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A-96-02

2003 CAF 266

J.D. Irving, Limited (demanderesse)

c.

General Longshore Workers, Checkers and Shipliners of the Port of Saint John (N.-B.), section locale 273 de l'Association internationale des débardeurs, et Association des employeurs du port de Saint-Jean Inc. (défenderesses)

Répertorié: J.D. Irving, Ltd. c. General Longshore Workers, Checkers and Shipliners of the Port of Saint-John (N.-B.), section locale 273 de l'Association internationale des débardeurs (C.A.)

Cour d'appel, juges Rothstein, Pelletier et Malone, J.C.A.--Fredericton, 18 mars; Ottawa, 13 juin 2003.

Relations du travail -- Appel interjeté devant la C.A.F. à l'encontre d'une décision du Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil) selon laquelle les employés de la société J.D. Irving Limited déchargeant des copeaux de bois de la barge d'Irving au port de Saint-Jean (N.-B.) faisaient des opérations qui entraient dans le champ de l'ordonnance d'accréditation géographique rendue par le Conseil en vertu de l'art. 34(1) du Code canadien du travail -- Le syndicat avait demandé au Conseil de déclarer que J.D. Irving Limited était active dans le secteur du débardage à l'intérieur des limites de l'ordonnance -- Résultat de l'ordonnance du Conseil: Irving devenait membre de l'Association des employeurs du port de Saint-Jean Inc. et elle devenait liée par les termes de la convention collective conclue entre l'Association et le syndicat -- L'art. 34(1) est-il applicable lorsqu'une société transporte ses propres marchandises sur son propre navire vers sa propre installation portuaire, en utilisant ses propres employés et son propre équipement pour décharger les marchandises dans des camions? -- L'application de l'art. 34(1) relève du champ de spécialisation du Conseil -- La norme de contrôle est celle de la décision manifestement déraisonnable -- Selon la jurisprudence antérieure du Conseil, la situation d'Irving échappe à l'art. 34(1) -- Mais, dans des affaires récentes, le Conseil a adopté une définition plus générale de ce que sont les activités du secteur du débardage -- Le Conseil n'a pas justifié l'entorse qu'il faisait à ses décisions antérieures -- Il n'est pas lié par la règle du précédent, pour autant que soient concernées ses propres décisions antérieures -- Bien que la tâche ne soit pas sans quelque difficulté, il est possible de suivre le raisonnement du Conseil -- La décision du Conseil est maintenue, mais la certitude, l'uniformité et la prévisibilité des règles sont des considérations qui devraient guider le Conseil dans ses décisions -- Il importe que le syndicat et la direction puissent s'en remettre aux positions de principe du Conseil pour connaître les règles de conduite applicables à leurs activités futures -- Le Conseil aurait dû expliquer pourquoi il s'écartait de sa propre jurisprudence -- Examen de la nécessité de relations industrielles pacifiques dans le secteur du transport maritime en général, et dans celui du débardage en particulier -- La décision du Conseil n'équivalait pas à conférer au syndicat un monopole absolu -- Le Conseil a-t-il tenu compte de la modification apportée en 1999 à l'art. 34(1)? -- L'objet de la modification était-il de donner effet à la recommandation du rapport Sims? -- Le juge Pelletier, J.C.A. (dissident): Le Conseil a outrepassé le pouvoir que lui conférait l'art. 34(3)b) -- Les employés ne sauraient faire partie de l'unité habile à négocier si, comme c'est le cas ici, le syndicat n'était pas disposé à négocier en leur nom -- Le Conseil a commis une erreur d'interprétation législative, donc une erreur de droit, sujette à révision selon la norme de la décision correcte -- Cette erreur est soustraite à la portée de la clause privative.

Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- Certiorari -- Norme applicable de contrôle -- Appel interjeté devant la C.A.F. à l'encontre d'une décision du Conseil selon laquelle certains travailleurs relevaient de l'ordonnance d'accréditation géographique rendue en vertu du Code canadien du travail -- L'application des dispositions du Code relève du champ de spécialisation du Conseil -- La décision du Conseil doit être examinée selon la norme de la décision manifestement déraisonnable -- La juridiction de contrôle est astreinte à un devoir de retenue -- Elle ne peut substituer son propre raisonnement à celui du tribunal -- Elle doit «serrer de près» les motifs exposés par le tribunal et dire s'ils autorisaient la décision qu'il a rendue.

Juges et tribunaux -- Règle du précédent -- Décision du Conseil canadien des relations industrielles qui s'écarte de la propre jurisprudence du Conseil sur la question de savoir si certains travailleurs entrent dans le champ d'une ordonnance d'accréditation géographique -- Le Conseil n'est pas lié par ses propres décisions antérieures -- Mais il doit être sensible aux impératifs de certitude, d'uniformité et de prévisibilité des règles -- S'il décide de s'écarter de ses positions de principe, il doit expliquer son revirement et le justifier.

La question soulevée par le présent appel était de savoir si le Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil) a rendu une décision manifestement déraisonnable en affirmant que, lorsqu'elle déchargeait des copeaux de bois à son quai no 20, au port de Saint-Jean (Nouveau-Brunswick), la société J.D. Irving Limited faisait des opérations qui entraient dans le champ de l'ordonnance d'accréditation géographique rendue par le Conseil en vertu du paragraphe 34(1) du Code canadien du travail. L'effet de la décision du Conseil est que la société Irving est tenue de recourir aux membres du syndicat défendeur pour décharger les copeaux en questions, plutôt qu'à ses propres employés.

J.D. Irving, Limited, dont les produits principaux sont le bois d'oeuvre et les copeaux criblés, est propriétaire d'une scierie en Nouvelle-Écosse et transporte les copeaux au port de Saint-Jean en se servant d'une barge océanique qui lui appartient en propre. La société est locataire du quai no 20, où elle utilise deux grues, dont elle est propriétaire, pour décharger les cargaisons. Les copeaux y sont chargés sur des camions. Les travaux effectués au quai étaient effectués par deux employés d'Irving. Les camions transportaient les copeaux à l'usine de pâte d'Irving, située à Saint-Jean ouest. Une fois déposés sur le tas de copeaux, les copeaux cessaient d'appartenir à J.D. Irving, Limited et devenaient la propriété de Irving Pulp & Paper Limited.

Le syndicat avait demandé au Conseil, en application des articles 18 et 34 du Code, de déclarer que J.D. Irving, Limited était active dans le secteur du débardage à l'intérieur des limites de l'accréditation géographique de la section locale 273. Si le Conseil faisait droit à la demande, il en résulterait que Irving deviendrait membre de l'Association des employeurs du port de Saint-Jean Inc. et serait de ce fait liée par les termes de la convention collective conclue entre l'Association et la section locale 273. Irving serait alors tenue de recourir à des travailleurs syndiqués pour décharger sa barge. Le Conseil a statué en faveur du syndicat, et la société Irving s'est alors adressée à la Cour d'appel fédérale, devant laquelle elle a fait valoir que la décision du Conseil était manifestement déraisonnable.

Selon la société Irving, le paragraphe 34(1) du Code ne s'applique que si un employeur est véritablement actif dans le secteur du débardage, et il n'est pas applicable lorsque l'entreprise transporte ses propres marchandises sur son propre navire vers sa propre installation portuaire en utilisant ses propres employés et son propre équipement pour décharger la marchandise dans des camions qu'elle a réservés en vue d'une livraison subséquente à un client sur terre. De l'avis d'Irving, le Conseil et son prédécesseur, le Conseil canadien des relations de travail, ont toujours adhéré à ce point de vue, et, par sa décision, le Conseil s'est donc écarté d'une jurisprudence constante.

Arrêt (dissidence du juge Pelletier, J.C.A.): la demande doit être rejetée.

Le juge Rothstein, J.C.A. (avis concordant du juge Malone, J.C.A.): L'application du paragraphe 34(1) du Code relève du champ de spécialisation du Conseil. Cette disposition se rapporte à ce qui a été décrit comme «le domaine difficile et souvent explosif des relations du travail». Les parties s'accordent pour dire que la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer est celle de la décision manifestement déraisonnable.

Le mot «débardage» n'est nulle part défini dans le Code, et la jurisprudence n'en donne pas non plus une définition précise. En général, le débardage s'entend du chargement et du déchargement d'un navire pour autrui, contre rémunération. Un exemple de cette manière de voir est donné par l'affaire Association des employeurs maritimes et autres, décidée en 1991 par le CCRT. Mais, dans deux affaires plus récentes, le Conseil a adopté une définition plus générale de ce que sont les activités du secteur du débardage. La Cour n'a pas cependant énoncé une position générale de principe selon laquelle un lien avec la navigation commerciale en général n'était plus un facteur pertinent, ou selon laquelle un employeur dont les propres marchandises sont déchargées de son propre navire à sa propre installation portuaire et à l'aide de ses propres équipements et employés serait assujetti à une ordonnance d'accréditation géographique rendue en vertu du paragraphe 34(1).

Dans l'arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, la Cour suprême du Canada expliquait l'approche que devaient suivre les tribunaux lorsque la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable simpliciter. Cette approche devrait être appliquée d'autant plus rigoureusement lorsque la norme de contrôle est celle de la décision manifestement déraisonnable. Ainsi que le disait le juge Iacobucci dans l'arrêt Ryan, l'application de la norme de la décision raisonnable force les cours de justice à montrer de la retenue: une cour de justice devra parfois tenir pour raisonnable une décision administrative à laquelle elle n'aurait sans doute pas souscrit elle-même. Dans un contrôle exercé selon la norme de la décision raisonnable simpliciter, la juridiction de contrôle ne peut substituer son raisonnement à celui du tribunal et la partie qui demande le contrôle doit prouver que la décision contestée était déraisonnable. Puis le juge Iacobucci ajoutait que la juridiction de contrôle doit «rester près des motifs donnés par le tribunal et se demander si l'un ou l'autre de ces motifs autorise suffisamment la décision du tribunal».

S'agissant de l'entorse faite par le Conseil à sa propre jurisprudence, le raisonnement du Conseil ne disposait pas expressément de l'argument de la demanderesse selon lequel ses activités n'étaient pas rattachées aux activités générales de navigation commerciale, ni de l'argument selon lequel il n'était pas envisageable que la demanderesse fournirait de tels services de navigation commerciale. Le Conseil n'a pas non plus expliqué l'entorse qu'il faisait à sa propre jurisprudence. Pour autant, cela ne permettait pas d'affirmer que la décision du Conseil était manifestement déraisonnable. Comme il est indiqué précédemment, depuis la décision rendue dans l'affaire Association des employeurs maritimes, le Conseil semble avoir adopté une définition plus étendue de ce en quoi consistent les activités du secteur du débardage. En l'espèce, le Conseil a fait un pas de plus. Le Conseil n'est pas lié par la règle du précédent, pour autant que soient concernées ses propres décisions antérieures. Il était possible, non sans quelque difficulté toutefois, de suivre le raisonnement du Conseil.

Ainsi, même si la décision du Conseil n'était pas manifestement déraisonnable, le Conseil devrait être guidé, dans ses décisions, par les impératifs de certitude, d'uniformité et de prévisibilité des règles. Lorsque le Conseil énonce des positions générales de principe dans ses décisions, il devrait s'y tenir dans les affaires ultérieures. Le syndicat et la direction devraient pouvoir s'en remettre aux positions de principe du Conseil pour connaître les règles de conduite applicables à leurs activités futures. Eu égard à la norme de contrôle applicable, le Conseil est presque toujours le décideur final, et il assume donc une obligation particulière d'orientation, et cela en veillant à l'application uniforme des principes pertinents. Lorsque le Conseil décide de s'écarter de tels principes, il doit prendre conscience du revirement, et il doit l'expliquer et le justifier.

La société Irving a fait valoir que la décision du Conseil reposait sur l'idée erronée selon laquelle il est nécessaire de conférer à un syndicat un monopole absolu à l'intérieur de la zone géographique d'un port pour écarter tout risque d'un conflit de travail. Selon la demanderesse, il s'agissait là d'une interprétation manifestement déraisonnable du paragraphe 34(1). La nécessité de relations industrielles pacifiques dans le secteur du transport maritime en général, et dans celui du débardage en particulier, avait été reconnue dès 1955 par la Cour suprême du Canada. L'intérêt du Conseil pour des relations industrielles pacifiques n'était pas une considération hors de propos. Si le Conseil avait fait des conflits de travail le seul facteur à considérer dans une décision selon le paragraphe 34(1), il aurait sans doute restreint son pouvoir discrétionnaire, mais il a tenu compte d'autres facteurs, selon lui opportuns. La décision pragmatique du Conseil n'équivalait pas à conférer au syndicat un monopole absolu.

Un autre argument avancé par J.D. Irving était que le Conseil n'avait pas tenu compte de la modification apportée en 1999 au texte du paragraphe 34(1). Mais, même si l'on ne peut affirmer que, selon le Conseil, la modification exigeait de l'employeur ou des employés qu'ils soient véritablement actifs dans le secteur du débardage, cette disposition semble requérir que l'employeur et les employés soient véritablement actifs dans ce secteur. À l'évidence, si un employeur est véritablement actif dans le débardage, ses employés doivent également l'être.

Devant la Cour, mais non devant le Conseil, la société Irving a fait valoir que l'objet de la modification du paragraphe 34(1) était de donner effet à la recommandation du rapport Sims selon laquelle l'article 34 devrait être modifié pour qu'il soit bien clair que la mention du secteur du débardage s'applique uniquement aux employeurs qui recourent dans un port à une réserve de travailleurs plutôt qu'à leurs propres employés. La Cour n'a pu admettre que la première recommandation du rapport Sims, celle qui proposait que l'article 34 soit modifié pour permettre aux employeurs de choisir des employés dans une réserve de travailleurs ou d'utiliser leurs propres employés, fût directement rattachée à la modification de 1999.

Le juge Pelletier, J.C.A. (dissident): La demande adressée par le syndicat au Conseil reposait sur une ordonnance d'accréditation géographique en vigueur au port de Saint-Jean, qui avait été rendue en vertu de l'article 34 du Code canadien du travail.

Le Conseil peut rendre deux types d'ordonnances selon l'article 34: 1) une ordonnance d'accréditation géographique et 2) une ordonnance de représentation. L'objectif est d'établir une relation de négociation unique régissant l'emploi de membres de l'unité de négociation. Ces deux ordonnances diffèrent sur le plan conceptuel, même si elles peuvent figurer dans un document unique, comme c'était le cas ici.

La question telle que l'a formulée le Conseil ne précisait pas si les employés d'Irving étaient membres de l'unité habile à négocier. Il était significatif que le syndicat ne revendiquait pas de droits de négociation au nom des employés d'Irving. D'ailleurs, dans les arguments qu'il a exposés devant la Cour, le syndicat niait tout intérêt à négocier collectivement au nom des employés d'Irving. La demande présentée au Conseil par le syndicat reposait entièrement sur l'ordonnance de représentation.

Le pouvoir du Conseil, selon le paragraphe 34(3), est de rendre une ordonnance de représentation à l'égard des employeurs des membres de l'unité habile à négocier, mais le Conseil a rendu une ordonnance de représentation qui s'adressait aux employeurs du secteur du débardage. Une ordonnance qui prétend s'appliquer à tous les employeurs du secteur du débardage au port de Saint-Jean, qu'ils emploient ou non des membres de l'unité de négociation, dépasse le pouvoir conféré au Conseil par l'alinéa 34(3)b).

Des employés ne peuvent faire partie de l'unité de négociation si le syndicat n'est pas disposé à négocier collectivement en leur nom. Au vu de la position adoptée ici par le syndicat, le syndicat doit être réputé avoir reconnu que lesdits employés ne sont pas membres de l'unité de négociation.

En intégrant J.D. Irving, Limited dans le groupe des employeurs et en l'astreignant à observer la convention collective, le syndicat protège le champ d'activité revendiqué par ses membres. Il n'agit manifestement pas au nom des employés d'Irving qui seront déplacés par les membres du syndicat. Le Code n'autorise pas le Conseil à rendre l'ordonnance de représentation qu'il a rendue. Si le Conseil avait rendu l'ordonnance de représentation que le Code l'autorisait à rendre, il n'aurait pu arriver à la conclusion que cette ordonnance s'appliquait à Irving, puisque Irving n'employait pas de membres de l'unité de négociation. L'erreur commise par le Conseil était une erreur d'interprétation législative, une pure question de droit qui ne faisait pas intervenir les connaissances spécialisées du Conseil en matière de relations de travail. Lorsque la question est une question d'interprétation législative, il n'y a pas lieu de déférer aux conclusions du décideur. Par ailleurs, puisqu'il s'agissait ici d'interpréter la loi organique du Conseil, la décision du Conseil sur cette question risquait de faire jurisprudence, dictant alors une retenue judiciaire moindre. Les choix stratégiques du Conseil doivent être faits dans le contexte du cadre prévu par le législateur. La décision du Conseil devait être examinée selon la norme de la décision correcte et elle n'était pas protégée par la clause privative. L'ordonnance du Conseil devrait être annulée.

lois et règlements

Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, art. 9 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 56; ch. 44, art. 17; 1998, ch. 26, art. 9), 18, 21, 34 (mod. par L.C. 1991, ch. 39, art. 1; 1998, ch. 26, art. 16).

jurisprudence

décision appliquée:

Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247; (2003), 257 N.B.R. (2d) 207; 223 D.L.R. (4th) 577; 48 Admin. L.R. (3d) 33; 31 C.P.C. (5th) 1; 302 N.R. 1.

décisions examinées:

Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (3d) 1; 43 Imm. L.R. (2d) 117; 226 N.R. 201; motifs modifiés [1998] 1 R.C.S. 1222; (1998), 11 Admin. L.R. (3d) 130; Association des débardeurs de Halifax, section locale 269 c. Offshore Logistics Inc. (2000), 25 Admin. L.R. 224; 257 N.R. 338 (C.A.F.); Association des employeurs maritimes et autres [1991], 84 di 161 (C.C.R.T.); M&M Manufacturing Ltd. (1997), 104 di 45 (C.C.R.T.); Secunda Marine Services Ltd. (Re) (1999), 61 R.C.C.R.T. (2d) 203 (C.C.R.I.); Barrie Public Utilities c. Assoc. canadienne de télévision par câble, [2003] 1 R.C.S. 476; (2003), 225 D.L.R. (4th) 206; 49 Admin. L.R. (3d) 161; 304 N.R. 1; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2002] 4 C.F. 3; (2002), 215 D.L.R. (4th) 118; 19 C.P.R. (4th) 289; 290 N.R. 131 (C.A.).

décisions citées:

Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; (2003), 223 D.L.R. (4th) 599; [2003] 5 W.W.R. 1; 11 B.C.L.R. (4th) 1; 48 Admin. L.R. (3d) 1; 179 B.C.A.C. 170; 302 N.R. 34; Reference re Industrial Relations and Disputes Act, [1955] R.C.S. 529; [1955] 3 D.L.R. 721; Syndicat international des débardeurs et magasiniers, Ship and Dock Foremen, section locale 514 c. Prince Rupert Grain Ltd., [1996] 2 R.C.S. 432; (1996), 135 D.L.R. (4th) 385; 40 Admin. L.R. (2d) 1; 96 CLLC 210-037; 198 N.R. 99; Brewer (Re), [2000] CCRI no 54; [2000] C.I.R.B.D. no 8 (QL).

doctrine

Groupe de travail chargé d'examiner la partie I du Code du travail du Canada. Faire un équilibre: examen de la partie I du Code canadien du travail. Ottawa: L'examen, 1995.

APPEL à l'encontre d'une décision du Conseil canadien des relations industrielles (Irving Shipbuilding Inc. (Re), [2002] CCRI no 153; [2002] D.C.C.R.I. no 7 (QL)) selon laquelle certaines opérations relevaient d'une ordonnance d'accréditation géographique. Appel rejeté.

ont comparu:

William B. Goss, c.r., pour la demanderesse.

Robert D. Breen, c.r., pour la défenderesse.

avocats inscrits au dossier:

Stewart McKelvey Stirling Scales, Saint-Jean, pour la demanderesse.

Pink Breen Larkin, Frédéricton, pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Rothstein, J.C.A.:

INTRODUCTION

[1]La question soulevée par le présent appel est de savoir si le Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil) a rendu une décision [[2002] CCRI no 153; [2002] D.C.C.R.I. no 7 (QL)] lorsqu'elle déchargeait des copeaux de bois à son quai no 20, au port de Saint-Jean (Nouveau-Brunswick), la demanderesse faisait des opérations qui entraient dans le champ de l'ordonnance d'accréditation géographique se rapportant au port de Saint-Jean, une ordonnance rendue par le Conseil en vertu du paragraphe 34(1) [mod. par L.C. 1998, ch. 26, art. 16] du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2 (le Code). La conséquence de la décision du Conseil, c'est que la demanderesse est tenue de recourir aux membres des General Longshore Workers, Checkers and Shipliners of the Port of Saint John, section locale 273 de l'Association internationale des débardeurs (le syndicat), pour le déchargement de ses copeaux de bois à son quai no 20, au lieu de recourir à ses propres employés.

LES FAITS

[2]La demanderesse fait le commerce de produits forestiers. Ses produits principaux sont le bois d'oeuvre et les copeaux criblés. Les copeaux servent de matière première dans la fabrication de la pâte et du papier.

[3]La demanderesse possède une scierie à Weymouth (Nouvelle-Écosse) qui produit des copeaux, un sous-produit du bois d'oeuvre. Elle transporte les copeaux criblés au port de Saint-Jean (Nouveau-Brunswick), à l'aide d'une barge océanique qui lui appartient en propre. La demanderesse utilise le quai no 20, une installation portuaire du port de Saint-Jean, qu'elle a acquise à titre de locataire en vertu d'un bail de 10 ans. Elle utilise deux grues, dont elle est propriétaire, au quai no 20, pour décharger ses copeaux de sa barge. Les copeaux sont directement transférés, à l'aide des grues, vers des camions qui attendent au port. À l'origine, le travail au quai no 20 était effectué par trois grutiers et un superviseur, mais plus tard par deux employés. Tous les employés étaient des employés de la demanderesse.

[4]Les services de camionnage retenus par la demanderesse étaient fournis par Sunbury Transport Ltd. Les camions transportaient les copeaux du quai no 20 à l'usine de pâte au sulfate de Irving Pulp & Paper Limited, sur la rue Mill, à Saint-Jean ouest (Nouveau-Brunswick).

[5]Les copeaux demeuraient en permanence la propriété de la demanderesse jusqu'à ce qu'ils soient déposés sans danger sur le «tas de copeaux», à l'emplacement de Irving Pulp & Paper Limited, et à ce moment-là Irving Pulp & Paper Limited devenait propriétaire des copeaux.

[6]Le 10 juillet 2001 ou vers cette date, le syndicat demandait au Conseil, en application des articles 18 et 34 [mod. par L.C. 1991, ch. 39, art. 1; 1998, ch. 26, art. 16] du Code, de déclarer que la demanderesse est active dans le secteur du débardage à l'intérieur des limites de l'accréditation géographique de la section locale 273. Si la demanderesse était considérée comme assujettie au paragraphe 34(1), il en résulterait qu'elle deviendrait membre de l'Association des employeurs du port de Saint-Jean Inc. (l'Association des employeurs). En tant que membre de l'Association des employeurs, la demanderesse serait liée par les termes d'une convention collective conclue entre la section locale 273 et l'Association des employeurs, et il lui faudrait recourir aux membres de la section locale 273 pour décharger sa barge, au lieu de recourir à ses propres employés.

[7]Le Conseil a tenu une audience les 3 et 4 octobre 2001 et a rendu sa décision le 21 janvier 2002. Il a jugé que les opérations de la demanderesse dans le déchargement de copeaux au quai no 20 entraient dans le champ de l'ordonnance d'accréditation géographique rendue par le Conseil à l'égard du port de Saint-Jean.

POSITION DE LA DEMANDERESSE

[8]La demanderesse dit que la décision du Conseil est manifestement déraisonnable. Selon elle, le paragraphe 34(1) du Code requiert que l'employeur soit véritablement actif dans le secteur du débardage. Lorsqu'une société transporte ses propres marchandises dans son propre navire vers sa propre installation portuaire en utilisant ses propres employés et son propre équipement pour décharger les marchandises dans des camions qu'elle a réservés pour livraison subséquente à son client sur terre, l'entreprise n'est pas véritablement active dans le secteur du débardage.

[9]La demanderesse dit que le Conseil et son prédécesseur, le Conseil canadien des relations de travail (le Conseil), ainsi que les tribunaux, ont toujours adhéré à ce point de vue. En s'écartant de cette jurisprudence constante, le Conseil a rendu une décision manifestement déraisonnable. La demanderesse dit aussi qu'il était manifestement déraisonnable pour le Conseil de dire qu'elle était véritablement active dans le secteur du débardage en affirmant qu'autrement les relations de travail au port de Saint-Jean seraient menacées.

ANALYSE

Norme de contrôle

[10]Les parties s'accordent pour dire que la norme de contrôle est la norme de la décision manifestement déraisonnable. Néanmoins, la Cour doit elle-même déterminer la norme de contrôle en procédant à l'analyse pragmatique et fonctionnelle. Voir l'arrêt Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 21, citant l'arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982. Cette question ayant été examinée à fond auparavant à propos de l'application du paragraphe 34(1), dans l'arrêt Association des débardeurs de Halifax. section locale 269 c. Offshore Logistics Inc. (2000), 25 Admin. L.R. 224 (C.A.F.), il n'est pas nécessaire d'en faire ici une analyse approfondie.

[11]Le Code renferme, en son article 22 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 56; ch. 44, art. 17; 1998, ch. 26, art. 9], une clause privative étendue. La question des circonstances dans lesquelles le paragraphe 34(1) s'applique est une question qui relève du champ de spécialisation du Conseil. L'objet de la Loi, et du paragraphe 34(1) en particulier, concerne la réglementation de ce que le juge Cory avait appelé, dans l'arrêt Syndicat international des débardeurs et magasiniers, Ship and Dock Foremen, section locale 514 c. Prince Rupert Grain Ltd., [1996] 2 R.C.S. 432, aux pages 445 et 446, «le domaine difficile et souvent explosif des relations du travail». La question de savoir si la demanderesse est assujettie au paragraphe 34(1) est largement fondée sur l'application de la jurisprudence du Conseil, ainsi que sur les circonstances de l'affaire considérée. Je crois que tous les facteurs désignent, comme norme de contrôle, la norme de la décision manifestement déraisonnable.

Article 18 et paragraphe 34(1)

[12]L'article 18 et le paragraphe 34(1) du Code canadien du travail sont ainsi rédigés:

18. Le Conseil peut réexaminer, annuler ou modifier ses décisions ou ordonnances et réinstruire une demande avant de rendre une ordonnance à son sujet.

[. . .]

34. (1) Le Conseil peut décider que les employés de plusieurs employeurs véritablement actifs dans le secteur en cause, dans la région en question, constituent une unité habile à négocier collectivement et, sous réserve des autres dispositions de la présente partie, accréditer un syndicat à titre d'agent négociateur de l'unité, dans le cas des employés qui travaillent:

a) dans le secteur du débardage;

b) dans les secteurs d'activité et régions désignés par règlement du gouverneur en conseil sur sa recommandation.

[13]Par ordonnance datée du 20 juillet 2000, le Conseil avait accrédité le Syndicat à titre d'agent négociateur des employés du secteur du débardage au port de Saint-Jean. L'ordonnance maintenait aussi la désignation de l'Association des employeurs du port de Saint-Jean Inc. comme représentant patronal de tous les employeurs du secteur du débardage au port de Saint-Jean. La demande du Syndicat en date du 10 juillet 2001, visant à inclure la demanderesse en tant qu'employeur, l'obligeant ainsi à recourir aux membres du Syndicat pour décharger sa barge dans le port, avait pris la forme d'une demande selon l'article 18 pour que soit modifiée l'ordonnance du 20 juillet 2000.

La jurisprudence du Conseil

[14]Le paragraphe 34(1) est applicable lorsqu'il s'agit d'«employés de plusieurs employeurs véritablement actifs dans le secteur [du débardage]». Le mot «débardage» n'est pas défini dans le Code, et la jurisprudence n'en a pas non plus donné une définition précise. En général, cependant, le débardage s'entend du chargement ou du déchargement d'un navire, ainsi que des activités accessoires (voir l'arrêt Reference re Industrial Relations and Disputes Act, [1955] R.C.S. 529 (l'arrêt Eastern Canada Stevedoring).

[15]Cependant, jusqu'à la décision ici contestée, la jurisprudence à laquelle les parties se sont référées dans leurs arguments ne disait pas que les entreprises chargeant ou déchargeant leurs propres marchandises, sur leurs propres navires ou depuis leurs propres navires, en utilisant leurs propres employés, dans leurs propres locaux, étaient considérées comme partie du secteur du débardage. Il semblerait que, même si leurs employés déchargent ou chargent des navires, c'est-à-dire exercent des activités de débardage, la situation de leur employeur ne déclenche pas l'application du paragraphe 34(1). Les activités des employeurs considérés comme partie du secteur du débardage sont plutôt rattachées en général au transport maritime commercial de marchandises ou à la navigation commerciale générale, c'est-à-dire à l'exécution de services tels que le chargement ou le déchargement de navires pour autrui contre rémunération. L'explication la plus claire de cette approche se trouve dans l'affaire Association des employeurs maritimes et autres (1991), 84 di 161 (C.C.R.T.), à la page 168:

Il faut bien comprendre que, en parlant du «secteur du débardage» dans le port de Hamilton, le Conseil n'a nullement l'intention d'englober dans son ordonnance d'accréditation des employeurs qui ne s'occupent pas de débardage, mais qui expédient ou reçoivent des produits pour leur propre compte dans des navires qui sont chargés ou déchargés par leurs propres employés. Le Conseil veut simplement que l'ordonnance d'accréditation s'applique dans le port de Hamilton aux entreprises qui passent des contrats de chargement ou de déchargement de navires pour d'autres, moyennant rémunération. Pour le moment, il ne s'agit dans la pratique que des entrepreneurs membres de l'AEM, de la commission et de Seaway Terminals. C'est ainsi, par exemple, que Stelco, qui, autant que nous sachions, oeuvre dans le secteur de la sidérurgie, ne deviendra pas une entreprise de débardage du seul fait que ses employés déchargent des navires transportant du minerai ou du charbon ou qu'ils les chargent d'acier pour son propre compte. Stelco et les nombreuses entreprises analogues qui se servent du port ne seront pas touchées par la décision du Conseil. [Non souligné dans le texte.]

[16]Dans deux affaires plus récentes, le Conseil a pris sur lui d'expliquer pourquoi, même si les employeurs en question s'adonnaient surtout à d'autres types d'activités, leurs employés étaient néanmoins considérés comme des travailleurs du secteur du débardage. Dans les deux cas, le Conseil paraît avoir adopté une définition plus générale de ce que sont les activités du secteur du débardage. Le Conseil semble avoir élargi les activités du secteur du débardage à ce qui suit:

a) le chargement ou le déchargement de navires de commerce, sans contrepartie; et

b) le chargement ou le déchargement de navires de commerce conformément à un contrat passé avec un consortium de clients, même si des services de débardage n'étaient pas offerts au public.

[17]Dans l'affaire M&M Manufacturing Ltd. (1997), 104 di 45 (C.C.R.T.), aux pages 50 et 51, le Conseil écrivait:

L'activité principale de M&M Manufacturing ainsi que de M&M Fabricators est précisément la fabrication. Les employés qui exécutent ce type de travail relèvent normalement de la compétence de la province où se déroule l'activité.

Toutefois, dans le cas du déchargement et du chargement du Sanderling, nous avons affaire au transport maritime de marchandises au véritable sens commercial de l'expression. Le navire, qui appartenait à une compagnie indépendante de M&M, a transporté des marchandises commerciales et avait conclu un contrat pour le faire. La citerne à bord du navire n'appartenait pas à M&M. Le déchargement de marchandises à d'autres quais dans le port de Halifax a été effectué par des membres de la section locale 269 de l'AID.

En chargeant et en déchargeant la citerne en question, M&M a, pour l'application de l'article 34 du Code, effectué du travail de débardage. Voir Halifax Grain Elevator Limited, précité. Dans la région du port de Halifax, tout chargement ou déchargement de marchandises faisant intervenir des navires commerciaux, même si lesdites marchandises appartiennent au destinataire ou sont utilisées par celui-ci dans ses activités, constitue du débardage et doit être effectué conformément aux dispositions de l'ordonnance d'accréditation du Conseil dans cette région. [Non souligné dans le texte.]

[18]Dans l'affaire Secunda Marine Services Ltd. (Re) (1999), 61 R.C.C.R.T. (2d) 203 (C.C.R.I.), le Conseil examinait l'argument selon lequel l'employeur, Offshore Logistics Inc., n'exerçait pas des activités de navigation commerciale générale. Offshore Logistics Inc. offrait des services à un groupe de cinq clients et n'offrait pas à ce moment-là au public des services généraux de débardage commercial. Le Conseil a cependant estimé que l'entreprise pourrait offrir de tels services au public dans l'avenir. Il avait relevé que les services de débardage fournis au groupe de clients étaient répétitifs et continus. Au paragraphe 71, le Conseil s'est exprimé ainsi:

Il faudrait également se pencher sur l'argument selon lequel Offshore ne participe pas à des activités d'expédition commerciale générale. Bien que Offshore n'offre pas présentement de services de débardage dans un marché d'expédition commerciale générale, en fait, cette entreprise dessert non pas seulement Mobil, mais également les cinq partenaires du SOEP. Offshore ne fournit pas de services de débardage au marché commercial général, mais elle pourrait le faire. Elle ne fournit pas non plus ces services à un client unique du secteur privé, mais plutôt à un consortium de cinq entreprises. En ce qui concerne cet argument, il faut également se rappeler qu'un seul acte de débardage unique--soit le chargement d'un navire commercial général--a été jugé comme élément de l'accréditation dans M&M. En l'espèce, bien qu'un marché commercial plus restreint soit desservi, le débardage est répétitif et continu. Offshore est véritablement active dans le secteur du débardage. [Non souligné dans le texte.]

[19]Saisie d'une demande de contrôle judiciaire de la décision Offshore Logistics, précitée, la Cour d'appel fédérale, confirmant la décision rendue par le Conseil dans l'affaire Secunda Marine, précitée, a fait observer, au paragraphe 24 de son jugement, que le Conseil avait jugé que l'activité générale de navigation commerciale n'était pas une condition indispensable avant que l'on puisse dire que des employés exercent des activités de débardage. Cette observation était faite eu égard aux circonstances particulières de cette affaire, c'est-à-dire que Offshore Logistics Inc. ne se présentait pas au public comme une société offrant des services de débardage, mais qu'elle pourrait le faire dans l'avenir. La Cour ne confirmait pas une position générale de principe selon laquelle un lien avec une activité générale de navigation commerciale n'était plus un facteur pertinent, ou selon laquelle un employeur dont les propres marchandises sont déchargées de son propre navire à sa propre installation portuaire et à l'aide de ses propres équipements et employés serait considéré comme assujetti à une ordonnance d'accréditation géographique rendue en vertu du paragraphe 34(1).

[20]Il semblerait donc que la décision rendue par le Conseil dans la présente affaire soit la première décision où il ait jugé qu'un employeur dont les activités ne sont pas des activités générales de navigation commerciale et qui décharge ses propres marchandises de son propre navire à sa propre installation portuaire et en utilisant ses propres employés et équipements est assujetti à une ordonnance d'accréditation géographique rendue en vertu du paragraphe 34(1).

L'approche analytique à suivre dans un contrôle selon la norme de la décision manifestement déraisonnable

[21]Dans l'arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, la Cour suprême du Canada expliquait l'approche que devait suivre les tribunaux lorsque la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable simpliciter (voir les paragraphes 46 à 52). Je crois que l'approche à suivre à l'égard de la norme de la décision raisonnable simpliciter, telle que cette approche est expliquée par la Cour suprême dans l'arrêt Ryan, est applicable, et l'est même encore davantage, lorsque la norme de contrôle est celle de la décision manifestement déraisonnable.

[22]Un contrôle judiciaire exercé selon la norme de la décision raisonnable simpliciter impose un devoir de retenue. Au paragraphe 46 de l'arrêt Ryan, le juge Iacobucci écrivait:

Le niveau de déférence requis dans le contrôle judiciaire d'une mesure administrative selon la norme de la décision raisonnable fait appel à l'autodiscipline. Une cour sera souvent obligée d'accepter qu'une décision est raisonnable même s'il est peu probable qu'elle aurait fait le même raisonnement ou tiré la même conclusion que le tribunal [. . .]

[23]Dans un contrôle selon la norme de la décision raisonnable simpliciter, la question est de savoir si la décision contestée est globalement autorisée par le raisonnement du tribunal. La Cour ne peut y substituer son propre raisonnement. Au paragraphe 47 de l'arrêt Ryan, le juge Iacobucci écrivait:

La déférence requise découle de la question puisqu'elle impose à la cour de révision de déterminer si la décision est généralement étayée par le raisonnement du tribunal ou de l'instance décisionnelle, plutôt que de l'inviter à refaire sa propre analyse. Évidemment, la réponse à la question doit être soigneusement adaptée au contexte de la décision, mais la question elle-même demeure inchangée dans les divers contextes.

[24]La partie qui demande le contrôle doit formellement prouver que la décision était déraisonnable: voir l'arrêt Ryan, au paragraphe 48.

[25]Une juridiction de contrôle doit, dans un contrôle exercé selon la norme de la décision raisonnable simpliciter, serrer de près les motifs exposés par le tribunal et dire si les motifs autorisent suffisamment la décision. Au paragraphe 49 de l'arrêt Ryan, le juge Iacobucci s'exprimait ainsi:

Cela indique que la norme de la décision raisonnable exige que la cour siégeant en contrôle judiciaire reste près des motifs donnés par le tribunal et «se demande» si l'un ou l'autre de ces motifs étaye convenablement la décision.

[26]Un contrôle exercé selon la norme de la décision raisonnable simpliciter oblige la juridiction de contrôle à reconnaître qu'il appartient au premier chef au tribunal spécialisé de décider le point en fonction de sa propre procédure et pour ses propres motifs: voir l'arrêt Ryan, au paragraphe 50.

[27]Finalement, dans l'arrêt Ryan, au paragraphe 51, le juge Iacobucci faisait observer que, dans un contrôle exercé selon la norme de la décision raisonnable simpliciter, il n'y a pas une bonne réponse unique:

[. . .] lorsqu'une décision doit être prise en fonction d'un ensemble d'objectifs divergents, il se peut qu'aucun compromis ne soit supérieur à tous les autres.

[28]Dans un contrôle exercé selon la norme de la décision manifestement déraisonnable, les principes dictant la retenue judiciaire, qui sont énoncés dans l'arrêt Ryan, sont à plus forte raison applicables. Comme le fait observer le juge Iacobucci au paragraphe 52, la seule différence entre un contrôle selon la norme de la décision manifestement déraisonnable et un contrôle selon la norme de la décision raisonnable simpliciter se trouve dans le caractère évident du défaut:

[. . .] dès qu'un défaut manifestement déraisonnable a été relevé, il peut être expliqué simplement et facilement, de façon à écarter toute possibilité réelle de douter que la décision est viciée.

Examen de la décision du Conseil

Entorse faite par le Conseil à sa jurisprudence

[29]J'ai examiné les motifs du Conseil. Le Conseil s'est référé expressément à l'affaire Secunda Marine, précitée, qui explique les facteurs que le Conseil doit évaluer lorsqu'il se demande si le paragraphe 34(1) est applicable. Dans l'affaire Secunda Marine, le Conseil écrivait, au paragraphe 73:

Le Code exige que le Conseil évalue la fréquence des travaux, sa régularité, son caractère dissociable, la question de savoir s'il s'agit de travaux de débardage ou de travaux accessoires, et la menace que pourrait représenter le choix entre différentes caractérisations du travail pour les relations de travail. Il sera très important de déterminer si les employés en question sont véritablement actifs dans le secteur du débardage. Ils le sont ici. L'intention du législateur était de faire en sorte que l'accréditation accordée dans le secteur du débardage soit plus universelle, et non moins universelle, pour empêcher les perturbations dans les activités portuaires.

[30]À partir du paragraphe 35 de ses motifs, le Conseil a dans cette affaire expressément adopté les facteurs de la décision Secunda Marine, et les a appliqués aux faits. Le Conseil a trouvé que les activités de déchargement exécutées par la demanderesse étaient régulières et fréquentes. C'était le seul travail effectué dans l'installation de la demanderesse. Les employés concernés par les activités de déchargement étaient des travailleurs à temps plein. La nature des tâches--le déchargement de la barge--était l'essence même du travail de débardage. Le déchargement constituait le point final du transport maritime des copeaux vers le client de la demanderesse.

[31]On n'a pas donné à entendre que les conclusions factuelles de la Commission étaient inexactes. Elles portent sur les facteurs exposés dans l'affaire Secunda Marine, précitée, et il m'est impossible de dire que ces conclusions factuelles n'autorisent pas globalement la décision du Conseil.

[32]Cependant, le raisonnement du Conseil ne dispose pas expressément de l'argument de la demanderesse selon lequel, essentiellement, ses activités n'étaient pas rattachées aux activités générales de navigation commerciale et selon lequel il n'avait été constaté aucune fourniture éventuelle de services de navigation commerciale au grand public, comme c'était le cas dans l'affaire Secunda Marine. Le Conseil [au paragraphe 41] dit bien qu'«il ne peut pas accepter que, lorsqu'une compagnie est propriétaire d'un navire qu'elle utilise pour transporter son propre produit, le déchargement du produit de ce navire dans un port est automatiquement exempté de l'application de toute ordonnance d'accréditation par région géographique en vigueur». Cependant, il n'offre pas d'éléments très précis à l'appui de cette importante position de principe, et il ne justifie pas très bien l'entorse qu'il fait à ses décisions antérieures, par exemple la décision rendue dans l'affaire Association des employeurs maritimes, précitée.

[33]La décision du Conseil est-elle pour autant manifestement déraisonnable? Il m'est impossible d'arriver à cette conclusion. Depuis la décision rendue dans l'affaire Association des employeurs maritimes, précitée, le Conseil semble avoir adopté une définition plus étendue de ce en quoi consistent les activités du secteur du débardage, ainsi que l'attestent des affaires plus récentes telles que M&M Manufacturing, précitée, et Secunda Marine, précitée. En l'espèce, le Conseil a fait un pas de plus et a de nouveau élargi sa définition du secteur du débardage en affirmant que les opérations de la demanderesse étaient assujetties à l'ordonnance d'accréditation géographique, quand bien même les activités de la demanderesse seraient sans rapport avec les activités générales de navigation commerciale, et quand bien même elles n'embrasseraient pas le déchargement de marchandises contre rémunération, ni le déchargement de marchandises de navires de commerce.

[34]Le Conseil n'est pas lié par la règle du précédent, pour autant que soient concernées ses propres décisions antérieures. Le Conseil a exposé des motifs qui faisaient état de conclusions factuelles liées aux facteurs qu'il avait énumérés dans l'affaire Secunda Marine. Bien que la tâche ne soit pas sans quelques difficultés, il est possible de suivre le raisonnement du Conseil, et l'on ne saurait donc dire que la décision du Conseil est manifestement déraisonnable.

[35]Même si j'arrive à la conclusion que la décision du Conseil n'est pas manifestement déraisonnable, je crois que l'entorse que fait le Conseil aux positions de principe exprimées dans ses décisions antérieures appelle quelques observations. Dans la présente affaire, le Conseil est allé plus loin que dans toute autre décision antérieure, en faisant relever les activités de déchargement dont il est question ici de l'ordonnance d'accréditation géographique rendue en vertu du paragraphe 34(1). Il s'est considérablement écarté du principe qu'il avait très clairement exposé dans l'affaire Association des employeurs maritimes, précitée, principe selon lequel une ordonnance d'accréditation géographique doit s'appliquer lorsque les activités de l'employeur consistent à procéder au chargement ou au déchargement de navires pour le public et contre rémunération.

[36]Je reconnais que le Conseil doit être sensible à maintes considérations contextuelles lorsqu'il se demande si les activités d'un employeur relèvent d'une ordonnance d'accréditation géographique.

[37]Cela étant dit, la certitude, l'uniformité et la prévisibilité des règles sont des considérations qui devraient guider le Conseil dans ses décisions. Lorsque des positions générales de principe sont exprimées dans ses décisions, le Conseil se doit d'y adhérer dans les affaires subséquentes. Le syndicat et la direction devraient pouvoir s'en remettre aux positions de principe du Conseil pour connaître les règles de conduite applicables à leurs activités futures. Eu égard à la norme de contrôle qu'est le critère de la décision manifestement déraisonnable, le Conseil est presque toujours le décideur final, et il a donc l'obligation particulière de servir de guide aux parties, et cela par l'application uniforme des principes pertinents. Lorsque le Conseil décide de s'écarter de tels principes, il devrait prendre conscience du revirement et il devrait l'expliquer et le justifier.

Monopole absolu du Syndicat au port

[38]La demanderesse dit que la décision du Conseil repose sur l'idée erronée selon laquelle il est nécessaire de conférer à un syndicat un monopole absolu à l'intérieur de la zone géographique d'un port, si l'on veut éviter la menace possible d'un conflit de travail. Selon la demanderesse, il s'agit là d'une interprétation manifestement déraisonnable du paragraphe 34(1).

[39]L'argument de la demanderesse paraît quelque peu éparpillé sur cet aspect, mais il semble que, pour la demanderesse, l'application, à ses propres circonstances, de l'ordonnance d'accréditation géographique rendue par le Conseil équivaut à conférer au Syndicat un monopole au port de Saint-Jean, «en se fondant, du moins en partie, sur l'éventualité d'actes répréhensibles» si le Syndicat n'a pas ce monopole.

[40]Dans l'affaire Secunda Marine, précitée, le Conseil dit bien que l'accréditation devrait être plus globale si l'on veut empêcher une perturbation des opérations portuaires. Cependant, dans la présente affaire et dans la décision Secunda Marine, que la demanderesse désapprouve également sur ce point, le Conseil ne dit pas que la menace possible d'un conflit de travail requiert que le Syndicat titulaire d'une accréditation géographique doive être assuré d'un monopole absolu dans un port.

[41]La nécessité de relations industrielles pacifiques dans le secteur du transport maritime en général, et dans celui du débardage en particulier, avait été reconnue dès 1955 par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Eastern Canada Stevedoring, précité (le juge Fauteux), à la page 588:

[traduction] Évidemment, pour atteindre son objectif, c'est-à-dire pour que les relations de travail soient pacifiques dans les activités de ce genre, selon la description ci-dessus, le législateur devait procéder, et il a effectivement procédé, dans la Loi, à la réglementation de certains droits civils des employeurs et des employés travaillant dans ce secteur.

Je ne puis dire que la préoccupation du Conseil pour la paix du travail dans la présente affaire n'a pas eu quelque influence.

[42]Si, dans la présente affaire, le Conseil avait fait des conflits de travail le seul facteur à considérer dans une décision selon le paragraphe 34(1), il aurait sans doute restreint son pouvoir discrétionnaire, et son raisonnement serait peut-être suspect. Mais il a tenu compte d'autres facteurs qu'il a jugés opportuns, par exemple la fréquence et la régularité du déchargement, et la nature du travail des employés, qui était strictement le déchargement. Pour ces motifs, il est évident que le Conseil n'a pas restreint son pouvoir discrétionnaire. Son intérêt pour des relations industrielles pacifiques n'était pas une considération hors de propos. Le Conseil semble avoir rendu une décision pragmatique fondée sur les faits qu'il avait devant lui. Cette décision n'équivalait pas à conférer au Syndicat un monopole absolu.

Interprétation de la modification apportée en 1999 au paragraphe 34(1)

[43]La demanderesse soutient que le Conseil, dans cette affaire et dans l'affaire Secunda Marine, précitée, n'a pas examiné la portée de la modification apportée le 1er janvier 1999 au paragraphe 34(1). La modification supprimait les mots «employés de deux ou plusieurs employeurs dans un tel secteur» et leur substituait les mots «employés de plusieurs employeurs véritablement actifs dans le secteur en cause».

[44]Dans l'affaire Secunda Marine, le Conseil s'est bien penché, et directement, sur la modification en question. Il disait que la question serait de savoir si des travailleurs s'occupant de débardage devraient être considérés comme des travailleurs véritablement actifs dans le secteur du débardage, par opposition à la situation où le travail de débardage est une activité accessoire d'une autre industrie. Aux paragraphes 47 et 48 de la décision Secunda Marine, le Conseil écrivait:

Le paragraphe prévoit que, si les employés en question oeuvrent dans le secteur du débardage, une unité géographique peut être jugée habile à négocier collectivement, même si ces employés travaillent pour des employeurs différents. En l'espèce, les employés font du travail de débardage. Il s'agit de déterminer si ils sont véritablement actifs dans le secteur en cause au sens où l'entend le Code.

Par conséquent, l'essentiel est d'établir si et quand les employés qui font du travail de débardage devraient être considérés comme des employés véritablement actifs dans le secteur du débardage et quand il convient de considérer le travail de débardage comme un élément accessoire d'un autre secteur. De toute évidence, pour trancher cette question, il importe que le Conseil s'appuie sur le texte et sur les fins du Code canadien du travail. [Non souligné dans le texte.]

Au paragraphe 73, le Conseil s'exprimait ainsi:

Si de tels travaux n'étaient qu'accessoires et occasionnels, et s'ils étaient intégrés à l'entreprise principale de l'entité responsable, ils pourraient bien échapper à l'application de l'article 34. Toutefois, tous les travaux de débardage requièrent un examen approfondi. Compte tenu de la mise en équilibre soignée de facteurs, l'employeur qui exécute des travaux de débardage constatera à un moment donné que ses employés oeuvrent dans le secteur du débardage au sens du Code.

[45]Il m'est impossible de dire, avec la demanderesse, que le Conseil n'a pas, dans l'affaire Secunda Marine, interprété la modification. Ici, le Conseil s'est référé à l'affaire Secunda Marine et a expressément adopté le raisonnement qu'il y exposait. Il n'appartenait pas au Conseil ici de réinterpréter la modification.

[46]Au vu du raisonnement du Conseil dans l'affaire Secunda Marine, cependant, on ne sait pas si le Conseil était d'avis que la modification exigeait de l'employeur ou des employés qu'ils soient véritablement actifs dans le secteur du débardage. Les passages susmentionnés de la décision Secunda Marine, et les observations qu'ils renferment, portent sur les activités des employés. Cependant, dans la décision Secunda Marine, le Conseil prend aussi en compte les opérations de l'employeur et fait les mêmes observations. Au paragraphe 71, le Conseil écrivait:

En l'espèce, bien qu'un marché commercial plus restreint soit desservi, le débardage est répétitif et continu. Offshore est véritablement active dans le secteur du débardage.

Au paragraphe 73, le Conseil concluait ainsi:

En l'espèce, les travaux sont largement de la nature du débardage, soit le chargement et le déchargement de navires. Cette activité est séparée de la prospection pétrolière au niveau de son organisation et peut être séparée du point de vue des relations de travail. Elle survient fréquemment et régulièrement. Elle dessert un certain nombre de clients. En toutes circonstances, il convient d'exiger que Offshore soit comprise dans l'accréditation par région géographique applicable au port de Halifax pour refléter la structure actuelle de Offshore et ses activités de débardage.

[47]À mon avis, le paragraphe 34(1) veut dire que l'employeur comme ses employés doivent être véritablement actifs dans le secteur du débardage. Il me semble que, si un employeur est véritablement actif dans le débardage, ses employés doivent également l'être; à l'inverse, si l'employeur n'est pas véritablement actif, ses employés ne le seront pas non plus.

Le rapport Sims

[48]La demanderesse s'est également référée au Groupe de travail de 1995 constitué par le gouvernement du Canada et dont le mandat était de revoir la partie I du Code. Le Groupe de travail avait remis en janvier 1996 un rapport intitulé Vers l'équilibre: Code canadien du travail, partie I, révision. Ce rapport était appelé le rapport Sims.

[49]La demanderesse s'est référée à la recommandation du rapport Sims selon laquelle l'article 34 devrait être modifié pour qu'il soit bien clair que la mention du secteur du débardage s'applique uniquement aux employeurs qui recourent dans un port à une réserve de travailleurs et n'utilisent pas leurs propres employés. Selon la demanderesse, l'objet de la modification du paragraphe 34(1) était de donner effet à cette recommandation du rapport Sims. La demanderesse n'avait pas présenté cet argument au Conseil et, devant la Cour, elle n'a proposé aucune analyse au soutien de son affirmation.

[50]Le lien entre le rapport Sims et la modification de 1999 est quelque peu ténu. Il y a dans le rapport Sims deux ensembles de recommandations se rapportant à l'article 34. Le premier, décrit ci-dessus, concerne la capacité des employeurs d'utiliser leurs propres employés. Le deuxième, non mentionné par la demanderesse dans son dossier, concerne le choix d'un représentant patronal pour les négociations collectives.

[51]De fait, c'est dans la deuxième recommandation qu'il est question d'un employeur actif dans un port:

Que l'article 34 soit modifié de manière à prévoir que:

le choix d'un représentant patronal soit expressément réservé aux employeurs actifs dans le ou dans les ports d'une région géographique; [Non souligné dans le texte.]

[52]La première recommandation du rapport Sims, celle qui propose que l'article 34 soit modifié pour permettre aux employeurs de choisir des employés dans une réserve de travailleurs ou d'utiliser leurs propres employés, n'a aucun lien direct avec la modification de 1999 du paragraphe 34(1). On ne saurait dire que l'objet de la modification était de donner effet à cette recommandation.

CONCLUSION

[53]En l'espèce, la demanderesse a structuré ses opérations de manière à échapper à l'application du paragraphe 34(1). Il semble que ses opérations auraient échappé au paragraphe 34(1) si le Conseil ne s'était pas écarté de sa jurisprudence pour étendre l'application du paragraphe 34(1) expressément dans le dessein d'englober le cas de la demanderesse.

[54]Comme je l'ai dit, la décision du Conseil n'est pas manifestement déraisonnable. Cependant, il est évident que c'est le revirement opéré par le Conseil par rapport à sa propre jurisprudence qui a donné lieu au déplaisir de la demanderesse devant sa décision, et donc à la présente demande de contrôle judiciaire.

[55]Je rejetterais la demande de contrôle judiciaire, mais sans dépens.

Le juge Malone, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par:

Le juge Pelletier, J.C.A. (dissident):

INTRODUCTION

[56]J'ai eu l'occasion de lire les motifs de mon collègue le juge Rothstein, et je dois malheureusement exprimer mon désaccord. Je vois différemment les points soulevés par le présent appel.

[57]J'accepte les faits tels qu'ils sont exposés dans les motifs de mon collègue.

MISE EN SCÈNE

[58]La demande du syndicat défendeur (le défendeur) devant le Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil) mentionnait ce qui suit:

[traduction] [. . .] le 9 juillet 2001 ou vers cette date, les employeurs, Saint John Shipbuilding Limited et les FCM [Finisseurs sur commande et machinistes], se sont livrés à des activités de débardage, plus précisément le déchargement de copeaux d'une barge, à l'endroit de la cale sèche, plus exactement le quai no 20, situé au 430, promenade Bayside, Saint-Jean (Nouveau-Brunswick).

[59]Tous s'accordent pour dire que les mentions de Saint John Shipbuilding Limited et des FCM s'entendent ici de la demanderesse. Se fondant sur cette allégation, la défenderesse sollicitait le redressement suivant:

[traduction] [. . .] déclare que Saint John Shipbuilding Limited et les FCM ont été, aux fins de la présente demande, à compter du 9 juillet 2001, actifs dans le secteur du débardage, pour le déchargement de marchandises de navires à l'intérieur des paramètres d'accréditation de l'A.I.D., section locale 273, et qu'ils sont par conséquent membres de l'unité de l'Association des employeurs qui est représentée par l'Association des employeurs du port de Saint-Jean Inc., et qu'ils étaient à toutes les époques pertinentes liés par les conditions de la convention collective conclue entre la section locale 273 et l'Association des employeurs du port de Saint-Jean, et étaient tenus de respecter toutes les obligations découlant de cette convention collective à compter du 9 juillet 2001, notamment assumaient la responsabilité de tout préjudice découlant d'une violation des «dispositions de cette convention relatives à la dotation d'effectifs».

[60]La demande était déposée sur la base de ce qu'il est convenu d'appeler l'ordonnance d'accréditation géographique, en vigueur dans le port de Saint-Jean, qui, dans ses parties essentielles, prévoit ce qui suit:

ET DE PLUS, le Conseil canadien des relations industrielles reconnaît par la présente que General Longshore Workers, Checkers and Shipliners of the Port of Saint John, N.-B., section locale 273 de l'Association internationale des débardeurs est l'agent négociateur accrédité de l'unité comprenant:

«tous les employés travaillant comme débardeurs, y compris les contremaîtres et les grands contremaîtres, dans le port de Saint-Jean (N.-B.), soit la région adjacente aux eaux maritimes navigables s'étendant de Pointe Lepreau (N.-B.), au sud, jusqu'à Cape Spencer (N.-B.), à l'est, traversant la Ville de Saint-Jean et allant jusqu'à la source du fleuve Saint-Jean aux limites de la Ville de Saint-Jean (N.-B.).»

ET DE PLUS, le Conseil canadien des relations industrielles maintient la désignation du Port of Saint John Employers Association, Inc. comme représentant patronal de tous les employeurs dans le secteur du débardage dans le port de Saint-Jean, N.-B.

[61]Cette ordonnance avait été rendue sous l'autorité de l'article 34 du Code canadien du travail, (le Code), reproduit ci-après:

34. (1) Le Conseil peut décider que les employés de plusieurs employeurs véritablement actifs dans le secteur en cause, dans la région en question, constituent une unité habile à négocier collectivement et, sous réserve des autres dispositions de la présente partie, accréditer un syndicat à titre d'agent négociateur de l'unité, dans le cas des employés qui travaillent:

a) dans le secteur du débardage;

b) dans les secteurs d'activité et régions désignés par règlement du gouverneur en conseil sur sa recommandation.

(2) Avant de faire la recommandation prévue à l'alinéa (1)b), le Conseil doit s'assurer, par une enquête, que les employeurs véritablement actifs dans le secteur en cause, dans la région en question, recrutent leurs employés au sein du même groupe et que ceux-ci sont engagés, à un moment ou à un autre, par ces employeurs ou certains d'entre eux.

(3) Lorsqu'il accorde l'accréditation visée au paragraphe (1), le Conseil, par ordonnance:

a) enjoint aux employeurs des employés de l'unité de négociation de choisir collectivement un représentant et d'informer le Conseil de leur choix avant l'expiration du délai qu'il fixe;

b) désigne le représentant ainsi choisi à titre de représentant patronal de ces employeurs.

(4) Si les employeurs ne se conforment pas à l'ordonnance que rend le Conseil en vertu de l'alinéa (3)a), le Conseil procède lui-même, par ordonnance, à la désignation d'un représentant patronal. Il est tenu, avant de rendre celle-ci, de donner aux employeurs la possibilité de présenter des arguments.

(4.1) Sur demande présentée par un ou plusieurs employeurs des employés de l'unité de négociation, le Conseil peut, s'il est convaincu que le représentant patronal n'est plus apte à l'être, annuler sa désignation et en désigner un nouveau.

(5) Pour l'application de la présente partie, le représentant patronal est assimilé à un employeur; il est tenu d'exécuter, au nom des employeurs des employés de l'unité de négociation, toutes les obligations imposées à l'employeur par la présente partie et est investi à cette fin, en raison de sa désignation sous le régime du présent article, des pouvoirs nécessaires; il peut notamment conclure en leur nom une convention collective.

(5.1) Le représentant patronal peut exiger de chacun des employeurs des employés de l'unité de négociation qu'il lui verse sa quote-part des dépenses que le représentant patronal a engagées ou prévoit engager dans l'exécution de ses obligations sous le régime de la présente partie et celui de la convention collective.

(6) Dans l'exécution de ces obligations, il est interdit au représentant patronal ainsi qu'aux personnes qui agissent en son nom d'agir de manière arbitraire ou discriminatoire ou de mauvaise foi à l'égard des employeurs qu'il représente.

(7) Pour l'application du présent article, il appartient au Conseil de trancher toute question qui se pose, notamment à l'égard du choix et de la désignation du représentant patronal.

[62]La défenderesse fondait sa demande sur les articles 18, 21 et 34 du Code. Les articles 18 et 21 sont reproduits ci-après:

18. Le Conseil peut réexaminer, annuler ou modifier ses décisions ou ordonnances et réinstruire une demande avant de rendre une ordonnance à son sujet.

[. . .]

21. Le Conseil exerce les pouvoirs et fonctions que lui confère la présente partie ou qu'implique la réalisation de ses objets, notamment en rendant des ordonnances enjoignant de se conformer à la présente partie, à ses règlements et d'exécuter les décisions qu'il rend sur les questions qui lui sont soumises.

ANALYSE

[63]Avant d'examiner la question dont était saisi le Conseil, il est nécessaire de passer en revue les ordonnances que le Conseil peut rendre selon l'article 34. Le paragraphe 34(1) autorise le Conseil à rendre une ordonnance d'accréditation, c'est-à-dire une ordonnance définissant une unité habile à négocier et accréditant un syndicat en tant qu'agent négociateur de cette unité. En principe, l'employeur des membres de l'unité de négociation est donc tenu de négocier les conditions de leur emploi avec le syndicat. L'importance d'une ordonnance d'accréditation géographique est que l'unité de négociation est définie par rapport aux employés d'une région géographique plutôt que par rapport aux employés d'un employeur unique.

[64]Étant donné que de nombreux employeurs peuvent embaucher des membres de l'unité de négociation, le paragraphe 34(3) autorise le Conseil à rendre un deuxième type d'ordonnance, une ordonnance désignant une organisation patronale pour qu'elle négocie avec le syndicat au nom de tous les employeurs des membres de l'unité de négociation. Par commodité, j'appellerai cette deuxième ordonnance une ordonnance de représentation. L'objectif est d'établir une relation de négociation unique régissant l'emploi de membres de l'unité de négociation. C'est pourquoi le paragraphe 34(5) assimile l'organisation patronale à l'employeur des employés de l'unité de négociation, sous réserve des droits et responsabilités d'un employeur selon la partie I du Code.

[65]Ces deux ordonnances sont différentes sur le plan conceptuel, même si elles peuvent figurer dans un document unique, comme c'était le cas ici. Ce document a toujours été appelé une ordonnance d'accréditation géographique, sans qu'une distinction soit faite entre les deux ordonnances qui la composent.

[66]Ayant ce contexte à l'esprit, j'examinerai maintenant la tâche à laquelle devait se consacrer le Conseil. Bien que la demande de la défenderesse eût fait état des articles 18 et 21 du Code, la demande soumise au Conseil ne sollicitait aucune modification d'une ordonnance antérieure en application de l'article 18. Le dossier ne renferme pas une copie de l'ordonnance rendue par le Conseil lorsqu'il a disposé de la demande de la défenderesse, mais je ne vois pas pourquoi le Conseil modifierait son ordonnance pour désigner un employeur particulier alors qu'aucun autre employeur n'est mentionné dans l'ordonnance. Dans la mesure où une déclaration sur la portée de l'une de ses ordonnances est accessoire à la «réalisation des objets de la Loi», il est possible que le pouvoir d'admettre la demande de la défenderesse découlait de l'article 21. Mais la décision en cause dans un tel cas est l'ordonnance, non l'article 21. Quant à l'article 34, il existe déjà une ordonnance d'accréditation et une ordonnance de représentation, de telle sorte qu'il ne s'agit pas de savoir si une ordonnance devrait être rendue en conformité avec les paragraphes 34(1) ou (3) du Code. Le Conseil a défini ainsi la question qui lui était soumise: elle consistait «à déterminer si le déchargement de certains produits du bois au quai 20, le tout devant être précisé de façon détaillée dans la preuve, était visé par l'accréditation géographique de l'AID qui inclut le Port de Saint-John» (voir le paragraphe 8). Il est donc clair que c'est le champ de l'ordonnance d'accréditation géographique qui est en cause (et non l'article 34 lui-même), mais nous ne savons pas laquelle des deux ordonnances formant l'ordonnance d'accréditation géographique est en cause.

[67]Cependant, on relève que la question formulée par le Conseil ne dit pas si les employés d'Irving étaient membres de l'unité habile à négocier. De fait, la demande de la défenderesse ne parle pas des employés de la demanderesse, ni de leur relation avec l'unité habile à négocier. Il est significatif que la défenderesse ne revendique pas de droits de négociation au nom des employés de la demanderesse. Dans les arguments qu'il a exposés devant nous, l'avocat de la défenderesse a nié tout intérêt de la part de sa cliente à négocier collectivement au nom des employés de la demanderesse.

[68]Une lecture attentive de la demande de la défenderesse montre qu'elle repose entièrement sur l'ordonnance de représentation, laquelle dit que l'Association des employeurs du port de Saint-Jean (l'organisation patronale) est le «représentant patronal de tous les employeurs du secteur du débardage au port de Saint-Jean (N.-B.)». La demande part du principe que, si la demanderesse est dans le secteur du débardage au port de Saint-Jean, alors elle est liée par l'ordonnance de représentation désignant l'organisation patronale. Si la demanderesse est représentée par l'organisation patronale, alors elle est liée par les conditions de la convention collective négociée par cette organisation. Cette convention collective oblige les employeurs à obtenir leur main-d'oeuvre auprès de la défenderesse. C'est là la source de l'interprétation commune d'après laquelle le succès de la demande de la défenderesse obligerait la demanderesse à obtenir de la défenderesse la main-d'oeuvre nécessaire pour décharger sa barge.

[69]Il vaut la peine de répéter à ce stade les termes de la demande de la défenderesse. Elle commence par affirmer que:

[traduction] [. . .] le 9 juillet 2001 ou vers cette date, les employeurs, Saint John Shipbuilding Limited et les FCM [Finisseurs sur commande et machinistes], se sont livrés à des activités de débardage, plus précisément le déchargement de copeaux d'une barge, à l'endroit de la cale sèche, plus exactement le quai no 20, situé au 430, promenade Bayside, Saint-Jean (Nouveau-Brunswick). [Non souligné dans le texte.]

[70]Il en résulte la demande suivante de redressement:

[traduction] [. . .] déclare que Saint John Shipbuilding Limited et les FCM ont été, aux fins de la présente demande, à compter du 9 juillet 2001, actifs dans le secteur du débardage, pour le déchargement de marchandises de navires à l'intérieur des paramètres d'accréditation de l'A.I.D., section locale 273, et qu'ils sont par conséquent membres de l'unité de l'Association des employeurs qui est représentée par l'Association des employeurs du port de Saint-Jean Inc., et qu'ils étaient à toutes les époques pertinentes liés par les conditions de la convention collective conclue entre la section locale 273 et l'Association des employeurs du port de Saint-Jean, et étaient tenus de respecter toutes les obligations découlant de cette convention collective à compter du 9 juillet 2001, notamment assumaient la responsabilité de tout préjudice découlant d'une violation des «dispositions de cette convention relatives à la dotation d'effectifs». [Non souligné dans le texte.]

[71]Il ressort clairement de ce qui précède que ce n'est pas l'ordonnance d'accréditation, étroitement définie, qui constitue le fondement de la demande de la défenderesse. Il n'y a aucune mention du travail effectué par les employés de la demanderesse, ni de leur statut par rapport à l'unité habile à négocier. Les seuls points soulevés concernent le statut de l'employeur et l'ordonnance de représentation. Il ressort clairement de la demande elle-même que la défenderesse voulait une déclaration selon laquelle l'employeur était lié par l'ordonnance de représentation.

[72]Le paragraphe 34(3), reproduit ci-après par commodité, autorise le Conseil à rendre une ordonnance de représentation à l'égard des employeurs des membres de l'unité habile à négocier:

34. [. . .]

(3) Lorsqu'il accorde l'accréditation visée au paragraphe (1), le Conseil, par ordonnance:

a) enjoint aux employeurs des employés de l'unité de négociation de choisir collectivement un représentant et d'informer le Conseil de leur choix avant l'expiration du délai qu'il fixe;

b) désigne le représentant ainsi choisi à titre de représentant patronal de ces employeurs. [Je souligne.]

[73]Mais le Conseil a rendu une ordonnance de représentation qui s'adresse aux employeurs du secteur du débardage:

ET DE PLUS, le Conseil canadien des relations industrielles maintient la désignation du Port of Saint John Employers Association, Inc. comme représentant patronal de tous les employeurs du secteur du débardage dans le port de Saint-Jean (N.-B.). [Non souligné dans le texte.]

[74]Il est, à mon avis, évident, au vu du paragraphe 34(3), que le Conseil ne peut rendre une ordonnance de représentation qu'à l'égard des employeurs de membres de l'unité habile à négocier. L'alinéa 34(3)a) autorise le Conseil à contraindre les employeurs de membres de l'unité de négociation de choisir un représentant patronal. L'alinéa 34(3)b) autorise le Conseil à rendre une ordonnance de représentation à l'égard de «ces employeurs», à savoir ceux qui emploient des membres de l'unité de négociation. Une ordonnance qui prétend s'appliquer à tous les employeurs du secteur du débardage au port de Saint-Jean, qu'ils emploient ou non des membres de l'unité de négociation, dépasse manifestement le pouvoir conféré au Conseil par l'alinéa 34(3)b).

[75]Mais, si l'employeur est actif dans le secteur du débardage, alors à coup sûr ses employés travaillent comme débardeurs, et par conséquent font partie de l'unité de négociation. Ce raisonnement déclenche l'application de l'ordonnance d'accréditation. Mais un tel argument n'est utile que si la défenderesse est disposée à négocier collectivement au nom des employés qui entrent dans la définition de l'unité habile à négocier. Lorsque la défenderesse dit, comme elle l'a fait ici, qu'elle ne prétend pas négocier collectivement au nom des employés de la demanderesse qui exercent des activités de débardage, alors elle doit être réputée admettre que lesdits employés ne sont pas membres de l'unité de négociation.

[76]Qui, alors, sont les membres de l'unité habile à négocier? Ce ne peut être que les membres de la défenderesse (qui comprennent, selon moi, ceux au nom desquels elle négocie collectivement, même s'ils ne sont pas membres à part entière de la défenderesse. Voir l'affaire Brewer (Re), [2000] CCRI no 54; [2000] D.C.C.R.I. no 8 (QL), au paragraphe 5, qui concerne le port de Halifax). C'est en leur nom que la demande à l'origine de la présente instance a été présentée. En intégrant la demanderesse dans le groupe des employeurs et en l'astreignant à la convention collective, la défenderesse protège le champ d'activité revendiqué par ses membres. Elle n'agit manifestement pas au nom des employés de la demanderesse qui seront déplacés par les membres de la défenderesse.

[77]La position de la défenderesse s'accorde avec le fondement sur lequel sont rendues les ordonnances d'accréditation géographique. La réserve de travailleurs dans laquelle les entrepreneurs en débardage puisent leur main-d'oeuvre est constituée par les membres du syndicat. Une ordonnance d'accréditation rendue conformément au paragraphe 34(1), accompagnée d'une ordonnance de représentation selon le paragraphe 34(3), institue une structure de négociation à table unique, qui garantit que tous les employeurs traiteront avec la défenderesse sur la même base et recruteront aux mêmes conditions les travailleurs syndiqués. Si la défenderesse prétendait que les employés de la demanderesse sont membres de l'unité de négociation, elle échangerait les prétentions de ses membres sur un champ d'activité pour les droits de négociation de non-membres, un échange qui, de son point de vue, est évidemment fâcheux.

[78]En définitive, la défenderesse a réussi à persuader le Conseil que la demanderesse entrait dans les termes de son ordonnance de représentation. Mais le Code n'autorise pas le Conseil à rendre l'ordonnance de représentation qu'il a rendue.

[79]L'erreur qui ressort donc du dossier est que le Conseil a jugé que son ordonnance de représentation s'appliquait à la demanderesse. Mais l'ordonnance de représentation qu'il a rendue dépassait le pouvoir que lui conférait le Code. Si le Conseil avait rendu l'ordonnance de représentation que le Code l'autorisait à rendre, il n'aurait pu arriver à la conclusion que cette ordonnance s'appliquait à la demanderesse, puisque la demanderesse n'employait pas de membres de l'unité de négociation. L'erreur fondamentale est l'ordonnance de représentation rendue par le Conseil, une erreur qui suppose une interprétation implicite du pouvoir conféré au Conseil par le paragraphe 34(3) du Code. Par conséquent, je suis d'avis que l'erreur est une erreur d'interprétation législative, une pure question de droit que le Conseil, s'il avait étudié la question, aurait pu formuler ainsi: le paragraphe 34(3) du Code autorise-t-il le Conseil à rendre une ordonnance de représentation qui lie tous les employeurs du secteur du débardage, même ceux qui n'emploient pas de membres de l'unité de négociation? Le Conseil a rendu une ordonnance qui nous permet de déduire qu'il répondrait à cette question par l'affirmative.

[80]Par conséquent, pour les fins de l'analyse pragmatique et fonctionnelle, la nature de la question, le quatrième critère, est une pure question de droit. Le point de départ de l'analyse pragmatique et fonctionnelle est la présence ou l'absence d'une clause privative. Le Conseil est protégé par une solide clause privative, qui appelle une retenue judiciaire considérable. La seconde question à examiner concerne le champ de spécialisation du Conseil. On peut dire à coup sûr que, pour les relations de travail, le Conseil est un tribunal spécialisé. Mais comme je l'ai indiqué précédemment, l'erreur est une erreur d'interprétation de la loi organique du Conseil. Sur ce point, le Conseil n'est pas plus spécialisé que la Cour puisque la question est une pure question de droit qui ne fait pas intervenir les connaissances spécialisées du Conseil en matière de relations de travail. Nous n'avons pas affaire à un cas où le texte législatif est silencieux sur la question, un cas qui autoriserait le Conseil à mettre à contribution ses connaissances spécialisées en la matière et à suppléer au silence du législateur. Nous avons affaire à un cas où le législateur a imposé une limite, et la question est de savoir si l'ordonnance rendue respecte la limite. Voici les propos tenus par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Barrie Public Utilities c. Assoc. canadienne de télévision par câble, [2003] 1 R.C.S. 476, au paragraphe 16:

La cour de révision doit faire preuve de retenue uniquement lorsque l'organisme décisionnel possède, de quelque façon, une plus grande expertise qu'elle et que la question visée relève de cette plus grande expertise (Dr. Q, par. 28). À mon avis, ce n'est pas le cas en l'espèce. L'interprétation qu'il convient de donner au membre de phrase «la structure de soutien d'une ligne de transmission» au par. 43(5) n'est pas une question faisant appel à l'expertise particulière du CRTC en matière de réglementation et de supervision de la radiodiffusion et des télécommunications au Canada. Il ne s'agit pas non plus d'une question de politique de télécommunication ou d'une question qui exige la compréhension de termes techniques. Il s'agit plutôt d'une question purement de droit, qui relève donc, pour reprendre les propos du juge La Forest, «en dernière analyse de la compétence des cours de justice» (Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, 133 D.L.R. (4th) 1, par. 28). L'expertise de la Cour sur les questions d'interprétation législative pure est supérieure à celle du CRTC. Ce facteur implique une norme de retenue moins élevée.

[81]La question suivante concerne la nature et l'objet du texte législatif, et de la disposition particulière en cause. Cette question ne requiert pas une analyse approfondie des objets de la loi, parce que le législateur a établi une limite au pouvoir du Conseil, limite que le Conseil a dépassée. Puisque nous sommes ici devant une interprétation de la loi organique du Conseil, la décision du Conseil sur cette question risque de faire jurisprudence, dictant alors une retenue judiciaire moindre [Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet:, [2002] 4 C.F. 3 (C.A.), au paragraphe 77]:

Les différents types de questions qu'un tribunal administratif est appelé à trancher dans l'exécution de son mandat législatif ne sont pas nécessairement assujettis à la même norme de contrôle. Ainsi, par exemple, comme l'interprétation qu'un tribunal administratif fait de sa loi habilitante est susceptible de faire jurisprudence, cette interprétation peut donner lieu à une réserve judiciaire moindre que s'il s'agissait d'une simple application de la loi aux faits de l'espèce qui n'est pas censée trancher une question de droit général (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, aux paragraphes 36 et 37). [Non souligné dans le texte.]

[82]Le Conseil peut avoir des raisons qui l'incitent à formuler une ordonnance en des termes plus étendus que ce qu'autorise sa loi organique. Mais ses choix stratégiques doivent être faits dans le contexte du cadre prévu par le législateur, sans supplanter ce cadre (Barrie Public Utilities, précité, au paragraphe 42):

La prise en considération des objectifs législatifs est l'un des aspects de l'approche moderne en matière d'interprétation des lois. Cependant, les cours de justice et les tribunaux administratifs doivent avoir recours aux énoncés d'intention pour établir, et non pas pour contrecarrer l'intention du législateur. À mon avis, le CRTC s'est fondé sur les objectifs de politique pour écarter l'intention du législateur qui ressort clairement du sens ordinaire du par. 43(5), de l'art. 43 dans son ensemble et de la Loi considérée comme un tout. En effet, le CRTC a considéré les dispositions énonçant ces objectifs comme étant des dispositions attributives de pouvoir. C'était une erreur.

[83]Par conséquent, la nature du texte législatif, et de la disposition en cause, ne dicte pas ici une retenue judiciaire accrue. Parmi tous les facteurs à considérer, le seul qui appelle une retenue judiciaire plus élevée est la présence de la clause privative. Après examen de tous les facteurs, je suis d'avis que la norme de contrôle à appliquer à la question du pouvoir du Conseil de rendre l'ordonnance de représentation qu'il a rendue est la norme de la décision correcte. À mon avis, la clause privative ne saurait avoir pour effet de laisser subsister une erreur lorsque la norme de contrôle est celle de la décision correcte. C'est là la portée de la qualification donnée par le juge Bastarache aux questions de compétence, qui pour lui sont des questions auxquelles un tribunal administratif doit répondre correctement (Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, au paragraphe 28):

Voilà pourquoi il convient toujours, et il est utile, de parler des «questions de compétence» que le tribunal doit trancher correctement pour ne pas outrepasser sa compétence. Mais il faut bien comprendre qu'une question qui «touche la compétence» s'entend simplement d'une disposition à l'égard de laquelle la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte, en fonction du résultat de l'analyse pragmatique et fonctionnelle.

[84]La présente affaire s'apparente beaucoup à l'affaire Halifax Longshoremen's Assn., section locale 269 c. Offshore Logistics Inc. (2000), 25 Admin. L.R. 224 (C.A.F.) (l'affaire Offshore Logistics), dans laquelle la Cour avait confirmé la décision du Conseil. L'affaire Offshore Logistics concernait une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision du Conseil, publiée sous l'intitulé Secunda Marine Services Ltd (Re) (1999), 61 R.C.C.R.T. (2d) 203 (C.C.R.I.). L'affaire Offshore Logistics posait aussi la question de savoir si un employeur était assujetti aux termes d'une ordonnance d'accréditation géographique. Mais, dans cette affaire, le Conseil semble avoir traité de l'ordonnance d'accréditation au sens strict, plutôt que de l'ordonnance de représentation, comme c'était le cas ici. Le premier moyen de contestation de l'ordonnance du Conseil était que sa conclusion selon laquelle les employés d'Offshore exerçaient des activités de débardage était manifestement déraisonnable (au paragraphe 3). La Cour avait jugé que la question de savoir si les employés d'Offshore s'occupaient de débardage était une question sur laquelle le législateur avait voulu attribuer compétence au Conseil (au paragraphe 18). La Cour avait refusé d'admettre que la conclusion selon laquelle les employés d'Offshore s'occupaient de débardage était déraisonnable (au paragraphe 28). Le reste de la décision de la Cour fédérale concernait des questions d'équité procédurale, ainsi que la compétence du Conseil sur les relations de travail de l'employeur. Il appert des propos tenus par la Cour qu'il s'agissait de savoir si les employés d'Offshore faisaient partie de l'unité habile à négocier. Nulle part la Cour ne donnait à entendre que le Conseil n'était pas compétent pour rendre l'ordonnance d'accréditation qu'il avait rendue. Je ne vois donc pas le jugement Offshore Logistics, qui porte sur une ordonnance rendue en conformité avec le paragraphe 34(1), comme un précédent incompatible avec la manière dont je dispose de la présente demande, qui concerne une ordonnance rendue en vertu du paragraphe 34(3).

[85]J'annulerais donc la décision du Conseil et la lui renverrait pour nouvelle décision conforme aux présents motifs, étant entendu plus précisément que la désignation de l'organisation patronale ne lie que les employeurs du secteur du débardage qui emploient des membres de l'unité habile à négocier.

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