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 [2014] 4 R.C.F. 459

2013 CF 715

T-928-12

Karolinska Institutet Innovations AB (demanderesse)

c.

Procureur général du Canada (défendeur)

T-930-12

Anders Jonsson (demandeur)

c.

Procureur général du Canada (défendeur)

Répertorié : Karolinska Institutet Innovations AB c. Canada (Procureur général)

Cour fédérale, juge Hughes—Toronto, 25 et 27 juin 2013.

Brevets — Pratique — Contrôle judiciaire de décisions selon lesquelles le commissaire aux brevets a rejeté les demandes de brevets des demandeurs déposées auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’OPIC) en vertu des dispositions du Traité de coopération en matière de brevets (PCT) — Les demandeurs ont demandé à un cabinet d’avocats canadien de déposer leurs demandes au Canada en vertu des dispositions du PCT — Le cabinet d’avocats canadien a entrepris de préparer les demandes mais a omis d’inclure la surtaxe pour paiement en souffrance — L’OPIC a refusé les demandes pour omission d’avoir versé les taxes appropriées — Il s’agissait de savoir si la norme de contrôle applicable était la norme de la décision correcte ou la norme de la raisonnabilité — Il s’agissait également de savoir si la décision de l’OPIC était raisonnable — La question fondamentale en l’espèce ne portait pas sur l’interprétation des art. 3.1(1),(2) des Règles sur les brevets, mais consistait à savoir si l’OPIC a donné ou non un sens et un effet appropriés à l’expression « tentative manifeste mais infructueuse pour verser une taxe » — La norme de contrôle était donc celle de la raisonnabilité — Les lettres de refus de l’OPIC étaient problématiques à un certain nombre d’égards qui ont fait que les décisions étaient dépourvues de justification, de transparence et d’intelligibilité — La décision du commissaire était également déraisonnable parce qu’il a mal appliqué l’art. 3.1 des Règles aux circonstances de l’espèce — L’art. 3.1 est une disposition de nature réparatrice et il convient de l’interpréter de manière équitable, large et libérale — Le renvoi à « la taxe » peut être interprété de manière libérale de façon à inclure non seulement une taxe de dépôt de base, mais aussi une surtaxe — Demandes accueillies.

Il s’agissait de deux demandes de contrôle judiciaire de décisions selon lesquelles le commissaire aux brevets a rejeté les demandes de brevets des demandeurs déposées auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’OPIC) en vertu des dispositions du Traité de coopération en matière de brevets (PCT). Les demandes ont été refusées pour omission d’avoir versé les taxes appropriées.

Les demandeurs sont des résidents de la Suède. Ils ont écrit à un cabinet d’avocats et agent des brevets canadiens pour lui demander de déposer au Canada, en vertu des dispositions du PCT, leurs demandes de brevet. Le cabinet canadien a entrepris de préparer les demandes en vue de leur dépôt, mais a commis une erreur au sujet des taxes à verser. Plus précisément, la surtaxe pour paiement en souffrance n’était pas incluse. Après que l’OPIC eut refusé les demandes, le cabinet d’avocats canadien a demandé que les taxes versées soient réaffectées au paiement des taxes en souffrance. L’OPIC a refusé.

Il s’agissait de savoir quelle était la norme de contrôle applicable et si la décision de l’OPIC était raisonnable.

Jugement : les demandes doivent être accueillies.

Les parties ont prétendu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte. Les dispositions cruciales étaient les paragraphes 3.1(1) et (2) des Règles sur les brevets. Contrairement à la jurisprudence invoquée par les parties, la question en l’espèce ne portait pas sur l’interprétation de ces dispositions, mais consistait plutôt à savoir si l’OPIC a donné ou non un sens et un effet appropriés à l’expression « tentative manifeste mais infructueuse pour verser une taxe ». À cet égard, la norme applicable était celle de la raisonnabilité.

Les lettres refusant les demandes étaient problématiques à un certain nombre d’égards. Il s’agissait d’erreurs de fond, qui touchent le cœur même des lettres. Les décisions étaient par conséquent dépourvues de justification, de transparence et d’intelligibilité.

La question que le commissaire était tenu d’examiner était de savoir si le cabinet canadien qui a déposé la demande avait fait, comme le prescrit le paragraphe 3.1(1) des Règles sur les brevets, une « tentative manifeste mais infructueuse » pour verser la taxe requise. La lettre du commissaire n’a pas traité directement de cette question. Comme l’article 3.1 est une disposition de nature réparatrice, il convenait de l’interpréter de manière équitable, large et libérale. Le renvoi à « la taxe » peut être interprété de manière libérale de façon à inclure non seulement une taxe de dépôt de base, mais aussi une surtaxe pour paiement en souffrance. La référence faite par le cabinet d’avocats canadien à la « taxe de dépôt » dans la communication adressée à l’OPIC pouvait donc passer pour désigner non seulement la taxe de base, mais aussi la surtaxe.

La décision du commissaire était par conséquent déraisonnable, non seulement parce qu’elle était dépourvue de justification, qu’elle était inintelligible et qu’elle manquait de transparence, mais aussi parce qu’il a mal appliqué l’article 3.1 des Règles aux circonstances de l’espèce.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, art. 12.

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 8.

Règles sur les brevets, DORS/96-423, art. 3.1, 58(3)a),b), 59.1.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Traité de coopération en matière de brevets, 19 juin 1970, [1990] R.T. Can. no 22.

JURISPRUDENCE CITÉE

décision appliquée :

Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559.

décisions différenciées :

Thinkstream Inc. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2005 CF 894; Finger-Shield (UK) Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2006 CF 138, [2006] 4 R.C.F. 96.

décisions examinées :

Johnson & Johnson Inc. c. Boston Scientifique Ltée, 2004 CF 1672, [2005] 4 R.C.F. 110, inf. par 2006 CAF 195, [2007] 1 R.C.F. 465; Gouvernement des É.-U. et al. c. Commissaire aux brevets (23 juin 2005), T-1995-04 (C.F.); Actelion Pharmaceuticals Ltd. c. Canada, 2008 CAF 90.

décisions citées :

Dutch Industries Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2001 CFPI 879, [2002] 1 C.F. 325, conf. par 2003 CAF 121, [2003] 4 C.F. 67; Unicrop Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 55.

DOCTRINE CITÉE

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2003-208, Gaz. C. 2003.II.1657.

Sullivan, Ruth. Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd. Markham, Ont. : Butterworths, 2002.

DEMANDES de contrôle judiciaire de deux décisions selon lesquelles le commissaire aux brevets a rejeté les demandes de brevets des demandeurs déposées auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada en vertu des dispositions du Traité de coopération en matière de brevets. Demandes accueillies.

ONT COMPARU

Bruce W. Stratton et Vincent Man pour les demandeurs.

Jacqueline Dais-Visca pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Dimock Stratton LLP, Toronto, pour les demandeurs.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Hughes : Les demandeurs dans chacune de ces deux demandes de contrôle judiciaire ont tenté de déposer des demandes de brevet auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’OPIC) en vertu des dispositions du Traité de coopération en matière de brevets [19 juin 1970, [1990] R.T. Can. no 22] (PCT). Chacune des demandes a été rejetée dans une lettre datée, dans les deux cas, du 11 avril 2012 par le commissaire aux brevets, à cause de ce qu’il a considéré comme une omission de verser les taxes appropriées dans des circonstances essentiellement identiques dans chaque cas. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision. Un seul exposé de motifs s’appliquera aux deux demandes.

LES FAITS

[2]        La demanderesse Karolinska Institutet Innovations AB (Karolinska) est une personne morale située à Solna (Suède). Le 4 septembre 2008, elle a déposé des demandes de brevet en vertu des dispositions du PCT en Suède et aux États-Unis d’Amérique.

[3]        Le demandeur Anders Jonsson (Jonsson) réside à Bromma (Suède). Le 15 septembre 2008, il a déposé une demande de brevet en Suède et, le 16 septembre suivant, aux États-Unis d’Amérique en vertu des dispositions du PCT.

[4]        Jonsson figurait comme inventeur dans les deux demandes de brevet.

[5]        Le Canada, la Suède et les États-Unis d’Amérique, de même que de nombreux autres pays, sont parties au PCT. En bref, ce traité prévoit qu’une demande de brevet peut être déposée dans l’un des pays membres désignés comme « offices récepteurs » et établir ainsi un numéro et une date de dépôt international. Le demandeur de brevet peut désigner, dans un délai prescrit, un ou plusieurs autres pays visés par le PCT dans lequel ou lesquels il souhaite aussi que sa demande soit déposée. Une fois les taxes prescrites acquittées, la demande est alors réputée avoir été déposée dans cet ou ces autres pays à la date de dépôt international originale. C’est ce que l’on appelle souvent « l’entrée en phase nationale ». Au Canada, il est possible de demander qu’une demande entre dans la phase nationale au Canada dans les 30 mois suivant le dépôt de la demande originale auprès de l’office récepteur d’un pays membre du PCT. Cette période de 30 mois peut être prorogée pour un délai additionnel de 12 mois, ce qui donne donc jusqu’à 42 mois, après le versement d’une taxe additionnelle.

[6]        Un cabinet d’avocats suédois, agissant comme agent des brevets, représentait à la fois Karolinska et Jonsson relativement au dépôt de leurs demandes de brevet. Le 27 janvier 2012, ce cabinet suédois a envoyé une lettre à un cabinet d’avocats canadien, agissant lui aussi comme agent des brevets, pour lui demander de déposer au Canada, en vertu des dispositions du PCT, les demandes de brevet de Karolinska et de Jonsson. La lettre d’instructions du cabinet suédois indiquait, notamment :

[traduction

No de demande internationale PCT […]

[…]

Dépôt national au Canada – entrée tardive – chapitre II PCT

Messieurs,

Notre cliente nous a donné instruction d’effectuer un dépôt à la phase nationale dans votre pays, relativement à la demande de brevet PCT susmentionnée. Nous vous saurions gré d’être notre partenaire dans votre pays et de déposer, avant l’expiration du délai, une demande nationale fondée sur cette demande PCT internationale auprès de l’instance compétente de votre pays. La date limite est le 4 mars 2012.

[7]        L’extrait qui précède est tiré d’une lettre d’instructions se rapportant à la demande de Karolinska. Une lettre semblable envoyée relativement à la demande de Jonsson indiquait que la date limite était le 15 mars 2012, plutôt que le 4 mars 2012. Aucune partie ne conteste l’exactitude de ces dates.

[8]        Le cabinet canadien a entrepris de préparer les demandes en vue de leur dépôt auprès de l’OPIC. Le 29 février 2012, les demandes de Karolinska et de Jonsson ont été déposées par voie électronique auprès de l’OPIC. Dans chaque cas, l’extrait suivant figurait dans la lettre d’accompagnement :

[traduction] Le représentant du demandeur joint aux présentes une nouvelle demande d’entrée en phase nationale.

Vous trouverez ci-joint les documents suivants :

C:\Users\matticd\Desktop\Request National Phase ……pdf

J’inclus les taxes suivantes :

Taxe de dépôt; taxe relative au maintien en état deuxième année

Soit un total de : 250 $

Veuillez effectuer le paiement à partir de ma carte de crédit.

[9]        Voici un extrait tiré du formulaire-type électronique figurant en pièce jointe :

[traduction]

Instructions relatives à la correspondance :

Le représentant du demandeur joint aux présentes une nouvelle demande d’entrée en phase nationale.

2. Description des taxes :

J’inclus les taxes suivantes :

Taxe de dépôt; taxe pour le maintien en état deuxième année

Soit un total de : 250 $

Mode de paiement :

Carte de crédit

[10]      Les avocats des demandeurs Karolinska et Jonsson reconnaissent en toute franchise, en se fondant sur l’affidavit de l’agent des brevets canadien qui a déposé ces demandes, qu’il y a eu une erreur au sujet des taxes à verser. J’énonce les faits présentés dans les passages pertinents de l’exposé des arguments que les avocats des demandeurs ont déposé auprès de la Cour, faits que le défendeur ne conteste pas :

[traduction
4.  Conformément aux instructions de l’agent des brevets suédois du demandeur […], l’agent canadien de ce dernier […] a pris les dispositions nécessaires pour que la demande PCT soit transmise par voie électronique au Bureau des brevets du Canada, avant l’expiration du délai de 42 mois […]

5.  Cependant, lors du traitement des documents liés à la demande PCT au bureau de l’agent des brevets, au moment où les instructions ont été reçues, une date internationale inexacte a été consignée par un adjoint chez l’agent des brevets. De ce fait, même si l’avocat et l’agent des brevets qui étaient chargés de l’affaire […] avaient au départ expressément indiqué à leur personnel que la demande PCT était un dépôt du type « entrée tardive », le système de consignation d’écritures du [cabinet de l’agent des brevets] n’a pas tenu compte de ce fait […]

6.  Par conséquent, quand la demande PCT a été préparée en vue de son dépôt par voie électronique auprès du Bureau des brevets, le montant total de taxes figurant dans les documents de transmission de la demande par voie électronique était inférieur au plein montant qu’il fallait acquitter pour couvrir les taxes à verser au moment du dépôt […]

7.  Dans le formulaire de dépôt électronique de l’OPIC, une case unique correspond au « Total des taxes ». Une autre case indique : « J’inclus les taxes suivantes. » L’agent des brevets a indiqué que les taxes incluses s’appliquaient à la : « taxe de dépôt; et [à la] taxe pour maintien en état deuxième année » […]

8.  À cause de l’erreur d’écriture susmentionnée commise lors de la consignation des données au bureau de l’agent des brevets, les taxes mentionnées dans la case « Total des taxes » du formulaire de dépôt électronique étaient inférieures au plein montant exigible en vertu des Règles sur les brevets. D’après la preuve (personne n’a été contre‑interrogé sur cette preuve), [l’agent des brevets canadien] avait l’intention de payer le plein montant prescrit et des instructions avaient été données au commis aux brevets pour qu’il prépare les documents dans cette optique. Cependant, en raison de l’erreur de consignation des dates applicables dans la demande PCT, le montant inscrit dans la case « Total des taxes » était de 250 $, au lieu de 450 $. Il aurait fallu calculer la « taxe de dépôt » de façon à ce qu’elle inclue le paiement de la « taxe nationale de base » (article 10, partie II des Règles sur les brevets) ainsi que le paiement de la « surtaxe pour paiement en souffrance » (article 11, partie II des Règles sur les brevets) […]

9.  À l’exception de la somme d’argent versée avec la demande PCT, cette dernière a été déposée conformément aux exigences du PCT et des Règles sur les brevets. Le dépôt en question remonte au 29 février 2012, avant la date limite du 4 mars 2012 [pour Karolinska — le 15 mars 2012 pour Jonsson]. En outre, la demande PCT autorisait le prélèvement des taxes à partir de la carte de crédit de l’agent des brevets (des détails appropriés et suffisants sur la carte de crédit étaient fournis).

[11]      L’OPIC n’a, semble-t-il, rien fait avant les échéances cruciales du 4 mars 2012, pour Karolinska, et du 15 mars 2012, pour Jonsson. Ce n’est qu’environ six semaines plus tard que l’OPIC a transmis à l’agent des brevets canadien une lettre portant le titre [traduction] « Entrée nationale refusée »; cette lettre, datée du 11 avril 2012 (dans les deux cas) indiquait ce qui suit :

[traduction

ENTRÉE NATIONALE REFUSÉE

Madame, Monsieur,

La présente fait suite à votre lettre du 29 février 2012.

Le paragraphe 58(3) des Règles sur les brevets indique très clairement que les demandeurs doivent se conformer aux exigences des paragraphes (1) et (2), s’il y a lieu, dans les 30 mois suivant la date de priorité (alinéa a)), dans le cas d’une surtaxe pour paiement en souffrance, avant l’expiration du 42e mois suivant la date de priorité (alinéa b)), qui était le 4 mars 2012.

Comme nous estimons que le demandeur n’a pas pris les mesures nécessaires pour s’assurer que votre bureau recevrait sa demande d’entrée en phase nationale au Canada dans le délai prescrit, l’Office de la propriété intellectuelle du Canada a jugé que la demande en question n’était pas entrée dans la phase nationale.

Sur demande écrite, les taxes versées relativement à la demande PCT susmentionnée, seront remboursées, moins 25 $, conformément au paragraphe 4(3) des Règles sur les brevets.

Pour obtenir de plus amples renseignements, veuillez communiquer avec le soussigné.

Veuillez agréer, Madame, Monsieur, nos salutations distinguées.

[12]      La même lettre a été envoyée dans le cadre de chacune des demandes (Karolinska et Jonsson).

[13]      Aussitôt après avoir reçu cette lettre, l’agent des brevets canadien a téléphoné à diverses personnes à l’OPIC et demandé que les taxes versées soient réaffectées au paiement des taxes en souffrance. Après de nombreuses conversations téléphoniques, dont une, semble-t-il, avec le « service de politique » de l’OPIC et un avocat représentant l’OPIC, l’agent des brevets canadien a appris que l’OPIC ne ferait rien pour remédier à la situation. Un représentant de l’OPIC a réitéré cette position lors d’une conversation téléphonique avec l’agent canadien le 23 avril 2012. Je ne considère pas cela comme une décision distincte.

[14]      D’où le présent contrôle judiciaire.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[15]      Les parties ont proposé un certain nombre de questions, que je reformulerai comme suit :

1.   Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.   Le commissaire aux brevets a-t-il commis une erreur en envoyant la lettre d’avis de refus?

3.   Le commissaire aurait-il dû accepter que l’agent des brevets canadien acquitte la taxe pour paiement tardif par voie de réaffectation ou autrement?

QUELLE EST LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE?

[16]      Comme elles l’ont indiqué dans leurs mémoires écrits, toutes les parties sont d’avis que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, et invoquent à cet égard la décision Dutch Industries Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2001 CFPI 879, [2002] 1 C.F. 325, conf. par 2003 CAF 121, [2003] 4 C.F. 67, ainsi que l’arrêt Unicrop Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 55, et la décision Thinkstream Inc. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2005 CF 894, au paragraphe 15. Je ne suis pas d’accord à cause des circonstances de l’espèce.

[17]      Les dispositions cruciales sont les paragraphes 3.1(1) et (2) des Règles sur les brevets, DORS/96-423. Ces dispositions sont entrées en vigueur le 1er janvier 2004 [DORS/2003-208, art. 2] :

3.1 (1) Sous réserve du paragraphe 6(1), si, avant l’expiration du délai fixé pour le versement d’une taxe prévue à l’annexe II, le commissaire reçoit une communication dans laquelle une personne fait une tentative manifeste mais infructueuse pour verser la taxe, celle-ci est réputée avoir été reçue avant l’expiration du délai dans les cas suivants :

a) la taxe impayée est versée avant l’expiration du délai;

b) dans le cas où un avis est envoyé conformément au paragraphe (2), la taxe impayée, accompagnée de la surtaxe pour paiement en souffrance prévue à l’article 22.1 de l’annexe II, est versée dans les deux mois suivant la date de l’avis;

c) dans le cas où aucun avis n’est envoyé, la taxe impayée, accompagnée de la surtaxe pour paiement en souffrance prévue à l’article 22.1 de l’annexe II, est versée dans les deux mois suivant la date à laquelle le commissaire a reçu la communication.

(2) Sous réserve du paragraphe 6(1) et à moins que l’auteur de la communication au commissaire ne soumette pas les renseignements permettant de communiquer avec lui, si le commissaire reçoit la communication dans les circonstances visées au paragraphe (1), il demande, par avis, à la personne qui lui a envoyé la communication de verser la taxe impayée, accompagnée, s’il y a lieu, de la surtaxe pour paiement en souffrance visée au paragraphe (1).

[18]      Dans la décision Thinkstream Inc. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2005 CF 894 [précitée], le juge Blais (aujourd’hui juge en chef de la Cour d’appel fédérale) s’est demandé si l’article 3.1 avait ou non un effet rétroactif. Il a conclu que la décision du commissaire aux brevets à cet égard devait être soumise à la norme de contrôle de la décision correcte appelée à s’appliquer, car il s’agissait d’une question de droit. Il a écrit ceci, aux paragraphes 15 et 27 :

Puisqu’il s’agit de savoir si l’article 3.1 des Règles trouve application en l’espèce et tel que le suggère la demanderesse, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. (Voir Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), [2002] 4 R.C.S. 45; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748.)

[…]

Vu le fait que l’article 3.1 des Règles ne s’applique pas de façon rétroactive et considérant que le Commissaire n’a pas commis d’erreur en appliquant la Loi et les Règles en vigueur au moment de la demande PCT à la phase nationale, je suis d’avis que cette demande de révision judiciaire doit être rejetée.

[19]      Dans la décision Finger-Shield (UK) Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2006 CF 138, [2006] 4 R.C.F. 96, le juge Strayer (agissant à titre de juge de la Cour fédérale) a déclaré que l’interprétation des dispositions d’un instrument législatif tel que les Règles sur les brevets dans une décision du commissaire est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte. Il s’agissait aussi dans cette affaire de l’interprétation des Règles elles‑mêmes. Voici ce qu’il a écrit aux paragraphes 7 à 10 :

Les parties s’entendent pour dire que la norme applicable est celle de la décision correcte, puisque la décision comporte l’interprétation d’un texte législatif, à savoir l’alinéa 58(3)b) des Règles sur les brevets. Je pense que cette position est justifiée au regard de l’analyse pragmatique et fonctionnelle.

Dans Dutch Industries Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), [2002] 1 C.F. 325 (1re inst.), la juge Dawson a examiné la norme de contrôle d’une décision rendue par le commissaire aux brevets relativement à l’interprétation des exigences énoncées dans les Règles sur les brevets au sujet du paiement de la taxe pour le maintien en état. Elle a conclu que les seules dispositions privatives étaient les articles 18 […] et 18.1 […] de la Loi sur la Cour fédérale […], qui établissent clairement que le commissaire est assujetti au contrôle judiciaire. Elle a estimé que l’expertise du commissaire ne s’étend pas à l’interprétation des lois et textes réglementaires et que toute décision en ce sens a titre de précédent. Selon elle, l’objet de la Loi est plutôt de définir les droits des parties, et les décisions relatives au paiement des taxes prescrites par les Règles sur les brevets ne sont pas de nature polycentrique et n’emportent pas l’application d’un critère de pondération. La question en litige est une question de droit. Compte tenu de ces considérations, la juge a conclu qu’un degré de retenue moins élevé s’imposait et que la norme de la décision correcte s’appliquait. Sa conclusion à cet égard a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans Dutch Industries Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), [2003] 4 C.F. 67, au paragraphe 23; demande d’autorisation d’interjeter appel à la C.S.C. rejetée [2003] 3 R.C.S. vi. Je crois que les mêmes considérations s’appliquent en l’espèce à l’interprétation des Règles sur les brevets concernant le versement de la surtaxe pour paiement en souffrance.

La question fondamentale en l’espèce est le sens de l’alinéa 58(3)b) des Règles sur les brevets, qui autorise le demandeur à entrer dans une phase nationale (s’il n’a pas respecté les exigences dans le délai habituel de 30 mois) pour se conformer aux paragraphes 58(1) et (2)

58. (3) […]

b) s’il verse la surtaxe pour paiement en souffrance prévue à l’article 11 de l’annexe II, dans les quarante-deux mois suivant la date de priorité.

Les demandeurs soutiennent que l’alinéa 58(3)b) ne précise pas quand la surtaxe pour paiement en souffrance doit être versée. Il suffit que les documents utiles et la taxe nationale de base soient remis au commissaire, accompagnés le cas échéant des taxes pour le maintien de la demande en état, le tout dans un délai de 42 mois, ce qui a été fait en l’espèce. Même s’il est également exigé que la surtaxe pour paiement en souffrance soit versée à un moment donné, il n’est pas exigé qu’elle le soit dans le délai de 42 mois. Je conviens que la disposition peut être interprétée de cette façon. Elle peut aussi être interprétée comme si elle exigeait que la surtaxe pour paiement en souffrance soit versée avant l’expiration du délai de 42 mois. La disposition est effectivement un peu ambiguë et, par conséquent, sujette à interprétation. Et je crois que c’est le deuxième sens qu’il faut attribuer à cet alinéa.

Premièrement, il me semble que c’est le sens le plus probable de cet alinéa compte tenu de son libellé même. En vertu du paragraphe 58(3), le demandeur doit fournir les documents nécessaires, payer la taxe nationale de base et les taxes pour le maintien de la demande en état dans un délai de 42 mois suivant la date de priorité « s’il verse la surtaxe pour paiement en souffrance ». Cela suppose, selon moi, que des mesures doivent être prises pour remplir ces conditions avant ou en même temps que les autres conditions. [Références omises]

[20]      En l’espèce, ce n’est pas l’interprétation de l’article 3.1 des Règles sur les brevets qui est en cause, mais plutôt la manière dont le commissaire (OPIC) a donné ou non un sens et un effet appropriés à l’expression « tentative manifeste mais infructueuse pour verser la taxe » dans les circonstances particulières qui nous occupent. Autrement dit, on ne demande pas à la Cour de se pencher sur la signification des Règles, mais plutôt de déterminer si le commissaire (OPIC) les a convenablement appliquées aux circonstances de l’espèce. À cet égard, la norme applicable est celle de la raisonnabilité.

[21]      La Cour suprême du Canada a traité récemment de cette question dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559. Le juge LeBel, avec lequel les autres membres de la Cour étaient d’accord, a décrit au paragraphe 48 la façon dont il convient d’établir une norme :

Notre Cour a décidé dans l’arrêt Dunsmuir que pour déterminer la norme de contrôle appropriée, la cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire doit entreprendre un processus en deux étapes. Premièrement, elle doit vérifier si la jurisprudence établit de manière satisfaisante le degré de retenue correspondant à une catégorie de questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire. La deuxième étape s’applique lorsque cette première démarche se révèle infructueuse ou si la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire. À cette deuxième étape, la cour entreprend une analyse complète en vue de déterminer la norme applicable.

[22]      Aux paragraphes 51 à 53, le juge LeBel a évoqué la jurisprudence récente de la Cour suprême traitant de la norme de la raisonnabilité. Je signale, en particulier, que la raisonnabilité a trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité ».

Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour a défini comme suit la décision raisonnable, ou raisonnabilité :

La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. [par. 47]

Dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, la juge Abella, au nom de la Cour à l’unanimité, est revenue sur le caractère raisonnable et la déférence. Elle a déclaré ce qui suit :

C’est dans cette optique, selon moi, qu’il faut interpréter ce que la Cour voulait dire dans Dunsmuir lorsqu’elle a parlé de « la justification de la décision [ainsi que de] la transparence et [de] l’intelligibilité du processus décisionnel ». À mon avis, ces propos témoignent d’une reconnaissance respectueuse du vaste éventail de décideurs spécialisés qui rendent couramment des décisions — qui paraissent souvent contre-intuitives aux yeux d’un généraliste — dans leurs sphères d’expertise, et ce en ayant recours à des concepts et des termes souvent propres à leurs champs d’activité…

Je ne suis pas d’avis que, considéré dans son ensemble, l’arrêt Dunsmuir signifie que l’« insuffisance » des motifs permet à elle seule de casser une décision, ou que les cours de révision doivent effectuer deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre, sur le résultat (Donald J. M. Brown et John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), §§12:5330 et 12:5510). Il s’agit d’un exercice plus global : les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles. Il me semble que c’est ce que la Cour voulait dire dans Dunsmuir en invitant les cours de révision à se demander si « la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » (par. 47).

La cour de justice qui se demande si la décision qu’elle est en train d’examiner est raisonnable du point de vue du résultat et des motifs doit faire preuve de « respect [à l’égard] du processus décisionnel [de l’organisme juridictionnel] au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 48). Elle ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat.

… les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables. [par. 13‑16]

Tout récemment, dans Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, [2012] 3 R.C.S. 405, notre Cour a insisté sur la nécessité pour la cour de révision d’examiner la décision du tribunal administratif dans son ensemble, à la lumière du dossier, pour décider si elle était raisonnable :

… un tribunal administratif n’a pas l’obligation d’examiner et de commenter dans ses motifs chaque argument soulevé par les parties. La question que doit trancher le tribunal judiciaire siégeant en révision demeure celle de savoir si la décision attaquée, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708). [par. 3]

LA DÉCISION DE L’OPIC ÉTAIT-ELLE RAISONNABLE?

[23]      J’ai reproduit précédemment le texte de la décision communiquée dans les lettres du 11 avril 2012. Ces dernières sont problématiques à un certain nombre d’égards qui font qu’elles sont dépourvues de justification, de transparence et d’intelligibilité. Plus précisément :

•   Le sens des mots apparaissant à la première ligne du deuxième paragraphe de la version anglaise de la lettre est inintelligible : « Patent Rule 58(3) is very clear int the effect that ». Les parties conviennent toutes qu’il y a au moins une erreur typographique, mais on ne peut discerner le sens véritable de ces mots.

•   La mention qui est faite de la date du 4 mars 2012 dans la lettre relative à la demande de Jonsson est inexacte; il devrait s’agir, comme toutes les parties en conviennent, du 15 mars 2012.

•   La conclusion de fait énoncée au troisième paragraphe, à savoir : [traduction] « le demandeur n’a pas pris les mesures nécessaires pour s’assurer que votre bureau recevrait sa demande d’entrée en phase nationale au Canada dans le délai prescrit » ne repose sur aucun élément du dossier et, compte tenu du dossier soumis à la Cour, est manifestement erronée. Il n’appartient pas à la Cour d’examiner à ce stade-ci les nouveaux éléments de preuve, mais elle se doit de signaler que l’OPIC ne dispose d’aucune preuve établissant dans un sens ou dans l’autre ce que le demandeur a fait ou dit à l’agent canadien.

[24]      L’avocate du défendeur (OPIC) convient qu’il s’agit là d’erreurs, mais elle soutient qu’elles sont anodines et n’ont pas d’incidence sur l’issue. Je ne suis pas d’accord; il s’agit d’erreurs de fond, qui touchent le cœur même des lettres. À cause d’elles, la décision est dépourvue de justification, de transparence et d’intelligibilité.

LE COMMISSAIRE (OPIC) EST-IL ARRIVÉ, EN TOUT ÉTAT DE CAUSE, AU BON RÉSULTAT?

[25]      La question que le commissaire était tenu d’examiner était de savoir si le cabinet canadien qui déposait la demande avait fait, comme le prescrit le paragraphe 3.1(1) des Règles sur les brevets, une « tentative manifeste mais infructueuse » pour verser la taxe requise. La lettre du commissaire ne traite pas directement de cette question.

[26]      L’effet du paragraphe 3.1(1) a été analysé dans la décision Johnson & Johnson Inc. c. Boston Scientifique Ltée, 2004 CF 1672, [2005] 4 R.C.F. 110 dans une remarque incidente du juge Martineau de la Cour, qui a déclaré aux paragraphes 99 à 104 :

Lorsqu’il a été question de l’article 3.1 devant la Cour, celui-ci n’était pas encore en vigueur, et les demanderesses ont prié la Cour de différer sa décision de façon à ce qu’elles puissent se prévaloir de la disposition. Cet aspect de l’instance a perdu une grande partie de son intérêt pratique puisqu’une suspension d’instance a été ordonnée au mois de novembre 2003 pour d’autres raisons.

Cela dit, j’estime que les modifications entrées en vigueur le 1er janvier 2004 n’ont pas d’effet sur l’issue de la requête prise en délibéré. En effet, le droit applicable pour statuer sur la requête en jugement sommaire ne fait pas l’objet d’une controverse entre les parties. Puisque la date de dépôt des demandes de chacun des brevets en cause est antérieure au 1er octobre 1989, la validité des brevets doit être déterminée suivant les dispositions de la Loi sur les brevets qui étaient en vigueur immédiatement avant cette date, conformément aux articles 78.1 […] et 78.2 […] En outre les Règles sur les brevets qui s’appliquent pour déterminer si les demandes de brevet déposées avaient été complétées sont celles qui étaient en vigueur avant 1989.

Quoi qu’il en soit, même si les nouvelles règles étaient applicables en l’espèce, l’article 3.1 ne permet pas aux demanderesses d’éviter les conséquences juridiques résultant d’une erreur dans le paiement de la taxe à l’égard des brevets en cause ou, autrement dit, du paiement erroné de la taxe de petite entité. L’article 3.1 étant une disposition réglementaire, elle est subordonnée à la loi habilitante, c’est-à-dire à la Loi sur les brevets. Ainsi, la modification des Règles sur les brevets n’a pas d’effet sur le délai de 12 mois pour compléter les demandes de brevet prévu à l’article 30 de la Loi sur les brevets, et non aux Règles. Autrement dit, l’article 3.1 constitue une modification des Règles sur les brevets, non de la Loi sur les brevets. Effectivement, l’article 3.1 n’a pas pour objet de modifier l’obligation que la Loi sur les brevets impose aux demandeurs de brevet de compléter leur demande dans les 12 mois suivant leur dépôt. Contrairement à ce qu’avancent les demanderesses, le nouveau paragraphe 3.1(2) des Règles sur les brevets ne permet pas aux demandeurs de brevet de se dérober aux obligations prévues par la Loi sur les brevets.

J’ajouterai que l’article 3.1 n’est pas une disposition visant à remédier au problème relevé dans Dutch Industries Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets) (2002), 288 N.R. 14 (C.A.F.), concernant l’acceptation par le commissaire d’un versement correctif après l’expiration du délai applicable au paiement de la taxe en question. Aucun des documents se rapportant aux nouvelles règles ne mentionne l’affaire Dutch Industries. Or il serait très inhabituel, pour ne pas dire sans précédent, que des modifications réglementaires visant à «corriger un problème» soient adoptées sans qu’il soit fait mention du problème dans les documents précédant et accompagnant les nouvelles dispositions et pendant que la décision judiciaire à l’origine du problème est encore pendante devant les tribunaux. L’objet de l’article 3.1 est de permettre à un demandeur ou un titulaire de brevet qui tente sans succès d’acquitter la taxe prescrite de se reprendre en donnant un avis au commissaire, à la condition qu’il verse une surtaxe pour paiement en souffrance. Les nouvelles dispositions n’étaient que des modifications d’ordre administratif connexes à des changements de tarif.

Par ailleurs, l’article 3.1 n’a pas pour effet de ressusciter rétroactivement des demandes de brevet déjà tenues pour abandonnées et ne peut être interprété comme ressuscitant rétroactivement des demandes de brevet dont l’abandon est réputé permanent en application de l’article 30 de la Loi sur les brevets. En fait, les lois sont présumées s’appliquer pour l’avenir. Autrement dit, elles ne doivent pas être interprétées comme rétroactives à moins qu’elles ne comportent des dispositions énonçant explicitement leur portée rétroactive ou exigeant implicitement une telle interprétation (Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271). Il doit y avoir une indication suffisante de l’intention du législateur que la loi s’applique non seulement à des faits en cours et à venir, mais également à des faits passés, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (Baker Petrolite Corp. c. Canwell Enviro-Industries Ltd., [2003] 1 C.F. 49 (C.A.), au paragraphe 19).

J’estime de plus que les demandeurs des brevets en cause n’ont jamais fait de «tentative manifeste mais infructueuse» pour verser la taxe présentée comme insuffisante dans la requête en jugement sommaire de la défenderesse. Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui accompagnait la publication des modifications apportées aux Règles sur les brevets, le 18 novembre 2003, donne un exemple de «tentative manifeste mais infructueuse» de verser une taxe, Gaz. C. 2003.II.1659. Il s’agit du paiement d’un montant de taxe incorrect par suite d’une erreur dans le calcul d’un taux de change. La présente situation est tout à fait différente. L’article 3.1 permet au demandeur de brevet de corriger une erreur commise par inadvertance relativement au paiement de la taxe, mais non une erreur se rapportant à la taxe elle-même, en particulier lorsqu’elle découle d’une hypothèse erronée ou d’une revendication sciemment irrégulière du statut de petite entité. [Références omises.]

[27]      Cette décision a été infirmée par la Cour d’appel fédérale (2006 CAF 195, [2007] 1 R.C.F. 465). La juge d’appel Sharlow, s’exprimant au nom de la Cour, a déclaré, aux paragraphes 5 et 6 :

À notre avis, il découle du paragraphe 78.6(1) que les versements complémentaires effectués à l’égard des brevets en cause doivent être traités, pour l’application de la Loi sur les brevets, comme s’ils avaient été effectués à la date à laquelle les paiements insuffisants ont été faits initialement. Il n’y avait donc aucun déficit dans le paiement des taxes de dépôt. Partant, le principe établi dans Dutch Industries ne saurait s’appliquer et les demandes de brevet doivent être considérées comme si la disposition relative à l’abandon réputé ne s’était jamais appliquée aux brevets.

Cette interprétation du paragraphe 78.6(1) repose sur son sens littéral. Il s’agit, selon nous, de l’interprétation appropriée parce que le législateur a manifestement voulu que le paragraphe 78.6(1) corrige rétroactivement les effets de la décision Dutch Industries lorsqu’est effectué un versement complémentaire qui respecte les conditions énoncées dans cette disposition. Il est incontesté que ces conditions sont respectées en l’espèce

[28]      Le juge Martineau, dans une décision postérieure à celle qu’il avait rendue dans l’affaire Boston Scientifique, soit Gouvernement des É.-U. et al. c. Commissaire aux brevets, 23 juin 2005, dossier T‑1995‑04, examinait une question de paiement de taxes sans conclure qu’il fallait recourir à l’article 3.1 des Règles sur les brevets. Voici ce qu’il déclarait au paragraphe 5 :

[traduction]  À première vue, la lettre d’accompagnement de MBM, datée du 30 avril 2004, autorisait expressément le défendeur « à obtenir paiement du compte 06-176 de l’OPIC et à prendre toutes les mesures nécessaires, énoncées à la partie II des Règles sur les brevets » (Je souligne). Il est vrai qu’une directive de portée aussi générale ne peut passer pour imposer au défendeur l’obligation générale de faire part aux demandeurs des lacunes en matière de dépôt. Cependant, dans le cas présent, si l’on considère que le paiement s’est fait au moyen d’un instrument de crédit, les instructions que MBM a données en vue de parfaire la demande d’entrée en phase nationale des demandeurs ne devraient pas faire l’objet d’une interprétation étroite. En fait, eu égard aux circonstances particulières de l’espèce et à l’intention claire exprimée dans le « Formulaire de demande d’entrée en phase nationale conformément aux articles 22 et 30 du Traité de coopération en matière de brevets » que MBM a déposé pour le compte des demandeurs le 30 avril 2004, je ne doute aucunement que l’instruction générale contenue dans la lettre d’accompagnement de MBM autorisait de manière claire et valide le défendeur à débiter de son compte Visa la somme additionnelle nécessaire pour acquitter la surtaxe de 200 $ pour paiement en souffrance, prévue à l’article 11 de l’annexe II des Règles sur les brevets. Cette interprétation concorde avec l’esprit et l’objet général du régime des brevets, et bien qu’il ne soit pas nécessaire de recourir à l’article 3.1 des Règles sur les brevets, cette interprétation concorde aussi avec l’objet et l’application de cette disposition.

[29]      Vu l’état de la jurisprudence, ou son silence relativement à l’article 3.1 des Règles sur les brevets, l’affaire doit être examinée ab initio.

[30]      L’article 3.1 a été ajouté aux Règles sur les brevets après que des affaires comme Dutch Industries Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2001 CFPI 879 [précitée], 2003 CAF 121 [précitée], eurent illustré que de simples erreurs touchant le paiement des taxes au Bureau des brevets pouvaient avoir des conséquences dévastatrices faisant obstacle à l’obtention ou au maintien en état d’un brevet. Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) accompagnant le projet de disposition des Règles publié dans la Gazette du Canada, Partie II, le 5 juin 2003 [date d’enregistrement du DORS/2003-208], à la page 1659, indique :

b.   Offre une protection aux demandeurs et aux détenteurs de brevet qui tentent sans succès de payer les droits. Actuellement, le demandeur ou le détenteur qui ne verse pas le montant exact des droits (en raison, par exemple, d’une erreur dans le calcul du taux de change) risque de perdre ses droits de PI.

[31]      L’exemple donné est curieux, car ni les avocats qui ont comparu devant moi ni la Cour n’ont pu penser à une seule affaire relevant des Règles dans laquelle le calcul du taux de change entrait en jeu.

[32]      L’objet de ces taxes, ainsi que l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Actelion Pharmaceuticals Ltd. c. Canada, 2008 CAF 96, au paragraphe 13, est non seulement de conférer au Bureau des brevets un moyen de recouvrer des frais administratifs, mais aussi de se débarrasser de la prolifération de brevets inutiles. Il n’y a rien de pénal dans le système de perception de taxes.

[33]      Selon l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, les tribunaux sont tenus d’interpréter les lois d’une manière équitable, large et libérale :

12. Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.

Principe et interprétation

[34]      Dans son ouvrage intitulé Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd., Markham, Ont. : Butterworths), la professeure Sullivan écrit, à la page 382 :

[traduction
     La différence entre une interprétation stricte et une interprétation libérale procède en grande partie de l’attitude et de la souplesse. Une loi que l’on interprète de manière stricte est appliquée avec réticence, avec la plus grande modération. Les dispositions générales sont atténuées; les conditions d’application sont exécutées avec soin et en détail. Les doutes ou les ambigüités sont interprétés en faveur d’une non-application. Par contre, une interprétation libérale favorise et facilite l’application des lois en vue d’atteindre l’objectif réparateur visé. Le libellé de la loi est suivi aussi fidèlement que l’autorisent les conventions d’interprétation. Les aspects techniques et le formalisme creux sont évités. Les doutes ou les ambiguïtés raisonnables sont réglés en faveur de ceux qui cherchent à tirer profit de la loi.

Historiquement, semble-t-il, l’effet pénal des lois était plus évident aux yeux des juges que leur objet social bienfaisant. Corry signale qu’après 1700, rares étaient les lois réparatrices. Aux xviiie et xixe siècles, une interprétation stricte était une arme puissante contre les initiatives législatives qui, jugeait-on, entravaient indûment la liberté ou les droits.

L’approche moderne. Dans toutes les administrations canadiennes, le législateur a tenté d’empêcher les juges de recourir à une interprétation stricte en adoptant une disposition semblable à celle-ci :

12. Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.

Cette disposition n’a pas empêché les tribunaux de continuer à utiliser le terme « interprétation stricte et libérale ». Cependant, la doctrine est appliquée de nos jours avec plus de souplesse, moins machinalement. Conformément à l’accent mis de nos jours sur l’analyse téléologique, il y a plus de chances que les tribunaux contemporains perçoivent le côté réparateur des lois et souscrivent à la directive de la Loi d’interprétation. [Notes en bas de page omises.]

[35]      L’article 3.1 des Règles sur les brevets a été introduit en vue de donner au commissaire aux brevets, en cas de tentative « manifeste mais infructueuse » pour verser une taxe, un moyen d’atténuer les effets catastrophiques liés à une telle omission. Il prévoit ainsi que le commissaire peut, en vertu du paragraphe 3.1(2), envoyer dans les deux mois suivants un avis indiquant qu’un montant de taxe est impayé. Si ce montant est rapidement versé, la demande est réputée être en règle.

[36]      En l’espèce, l’avocate du défendeur fait valoir qu’il n’était pas « manifeste » que le demandeur souhaitait verser non seulement la taxe de dépôt de la demande PCT au titre de l’alinéa 58(3)a) des Règles, mais aussi la surtaxe prévue par l’alinéa 58(3)b) des Règles, conformément à l’article 11 de la partie II du tarif. Elle se fonde sur les mots « la taxe » qui figurent à l’article 3.1.

[37]      Je vois la situation différemment. Comme le prévoit l’article 12 de la Loi d’interprétation, l’article 3.1 est une disposition de nature réparatrice; il convient de l’interpréter de manière équitable, large et libérale. Le renvoi à « la taxe » peut être interprété de manière libérale de façon à inclure non seulement une taxe de dépôt de base, mais aussi une surtaxe pour un dépôt effectué avant l’expiration du délai de 42 mois.

[38]      La référence faite par l’agent canadien à la [traduction] « taxe de dépôt » dans la communication adressée au Bureau des brevets peut donc passer pour désigner non seulement la taxe de base, mais aussi la surtaxe. Le Bureau des brevets, en examinant la demande elle-même, peut facilement voir que celle-ci est déposée après le délai de 30 mois, et avant le délai de 42 mois mentionné au paragraphe 58(3) des Règles; il peut donc déduire que la « taxe de dépôt » mentionnée doit, selon une interprétation équitable, large et libérale, inclure non seulement la taxe de base, mais aussi la surtaxe.

[39]      Je conclus donc que la décision du commissaire était déraisonnable, non seulement parce qu’elle était dépourvue de justification, qu’elle était inintelligible et qu’elle manquait de transparence, mais aussi parce qu’il a mal appliqué l’article 3.1 des Règles aux circonstances de l’espèce.

LE COMMISSAIRE DEVRAIT-IL RECTIFIER UNE « ERREUR D’ÉCRITURE »?

40]       L’article 8 de la Loi sur les brevets (L.R.C. (1985), ch. P-4) autorise le commissaire à corriger tout « document en dépôt » qui peut contenir une « erreur d’écriture ».

[41]      L’avocate du défendeur fait valoir que comme la demande a été rejetée, il ne s’agit pas d’un « document en dépôt ». Cette position, allègue-t-elle, est appuyée par l’article 59.1 des Règles sur les brevets, d’après lequel l’article 8 ne s’applique que dans les cas où le document en dépôt devient une demande à la phase nationale.

[42]      Comme j’ai conclu que la décision du commissaire était déraisonnable, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur ce point.

CONCLUSION ET DÉPENS

[43]      En conclusion, je suis d’avis qu’il convient de contrôler la décision du commissaire, dans les circonstances de l’espèce, selon la norme de la raisonnabilité. Je conclus que la décision était déraisonnable. Elle n’a pas convenablement traité de la question de savoir si la tentative de paiement des taxes appropriées était « manifeste mais infructueuse ». Cette décision était dépourvue de justification et de transparence, en plus d’être inintelligible.

[44]      Les avocats des demandeurs ont suggéré un certain nombre de réparations appropriées. J’estime qu’il est plus approprié d’infirmer la décision du 11 avril 2012 dans chaque affaire et d’obliger le commissaire à délivrer l’avis visé au paragraphe 3.1(2) des Règles dans chacune des affaires en exigeant le paiement des taxes en souffrance.

[45]      Il n’y a pas lieu selon moi d’adjuger des dépens en l’espèce.

[46]      Je remercie les avocats de chacune des parties pour leurs observations honnêtes et réfléchies.

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