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[2017] 3 R.C.F. 165

A-517-15

2016 CAF 282

Prudential Steel Ltd. et Algoma Tubes Inc. (appelantes)

c.

Bell Supply Company (intimée)

et

Procureur général du Canada (intervenant)

Répertorié : Prudential Steel Ltd. c. Bell Supply Company

Cour d’appel fédérale, juges Webb, Rennie et de Montigny, J.C.A.—Ottawa, 7 juin et 15 novembre 2016.

Antidumping — Appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire des appelantes d’une décision anticipée rendue par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) — Des droits antidumping et des droits compensateurs ont été imposés en vertu de la Loi sur les mesures spéciales d’importation (LMSI) à des produits tubulaires pour champs pétroliers originaires ou exportés de Chine — L’intimée a demandé à l’ASFC et a obtenu d’elle une décision anticipée sur le point de savoir si ces biens, qui subiraient une certaine transformation en Indonésie, seraient assujettis aux droits — La Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire au motif que la décision anticipée en question n’était pas une décision susceptible de contrôle judiciaire — Il s’agissait de savoir si la décision anticipée en question liait l’ASFC — La décision anticipée ne liait pas l’ASFC — Ni la Loi de l’impôt sur le revenu ni la Loi sur la taxe d’accise ne disposent que les décisions anticipées lient le ministre du Revenu national (le ministre) — Le ministre dans l’arrêt Woon v. Minister of National Revenue n’était pas empêché par préclusion de fixer l’impôt en contradiction avec une décision anticipée — La règle énoncée dans l’arrêt Woon reste applicable — Les décisions anticipées ne lieraient pas le ministre — L’obligation et le pouvoir de fixer les taxes ne peuvent être limités ou modifiés que par voie législative — Même si la décision anticipée indique que l’ASFC a tranché la question de manière définitive, celle-ci ne lie pas pour autant l’ASFC — La LMSI ne dispose nulle part qu’une quelconque décision anticipée délivrée sous son régime aurait force exécutoire — De telles déclarations prononcées par un organisme public de sa propre initiative ne peuvent changer le droit, ni empêcher ou dispenser cet organisme de remplir l’obligation que le législateur lui a fixée — Toute décision anticipée délivrée avant l’importation de marchandises ne lierait pas l’agent des douanes, au motif qu’elle ne peut l’empêcher d’exercer le pouvoir discrétionnaire conféré par l’art. 56 de la LMSI de rendre une décision sur le point de savoir si des marchandises déterminées sont assujetties à des droits antidumping ou à des droits compensateurs — Enfin, la délivrance de la décision anticipée n’a pas porté préjudice aux appelantes — Appel rejeté.

Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire des appelantes d’une décision anticipée rendue par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC).

Les appelantes avaient demandé, en vertu de la Loi sur les mesures spéciales d’importation (LMSI), la protection de l’État contre le dumping et le subventionnement de produits tubulaires pour champs pétroliers originaires ou exportés de Chine. Par suite de conclusions du Tribunal canadien du commerce extérieur, les marchandises désignées dans ces conclusions ont été frappées de droits antidumping et de droits compensateurs. L’intimée a demandé à l’ASFC une décision anticipée sur le point de savoir si certains caissons sans soudure et produits tubulaires qui seraient originaires de Chine, mais subiraient une certaine transformation en Indonésie, seraient assujettis à ces droits. L’ASFC a conclu que les produits ne seraient pas assujettis à des droits antidumping ni à des droits compensateurs à leur importation au Canada. La Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire au motif que la décision anticipée en question n’était pas une décision susceptible de contrôle judiciaire.

Il s’agissait de savoir si la décision anticipée en question liait l’ASFC.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

La décision anticipée en question ne liait pas l’ASFC. Ni la Loi de l’impôt sur le revenu ni la Loi sur la taxe d’accise ne disposent que les décisions anticipées lient le ministre du Revenu national (le ministre). Toutefois, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) a déclaré plusieurs fois qu’elle s’estime liée par de telles décisions. Par conséquent, rares ont été les différends entre un contribuable et l’ARC ou l’un de ses organismes prédécesseurs. Dans l’un de ces cas, l’affaire Woon v. Minister of National Revenue, une question a été soulevée quant à savoir si une décision anticipée rendue par l’organisme prédécesseur de l’ARC liait le ministre. Même si le contribuable avait exécuté les opérations de la manière décrite dans la décision anticipée, le ministre n’était pas empêché par préclusion de fixer l’impôt en contradiction avec cette décision. La règle énoncée dans l’arrêt Woon reste applicable. Il semble que les décisions anticipées ne lieraient pas le ministre chargé de fixer les impôts sous le régime de l’article 152 de la Loi de l’impôt sur le revenu et investi du pouvoir de fixer les taxes au titre de l’article 296 de la Loi sur la taxe d’accise. Cette obligation et ce pouvoir discrétionnaire, d’origine législative, ne peuvent être limités ou modifiés que par voie législative. En l’espèce, même si la décision anticipée indique que l’ASFC a tranché la question de manière définitive, celle-ci ne lie pas pour autant l’ASFC, pas plus que les décisions anticipées délivrées sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu ou la Loi sur la taxe d’accise ne lieraient le ministre. La LMSI ne dispose nulle part qu’une quelconque décision anticipée délivrée sous son régime aurait force exécutoire. De telles déclarations prononcées par un organisme public de sa propre initiative ne peuvent changer le droit, ni empêcher ou dispenser cet organisme de remplir l’obligation que le législateur lui a fixée ou d’exercer le pouvoir discrétionnaire que ce dernier lui a conféré. Selon l’article 56 de la LMSI, l’agent des douanes ne rend sa décision sur le point de savoir si des marchandises déterminées sont assujetties à des droits antidumping ou à des droits compensateurs qu’après leur importation au Canada. Toute décision anticipée délivrée avant l’importation de ces marchandises ne lierait pas l’agent des douanes, au motif qu’elle ne peut l’empêcher d’exercer le pouvoir discrétionnaire, à lui conféré par le législateur, de décider le point susdit.

Enfin, la délivrance de la décision anticipée n’a pas porté préjudice aux appelantes. La branche de production nationale ne serait lésée qu’en cas d’importation effective des marchandises en question. En outre, comme la décision anticipée ne lie aucun agent de l’ASFC habilité à rendre la décision visée à l’article 56 de la LMSI relativement à toutes marchandises importées, un tel agent pourrait frapper de droits antidumping et de droits compensateurs les marchandises une fois importées, malgré ladite décision anticipée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 152.

Loi sur l’accise, L.R.C. (1985), ch. E-14.

Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. (1985), ch. E-15, art. 296.

Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. (1985), ch. S-15, art. 56.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Woon v. Minister of National Revenue, [1951] R.C. de l’É. 18, [1950] C.T.C. 263.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Caissons sans soudure en acier au carbone ou en acier allié pour puits de pétrole et de gaz (Re), 2008 CanLII 19749 (T.C.C.E.); Rothmans, Benson and Hedges Inc. c. Canada (Ministre du revenu national), 1998 CanLII 7237 (C.F.); Goldstein c. Canada, [1995] A.C.I. no 170 (C.C.I.) (QL); Sentinel Hill Productions (1999) Corporation c. La Reine, 2007 CCI 742, [2007] A.C.I. no 556 (QL).

DÉCISIONS CITÉES :

Caissons sans soudure en acier au carbone ou en acier allié pour puits de pétrole et de gaz (Re), 2013 CanLII 16824 (T.C.C.E.); Fournitures tubulaires pour puits de pétrole (Re), 2010 CanLII 19976 (T.C.E.E.); Fournitures tubulaires pour puits de pétrole, réexamen relatif à l’expiration no RR-2014-003, ordonnance rendue le 2 mars 2015, en ligne : <http://www.citt.gc.ca/fr/node/7290>; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; R. (Reprotech (Pebsham) Ltd.) v. East Sussex County Council, [2002] UKHL 8, [2003] 1 W.L.R. 348 (H.L.).

DOCTRINE CITÉE

Agence du revenu du Canada. Circulaire d’information no IC70-6R7 « Décisions anticipées et interprétations techniques en impôt », 22 avril 2016.

Phipson on Evidence, 8e éd. Londres : Sweet & Maxwell, 1942.

APPEL interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2015 CF 1243) qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire des appelantes d’une décision anticipée rendue par l’Agence des services frontaliers du Canada à l’égard de l’intimée selon laquelle certains caissons sans soudure et produits tubulaires ne seraient pas assujettis à des droits antidumping ni à des droits compensateurs à leur importation au Canada. Appel rejeté.

ONT COMPARU

Jonathan P. O’Hara pour les appelantes.

James McIlroy pour l’intimée.

Kirk Shannon pour l’intervenant.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

McMillan, S.E.N.C.R.L., s.r.l., Ottawa, pour les appelantes.

James McIlroy, Toronto, pour l’intimée.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intervenant.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Webb, J.C.A. : La Cour est saisie d’un appel de la décision de la Cour fédérale 2015 CF 1243, portant rejet de la demande de contrôle judiciaire formée par les appelantes contre une décision anticipée délivrée à l’intimée le 9 décembre 2013 par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), décision anticipée selon laquelle certains caissons sans soudure et produits tubulaires ne seraient pas assujettis à des droits antidumping ni à des droits compensateurs à leur importation au Canada.

[2]        Pour les motifs dont l’exposé suit, je rejetterais le présent appel.

I.          Rappel des faits

[3]        Les appelantes avaient demandé, en vertu de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. (1985), ch. S-15 (la LMSI), la protection de l’État contre le dumping et le subventionnement de produits tubulaires pour champs pétroliers (PTCP) originaires ou exportés de Chine.

[4]        Dans une conclusion en date du 10 mars 2008 (référencée NQ-2007-001) [Caissons sans soudure en acier au carbone ou en acier allié pour puits de pétrole et de gaz (Re), 2008 CanLII 19749], le Tribunal canadien du commerce extérieur (le T.C.C.E.) a déclaré que « le dumping et le subventionnement de caissons sans soudure en acier au carbone ou en acier allié pour puits de pétrole et de gaz [des catégories définies dans la conclusion] originaires ou exportés de la République populaire de Chine […] mena[çaient] de causer un dommage à la branche de production nationale ». Cette conclusion a été réitérée le 11 mars 2013 (RR-2012-002) [2013 CanLII 16824 (T.C.C.E.)].

[5]        Dans une autre conclusion, en date du 23 mars 2010 (NQ-2009-004) [Fournitures tubulaires pour puits de pétrole (Re), 2010 CanLII 19976], le T.C.C.E. a déclaré que certains PTCP (définis dans cette conclusion) originaires ou exportés de Chine avaient causé un dommage. Cette conclusion a été réitérée le 2 mars 2015 (RR-2014-003) [Fournitures tubulaires pour puits de pétrole].

[6]        En conséquence, les marchandises désignées dans ces conclusions ont été frappées de droits antidumping et de droits compensateurs.

[7]        Par lettre en date du 29 juillet 2013, l’intimée a demandé à l’ASFC une décision anticipée sur le point de savoir si certains caissons sans soudure et produits tubulaires qui seraient originaires de Chine, mais subiraient une certaine transformation en Indonésie, seraient assujettis aux droits antidumping et aux droits compensateurs susdits à leur importation au Canada.

[8]        Après avoir reçu la demande de décision anticipée, ainsi que les deux mémoires supplémentaires y afférents en dates respectives des 12 septembre et 11 octobre 2013, l’ASFC y a répondu par une lettre en date du 9 décembre 2013, où elle a d’abord résumé brièvement son interprétation des faits, puis déclaré ce qui suit :

[traduction] Se fondant sur cette interprétation, l’ASFC a conclu que, pour l’application de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, les caissons et produits tubulaires des qualités et dimensions définies dans la demande de décision anticipée de Bell Supply du 29 juillet 2013, ainsi que dans les observations supplémentaires des 12 septembre et 11 octobre 2013, seraient réputés être des caissons sans soudure et produits tubulaires originaires d’Indonésie et, à ce titre, ne seraient pas assujettis à des droits antidumping ni à des droits compensateurs à leur importation au Canada.

[9]        Les appelantes ont introduit une demande de contrôle judiciaire de cette décision anticipée de l’ASFC. La Cour fédérale a rejeté cette demande au motif que la décision anticipée en question n’était pas une décision susceptible de contrôle judiciaire (voir le paragraphe 38 des motifs). Cette conclusion se fondait sur la décision de la Cour fédérale Rothmans, Benson and Hedges Inc. c. Canada (Ministre du revenu national), 1998 CanLII 7237 (Rothmans).

[10]      La juge de la Cour fédérale estimait que sa conclusion selon laquelle la décision anticipée n’était pas susceptible de contrôle judiciaire suffisait à régler le sort de la demande. Cependant, elle a aussi formulé des observations sur les rapports entre la procédure d’appel prévue par la LMSI et la possibilité de soumettre au contrôle judiciaire les décisions rendues sous le régime de cette loi.

II.         La norme de contrôle

[11]      Il n’y a pas eu de décision sur le fond de la demande de contrôle judiciaire dont il s’agit ici, étant donné que la juge de la Cour fédérale a écarté cette demande à titre préliminaire sans examiner la décision attaquée de l’ASFC. Par conséquent, me semble-t-il, la norme de contrôle exposée aux paragraphes 45 à 47 de l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, n’est pas applicable au présent appel. Les normes de contrôle applicables au présent appel sont plutôt celles que définit l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Les conclusions de fait (y compris les inférences de fait) de la juge de la Cour fédérale seront confirmées sauf s’il est établi qu’elle a commis une erreur manifeste et dominante. Pour ce qui concerne les questions mixtes de fait et de droit, la norme de la décision correcte s’appliquera à toute question de droit isolable, les autres questions ressortissant à la norme de l’erreur manifeste et dominante. Une erreur est dite manifeste quand elle est évidente, et dominante quand elle influe sur le résultat.

III.        Analyse

[12]      La conclusion de la juge de la Cour fédérale portant que la décision anticipée n’était pas susceptible de contrôle judiciaire se fondait sur la décision Rothmans de la Cour fédérale. Dans cette affaire, la société Rothmans avait obtenu, sous le régime de la Loi sur l’accise, L.R.C. (1985), ch. E-14, et de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. (1985), ch. E-15, une décision anticipée portant que des produits déterminés appartenaient à la catégorie des « cigarettes », et d’autres à celle des « bâtonnets de tabac ». Rothmans a déposé un avis de requête introductive d’instance tendant à obtenir l’annulation de cette décision anticipée, et le ministre du Revenu national a formé une requête en radiation de cet avis. La Cour fédérale a accueilli la requête du ministre et radié l’avis de Rothmans, au motif que la décision attaquée n’était pas une décision susceptible de contrôle judiciaire. Les observations suivantes de la décision Rothmans précisent la pensée de la Cour fédérale :

L’auteur de la requête reconnaît que, par principe, le Ministère respecte les décisions anticipées qu’il rend en matière fiscale. Cela dit, les décisions anticipées et les interprétations à caractère technique n’ont aucunement, au niveau juridique, pour effet de lier le Ministère (Owen Holdings Ltd. c. La Reine, [1997] D.T.C. 5401 à la p. 5404 (C.A.F.)) et ses décisions anticipées ne lui sont pas opposables (Woon c. Ministre du Revenu national [1950] 50 D.T.C. 871 à la p. 875 (C. Éch.); Rothmans Ltd., et autres c. Ministre du Revenu national et autres [1976] C.T.C. 332 à la p. 338 (C.F. 1re inst.)). Le contribuable doit démontrer qu’il répond en propre aux conditions fixées par la loi; il ne saurait se prévaloir du traitement fiscal accordé à ses concurrents par le Ministre (Ford Motor Co. of Canada Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1997] 212 N.R. 275 à la p. 289).

La décision anticipée n’a pour effet ni d’accorder ni de refuser un droit, et n’entraîne aucune conséquence juridique (voir Demirtas c. Canada, [1993] 1 C.F. 602 et Singh c. Canada, (1994), 82 F.T.R., p. 68 à la p. 71). Juridiquement, ce type de mesure n’a pas pour effet de régler la question et ce n’est d’ailleurs pas son objet. Il s’agit, tout au plus, d’un avis n’ayant aucune force obligatoire. D’ailleurs, rien n’indique qu’un produit correspondant au prototype dont il est question dans la décision anticipée ait été taxé.

[Rothmans, aux paragraphes 27 et 28]; (les appels de note sont ici remplacés par les références auxquelles ils renvoient).

[13]      Des décisions anticipées sont souvent délivrées sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, et de la Loi sur la taxe d’accise, et les contribuables s’appuient sur ces décisions. Le juge Bowman (avant de devenir juge en chef) a exposé le rôle important que jouent les décisions de cette nature dans une note de bas de page [note no 10] de l’arrêt Goldstein c. Canada, [1995] A.C.I. no 170 (C.C.I.) (QL), reproduite dans l’arrêt Sentinel Hill Productions (1999) Corporation c. La Reine, 2007 CCI 742, [2007] A.C.I. no 556 (QL) :

Je laisse entièrement de côté la question des décisions anticipées, qui représentent une partie importante et nécessaire de l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le ministère du Revenu national considère qu’il est lié par ces décisions. Autant que je sache, aucune décision anticipée qui avait été communiquée à un contribuable et sur laquelle ce dernier s’était fondé n’a jamais été répudiée par le ministre, à l’encontre du contribuable à qui la décision avait été communiquée. Le système s’effondrerait si le ministre agissait de la sorte.

[14]      Ni la Loi de l’impôt sur le revenu ni la Loi sur la taxe d’accise ne disposent que les décisions anticipées lient le ministre du Revenu national (le ministre). Toutefois, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) a déclaré plusieurs fois dans ses circulaires et mémorandums qu’elle s’estime liée par de telles décisions, par exemple au paragraphe 14 de la dernière version de la circulaire d’information IC70-6R7, en date du 22 avril 2016, concernant les décisions anticipées délivrées sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu, et au paragraphe 16 de la dernière version du nouveau mémorandum 1.4, datée d’avril 2015, pour ce qui est des décisions anticipées délivrées sous le régime de la Loi sur la taxe d’accise.

[15]      Étant donné que l’ARC se considère comme liée par ses décisions anticipées et que, comme l’a fait observer le juge Bowman, le système s’écroulerait dans le cas contraire, rares ont été les différends entre un contribuable et l’ARC ou l’un de ses organismes prédécesseurs sur le point de savoir si une décision anticipée à lui délivrée par elle ou par cet organisme la liait, elle ou ledit organisme.

[16]      L’un de ces cas a fait l’objet de la décision Woon v. Minister of National Revenue, [1951] R.C. de l’É. 18, [1950] C.T.C. 263 (Woon), où la Cour de l’Échiquier a déclaré qu’une décision anticipée rendue par le Commissaire aux impôts ne liait pas le ministre. Le passage suivant de la 8e édition de Phipson on Evidence, cité à la page 24 de cette décision, présente un intérêt particulier pour notre propos :

[traduction] Les préclusions de tous ordres, cependant, sont soumises à une règle générale : elles ne peuvent l’emporter sur la législation. Il s’ensuit que lorsqu’une loi prescrit une formalité déterminée, aucune préclusion ne peut remédier au vice.

[17]      Par conséquent, même si le contribuable avait exécuté les opérations de la manière décrite dans la décision anticipée, le ministre n’était pas empêché par préclusion de fixer l’impôt en contradiction avec cette décision.

[18]      On peut lire à la page 118 d’une version plus récente du même texte (Phipson on Evidence, 18e éd., 2013) les observations suivantes, où il est question de l’arrêt de la Chambre des lords R. (Reprotech (Pebsham) Ltd.) v. East Sussex County Council, [2002] UKHL 8, [2003] 1 W.L.R. 348 :

[traduction] D’une part, cet arrêt a sans aucun doute renforcé le principe selon lequel un organisme public ne peut s’interdire d’exercer un pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par la loi, ni s’abstenir ou se dispenser de remplir une obligation prévue par celle-ci; d’autre part, cependant, il est évidemment peu probable qu’on se réfère de nouveau aux règles de la préclusion dans ce contexte.

[19]      Il appert donc que la règle énoncée dans l’arrêt Woon reste applicable. Le point de savoir si les décisions anticipées délivrées sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu ou de la Loi sur la taxe d’accise lient ou non le ministre n’est pas en litige dans le présent appel. Cependant, il semble que de telles décisions ne lieraient pas le ministre chargé de fixer les impôts sous le régime de l’article 152 de la Loi de l’impôt sur le revenu et investi du pouvoir de fixer les taxes au titre de l’article 296 de la Loi sur la taxe d’accise. Cette obligation et ce pouvoir discrétionnaire, d’origine législative, ne peuvent être limités ou modifiés que par voie législative.

[20]      La décision anticipée délivrée par l’ASFC dans la présente espèce portait ce qui suit :

[traduction] Se fondant sur cette interprétation, l’ASFC a conclu que, pour l’application de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, les caissons et produits tubulaires des qualités et dimensions définies dans la demande de décision anticipée de Bell Supply du 29 juillet 2013, ainsi que dans les observations supplémentaires des 12 septembre et 11 octobre 2013, seraient réputés être des caissons sans soudure et produits tubulaires originaires d’Indonésie et, à ce titre, ne seraient pas assujettis à des droits antidumping ni à des droits compensateurs à leur importation au Canada.

[21]      Un agent de l’ASFC, M. Simon Duval, a déposé un affidavit dont j’extrais le passage suivant :

[traduction] 4. L’avis communiqué par l’ASFC à la Bell Supply Company le 9 décembre 2013 ne la lie pas ni ne lie aucun importateur, et il ne constitue pas une décision finale. L’ASFC ne fournit d’avis de cette nature que par obligeance et à titre provisoire. C’est seulement lorsque les marchandises auront effectivement été importées au Canada que l’ASFC rendra une décision exécutoire sur le point de savoir si elles sont assujetties à des droits antidumping ou à des droits compensateurs. L’ASFC, pour rendre cette décision, aura besoin d’autres renseignements détaillés sur les marchandises en question et devra effectuer à leur égard des vérifications complémentaires.

[22]      Dans la première phrase de ce passage, où l’auteur déclare que [traduction] « [l’] avis […] ne la lie pas », on ne sait pas avec certitude si le pronom « la » désigne la Bell Supply Company ou l’ASFC. Comme il ajoute [traduction] « ni ne lie aucun importateur », cette phrase pourrait vouloir dire que [traduction] « [l’] avis communiqué par l’ASFC à la Bell Supply Company […] ne […] lie pas [la Bell Supply Company] ni ne lie aucun autre importateur ». Bien qu’il ait aussi assimilé la décision anticipée à un avis, M. Duval a déclaré en contre-interrogatoire sur son affidavit que, si l’ASFC était convaincue que les renseignements fournis par l’intimée étaient exacts et que celle-ci remplissait les conditions fixées dans la lettre, [traduction] « il ne serait pas perçu de droits ».

[23]      Cependant, même si la décision anticipée indique que l’ASFC a tranché la question de manière définitive et même si M. Duval a déclaré qu’il s’attendait à voir l’ASFC agir conformément à cette décision, celle-ci ne lie pas pour autant l’ASFC, pas plus que les décisions anticipées délivrées sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu ou la Loi sur la taxe d’accise ne lieraient le ministre.

[24]      Dans la présente instance, les appelantes se fondent sur le mémorandum D11-11-1 intitulé « Décisions nationales des douanes », en date du 19 octobre 1998, pour soutenir que la décision anticipée en question lie l’ASFC. Le paragraphe 9 de ce mémorandum est ainsi rédigé :

9. Une DND lie à la fois le ministère et l’importateur tant que toutes les conditions définies dans la demande initiale restent inchangées, sous réserve – le cas échéant – des restrictions formulées par Revenu Canada, ou jusqu’à ce que cette DND soit modifiée ou révoquée. Il incombe à l’importateur d’informer le ministère de tout changement des données sur lesquelles se fonde la DND.

[25]      Il n’y a pas de différend actuel entre l’intimée au présent appel et l’ASFC sur le point de savoir si cette dernière est liée par la décision anticipée en cause. En supposant, sans trancher la question, que cette décision anticipée est une décision nationale des douanes, il faut noter que la LMSI ne dispose nulle part qu’une quelconque décision anticipée délivrée sous son régime aurait force exécutoire. Par conséquent, la déclaration de l’ASFC que je viens de reproduire, formulée dans un de ses propres mémorandums, est pour l’essentiel de même nature que les déclarations faites par l’ARC dans sa circulaire d’information et son mémorandum précités, selon lesquelles elle s’estime liée par les décisions anticipées relevant de la Loi de l’impôt sur le revenu ou de la Loi sur la taxe d’accise. De telles déclarations prononcées par un organisme public de sa propre initiative ne peuvent changer le droit tel que l’explique Phipson on Evidence, ni empêcher ou dispenser cet organisme de remplir l’obligation que le législateur lui a fixée ou d’exercer le pouvoir discrétionnaire que ce dernier lui a conféré.

[26]      Selon l’article 56 de la LMSI, l’agent des douanes ne rend sa décision sur le point de savoir si des marchandises déterminées sont assujetties à des droits antidumping ou à des droits compensateurs qu’après leur importation au Canada. Toute décision anticipée délivrée avant l’importation de ces marchandises ne lierait pas l’agent des douanes, au motif qu’elle ne peut l’empêcher d’exercer le pouvoir discrétionnaire, à lui conféré par le législateur, de décider le point susdit.

[27]      Les appelantes soutiennent en outre que la décision anticipée leur est préjudiciable, au motif que les droits antidumping et les droits compensateurs ont pour objet de protéger la branche de production nationale, et que toute décision portant exemption à cet égard de marchandises susceptibles d’être importées au Canada serait dommageable pour ladite branche de production nationale si le contrôle de cette décision révélait que de tels droits doivent en fait être perçus. Cependant, la branche de production nationale ne serait lésée qu’en cas d’importation effective des marchandises en question. Dans le cas contraire, elle ne souffrirait aucunement, même en supposant que l’ASFC ait délivré une décision anticipée exemptant ces marchandises de droits antidumping et de droits compensateurs.

[28]      En outre, comme la décision anticipée ne lie aucun agent de l’ASFC habilité à rendre la décision visée à l’article 56 de la LMSI relativement à toutes marchandises importées, un tel agent pourrait frapper de droits antidumping et de droits compensateurs les marchandises une fois importées, malgré ladite décision anticipée. Or les appelantes ne seraient pas lésées par une telle mesure; elles ne pourraient l’être que par l’importation des marchandises en franchise de tels droits.

[29]      Par suite, je ne peux convenir avec les appelantes que la décision anticipée liât l’ASFC ni que sa délivrance leur ait porté préjudice.

[30]      En conséquence, je rejetterais l’appel, avec dépens en faveur de l’intimée.

Le juge Rennie, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge de Montigny, J.C.A. : Je suis d’accord.

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