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[2001] 3 C.F. 41

T-1944-98

2001 CFPI 13

Richardson International, Ltd. (demanderesse)

c.

ZAO RPK « Starodubskoe », J.S.K. Sakhalin Leasing Co. et les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le navire « Mys Chikhacheva » et sa cargaison (défendeurs)

Répertorié : Richardson International, Ltd.c. Mys Chikhacheva (Le) (1re inst.)

Section de première instance, juge Dubé—Vancouver, 4, 5, 9, 10, 11, 12, 16, 17, 18 et 19 janvier; Ottawa, 2 février 2001.

Droit maritime — Privilèges et hypothèques — Le navire défendeur a été saisi en vertu d’une garantie fondée sur un privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires — Un jugement par défaut a été obtenu par la demanderesse contre la défenderesse Starodubskoe dans l’État de Washington — Le jugement n’a pas pu être exécuté parce que la défenderesse avait déclaré faillite — L’identité du propriétaire du navire était en litige — La défenderesse, Bering Trawlers Ltd., était la propriétaire légale du navire — La personne qui fournit des approvisionnements nécessaires à un navire a droit à un privilège maritime à cet égard — Les privilèges maritimes subsistent même lorsque les marchandises et les services sont fournis en dehors des É.-U. — L’existence d’une autre garantie contractuelle et d’une garantie de remboursement n’empêche pas un privilège maritime d’exister à moins qu’on n’y ait expressément renoncé — En droit américain, le propriétaire et l’affréteur d’un navire peuvent créer un privilège maritime en commandant des approvisionnements nécessaires pour le navire — La demanderesse a fourni des approvisionnements nécessaires et elle était titulaire d’un privilège valide sur le navire.

Droit maritime — Pratique — Un jugement par défaut a été obtenu par la demanderesse devant la Cour américaine de district de l’État de Washington contre la défenderesse Starodubskoe — Il n’y a pas eu recouvrement étant donné que la défenderesse avait déclaré faillite — Il s’agit de savoir si la doctrine de la chose jugée empêche de débattre de nouveau des questions qui ont déjà été tranchées — La doctrine de la chose jugée ne s’appliquait pas étant donné qu’il s’agissait d’actions personnelles et d’actions réelles mettant en cause des parties différentes — Le jugement rendu dans l’État de Washington qui n’avait pas été exécuté s’appliquait à Starodubskoe alors que la présente affaire est fondée sur un privilège maritime se rattachant au Mys Chikhacheva — La demanderesse n’a pas renoncé au privilège maritime.

Conflit de lois — Revendication d’un privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires — La demanderesse a invoqué le droit américain — La question de savoir quel système de droit s’appliquait devait être tranchée au moyen des règles canadiennes en matière de conflit de lois — Les parties voulaient que ce soit le droit de l’État de Washington qui s’applique — Le contrat de commercialisation prévoyait l’arbitrage à Seattle — Les contrats indiquaient que c’était le droit américain qui devait régir les opérations — Le droit de l’État de Washington était le système de droit dont la myriade de contrats se rapprochaient réellement le plus — La Cour doit examiner le droit maritime américain qui s’applique aux privilèges maritimes découlant de la fourniture d’approvisionnements nécessaires à un navire.

Dans cette action, la demanderesse, Richardson International, Ltd., faisait valoir un privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires à la suite de la saisie du navire défendeur Mys Chikhacheva à Nanaimo (Colombie-Britannique). La demanderesse est une société dûment constituée en vertu des lois de l’État de Washington, qui s’occupe de l’achat et de la commercialisation de produits de la pêche à l’échelle mondiale. Au mois d’octobre 1995, Richardson avait prêté de l’argent à la défenderesse Starodubskoe, une entreprise de pêche russe qui, à l’époque soviétique, était une entreprise collective, aux fins de la remise en état d’un bateau de pêche. En vertu de l’entente, Richardson avait le droit exclusif de commercialiser les produits de certains navires tant que la dette n’était pas remboursée. La demanderesse fournissait des approvisionnements nécessaires aux navires qui pêchaient dans la mer d’Okhotsk. Starodubskoe a violé l’acte de cession du produit et le contrat de commercialisation en vendant la production à des tiers; elle a tenté de résilier les contrats qu’elle avait passés avec Richardson et a signé une reconnaissance de dette, d’un montant de 1 828 728 40 $US, mais elle n’a jamais remboursé ce montant et a finalement déclaré faillite en Russie. Richardson a saisi le Mys Chikhacheva au mois d’octobre 1998 et elle a obtenu un jugement par défaut contre Starodubskoe, à Seattle (Washington), mais elle n’a pas pu faire exécuter le jugement étant donné que Starodubskoe avait déclaré faillite. La défenderesse Bering Trawlers Ltd. a allégué que, pendant la période pertinente, elle était le véritable propriétaire du Mys Chikhacheva. Trois questions principales ont été soulevées : 1) l’identité du propriétaire du navire; 2) la détermination du droit qu’il convenait d’appliquer à l’affaire; 3) l’existence d’un privilège maritime, ainsi que certaines questions connexes, notamment la doctrine de la chose jugée et le montant du privilège maritime.

Jugement : l’action doit être accueillie.

1) Des témoignages d’experts contradictoires ont été présentés au sujet de la question de savoir si le navire Mys Chikhacheva appartenait à Starodubskoe ou à Bering Trawlers Ltd. de Chypre. Richardson a affirmé que Bering était une entité fictive, c’est-à-dire une société destinée à créer une apparence de droits et d’obligations légaux différents de ceux qui existent en réalité. Selon certains éléments de preuve, Bering n’avait aucune source réelle de revenu, elle n’exerçait aucune activité si ce n’est qu’elle était inscrite à titre de détenteur nominal du titre afférent au Mys Chikhacheva et aux navires frères, à Chypre. Même si les opérations étaient inhabituelles et semblaient peut-être irrégulières et trompeuses, la preuve ne suffisait pas pour permettre de soulever le voile corporatif. Il faudrait présenter un plus grand nombre d’éléments de preuve pour que la Cour déclare que ce type de structure collective, apparemment légale en Russie, a été utilisé comme façade en vue de frauder les créanciers. Le propriétaire du navire a toujours été Bering. Toutefois, Starodubskoe était du moins un affréteur coque nue; or, en cette qualité, elle était autorisée en droit américain à acheter des approvisionnements nécessaires et à créer un privilège maritime se rattachant au navire.

2) Richardson a plaidé que c’est le droit américain qui régit l’affaire; il lui incombait de démontrer que c’était le cas. En droit américain, il existe un privilège maritime à l’égard des approvisionnements nécessaires, mais il n’en va pas de même en droit canadien. La Cour détermine le système de droit pertinent en appliquant les règles canadiennes concernant les conflits de lois. Richardson a prêté de l’argent en dollars américains à Starodubskoe; or, le droit qu’il convient d’appliquer à un prêt est normalement celui du prêteur. Le contrat de commercialisation qui a été conclu entre Starodubskoe en sa qualité de producteur et Richardson en sa qualité de distributeur renfermait une clause prévoyant que l’arbitrage devait avoir lieu à Seattle (Washington). Une clause d’arbitrage est un indice important montrant que les parties voulaient que ce soit la loi de ce lieu qui s’applique. Un témoignage oral ne peut pas être utilisé pour préciser les termes d’un contrat ou pour contredire un contrat, mais il est parfois pertinent lorsqu’il s’agit d’établir le cadre factuel, le contexte, l’environnement dans lequel le document a été créé. À part le choix clair du droit applicable et du lieu d’arbitrage, de nombreux autres indices figurant dans les contrats donnaient à entendre que les parties voulaient assujettir les opérations au droit américain. Les parties ont expressément choisi le droit de l’État de Washington, qui est le système de droit dont la myriade de contrats se rapprochent réellement le plus. La Cour doit donc se fonder sur le droit maritime américain qui s’applique aux privilèges maritimes découlant de la fourniture d’approvisionnements nécessaires à un navire.

3) Selon la jurisprudence américaine en matière de droit maritime, la personne qui fournit des approvisionnements nécessaires à un navire a droit à un privilège maritime à cet égard. Il existe un privilège maritime même si les marchandises et les services sont fournis en dehors des États-Unis. L’existence d’une autre garantie contractuelle (comme une hypothèque ou un billet) en vue du remboursement n’empêche pas un privilège maritime d’exister à moins qu’il n’y soit expressément renoncé dans le contrat pertinent. Lorsqu’il y a plus d’une garantie, les cours d’amirauté américaines présument que le créancier a d’abord imputé les paiements aux garanties inférieures (dans ce cas-ci l’hypothèque) de façon à pouvoir réclamer le solde en se fondant sur la garantie supérieure (le privilège maritime). Selon le droit américain, le propriétaire ou l’affréteur d’un navire peut créer un privilège maritime en commandant des approvisionnements nécessaires pour un navire. Starodubskoe appartenait donc à la catégorie de personnes qui peuvent créer un privilège maritime en commandant des approvisionnements nécessaires pour le Mys Chikhacheva. Richardson a fourni les approvisionnements nécessaires et est détentrice d’un privilège valide se rattachant au navire.

Bering a soutenu qu’étant donné que Richardson a obtenu un jugement contre Starodubskoe devant la Cour américaine de district de l’État de Washington, la notion de chose jugée empêche de débattre de nouveau des questions qui ont déjà été tranchées entre les parties. Les actions personnelles et les actions réelles mettaient en cause des parties différentes et la doctrine de la chose jugée ne s’appliquait pas. Le jugement non exécuté qui avait été obtenu dans l’État de Washington avait été rendu contre Starodubskoe, alors que la présente affaire était fondée sur l’existence d’un privilège maritime se rattachant au Mys Chikhacheva. L’allégation de Bering, à savoir qu’il y avait des indices précis de renonciation qui montraient que Richardson voulait clairement renoncer au privilège maritime, n’était pas fondée. Il n’y a pas eu de renonciation de la part de Richardson. Enfin, la Cour a conclu que le montant du privilège maritime s’élevait à 336 969 84 $, avec intérêts avant jugement et les dépens.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Civil Code, RU Stat., art. 57.

Merchant Marine Code, RU Stat., art. 19, 27, 30, 34.

Merchant Shipping Law, CY Stat., art. 23R.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 75(1).

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Ontario Bus Industries Inc. c. Federal Calumet (Le), [1992] 1 C.F. 245 (1991), 47 F.T.R. 149 (1re inst.); conf. par (1992), 150 N.R. 149 (C.A.F.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Rangiora, Ranginui and Takitimu, The, [2000] 1 Lloyd’s Rep. 36 (H.C.N.-Z.); Tomkinson v. First Pennsylvania Banking and Trust Co., [1961] A.C. 1007 (C.L.); Compagnie Tunisienne de Navigation S.A. v. Compagnie d’Armement Maritime S.A., [1971] A.C. 572 (C.L.); Prenn v. Simmonds, [1971] 1 W.L.R. 1381 (C.L.); Saint John Shipbuilding & Dry Dock Co. Ltd. c. Kingsland Maritime Corp. et al.; Logistec Corp., tierce partie (1981), 126 D.L.R. (3d) 332; 43 N.R. 1 (C.A.F.); Republic of India and Others v. India Steamship Co., [1997] H.L.J. no 40 (QL).

DÉCISIONS CITÉES :

Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536; (1984), 10 D.L.R. (4th) 1; [1984] CTC 294; 84 DTC 6305; 53 N.R. 241; Dominion Bridge Co Ltd c La Reine, [1975] CTC 263; (1975), 75 DTC 5150 (C.F. 1re inst.); Pegasus Lines Ltd. S.A. c. Devil Shipping Ltd. et al. (1996), 120 F.T.R. 241 (C.F. 1re inst.); conf. par (1996) 207 N.R. 293 (C.A.F.); Winbigler v. Winbigler (1953), 10 W.W.R. (N.S.) 131 (C.S.C.-B.); Allen v. Hay (1922), 64 R.C.S. 76; 69 D.L.R. 193; [1922] 3 W.W.R. 366; Fernandez c. « Mercury Bell » (Le), [1986] 3 C.F. 454 (1986), 27 D.L.R. (4th) 641; 66 N.R. 361 (C.A.); Gallen et al. v. Allstate Grain Co. Ltd. et al. (1984), 9 D.L.R. (4th) 496; 53 B.C.L.R. 38; 25 B.L.R. 314 (C.A.); Espirito Santo Bank of Florida v. M/V Tropicana, [1992] A.M.C. 1672 (S.D. Fla. 1990); International Seafoods of Alaska, Inc. v. Park Ventures, Inc., 829 F.2d 751 (9th Cir. 1987); Sasportes v. M/V Sol De Copacabana, 581 F.2d 1204 (5th Cir. 1978); Tramp Oil and Marine, Ltd. v. M/V Mermaid I, 805 F.2d 42 (1st Cir. 1986); Exxon Corp. v. Central Gulf Lines, Inc., 780 F.Supp. 191 (S.D.N.Y. 1991); Ryan-Walsh, Inc. v. M/V Ocean Trader, 930 F.Supp. 210 (D. Md. 1996); TTT Stevedores of Texas, Inc. v. M/V Jagat Vijeta, 696 F.2d 1135 (5th Cir. 1983); Newport News Shipbuilding and Dry Dock Co. v. S.S. Independence, 872 F.Supp. 262 (E.D. Va. 1994); Oakes Logging, Inc. v. Green Crow, Inc., 832 P.2d 894 (1992); Whitney-Fidalgo Seafoods, Inc. v. Miss Tammy, 542 F.Supp. 1302 (D.C. Wash. 1982); Home, The, 65 F.Supp. 94 (D.C. Wash. 1946); Ontario Sugar Co., Re, (1910) 22 OLR 621 (H.C.J.); conf. par (1911), 24 O.L.R. 332 (C.A.); Creighton c. Franko et al. (1998), 151 F.T.R. 21 (C.F. 1re inst.); Canderel Ltée. c. Canada, [1994] 1 C.F. 3 [1993] 2 C.T.C. 213; (1993), 93 DTC 5357; 157 N.R. 380 (C.A.); Meyer c. Canada (1985), 62 N.R. 70 (C.A.F.).

DOCTRINE

Schoenbaum, T. J. Admiralty and Maritime Law, 2nd ed. St. Paul, Minn. : West Pub. Co., 1994.

Tetley, William. Maritime Liens and Claims, 2e éd. Montréal : International Shipping Publications, 1998.

ACTION fondée sur un privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires intentée à la suite de la saisie du navire défendeur Mys Chikhacheva par la demanderesse à Nanaimo (Colombie-Britannique). Action accueillie.

ONT COMPARU :

David F. McEwen et Gregory G. Blue pour la demanderesse.

Peter G. Bernard et Andrew Mayer pour le défenderesse Bering Trawlers Ltd.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McEwen, Schmitt & Co., Vancouver, pour la demanderesse.

Campney & Murphy, Vancouver, pour la défenderesse Bering Trawlers Ltd.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Dubé : Le navire défendeur Mys Chikhacheva a été saisi par la demanderesse à Nanaimo (Colombie-Britannique) le 13 octobre 1998, en vertu d’un mandat délivré ce jour-là, lequel était fondé sur un privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires. La saisie soulevait plusieurs questions complexes, notamment l’identité du propriétaire du navire, la détermination du droit qu’il convenait d’appliquer à l’affaire et l’existence d’un privilège maritime se rattachant au navire.

1.         Les faits

[2]        La demanderesse Richardson International Ltd. (Richardson) est une société dûment constituée en vertu des lois de l’État de Washington (É.-U.); elle s’occupe de l’achat et de la commercialisation de produits de la pêche à l’échelle mondiale. Entre le 19 janvier 1995 et le 19 décembre 1996, il y avait deux sociétés distinctes, Richardson International Ltd. et RIL Ship Management Ltd., qui ont été fusionnées en 1998 pour former la société Richardson actuelle.

[3]        La défenderesse ZAO RPK Starodubskoe (Starodubskoe) est une société constituée en vertu des lois russes ayant une adresse sur l’île de Sakhaline. Elle n’a pas déposé de défense dans la présente action et Richardson a obtenu un jugement par défaut contre elle dans l’État de Washington.

[4]        La défenderesse J.S.K. Sakhalin Leasing Co., également connue sous le nom de J.S.K. Sakhalin Leasing Flot et appelée « Sakhalin Leasing » dans les présents motifs, est une société constituée en vertu des lois russes. Elle a été radiée à titre de défenderesse au moyen d’une ordonnance rendue par la Cour le 27 novembre 1998. L’unique défenderesse est maintenant Bering Trawlers Ltd. (Bering). Cette dernière société allègue que, pendant la période pertinente, elle était le véritable propriétaire du Mys Chikhacheva. Il s’agit essentiellement en premier lieu de déterminer qui est le véritable propriétaire du navire.

[5]        Avant 1995, Richardson avait une expérience considerable en matière de gestion de bateaux de pêche russes et de vente de produits provenant de ces bateaux. Elle a établi des contacts avec des entreprises de pêche russes de la mer d’Okhotsk. Certaines de ces entreprises de pêche étaient des « kolkhozes », soit des entreprises collectives initialement établies à l’époque soviétique. À la fin de l’année 1994, Mme Lynn Richardson, présidente-directrice générale de Richardson, a été présentée à V. Moukhin, directeur général de Starodubskoe, autrefois connue sous le nom du kolkhoze de pêche Kotovsky (Kotovsky) qui exploitait une quinzaine de bateaux de pêche, notamment le Yuzhnie Kurily, un « navire mère » ou un navire-usine de traitement, et deux chalutiers Sterkoder, le Mys Chikhacheva et le Mys Slepikovskogo.

[6]        Au mois de janvier 1995, Lynn Richardson s’est rendue au bureau du capitaine de port à Nevelsk, sur l’île de Sakhaline, en compagnie de M. Moukhin et d’une employée russe de Richardson, Natasha Sabutskaya. On lui a montré les certificats de propriété des trois navires, indiquant que ceux-ci appartenaient à Kotovsky. M. Moukhin a remis à Lynn Richardson une copie d’un document officiel en date du 16 novembre 1994, faisant état du changement de nom de Kotovsky, désormais connue sous le nom de Starodubskoe, ainsi qu’une traduction anglaise. M. Moukhin est décédé au printemps 1995; M. Ivlev l’a remplacé à titre de directeur général de Starodubskoe.

[7]        Au mois d’octobre 1995, Richardson et Starodubskoe ont conclu une entente en vertu de laquelle Richardson devait prêter 4 000 000 $US à Starodubskoe aux fins de la remise en état du Yuzhnie Kurily de façon que ce navire puisse traiter les produits de pêche conformément aux normes des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest. Richardson devait en outre fournir les approvisionnements essentiels aux trois navires de façon à permettre leur exploitation. Richardson détenait le droit exclusif de commercialiser les produits des trois navires tant que la dette relative à la transformation du Yuzhnie Kurily n’était pas remboursée et, par la suite, tant que l’entente n’était pas résiliée par l’une ou l’autre partie.

[8]        Cette entente a donné lieu à un groupe de contrats rédigés en anglais et en russe les 24 et 25 octobre 1995, comprenant une hypothèque grevant le Yuzhnie Kurily, un billet à ordre, un contrat de commercialisation et un addenda joint à chacun des trois documents.

[9]        Les travaux de remise en état du Yuzhnie Kurily ont été exécutés à Pusan, en Corée, du mois de novembre 1995 au mois de février 1996, au coût de plus de 2,9 millions de dollars américains, ce montant ayant été payé au complet à l’aide du prêt consenti par Richardson.

[10]      Lorsque les trois navires ont entrepris les activités de pêche dans la mer d’Okhotsk, au début de l’année 1996, Starodubskoe a demandé à Richardson de fournir du mazout et des provisions aux navires. Les demandes devaient être approuvées par M. Dick Richardson, président de Richardson. Toutes les dispositions relatives à la fourniture des provisions ont été prises à Seattle (Washington). Certaines provisions ont été transférées d’autres bateaux de pêche et le reste a été expédié par une société de Seattle jusqu’à la mer d’Okhotsk. Richardson a également payé les salaires et les frais de déplacement des techniciens chargés de l’entretien des appareils de traitement du poisson à bord du Mys Chikhacheva.

[11]      Au moment où Richardson fournissait les provisions aux trois navires, au début du printemps 1996, Starodubskoe vendait la production des navires à des tiers en violation de l’acte de cession du produit et du contrat de commercialisation. De fait, le premier transbordement de poisson du Mys Chikhacheva, au cours de la saison de pêche de 1996, a été livré à un tiers.

[12]      Lorsque Richardson a découvert la chose, elle a protesté avec véhémence en affirmant que le contrat avait été violé, mais on a continué à effectuer d’autres transbordements en faveur de tiers ainsi que de Richardson.

[13]      Enfin, au mois de mai 1996, Starodubskoe a envoyé une télécopie visant à résilier les contrats qu’elle avait passés avec Richardson. Le 6 septembre 1996, Starodubskoe a signé une reconnaissance de dette globale en faveur de Richardson, d’un montant de 1 828 728 40 $US. Ce montant n’a jamais été remboursé. En 1997, Starodubskoe a déclaré faillite en Russie. Le 27 octobre 1997, l’arbitre chargé de la faillite (un genre de syndic) de Starodubskoe a confirmé que la dette de cette dernière envers Richardson s’élevait à 2 206 344 $US. Aucune somme n’a été versée à Richardson par Starodubskoe ou pour son compte.

[14]      Le 13 octobre 1998, le Mys Chikhacheva a été saisi à Nanaimo (C.-B.). C’était la première occasion que Richardson avait de faire saisir le navire. Le 23 juillet 1999, Richardson a obtenu un jugement par défaut contre Starodubskoe devant la Cour américaine de district, à Seattle (Washington). Richardson n’a pas pu recouvrer le montant accordé par jugement étant donné que Starodubskoe avait alors déclaré faillite en Russie.

[15]      Richardson a entendu parler de Bering pour la première fois au début de la présente action. Jusqu’à ce moment-là, elle n’était pas au courant de l’existence de Bering ou du fait que celle-ci serait propriétaire du Mys Chikhacheva.

2.         Le propriétaire du navire

[16]      Evgueni Knijnikov a été cité par la demanderesse à titre d’expert en droit maritime russe. M. Knijnikov pratique le droit depuis plus de 25 ans. Il est inscrit au Barreau russe et il est également membre du Washington State Bar Association (É.-U.), à titre de conseiller en droit étranger. Il a examiné les deux documents que Richardson avait obtenus : le certificat du navire délivré à Kotovsky le 1er septembre 1994 pour le Mys Chikhacheva et la résolution du 16 novembre 1994 par laquelle le kolkhoze de pêche Kotovsky était de nouveau enregistré sous le nom de société de pêche Starodubskoe.

[17]      De l’avis de M. Knijnikov, le certificat du navire est conforme au droit russe tel qu’il existait à ce moment-là, à savoir les articles 19, 27, 30 et 34 du Merchant Marine Code en vigueur en Russie de 1968 à 1999. Le certificat du navire établissait d’une façon concluante que Kotovsky était propriétaire du Mys Chikhacheva. Il ressort également clairement de ce document que le navire n’avait pas eu d’autre propriétaires. Le navire a par la suite été transféré à Starodubskoe. Le document de nouvelle immatriculation est conforme au droit russe (article 57 du Civil Code de la FR). M. Knijnikov a conclu ce qui suit :

[traduction] 6. Compte tenu des documents qui ont été soumis et des règles de droit russes qui s’appliquaient à ce moment-là en Russie (en 1994), je suis fermement convaincu qu’au moment où le « Mys Chikhacheva » a été immatriculé dans le port de Nevelsk, en Russie, aucune société étrangère n’avait un droit de propriété sur ce navire. Le navire appartenait uniquement au kolkhoze de pêche Kotovsky. L’immatriculation parallèle d’un navire, l’enregistrement d’un droit de propriété et d’un pavillon, en Russie et à l’étranger en même temps, n’est pas permis selon l’article 27 du Code de la marine marchande de l’URSS.

[18]      Pour sa part, la défenderesse Bering a cité Panayiotis Neocleous, avocat inscrit au Barreau de Chypre, à titre d’expert en droit maritime chypriote. L’expert a examiné neuf documents du registre de Chypre et un certificat de navigation sous pavillon russe. Il a conclu que le Mys Chikhacheva est immatriculé en permanence sous pavillon chypriote et qu’il est également immatriculé dans la Fédération de Russie, que Bering Trawlers Limited, de Limassol, à Chypre, est le propriétaire légal du navire et que l’article 23R de la Merchant Shipping Law de Chypre interdit toute opération concernant le droit de propriété afférent au navire à moins qu’il n’y ait eu enregistrement conformément aux dispositions du droit chypriote.

[19]      De l’avis de l’expert, [traduction] « à ce jour, le propriétaire du navire n’a pas changé, le propriétaire légal inscrit étant Bering Trawlers Limited ».

[20]      Bering a également cité son propre expert en droit maritime russe, Peter Falileev, associé au cabinet Jurinflot, spécialisé en droit international, à Moscou, en Russie. M. Falileev a examiné le même ensemble de documents que Panayiotis Neocleous ainsi que d’autres documents russes. Il a conclu que le Mys Chikhacheva avait été construit pour le compte de Bering Trawlers Limited, à Chypre, et que cette société était l’unique propriétaire du navire. Le Mys Chikhacheva a été provisoirement immatriculé sous pavillon chypriote le 21 juin 1996 et on lui a permis de battre pavillon russe parce que le propriétaire, Bering, avait conclu un contrat d’affrètement à coque nue avec Kotovsky.

[21]      De l’avis de l’expert, il ressort clairement des documents que Bering, en sa qualité de propriétaire inscrit, voulait affréter le navire coque nue en faveur de Kotovsky et qu’elle voulait immatriculer le navire sous pavillon russe. Le 17 mai 1994, le comité des pêches russe a délivré un consentement autorisant Kotovsky à affréter le navire coque nue. Avant le mois de mai 1999, lorsque le Merchant Marine Code russe a été édicté, les navires affrétés coque nue devaient être inscrits dans un registre à titre de navires appartenant à des entités russes.

[22]      M. Falileev a examiné le certificat du navire en date du 1er septembre 1994 et le certificat de navigation sous pavillon russe en date du 14 septembre 1995. Il a reconnu que, dans ces documents, il n’est pas fait mention du propriétaire du navire, Bering, mais que c’est Kotovsky qui y est inscrit à titre de propriétaire. À son avis, cela [traduction] « ne veut pas dire que cette personne est de fait propriétaire du navire ». À ce moment-là, la directive 1992 [traduction] « prévoyait la possibilité d’immatriculer les navires affrétés coque nue dans la Fédération de Russie, mais ne prévoyait pas l’existence d’un registre spécial pour les affrètements à coque nue, celui-ci n’ayant été établi qu’en 1999 […] Par conséquent, en 1994, le droit russe prévoyait la possibilité d’immatriculer des navires étrangers battant pavillon russe sur la base d’un affrètement à coque nue, mais malheureusement il n’y avait pas de formulaires russes sur lesquels on devait indiquer le nom des propriétaires et des affréteurs […] Telle est la véritable raison de la confusion ». L’expert a conclu ce qui suit :

[traduction] 27. La conclusion que j’ai ci-dessus tirée au sujet du propriétaire du « Mys Chikhacheva » contredit la déclaration de M. Evgueni Knizhnikov. M. Knizhnikov a déclaré avoir examiné le certificat du navire en date du 1er septembre 1994 et le document concernant la réorganisation de Rybkolhoz Kotovskij aux fins de la création de ZAO RPK Starodubskoe. Compte tenu de ces documents, il a conclu que le certificat du navire établissait d’une façon concluante que Rybkolhoz Kotovskij était propriétaire du « Mys Chikhacheva ». À mon avis, cette conclusion est erronée, premièrement parce que M. Knizhnikov l’a apparemment tirée sans examiner tous les documents susmentionnés concernant le navire. Deuxièmement, il n’y a rien dans le droit maritime russe tel qu’il était en vigueur en 1994 qui dise que le certificat du navire établit d’une façon concluante qui en est propriétaire. Troisièmement, il est clair, selon moi, que M. Knizhnikov a complètement omis de tenir compte de la pratique russe (où l’affréteur peut être désigné à titre de propriétaire dans les certificats pertinents délivrés par les capitaines de port russes). De plus, il est également tout à fait erroné de conclure, comme l’a fait M. Knizhnikov à la deuxième page de sa déclaration, que c’était Rybkolhoz Kotovskij plutôt que d’autres personnes qui détenait le titre du « Mys Chikhacheva » parce que l’immatriculation parallèle n’était pas permise dans la Fédération de Russie. L’immatriculation parallèle (l’immatriculation de navires assujettis à un affrètement à coque nue) était autorisée selon la directive 1992, que j’ai ci-dessus décrite en détail. Tous les documents que j’ai examinés établissent que Bering Trawlers Limited est le véritable propriétaire du « Mys Chikhacheva » et que Rybkolhoz Kotovskij en est l’affréteur.

[23]      M. Evgeniy Yarygin, président du Syndicat des coopératives de pêche de Sakhaline (le syndicat), a témoigné pour le compte de Bering à l’interrogatoire préalable et à l’audience. Le syndicat compte environ 10 000 membres et englobe 21 organisations, dont Bering et Starodubskoe. Il possède 99,9 p. 100 des actions de Bering. Le syndicat exerce des activités générales de commercialisation, fournit des conseils techniques au sujet du fonctionnement des navires ainsi que des conseils juridiques et assure la liaison avec l’État. M. Yarygin a identifié tous les documents qui servaient de fondement aux avis des experts, notamment le contrat de prêt passé avec la banque aux fins de la construction des navires, l’affrètement à temps consenti par Bering en faveur de Kotovsky, le consentement accordé à Starodubskoe par le comité d’État des pêches de la Fédération de Russie à l’égard de l’affrètement à coque nue du Mys Chikhacheva, le certificat de constructeur concernant le Mys Chikhacheva, le consentement accordé par la banque à l’égard de l’affrètement à coque nue conformément à l’immatriculation parallèle des navires, divers certificats d’enregistrement, à Chypre, ainsi que des documents connexes.

[24]      Le témoin n’a été mis au courant de l’existence de Richardson qu’en 1998 à la suite de la saisie du Mys Chikhacheva au Canada. Starodubskoe ayant fait défaut, la banque et Bering ont créé une organisation distincte en vue d’exploiter les navires et de les sous-louer à une société appelée Zaliv le 9 décembre 1996. L’affrètement à coque nue consenti à Starodubskoe a été annulé.

[25]      À la connaissance du témoin, le mot « propriétaire » en russe s’entend de l’exploitant responsable du navire plutôt que du véritable propriétaire parce qu’à ce moment-là, l’État était le seul véritable propriétaire en Russie.

[26]      Richardson affirme que Bering elle-même est une entité fictive, une simple émanation du syndicat. Ce terme, tel qu’il a été défini par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Stubart Investments Ltd. c. La Reine[1], s’applique à Bering. Il s’agit simplement d’une société destinée à créer une apparence de droits et d’obligations légaux différents de ceux qui existent en réalité. M. Yarygin, président du syndicat, a témoigné à l’instruction que Bering n’avait aucune source réelle de revenu, qu’elle n’exerçait aucune activité si ce n’est qu’elle était inscrite à titre de détenteur nominal du titre afférent au Mys Chikhacheva et aux navires frères, à Chypre, qu’elle n’avait pas d’employés ni de compte bancaire, qu’elle n’avait rien à voir avec l’exploitation d’un navire. Enfin, Bering et le syndicat sont des entités presque identiques puisque le syndicat est titulaire à 99,9 p. 100 des actions de Bering, à titre de propriétaire bénéficiaire. La Cour peut donc omettre de tenir compte de l’interposition d’une société fictive et examiner les relations juridiques qui sont en réalité créées[2].

[27]      Richardson soutient en outre que Bering est simplement une société fictive qui permet au syndicat de remplacer les propriétaires des navires de façon à éviter les réclamations des créanciers. La preuve présentée par M. Yarygin selon laquelle l’exploitation du Mys Chikhacheva, qui était passée de Starodubskoe à Zaliv, une filiale en propriété exclusive de Starodubskoe, puis à Sakhalin Leasing Flot, un autre membre du syndicat, confirme que Bering est tout simplement une entité fictive.

[28]      À mon avis, même si ces structures d’entreprise inconnues et ces opérations inhabituelles semblent peut-être irrégulières et trompeuses, la preuve présentée à l’instruction ne suffit pas pour me permettre de soulever le voile corporatif. Or, le critère auquel il faut satisfaire pour que le voile corporatif soit soulevé est rigoureux[3].

[29]      Dans un cas où les faits étaient quelque peu similaires, la Haute Cour de la Nouvelle-Zélande, dans les affaires Rangiora, Ranginui and Takitimu, The[4], a conclu que les propriétaires bénéficiaires ultimes de chaque navire étaient les copropriétaires individuels qui possédaient des droits précis sur chaque « partenreederei » (un type allemand de copropriété d’un navire) et qu’ils ne devaient pas être considérés de la même façon que les actionnaires d’une société à responsabilité limitée. Les créanciers ont soutenu que, malgré cette conclusion, la participation d’un individu particulier s’appelant Löwer, à chaque palier de la structure d’entreprise et à chaque étape des opérations, permettait de conclure que la structure était fictive, que South Pacific Shipping agissait en fait à titre d’agent des propriétaires par l’entremise de la société de gestion appartenant à Löwer et contrôlée par Löwer. La Cour [aux pages 42 et 43] a rejeté cet argument en disant ce qui suit :

[traduction] Compte tenu de la preuve dont dispose la Cour à l’heure actuelle, il m’est fort difficile de voir comment l’argument des demandeurs fondé sur la nature fictive de l’entreprise peut être retenu. Cette structure n’est pas inconnue dans les milieux maritimes et dans le secteur des affrètements. Le concept de société ne comptant qu’un seul navire est bien connu. Il arrive souvent que des navires soient affrétés et sous-affrétés en faveur d’un pavillon de complaisance aux fins de l’équipement, du financement et de l’impôt. Le navire peut ainsi présenter plus d’intérêt pour les investisseurs et sur le marché international des affrètements. Telle est l’explication fournie dans le contexte de la structure actuelle et je ne vois pas pourquoi, selon la preuve disponible à l’heure actuelle, cette position ne devrait pas être retenue telle quelle. La participation de M. Löwer aux activités de la société qui agit à titre de korrespondentreeder et aux activités de chacune des sociétés d’affrètement principal à Antigua-et-Barbuda n’empêche pas nécessairement une structure véritable d’exister. M. Löwer et ses associés ont des droits individuels sur chacune des trois partenreederei. M. Löwer peut bien être le « cerveau » qui est à l’origine de la constitution de ces partenreederei, qui ont été créées en vue d’être propriétaires des navires et de les exploiter. Toutefois, cela en soi ne veut pas pour autant dire que les structures en question sont fictives. Cela ne peut pas non plus nécessairement servir de fondement pour soulever le voile corporatif.

[30]      De même, en l’espèce, il m’est fort difficile de voir comment l’argument de Richardson fondé sur la nature fictive de l’entreprise peut être retenu. Il faudrait présenter un plus grand nombre d’éléments de preuve, à partir d’expertise et de faits, pour qu’un tribunal canadien déclare que ce type de structure collective, apparemment légal en Russie, a été utilisé comme façade en vue de frauder les créanciers. Un syndicat collectif aussi éminent, englobant un grand nombre d’organisations et de bateaux de pêche, a certainement des antécédents notoires sur l’île de Sakhaline. Richardson ne peut pas avoir été l’unique personne ayant eu affaire au syndicat, à Bering ou à Starodubskoe. Il n’a pas été démontré à ma satisfaction que cette structure russe peu familière n’était qu’un similaire.

[31]      Je dois donc conclure que Starodubskoe n’est pas, et n’a jamais été, propriétaire du Mys Chikhacheva. Depuis que le navire a été construit, le propriétaire était et est encore Bering.

[32]      Toutefois, Starodubskoe était du moins un affréteur coque nue; or, en droit américain, un affréteur est réputé être autorisé à acheter des approvisionnements nécessaires et à créer un privilège maritime se rattachant au navire.

3.         Le droit applicable

[33]      Richardson a plaidé que c’est le droit américain qui régit l’affaire; elle a cité le seul expert américain pour témoigner au sujet du droit américain tel qu’il s’applique aux approvisionnements nécessaires et aux privilèges maritimes[5]. Bering n’a pas plaidé que c’était la loi russe qui s’appliquait. En l’absence de pareille plaidoirie et d’une preuve y afférente, la Cour présume que la loi russe est la même que celle du tribunal saisi, soit dans ce cas-ci la loi canadienne[6]. Toutefois, il incombe à Richardson de démontrer que c’est la loi américaine qui s’applique. Or, en droit américain, il existe un privilège maritime à l’égard des approvisionnements nécessaires, mais il n’en va pas de même en droit canadien[7].

[34]      Il est admis par les parties que la Cour détermine le système de droit pertinent en appliquant les règles canadiennes concernant les conflits de lois. La Cour d’appel fédérale a énoncé ces règles comme suit[8] :

1. Si les parties choisissent expressément ou implicitement le système de droit qui doit régir le contrat, le droit existant selon ce système sera normalement considéré comme étant celui qui s’applique au contrat.

2. Si les parties n’ont pas choisi le droit applicable, la cour détermine, eu égard aux circonstances dans leur ensemble, le système de droit dont le contrat se rapproche réellement le plus.

[35]      Selon Richardson, la fourniture au Mys Chikhacheva d’approvisionnements nécessaires a été effectuée dans le cadre d’une relation commerciale préexistante découlant d’une myriade de contrats intégrés. Des paragraphes précis de ces contrats montrent clairement que les parties voulaient que ce soit la loi qui s’appliquait dans l’État de Washington qui régisse toute la relation, c’est-à-dire la loi américaine. En outre, le système de droit dont les opérations d’approvisionnement se rapprochaient réellement le plus était celui de l’État de Washington. Richardson signale expressément la clause 27 de l’hypothèque que Starodubskoe a contractée à l’égard du Yuzhnie Kurily le 24 octobre 1995 en sa qualité de débiteur hypothécaire auprès de Richardson en sa qualité de créancier hypothécaire. La clause se lit comme suit :

[traduction] 27. Droit applicable. Dans la mesure où elle n’est pas régie par les lois russes, l’hypothèque est à tous les égards régie par les lois de l’État de Washington et est interprétée conformément à ces lois. Le propriétaire s’en remet d’une façon irrévocable à la compétence non exclusive des tribunaux de l’État et les tribunaux fédéraux de King County (Washington) à l’égard de toute instance relative à cette hypothèque et convient que toute procédure ou assignation dans pareille action peut être signifiée en lui en envoyant une copie par la poste. Telle qu’elle est employée au présent article 27, l’expression « les lois de l’État de Washington » s’entend de toutes les lois de l’État de Washington à l’exception des principes régissant les conflits de lois, l’intention étant que les règles juridiques de fond de l’État de Washington s’appliquent dans tous les cas. [Je souligne.]

[36]      Selon Richardson, la clause 27 est une composante primordiale de la relation qu’elle entretient avec Starodubskoe. Toutefois, la clause 27 reconnaît bien que certains aspects de l’hypothèque elle-même, comme l’enregistrement du document au port d’attache du navire, seraient régis par la loi russe : lorsque des actifs situés dans un pays particulier sont donnés en garantie d’une obligation, la loi de ce pays régit nécessairement à certains égards les modalités de constitution de la garantie. Néanmoins, le droit qu’il convient d’appliquer à l’obligation de financement sous-jacente l’emporte et peut être le droit dont l’opération dans son ensemble se rapproche réellement le plus.

[37]      La clause 27 prévoit expressément que Starodubskoe s’en remet à la compétence des tribunaux de l’État et des tribunaux fédéraux de King County (Washington) à l’égard de toute procédure relative à l’hypothèque. Cette reconnaissance de la part de Starodubskoe renforce l’inférence selon laquelle les parties voulaient que ce soit le droit en vigueur dans l’État de Washington qui s’applique.

[38]      Richardson a prêté de l’argent en dollars américains à Starodubskoe; or, le droit qu’il convient d’appliquer à un prêt est normalement celui du prêteur comme l’a dit la Chambre des lords dans l’arrêt Tomkinson[9]. Dans l’affaire Tomkinson, une société anglaise exploitait une entreprise ferroviaire à Cuba. Elle avait acheté du matériel roulant d’une valeur de 14 000 000 $ et avait décidé d’obtenir une partie de cette somme aux États-Unis. Dans cette affaire-là, on n’avait pas expressément convenu du droit applicable. Voici ce qu’a dit lord Denning, à la page 1068 :

[traduction] Ainsi, il me semble qu’en l’absence d’une clause expresse indiquant quel est le droit applicable, l’opération devrait être régie par le droit du pays du prêteur. Un emprunteur étranger qui vient demander un prêt doit s’attendre à se conformer aux lois du pays où il se présente, à défaut de quoi, il n’obtiendra probablement pas le prêt. Il importe peu que la garantie soit située à l’étranger si ce n’est qu’il faut observer le droit étranger aux fins de la constitution et de l’exécution de la garantie.

[39]      Le contrat de commercialisation qui a été conclu le 25 octobre 1995 entre Starodubskoe en sa qualité de producteur et Richardson en sa qualité de distributeur, soit un document crucial en ce qui concerne les approvisionnements nécessaires, renferme une clause d’arbitrage qui prévoit expressément que tout litige fondé sur le contrat ou se rapportant au contrat doit être réglé par arbitrage en vertu des règles d’arbitrage de la CNUDCI et à Seattle, dans l’État de Washington (É.-U.). La clause se lit comme suit :

[traduction]

IX.  ARBITRAGE

Tout litige fondé sur le présent contrat ou se rapportant au présent contrat, s’il n’est pas réglé au moyen de négociations, doit l’être par arbitrage conformément aux règles d’arbitrage de la CNUDCI actuellement en vigueur.

L’arbitrage aura lieu à Seattle, dans l’État de Washington (É.-U.); le président de la chambre de commerce de Seattle sera chargé de désigner les arbitres. Trois (3) arbitres seront désignés et l’anglais sera utilisé dans tous les documents et dans toutes les procédures. Les parties souhaitent exécuter la décision arbitrale à l’amiable. Le tribunal d’arbitrage fondera sa décision sur le contrat en cause. [Je souligne.]

[40]      Il importe de noter que les règles de la CNUDCI sont des règles de procédure des Nations Unies et que les règles juridiques de fond sont celles qui sont en vigueur dans l’État de Washington.

[41]      Comme l’a dit lord Wilberforce dans l’arrêt Compagnie Tunisienne de Navigation S.A. v. Compagnie d’Armement Maritime S.A.[10] (page 596), une clause d’arbitrage est un indice important :

[traduction] Jusqu’à quel point l’inférence qu’il faut tirer d’une clause d’arbitrage (Londres) est-elle forte? Le fait que le choix d’un lieu d’arbitrage et, par déduction, de ressortissants ou de résidents de ce lieu à titre d’arbitres indique que les parties voulaient que ce soit la loi de ce lieu qui s’applique est une règle générale sensée. Cependant, il ne faudrait pas pour autant croire que cela donne lieu à une inférence concluante ou irrésistible, comme semblent le laisser entendre de récents prononcés. […] Par conséquent, en l’absence de contraintes, je considérerais la clause comme un indice important, mais un indice qui peut venir après d’autres indices.

[42]      Dans cette affaire-là, il y avait une autre contrainte, en ce sens que la loi du pavillon était en cause et que la Cour a statué que c’était la loi française qui s’appliquait au contrat. En l’espèce, il n’existe aucune contrainte de ce genre.

[43]      En général, une preuve extrinsèque n’est pas admissible pour préciser les termes d’un contrat, mais Lynn Richardson a néanmoins été autorisée à témoigner au sujet des circonstances dans lesquelles les trois contrats ont pris naissance. Mme Richardson a expliqué qu’elle savait que le système de droit russe était alors en plein chambardement et en évolution constante. C’est pourquoi elle voulait que toute l’opération soit assujettie au droit américain. Elle a affirmé que Richardson n’aurait jamais prêté de l’argent à Starodubskoe sans la garantie qu’offrait le droit américain. Un témoignage oral ne peut pas être utilisé pour contredire un contrat, mais il est parfois fort pertinent lorsqu’il s’agit d’établir le cadre factuel, le contexte, l’environnement dans lequel le document a été créé, comme l’a dit lord Wilberforce dans l’arrêt Prenn v. Simmonds[11] :

[traduction] Pour bien comprendre l’entente du 6 juillet 1960, il faut la replacer dans son contexte. Il y a maintenant bien longtemps que les ententes, même les ententes scellées, ne sont plus isolées du cadre factuel dans lequel elles s’inscrivent et interprétées purement selon des considérations linguistiques internes. Il n’est pas nécessaire de faire ici appel à des tendances modernes antilibérales car le jugement bien connu que lord Blackburn a rendu dans l’affaire River Wear Commissioners v. Adamson (1877) 2 App. Cas. 743, page 763, justifie amplement une approche libérale. Comme lord Blackburn l’a dit, nous ne devons pas nous en tenir uniquement au libellé; nous devons examiner les circonstances dans lesquelles les mots en cause ont été employés ainsi que l’objet prévu par leur auteur, tel qu’il ressort de ces circonstances.

[44]      Lord Wilberforce ajoute ensuite ce qui suit (à la page 1384) :

[traduction] Je mentionnerai une autre affaire en vue de rejeter l’idée selon laquelle le droit anglais baigne dans un ilôt d’interprétation littérale. Dans l’arrêt Utica City National Bank v. Gunn (1918) 118 N.E. 607, la Cour d’appel de l’État de New York a précisément suivi l’approche anglaise. Dans son jugement, le juge Cardozo mentionne, à la page 608, « l’origine et le but de l’opération » en citant Stephen’s Digest of the Law of Evidence et Wigmore on Evidence. Le juge dit que les circonstances dans lesquelles s’inscrit le contrat « donnent à un contrat un sens populaire plus large » que le sens juridique strict, du moins si, selon ce dernier sens, l’opération devenait futile. « Il est plus facile de donner une nouvelle nuance à un mot que de n’attribuer aucun sens à l’ensemble d’une opération.» Comme on peut s’y attendre, le jugement dans son ensemble combine la tendance classique et une tendance réaliste intelligente.

[45]      À part le choix clair du droit applicable et du lieu de l’arbitrage, de nombreux autres indices figurant dans les contrats donnent à entendre que les parties voulaient assujettir les opérations au droit américain :

a) toutes les sommes à payer en vertu de l’hypothèque et du billet devaient l’être en argent américain;

b) la source du financement dont bénéficiait Starodubskoe se trouvait aux É.-U.;

c) toutes les sommes devaient être versées à Richardson, à son adresse, à Bellevue (Washington);

d) les modèles des ententes avaient initialement été préparés aux É.-U. par un avocat américain;

e) le taux d’intérêt applicable à l’hypothèque et au billet était fixé en fonction du taux préférentiel de la U.S. Bank of Washington;

f) dans le billet, il est expressément mentionné que c’est la loi de l’État de Washington qui s’applique. De plus, la définition de [traduction] «jour ouvrable » figurant dans le billet exclut les jours fériés célébrés dans l’État de Washington.

[46]      En outre, selon la preuve qui a été présentée à l’instruction, les demandes de livraison aux navires d’approvisionnements nécessaires étaient adressées au siège social de Richardson, dans l’État de Washington. Si une demande était approuvée par Dick Richardson, les dispositions relatives à la fourniture étaient prises depuis ce bureau. Habituellement, les fournitures étaient achetées à Seattle.

[47]      Dans l’arrêt Saint John Shipbuilding & Dry Dock Co. Ltd. c. Kingsland Maritime Corp. et al.; Logistec Corp., tierce partie[12], la Cour d’appel fédérale a statué que, lorsque le droit d’une sous-unité politique d’un État fédéral est le droit qu’il convient d’appliquer à un contrat maritime et que le droit maritime qui s’applique dans cet État est le droit fédéral, c’est le droit maritime fédéral qui s’applique au contrat.

[48]      À mon avis, ces facteurs pris ensemble sont convaincants et montrent clairement non seulement que les parties ont expressément choisi le droit de l’État de Washington, mais aussi qu’eu égard aux circonstances dans leur ensemble, le système de droit dont la myriade de contrats se rapprochent réellement le plus est le droit de cet État.

[49]      La Cour doit donc se fonder sur le droit maritime américain qui s’applique aux privilèges maritimes découlant de la fourniture d’approvisionnements nécessaires à un navire.

4.         Le privilège maritime américain

[50]      M. Russell R. Williams, le seul expert en droit maritime américain qui a témoigné à l’instruction, a été cité par Richardson. Depuis 1991, M. Williams s’occupe presque exclusivement, dans l’exercice de sa profession, de droit maritime ainsi que de la poursuite ou de la défense de réclamations fondées sur des privilèges maritimes devant les tribunaux américains. Son témoignage, qu’il a présenté en des termes concis et clairs, peut être résumé comme suit.

[51]      La personne qui fournit des approvisionnements nécessaires à un navire a droit à un privilège maritime à cet égard[13]. L’expression « approvisionnements nécessaires » s’entend notamment des services, de la main-d’œuvre, des matériaux et des approvisionnements fournis à un navire[14]. Les approvisionnements nécessaires comprennent également l’argent, les compétences, les services personnels, le mazout, les provisions, les frais de transport et, d’une façon générale, les choses qui permettent à un navire de remplir les fonctions pour lesquelles il est utilisé[15].

[52]      La fourniture d’approvisionnements nécessaires à un navire peut se faire directement ou indirectement. Ainsi, la partie qui consent les avances a droit à un privilège maritime correspondant à la valeur des marchandises et des services fournis[16]. Les paiements effectués à un tiers pour le compte d’un navire peuvent constituer des avances donnant naissance à un privilège maritime[17].

[53]      Il existe un privilège maritime même si les marchandises et les services sont fournis en dehors des États-Unis[18]. Il est alors présumé que le fournisseur s’est fondé sur le crédit du navire[19]. Il incombe à la partie qui s’oppose à la revendication d’un privilège maritime de réfuter cette présomption en montrant que le fournisseur s’est uniquement fondé sur le crédit personnel du propriétaire[20].

[54]      L’existence d’une autre garantie contractuelle (comme une hypothèque ou un billet) en vue du remboursement n’empêche pas un privilège maritime d’exister à moins qu’il n’y soit expressément renoncé dans le contrat pertinent[21]. Si un débiteur a contracté plusieurs dettes envers un créancier et s’il ne précise pas la façon dont la somme qu’il rembourse doit être répartie entre les diverses dettes, le créancier peut alors répartir comme il l’entend la somme versée entre les diverses dettes[22].

[55]      En l’absence de preuve d’une intention contraire, il est présumé dans les affaires de droit maritime que la personne qui a une créance garantie et une créance non garantie imputera un paiement à la créance non garantie avant de l’imputer à la créance garantie de façon que le solde impayé soit mieux garanti[23]. Lorsqu’il y a plus d’une garantie, les cours d’amirauté américaines présument, en l’absence de preuve d’une intention contraire, que le créancier a d’abord imputé les paiements aux garanties inférieures (soit dans ce cas-ci l’hypothèque) de façon à pouvoir réclamer le solde en se fondant sur la garantie supérieure (le privilège maritime)[24].

[56]      Au cours de son contre-interrogatoire, M. Williams a déclaré que le temps écoulé ne constitue pas un empêchement absolu lorsque l’on fait valoir un privilège maritime. Ainsi, en l’espèce, Richardson n’avait jamais auparavant eu la possibilité de faire saisir le navire.

[57]      L’expert a également déclaré que les salaires et les frais de déplacement des techniciens de Baader seraient considérés, selon le droit maritime américain, comme des approvisionnements nécessaires parce que les services rendus par ceux-ci étaient nécessaires pour permettre au navire de remplir sa fonction. L’expert a dit que le paiement des frais de mouillage qui constituaient eux-mêmes des approvisionnements nécessaires, comme les frais de réparation, permettrait également à la personne qui a avancé l’argent de faire valoir un privilège maritime. Selon le droit américain, le propriétaire et l’affréteur d’un navire peuvent créer un privilège maritime en commandant des approvisionnements nécessaires pour un navire.

[58]      Starodubskoe appartenait donc à la catégorie de personnes qui peuvent créer un privilège maritime en commandant des approvisionnements nécessaires pour le Mys Chikhacheva. Richardson a fourni les approvisionnements nécessaires et demeure le détenteur d’un privilège valide se rattachant au navire.

5.         La chose jugée

[59]      Bering soutient qu’étant donné que Richardson a maintenant obtenu un jugement contre Starodubskoe devant la Cour américaine de district de l’État de Washington, ce jugement comprenant tous les montants dus par Starodubskoe, la notion de chose jugée empêche de débattre de nouveau des questions déjà été tranchées entre les parties[25].

[60]      Bering mentionne la décision que la Chambre des lords a rendue dans l’affaire Republic of India and Others v. India Steamship Co.[26], mais contrairement à ce que Bering a soutenu, cette Cour [au paragraphe 23] n’a pas statué que, [traduction] « dans le cas d’un jugement étranger ou interne non exécuté en matière personnelle, une autre action personnelle entre les mêmes parties ne peut pas être intentée ». Cette allégation n’était qu’un argument avancé par l’avocat. En fait, la Cour a expressément dit ce qui suit, au paragraphe 22 : [traduction] «Il est bien établi depuis l’époque du docteur Lushington qu’un demandeur qui a obtenu un jugement en matière personnelle non exécuté peut intenter une action réelle.»

[61]      En l’espèce, les actions personnelles et les actions réelles mettent en cause des parties différentes et la doctrine de la chose jugée ne s’applique pas. Le jugement non exécuté qui a été obtenu dans l’État de Washington a été rendu contre Starodusbskoe, alors que la présente affaire est fondée sur l’existence d’un privilège maritime se rattachant au Mys Chikhacheva et, comme le soutient Bering, contre Bering, le véritable propriétaire du navire.

[62]      La chose jugée ne s’applique pas.

6.         La renonciation

[63]      Bering concède qu’en général, il serait difficile d’invoquer la notion de renonciation en droit américain à cause de la position relativement forte que les tribunaux américains ont prise à son encontre. Néanmoins, elle allègue qu’en l’espèce, il y a deux indices précis de renonciation qui selon lesquels Richardson voulait clairement renoncer au privilège maritime.

[64]      Premièrement, il y a la conclusion tirée par Richardson, telle qu’elle ressort de l’ensemble des opérations, y compris la preuve présentée par M. et par Mme Richardson, selon laquelle il n’était pas nécessaire de grever le Mys Chikhacheva ou le Mys Slepikovskogo d’une hypothèque. Il était clair selon eux qu’ils bénéficiaient d’une bonne garantie grâce à l’hypothèque grevant le Yuzhnie Kurily. Deuxièmement, le compte du 22 août 1996 que Richardson a soumis montre que, compte tenu du revenu total tiré du Mys Chikhacheva par rapport à toutes les charges sur le navire, aucun montant n’était dû à l’égard des deux chalutiers. Cette méthode comptable visait clairement à montrer à Starodubskoe que la réclamation de Richardson se rapportait en fait au solde impayé de la dette qu’elle avait contractée par suite de la remise en état du navire mère Yuzhnie Kurily.

[65]      Toutefois, comme l’a dit l’expert Williams, le fait de ne pas détenir d’hypothèque sur le Mys Chikhacheva n’empêche pas un privilège maritime d’exister à moins que, dans le contrat pertinent, on n’ait expressément renoncé aux privilèges. Or, le paragraphe 14 de l’acte hypothécaire concernant le Yushnie Kurily prévoit expressément que les droits de Richardson sont préservés en ce qui concerne l’existence d’un privilège maritime, même à l’égard du navire grevé d’une hypothèque.

[66]      La déclaration du 22 août 1996 ne constitue pas une renonciation. Elle ne montre pas que la demanderesse voulait clairement et délibérément renoncer au privilège, une condition que M. Williams a mentionnée au paragraphe 10 de son affidavit d’expert. En outre, cette déclaration n’a pas été préparée par le service de la comptabilité de Richardson; il s’agissait simplement d’un document que Dan Mehaffie, du service des ventes, avait rédigé en vue de convaincre Starodubskoe d’acquitter ses comptes.

[67]      Il n’y a pas eu de renonciation de la part de Richardson.

7.         Starodubskoe avait légalement le droit de céder des produits de la pêche

[68]      Bering affirme que la clause 2.1 de l’entente de subordination conclue le 21 juin 1994 entre Kotovsky (Starodubskoe), Bering et la Banque, par laquelle étaient cédés à la Banque tous les droits sur le produit de la vente, annule l’effet de la cession subséquente des produits de la pêche que Starodubskoe a consentie en faveur de Richardson : Starodubskoe n’a jamais eu la capacité de conclure pareille entente.

[69]      Toutefois, Richardson n’a jamais été avisée de l’existence de cette entente ni d’aucun des autres documents créés en Russie entre ces parties. Les parties à cette entente permettaient à Starodubskoe de se présenter comme le propriétaire du navire. À coup sûr, pareil document ne lie pas Richardson. En droit américain, il n’influe pas sur l’existence d’un privilège maritime se rattachant au Mys Chikhacheva à l’égard des approvisionnements nécessaires.

8.         Le montant du privilège maritime

[70]      Dans l’exposé conjoint des faits, il est admis que la demanderesse a présenté à Starodubskoe à l’égard du Mys Chikhacheva des comptes s’élevant aux montants indiqués ci-dessous :

a)   comptes se rapportant au mazout fourni au navire d’un montant total de

247 017 15 $

b)   remboursement à la demanderesse des frais concernant les techniciens de Baader, y compris les frais de déplacement

28 916 74 $

c)   comptes se rapportant aux provisions fournies au navire

17 510 02 $

d)   commissions relatives au produit transbordé du Mys Chikhacheva

29 678 41 $

323 122 32 $

Total

[71]      Conformément au témoignage que M. Williams à l’instruction, les deux parties ont convenu que l’élément d) se rapportant aux commissions devait être radié. Cependant, à l’instruction, Richardson a soumis un autre élément, à savoir les frais de mouillage payés par Richardson à Korwell Corporation, d’un montant de 43 525 93 $. Bering s’est opposée à ce montant additionnel pour le motif qu’il n’était pas inclus dans la déclaration et que Richardson n’a jamais présenté de requête en vue de faire modifier la déclaration.

[72]      Richardson concède que, jusqu’à l’instruction, elle ne s’était pas rendu compte que le compte de Korwell pouvait être inclus dans les approvisionnements nécessaires. Néanmoins, le compte a été produit devant la Cour et a été établi à l’instruction sous la cote P-8. L’avocat de Bering a été contre-interrogé au sujet du document, sans protêt, et à la suite de la preuve présentée par l’expert en droit maritime américain, ce document a été désigné comme étant un compte relatif aux frais de mouillage en date du 17 octobre 1995, que la banque de Richardson avait acquitté le 13 décembre 1995.

[73]      Le paragraphe 75(1) des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106] permet à une partie de modifier à tout moment un acte de procédure avec l’autorisation de la Cour à condition que l’objet de la modification soit de faire concorder le document avec les questions en litige à l’audience, que l’autre partie se voie accorder l’occasion de donner suite aux prétentions nouvelles et que la modification ne cause pas de préjudice à l’autre partie. Il a été établi que le compte de Korwell se rapportait à l’un des approvisionnements nécessaires fournis au navire, l’avocat de Bering a eu la possibilité de répondre, et Bering n’a pas établi qu’elle subirait un préjudice[27]. Dans l’arrêt Meyer c. Canada[28], une modification purement numérique comme celle qui est maintenant demandée a été effectuée à l’instruction. La décision du juge de première instance, qui avait autorisé la modification, a été confirmée par la Cour d’appel.

[74]      Ces frais de mouillage ont été engagés en Corée où le Yuzhnie Kurily a été remis en état à Pusan. Les travaux de remise en état ont été organisés et supervisés par les employés de Richardson depuis le bureau de Seattle. Les deux autres navires, le Mys Chikhacheva et le Mys Slepikovskogo, étaient également en Corée au cours de cette période. Richardson a témoigné que Starodubskoe lui avait demandé d’acquitter le compte soumis par l’agent maritime, Korwell Corporation, à l’égard des frais de mouillage. Richardson a payé un montant de 172 175 37 $US. Sur ce montant, une somme de 43 525 93 $US, soit 25,28 p. 100, se rapportait au Mys Chikhacheva. Si Richardson avait refusé d’acquitter le compte, on n’aurait jamais laissé le navire entreprendre son voyage.

[75]      Richardson a fourni au Mys Chikhacheva du mazout d’une valeur totale de 247 017 15 $US (pièce P-2, onglets 31 à 34) et a fourni des provisions d’une valeur totale de 17 510 02 $US, y compris les frais de transport et d’assurance (pièce P-2, onglets 39 à 41). Richardson a également payé le salaire et les frais de déplacement des techniciens pour qu’ils assurent l’entretien des appareils de traitement du poisson à bord du Mys Chikhacheva. En vertu de la clause IV de l’entente de commercialisation, Richardson devait fournir les services des techniciens de Baader, dont le salaire mensuel était de 6 000 $, entre le 29 décembre 1995 et le 7 mai 1996, au coût de 28 916,74$ US (pièce P-2, onglets 35 à 38).

[76]      Comme il en a été fait mention ci-dessus, Starodubskoe n’a pas déposé de défense niant ces allégations et Richardson a obtenu un jugement contre elle le 23 juillet 1999, devant la Cour américaine de district de Seattle.

[77]      Bering allègue que le montant de 71 700 $ que Richardson a versé à Skico Limited de Hong Kong pour le mazout (pièce P-2, onglet 34) n’aurait pas dû être inclus dans le privilège maritime étant donné qu’à la suite de la faillite de Richardson, le Tribunal américain de la faillite a réduit à 13 p. 100 le montant qui devait être payé par celle-ci. Je ne puis voir comment, en bonne justice, on permettrait à Bering de bénéficier d’un avantage inattendu résultant d’une faillite qui était largement attribuable au fait que Starodubskoe avait violé le contrat. Les frais impayés se rapportant au mazout, à titre d’approvisionnement nécessaire, se rattachent au Mys Chikhacheva en vertu d’un privilège maritime.

[78]      Par conséquent, la somme que Richardson réclame maintenant en vertu du privilège maritime s’élève en tout à 336 969 84 $.

[79]      Quant aux sommes qu’elle a tirées de la vente du poisson capturé par les trois navires, Richardson avait le droit, selon l’avis non contredit de M. Williams, d’imputer d’abord ces montants à la garantie inférieure (l’hypothèque) et de réclamer ensuite le solde en vertu de la garantie supérieure (le privilège maritime).

8.         Dispositif

[80]      Jugement est donc rendu en faveur de Richardson pour un montant de 336 969 84 $, avec intérêt avant jugement (au taux convenu par les parties) et les dépens.



[1]  [1984] 1 R.C.S. 536, aux p. 572 et 573.

[2] Dominion Bridge Co Ltd c La Reine, [1975] CTC 263 (C.F. 1re inst.).

[3] Pegasus Lines Ltd. S.A. c. Devil Shipping Ltd. et al. (1996), 120 F.T.R. 241 (C.F. 1re inst.); conf. par (1996), 207 N.R. 293 (C.A.F.).

[4] [2000] 1 Lloyd's Rep. 36 (H.C.N.-Z.).

[5] Winbigler v. Winbigler (1953), 10 W.W.R. (N.S.) 131 (C.S.C.-B.), à la p. 136 et Allen v. Hay (1922), 64 R.C.S. 76, aux p. 80 et 81.

[6] Fernandez c. « Mercury Bell » (Le), [1986] 3 C.F. 454 (C.A.).

[7] Voir Maritime Liens and Claims, 2e éd., William Tetley, au ch. 16, p. 551 à 618.

[8] Ontario Bus Industries Inc. c. Federal Calumet (Le), [1992] 1 C.F. 245 (1re inst.), aux p. 252 et 253; conf. par (1992), 150 N.R. 149 (C.A.F.).

[9] Tomkinson v. First Pennsylvania Banking and Trust Co., [1961] A.C. 1007 (C.L.), aux p. 1067 et 1068, 1083 et 1084.

[10] [1971] A.C. 572 (C.L.).

[11] [1971] 1 W.L.R. 1381 (C.L.), aux p. 1383 et 1384, voir également Gallen et al. v. Allstate Grain Co. Ltd. et al. (1984), 9 D.L.R. (4th) 496 (C.A.C.-B.).

[12] (1981), 126 D.L.R. (3d) 332 (C.A.F.), à la p. 341.

[13] 46 U.S.C. § 31341-31342.

[14] Espirito Santo Bank of Florida v. M/V Tropicana, [1992] A.M.C. 1672 (S.D. Fla. 1990), à la p. 1679.

[15] International Seafoods of Alaska, Inc. v. Park Ventures, Inc., 829 F.2d 751 (9th Cir. 1987), à la p. 756.

[16] Sasportes v. M/V Sol de Copacabana, 581 F.2d 1204 (5th Cir. 1978), aux p. 1206 et 1207.

[17] Tramp Oil & Marine, Ltd. v. M/V Mermaid I, 805 F.2d 42 (1st Cir. 1986), à la p. 45.

[18] Exxon Corp. v. Central Gulf Lines, Inc., 780 F.Supp. 191 (S.D.N.Y. 1991), à la p. 194.

[19] 46 U.S.C. § 31342(a)(3).

[20] Ryan-Walsh, Inc. v. M/V Ocean Trader, 930 F.Supp. 210 (D. Md. 1996), aux p. 220 et 221; TTT Stevedores of Texas, Inc. v. M/V Jagat Vijeta, 696 F.2d 1135 (5th Cir. 1983), aux p. 1139 et 1140 et T. J. Schoenbaum, Admiralty and Maritime Law (2e éd. 1994), à la p. 497.

[21] Newport News Shipbuilding and Dry Dock Co. v. S.S. Independence, 872 F.Supp. 262 (E.D. Va. 1994), aux p. 266 et 267.

[22] Oakes Logging, Inc. v. Green Crow, Inc., 832 P.2d 894 (1992) et Whitney-Fidalgo Seafoods, Inc. v. Miss Tammy, 542 F.Supp. 1302 (D.C. Wash. 1982).

[23] Miss Tammy, précité, note 22.

[24] Home, The, 65 F.Supp. 94 (D.C. Wash. 1946).

[25] Voir Ontario Sugar Co., Re, (1910) 22 O.L.R. 621 (H.C.J.), à la p. 623, conf. par (1911), 24 O.L.R. 332 (C.A.) et Creighton c. Franko et al. (1998), 151 F.T.R. 21 (C.F. 1re inst.).

[26] [1997] H.L.J. no 40 (QL).

[27] Canderel Ltd. c. Canada, [1994] 1 C.F. 3 (C.A.).

[28] (1985), 62 N.R. 70 (C.A.F.).

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