ltd. Et al. (1984), 82 C.P.R. (2d) 156 (C.S.C-B.), à la page 164 (le juge Paris); confirmé par (1985), 4 C.P.R. (3d) 395 (C.A.C.-B.) (le juge Hinkson). J'ai exposé sommairement les éléments de preuve et mes conclusions qui se rapportent à la plupart des facteurs énumérés dans l'ouvrage du professeur Vaver et dans la décision U & R Tax Services. Dans le contexte de la présente affaire, je considère que les principaux facteurs menant à la conclusion qu'une partie importante de l'œuvre a été plagiée sont la quantité des parties plagiées et leur qualité (les citations directes de Shania Twain). Vu ces faits, je conclus que l'utilisation que les défendeurs ont faite de l'œuvre de la demanderesse constitue un plagiat d'une partie importante de cette œuvre (en partie directement, en partie par imitation déguisée).

Il m'est plus difficile de tirer la même conclusion à l'égard de l'édition de seal, dans laquelle ont été omises toutes les citations directes et ont été entièrement supprimées plus de la moitié des sections qui constituent une imitation déguisée. Il subsiste encore des passages qui sont manifestement des remaniements (imitations déguisées) du texte de Mme Hager, mais, vu la quantité moins importante de parties plagiées et la suppression des citations directes, j'estime qu'il est difficile de conclure que cette reproduction constitue un plagiat d'une partie importante de l'œuvre, et c'est pourquoi je m'abstiens de tirer une telle conclusion.

Il est maintenant nécessaire d'évaluer la prétention des défendeurs selon laquelle il n'y a aucune violation du droit d'auteur parce que les citations directes de Shania Twain ne peuvent à juste titre faire l'objet d'un droit d'auteur et que l'utilisation de l'ouvrage de Mme Hager constitue une "utilisation équitable".

Thèse des défendeurs

Les défendeurs soutiennent que même si M. Holmes a reproduit des parties du livre de Barbara Hager, cela ne constitue pas une violation du droit d'auteur parce qu'il n'a surtout emprunté que des citations des paroles de Shania Twain, des paroles que cette dernière a prononcées au cours des entrevues accordées à Mme Hager. Les défendeurs prétendent que le droit d'auteur ne vise pas de telles citations. En outre, ils soutiennent que M. Holmes n'a emprunté que les faits, et non le mode d'expression par lequel Mme Hager les a relatés. Subsidiairement, l'avocat des défendeurs soutient que les gestes de M. Holmes sont visés par l'exception relative à l'utilisation équitable prévue aux articles 29 [mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 18] et 29.1 [mod., idem] de la Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42. Enfin, les défendeurs prétendent que, de toute manière, les intervenants de l'industrie ont l'habitude de fermer les yeux sur de telles pratiques.

Les défendeurs se fondent en bonne partie sur un arrêt récent de la Cour d'appel fédérale, Télé-Direct (Publications) Inc. c. American Business Information, Inc., [1998] 2 C.F. 22 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [1998] 1 R.C.S. xv. Ils prétendent que Mme Hager n'a fait preuve ni de créativité ni d'originalité en rapportant les paroles prononcées par Shania Twain au cours de l'entrevue et qu'elle ne peut donc revendiquer un droit d'auteur sur celles-ci. Ils ajoutent que l'arrêt Télé-Direct a modifié la jurisprudence antérieure, qui attribuait censément le droit d'auteur à l'interviewer, et qu'il convient maintenant d'examiner la jurisprudence américaine en matière d'originalité pour les besoins de la présente situation factuelle.

Je me reporterai brièvement: 1) à certaines décisions anglo-canadiennes invoquées par les avocats de la demanderesse; 2) à certaines décisions américaines que l'avocat des défendeurs a citées; 3) à l'arrêt Télé-Direct; 4) aux arguments concernant l'absence de droits d'auteur sur les faits; 5) à l'exception relative à l'utilisation équitable prévue aux articles 29 et 29.1 de la Loi sur le droit d'auteur; et 6) à l'argument fondé sur la pratique de l'industrie.

Citations tirées d'entrevues"jurisprudence anglo-canadienne

Les décisions anglo-canadiennes invoquées par l'avocat de la demanderesse sont les suivantes: Walter v. Lane, [1900] A.C. 539 (H.L.); Express Newspapers plc v News (UK) Ltd, [1990] 3 All ER 376 (Ch. D.); Gould Estate v. Stoddard Publishing Co. (1996), 30 O.R. (3d) 520 (Div. gén.); confirmé par (1998), 161 D.L.R. (4th) 321 (C.A. Ont.). Il appert de ces décisions qu'en droit anglo-canadien, s'agissant des entrevues privées, c'est la personne qui consigne sous une forme permanente les déclarations orales qui acquiert le droit d'auteur sur celles-ci. Cette personne est considérée comme le créateur de l'œuvre.

Dans Walter v. Lane, il a été jugé que le droit d'auteur sur les comptes rendus intégraux des discours publics prononcés par le comte de Rosebery, qui avaient été pris en note par des journalistes du Times, appartenaient aux propriétaires de ce journal, les journalistes leur ayant cédé leur droit d'auteur. Bien que l'avocat des défendeurs soutienne que cet arrêt ne s'applique plus pour un certain nombre de raisons, notamment le fait qu'il soit antérieur à la modification de 1911 [1 & 2 Geo. 5, ch. 46] par laquelle le mot "original" a été ajouté à la Copyright Act, 1842 [5 & 6 Vict., ch. 45] du R.-U., la jurisprudence n'étaye pas cette prétention. Par exemple, dans Sands & McDougall Proprietary Ltd. v. Robinson (1917), 23 C.L.R. 49 (H.C. Aust.), on trouve un exposé sur la validité de l'arrêt Walter v. Lane à la lumière des modifications de 1911 à la Copyright Act qui ont été annexées à la Loi australienne.

Dans l'affaire Sands & McDougall, on alléguait que la loi exigeait alors le génie créateur ainsi que la paternité au sens de Walter v. Lane. À la page 55, citant cet arrêt, la Haute Cour d'Australie a rejeté cet argument: [traduction] "il est vrai que le journaliste n'était pas l'auteur du discours; mais il était le compositeur et l'auteur du livre [. . .] Sans son cerveau et son travail, le livre n'aurait jamais vu le jour". La Cour a souligné qu'il y avait toujours eu corrélation entre les deux expressions "auteur" ("author") et "œuvre originale" ("original work") et que le dictionnaire définit le mot "auteur" comme [traduction ] "la personne qui crée ou donne existence à une chose". La Cour a statué que la Copyright Act, 1911 , édictée en partie pour mettre en œuvre la Convention de Berlin de 1908 [L.R.C. (1985), ch. C-42, ann. III], ne visait pas à modifier le droit préexistant exposé dans Walter v. Lane. Dans ce contexte, on a estimé que le journaliste qui rapportait le discours était l'auteur du compte rendu et que, comme ce compte rendu n'existait pas auparavant, il l'avait "créé".

Des décisions plus récentes traitent des entrevues privées, situation plus proche de celle dont il est question en l'espèce. Dans Express Newspapers, bien qu'elle ait fondé sa décision sur un autre élément du litige, la Cour a clairement dit, aux pages 379 et 381, que c'étaient les journalistes qui détenaient les droits d'auteur sur les citations qu'ils avaient prises en note dans le cadre d'entrevues exclusives menées avec les célébrités respectives au sujet desquelles ils écrivaient, et non les interviewés:

[traduction] Chacun des textes originaux est formé de deux éléments. Premièrement, la nouvelle en tant que telle; deuxièmement, les citations des paroles prononcées par la personne interviewée [. . .]

[. . .] la personne qui rapporte les paroles [détient] un droit d'auteur sur le compte rendu qui est distinct des paroles rapportées.

Dans Gould, la succession du regretté Glenn Gould tentait d'empêcher la publication, par le défendeur Carroll, d'un livre sur la jeunesse de Glenn Gould. Ce livre renfermait des photographies et du texte. En 1956, dans le but d'écrire un article pour un magazine de fin de semaine, M. Carroll avait pris les photographies en question et interviewé Glenn Gould. M. Carroll avait conservé ces photographies de même que ses notes et ses enregistrements de l'entrevue. En 1995, il avait décidé de s'en servir pour produire le livre dont la succession cherchait à faire interdire la publication. La partie narrative de ce livre était formée d'extraits de conversations entre Glenn Gould et le défendeur que ce dernier avait enregistrées en 1956. La succession prétendait que le droit d'auteur sur les conversations enregistrées par M. Carroll appartenaient à la succession, et non à ce dernier. À la page 529, le juge Lederman, de la Division générale, a rejeté cet argument au motif que les déclarations orales ne sont pas exprimées sous une forme matérielle et que, sauf dans le cas d'un alter ego, l'auteur desdites déclarations n'a pas de droit d'auteur sur celles-ci. La majeure partie de cette décision porte sur le délit d'usurpation d'identité.

À la page 324, la Cour d'appel de l'Ontario a statué qu'il ne lui était pas nécessaire d'aborder les questions de la même manière que le juge de première instance, mais qu'elle examinerait la demande présentée par la demanderesse en se reportant uniquement à la loi sur le droit d'auteur:

[traduction] À mon avis, il n'est pas nécessaire de trancher les questions soulevées en l'espèce en se fondant sur l'évolution relativement récente du délit d'usurpation d'identité puisque cette affaire relève si clairement du droit de la propriété intellectuelle. En résumé, le juge des requêtes a abordé le droit de Gould de protéger sa vie privée et d'exploiter commercialement sa propre renommée, tandis que j'aborderais les droits de propriété de M. Carroll sur les photographies et les autres documents qu'il a créés en 1956 et, à nouveau, en 1995.

La Cour d'appel de l'Ontario a statué que c'était Carroll, et non la succession de Gould, qui détenait le droit d'auteur sur les entrevues réalisées avec Gould. En souscrivant à la conclusion du juge de première instance selon laquelle Gould ne détenait pas de droit d'auteur sur ses déclarations orales parce que celles-ci ne correspondaient pas au type de communication que la Loi sur le droit d'auteur visait à protéger"qu'elles n'étaient pas sous forme matérielle"la Cour d'appel a dit, aux pages 329 et 330, que c'était le défendeur qui détenait les droits d'auteur sur celles-ci:

[traduction] Il ressort clairement du présent dossier que Gould ne détenait pas de droit d'auteur sur ses propres paroles ni sur leur "transcription", comme disent les appelants. En revanche, Carroll , à titre d'auteur du texte et des citations du livre était le propriétaire des droits d'auteur sur le document écrit dont les appelants tentent d'interdire la publication.

Une fois qu'il est établi que Carroll était le propriétaire des droits d'auteur illimités sur les photographies et les documents écrits figurant dans le livre, il n'y a pas d'autre question à trancher. [Non souligné dans l'original.]

Citations tirées d'entrevues"jurisprudence américaine

Voyons maintenant la jurisprudence invoquée par les défendeurs. La majeure partie des décisions américaines concernant des citations tirées d'entrevues se rapportent aux dispositions relatives à l'utilisation équitable de la loi américaine sur le droit d'auteur (Copyrights Act, 17 U.S.C. " 107 (1994)). L'avocat des défendeurs se fonde plus particulièrement sur les décisions suivantes pour étayer sa thèse selon laquelle l'interviewer ne dispose pas d'un droit d'auteur sur les déclarations d'un interviewé: Rokeach v. Avco Embassy Pictures Corp., 197 U.S.P.Q. 155 (S.D.N.Y. 1978); Suid v. Newsweek Magazine, 503 F.Supp. 146 (D.C. Cir. 1980); Harper & Row, Publishers, Inc. v. Nation Enterprises, 471 U.S. 539 (1985); et Craft v. Kobler, 667 F.Supp. 120 (S.D.N.Y. 1987).

L'affaire Rokeach portait sur une pièce écrite par le défendeur au sujet d'un comte anglais aliéné qui, pendant une partie de la pièce, se prend pour le Christ. Le demandeur avait préparé une étude scientifique dans le domaine de la psychopathologie où il était question de trois malades qui se prenaient pour le Christ. Pour les besoins de cette étude, M. Rokeach, et surtout ses assistants de recherche, enregistraient les séances auxquelles participaient les trois malades pour ensuite les transcrire. Le défendeur a emprunté certaines idées du rapport sur cette étude, dont la confrontation entre deux Christs délirants. Pour donner à sa pièce une certaine authenticité, il a aussi employé certaines phrases et certaines paroles que les malades avaient censément prononcées. La Cour a statué que le droit d'auteur ne protège pas les idées, les concepts et les thèmes; que les deux œuvres n'avaient pratiquement aucune ressemblance, que, de toute manière, l'emprunt était peu important, et que, s'il faisait l'objet du droit d'auteur"ce qu'elle ne croyait pas en l'espèce"il serait visé par l'exception relative à l'utilisation équitable. En traitant de l'utilisation qui avait été faite des paroles réellement échangées par les malades entre eux, avec Rokeach ou ses assistants de recherche, la Cour a statué, à la page 161, que Rokeach ne pouvait revendiquer un droit d'auteur sur ces paroles parce qu'il ne les avait pas créées.

Dans la décision Suid, le demandeur alléguait que le magazine Newsweek avait contrefait un livre qu'il avait écrit sur John Wayne. Il prétendait qu'il y avait eu violation du droit d'auteur sur des citations tirées de deux entrevues que lui avaient respectivement accordées Wayne et William Wellman. À la page 148, citant la décision Rokeach, la Cour a statué que le demandeur ne pouvait être titulaire du droit d'auteur sur les citations des entrevues à moins d'avoir obtenu une cession de droit d'auteur des deux interviewés. Dans le cas des citations de Wayne, la Cour a refusé de considérer comme suffisant, pour les besoins d'une cession de droit d'auteur, le consentement accordé par Wayne au sujet de l'utilisation des citations. Une cession de droit d'auteur avait été obtenue à l'égard des citations de Wellman mais elle n'avait pas été enregistrée, ce qui faisait qu'un droit d'auteur ne pouvait être revendiqué. La Cour a estimé que, pour ce qui était des citations de Wellman, l'exception relative à l'utilisation équitable s'appliquerait parce qu'il n'avait jamais été prévu que l'entrevue aurait une valeur commerciale et que, de toute manière, la somme acceptée pour accorder l'entrevue était négligeable.

La décision Harper & Row concerne l'utilisation équitable mais ne traite qu'indirectement des paroles prononcées par des personnes qui ne sont pas les auteurs des œuvres en cause. Il s'agissait de l'utilisation non autorisée des mémoires inédits de l'ancien président Gerald Ford, pour les besoins d'un article de prépublication. La Cour suprême des États-Unis a statué que, dans les circonstances, l'emprunt de 300 mots tirés d'un manuscrit qui en comptait 200 000, constituait une violation du droit d'auteur. Elle a jugé que l'utilisation équitable ne pouvait être justifiée au motif que l'objet relevait de l'actualité ou de l'intérêt public. L'avocat des présents défendeurs se fonde sur une note de bas de page figurant dans l'opinion dissidente dans cette affaire (page 586, note 10). Cette note indique que le droit d'auteur ne vise pas la paraphrase des paroles d'autrui ni la paraphrase des documents gouvernementaux, et elle cite les décisions Suid et Rokeach. Toutefois, les motifs de la majorité ne traitent pas de la question du droit d'auteur sur les citations d'autrui, telles que les paroles de Kissinger rapportées par Ford, censément parce que les juges majoritaires n'ont pas estimé nécessaire de le faire, après avoir conclu qu'il y avait suffisamment de raisons, fondées sur d'autres parties du texte, pour conclure que l'article en cause violait le droit d'auteur.

La décision Craft v. Kobler traite aussi de l'utilisation équitable. Dans cette affaire, comme dans l'affaire Harper & Row, il a été jugé qu'il y avait eu violation du droit d'auteur. Le défendeur, M. Kobler, avait écrit une biographie du musicien Stravinsky, se fondant sur ce que l'on a appelé les documents Craft-Stravinsky. Il s'agissait de 15 livres sur Stravinsky dont Craft était l'auteur ou le co-auteur, de quatre livres rapportant des "conversations" rédigées sous forme d'entrevues entre Stravinsky et Craft, d'un recueil de la correspondance de Stravinsky en trois volumes accompagné d'explications de Craft, et d'un volume dont ce dernier et la veuve de Stravinsky étaient les co-auteurs. Craft a été décrit comme l'assistant personnel et l'alter ego de Stravinsky. Il avait hérité des droits d'auteur de Stravinsky sur ces œuvres, et l'affaire portait principalement sur ces droits. Citant les décisions Suid et Rokeach, la Cour a dit qu'un écrivain ne pouvait réclamer un droit d'auteur sur les paroles d'autrui et qu'ainsi, l'utilisation des citations de tiers tirées des sources Craft-Stravinsky ne violait pas le droit d'auteur de Craft. Toutefois, cette conclusion ne visait pas les entrevues entre Craft et Stravinsky, mais plutôt les comptes rendus de déclarations de Stravinsky faits par des tiers. Étant donné que les passages en cause n'étaient pas pertinents quant à la décision globale, à la note 8 de la page 124 la Cour les a attribués à première vue à des tiers sans examiner s'il s'agissait d'une invention narrative de Stravinsky ou s'ils faisaient l'objet du droit d'auteur.

On peut aussi se reporter aux articles sur ce domaine du droit américain qui ont été publiés dans plusieurs revues et textes. Dans un article intitulé "Copyright Protection for Oral Works: Expansion of the Copyright Law into the Area of Conversations" (1973), 20 Bulletin of the Copyright Society of the U.S.A. 285, K. Dunlap expose la situation antérieure à 1976. Cet article traite de la protection des déclarations orales en vertu de la "common law" du droit d'auteur aux États-Unis. Dans un article intitulé "Ownership of Interviews: A Theory for Protection of Quotations" (1988), 67 Nebr. L. Rev. 675, à la page 684, V. L. Ruhga qualifie de partagée la jurisprudence postérieure à 1976 relative au droit d'auteur que prévoit la loi à l'égard des citations:

[traduction] Lorsqu'ils traitent du droit d'auteur prévu par la loi, l'avis des tribunaux au sujet de la question de la propriété des entrevues est partagé. Certains sont d'avis que l'interviewer est propriétaire du droit d'auteur, tandis que d'autres soutiennent que l'interviewer et l'interviewé sont séparément propriétaires de leurs contributions respectives, à moins d'une entente prévoyant le contraire. En général, la perception qu'ont les tribunaux de la propriété détermine le degré de protection qu'offre le droit d'auteur. [Notes omises.]

Cet article traite de la possibilité qu'a l'interviewé de contrôler l'utilisation qui est faite de son entrevue, une fois qu'il l'a accordée. Naturellement, une telle utilisation peut être contrôlée par contrat.

Dans l'article intitulé "Copyrighting Conversations: Applying the 1976 Copyright Act to Interviews" (1981), 31 Am. Univ. L. Rev. 1071, aux pages 1082 et 1083, A. S. Hirsch formule l'idée que les entrevues constituent des œuvres de paternité commune:

[traduction] Selon la norme d'intention simultanée, une entrevue est admissible comme œuvre commune parce que l'interviewer et l'interviewé se rencontrent dans le but exprès de faire une entrevue. Ce but est une manifestation de leur intention de fusionner leurs contributions respectives en une œuvre, créant ainsi une œuvre de paternité commune. De plus, étant donné que les entrevues nécessitent une interaction entre deux personnes, les efforts individuels de la part de l'interviewer ou de l'interviewé ne peuvent produire le même résultat. Par conséquent, un participant à une conversation devrait être considéré comme le co-auteur des commentaires de ses interlocuteurs. Certains tribunaux ont souscrit à cette thèse. Par conséquent, même s'il existe un précédent appuyant la conclusion selon laquelle l'interviewer ou l'interviewé est individuellement propriétaire du droit d'auteur sur une entrevue, il est préférable de considérer que leur effort commun crée une œuvre de paternité commune. [Notes omises.]

Dans Latman's The Copyright Law, 6e éd., Washington: Bureau of National Affairs, 1986, à la page 115, note 3, la position du Bureau des droits d'auteur des États-Unis sur ce sujet est exposée. Selon le Bureau, le droit d'auteur sur une entrevue peut être détenu partiellement par l'interviewé ou par l'interviewer, ou entièrement par l'un ou l'autre, selon la convention qui les lie:

[traduction] [. . .] pour ce qui est des entrevues, le Bureau des droits d'auteur a déclaré ceci:

"La paternité d'une œuvre consistant en une entrevue la rend susceptible de faire l'objet d'un droit d'auteur détenu par l'interviewé et par l'interviewer. Chacun a le droit de revendiquer un droit d'auteur sur ses propres paroles en l'absence de convention prévoyant le contraire. Lorsqu'une demande relative à une telle œuvre ne désigne que l'interviewé ou l'interviewer comme auteur et demandeur, et lorsqu'il est indiqué que la paternité est revendiquée à l'égard du "texte intégral", la question de savoir si la demande s'étend réellement à l'œuvre intégrale, ou seulement au texte de l'interviewé ou de l'interviewer, n'est pas claire. En tout état de cause, lorsque la portée de la demande est imprécise, le Bureau des droits d'auteur doit communiquer avec le demandeur pour obtenir des éclaircissements".

Vol. II du Recueil des pratiques du Bureau des droits d'auteur "317.

Une demande qui ne désigne comme auteur que l'interviewer ou l'interviewé mais qui indique que la paternité est revendiquée à l'égard du "texte" plutôt que du "texte intégral" sera interprétée comme une revendication visant la partie de l'entrevue attribuable à l'interviewer ou à l'interviewé, selon le cas.

Incidence du jugement Télé-Direct

L'avocat des défendeurs soutient qu'en plus de pouvoir être distingués parce qu'aucun d'eux ne traite directement d'une deuxième personne qui emprunte les paroles d'un interviewé, les décisions Walter v. Lane, Express Newspapers et Gould Estate ne représentent plus l'état du droit au Canada parce qu'elles sont toutes deux fondées sur la prémisse que la loi sur le droit d'auteur protège les efforts d'un auteur. Par exemple, Dans Walter v. Lane, le conte Halsbury L.C., dit à la page 545:

[traduction] [. . .] je trouverais très regrettable d'être contraint de conclure que l'état du droit a permis à un homme de tirer profit des efforts, de la compétence et du capital d'un autre et de se les approprier. Et il n'est pas nié qu'en l'espèce le défendeur cherche à s'approprier le produit de la compétence, des efforts et du capital d'autrui. Selon ma perception de la présente affaire, j'estime que la loi est assez forte pour empêcher ce qui, dans mon esprit, constituerait une cruelle injustice.

Et lord Davey, à la page 552:

[traduction] [. . .] il est un principe valable qui veut qu'un homme ne puisse se prévaloir de la compétence, des efforts et des dépenses d'autrui en copiant les écrits de ce dernier. Pour citer le juge North dans une autre affaire: "Pour leur propre profit, ils souhaitent récolter ce qu'ils n'ont pas semé et tirer profit des efforts et des dépenses des demandeurs en vue de se procurer des nouvelles afin de s'épargner des efforts et des dépenses."

L'avocat des défendeurs soutient que même si auparavant l'interviewer pouvait protéger les paroles d'un interviewé par le droit d'auteur, comme dans les affaires Express Newspapers et Gould Estate, l'arrêt récent de la Cour d'appel fédérale rendu dans l'affaire Télé-Direct a infirmé ce courant jurisprudentiel. Il a fait valoir, rappelons-le, que la citation de paroles d'autrui ne comporte pas les éléments de créativité et d'originalité maintenant exigés pour que soit accordée la protection du droit d'auteur. De plus, si j'ai bien compris, l'arrêt Télé-Direct aurait fait passer le droit d'auteur canadien, du moins dans la mesure où il est pertinent aux fins actuelles, de son alignement antérieur sur le droit du Royaume-Uni à un alignement sur celui des États-Unis.

Selon moi, l'arrêt Télé-Direct n'a pas une portée aussi large. Tant aux États-Unis qu'au Canada, la jurisprudence définit l'exigence voulant que le droit d'auteur soit accordé à l'égard d'une œuvre "originale" comme signifiant que cette œuvre émane de l'auteur et qu'elle ne constitue pas un plagiat4 . Aux États-Unis, c'est ce à quoi la jurisprudence avait initialement abouti; l'exigence d'"originalité" n'a été ajoutée à la loi qu'en 19765 . Au Canada, l'exigence voulant qu'une œuvre soit "originale" est prévue dans la loi depuis 1924, soit la date d'entrée en vigueur de la Loi de 1921 concernant le droit d'auteur [S.C. 1921, ch. 24] édictée en 1921. Cette Loi s'inspirait en grande partie de la Copyright Act, 1911 du Royaume-Uni. Je ne suis pas convaincue que la Cour d'appel fédérale ait voulu s'écarter sensiblement du droit antérieur6. À défaut d'une décision contraire expresse de la Cour d'appel, j'estime que les règles de droit énoncées dans les décisions Express Newspapers et Gould Estate sont toujours valables.

Le fait que l'arrêt Télé-Direct traite d'un type d'œuvre entièrement différent de celles qui sont en litige en l'espèce est une raison de plus pour hésiter à y accorder une portée trop large. Cet arrêt traitait d'une compilation de données (une sous-compilation des pages jaunes d'un annuaire téléphonique). Le juste critère à appliquer lorsqu'un droit d'auteur est revendiqué à l'égard d'œuvres qui consistent en des compilations de données a soulevé certains problèmes. C'est parce que ces œuvres ne sont pas susceptibles de présenter, à première vue, des indices du style personnel ou du mode d'expression de leur auteur.

Dans l'arrêt Télé-Direct, la Cour d'appel a indiqué que la question dont elle était saisie se posait en raison des modifications apportées à la Loi sur le droit d'auteur édictée en 1993 dans le cadre de la Loi de mise en œuvre de l'Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44, art. 537. La Cour a souligné que l'un des éléments requis aux termes de cet accord était la protection des bases de données par le droit d'auteur et, au paragraphe 16, elle s'est demandée, si, en fait, les modifications avaient été rédigées en vue d'atteindre cet objectif. Il est intéressant de noter que le Congrès américain est actuellement saisi d'un projet de loi8 visant à infirmer la décision rendue par la Cour suprême des États-Unis dans l'affaire Feist Publications, Inc. v. Rural Telephone Service Co., Inc., 111 S. Ct. 1282 (1991), arrêt qui a eu aux États-Unis une incidence similaire à celle de l'arrêt Télé-Direct au Canada. Il existe une controverse entre les auteurs américains et canadiens sur la question de savoir si l'arrêt Feist se limite aux affaires concernant des bases de données ou s'il aura des ramifications plus étendues9. Compte tenu de ce contexte et des renvois explicites à l'ALÉNA et à la mise en œuvre de cet accord qui sont faits dans l'arrêt Télé-Direct, je suis convaincue que les énoncés de la Cour d'appel dans Télé-Direct ne visaient pas à s'écarter substantiellement de la jurisprudence antérieure.

Faits

Il n'est pas contesté que le droit d'auteur ne vise pas les faits. Cette règle est bien établie. L'avocat des défendeurs soutient que les parties narratives du livre de M. Holmes ne constituent qu'un compte rendu des faits, dont certains ne se trouvent que dans le livre de Mme Hager, mais dont beaucoup se trouvent aussi ailleurs dans les documents publiés sur Shania Twain. Il soutient qu'il n'existe qu'un nombre limité de façons de rapporter des faits, et que c'est ce qui explique la similitude de vocabulaire et de structure de phrase.

Je ne souscris pas à l'affirmation selon laquelle il existe un nombre limité de façons de rapporter des faits. Le mode d'expression est personnel. Il diffère d'un auteur à l'autre, comme en font foi certains des documents que M. Holmes cite comme source censément commune.

Les défendeurs ont cité de nombreuses décisions qui ont traité des biographies et qui établissent le principe selon lequel le droit d'auteur ne protège pas les faits: Deeks v. Wells, [1931] O.R. 818 (App. Div.), aux pages 847 et 848; confirmé par [1933] 1 D.L.R. 353 (P.C.); Kartar Singh Giani v. Ladha Singh, [1934] I.L.R. 16 Lah 10310; Matthewson v. Stockdale (1806), 12 Ves. Jun. 270; 33 E.R. 103; Harper & Row, précité, à la page 621; Rosemont Enterprises, Inc. v. Random House, Inc., 366 F.2d 303 (2d Cir. 1966), à la page 306; Norman v. Columbia Broadcasting System, Inc., 333 F.Supp. 788 (S.D.N.Y. 1971), à la page 788; Craft v. Kobler, précité, à la page 123. La demanderesse ne conteste pas ce principe. Cette question n'est tout simplement pas pertinente. Dans chaque cas il s'agit d'évaluer la similitude de la forme d'expression des faits en fonction des faits particuliers de l'espèce.

Utilisation équitable

La notion d'"utilisation équitable" ("fair dealing—) dont il est question aux articles 29, 29.1 et 29.2 de la Loi sur le droit d'auteur est très différente de celle d'"utilisation équitable" ("fair use") qui s'applique aux États-Unis11 . La différence la plus marquante est qu'aux termes de la loi canadienne sur le droit d'auteur, l'utilisation du document reproduit doit être visé par l'un des buts spécifiques énoncés dans la loi: recherche ou étude privée (article 29), critique ou compte rendu (article 29.1), ou encore communication des nouvelles (article 29.2).

Les dispositions pertinentes prévoient ce qui suit:

29. L'utilisation équitable d'une œuvre ou de tout autre objet du droit d'auteur aux fins d'étude privée ou de recherche ne constitue pas une violation du droit d'auteur.

29.1 L'utilisation équitable d'une œuvre ou de tout autre objet du droit d'auteur aux fins de critique ou de compte rendu ne constitue pas une violation du droit d'auteur à la condition que soient mentionnés:

a) d'une part, la source;

b) d'autre part, si ces renseignements figurent dans la source:

(i) dans le cas d'une œuvre, le nom de l'auteur,

(ii) dans le cas d'une prestation, le nom de l'artiste-interprète,

(iii) dans le cas d'un enregistrement sonore, le nom du producteur,

(iv) dans le cas d'un signal de communication, le nom du radiodiffuseur.

29.2 L'utilisation équitable d'une œuvre ou de tout autre objet du droit d'auteur pour la communication des nouvelles ne constitue pas une violation du droit d'auteur à la condition que soient mentionnés:

L'avocat des défendeurs soutient que l'utilisation qui a été faite de l'œuvre de Mme Hager est visée par les notions d'"utilisation équitable aux fins de recherche" et d'"utilisation équitable aux fins de critique".

Je me reporterai d'abord à certains des éléments de preuve qui décrivent le livre d'ECW. M. Lecker a dit que ce dernier [traduction] "possède toutes les qualités de chaque ouvrage érudit que nous publions, soit la synthèse d'informations, le regroupement d'informations, le rassemblement minutieux des sources et l'attribution12" (non souligné dans l'original). Une critique publiée dans Quill and Quire , une revue respectée d'ouvrages canadiens de langue anglaise, n'était pas très flatteuse. On y disait que le livre se lisait [traduction] "comme un communiqué de presse de 200 pages lancé par le publicitaire d'une compagnie de disques"13, et se fondait sur des articles de journaux et le témoignage d'un directeur de magasin de disques ayant déjà joué une fois dans un groupe avec Shania Twain. Une critique publiée dans le Halifax Daily News, était toutefois plus favorable. Elle félicitait ECW Press pour [traduction] "être tombée sur un à-côté lucratif en produisant des biographies d'idoles de la culture "pop""14. Le livre, dit-on, est détaillé et complet, mais il y manque le contact avec la vedette elle-même. Une critique favorable a aussi paru dans Country Music News15. Une critique publiée dans The Globe and Mail a qualifié le livre d'ECW de [traduction] "biographie type d'une vedette de la musique "pop""16.

Évidemment, la qualité d'une œuvre n'est pas un facteur pertinent pour évaluer l'utilisation équitable, mais les descriptions que font ces critiques de la nature du livre (biographie type d'une vedette de la musique "pop") sont pertinentes dans la mesure où elles décrivent le contexte dans lequel doit se faire l'évaluation du type d'utilisation qui a été faite des extraits empruntés. L'avocat des défendeurs soutient que toute biographie constitue une œuvre de recherche. Selon M. Lecker, l'utilisation qui a été faite du texte de Mme  Hager constitue une utilisation équitable pour les fins d'une "critique". Évidemment, il appartient à la Cour de répondre à la question de savoir si cette utilisation relève des articles 29 ou 29.1.

Il existe peu de jugements traitant du sens à donner au mot "recherche" qui figure dans la loi. Naturellement, il est possible d'examiner le sens du concept apparenté d'"étude privée" pour aider à interpréter ce mot. Les définitions tirées du dictionnaire sont une autre source d'inspiration. Voici celle que donne le Oxford English Dictionary , 2e éd. (1989):

[traduction] Recherche (nom): [. . .] 1. Rechercher (soigneusement ou attentivement) quelque chose ou quelqu'un. 2.a. Recherche ou enquête visant la découverte d'un fait par l'étude attentive d'un objet; démarche d'enquête critique ou scientifique. (Hab. au plur.) b. Sans article: Enquête, recherche sur une chose. Aussi, en tant que qualité des personnes, habitude d'effectuer une telle enquête.

Rechercher (verbe): 1. Examiner (une affaire ou un objet); fouiller ou étudier attentivement. Aussi, effectuer une recherche sur (un objet, une personne, etc.).

Dans la décision Sillitoe and Others v. McGraw-Hill Book Co. (U.K.) Ltd., [1983] F.S.R. 545 (Ch. D.), on a jugé que des "notes" portant sur certaines œuvres littéraires et destinées à des étudiants, lesquelles notes renfermaient de larges extraits des œuvres en question, n'étaient pas visées par l'exception relative à l'utilisation équitable. La Cour a rejeté l'argument selon lequel, lorsqu'ils traitent des œuvres originales, les auteurs des notes se livrent à une étude privée ou à une recherche. De plus, l'expression "étude privée" a été interprétée comme n'incluant pas une utilisation à des fins éducatives: University of London Press v. University Tutorial Press , [1916] 2 Ch. 601, aux pages 613 et 614. La loi actuelle du Royaume-Uni sur le droit d'auteur, la Copyright, Designs and Patents Act 1988 (R.-U.), 1988, ch. 48, articles 28, 29 et 30 en vigueur en date du 1er août 1989, prévoit expressément que c'est seulement le chercheur qui est visé par l'exception relative à l'utilisation équitable pour les fins d'une recherche.

Dans la décision australienne De Garis v. Neville Jeffress Pidler Pty. Ltd. (1990), 37 F.C.R. 99 (F.C. Aust.), une conclusion similaire est tirée à l'égard de la loi sur le droit d'auteur de ce pays. Dans cette affaire, les défendeurs tentaient de faire valoir que le service de coupures de presse qu'ils offraient constituait une utilisation équitable étant donné que leurs clients effectuaient des recherches. La Cour a déclaré que c'est l'activité exercée par le plagiaire (Jeffress) et non celle de ses clients qui est pertinente.

À mon avis, le facteur le plus important pour interpréter le sens du mot "recherche" dans notre loi est le fait que, contrairement à l'utilisation équitable aux fins de critique, de compte rendu ou de communication de nouvelles, il n'est pas exigé que la source soit identifiée (lorsque l'utilisation est faite aux fins de recherche). L'omission de cette exigence indique que l'utilisation visée par l'étude privée et la recherche ne comporte pas la communication au public de l'œuvre reproduite.

Voyons maintenant la signification de l'expression "aux fins de critique" de l'article 29.1. Je souligne d'abord que le mot "critique" est accompagné de l'expression "compte rendu". Le principe d'interprétation des lois noscitur a sociis donnerait à croire que ces deux expressions sont probablement reliées. Par exemple, pour qu'il y ait critique ou compte rendu, il faut citer les œuvres faisant l'objet de la critique ou du compte rendu. Aussi, dans le cadre de la critique ou du compte rendu d'une œuvre déterminée, il peut être nécessaire de citer d'autres œuvres à des fins de comparaison.

Au nombre des définitions du mot "critique" figurant dans le Oxford English Dictionary , 2e éd. (1989) se trouve la suivante:

[traduction] Critique: [. . .]

Art. d'évaluer les qualités et la nature d'une œuvre littéraire ou artistique; fonction ou travail d'un critique. [. . .] Spéc., la science critique qui traite du texte, de la nature, de la composition et de l'origine des documents littéraires [. . .]

La jurisprudence a établi que ce n'est pas simplement le texte ou la composition d'une œuvre qui peut faire l'objet d'une critique, mais aussi les idées qui y sont énoncées. Hubbard v Vosper, [1972] 1 All ER 1023 (C.A.), est l'arrêt le plus fréquemment cité pour les critères applicables à cet égard.

Même si MM. Holmes et Lecker ont tenté de la qualifier d'utilisation aux fins de recherche et de compte rendu, l'utilisation qui a été faite de l'œuvre de Mme Hager n'est tout simplement pas visée par ces définitions. L'utilisation qui a été faite des citations et des paraphrases tirées de l'œuvre de Mme Hager n'a pas été faite aux fins de recherche non plus qu'aux fins de critique du texte ou des idées de l'œuvre de Barbara Hager.

L'avocat des défendeurs a une fois de plus cité des sources américaines: Williams & Wilkins Co. v. United States, 420 U.S. 376 (1975); Rosemont Enterprises, précité; Wright v. Warner Books, Inc., 953 F.2d 731 (2nd Cir. 1991); Salinger v. Random House, Inc., 811 F.2d 90 (2nd Cir. 1987). Comme je l'ai mentionné, j'hésite à me reporter à ces décisions en raison de la différence marquée qui existe entre notre droit et celui des États-Unis dans ce domaine.

Pratique de l'industrie

La preuve concernant la pratique de l'industrie est confuse et peu fiable. Dans son témoignage, M. Lecker a dit que, selon la pratique de l'industrie, il n'y a pas de différence entre les ouvrages savants et les ouvrages commerciaux populaires destinés au marché de masse, pour ce qui est du moment où la permission de reproduire l'œuvre d'une autre personne est demandée. Il a indiqué que, dans les deux cas, la longueur des passages reproduits est le facteur déterminant. Il a ajouté que [traduction] "lorsqu'ils rédigent leurs articles, les auteurs ont souvent recours à des citations plus courtes précisément pour ne pas donner l'impression de copier de larges extraits de l'œuvre d'une autre personne"17. C'est, a-t-il dit, une pratique invariable dans l'industrie canadienne de l'édition. Selon lui, il est d'usage, dans les biographies, de se servir de citations tirées d'entrevues (privées ou publiques) qui ont été publiées, sans demander d'abord la permission de l'éditeur de l'entrevue ou de l'interviewé. Il a aussi indiqué qu'il n'existait aucune norme absolue. Son témoignage servait ses propres fins et, comme je l'ai indiqué ailleurs dans les présents motifs, je n'ai aucune confiance en son exactitude.

Dans son témoignage, Mme Swayze a déclaré qu'il y avait une distinction entre les ouvrages savants et ceux qui sont destinés à un marché commercial populaire. Elle a notamment expliqué qu'à son avis, même si la rédaction d'ouvrages savants peut aider l'auteur à obtenir la sécurité d'emploi, ce dernier n'en retire habituellement que peu d'argent. En outre, il s'agit selon elle d'ouvrages très différents dans le cas des auteurs commerciaux et, si les auteurs d'ouvrages savants sont habituellement heureux que leurs collègues mentionnent ou citent leur ouvrage parce que cela rehausse leur réputation, les auteurs commerciaux ne sont pas heureux de voir leurs œuvres reproduites car cela en diminue la valeur commerciale.

Mme Swayze a aussi indiqué que tout emprunt d'une œuvre d'autrui devrait faire l'objet d'une permission de la part du premier auteur, à l'exception des très brefs extraits. Toutefois, à la question de savoir si la pratique de l'industrie de l'édition canadienne consistait à exiger une permission pour chaque citation, elle a répondu: [traduction] "Je ne sais pas"18. À un moment, dans son témoignage, elle a dit douter que [traduction] "quelqu'un tente d'obtenir la permission écrite d'utiliser les paroles prononcées par une personne19" tandis qu'à un autre moment elle a indiqué le contraire. À la question de savoir s'il était inhabituel de demander des permissions pour les paroles citées des célébrités, elle a répondu que cela n'était [traduction ] "pas du tout inhabituel, et qu'à mon avis, cela serait obligatoire"20. Mme Swayze a déclaré que les auteurs pigistes vendent habituellement une entrevue à trois, quatre ou cinq éditeurs différents, et que la Professional Writers' Association of Canada s'occupait beaucoup de la protection du droit d'auteur des rédacteurs dans les cas de ce genre21. Il ressort de la description qui précède que le témoignage de Mme Swayze était confus et contradictoire. Je ne suis pas disposée à m'y fier.

D'après la preuve, je ne puis conclure qu'il existe au sein de l'industrie une pratique qui mène au consentement implicite de la reproduction. En fait, je doute que la "pratique de l'industrie" puisse sanctionner des violations du droit d'auteur. Tout au plus, une telle pratique ne saurait souvent refléter que l'impossibilité économique d'intenter des poursuites pour violation du droit d'auteur en raison des coûts que cela représente. Dans la décision Breen c. Hancock House Publishers Ltd. (1985), 6 C.I.P.R. 129, à la page 133, le juge Joyal, de la présente Cour, a statué que "[l]es traités savants, les dissertations, etc. sont protégés par un droit d'auteur au même titre que n'importe quel autre ouvrage" et que "[p]ersonne n'a le droit de supposer que, parce [. . .] qu'ils [les traités savants] sont destinés à l'usage d'autrui, n'importe qui peut s'en servir" pour les reproduire. Dans Slumber-Magic Adjustable Bed. v. Sleep-King Adjustable Bed Co. , [1985] 1 W.W.R. 112 (C.S.C.-B.), Mme le juge McLachlin a commenté l'argument voulant qu'une violation soit justifiée parce que, dans l'industrie, tout le monde se sert des documents de tout le monde. À la page 119, elle a exprimé l'opinion que même si la preuve avait établi l'existence d'une telle pratique, ce ne serait pas un motif raisonnable de conclure qu'il n'y a pas de droit d'auteur à l'égard des documents de la demanderesse (et censément aussi de conclure que cette utilisation est équitable).

Les défendeurs ont renvoyé à des biographies d'Alanis Morissette, de Sarah McLachlan et de Neil Young, ainsi qu'à l'utilisation qui y est faite des citations. Ces renvois n'ajoutent rien, toutefois, à moins de savoir si les paroles citées ont été prononcées dans un lieu public où la personne en question les offrait au monde entier, si elles ont été prononcées dans un lieu public mais que la personne en question a revendiqué le droit d'en contrôler l'usage ultérieur ou si elles ont été prononcées dans une entrevue privée de sorte que la personne en question pourrait être titulaire d'un droit d'auteur sur celles-ci.

Résumé des conclusions au sujet de la violation du droit d'auteur

Je ne suis pas disposée à me fonder sur la jurisprudence américaine concernant les citations de tiers que l'avocat des défendeurs a invoquée. Dans l'arrêt Télé-Direct, la Cour d'appel a très clairement indiqué qu'il faut aborder avec beaucoup de circonspection le recours à la jurisprudence américaine dans le domaine du droit d'auteur. Il est notoire que l'histoire du droit d'auteur dans ce pays diffère de la nôtre. Par exemple, ce n'est qu'en 1989 que les États-Unis sont devenus signataires de la Convention de Berne, et le libellé de la constitution des États-Unis a toujours eu un rôle déterminant dans l'évolution de la jurisprudence dans ce pays. En outre, il n'est pas évident, comme l'avocat des défendeurs semble l'indiquer, que l'exigence d'originalité dans ce pays ait mené au refus d'accorder à un interviewer un droit d'auteur sur les paroles prononcées par un interviewé.

Je ne suis pas convaincue que l'arrêt Télé-Direct infirme le courant jurisprudentiel antérieur représenté par les décisions Express Newspapers et Gould Estate. Même si l'avocat des défendeurs a cherché à qualifier l'œuvre de Mme Hager de compilation, il ne s'agit pas d'un travail de cette nature. Le fait qu'elle ait choisi de présenter son profil de Shania Twain en ayant recours à des citations directes obtenues dans le cadre d'une entrevue avec Shania Twain n'amoindrit pas sa qualité d'œuvre littéraire originale. Dans la décision Slumber-Magic, précitée, une brochure publicitaire a été qualifiée de compilation d'anciens et de nouveaux documents, même si elle aurait probablement pu être qualifiée de dépliant ou de "lettre circulaire"22.

Même si les décisions Express Newspapers et Gould Estate ne portent pas directement sur un litige opposant un interviewer et un tiers ayant reproduit les paroles d'un interviewé, elles établissent toutes deux de manière non équivoque que l'interviewer est titulaire du droit d'auteur sur ces paroles. J'estime que ces jugements expriment l'état du droit applicable aux circonstances de l'espèce. Les paroles de Shania Twain qui ont été citées ne peuvent être séparées du contexte dans lequel elles ont été prononcées. Elles ont été suscitées par Mme Hager en réponse aux questions que cette dernière avait préparées. Elles n'étaient pas destinées au public en général. Mme Hager a choisi les parties de l'entrevue avec Shania Twain qui seraient intégrées à la monographie qu'elle rédigeait. Si elle n'avait pas créé l'œuvre intitulée "Shania Twain: Buckskin and Cowboy Boots", les paroles citées n'auraient pas été disponibles en vue d'être reproduites.

Dans la décision Slumber-Magic, précitée, et dans d'autres affaires, il est très clairement établi qu'au moment d'évaluer la protection conférée par le droit d'auteur, il ne faut pas fragmenter l'œuvre en cause. Il ne convient donc pas de fragmenter l'œuvre de Barbara Hager et de traiter les citations comme des parties indépendantes. L'œuvre de Barbara Hager nécessitait à la fois: 1) de l'habileté; 2) du jugement; et 3) des efforts en vue de sa création.

Ainsi qu'il ressort de ce qui précède, j'ai conclu que la reproduction de parties du texte de Mme Hager ne constitue pas une utilisation équitable, non plus qu'il est possible de présumer d'un consentement à la reproduction découlant d'une soi-disant pratique au sein de l'industrie.

Je conclus que Michael Holmes a porté atteinte au droit d'auteur que Barbara Hager détient à l'égard de son chapitre intitulé "Shania Twain: Buckskin and Cowboy Boots", en reproduisant des extraits dans son livre intitulé Shania Twain: On My Way .

Dommages-intérêts"Quote-part des bénéfices" Recours

Il reste à examiner les redressements appropriés.

L'article 35 [mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 20] de la Loi sur le droit d'auteur dispose:

35. (1) Quiconque viole le droit d'auteur est passible de payer, au titulaire du droit qui a été violé, des dommages-intérêts et, en sus, la proportion, que le tribunal peut juger équitable, des profits qu'il a réalisés en commettant cette violation et qui n'ont pas été pris en compte pour la fixation des dommages-intérêts.

(a) the plaintiff shall be required to prove only receipts or revenues derived from the infringement; and

(2) Dans la détermination des profits, le demandeur n'est tenu d'établir que ceux provenant de la violation et le défendeur doit prouver chaque élément du coût qu'il allègue. [Non souligné dans l'original.]

Comme dans de nombreuses affaires en matière de droit d'auteur, il est difficile de quantifier les dommages subis en l'espèce. Honour Song et On My Way ne sont pas des livres en concurrence directe. Dans les librairies, Honour Song se trouve dans la section des études autochtones ou des études canadiennes. On My Way est une biographie "populaire". Au moment de la publication de On My Way , Mme Hager rédigeait une biographie complète de Shania Twain pour laquelle elle allait se servir des notes et de l'enregistrement de ses entrevues. En août 1997, The Globe and Mail faisait état du fait que son livre et celui d'ECW étaient en préparation23. MM. Lecker et Holmes auraient donc su que Mme Hager écrivait un livre sur Shania Twain. Mme Hager a été retardée dans son travail en raison de la maladie d'un membre de sa famille. Elle dit qu'elle a été contrainte de changer le sujet de son livre et d'écrire un type différent d'ouvrage que celui qu'elle avait prévu à l'origine parce que M. Holmes avait plagié son œuvre.

Dans les cas où il est difficile d'évaluer les dommages-intérêts, il convient d'attribuer une somme en présumant que M. Holmes a versé des honoraires raisonnables à Mme Hager pour l'utilisation de son ouvrage. La preuve a démontré que ce qui représente des honoraires raisonnables pour obtenir la permission d'utiliser une partie d'une œuvre protégée par le droit d'auteur varie selon l'importance de l'emprunt et l'usage auquel il est destiné. Dans son témoignage, Barbara Hager a dit que, si la permission lui avait été demandée, elle ne l'aurait pas accordée. Elle considère que l'entrevue constituait l'un des atouts les plus précieux de sa carrière et elle entendait s'en réserver l'usage. Même si l'avocat de la demanderesse prétend qu'on ne peut avoir recours à la méthode de l'"évaluation des honoraires" pour déterminer les dommages-intérêts lorsque l'auteur affirme que la permission n'aurait jamais été accordée, je ne suis pas convaincue que la loi soit à ce point catégorique. Selon moi, il ressort de la jurisprudence qu'on ne peut contraindre le titulaire d'un droit d'auteur à accepter des honoraires établis par la Cour à la place d'une injonction. Vu l'hésitation de la demanderesse à autoriser que l'on utilise de quelque manière son œuvre, j'estime que la somme de 9 000 $ correspond à des honoraires raisonnables.

Je passe maintenant à la question de savoir s'il convient d'attribuer aussi à la demanderesse une quote-part des bénéfices des défendeurs. La comptabilité des défendeurs, ou du moins ce qui a été présenté à la Cour, est véritablement lamentable. Elle est incomplète et semble avoir été délibérément embrouillée. Pour le compte de ses clients, l'avocat des défendeurs a admis qu'ECW avait touché des revenus nets de 25 952 $ (des ventes canadiennes) et de 52 373 $ (des ventes aux États-Unis et en Europe). Il a ensuite fait valoir qu'il fallait déduire des dépenses totalisant 26 457,10 $ des revenus canadiens, et que les revenus provenant des ventes non canadiennes ne devraient pas être inclus dans la comptabilisation des bénéfices parce que la Loi sur le droit d'auteur n'a pas de portée extra-territoriale. Subsidiairement, il fait valoir que le total des dépenses réclamées, qui s'élève à 66 142 $, devrait être soustrait du revenu de 78 325 $, donnant ainsi un bénéfice de 13 000 $. Je n'ajoute aucunement foi à ce chiffre. Je souligne que le nombre de copies de la première impression de l'édition de seal destinée au marché de masse a été établi à 50 000. Il est difficile de croire qu'un livre qui ne s'est vendu qu'à 8 000 ou 9 000 exemplaires justifie un tirage aussi important pour le marché de masse. Selon certains éléments de preuve, on a tiré au moins 13 000 copies du livre original, le prix indiqué sur la couverture étant de 16,95 $. Le pourcentage conservé par le distributeur varie selon les accords de distribution: 12 % ou 6 % pour General Distribution Services, en fonction du point d'expédition; 27 % pour le distributeur américain Login; et 40 % pour le distributeur européen, Turnaround. Néanmoins, la demanderesse est tenue de prouver les revenus et, d'après les éléments de preuve qui m'ont été soumis, je suis contrainte de prendre pour point de départ l'aveu selon lequel les revenus nets s'élevaient à 78 325 $. Pour ce qui est des dépenses, l'avocat de la demanderesse a convenu que les montants de 2 410,71 $ pour la lecture optique couleur, 27 178 $ pour l'impression, 7 508,19 $ pour les autorisations relatives aux photographies et de 7 176,75 $ pour la publicité ont été prouvés et sont à juste titre déductibles des revenus. Il s'agit de sommes versées à des tiers indépendants qui ont envoyé des factures, lesquelles mentionnent pour la plupart que la dépense est afférente au livre sur Shania Twain. J'estime que les autres dépenses alléguées n'ont pas été prouvées adéquatement. Cela inclut non seulement les dépenses qu'ECW réclame mais aussi celles dont Michael Holmes fait état. Après déduction des revenus admis des dépenses prouvées, il reste 34 053 $. Mme Hager devrait recevoir 10 % de ce montant. Je ne suis pas tenue de prendre en compte les subventions qu'ECW reçoit des conseils des arts.

Je ne souscris pas à l'argument selon lequel les revenus non canadiens ne doivent pas être inclus. Les livres ont été publiés au Canada, et expédiés à partir du Canada en vue d'être vendus à l'étranger, et les revenus ont été versés aux défendeurs.

Par conséquent, il sera ordonné aux défendeurs de verser à la demanderesse la somme de 12 405 $ ainsi que les dépens de son action.

1 Pièce 4(45).

2 [Art. 3 (mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 3).]

3. (1) Le droit d'auteur sur l'œuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l'œuvre, sous une forme matérielle quelconque, d'en exécuter ou d'en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l'œuvre n'est pas publiée, d'en publier la totalité ou une partie importante; ce droit comporte, en outre, le droit exclusif:

3 [Art. 2 (mod., idem, art. 1).]

2. Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

"contrefaçon"

a) À l'égard d'une œuvre sur laquelle existe un droit d'auteur, toute reproduction, y compris l'imitation déguisée, qui a été faite contrairement à la présente loi ou qui a fait l'objet d'un acte contraire à la présente loi;

4 H. G. Fox, The Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 2e éd., Toronto: Carswell, 1967, aux p. 42 et 43, note 110; Howard B. Abrams, "Originality and Creativity in Copyright Law" (1992), 55 Law & Contemp. Prob. 3, à la p. 7.

5 Abrams, ibid., à la p. 7.

6 Bien que dans "Limits on the Nature and Scope of Copyright", publié dans G. F. Henderson, éd., Copyright and Confidential Information Law of Canada , Scarborough, Ont.: Carswell, 1994, 229, H. P. Knopf dise à la p. 241:

[traduction] Pendant que de plus en plus d'efforts sont faits pour intégrer l'information technologique et commerciale dépourvue de valeur esthétique dans le régime du droit d'auteur, les tribunaux semblent appliquer un seuil de plus en plus élevé d'originalité afin de préserver un peu l'esprit original de la loi sur le droit d'auteur, qui visait à favoriser la créativité littéraire, artistique, dramatique et musicale.

7 Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d'Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique (ALÉNA), [1994] Can. T.S. no 2.

8 Bill H.R. 2652, Collections of Information Antipiracy Act, 2nd Sess., 105th Congress, 1998 (adopté par la Chambre des représentants le 19 mai 1998); actuellement à l'étude au Sénat, Bill S. 2291.

9 Il y a un vif débat sur la question de savoir si l'arrêt Feist a modifié sensiblement le droit préexistant aux États-Unis ou s'il a simplement ajouté un complément mineur visant les bases de données. H. P. Knopf, supra, note 6, à la p. 240, suggère la première possibilité. H. B. Abrams, supra, note 4, à la p. 43, dit que l'arrêt Feist constitue un réexamen fondamental et une reformulation du concept d'originalité applicable à toutes les œuvres originales, mais il conclut que la décision n'aura qu'une faible incidence, même sur les compilations, parce que l'exigence de créativité peut être facilement respectée. Dans Goldstein's Copyright, 2e éd., (New York: Aspen Law & Business) "2.2.1 l'arrêt Feist est qualifié de [traduction] "changement important par rapport à la jurisprudence" tout en confirmant [traduction ] "une intention d'immuniser la plupart des catégories d'œuvres susceptibles d'être protégées par le droit d'auteur contre un examen individuel du contenu créateur". Des opinions opposées sur le bien-fondé de l'arrêt Feist sont exposées dans David Allsebrook, "Originality is "No Sweat": Originality in the Canadian Law of Copyright", (1992), 9 Can. Intell. Prop. Rev. 270, et Norman Siebrasse, "Copyright in Facts and Information: Feist Publications is Not, and Should Not Be, the Law in Canada" (1994), 11 Can. Intell. Prop. Rev. 191. Une analyse de cet arrêt se retrouve aussi dans Pamela Samuelson, "The Originality Standard for Literary Works Under U.S. Copyright Law" (1994), 42 Am. J. Comp. L. 393.

10 Il s'agit d'une affaire inusitée en ce sens que la même personne était l'auteur des deux livres, le second étant un compte rendu plus long des événements relatés dans le premier. L'auteur avait cédé au demandeur son droit d'auteur sur le premier livre. L'indice habituel de plagiat, c'est-à-dire le style d'écriture, ne pouvait donc pas permettre d'évaluer si le second texte plagiait le premier ou était une création indépendante.

11 Hugues G. Richard, "Concept of Infringement in the Copyright Act" publié dans Henderson, éd., op. cit. , note 6, 201, à la p. 217; Knopf dans Henderson, éd., op. cit., note 6, aux p. 258 et 259; D. Vaver, op. cit., par. 15, à la p. 101.

12 Transcriptions, vol. 2, à la p. 339.

13 Pièce 4(51).

14 Pièce 4(52).

15 Ibid.

16 Transcriptions, vol. 3, aux p. 501 et 502.

17 Transcriptions, vol. 2, à la p. 280.

18 Transcriptions, vol. 2, à la p. 235.

19 Transcriptions, vol. 2, à la p. 227.

20 Transcriptions, vol. 2, à la p. 239.

21 Transcriptions, vol. 2, à la p. 240.

22 W. L. Hayhurst, "Copyright Subject-Matter" publié dans Henderson, éd., supra , note 6, à la p. 61.

23 Pièce 4(13).

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.