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RÉférence :

Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129

A-210-08

Jaime Carrasco Varela (appelant)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Noël, Nadon et Pelletier, J.C.A.—Toronto, 28 janvier; Ottawa, 6 mai 2009.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Appel de la décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié statuant que l’appelant est interdit de territoire au Canada — La décision de la Cour fédérale, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la CISR est définitive, sauf lorsque le juge certifie et énonce une question grave de portée générale — Le point litigieux en l’espèce était de savoir si le juge a exercé à juste titre son droit de certifier des questions — Le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est conçu pour faire en sorte que le droit d’appel du demandeur d’asile ne soit pas invoqué à la légère et que l’intervention des tribunaux ait lieu en temps opportun — Une question grave de portée générale est une question qui permet de trancher l’appel et elle découle des questions en litige dans l’affaire et non des motifs du juge — En l’espèce, aucune question certifiée par le juge de première instance ne permettait de trancher l’appel — L’absence d’une question grave de portée générale signifiait que la condition préalable à l’existence d’un droit d’appel n’était pas remplie — Appel rejeté.

Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiées (la CISR) statuant que l’appelant était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi). Après avoir communiqué une ébauche de ses motifs pour que l’avocat ait l’occasion de proposer des questions à certifier, le juge de première instance a certifié cinq questions en vue d’un appel, dont quatre ont été proposées par l’avocat de l’appelant et dont une a été soulevée par le juge lui-même. Le débat a principalement porté sur le caractère approprié des questions certifiées et sur les conséquences de questions certifiées inappropriées sur le droit d’appel de l’appelant.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

La décision rendue par la Cour fédérale, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la CISR, est censée être définitive et sans appel, sauf lorsque le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et qu’il l’énonce, comme le prévoit l’alinéa 74d) de la Loi. Cette disposition s’inscrit dans un cadre plus vaste conçu pour faire en sorte que le droit du demandeur d’asile de réclamer l’intervention des tribunaux ne soit pas invoqué à la légère et que cette intervention, lorsqu’elle est justifiée, ait lieu en temps opportun. Deux dispositions de « contrôle » font partie intégrante de ce régime, soit 1) l’obligation d’obtenir l’autorisation de la Cour avant de pouvoir introduire une demande de contrôle judiciaire, et 2) l’absence de droit d’appel à moins qu’un juge de la Cour fédérale ne certifie que la demande de contrôle judiciaire soulève une question grave de portée générale. Ces dispositions visent à faire en sorte que les demandes sans fondement sont jugées en temps utile. Une question grave de portée générale est une question qui permet de trancher l’appel et, bien qu’une seule et même affaire puisse soulever plusieurs questions de portée générale, cette situation serait l’exception plutôt que la règle. Qui plus est, une telle question découle des questions en litige dans l’affaire et non des motifs du juge. En l’espèce, aucune question certifiée par le juge de première instance ne permettait de trancher l’appel.

Bien que la Cour suprême du Canada ait expliqué dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) qu’une fois qu’une question a été certifiée, le tribunal peut examiner toutes les questions soulevées par l’appel, il est erroné de tenir le raisonnement que toutes les questions qui peuvent être soulevées en appel peuvent être certifiées. L’obligation imposée par la loi demeure celle qui est énoncée à l’alinéa 74d) de la Loi. En l’espèce, l’absence d’une question grave de portée générale signifiait que la condition préalable à l’existence d’un droit d’appel n’était pas remplie et l’appel devait donc être rejeté.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, art. 4, 5, 6, 7.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1)j) (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), c. 30, art. 3; L.C. 2000, c. 24, art. 55).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 35(1)a), 36 (mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 3), 72 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194), 74.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 231.

Traités et autres Instruments Cités

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. n6, art. 1Fa).

Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 R.T.N.U. 90.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions examinées :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Varela, [2007] D.S.I. n32 (QL); Mugesara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

décisions citées :

Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 483, [2001] 4 C.F. 42; Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89; Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306.

APPEL de la décision (2008 CF 436, [2009] 1 R.C.F. 605) par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiées statuant que l’appelant était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Appel rejeté.

ONT COMPARU

Micheal T. Crane pour l’appelant.

Jamie R. D. Todd et David B. Cranton pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Micheal T. Crane, Toronto, pour l’appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Pelletier, J.C.A. :

INTRODUCTION

[1] La Cour est saisie de l’appel de la décision 2008 CF 436, [2009] 1 R.C.F. 605 par laquelle le juge Harrington (le juge de première instance) a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) statuant que M. Jaime Carrasco Varela était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. Bien que plusieurs moyens d’appel aient été soulevés, le débat a principalement porté, dans le présent appel, sur le caractère approprié des questions certifiées par le juge de première instance et sur les conséquences de questions certifiées inappropriées sur le droit d’appel de M. Carrasco Varela.

LES FAITS

[2] M. Carrasco Varela est entré au Canada le 1er août 1991 en tant que revendicateur du statut de réfugié. Sa revendication du statut de réfugié a été entendue en décembre 1991. La Section du statut de réfugié a rejeté sa demande en mars 1992 au motif qu’il était exclu de la protection accordée aux réfugiés aux termes de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, entrée en vigueur le 22 avril 1954, parce qu’on avait des raisons sérieuses de penser qu’il avait commis un crime contre l’humanité. M. Carrasco Varela a été débouté de sa demande d’autorisation d’interjeter appel de cette décision.

[3] Malgré cette décision, M. Carrasco Varela est resté au Canada en vertu d’un permis ministériel et il a présenté en temps utile, du Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (demande CH). L’agent d’immigration principal chargé d’examiner sa demande a estimé que M. Carrasco Varela était non admissible aux termes de l’alinéa 19(1)j) [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 3; L.C. 2000, ch. 24, art. 55] de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.

[4] M. Carrasco Varela a introduit une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent principal en invoquant des raisons d’équité procédurale. La demande a été entendue par la juge Dawson, qui l’a accueillie au motif que l’agent principal n’avait pas tenu compte des moyens de défense fondés sur l’obéissance aux ordres d’un supérieur et sur la contrainte (Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 483, [2001] 4 C.F. 42, aux paragraphes 27 à 33). M. Carrasco Varela a donc présenté une nouvelle demande CH qui n’a pas encore été tranchée.

[5] Le rejet de la demande sollicitant le statut de résident permanent a coïncidé avec l’introduction par le ministre de procédures menant à la tenue d’une enquête visant à vérifier si M. Carrasco Varela était non admissible au Canada aux termes de l’alinéa 19(1)j) de la Loi sur l’immigration. Malgré le fait que l’enquête a commencé le 19 janvier 2000, la décision n’a été rendue qu’en janvier 2007. La Loi sur l’immigration avait alors été remplacée par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). La CISR a statué que M. Carrasco Varela était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi, qui succédait à l’alinéa 19(1)j) de la Loi sur l’immigration. Cette décision a fait l’objet d’un contrôle judiciaire à la Cour fédérale.

[6] La CISR a fondé sa décision sur des conclusions de fait se rapportant à trois périodes différentes. La première concernait la période durant laquelle M. Carrasco Varela avait exercé les fonctions de gardien à la prison d’El Chipote, près de Managua, au Nicaragua. La CISR a conclu que M. Carrasco Varela avait participé aux atrocités et au traitement inhumain des prisonniers. Les atrocités avaient été commises « contre la population civile, des ressortissants du Nicaragua qui s’opposaient au parti officiel du pays à l’époque » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Varela, [2007] D.S.I. no 32 (QL), aux paragraphes 60 et 67 (Varela)). Dans une déclaration faite à des agents d’immigration, M. Carrasco Varela aurait dit que la prison d’El Chipote était [traduction] « un centre de détention utilisé uniquement pour les prisonniers politiques » (Varela, au paragraphe 63).

[7] La deuxième période est celle au cours de laquelle M. Carrasco Varela a été muté de la prison d’El Chipote à une garnison rurale. La CISR a conclu qu’il avait pris part à l’assassinat de paysans dans le cadre d’une opération anti-insurrectionnelle menée contre les Contras. La CISR a expressément écarté le témoignage de M. Carrasco Varela suivant lequel il avait pu éviter le service militaire actif pendant qu’il se trouvait à la campagne en obtenant un faux certificat médical indiquant qu’il souffrait de problèmes cardiaques.

[8] La troisième période est celle qui a suivi son retour à la prison d’El Chipote après la période qu’il avait passée à la campagne. Quatre individus responsables d’avoir enlevé un attaché militaire soviétique ont été sortis de la prison et ont été exécutés sommairement. Même s’il faisait partie du peloton d’exécution, M. Carrasco Varela a prétendu qu’il avait refusé de tirer des coups de feu, ce qui lui avait valu d’être battu par son commandant. La CISR n’a pas cru ce témoignage et a conclu qu’il avait participé à l’assassinat des quatre hommes en question.

[9] Se fondant sur ces conclusions, la CISR a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que M. Carrasco Varela était interdit de territoire au Canada au motif qu’il était un étranger qui avait commis, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24.

LA DÉCISION VISÉE PAR L’APPEL

[10] Le juge de première instance a commencé son analyse en énumérant les éléments constitutifs d’un crime contre l’humanité exposés par la Cour suprême dans l’arrêt Mugesara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, au paragraphe 119 (Mugesara) :

Ainsi que nous le verrons, le Code criminel et les principes de droit international considèrent un acte criminel comme un crime contre l’humanité lorsque quatre conditions sont remplies :

1. Un acte prohibé énuméré a été commis (ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise).

2. L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique.

3. L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.

4. L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive.

[11] Le juge de première instance a ensuite examiné les éléments de preuve appuyant la conclusion que M. Carrasco Varela était interdit de territoire au Canada. Il a conclu qu’il ne devait pas modifier la conclusion de la CISR suivant laquelle M. Carrasco Varela avait pris part à des atrocités contre des prisonniers de la prison d’El Chipote. Il a toutefois estimé qu’on ne lui avait soumis « aucune information claire et probante qui permette d’avoir des motifs raisonnables de croire que M. Carrasco a délibérément assassiné d’innocents paysans » (motifs, au paragraphe 20). Pour ce qui est de l’exécution des ravisseurs, le juge de première instance a estimé qu’il n’y avait pas lieu de modifier la conclusion de la CISR. En résumé, le juge de première instance a conclu que le premier volet du critère posé dans l’arrêt Mugesara était rempli.

[12] Quant aux autres éléments du critère, le juge de première instance a estimé que, dans le cas des ravisseurs, il était manifeste qu’on les avait traités comme des ennemis de l’État. À son avis, comme l’alinéa 35(1)a) s’appliquait tant aux crimes contre l’humanité qu’aux crimes de guerre, il importait peu de savoir si les ravisseurs étaient considérés comme des combattants (ou des prisonniers de guerre) ou comme des civils. Dans un cas comme dans l’autre, M. Carrasco Varela était une personne visée par l’alinéa 35(1)a) de la Loi.

[13] Dans le même ordre d’idées, le juge de première instance a conclu que les détenus de la prison d’El Chipote étaient soit des Contras soit des civils : « Il importe peu de savoir si le rôle joué par M. Carrasco pourrait être qualifié de mauvais traitements à l’endroit de prisonniers de guerre ou d’actes inhumains commis contre une population civile » (motifs, au paragraphe 31).

[14] Le juge de première instance a donc estimé que l’on avait répondu en l’espèce aux critères énoncés dans l’arrêt Mugesara.

[15] Le juge de première instance a rejeté les moyens de défense fondés sur les ordres d’un supérieur et la contrainte invoqués par M. Carrasco Varela. Il a ensuite traité assez longuement des conséquences de l’amnistie générale qui avait été accordée à l’occasion de l’accord qui avait mis fin à la guerre civile au Nicaragua. Il a conclu que le fait que la CISR ne s’était pas prononcée sur ce moyen de défense soulevé par M. Carrasco Varela n’était pas déterminant parce que, selon l’interprétation qu’il faisait des règles de droit applicables, l’amnistie ne pouvait s’appliquer au constat prévu à l’alinéa 35(1)a) de la Loi.

[16] Le juge de première instance a poursuivi en examinant la possibilité que M. Carrasco Varela ait été victime d’un abus de procédure en raison du fait qu’en invoquant uniquement le fait que M. Carrasco Varela était interdit de territoire par application de l’alinéa 35(1)a), le ministre s’était vraisemblablement réservé la possibilité d’entreprendre plus tard de nouvelles procédures en vue d’obtenir le renvoi de M. Carrasco Varela pour cause de grande criminalité (article 36 [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 3]) s’il n’obtenait pas gain de cause en l’espèce.

[17] Enfin, le juge de première instance s’est penché sur la question de la certification d’une question en vue d’un appel. Il a signalé qu’il avait été convenu à l’audience qu’une ébauche des motifs serait communiquée aux avocats afin que les parties aient l’occasion de proposer des questions à certifier. L’avocat de M. Carrasco Varela a par conséquent proposé quatre questions, que le juge de première instance a formulées de la façon suivante (motifs, au paragraphe 55) :

a. Les prisonniers sont-ils tous nécessairement des « civils » aux fins de la définition d’un crime contre l’humanité, selon Mugesara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100?

b. L’exécution de criminels peut-elle constituer un crime contre l’humanité en tant qu’élément d’une attaque généralisée et systématique contre des civils?

c. Les actes commis par les Sandinistes contre les Contras dans le cadre d’activités militaires ou d’une guerre civile constituent-ils une « attaque généralisée et systématique contre des civils »?

d. Est-ce une erreur de droit que de se fonder sur le Statut de Rome pour établir si les mauvais traitements infligés à des prisonniers constituent un crime contre l’humanité (au regard de la fonction de gardien exercée par le demandeur à la prison d’El Chipote)?

[18] Le juge de première instance a ensuite cité les objections de l’avocat du ministre aux questions proposées, ainsi que sa réponse à ces objections (aux paragraphes 56 à 58) :

L’avocat du ministre soutient qu’aucune des questions certifiées ne transcende les intérêts des parties, ni n’a une portée générale, ni n’a jamais été tranchée. L’avocat laisse entendre plus particulièrement que la Cour d’appel fédérale a déjà examiné les trois premières questions dans l’arrêt Sumaida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 C.F. 66. Je n’interprète toutefois pas cet arrêt en ce sens. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Létourneau y a plutôt fait remarquer que certaines des personnes visées étaient des civils, et qu’on ne pouvait les considérer comme des terroristes. La question telle que certifiée n’avait pas à être tranchée et elle ne l’a pas été. En outre, dans l’arrêt Gonzalez, précité, la Cour d’appel a qualifié d’incidents de guerre les affrontements entre les Sandinistes et les Contras. Bien qu’on ait établi en jurisprudence une distinction entre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité en fonction de caractéristiques du groupe visé, le temps pourrait bien être venu de réexaminer cette distinction, compte tenu des développements récents sur le plan international.

Le ministre soutient, en ce qui touche la quatrième question, que le Statut de Rome, tout au moins ce qui y concerne la situation de M. Carrasco, constitue une simple reformulation du droit existant. C’est également là mon avis. Il s’agit toutefois d’une question d’importance, et l’opinion du ministre pourrait très bien ne pas faire consensus.

Les diverses questions sont liées les unes aux autres et, au risque de faire preuve d’un surcroît de prudence, je suis disposé à toutes les certifier.

[19] Le juge de première instance a ensuite formulé une question qui n’avait pas été soulevée par l’avocat de M. Carrasco Varela (au paragraphe 59) :

Bien que la question de l’amnistie générale au Nicaragua ait fait l’objet de nombreux débats, tant au moyen d’observations écrites qu’orales, M. Carrasco n’a proposé la certification d’aucune question sur le sujet. Toutefois, comme d’autres questions seront certifiées et compte tenu de la distinction entre les articles 35 et 36 de la LIPR, ainsi que les Principes directeurs du HCNUR, je propose de mon propre chef la certification de la question suivante :

Doit-on prendre en compte une grâce ou une amnistie générale en vue d’établir si une personne doit ou non être interdite de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux au sens de l’article 35 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

QUESTION EN LITIGE

[20] Comme on pouvait le prévoir, le mémoire des parties porte sur les questions certifiées par le juge de première instance. Toutefois, l’échange qui a eu lieu lors de l’instruction de l’appel entre la Cour et les avocats était axé sur la question de savoir si les questions certifiées satisfaisaient aux critères prévus par la loi en ce qui concerne les questions certifiées, tels que notre Cour les a définis dans la jurisprudence.

[21] À mon avis, la seule question que soulève le présent appel est celle de savoir si le juge de première instance a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire en matière de certification. À mon avis, il ne l’a pas fait. En conséquence, la condition préalable à l’exercice du droit d’appel de M. Carrasco Varela n’est pas remplie et le présent appel doit donc être rejeté.

ANALYSE

[22] Ainsi que le juge de première instance l’a reconnu dans ses motifs, la décision rendue par la Cour fédérale, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la CISR, est censée être définitive et sans appel, sauf dans un cas, à savoir lorsque le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et qu’il l’énonce. C’est bien ce que prévoit l’alinéa 74d) de la Loi :

74. Les règles suivantes s’appliquent à la demande de contrôle judiciaire :

[…]

d) le jugement consécutif au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel en Cour d’appel fédérale que si le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle-ci.

[23] Cette disposition s’inscrit dans un cadre plus vaste conçu pour faire en sorte que le droit du demandeur d’asile de réclamer l’intervention des tribunaux ne soit pas invoqué à la légère et que cette intervention, lorsqu’elle est justifiée, ait lieu en temps opportun.

[24] Il vaut la peine de se rappeler que « [l]e contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation ». La demande d’autorisation doit être signifiée et déposée dans les 15 jours (lorsque la mesure a été rendue au Canada) suivant la date où le demandeur est avisé de la mesure. La Loi oblige le juge à statuer sur la demande d’autorisation à bref délai et sans comparution en personne. La décision de rejeter la demande d’autorisation d’appel n’est pas susceptible d’appel (article 72 [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194] de la Loi).

[25] La Loi précise également que l’audition de la demande de contrôle judiciaire ne peut avoir lieu à moins de 30 jours ni à plus de 90 jours de la date à laquelle la demande d’autorisation est accueillie, et que le juge statue à bref délai et selon la procédure sommaire (alinéa 74b) de la Loi).

[26] Il convient de rapprocher ces dispositions de l’article 231 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, qui prévoit un sursis de toute mesure de renvoi jusqu’à ce que le sort de l’instance judiciaire soit connu. Il s’ensuit, d’une part, que la personne dont le statut au Canada est remis en question est autorisée à demeurer au Canada en attendant l’issue finale des demandes qu’elle a introduites en justice et, d’autre part, que la loi exige que ces demandes soient tranchées sans retard et de façon sommaire.

[27] Deux dispositions de « contrôle » font partie intégrante de ce régime. La première prévoit l’obligation d’obtenir l’autorisation de la Cour avant de pouvoir introduire une demande de contrôle judiciaire. La seconde est l’absence de droit d’appel à moins qu’un juge de la Cour fédérale ne certifie que la demande de contrôle judiciaire soulève une question grave de portée générale. Compte tenu du fait que la loi prévoit un sursis automatique dès que l’accès aux tribunaux est autorisé, ces dispositions visent à faire en sorte que les demandes sans fondement sont jugées en temps utile.

[28] Dans le même ordre d’idées, il convient de signaler que l’article 74 parle d’« une » question grave de portée générale et non d’« une ou plusieurs » questions graves de portée générale. Bien que je n’écarte pas la possibilité qu’une seule et même affaire puisse soulever plusieurs questions de portée générale, j’estime que cette situation serait l’exception plutôt que la règle. Une question grave de portée générale est une question qui permet de trancher l’appel (voir Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89 (Zazai) et les décisions citées au paragraphe 11 de cet arrêt). Le nombre de questions qui répondent à cette définition dans un appel donné est limité.

[29] Qui plus est, une question grave de portée générale découle des questions en litige dans l’affaire et non des motifs du juge. Le juge, qui a instruit la cause et qui a eu l’avantage d’entendre les meilleurs arguments présentés par les avocats des deux parties, devrait être en mesure de dire si les faits de l’affaire soulèvent ou non une telle question, sans avoir à soumettre une ébauche de ses motifs aux avocats. Une telle façon de procéder ouvre la porte, comme c’est le cas en l’espèce, à une longue liste de questions qui peuvent ou non satisfaire au critère prévu par la loi. Dans le cas qui nous occupe, aucune des questions proposées ne répond à ce critère.

[30] En ce qui concerne donc les questions que le juge de première instance a certifiées, la première question est la suivante [au paragraphe 55] :

a. Les prisonniers sont-ils tous nécessairement des « civils » aux fins de la définition d’un crime contre l’humanité, selon Mugesara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100?

[31] Aux paragraphes 30 et 31 de ses motifs, le juge de première instance écrit :

Quel que soit l’angle d’où l’on envisage la question, c’est à juste titre que la Commission a ordonné l’expulsion de M. Carrasco. Il est ainsi déclaré dans l’ordonnance : « [l]a Section de l’immigration juge que vous êtes une personne visée par l’alinéa 35(1)a) de la Loi ». Tant les crimes contre l’humanité que les crimes de guerre se trouvent ainsi visés.

Pareillement, les prisonniers de la prison d’El Chipote étaient soit des Contras, soit de simples dissidents politiques. Il importe peu de savoir si le rôle joué par M. Carrasco pourrait être qualifié de mauvais traitements à l’endroit de prisonniers de guerre ou d’actes inhumains commis contre une population civile.

[32] De toute évidence, il ne s’agit pas d’une question qui permet de trancher l’appel. Il ne s’agit pas non plus d’une question que le juge de première instance a lui-même estimé nécessaire de trancher. Pour revenir à l’arrêt Zazai, voici ce que la Cour y écrit, au paragraphe 12 :

Le corollaire de la proposition selon laquelle une question doit permettre de régler l’appel est qu’il doit s’agir d’une question qui a été soulevée et qui a été examinée dans la décision d’instance inférieure. Autrement, la certification de la question constitue en fait un renvoi à la Cour fédérale. Si une question se pose eu égard aux faits d’une affaire dont un juge qui a entendu la demande est saisi, il incombe au juge de l’examiner. Si la question ne se pose pas, ou si le juge décide qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question, il ne s’agit pas d’une question qu’il convient de certifier.

[33] La deuxième question que le juge de première instance a retenue était la suivante [au paragraphe 55] :

b. L’exécution de criminels peut-elle constituer un crime contre l’humanité en tant qu’élément d’une attaque généralisée et systématique contre des civils?

[34] Si cette question vise essentiellement à décider si l’exécution de criminels peut constituer un crime contre l’humanité, il s’agit d’une question à laquelle le dossier dont nous disposons ne nous permet pas de répondre. Si la question vise essentiellement à déterminer si l’exécution des ravisseurs constituait, dans le cas qui nous occupe, un crime contre l’humanité, il s’agit d’une question au sujet de laquelle le juge de première instance a estimé qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer dans ses motifs. Au paragraphe 29 de ses motifs, il écrit :

La preuve montre de manière manifeste et péremptoire qu’on a traité les ravisseurs comme des ennemis de l’État. M. Carrasco prétend que le président du Nicaragua s’est rendu en personne à la prison d’El Chipote à cette occasion. Comme le juge MacGuigan l’a déclaré dans Ramirez, il importait peu de savoir si le crime en cause était un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. Il s’agissait d’un crime commis au cours de ce qui était soit une guerre, soit une insurrection civile. Il a donc résolu d’employer simplement l’expression « crime international ».

[35] Si le juge de première instance, suivant l’arrêt de notre Cour Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306, a estimé [au paragraphe 29] qu’« il import[e] peu de savoir si le crime en cause était un crime de guerre ou un crime contre l’humanité », comme il semble l’avoir effectivement conclu, il ne peut guère s’agir d’une question à certifier.

[36] Voici la troisième question [au paragraphe 55] :

c. Les actes commis par les Sandinistes contre les Contras dans le cadre d’activités militaires ou d’une guerre civile constituent-ils une « attaque généralisée et systématique contre des civils »?

[37] Là encore, le juge de première instance n’a pas examiné cette question. Il est par ailleurs difficile de voir comment on pourrait répondre utilement à une telle question. De quels actes, commis au cours d’hostilités qui ont duré pendant des années, parle-t‑on? En quoi la réponse à cette question pourrait-elle être utile pour trancher la présente affaire?

[38] Voici la quatrième question retenue par le juge [au paragraphe 55] :

d. Est-ce une erreur de droit que de se fonder sur le Statut de Rome pour établir si les mauvais traitements infligés à des prisonniers constituent un crime contre l’humanité (au regard de la fonction de gardien exercée par le demandeur à la prison d’El Chipote)?

[39] La CISR cite certains articles du Statut de Rome [Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 R.T.N.U. 90] dans sa décision, mais on ne sait pas avec certitude si elle s’est fondée sur ces articles pour parvenir à sa conclusion. Dans sa décision, le juge de première instance a écrit ce qui suit, au paragraphe 46 :

M. Carrasco soutient par ailleurs que la Commission a commis une erreur en renvoyant au Statut de Rome. Selon l’arrêt Gonzalez, précité, il n’est toutefois pas nécessaire à mon avis de prendre en considération cette prétention, comme le Statut ne prévoit rien de nouveau à l’égard des activités imputables à M. Carrasco.

[40] Si le juge n’a pas estimé nécessaire d’examiner la question proposée par l’avocat, on voit mal comment cette question peut être qualifiée de question grave de portée générale.

[41] La dernière question a été proposée par le juge de première instance lui-même. La voici [au paragraphe 59] :

Doit-on prendre en compte une grâce ou une amnistie générale en vue d’établir si une personne doit ou non être interdite de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux au sens de l’article 35 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

[42] Il serait difficile de prétendre qu’on ne doive pas tenir compte d’un facteur pertinent — et une amnistie générale constitue de toute évidence un facteur pertinent — pour décider si une personne doit ou non être admise sous le régime de la Loi. Mais cela n’en fait toutefois pas pour autant une question grave de portée générale.

[43] Vu la conclusion que les questions certifiées ne soulèvent aucune question grave de portée générale, quel est le statut de l’appel? Comme nous l’avons déjà indiqué dans les présents motifs, l’obligation faite au juge de première instance de certifier qu’il existe une question grave de portée générale et d’énoncer cette question se veut un mécanisme de contrôle. Une certaine confusion a été créée au sujet du rôle de ce mécanisme de contrôle à la suite de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, dans lequel la Cour suprême a expliqué qu’une fois qu’une question a été certifiée, le tribunal peut examiner toutes les questions soulevées par l’appel (au paragraphe 12). Il est erroné de tenir le raisonnement que toutes les questions qui peuvent être soulevées en appel peuvent être certifiées parce que l’on peut examiner tous les points soulevés dans l’appel dès lors qu’une question a été certifiée. L’obligation imposée par la loi demeure celle qui est énoncée à l’alinéa 74d) : l’affaire doit soulever une question grave de portée générale, à défaut de quoi la condition préalable à l’existence d’un droit d’appel n’est pas remplie et l’appel doit être rejeté. Juger le contraire permettrait à la Cour d’appel fédérale de créer un droit d’appel là où la Loi n’en prévoit pas.

[44] Je rejetterais donc l’appel.

Le juge Noël, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge Nadon, J.C.A. : Je suis d’accord.

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