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[2017] 3 R.C.F. 123

2016 CAF 257

A-534-15

Le procureur général du Canada (appelant)

c.

Bri-Chem Supply Ltd. (intimée)

A-535-15

Le procureur général du Canada (appelant)

c.

Ever Green Ecological Services Inc. (intimée)

A-536-15

Le procureur général du Canada (appelant)

c.

Southern Pacific Resource Corp. (intimée)

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Bri-Chem Supply Ltd.

Cour d’appel fédérale, juges Trudel, Stratas et Scott, J.C.A.—Ottawa, 19 et 21 octobre 2016.

Douanes et Accise — Loi sur les douanes — Appels réunis interjetés à l’encontre de trois décisions rendues par le Tribunal canadien du commerce extérieur qui a confirmé que les importateurs ont la faculté de corriger certaines déclarations en douane en vue d’obtenir un traitement tarifaire plus favorable et a rejeté les prétentions de l’agence qui administre le régime tarifaire, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) — Les décisions du Tribunal découlaient de son interprétation de la Loi sur les douanes, notamment de ses art. 32.2 et 74 — Le Tribunal a adopté les interprétations et le raisonnement énoncés dans sa décision dans l’affaire Frito-Lay Canada, Inc. c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada — En l’espèce, le Tribunal a conclu que l’ASFC avait commis un abus de procédure en ne suivant pas les enseignements de la décision dans l’affaire Frito-Lay — Des marchandises visées par l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) ont été importées au Canada en provenance des États-Unis en franchise de douane en raison du traitement tarifaire de la nation la plus favorisée (NPF) — Les importateurs ont indiqué un classement tarifaire pour ces marchandises dans leur déclaration — Plus tard, les importateurs ont effectué une correction à leur déclaration — Le Tribunal estimait qu’il n’y avait rien de mal dans les actes des importateurs — Il s’agissait de savoir si la décision du Tribunal était raisonnable, si des administrateurs comme l’ASFC peuvent refuser de suivre les décisions du Tribunal et si la conclusion du Tribunal quant à l’existence d’un abus de procédure de la part de l’ASFC était raisonnable — La décision rendue par le Tribunal dans la décision Frito-Lay était raisonnable — L’appelant a interprété l’art. 32.2 de la Loi concernant la réévaluation du traitement tarifaire de manière stricte, mais le Tribunal n’était pas de cet avis — Le Tribunal est arrivé à une interprétation acceptable de l’art. 32.2 qui s’harmonise avec son libellé — La décision du Tribunal était également conforme aux art. 501 à 503 de l’ALENA — Par conséquent, la décision du Tribunal était raisonnable — En ce qui a trait à la capacité des administrateurs de refuser de suivre les décisions du Tribunal, s’il est vrai qu’une formation du tribunal n’est pas liée par les décisions de formations antérieures, il est également vrai que cette formation ne devrait pas s’écarter sans raison des décisions antérieures — L’administrateur dont les actes sont régis par un tribunal, comme l’ASFC, doit tenir compte des décisions de ce tribunal — Cependant, deux exceptions à ce principe général ont été établies et ont fait l’objet de discussion — En l’espèce, il n’y avait aucun motif justifiant une modification quelconque de la conclusion du tribunal selon laquelle la réouverture de la décision Frito-Lay constituait un abus de procédure — Bien que rien ne prouve qu’il y ait eu malveillance ou mauvaise volonté en l’espèce, il n’est pas nécessaire de démontrer la malveillance, la connaissance ou la mauvaise volonté — Il était également pertinent de noter que la décision Frito-Lay avait été portée en appel à la Cour, avant le désistement — Plutôt que d’appeler de la décision Frito-Lay devant la Cour, l’ASFC a opté pour la résistance administrative — Pour conclure, la conclusion du Tribunal était étayée par la preuve au dossier — Appels rejetés.

Il s’agissait d’appels réunis interjetés à l’encontre de trois décisions rendues par le Tribunal canadien du commerce extérieur qui a confirmé que les importateurs ont la faculté de corriger certaines déclarations en douane en vue d’obtenir un traitement tarifaire plus favorable et a rejeté les prétentions de l’agence qui administre le régime tarifaire, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Les décisions du Tribunal découlaient de son interprétation de la Loi sur les douanes, notamment de ses articles 32.2 et 74. Le Tribunal a adopté les interprétations et le raisonnement énoncés dans sa décision dans l’affaire Frito-Lay Canada, Inc. c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada. Dans cette cause, le Tribunal a conclu que l’ASFC avait commis un abus de procédure en ne suivant pas les enseignements de la décision dans l’affaire Frito-Lay dans son application de la loi et en cherchant à rouvrir cette affaire devant lui.

Dans les trois affaires, des marchandises visées par l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) ont été importées au Canada en provenance des États-Unis en franchise de douane en raison du traitement tarifaire de la nation la plus favorisée (NPF). Les importateurs ont indiqué un classement tarifaire pour ces marchandises dans leur déclaration. Par suite de vérifications par l’ASFC, les importateurs ont constaté l’inexactitude des classements tarifaires de leurs marchandises, et ils ont effectué une correction à leur déclaration. Ils ont aussi avisé l’ASFC du changement au traitement tarifaire; les marchandises sont donc passées d’un classement tarifaire exempt de droits de douane par application du tarif de la NPF à un classement exempt de droits de douane en raison du traitement découlant de l’ALENA. Les importateurs ont invoqué l’article 32.2 de la Loi, en vertu duquel ils ont effectué une correction à leurs déclarations du classement tarifaire dans les 90 jours et ont également corrigé le traitement tarifaire, substituant celui de l’ALENA à celui de la NPF. L’ASFC s’est opposée à ces corrections, et le Tribunal a été saisi de l’affaire. Au cours de l’audience, l’ASFC a surtout invoqué le choix par les importateurs du traitement tarifaire de la NPF, faisant valoir que ce traitement n’était pas un traitement tarifaire inexact et que le choix du traitement de la NPF ne pouvait pas être modifié. Cependant, le Tribunal estimait qu’il n’y avait rien de mal dans les actes des importateurs et croyait également que l’analyse par l’ASFC était erronée. De plus, selon le Tribunal, l’ASFC avait rouvert l’affaire Frito-Lay sans fondement, ce qu’il estimait préoccupant et a souligné la nécessité pour la stabilité et la prévisibilité que ses décisions soient respectées.

Il s’agissait de savoir si la décision du Tribunal était raisonnable, si des administrateurs peuvent refuser de suivre les décisions du Tribunal et si la conclusion du Tribunal quant à l’existence d’un abus de procédure de la part de l’ASFC était raisonnable.

Arrêt : les appels doivent être rejetés.

La décision rendue par le Tribunal dans la décision Frito-Lay était raisonnable. La question de savoir si on peut, au moment de corriger le classement tarifaire en application de l’article 32.2 de la Loi, réévaluer le traitement tarifaire en était une d’interprétation législative. Devant la Cour et devant le Tribunal, l’appelant a interprété l’article 32.2 de manière stricte en prétendant qu’une correction du classement tarifaire ne peut entraîner de correction du traitement tarifaire. Ce n’était pas l’avis du Tribunal, selon qui le classement tarifaire ne peut être dissocié du traitement tarifaire et cette interprétation était raisonnable. Le Tribunal est arrivé à une interprétation acceptable de l’article 32.2 qui s’harmonise avec son libellé. Étant donné qu’un importateur choisit le traitement tarifaire en fonction du classement tarifaire, il va de soi que la correction de l’un entraînera la réévaluation de l’autre. De plus, la décision du Tribunal était conforme aux articles 501 à 503 de l’ALENA. Par conséquent, la décision du Tribunal était raisonnable.

En ce qui a trait à la décision du Tribunal concernant l’abus de procédure selon laquelle l’ASFC n’avait pas suivi les principes établis dans la décision Frito-Lay dans son application de la Loi et avait indûment rouvert cette décision devant le Tribunal, d’autres principes qui ont joué en l’espèce ont été discutés. Bien qu’une formation du tribunal ne soit pas liée par les décisions de formations antérieures, cette formation ne devrait pas s’écarter sans raison des décisions antérieures. L’administrateur dont les actes sont régis par un tribunal, comme l’ASFC, doit tenir compte des décisions de ce tribunal. La certitude, la prévisibilité et l’irrévocabilité importent dans ce cas aussi. Il en va de même du principe de la prééminence du tribunal. Cependant, ce principe admet quelques exceptions. On ne remet pas en question qu’un administrateur, qui agit de bonne foi et conformément au mandat que lui confère la loi, puisse faire valoir, dans le cas où sa thèse est fondée sur des principes et est justifiée, que la décision antérieure rendue par un tribunal ne s’applique pas à une affaire dont les faits diffèrent. Or, il existe des situations plus obscures, soit celles où l’administrateur estime qu’il peut et doit agir d’une certaine façon, mais en est empêché par une décision antérieure du tribunal administratif; c’est le cas d’un administrateur qui a des réserves, véritables et fondées, sur la justesse de la décision antérieure et estime qu’il faut rompre avec celle-ci. Un administrateur peut s’écarter d’une décision antérieure d’un tribunal ou s’inscrire en faux contre celle-ci seulement s’il est convaincu d’agir de bonne foi conformément aux termes et à l’objet de son mandat légal et que certaines conditions sont réunies. Dans un régime administratif comme celui dont il est question en l’espèce, de telles conditions veulent qu’un administrateur soit en mesure de circonscrire, en s’appuyant sur des raisons valables, un ou plusieurs éléments précis de la décision du tribunal qui sont probablement viciés, de son avis éclairé et de bonne foi. Il faut que le vice invoqué importe compte tenu de toutes les circonstances dont l’administrateur a connaissance. Ce n’est donc pas du tout la situation d’un administrateur qui présente essentiellement les mêmes faits, la même règle de droit et les mêmes arguments au tribunal dans l’espoir que celui-ci rende une décision différente.

Il n’y avait aucun motif justifiant une modification quelconque de la conclusion du Tribunal que la réouverture de la décision Frito-Lay en l’espèce constituait un abus de procédure. Depuis la décision Frito-Lay et l’arrêt des procédures d’appel, l’ASFC a pris des décisions administratives contraires à la décision, sans les explications, justifications ou mesures attendues en pareilles circonstances. Lors de sa comparution devant le Tribunal, l’ASFC ne s’est pas attardée aux passages erronés selon elle de la décision Frito-Lay, se limitant à soulever de nouveau les questions tranchées par la décision Frito-Lay même si les faits et le cadre juridique de l’espèce y sont quasi identiques, ne relevant pas de lacunes, encore moins de graves lacunes, dans le raisonnement de la décision Frito-Lay. Bien que rien ne prouve qu’il y ait eu malveillance ou mauvaise volonté en l’espèce, il n’est pas nécessaire de démontrer la malveillance, la connaissance ou la mauvaise volonté. Il était également pertinent de noter que la décision Frito-Lay avait été portée en appel à la Cour, avant le désistement. Plutôt que d’appeler de la décision Frito-Lay devant la Cour, l’ASFC a opté pour la résistance administrative. Le désistement dans l’appel interjeté de la décision Frito-Lay a alourdi le fardeau tactique qui pesait sur l’ASFC en l’espèce, car elle devait démontrer sa bonne foi et d’une part présenter au Tribunal des motifs valables de rompre avec la décision Frito-Lay et d’autre part expliquer son désistement dans cet appel. L’ASFC ne s’est pas acquittée de ce fardeau. En conclusion, compte tenu de la preuve au dossier, à la lumière des principes qui ont été discutés et compte tenu de la déférence que commandent les conclusions factuelles, la conclusion du Tribunal a été confirmée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.3.

Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1, art. 32.2, 35.1, 70, 74.

Règlement sur la justification de l’origine des marchandises importées, DORS/98-52.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 2 « appel », « demande », 400.

Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36, art. 24.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2, art. 501, 502(1)(c), 502(3), 503.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Frito-Lay Canada, Inc. c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada, 2012 CanLII 87829 (T.C.C.E.); Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Canada (Procureur général) c. Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, [2016] 2 R.C.S. 80.

DÉCISIONS CITÉES :

C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2011 CAF 137, [2012] 4 R.C.F. 572; Réseau de télévision Star Choice Inc. c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2004 CAF 153; Canada (Ministre du Revenu national) c. Schrader Automotive Inc., 1999 CanLII 7719 (C.A.F.); SITBA c. Consolidated Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282; Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 R.C.S. 952; Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756; Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770; Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75; Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524; Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Slansky, 2013 CAF 199, [2015] 1 R.C.F. 81; Philipos c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 79, [2016] 4 R.C.F. 268.

APPELS interjetés à l’encontre de trois décisions rendues par le Tribunal canadien du commerce extérieur ([2015] T.C.C.E. no 116 (QL); [2015] T.C.C.E. no 117 (QL); [2015] T.C.C.E. no 118 (QL)) qui a confirmé que les importateurs ont la faculté de corriger certaines déclarations en douane en vue d’obtenir un traitement tarifaire plus favorable. Appels rejetés.

ONT COMPARU

Andrew Gibbs pour l’appelant.

Peter E. Kirby et Aïda Mezouar pour les intimés.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.

Fasken Martineau DuMoulin, S.E.N.C.R.L., s.r.l., Montréal, pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Stratas, J.C.A. :

A.        Introduction

[1]        Par trois décisions rendues le 16 octobre 2015, le Tribunal canadien du commerce extérieur [le Tribunal] a confirmé que les importateurs ont la faculté de corriger certaines déclarations en douane en vue d’obtenir un traitement tarifaire plus favorable (Bri-Chem Supply Ltd. c. Canada (Agence des services frontaliers Président), [2015] T.C.C.E. no 116 (QL) (dossier AP-2014-017); Ever Green Ecological Services Inc. v. Canada (Agence des services frontaliers Président), [2015] T.C.C.E. no 117 (QL) (dossier AP-2014-027) et Southern Pacific Resource Corp. c. Canada (Agence des services frontaliers Président), [2015] T.C.C.E. no 118 (QL) (dossier AP-2014-028)). Ce faisant, le Tribunal a rejeté les prétentions de l’agence qui administre le régime tarifaire, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC).

[2]        Les décisions du Tribunal découlaient de son interprétation de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1 [la Loi], notamment de ses articles 32.2 et 74. À cet égard, le Tribunal a adopté les interprétations et le raisonnement énoncés dans sa décision dans l’affaire Frito-Lay Canada, Inc. c. Président de l’Agence des services frontalier du Canada, 2012 CanLII 87829 (dossier AP-2010-002). Le Tribunal a conclu que l’ASFC avait commis un abus de procédure en ne suivant pas les enseignements de la décision dans l’affaire Frito-Lay dans son application de la loi et en cherchant à rouvrir cette affaire devant lui.

[3]        Les motifs de décision du Tribunal sont énoncés dans la décision Bri-Chem; il les a adoptés dans les décisions Ever Green et South Pacific.

[4]        Le procureur général du Canada fait appel de ces trois décisions, et les appels ont été réunis. Le procureur général conteste également la conclusion du Tribunal selon laquelle l’ASFC aurait commis un abus de procédure. Les présents motifs portent sur les trois appels. Une copie des motifs sera versée dans chaque dossier.

[5]        Je conclus que les décisions du Tribunal, notamment celle sur l’abus de procédure, sont raisonnables. Je ne souscris pas tout à fait aux principes que le Tribunal a appliqués pour rendre sa décision quant à l’abus de procédure. Il n’en reste pas moins que la décision est défendable au vu du dossier. C’est pourquoi je rejetterais les appels avec dépens.

B.        Les faits connus

[6]        Dans les trois affaires, des marchandises visées par l’Accord de libre-échange nord-américain [entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2] (ALENA) ont été importées au Canada en provenance des États-Unis en franchise de douane en raison du traitement tarifaire de la nation la plus favorisée (NPF). Les importateurs ont indiqué un classement tarifaire pour ces marchandises dans leur déclaration.

[7]        Par suite de vérifications par l’ASFC, les importateurs ont constaté l’inexactitude des classements tarifaires de leurs marchandises. Ayant constaté leur erreur, ils ont effectué une correction à leur déclaration. Ils ont aussi avisé l’ASFC du changement au traitement tarifaire; les marchandises sont donc passées d’un classement tarifaire exempt de droits de douane par application du tarif de la NPF à un classement exempt de droits de douane en raison du traitement découlant de l’ALENA. Si le traitement tarifaire découlant de l’ALENA n’avait pas été substitué au traitement de la NPF, les marchandises auraient été assujetties à des droits de douane.

[8]        Ce faisant, les importateurs ont invoqué l’article 32.2 de la Loi sur les douanes. En particulier, le paragraphe 32.2(2) prévoit que « l’importateur […] de marchandises […] ayant des motifs de croire que […] la déclaration du classement tarifaire […] est inexacte est tenu […], dans les quatre-vingt-dix jours suivant sa constatation, d’effectuer une correction à la déclaration ». C’est exactement ce qu’ont fait les importateurs, soit effectuer une correction à leurs déclarations du classement tarifaire. Ils ont également corrigé le traitement tarifaire, substituant celui de l’ALENA à celui de la NPF.

[9]        L’ASFC s’est opposée à ces corrections, et le Tribunal a été saisi de l’affaire. Au cours de l’audience, l’ASFC a surtout invoqué le choix par les importateurs du traitement tarifaire de la NPF, faisant valoir [au paragraphe 17] que ce traitement « “n’est pas un traitement tarifaire inexact” »; après tout, les marchandises pouvaient bien être assujetties au traitement tarifaire de la NPF. Il s’ensuivait que le choix de ce traitement tarifaire ne pouvait être corrigé.

[10]      Dans les motifs rendus dans l’affaire Bri-Chem, le Tribunal estimait qu’il n’y avait rien de mal dans les actes des importateurs (au paragraphe 18) :

Chose plus importante encore, Bri-Chem n’a pas corrigé l’« origine » des marchandises en question, lesquelles ont toujours été déclarées comme des marchandises originaires des États-Unis. Lorsque Bri-Chem a corrigé le classement tarifaire, le choix du traitement tarifaire TEU/ALENA qui allait de pair avec le classement, et auquel les marchandises originaires des États-Unis de Bri-Chem étaient toujours admissibles, maintenait simplement le taux de droit de zéro préalablement réclamé, sans incidence sur les recettes.

En outre, de l’avis du Tribunal, l’analyse par l’ASFC était erronée, car elle était fondée sur « une supposée “correction” apportée au traitement tarifaire, alors que le point de départ approprié de l’analyse est que la seule “correction” apportée visait le classement tarifaire » (italiques dans l’original) (au paragraphe 17).

[11]      L’ASFC a également soutenu que les importateurs n’avaient pas le droit de bénéficier des avantages de l’ALENA plus d’un an après l’importation en question. Selon elle, le délai d’un an applicable aux demandes de remboursement fondées sur l’article 74 de la Loi sur les douanes s’applique également aux corrections sans incidence sur les recettes effectuées en application de l’article 32.2 de la Loi. Le Tribunal a rejeté cet argument en ces termes (aux paragraphes 22 et 23) :

De plus, la position de l’ASFC repose encore sur une mauvaise compréhension des deux articles de la Loi (l’article 32.2 pour les corrections et l’article 74 pour les remboursements). Par l’application de l’article 32.2, le législateur voulait que les déclarations erronées concernant l’origine, le classement tarifaire et/ou la valeur en douane soient corrigées et que tous les droits exigibles soient versés, mais seulement lorsque les droits sont réellement dus.

Parallèlement, le paragraphe 74(1) s’applique au « […] demandeur qui a payé des droits sur des marchandises importées […] », ce qui n’est manifestement pas le cas en l’espèce. L’article 74 ne permet pas à l’ASFC d’exploiter des stratagèmes qui prennent les importateurs au piège, les obligeant à verser des droits sur des marchandises pouvant légitimement entrer au Canada en franchise de droits; cette situation équivaudrait à imposer les contribuables en l’absence de législation. [Italiques dans l’original; notes en bas de page omise.]

[12]      Le Tribunal a souligné que sa décision dans l’affaire Frito-Lay avait réglé toutes ces questions. Il a repris les conclusions et l’analyse énoncées dans cette dernière.

[13]      Selon le Tribunal, l’ASFC avait rouvert l’affaire Frito-Lay sans fondement, ce qu’il estimait préoccupant. En fait, l’ASFC avait « sciemment privé certains importateurs de l’application de la décision Frito-Lay à des situations de fait semblables, voire identiques » (au paragraphe 24) et aurait adopté « ce qui semble être une politique de mépris ouvert à l’endroit de la décision Frito-Lay » (au paragraphe 25). Pour appuyer ses commentaires, le Tribunal a souligné la nécessité pour la stabilité et la prévisibilité que ses décisions soient respectées (au paragraphe 37) :

[…] L’application […] respectueuse et responsable des précédents du Tribunal est importante pour la stabilité et la prévisibilité au sein de la communauté des importateurs. Les importateurs ne devraient pas être visés par des litiges coûteux et injustes portant sur des questions qui ont déjà été résolues par l’autorité investie du pouvoir approprié.

[14]      Le procureur général interjette appel devant notre Cour des décisions du Tribunal.

C.        Norme de contrôle

[15]      Devant la Cour, les parties font valoir que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle des décisions du Tribunal canadien du commerce extérieur. Je souscris à cette position. Il est loisible au Tribunal d’opter pour l’une ou l’autre des conclusions raisonnables parce que celui-ci a une « connaissance approfondie » des dispositions de la Loi sur les douanes qu’il a interprétées et que ces dispositions sont « étroitement liée[s] à son mandat » (voir Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 54; voir également C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2011 CAF 137, [2012] 4 R.C.F. 572, aux paragraphes 19 à 22).

[16]      La Cour suprême du Canada a récemment affirmé que la norme de la décision raisonnable s’appliquait aux interprétations par le Tribunal du Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36. Elle a fait remarquer que le Tribunal « jouit d’une expertise spécialisée dans “l’interprétation du tarif douanier, lequel est fort complexe, ainsi que les principes internationaux et nationaux qui en régissent l’interprétation” », et que les questions relatives à l’interprétation législative que soulève l’instance sont « “très technique[s]”. Le TCCE est souvent mieux outillé qu’une cour de révision pour les trancher » (Canada (Procureur général) c. Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, [2016] 2 R.C.S. 80, au paragraphe 17, citant Réseau de télévision Star Choice Inc. c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2004 CAF 153, au paragraphe 7 et Canada (Ministre du revenu national) c. Schrader Automotive Inc., 1999 CanLII 7719 (C.A.F.),au paragraphe 5).

[17]      Les propos tenus par la Cour suprême dans l’arrêt Igloo peuvent se transposer à l’espèce. Le Tarif des douanes — dont il était question dans l’arrêt Igloo — et la Loi sur les douanes — sur laquelle porte la présente espèce —, bien qu’ils constituent des textes législatifs distincts, sont connexes. De plus, les questions d’interprétation des dispositions en litige sont semblables à celles analysées dans l’arrêt Igloo du fait de leur nature et de leur complexité technique.

D.        La décision du Tribunal était-elle raisonnable?

[18]      Dans les présents appels, point n’est besoin de s’attarder à la définition en droit de ce qui constitue une « décision raisonnable » ni à la retenue que commandent les décisions du Tribunal, car, même si la norme de la décision correcte s’appliquait, je souscrirais à l’interprétation par ce dernier des dispositions pertinentes ainsi qu’à ses motifs, en grande partie.

[19]      Comme je le dis, le Tribunal a repris la solution qu’il avait énoncée dans la décision Frito-Lay et l’a appliquée aux trois décisions faisant l’objet du présent appel. La décision rendue par le Tribunal dans la décision Frito-Lay est raisonnable; je suis d’accord avec le dispositif et les motifs l’étayant. Ce raisonnement s’inscrit dans le droit fil de la décision de notre Cour dans l’arrêt C.B. Powell.

[20]      Le procureur général prétend, comme il l’a fait devant le Tribunal en l’espèce et dans l’affaire Frito-Lay, que la déclaration quant au traitement tarifaire de la NPF n’est pas erronée et ne saurait être assimilée à une déclaration inexacte tombant sous le coup de l’article 32.2, qui vise les corrections au classement tarifaire et au traitement tarifaire sans incidence sur les recettes.

[21]      Selon les intimées, si cette affirmation était vraie, il en résulterait un problème pratique et concret. Le Tribunal, qui possède une connaissance et une expertise concrètes en la matière, a reconnu ce problème et en a tenu compte lors de l’interprétation de l’article 32.2. L’importateur qui ne demande pas le traitement de l’ALENA au moment de l’importation et qui ne demande pas, en vertu de l’article 74 de la Loi sur les douanes, le remboursement des droits payés se trouve devant un dilemme. Au moment d’effectuer sa déclaration, l’importateur doit détenir un certificat d’origine valide pour demander le traitement de l’ALENA, mais il arrive souvent qu’il doive en attendre la transmission par l’exportateur ou le fabricant. Il doit donc dans ce cas se résoudre à demander le traitement de la NPF. Selon l’interprétation du procureur général, l’importateur ne pourra jamais être en mesure de modifier le traitement tarifaire, même après avoir reçu de l’exportateur ou du fabricant un certificat d’origine valide.

[22]      Les intimées mentionnent que l’ASFC a reconnu que ce problème était inacceptable et a trouvé une solution « administrative » : assimiler les demandes de traitement tarifaire de l’ALENA sans incidence sur les recettes à des demandes de remboursement fondées sur l’article 74. Cependant, comme le Tribunal l’a souligné à raison, cette solution est contraire au libellé de l’article 74. De l’avis du Tribunal, il s’agissait d’une « théorie fallacieuse » que l’ASFC avait adoptée pour éviter de suivre la décision Frito-Lay.

[23]      La question de savoir si on peut, au moment de corriger le classement tarifaire en application de l’article 32.2, réévaluer le traitement tarifaire en est une d’interprétation législative. Devant la Cour et devant le Tribunal, le procureur général a interprété l’article 32.2 de manière stricte en prétendant qu’une correction du classement tarifaire ne peut entraîner de correction du traitement tarifaire.

[24]      Ce n’était pas l’avis du Tribunal, selon qui le classement tarifaire ne peut être dissocié du traitement tarifaire.

[25]      À mon avis, cette interprétation est raisonnable. Le Tribunal, qui est outillé pour saisir la dynamique des dispositions techniques de la Loi sur les douanes et leur incidence sur des problèmes concrets du commerce, est arrivé à une interprétation acceptable de l’article 32.2 qui s’harmonise avec son libellé. Étant donné qu’un importateur choisit le traitement tarifaire en fonction du classement tarifaire, il va de soi que la correction de l’un entraînera la réévaluation de l’autre.

[26]      Le procureur général prétend que les articles 35.1 et 74 de la Loi sur les douanes, l’article 24 du Tarif des douanes et le Règlement sur la justification de l’origine des marchandises importées, DORS/98-52, étayent sa position.

[27]      Je ne partage pas son avis à cet égard non plus. L’article 35.1 de la Loi sur les douanes ne limite pas le délai dans lequel l’importateur peut demander le traitement tarifaire de l’ALENA, mais prévoit les modalités de justification de l’origine des marchandises. L’article 74 de la Loi sur les douanes ne prévoit aucune restriction générale applicable aux demandes de traitement tarifaire de l’ALENA. Enfin, l’article 24 du Tarif des douanes et le Règlement sur la justification de l’origine des marchandises importées n’imposent aucune règle aux importateurs les obligeant à demander le traitement tarifaire de l’ALENA dans un certain délai.

[28]      De fait, cet argument a été rejeté à bon droit par le Tribunal dans la décision Frito-Lay (au paragraphe 64) :

[…] cette position n’est pas fondée en droit […] l’article 74 de la Loi s’applique seulement dans le cas d’une demande de remboursement. Dans ce cas, puisqu’aucune des transactions ne comporte de demande de remboursement, l’article 74 ne s’applique tout simplement pas en l’espèce. Il y a plutôt, aux termes du paragraphe 32.2(4), obligation d’effectuer les corrections prévues au paragraphe 32.2(2) pour une période de quatre ans après leur déclaration en détail initiale […] [Italiques dans l’original.]

[29]      De plus, la décision du Tribunal est conforme aux articles 501 à 503 de l’ALENA. À ce sujet, le procureur général a invoqué la jurisprudence américaine portant sur l’interprétation de dispositions de mise en œuvre de l’ALENA. Le procureur général fait valoir que ces interprétations diffèrent de celles du Tribunal. C’est possible, mais les conclusions de tribunaux américains à propos de dispositions américaines ne sauraient donner à entendre que le Tribunal, au vu d’un texte législatif au libellé différent, a opté pour une interprétation déraisonnable de ce dernier.

[30]      Devant la Cour, le procureur général invoque l’article 501, le paragraphe 502(3) et l’alinéa 502(1)c) de l’ALENA au soutien de son argument selon lequel l’importateur ne peut demander le traitement préférentiel de l’ALENA qu’à trois occasions, soit au moment de la déclaration, au moment d’une demande de remboursement ou à la demande d’un agent. Je ne suis pas de cet avis.

[31]      L’article 501 dispose qu’un certificat d’origine est « accepté par [l’]administration douanière [de la partie à l’ALENA] pendant quatre années à compter de la date de signature du certificat ». Il ne précise pas que la demande de traitement préférentiel de l’ALENA doit être effectuée au moment de la déclaration. Le paragraphe 502(3) autorise la demande de remboursement de droits payés qui est présentée dans l’année suivant l’importation de produits. Il n’impose pas un délai d’un an applicable aux demandes de traitement préférentiel de l’ALENA qui ne visent pas un remboursement. Quant à l’alinéa 502(1)c), il exige tout simplement que l’importateur qui a effectué une demande de traitement préférentiel de l’ALENA fournisse le certificat d’origine sur demande de l’administration douanière.

[32]      Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que les décisions du Tribunal sont raisonnables.

E.        Abus de procédure : les administrateurs peuvent-ils refuser de suivre les décisions du Tribunal?

[33]      Comme je l’ai mentionné, le Tribunal canadien du commerce extérieur a conclu que l’ASFC avait commis un abus de procédure : elle n’avait pas suivi les principes établis dans la décision Frito-Lay dans son application de la Loi sur les douanes et avait indûment rouvert cette décision devant le Tribunal.

[34]      Dans ses motifs, le Tribunal a fait remarquer que le procureur général, agissant probablement sur instruction de l’ASFC, avait interjeté appel de la décision Frito-Lay devant la Cour, mais s’était désisté par la suite. Selon le Tribunal, l’affaire aurait dû en rester là. Dès lors, l’ASFC aurait dû tenir compte de la décision Frito-Lay dans l’application de la Loi, et lorsqu’elle a examiné les demandes de correction des importateurs, en l’espèce les intimées, dans les trois affaires.

[35]      Devant la Cour, le procureur général conteste la conclusion du Tribunal quant à l’abus de procédure. Le procureur général prétend que la décision n’est pas conforme au principe selon lequel la décision émanant d’une formation d’un tribunal administratif ne lie pas les autres formations de ce dernier. Suivant ce principe, il était loisible à l’ASFC de rouvrir la décision Frito-Lay à l’occasion d’une affaire ultérieure devant une formation différente du Tribunal.

[36]      Les intimées ne sont pas de cet avis. Selon elles, le Tribunal avait parfaitement raison de conclure que l’ASFC avait commis un abus de procédure. Reprenant les motifs du Tribunal, les intimées soutiennent qu’un administrateur comme l’ASFC doit tenir compte de la jurisprudence issue du tribunal administratif qui est chargé de trancher en cas de litiges. L’ASFC a eu tort de ne pas suivre les enseignements de la décision Frito-Lay et a commis un abus de procédure en demandant au Tribunal de se prononcer à nouveau sur la question.

[37]      À mon avis, d’autres principes que les parties n’ont pas invoqués jouent en l’espèce. En outre, les principes en jeu sont plus nuancés que ne le suggèrent les parties et le Tribunal. Pourtant, de par leurs réponses aux questions de la Cour, les avocats ont en grande partie convenu des principes, de leur nature et de leur application.

[38]      L’analyse de ces principes doit se faire sur le plan général. Ainsi, j’utiliserai le terme « tribunal » pour désigner un tribunal administratif comme le Tribunal canadien du commerce extérieur, et le terme « administrateur » pour désigner un organisme comme l’ASFC.

[39]      Tant les tribunaux que les administrateurs représentent des organes publics constitués par des lois. Les deux sont dotés de pouvoirs publics et sont assujettis à toutes les lois pertinentes, souvent aux mêmes lois. Ils sont indépendants l’un de l’autre, mais leurs rapports sont hiérarchiques. Les tribunaux se prononcent sur les actes des administrateurs.

[40]      À l’égard des tribunaux, le point de départ de l’analyse est le suivant : s’ils doivent s’efforcer de suivre leurs décisions précédentes, ils ne sont pas liés par celles-ci (SITBA c. Consolidated Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, aux pages 327, 328 et 333; Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 R.C.S. 952, à la page 974 et Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, aux pages 798 et 799). De plus, à l’intérieur de certaines limites, une formation d’un tribunal pourrait ne pas souscrire à la décision d’une autre formation et arriver tout de même à une décision raisonnable (Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770).

[41]      Cela dit, ce n’est que le point de départ. D’autres principes interviennent, notamment celui selon lequel les décisions et les directives d’un tribunal judiciaire qui statue sur les faits et les questions d’une affaire sont contraignantes pour le tribunal administratif (Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, aux paragraphes 18 et19).

[42]      Un autre principe qui intervient est celui selon lequel, dans un cas comme en l’espèce, le législateur — en vue de favoriser la bonne gestion efficace d’une matière administrative — a adopté une loi qui confère à un tribunal le pouvoir de trancher certaines questions de manière efficace une fois pour toutes. La certitude, la prévisibilité et l’irrévocabilité comptent. Permettre à des formations d’un même tribunal de rendre des décisions contradictoires, sans restriction, va à l’encontre de la certitude, de la prévisibilité et de l’irrévocabilité.

[43]      Dans certains contextes, on peut soutenir que ces trois notions importent encore davantage. En l’espèce, par exemple, il est question d’importation de marchandises et de commerce international, un secteur où chaque jour l’ASFC, les courtiers en douane et autres acteurs doivent traiter l’entrée de millions de marchandises dans notre marché de façon rapide, efficace et prévisible (voir la décision du Tribunal, au paragraphe 37, citée dans les présents motifs, au paragraphe 13).

[44]      Par conséquent, s’il est vrai qu’une formation du tribunal n’est pas liée par les décisions de formations antérieures, il est également vrai que cette formation ne devrait pas s’écarter sans raison des décisions antérieures.

[45]      Les administrateurs sont régis par un certain nombre de principes. L’administrateur dont les actes sont régis par un tribunal — comme l’ASFC, dont les décisions sont contrôlées par le Tribunal canadien du commerce extérieur — doit tenir compte des décisions de ce tribunal. La certitude, la prévisibilité et l’irrévocabilité importent dans ce cas aussi. Il en va de même du principe de la prééminence du tribunal : la décision d’un tribunal lie ceux qui relèvent de sa juridiction, notamment les administrateurs, à moins qu’un tribunal judiciaire ne se prononce ultérieurement.

[46]      Ce principe général admet toutefois au moins deux exceptions, dont l’une ne fait pas l’unanimité.

[47]      On ne remet pas en question qu’un administrateur, qui agit de bonne foi et conformément au mandat que lui confère la loi, puisse faire valoir, dans le cas où sa thèse est fondée sur des principes et est justifiée, que la décision antérieure rendue par un tribunal ne s’applique pas à une affaire dont les faits diffèrent. En d’autres mots, l’administrateur peut à l’occasion, dans l’exécution de son mandat légal, s’écarter d’une décision antérieure du tribunal sur le fondement des faits et opter pour une autre démarche.

[48]      Or, il existe des situations plus obscures, soit celles où l’administrateur estime qu’il peut et doit agir d’une certaine façon, mais en est empêché par une décision antérieure du tribunal administratif. C’est le cas d’un administrateur qui a des réserves, véritables et fondées, sur la justesse de la décision antérieure et estime qu’il faut rompre avec celle-ci.

[49]      Dans les circonstances décrites plus loin, l’administrateur devrait être autorisé à agir selon son point de vue et, en cas de contestation, à soulever devant ce tribunal le problème qu’il conçoit. Tout d’abord, l’administrateur pourrait avoir raison : il se peut que la décision antérieure du tribunal soit erronée et nécessite une rectification. Si l’administrateur est privé de la possibilité de soulever la question, le tribunal ne pourra en être saisi, ni une cour siégeant en révision. Une erreur importante risque alors de se perpétuer. Dans la mesure du possible, il faut éviter pareil empêchement au contrôle (voir Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524; Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Slansky, 2013 CAF 199, [2015] 1 R.C.F. 81, au paragraphe 313 (dissidence sur un autre point)).

[50]      Je suis d’avis qu’un administrateur puisse s’écarter d’une décision antérieure d’un tribunal ou s’inscrire en faux contre celle-ci seulement s’il est convaincu d’agir de bonne foi conformément aux termes et à l’objet de son mandat légal et que certaines conditions sont réunies. Ainsi, il faut une opposition entre deux ensembles de principes mentionnés précédemment : assurer, d’une part, la certitude, la prévisibilité et l’irrévocabilité ainsi que la prééminence du tribunal et d’autre part, la possibilité d’appeler de décisions jugées erronées.

[51]      Comment savoir si ces conditions sont réunies? Dans un régime administratif comme celui dont il est question, l’administrateur doit être en mesure de circonscrire, en s’appuyant sur des raisons valables, un ou plusieurs éléments précis de la décision du tribunal qui sont probablement viciés, de son avis éclairé et de bonne foi. Il faut que le vice invoqué importe compte tenu de toutes les circonstances dont l’administrateur a connaissance, y compris l’incidence probable sur les affaires ultérieures et le préjudice qui en découlera pour le mandat de l’administrateur, les administrés ou les deux.

[52]      Ce n’est donc pas du tout la situation d’un administrateur qui présente essentiellement les mêmes faits, la même règle de droit et les mêmes arguments au tribunal dans l’espoir que celui-ci rende une décision différente. Les instances administratives ne sauraient être assimilées à un jeu de hasard qui permettrait au perdant de tenter à nouveau sa chance.

[53]      Lorsqu’il tente de persuader le tribunal qu’il faut rompre avec une décision précédente, l’administrateur doit aborder à tout le moins les questions mentionnées précédemment et faire valoir des arguments nouveaux. Une légère modification ou un ajout mineur ne suffira pas. Le tribunal pourra alors décider si sa décision antérieure est toujours valide après avoir examiné les éléments de preuve présentés, l’esprit et la lettre de la législation et les autres normes juridiques applicables.

[54]      Lorsqu’il décide qu’une décision rendue peut et doit être contestée, l’administrateur — et le tribunal par la suite — pourrait vouloir accélérer le règlement de cette question pour éclaircir la question le plus tôt possible.

[55]      Il peut y avoir d’autres façons de résoudre ce type de problème. Par exemple, un administrateur et les parties à une instance devant le tribunal peuvent demander au tribunal de renvoyer une question de droit, de compétence, de pratique ou de procédure à la Cour (Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, article 18.3). Dans certaines circonstances, surtout lorsque la question n’exige pas une compréhension particulière du régime administratif, le tribunal est susceptible d’accueillir la requête pour favoriser l’efficacité et la certitude. En outre, l’administrateur insatisfait d’une décision rendue par un tribunal peut toujours tenter de faire infirmer celle-ci en demandant une modification à la loi.

[56]      Il est aussi possible d’exercer des recours particuliers prévus par le régime légal en question. Par exemple, l’article 70 de la Loi sur les douanes prévoit que le président de l’ASFC peut consulter le Tribunal canadien du commerce extérieur directement « sur toute question se rapportant à l’origine, au classement tarifaire ou à la valeur en douane de toute marchandise ou catégorie de marchandises ».

F.         La conclusion du Tribunal quant à l’existence d’un abus de procédure

[57]      Comme il est mentionné précédemment, le Tribunal canadien du commerce extérieur a conclu que rouvrir la décision Frito-Lay en l’espèce constituait un abus de procédure. Vu l’analyse qui précède et la déférence que commandent les conclusions du Tribunal fondées sur une multitude de faits, je ne vois aucun motif justifiant une modification quelconque de cette conclusion.

[58]      Depuis la décision Frito-Lay et l’arrêt des procédures d’appel, l’ASFC a pris des décisions administratives contraires à la décision, sans les explications, justifications ou mesures attendues en pareilles circonstances (motifs du Tribunal, au paragraphe 24 et présents motifs, aux paragraphes 50 à 56). Par la suite, lors de sa comparution devant le Tribunal canadien du commerce extérieur, l’ASFC ne s’est pas attardée aux passages erronés selon elle de la décision Frito-Lay. Dans l’ensemble, l’ASFC s’est limitée à soulever de nouveau les questions tranchées par la décision Frito-Lay même si les faits et le cadre juridique de l’espèce y sont quasi identiques. Elle n’a pas relevé de lacunes, encore moins de graves lacunes, dans le raisonnement de la décision Frito-Lay. En fait, dans sa plaidoirie écrite, l’ASFC cite la décision Frito-Lay non pas comme point de départ, mais plutôt comme une arrière-pensée (dossier d’appel, aux pages 572 à 599). Les observations écrites et la plaidoirie orale dans les trois affaires ne soulèvent pas des arguments très différents de ceux que le Tribunal avait rejetés dans la décision Frito-Lay; dans les trois cas, la preuve permettait au Tribunal de conclure qu’il s’agissait tout au plus d’une modification ou d’un ajout mineurs aux arguments déjà invoqués dans l’affaire Frito-Lay (transcription de la décision Southern Pacific, aux pages 193 et 194 et dossier d’appel, aux pages 1137 et 1138). Certes, au vu du dossier, rien ne prouve qu’il y ait eu malveillance ou mauvaise volonté. Et il est également vrai qu’il n’est pas évident de savoir dans quelles situations un administrateur peut ne pas se conformer à la jurisprudence du tribunal et rouvrir des questions déjà tranchées. Cela dit, il n’est pas nécessaire de démontrer la malveillance, la connaissance ou la mauvaise volonté.

[59]      Il est également pertinent de noter que la décision Frito-Lay avait été portée en appel à la Cour, avant le désistement, intervenu pour une raison inconnue. Plutôt que d’appeler de la décision Frito-Lay devant la Cour, l’ASFC a opté pour la résistance administrative (motifs du Tribunal, au paragraphe 24).

[60]      Le désistement n’est pas sans conséquence. Si le désistement ne revient pas au même que le rejet de l’instance, il a toutefois pour but de mettre fin à l’instance. La partie qui se désiste — ou ses mandataires — et tente de rouvrir les questions en litige risque de se buter à des obstacles. De plus, en droit public, la possibilité de rouvrir une affaire peut dépendre d’autres facteurs. Voir la décision Philipos c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 79, [2016] 4 R.C.F. 268, aux paragraphes 17 à 23.

[61]      Le désistement dans l’appel interjeté de la décision Frito-Lay a alourdi le fardeau tactique qui pèse sur l’ASFC en l’espèce, car elle doit démontrer sa bonne foi et d’une part présenter au Tribunal des motifs valables de rompre avec la décision Frito-Lay et d’autre part expliquer son désistement dans cet appel. L’ASFC ne s’est pas acquittée de ce fardeau.

[62]      Dans l’ensemble, la preuve au dossier, à la lumière des principes énoncés précédemment et compte tenu de la déférence que commandent les conclusions factuelles, étaye la conclusion du Tribunal.

G.        Dispositif proposé

[63]      Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter les appels.

[64]      Les importateurs, intimés en l’espèce, réclament les dépens sur une base procureur-client. Ils font valoir les actes de l’ASFC au cours de l’instruction devant le tribunal administratif. Cependant, à la règle 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, il est question de l’« instance » devant la Cour et non pas de celle devant le tribunal administratif. La règle 2 définit l’ « appel » et la « demande » comme une « instance ».

[65]      Les intimées ont reconnu à juste titre que rien dans l’instruction de ces appels ne justifie l’octroi de dépens avocat-client. À mon avis, rien ne justifie que l’on s’éloigne de l’ordonnance habituelle selon laquelle les dépens suivent l’issue de la cause. Par conséquent, je suis d’avis d’accorder aux intimées les dépens pour ces appels. Comme les appels ont été réunis, je suis d’avis d’accorder un seul mémoire de frais.

[66]      L’ensemble des juges tient à souligner l’excellente qualité des arguments présentés.

La juge Trudel, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge Scott, J.C.A. : Je suis d’accord.

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