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[2013] 3 R.C.F. 146

T-846-10

 2011 CF 1099

Lieutenant-colonel (à la retraite) W. H. Garrick, major J.P.P. Kirschner, major B. Hudson, major J. T. M. Zybala, major R. R. Gribble, adjudant-chef B. Watson, adjudant-maître (à la retraite) J. Y. Girard, brigadier-général J. A. V. R. Blanchette et le procureur général du Canada (demandeurs)

c.

Amnesty International Canada et Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique (intimées)

et

La Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire (intervenante)

Répertorié : Garrick c. Amnesty International Canada

Cour fédérale, juge de Montigny—Ottawa, 28 et 29 mars et 29 septembre 2011.

Forces armées — Procédures regroupées de contrôle judiciaire contestant les décisions interlocutoires de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire (la Commission) rendues dans le cadre d’une audience d’intérêt public tenue en vertu de la partie IV de la Loi sur la défense nationale — L’audience visait à examiner une plainte faite par les intimées, alléguant que des policiers militaires n’avaient pas enquêté sur des crimes potentiels commis par des officiers des Forces canadiennes responsables du transfèrement des détenus aux autorités afghanes — La première demande visait à contester les sommations que la Commission a délivrées concernant la production de certains documents; dans la deuxième demande, il était allégué que la Commission a refusé d’instruire la requête visant à obtenir une décision sur la norme au regard de laquelle la conduite professionnelle des demandeurs sera évaluée; la troisième demande visait à contester la décision de la Commission à propos de cette norme — Les intimées ont déposé deux plaintes concernant la police militaire — Lors d’un contrôle judiciaire, la Cour fédérale a annulé la première plainte des intimées, mais a confirmé que la Commission avait compétence pour enquêter sur la deuxième plainte, relative à l’omission d’enquêter, uniquement en se fondant sur ce que les policiers militaires visés par la plainte savaient ou « pouvaient savoir » — La Commission a rendu deux décisions, en réponse aux requêtes des demandeurs qui désiraient connaître la norme qui servirait à la Commission pour interpréter l’expression « pouvaient savoir » — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour examiner les demandes ayant trait aux décisions interlocutoires de la Commission, ou si ces demandes devraient être rejetées au motif qu’elles étaient prématurées; dans la mesure où la Cour interviendrait, il s’agissait de déterminer si la Commission a commis une erreur de droit en n’énonçant pas la norme qui devait servir à évaluer la conduite des demandeurs avant d’entendre les témoins — L’absence de compétence alléguée de la Commission concernant la norme relative à l’expression « pouvaient savoir » n’a pas été prouvée hors de tout doute raisonnable — La Loi ne délimite pas précisément la compétence de la Commission en matière de plaintes pour inconduite; elle ne donne pas de réponse claire quant aux circonstances qui devraient pousser un policier militaire à faire enquête — La norme relative à l’expression « pouvaient savoir » n’a pas de sens bien défini et ne fait pas référence à une compréhension commune de ses paramètres, du moins en droit criminel ou militaire canadien — La Commission a pris bien soin de ne pas adopter une interprétation particulière de la norme relative à l’expression « pouvaient savoir » — Les demandes étaient prématurées et constituaient un gaspillage de ressources judiciaires, étant donné que le contenu du rapport final de la Commission n’était pas connu — S’ils sont insatisfaits des résultats de l’enquête, les demandeurs ont le droit de contester le rapport final par voie de contrôle judiciaire — En tant qu’organisme de surveillance externe, la Commission doit avoir le pouvoir de déterminer ce que les policiers militaires faisant l’objet de l’enquête savaient ou pouvaient savoir — En vue de s’acquitter de son mandat, la Commission devrait avoir une certaine marge de manœuvre pour déterminer elle-même ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas — Il serait prématuré pour la Cour fédérale de faire connaître la norme qui servira à déterminer ce que les demandeurs pouvaient savoir — Étant donné que les demandes des demandeurs étaient prématurées, il n’était pas nécessaire de déterminer si la Commission a commis une erreur de droit en n’énonçant pas la norme relative à l’expression « pouvaient savoir » — Les policiers militaires faisant l’objet de l’enquête connaissaient suffisamment les détails de la plainte, les allégations, et les principes juridiques applicables pour présenter leur cause et donner une réponse complète — Demandes rejetées.

Forces armées — Enquêtes — Preuve — Les sommations délivrées par la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire (la Commission) à des représentants du gouvernement pour forcer la production de documents ont été contestées par voie de contrôle judiciaire — La divulgation des documents était indispensable pour que la Commission puisse s’acquitter de son mandat et mener une enquête complète et indépendante sur la plainte — C’est la raison pour laquelle l’art. 250.41(1)a) de la Loi sur la défense nationale confère à la Commission le pouvoir d’exiger la production de documents qu’elle estime nécessaires à une enquête complète et indépendante — La Commission est donc expressément autorisée par la loi à rendre une décision à cet égard — Elle ne devrait pas être forcée de s’en remettre aux documents qui ont été choisis à la suite d’un processus obscur de sélection effectué à l’interne par des fonctionnaires — Par conséquent, la Commission n’a pas outrepassé sa compétence quand elle a délivré une sommation ordonnant la production des documents se rapportant au processus de sélection et des directives appliquées par les ministères fédéraux en réponse aux sommations précédentes — La réparation demandée par les demandeurs relativement aux sommations était prématurée.

Droit administratif — Pratique — Jugements et ordonnances — Décisions interlocutoires —Les décisions interlocutoires des organismes administratifs ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue — La première demande de contrôle judiciaire des demandeurs est donc clairement théorique puisque la requête des demandeurs a finalement été entendue et tranchée avant qu’une décision soit rendue au sujet de la demande de contrôle judiciaire — À défaut de circonstances exceptionnelles, les cours n’interviennent pas, tant que le processus administratif suit son cours — L’argument des demandeurs, selon lequel les décisions interlocutoires contestées en l’espèce soulevaient des circonstances exceptionnelles, a été rejeté — Une allégation selon laquelle une commission ou un tribunal outrepasse sa compétence en rendant une décision interlocutoire ne suffit pas pour justifier une intervention.

Il s’agissait de trois demandes de contrôle judiciaire regroupées en une seule demande, contestant les décisions interlocutoires de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire (la Commission) rendues dans le cadre d’une audience d’intérêt public tenue en vertu de la partie IV de la Loi sur la défense nationale. L’audience visait à examiner une plainte faite par les intimées en juin 2008, alléguant que des policiers militaires n’avaient pas enquêté sur les crimes potentiels commis par des officiers des Forces canadiennes responsables du transfèrement des détenus aux autorités afghanes. La première demande de contrôle judiciaire visait à contester les sommations que la Commission avait délivrées de son propre chef à l’un des demandeurs, ordonnant de produire un certain nombre de documents. Dans la deuxième demande, il était allégué que la Commission a refusé d’instruire la requête présentée par les demandeurs au début de l’audience visant à obtenir une décision sur la norme au regard de laquelle leur conduite professionnelle sera évaluée. La troisième demande visait à contester la décision que rendrait la Commission à propos de cette norme.

La Commission est un organisme d’enquête qui a été constitué en vertu de la partie IV de la Loi dans le but d’assurer une surveillance et de faire en sorte que la police militaire des Forces canadiennes fasse preuve d’une plus grande responsabilisation. Il lui a été conféré le pouvoir et la responsabilité d’examiner les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires dans l’exercice de leurs fonctions de nature policière. Pour s’acquitter de son mandat, le président de la Commission a le pouvoir d’enquêter sur les plaintes, de convoquer des audiences publiques, de tirer des conclusions et de faire des recommandations fondées sur ces conclusions.

Les intimées ont, dans diverses instances, contesté des affaires portant sur la question du transfèrement des détenus des autorités canadiennes aux autorités afghanes. Les intimées ont d’abord mis en doute la légalité de la politique du gouvernement du Canada de transférer aux autorités afghanes les détenus capturés par les Forces canadiennes en Afghanistan, mais cette question a été contestée sans succès. Les intimées ont aussi contesté la légalité de la mise en œuvre de cette politique en déposant deux plaintes pour inconduite auprès de la Commission. La première plainte (la plainte relative aux détenus) se rapportait à l’implication de la police militaire dans le transfèrement des détenus aux autorités afghanes, et la Commission a annoncé par la suite son intention de tenir une audience d’intérêt public sur cette plainte. Les intimées ont déposé une deuxième plainte pour inconduite (la plainte relative à l’omission d’enquêter), alléguant que des policiers militaires avaient omis d’enquêter sur les crimes potentiels commis par les officiers des Forces canadiennes responsables du transfèrement des détenus aux autorités afghanes. La Commission a décidé de tenir une audience d’intérêt public à propos de l’omission d’enquêter sur les plaintes en vertu de la partie IV de la Loi.

La compétence de la Commission d’enquêter sur les plaintes des intimées a été contestée par voie de contrôle judiciaire. La Cour fédérale a annulé la première plainte des intimées, étant donné que le traitement des détenus n’était pas une fonction policière en soi et, par conséquent, la Commission ne pouvait pas examiner les fonctions de la police militaire à cet égard. Cependant, la compétence de la Commission d’enquêter sur la plainte relative à l’omission d’enquêter a été confirmée, mais uniquement en se fondant sur ce que les policiers militaires visés par la plainte savaient ou « pouvaient savoir ». Lorsque les audiences d’intérêt public ont débuté, la Commission a délivré des sommations à des représentants du gouvernement pour forcer la production de documents. Les intimées ont cherché à faire annuler les sommations par voie de contrôle judiciaire.

Peu après le prononcé de la décision de la Cour fédérale, les demandeurs ont présenté à la Commission deux requêtes visant à réexaminer la façon dont la Commission devrait interpréter l’expression de la Cour fédérale « pouvaient savoir », étant donné qu’ils soutenaient avoir le droit de comprendre la nature de l’instance. La Commission a rendu deux décisions en réponse aux requêtes, mais les demandeurs ont fait valoir qu’ils ne connaissaient toujours pas la nature de l’instance par suite de la dernière décision. En conséquence, ils ont présenté une troisième demande de contrôle judiciaire.

Les questions en litige étaient de savoir si la Cour fédérale devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour examiner les demandes sur ce qui constitue des décisions interlocutoires rendues par la Commission dans le cadre de son enquête, ou les rejeter au motif qu’elles sont prématurées, et dans la mesure où la Cour fédérale interviendrait, il s’agissait de déterminer si l’on pouvait dire que la Commission avait commis une erreur de droit en n’énonçant pas la norme qui devait servir à évaluer la conduite des demandeurs avant d’entendre les témoins.

Jugement : les demandes doivent être rejetées.

Les décisions interlocutoires des organismes administratifs ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue. Quant à la première demande de contrôle judiciaire des demandeurs, elle était clairement théorique, puisque la requête des demandeurs a finalement été entendue et tranchée avant qu’une décision soit rendue au sujet de la demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, il n’y avait rien de plus à dire concernant la première demande.

À défaut de circonstances exceptionnelles, les cours n’interviennent pas, tant que le processus administratif suit son cours. L’argument des demandeurs, selon lequel les décisions interlocutoires contestées en l’espèce soulevaient des circonstances exceptionnelles, a été rejeté. La jurisprudence démontre que les « circonstances exceptionnelles » permettant aux cours d’intervenir et de contrôler les décisions interlocutoires ont été étroitement définies. Bien que ces circonstances ne soient pas définies de façon exhaustive, les cours de justice ont conclu qu’il existe une telle circonstance lorsque la décision contestée règle définitivement un droit substantiel d’une partie, soulève une question constitutionnelle, ou implique la légalité du tribunal. Une allégation selon laquelle une commission ou un tribunal a, d’une manière ou d’une autre, outrepassé sa compétence en rendant une décision interlocutoire ne suffira pas.

En ce qui concerne la norme relative à l’expression « pouvaient savoir », il ne s’agissait pas d’une affaire où l’absence de compétence a été prouvée hors de tout doute raisonnable. De plus, la Loi en soi ne délimite pas précisément la compétence de la Commission en matière de plaintes pour inconduite et elle ne donne certainement pas une réponse claire quant aux circonstances qui devraient pousser un policier militaire à faire enquête. Il est donc beaucoup plus difficile de démontrer avec une certitude raisonnable que la Commission a non seulement commis une erreur en élaborant une telle norme, mais qu’elle a aussi outrepassé sa compétence. Il n’est pas possible, non plus, d’affirmer que la Commission est allée à l’encontre de la décision rendue par la Cour fédérale, étant donné que la décision soulignait simplement que la Commission ne pouvait pas utiliser sa compétence restreinte comme un « moyen d’enquêter » sur la politique gouvernementale en général. En outre, on ne saurait affirmer que la norme relative à l’expression « pouvaient savoir » a un sens bien défini et qu’elle fait référence à une compréhension commune de ses paramètres, du moins en droit criminel ou militaire canadien. Par ailleurs, la Commission a pris bien soin de ne pas adopter une interprétation particulière de la norme relative à l’expression « pouvaient savoir ». Bien qu’elle ait rejeté le critère du « contrôle effectif » au motif qu’il n’est pas étayé par la jurisprudence, la Commission s’est contentée d’accepter ce que les parties avaient convenu, c’est-à-dire que la norme relative à l’expression « pouvaient savoir » vise les renseignements que « les policiers militaires auraient raisonnablement pu obtenir simplement en se renseignant ». La Commission a ajouté que la question de savoir si un policier militaire a agi de façon raisonnable est clairement une question qui ne peut pas être tranchée dans l’abstrait puisqu’elle dépend largement de la preuve. La Commission n’a pas outrepassé son mandat ni excédé sa compétence en traitant la plainte des demandeurs au sujet de la norme relative à l’expression « pouvaient savoir ».

On ne peut pas faire de conjectures sur ce que la Commission pourrait dire dans son rapport final; c’est pourquoi les demandes étaient prématurées et constituaient un gaspillage de ressources judiciaires. Il serait prématuré pour la Cour fédérale de formuler la norme de conduite applicable à la plainte relative à l’omission d’enquêter. La Cour ne connaissait pas la plainte, les procédures ou les éléments de preuve comme la Commission. Il serait contraire aux principes fondamentaux de droit administratif de rendre une décision dans un vide factuel et de surveiller un tribunal administratif dans l’exercice de son mandat. La Cour fédérale serait bien mieux placée pour intervenir, si nécessaire, une fois que la Commission aurait tiré ses propres conclusions, au vu de toute la preuve. En l’absence d’une preuve convaincante établissant que la Commission a outrepassé sa compétence, celle-ci est autorisée à terminer son rapport final avant qu’une demande de contrôle judiciaire puisse être entendue.

L’argument selon lequel la Commission a tenté d’aller au-delà de la conduite des policiers militaires et d’enquêter sur la politique gouvernementale, comme le révèlent le traitement qu’elle a réservé aux témoins et la nature des documents dont elle a demandé la production, a été examiné. La Commission, en tant qu’organisme de surveillance externe, doit avoir le pouvoir de déterminer, à la suite de son enquête, ce que les policiers militaires faisant l’objet de l’enquête savaient ou pouvaient savoir. Pour s’acquitter de son mandat, la Commission devrait avoir une certaine marge de manœuvre pour déterminer elle-même ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas. Il serait prématuré pour la Cour fédérale de faire connaître la norme qui servira à déterminer ce que les demandeurs pouvaient savoir.

Bien que des organismes administratifs inférieurs, comme la Commission, n’aient aucun pouvoir de common law leur permettant d’exiger la production d’éléments de preuve, qu’ils soient testimoniaux ou documentaires, la divulgation des documents est indispensable pour que la Commission puisse s’acquitter de son mandat et mener une enquête complète et indépendante sur la plainte. C’est d’ailleurs pour cette raison précise que l’alinéa 250.41(1)a) de la Loi confère à la Commission le pouvoir d’exiger la production de documents qu’elle estime nécessaires à une enquête complète. Il s’agit d’une décision que la Commission est expressément autorisée par la loi à rendre, selon son évaluation des besoins pour mener à bien l’enquête.

La Commission doit rendre sa propre décision indépendante au sujet des documents qu’elle considère nécessaires à une enquête complète. Elle ne devrait pas être forcée de s’en remettre aux documents qui ont été choisis à la suite d’un processus obscur de sélection effectué à l’interne par des fonctionnaires. L’article 250.41 de la Loi doit être suffisamment large pour permettre à la Commission de s’enquérir du processus de sélection et des directives appliquées par le gouvernement en réponse à ses sommations visant à obtenir des documents lorsqu’il semble qu’un des obstacles à une enquête complète est le fait que des renseignements n’ont pas été communiqués. Si la Commission n’a pas entièrement accès aux documents pertinents, lesquels sont essentiels aux enquêtes, elle ne peut pas mener une enquête complète et indépendante. La Commission n’a donc pas clairement outrepassé sa compétence quand elle a délivré une sommation ordonnant la production des documents se rapportant au processus de sélection et des directives appliquées par les ministères fédéraux en réponse aux sommations précédentes. Par conséquent, la réparation demandée par les demandeurs relativement aux sommations devait également être rejetée puisqu’elle était prématurée.

Étant donné la conclusion selon laquelle les demandes des demandeurs étaient prématurées, il était inutile de traiter la deuxième question, soit de déterminer si la Commission a commis une erreur de droit en n’énonçant pas la norme relative à l’expression « pouvaient savoir ». Quelques commentaires ont toutefois été faits. Les demandeurs n’ont pas été privés du droit de présenter une défense pleine et entière, garanti par l’article 250.44 de la Loi. Une commission d’enquête ne constitue pas un tribunal de juridiction criminelle, et la tâche qui incombe à la Commission ne consiste pas à se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence, mais à établir un rapport qui expose ses conclusions et ses recommandations en ce qui a trait à la plainte. De plus, il y a une limite à vouloir détailler les normes juridiques qu’une commission appliquera pour rendre sa décision. Dans la présente affaire, la Commission a fourni quelques précisions quant à la façon dont elle voulait appliquer la norme de conduite relative à l’expression « pouvaient savoir ». Enfin, les policiers militaires faisant l’objet de l’enquête connaissent suffisamment les détails de la plainte, le fond des allégations et les principes juridiques applicables pour présenter leur cause et donner une réponse complète. Ils ont pu exercer tous les droits prévus à l’article 250.44 de la Loi, et s’ils ne sont pas satisfaits du résultat de l’enquête et du rapport final, ils pourront contester le rapport final par voie de contrôle judiciaire.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

Code de déontologie de la police militaire, DORS/2000-14.

Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, art. 118(2)c) (mod. par L.C. 1998, ch. 35, art. 32), 124, partie III (édictée, idem, art. 18), partie IV (édictée, idem, art. 82), 302 (mod., idem, art. 90).

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38 à 38.16 (édictés par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141).

Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21, art. 8(1),(2) (mod. par L.C. 2004, ch. 11, art. 37; 2006, ch. 10, art. 33).

Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1.

Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, vol. II, ch. 106, art. 106.02(1), en ligne : <http://www.admfincs-smafinsm.forces.gc.ca/qro-orf/index-fra.asp>.

Règles de procédure des audiences de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire, DORS/2002-241, art. 7.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), tarif B, colonne IV.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Zündel c. Canada (Commission des droits de la personne), [2000] 4 C.F. 255 (C.A.); C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332.

décisions différenciées :

Procureur général (Qué.) et Keable c. Procureur général (Can.) et autre, [1979] 1 R.C.S. 218; Re Nelles et al. and Grange et al. (1984), 46 O.R. (2d) 210, 9 D.L.R. (4th) 79, 42 C.P.C. 109 (C.A.); Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366.

décisions examinées :

Canada (Procureur général) c. Amnesty International Canada, 2009 CF 918, [2010] 4 R.C.F. 182; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang), [1997] 2 C.F. 36 (C.A.), conf. par [1997] 3 R.C.S. 440.

décisions citées :

Amnesty International Canada c. Canada (Chef d’état-major de la Défense), 2007 CF 1147; Amnesty International Canada c. Canada (Chef d’état-major de la Défense), 2008 CF 162; Amnestie internationale Canada c. Canada (Chef d’état-major de la Défense), 2008 CF 336, [2008] 4 R.C.F. 546, conf. par 2008 CAF 401, [2009] 4 R.C.F. 149, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2009] 1 R.C.S. v; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129; Szczecka c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 934 (C.A.) (QL); Canada c. Succession Schnurer, [1997] 2 C.F. 545 (C.A.); Sherman c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2006 CF 715; CHC Global Operations c. Global Helicopter Pilots Assn., 2008 CAF 345; Cannon c. Canada (Commissaire adjoint, GRC), [1998] 2 C.F. 104 (1re inst.); Direction de l’aéroport international du Grand Moncton c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2008 CAF 68; Bell Canada c. Assoc. canadienne des employés de téléphone, 2001 CAF 139; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Varela, 2003 CAF 42; Jamieson v. City of Edmonton (1916), 54 R.C.S. 443, 36 D.L.R. 465, [1917] 1 W.W.R. 1510; R. c. Mack, [1988] 2 R.C.S. 903.

DOCTRINE CITÉE

Ratushny, Ed. The Conduct of Public Inquiries: Law, Policy and Practice. Toronto : Irwin Law, 2009.

DEMANDES de contrôle judiciaire contestant les décisions interlocutoires de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire rendues dans le cadre d’une audience d’intérêt public tenue en vertu de la partie IV de la Loi sur la défense nationale. Demandes rejetées.

ONT COMPARU

Alain Préfontaine pour les demandeurs.

Paul Champ pour les intimées.

Ronald Lunau pour l’intervenante.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour les demandeurs.

Champ & Associates, Ottawa, pour les intimées.

Gowling Lafleur Henderson LLP, Ottawa, pour l’intervenante.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge de Montigny : Les demandeurs ont présenté trois demandes de contrôle judiciaire, lesquelles ont été regroupées en une seule demande, contestant les décisions interlocutoires de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire (la Commission ou CPPM) rendues dans le cadre d’une audience d’intérêt public tenue en vertu de la partie IV [art. 250 à 250.53 (édictée par L.C. 1998, ch. 35, art. 82)] de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N‑5 (la Loi), laquelle est en partie reproduite en annexe. L’audience vise à examiner une plainte faite par les intimées le 12 juin 2008, alléguant que des policiers militaires n’avaient pas enquêté sur les crimes potentiels commis par des officiers des Forces canadiennes responsables du transfèrement des détenus aux autorités afghanes.

[2]        La demande au dossier numéro T‑846‑10 vise à contester les sommations que la CPPM a délivrées de son propre chef au major Gagnon, plus tard remplacé par le brigadier-général Blanchette, les ordonnant de produire un certain nombre de documents. Dans la deuxième demande de contrôle judiciaire, déposée au dossier numéro T‑1126‑10, il est allégué que la Commission a refusé d’instruire la requête présentée par les demandeurs au début de l’audience visant à obtenir une décision sur la norme au regard de laquelle leur conduite professionnelle sera évaluée. La troisième demande, déposée au dossier numéro T‑2110‑10, vise à contester la décision qu’a rendue la Commission à propos de cette norme.

[3]        Les présentes demandes soulèvent des questions importantes à propos de la compétence de la CPPM et du rôle de notre Cour au niveau de la surveillance des organismes d’enquête, et des commissions d’enquête en particulier. Pour les motifs qui suivent, j’estime que ces demandes sont prématurées et que, par conséquent, elles doivent être rejetées.

1. Contexte

[4]        La CPPM est un organisme d’enquête qui a été constitué en vertu de la partie IV de la Loi dans le but d’assurer une surveillance et de faire en sorte que la police militaire des Forces canadiennes fasse preuve d’une plus grande responsabilisation. Le législateur lui a conféré le pouvoir et la responsabilité d’examiner les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires dans l’exercice de leurs fonctions de nature policière (paragraphe 250.18(1) de la Loi). Pour s’acquitter de son mandat, le président de la Commission a le pouvoir d’enquêter sur les plaintes, de convoquer des audiences publiques, de tirer des conclusions et de faire des recommandations fondées sur ces conclusions. La CPPM rend compte au Parlement par l’intermédiaire du ministre de la Défense nationale, mais dans l’exercice de ses fonctions, la CPPM est indépendante du ministère de la Défense nationale (MDN) et des Forces canadiennes.

[5]        Il n’est pas nécessaire d’expliquer davantage le rôle du Canada en Afghanistan, ou le rôle de la police militaire comme gardienne des prisonniers afghans et comme unité d’enquête. Ce sujet a été largement abordé par les juges Mactavish et Harrington dans des décisions antérieures de la Cour fédérale, auxquelles je ferai référence plus loin.

[6]        Amnesty International et l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique (ci-après appelées « Amnesty ») ont, dans diverses instances depuis 2007, contesté des affaires portant sur la question du transfèrement des détenus des autorités canadiennes aux autorités afghanes. Amnesty a d’abord mis en doute la légalité de la politique du gouvernement du Canada de transférer aux autorités afghanes les détenus capturés par les Forces canadiennes en Afghanistan. Amnesty a contesté cette question sans succès jusqu’en Cour suprême du Canada : voir Amnesty International Canada c. Canada (Chef d’état-major de la Défense), 2007 CF 1147; Amnesty International Canada c. Canada (Chef d’état-major de la Défense), 2008 CF 162 (Amnesty – Forces canadiennes); Amnistie internationale Canada c. Canada (Chef d’état-major de la Défense), 2008 CF 336, [2008] 4 R.C.F. 546, conf. par 2008 CAF 401, [2009] 4 R.C.F. 149, autorisation d’appel refusée à la C.S.C., [2009] 1 R.C.S. v (Canada – Amnistie internationale). Il est bien établi en droit que la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), ne s’applique pas à la détention de non-ressortissants du Canada par les Forces canadiennes ou à leur transfèrement aux autorités afghanes.

[7]        Amnesty a aussi contesté la légalité de la mise en œuvre de cette politique en déposant deux plaintes pour inconduite auprès de la Commission. La première plainte (la plainte relative aux détenus) se rapportant à l’implication de la police militaire dans le transfèrement des détenus aux autorités afghanes a été déposée le 21 février 2007. Le 26 février 2007, la Commission a décidé de mener une enquête d’intérêt public, et le 12 mars 2008, la Commission a annoncé son intention de tenir une audience d’intérêt public sur cette plainte.  

[8]        Le 12 juin 2008, les intimées ont déposé une deuxième plainte pour inconduite (la plainte relative à l’omission d’enquêter), demandant une prorogation du délai de sa première plainte et, comme question distincte, alléguant que des policiers militaires avaient omis d’enquêter sur les crimes potentiels commis par les officiers des Forces canadiennes responsables du transfèrement des détenus aux autorités afghanes. La plainte était fondée sur des renseignements obtenus dans le cadre de la demande précédente visant à mettre fin aux transfèrements pour des motifs liés à la Charte, à laquelle la juge Mactavish fait référence dans sa décision de rejeter une demande d’injonction interlocutoire déposée par Amnesty : voir Amnesty – Forces canadiennes, précitée, aux paragraphes 85 à 87. Voici le fond de la plainte (plainte du 12 juin 2008, dossier des intimées, vol. II, aux pages 245 à 251) :

Amnesty International Canada et l’Association des libertés civiles de la C.-B. déposent par la présente une nouvelle plainte distincte pour inconduite en vertu de l’article 250.18 de la Loi sur la défense nationale, relativement au défaut de certains membres de la police militaire d’enquêter sur des crimes réellement ou potentiellement commis par des officiers supérieurs chargés du commandement de la Force opérationnelle en Afghanistan du 3 mai 2007 jusqu’à ce jour [qui correspond à la date à laquelle le Canada a signé un nouvel accord sure les détenus avec l’Afghanistan, lequel permet aux représentants canadiens de visiter et d’examiner les personnes qui sont détenues par les autorités afghanes].

Plus particulièrement, les membres du Service national des enquêtes (SNE) à Kandahar et le grand prévôt de la Force opérationnelle (GPFO) savaient que d’anciens prisonniers des Forces canadiennes (FC) étaient vraisemblablement torturés par les autorités afghanes, mais n’ont pas mené d’enquête quant à savoir si des accusations devraient être portées contre des membres des FC pour leur rôle dans la facilitation de ces crimes. Des officiers supérieurs occupant le poste de commandant de la Force opérationnelle en Afghanistan ont notamment ordonné le transfert de prisonniers à la police secrète afghane pendant la période pertinente, malgré des rapports directs convaincants selon lesquels d’anciens prisonniers des FC étaient torturés par ces autorités.

À notre avis, lorsque des officiers de la chaîne de commandement ordonnent qu’un prisonnier soit transféré aux autorités afghanes tout en sachant très bien que celles-ci sont prédisposées à le torturer, il est justifié d’enquêter sur un nombre d’infractions criminelles possibles […]

[9]        Il convient de noter que le 6 novembre 2007 ou vers cette date, le commandant par intérim de la force opérationnelle en Afghanistan a décrété un moratoire temporaire sur les transfèrements. Ce moratoire avait été précédé par le rapport d’un fonctionnaire canadien ayant parlé avec un détenu sous la garde de la police secrète afghane le 5 novembre 2007. Le détenu avait déclaré avoir été assommé pendant un premier interrogatoire et battu avec des fils électriques et un boyau en caoutchouc pendant un deuxième interrogatoire.

[10]      Compte tenu de la gravité de l’affaire, de la complexité des questions juridiques et factuelles en cause et de l’intérêt qu’a le public dans ces questions, la CPPM a décidé le 30 septembre 2008 de tenir une audience d’intérêt public à propos de l’omission d’enquêter sur les plaintes en vertu de la partie IV de la Loi.

[11]      Le lieutenant-colonel (à la retraite) W. H. Garrick, le major J. P. P. Kirschner, le major B. Hudson, le major J. T. M. Zybala, le major R. R. Gribble, l’adjudant-chef B. Watson et l’adjudant-maître (à la retraite) J.Y. Girard sont sept des huit personnes dont la Commission a ultérieurement donné le nom dans le cadre de la plainte relative à l’omission d’enquêter. Le brigadier-général Blanchette est un témoin que la Commission a convoqué, de son propre chef, pour produire des documents qui sont en la possession du MDN et des Forces canadiennes.

[12]      Le procureur général a contesté la compétence de la CPPM d’enquêter sur les plaintes déposées par les intimées en 2007 et en 2008. Les demandes de contrôle judiciaire ont été entendues simultanément et, le 16 septembre 2009, la Cour a rendu un jugement annulant la première plainte des intimées : voir Canada (Procureur général) c. Amnesty International Canada, 2009 CF 918, [2010] 4 R.C.F. 182. Selon le juge Harrington, le traitement des détenus n’était pas une fonction policière en soi et, par conséquent, la CPPM ne pouvait pas examiner les fonctions de la police militaire à cet égard. Cependant, il a confirmé que la CPPM avait compétence pour enquêter sur les plaintes relatives à l’omission d’enquêter. L’essence de sa décision se trouve dans les deux paragraphes suivants (12 et 13) :

Bien que la position du procureur général puisse paraître quelque peu exagérée et que la détention des insurgés en Afghanistan ainsi que leur transfert subséquent aux autorités afghanes peuvent être présentés comme des fonctions de nature policière accomplies par des policiers militaires en Afghanistan se rapportant à l’arrestation ou la détention de personnes, ces fonctions, qu’elles soient de nature policière ou non, se rapportent à des opérations d’ordre militaire qui découlent de coutumes ou pratiques militaires établies et ne relèvent donc pas de la compétence de la Commission.

En ce qui concerne la seconde plainte, je suis d’avis que l’omission d’enquêter sur une plainte est une fonction de nature policière puisque la conduite d’une enquête au sens du Règlement comporte l’omission d’enquêter. Toutefois, comme il ressort clairement de la Loi sur la défense nationale, la Commission ne peut examiner que la conduite des policiers militaires dans l’exercice des fonctions de nature policière. Elle n’a pas compétence pour mener une enquête sur la conduite des militaires en général, encore moins celle des personnes qui ne sont pas des militaires. Par conséquent, bien que la Commission puisse légitimement s’enquérir de ce que savaient les policiers militaires, ou pouvaient savoir, ce serait outrepasser sa compétence que d’enquêter sur la politique gouvernementale et de chercher à connaître l’état des connaissances du gouvernement du Canada en général, plus précisément du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI), et dans la mesure où le Ministère disposait de renseignements pertinents, que de se demander pourquoi les renseignements n’ont pas été communiqués à la police militaire.

[13]      Bien qu’elle ait reconnu la compétence de la Commission en ce qui a trait à la deuxième plainte, la Cour a fait une mise en garde selon laquelle il ne faut pas se servir de cette plainte comme tremplin pour enquêter sur les politiques ou pratiques gouvernementales (au paragraphe 62) :  

En ce qui a trait à la seconde plainte, je tiens à souligner de nouveau que la Commission a compétence pour enquêter sur des plaintes visant des policiers militaires dans l’exercice de leurs fonctions de nature policière. Elle n’a pas compétence pour enquêter sur des plaintes visant des fonctionnaires, qu’ils exercent ou non des fonctions de nature policière. S’il fallait pousser l’approche de la Commission jusqu’à l’extrême, il ne serait pas question de l’inconduite des policiers militaires en Afghanistan en l’absence des Forces canadiennes. Les tenants et aboutissants de cette décision de principe échappent au contrôle de la Commissione et de la Cour.

[14]      Par conséquent, la Cour a annulé les décisions de la CPPM d’enquêter sur la plainte relative aux transfèrements des détenus. En ce qui concerne la plainte relative à l’omission d’enquêter, la Cour a déclaré que « la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire peut uniquement enquêter sur ce que les policiers militaires visés par la plainte savaient, ou pouvaient savoir ». C’est dans le cadre de l’audience portant sur cette plainte que la CPPM a rendu les décisions contestées.

2. Les décisions contestées

a) Les sommations (demande T-846-10)

[15]      Au cours des audiences d’intérêt public tenues devant la CPPM, il est juste de dire que plusieurs questions et préoccupations ont été soulevées en ce qui concerne la portée, le rythme et l’exhaustivité de la production de documents de la part du gouvernement en réponse aux sommations de la Commission et aux demandes de documents mentionnés par les témoins lors de leur témoignage. Ces questions relatives à la production de documents ont causé d’importants retards dans l’audition de la plainte devant la CPPM et ont soulevé des inquiétudes quant à la façon dont les documents étaient expurgés et choisis par le gouvernement avant d’être communiqués à la Commission.

[16]      Comme je l’ai déjà dit, la Commission a entrepris une enquête d’intérêt public au sujet de la plainte initiale en février 2007, et jusqu’en mars 2008, le MDN aurait produit les documents sans les censurer ou les expurger pour la sécurité nationale. Cependant, la production de documents a cessé quand la Commission a annoncé qu’elle tiendrait une audience d’intérêt public en mars 2008. Les audiences relatives aux deux plaintes ont débuté au printemps 2009, mais ont dû être ajournées après deux semaines parce que la Commission n’avait pas encore reçu les documents de la part des personnes faisant l’objet de la plainte ou du procureur général. Le gouvernement était d’avis que la Commission ne pouvait pas recevoir des documents non censurés après avoir décidé de tenir des audiences publiques, en vertu de l’article 38 [articles 38 à 38.16 inclusivement (édictés par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141)] de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5. Il a expliqué le délai dans la production de documents en faisant valoir que ces documents devaient être examinés et expurgés conformément à cette disposition législative. Il semble que le gouvernement se soit montré d’avis qu’aucun document ne serait communiqué jusqu’à ce que tous les documents demandés par la Commission aient été examinés et expurgés.

[17]      Comme elle craignait que les documents demandés ne soient pas communiqués volontairement, la CPPM a voulu forcer la production en délivrant des sommations en juillet 2009 aux officiers supérieurs des Forces canadiennes (brigadier-général Blanchette) et au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) (sous-ministre Edwards). Malgré les garanties écrites données par l’avocat du gouvernement selon lesquelles les demandes de documents en suspens seraient satisfaites sous peu, aucun autre document n’avait été produit quand la Commission a repris l’audience peu de temps après la publication du jugement du juge Harrington en octobre 2009. L’avocat de la Commission a aussi expliqué que le procureur général avait interdit à certains représentants du gouvernement de produire des documents. Le capitaine Moore, l’ancien grand prévôt des Forces canadiennes, a reçu certains documents pour l’aider à préparer sa cause, mais il a dû signer un engagement aux termes duquel il ne pouvait pas les communiquer à la Commission. De même, M. Colvin, un fonctionnaire du MAECI, a indiqué qu’il se présenterait à l’entrevue préparatoire et qu’il fournirait des documents à la Commission conformément à la sommation qui lui avait été signifiée. Cependant, il n’a pas pu le faire parce qu’il a reçu un avis en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada quant à la totalité des renseignements qu’il pouvait communiquer : voir les transcriptions de la CPPM, 7 octobre 2009, dossier des intimées, vol. II, aux pages 263, 264 et 266 à 268.

[18]      Il y a donc eu un ajournement de cinq mois pour donner au gouvernement plus de temps pour produire les documents. Pour faire avancer le processus, la CPPM a délivré de nouvelles sommations, le 26 octobre 2009 au sous-ministre Edwards, et le 21 octobre 2009 au brigadier-général Blanchette (dossier des demandeurs, vol. I, aux pages 38 et 46). En gardant à l’esprit les lignes directrices établies par le juge Harrington, les sommations se rapportaient souvent aux catégories de documents qui étaient directement communiqués aux policiers militaires [traduction] « ou auxquels la chaîne de commandement de la police militaire et/ou la chaîne technique avait autrement accès ». Le 10 décembre 2009, la CPPM a aussi donné la directive selon laquelle les parties devaient produire les autres documents pertinents et nécessaires au plus tard le 19 février 2010 (dossier des intimées, vol. II, à la page 402).

[19]      À la reprise de l’audience le 22 mars 2010, plusieurs documents avaient été communiqués, mais plusieurs autres se faisaient attendre. L’audience reposait sur le fait que le procureur général communiquerait les documents le plus rapidement possible. Le 1er avril 2010, les intimées ont obtenu les documents grâce à une demande de communication de documents faite en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A‑1, laquelle comprenait principalement des communications échangées entre des officiers des Forces canadiennes à Kandahar et des fonctionnaires à Ottawa à propos de la décision de suspendre les transfèrements prise le 6 novembre 2007.          

[20]      L’avocat de la Commission a examiné les documents et a écrit à l’avocat du procureur général le 8 avril 2010. Il était d’avis que les documents obtenus en réponse à la demande de communication de documents étaient aussi pertinents à l’objet des enquêtes de la Commission et qu’il était [traduction] « inconcevable » que ces documents, dont plusieurs étaient adressés ou avaient été envoyés aux personnes citées à comparaître, aient pu être considérés comme non pertinents.

[21]      Le ministère de la Justice et la CPPM ont échangé d’autres lettres à ce propos. Dans une lettre datée du 9 avril 2010, l’avocat du procureur général a indiqué que les documents ne pouvaient pas être produits [traduction] « parce qu’ils n’étaient communiqués à aucun policier militaire, y compris les personnes faisant l’objet de la plainte, et qu’il n’y avait aucune preuve que ces documents leur étaient autrement accessibles » (dossier des demandeurs, vol. I, à la page 73). En d’autres mots, le procureur général estime qu’il appartient au gouvernement de déterminer si les documents ont été communiqués aux policiers militaires ou [traduction] « mis à leur disposition ». En réponse, l’avocat de la CPPM, qui était en profond désaccord, a écrit ce qui suit : [traduction] « Nous croyons que la Commission a pour mandat de décider s’il existe une preuve selon laquelle les documents ont été communiqués aux policiers militaires ou mis à leur disposition. Cette décision n’appartient pas aux fonctionnaires » (dossier des demandeurs, vol. I, à la page 82). Il s’agit clairement du cœur du litige entre le procureur général et la Commission.

[22]      Les avocats ont échangé d’autres communications orales et écrites, lesquelles étaient plutôt tendues, à ce propos. Le sous-ministre Edwards et le brigadier-général Blanchette ont ensuite reçu l’ordre de comparaître devant la Commission pour expliquer comment ils déterminaient si les documents devaient être communiqués à la Commission ou non (transcriptions de la CPPM, 21 avril 2010, dossier des intimées, vol. II, aux pages 788 à 790).

[23]      Le 27 avril 2010, le brigadier-général Blanchette a comparu devant la CPPM avec le major Denis Gagnon. Ils ont témoigné conjointement à propos du travail des Forces canadiennes dans la collecte et la communication de documents. Ils ont été longuement interrogés sur les sujets suivants :  

a) la façon dont le gouvernement statuait sur la pertinence des documents en réponse aux sommations de la Commission;

b) la question de savoir si des lignes directrices, écrites ou orales, avaient été données aux ministères quant à la pertinence d’un document en réponse à une sommation;

c) les questions de dotation en personnel;

d) la structure des équipes responsables des audiences des détenus et des renseignements les concernant;

e) la préparation des témoins cités à comparaître devant la Commission;

f) la procédure de production de documents faisant l’objet d’un avis donné en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada;

g) la question de savoir si les témoins avaient reçu la directive de délibérément ralentir la communication des documents à la Commission;

h) la conservation des documents en Afghanistan et leur rapatriement;

i) la question de savoir si les rapports de visite du MAECI auraient été publiés s’ils n’avaient pas fait l’objet d’une sommation de la Commission;

j) la question de savoir si le sujet de la renomination de l’ancien président de la Commission avait été abordée aux réunions sous-ministérielles sur l’Afghanistan.

[24]      Le brigadier-général Blanchette et le major Gagnon ont déclaré que les documents étaient d’abord éliminés quand ils étaient jugés non pertinents en réponse aux sommations. Il fallait alors examiner qui était le destinataire du document, le contenu du document et la question de savoir si les policiers militaires en connaissaient le contenu, ou aurait dû le connaître (transcriptions de la CPPM, 27 avril 2010, aux pages 46, 47 et 52; dossier des demandeurs, vol. I, aux pages 244, 245 et 250). Une fois que le document est réputé pertinent en réponse aux sommations, il est examiné afin de déterminer s’il fait l’objet d’une demande faite en vertu de l’article 38.

[25]      Le 29 avril 2010, la CPPM a signifié une nouvelle sommation au major Gagnon, l’obligeant à produire plusieurs nouvelles catégories de documents. Le 25 août 2010, la Commission a libéré le  major Gagnon de sa sommation et a délivré une sommation identique au brigadier-général Blanchette. Ces sommations n’ont pas été demandées par les intimées; elles ont été délivrées par la CPPM de son propre chef, en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par l’alinéa 250.41(1)a) de la Loi, apparemment parce qu’elle le jugeait nécessaire pour une enquête et une étude complètes.

[26]      Ces sommations exigeaient la production de 16 catégories de documents, qui peuvent être regroupées en cinq différents groupes :

a) documents relatifs à la réponse du MDN et des Forces canadiennes à une sommation antérieure (sources 1 à 6 et 8);

b) documents qui n’ont pas été communiqués à la Commission au motif qu’ils n’étaient pas pertinents en réponse aux sommations (sources 7 et 9);

c) documents détaillant les facteurs pris en considération par le commandant de la force opérationnelle interarmées en Afghanistan (FOIA) au moment de décider de transférer un détenu aux autorités afghanes (sources 10 à 12);

d) liste des témoins rencontrés par les fonctionnaires du ministère de la Défense nationale en lien avec l’audience (source 13);

e) trois catégories non contestées, dont les documents ont été produits depuis.

[27]      Le procureur général du Canada a contesté ces sommations par voie de contrôle judiciaire. Le 28 mai 2010, la demande portant le numéro T-846-10 a été déposée. Les demandeurs veulent faire annuler les sommations et sollicitent un autre jugement déclaratoire au motif que la Commission a outrepassé sa compétence.

b) « Pouvaient savoir » (demande T-1126-10)

[28]      Peu après le prononcé de la décision de la Cour fédérale le 16 septembre 2009, les demandeurs ont présenté à la Commission deux requêtes visant à réexaminer la façon dont la Commission devrait interpréter l’expression de la Cour « pouvaient savoir ». En se fondant sur le droit de présenter une défense pleine et entière en réponse aux allégations d’inconduite portées contre eux, comme le prévoit l’article 250.44 de la Loi, ils ont essentiellement fait valoir qu’ils avaient le droit de connaître la norme devant servir à évaluer leurs actes avant la production des éléments de preuve. Selon eux, retarder cet examen à plus tard rend inutile le droit de comprendre la nature de l’instance, de décider quels éléments de preuve doivent être présentés et de déterminer quels témoignages devraient être contestés au moyen d’un contre-interrogatoire, et pourquoi.

[29]      La CPPM a ajourné la requête, ainsi que d’autres questions procédurales, jusqu’à la reprise de l’audience. Les demandeurs ont présenté des observations écrites à la Commission le 22 mars 2010 et la requête portant sur l’expression « pouvaient savoir » a été plaidée le 24 mars 2010. Il est intéressant de souligner que dans ses observations écrites, l’avocat des demandeurs soutenait (en se fondant sur la décision du juge Harrington sur le contexte juridique des enquêtes et sur un examen judiciaire antérieur de l’expression « pouvaient savoir ») que ce concept est [traduction] « limité aux renseignements obtenus grâce aux enquêtes menées par un policier militaire raisonnable dans des circonstances semblables, sans avoir recours aux pouvoirs d’enquête et d’exécution conférés par la loi aux agents de la paix » : dossier des intimées, vol. II, page 404, au paragraphe 2.

[30]      Dans sa plaidoirie, l’avocat des demandeurs a développé cette interprétation et a clarifié davantage la compréhension qu’avaient ses clients de l’expression « pouvaient savoir » (dossier des intimées, vol. II, aux pages 492 et 493) :

[traduction] La seule question qui est pertinente dans le cadre de l’examen de la conduite des personnes faisant l’objet de la plainte est celle de savoir quels sont les renseignements que les autres acteurs leur ont communiqués ou qu’ils leur auraient communiqués si on leur avait demandé. J’estime qu’il s’agit d’une interprétation juste de l’expression « pouvaient savoir ».

[31]      Les intimées souscrivaient en grande partie à la définition donnée par les demandeurs de l’expression « pouvaient savoir », bien qu’ils l’auraient élargie afin d’englober les renseignements faisant partie du domaine public, les renseignements dont disposent les personnes concernées en raison de leur poste et de leur grade et les renseignements que les personnes concernées auraient dû connaître en raison de leurs fonctions. Ils ont donc affirmé qu’il était prématuré pour la Commission de statuer sur cette affaire. Ils ont indiqué que la Commission pouvait, de temps à autre, entendre la preuve qui ne répondait pas nécessairement à la définition stricte de l’expression « pouvaient savoir », puisque cela pouvait parfois être nécessaire pour comprendre le contexte des interactions entre certains acteurs. Enfin, selon les intimées, la Commission dispose d’autres moyens pour respecter son obligation d’équité procédurale envers les personnes concernées à mesure que l’affaire progresse; par exemple, elle peut, au cours de l’audience, émettre des avis mis à jour à propos des conclusions défavorables.

[32]      Le 1er avril 2010, la Commission a rendu deux décisions distinctes sur la requête des demandeurs. Dans sa décision sur la requête portant sur l’expression « pouvaient savoir », elle a conclu qu’il ne convenait pas de rendre une décision à ce stade préliminaire, faisant valoir qu’une telle décision serait [traduction] « intrinsèquement factuelle et contextuelle, et qu’elle ne devait pas être rendue dans un vide factuel » (dossier des demandeurs, vol. I, page 61, au paragraphe 12), surtout vu les observations selon lesquelles des facteurs tels que les attestations de sécurité et les principes régissant le besoin de connaître risquent d’avoir une incidence sur ce que les policiers militaires pouvaient savoir (dossier des demandeurs, vol. I, page 61, au paragraphe 15). La Commission a aussi conclu dans sa décision relative à la « norme de conduite » qu’il serait prématuré d’établir une norme définitive au regard de laquelle la conduite des policiers militaires sera jugée (dossier des intimées, vol. I, aux pages 123 à 130). La CPPM a réitéré l’importance de la norme du « policier raisonnable », élaborée dans Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129, et a affirmé qu’elle serait pertinente pour évaluer si les policiers militaires pouvaient savoir certains renseignements (dossier des demandeurs, vol. I, page 61, au paragraphe 14).

[33]      Les demandeurs n’ont pas demandé le contrôle judiciaire de l’une ou l’autre des décisions rendues par la CPPM le 1er avril 2010. La CPPM a ensuite entendu 20 témoins ne faisant pas l’objet de la plainte. Au cours de leur interrogatoire, la Commission a abordé de larges questions auxquelles l’avocat des demandeurs s’est opposé, au motif qu’elles portaient sur la politique gouvernementale et sur l’état des connaissances du gouvernement en général. Afin de mettre la présente affaire en contexte, l’avocat des demandeurs a attiré l’attention de la Cour sur certaines des questions autorisées par la Commission (exposé des arguments, dossier des demandeurs, vol. IV, aux paragraphes 17 et 18; tous les renvois à la transcription se trouvent dans ces paragraphes) :

• Un employé du MAECI qui a visité des prisons et discuté avec des détenus transférés par les Forces canadiennes afin d’évaluer le traitement qu’ils subissaient après le transfert, a été interrogé sur les sujets suivants : la formation reçue pour déceler les signes de torture; la procédure adoptée lors des visites; l’objet et le mode de distribution des rapports de visite; et les allégations particulières de mauvais traitement qui figuraient dans les rapports de visite, lesquels, selon la preuve, n’ont pas été communiqués aux policiers militaires;

• Un autre employé du MAECI, agissant en tant que conseiller politique du commandant de la FOIA, a été interrogé sur les sujets suivants : la structure hiérarchique au sein du MAECI; la procédure de distribution des rapports de visite au sein de la FOIA et la question de savoir qui devrait les recevoir; la question de savoir si des détenus médicalement inaptes ont déjà été transférés; les allégations formulées par un ancien traducteur concernant des menaces proférées par un officier supérieur de la Direction de la sécurité nationale; les obligations juridiques qui incombent aux fonctionnaires de tenir un registre de leurs actes; sa connaissance des allégations présentées aux forces britanniques; la question de savoir si les conseils qu’il a donnés au commandant reposaient sur les allégations de mauvais traitement avancées dans des articles de journaux;

• Le commandant de la FOIA lui-même a été interrogé à propos des rapports sur les droits de la personne qu’il a pu lire ou dont il a été mis au courant, de la question de savoir si les renseignements concernant les détenus étaient communiqués ou reçus par des alliés du Canada en Afghanistan, les facteurs qu’il a pris en considération au moment de décider s’il devait autoriser le transfèrement des détenus aux autorités afghanes, la question de savoir si le MAECI ou le MDN était la cause des difficultés rencontrées lors des visites des prisons, et son opinion personnelle sur la possibilité de maintenir une présence canadienne constante dans les prisons afghanes.

[34]      Le 7 juin 2010, l’avocat des demandeurs a présenté à la Commission une deuxième requête visant à obtenir une décision sur l’expression « pouvaient savoir ». À ce moment-là, la CPPM avait déjà commencé à entendre les témoins ne faisant pas l’objet de la plainte, mais un certain nombre d’entre eux devaient encore témoigner. Dans son avis de requête, l’avocat des demandeurs a indiqué que, depuis que la Commission avait refusé de statuer sur la première requête des demandeurs portant sur l’expression « pouvaient savoir », elle demandait la production des renseignements liés aux risques de mauvais traitements auxquels seraient exposés les détenus transférés aux autorités afghanes, peu importe si les personnes faisant l’objet de la plainte connaissaient ces renseignements ou pouvaient raisonnablement les connaître. L’avocat a aussi reproché à l’avocat de la Commission d’avoir examiné non seulement les souvenirs des témoins au sujet des renseignements que les policiers militaires savaient ou pouvaient savoir, mais aussi leurs souvenirs à propos des risques de mauvais traitements auxquels seraient exposés les détenus transférés aux autorités afghanes — abordant ainsi des questions qui outrepassent la compétence de la Commission.

[35]      Dans une lettre datée du 10 juin 2010, l’avocat de la Commission a avisé les parties que cette dernière fixerait l’audition de la deuxième requête des demandeurs portant sur l’expression « pouvaient savoir » après que les autres témoins ne faisant pas l’objet de la plainte eurent livré leur témoignage, conformément à sa décision rendue le 1er avril 2010 dans le cadre de requête initiale portant sur l’expression « pouvaient savoir ». L’avocat des demandeurs a ensuite demandé au jury de confirmer cela verbalement pendant les audiences du 15 juin 2010, ce qu’il a fait. Cela a mené à la deuxième demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs, portant le numéro de dossier T‑1126‑10, dans laquelle ils affirmaient que la Commission avait refusé d’instruire leur requête.

[36]      Les audiences se sont poursuivies et plusieurs autres témoins ont été entendus. Comme la Commission l’avait dit, elle a mis au rôle la deuxième requête des demandeurs portant sur l’expression « pouvaient savoir » après que tous les témoins ne faisant pas l’objet de la plainte eurent livré leur témoignage, mais avant que les témoins faisant l’objet de la plainte soient entendus. Le dernier témoin ne faisant pas l’objet de la plainte a été entendu le 13 octobre 2010, et le lendemain, la Commission a instruit la requête.

[37]      Dans ses observations écrites déposées le 29 septembre 2010, l’avocat des demandeurs a répété que ces derniers avaient le droit de connaître la nature de l’instance et qu’ils devaient savoir comment la Commission allait interpréter l’expression « pouvaient savoir ». Selon les demandeurs, l’expression « pouvaient savoir » constitue une norme juridique qui peut être établie à l’avance par un jugement déclaratoire, sans renvoi aux faits ou au contexte, et qui fait partie intégrante de la norme de conduite applicable. En ce qui concerne l’interprétation qu’il convient de donner à cette expression, l’avocat s’est manifestement écarté des observations qu’il avait formulées dans le cadre de la première requête et a adopté une définition plus restrictive, laquelle est indiquée dans l’aperçu de ses observations au paragraphe 2 (dossier des intimées, vol. I, à la page 14) :

[traduction] La conduite des personnes visées par la plainte ne peut qu’être légitimement évaluée en fonction de ce qu’elles savaient, ou des renseignements dont elles avaient un contrôle effectif. Si les policiers militaires faisant l’objet de la plainte ne sont pas au courant des renseignements, ce qu’ils « pouvaient savoir » ne consiste pas à savoir s’ils ont présenté des demandes d’information ou s’ils avaient pu le faire, mais plutôt à savoir s’ils exerçaient un contrôle effectif sur l’information suffisant pour justifier une enquête policière ou une autre mesure appropriée.

[38]      Craignant que la Commission ait l’intention d’accuser les personnes faisant l’objet de la plainte de connaître tous les renseignements dont dispose le gouvernement du Canada ou accessibles au public, ainsi que tous les renseignements qui auraient pu être communiqués aux policiers militaires si ces derniers les avaient demandés, peu importe que ces personnes aient eu des raisons d’obtenir ces renseignements, l’avocat a expliqué ce qu’il estimait être le mandat de la Commission dans les termes suivants (dossier des intimées, vol. I, page 20, au paragraphe 20) :

[traduction] La conduite des personnes faisant l’objet de la plainte ne doit pas être évaluée comme si ces personnes connaissaient ou pouvaient connaître la vaste gamme de documents et de témoignages entendus par la Commission. L’évaluation doit être beaucoup plus précise. Si les policiers militaires visés par la plainte ne sont pas au courant, le test relatif à l’expression « pouvaient savoir » est défini en fonction d’un examen permettant de savoir si les policiers exerçaient un contrôle effectif sur l’information nécessaire. Le contrôle effectif est fondé sur la garde physique ou la possession de l’information, que l’information ait été communiquée pendant qu’elle était sous leur contrôle ou non. Il suffirait d’établir le contrôle effectif s’il est démontré que seules les personnes faisant l’objet de la plainte avaient accès à l’information.

[39]      En réponse, l’avocat des intimées a réitéré la majeure partie de la position qu’il avait adoptée dans le cadre de la première requête portant sur l’expression « pouvaient savoir ». Il a souligné une fois de plus que la conduite des policiers militaires faisant l’objet de la plainte devrait être évaluée [traduction] « en fonction de ce qu’ils auraient pu apprendre simplement en se renseignant » et il a répété que la question de savoir si ces policiers militaires auraient dû se renseigner est une question qu’il vaut mieux trancher dans le cadre des observations finales une fois toute la preuve entendue. Les paragraphes suivants permettent de bien saisir l’essence du désaccord entre les parties à propos de la norme qu’il convient d’appliquer (dossier des intimées, vol. I, pages 30 et 31, au paragraphe 11) :

[traduction] Les plaignants conviennent que les policiers militaires faisant l’objet de la plainte ne sont pas responsables du fait que différents acteurs du gouvernement du Canada soient au courant. Cependant, ils devraient être tenus responsables des renseignements qu’ils auraient raisonnablement pu obtenir simplement en se renseignant. Presque tous les témoins ayant comparu devant la Commission ont eu un contact direct avec un ou plusieurs de ces policiers militaires. Plusieurs de ces témoins — dont récemment le Lieutenant-général Gauthier — ont affirmé qu’ils auraient communiqué des renseignements à propos des transfèrements de détenus aux policiers militaires si on leur avait demandé.

[40]      La Commission a rendu sa décision sur la deuxième requête portant sur l’expression « pouvaient savoir » le 3 novembre 2010, avant que les personnes faisant l’objet de la plainte livrent leur témoignage. Elle a rejeté la notion selon laquelle ces personnes ne devraient être responsables que des renseignements dont ils avaient le « contrôle effectif ». La Commission a reconnu que la norme « vise l’information qu’un officier de la police militaire raisonnable aurait obtenue en effectuant des démarches raisonnables pour s’informer ». Selon la Commission, cette norme comporte un élément subjectif fondé sur ce que le policier militaire savait, et un élément objectif fondé sur ce qu’un policier militaire raisonnable aurait fait dans les circonstances pour obtenir plus d’information « pour combler les lacunes du dossier ».

[41]      La Commission était d’avis qu’il serait déconseillé de se prononcer sur la question de savoir si l’obligation d’enquêter s’appliquait en l’espèce, ou si les personnes faisant l’objet de la plainte étaient tenues d’obtenir les renseignements pertinents quant à la décision de mener une enquête formelle, et ce, dans quelle mesure. Voici ce que la Commission a déclaré (dossier des demandeurs, vol. III, à la page 1371) :

[traduction] Qu’elle soit considérée comme un élément de l’examen de l’obligation d’enquêter ou comme une étape analytique distincte qui soit préliminaire à l’examen de l’obligation d’enquêter, l’étendue de ce que les personnes visées par la plainte avaient l’obligation de savoir ne peut être équitablement déterminée qu’une fois toute la preuve entendue.  

[42]      En réponse à l’argument qu’elle outrepassait sa compétence en enquêtant sur la politique gouvernementale et l’état des connaissances du gouvernement du Canada en général, la Commission a souligné le fait que le test relatif à l’expression « pouvaient savoir » n’existe pas dans un vide factuel et que pour déterminer si une personne pouvait savoir quelque chose, cette personne doit savoir que cette chose existe. Cela étant dit, la Commission a reconnu qu’une partie de l’information qui est pertinente à l’objet de la plainte pourrait, en fin de compte, être considérée comme extérieure à son périmètre. Elle a ajouté ce qui suit (dossier des demandeurs, vol. III, à la page 1372) :

[traduction] Le simple fait que des renseignements concernant l'objet de la plainte ont été présentés dans le cadre de la présente procédure ne signifie pas que la Commission va imputer leur connaissance à certaines ou à chacune des personnes visées par la plainte. Jusqu’à ce jour, l’étendue de l'enquête a été déterminée par la nécessité de recueillir les éléments de preuve jugés pertinents aux motifs énoncés dans la plainte. Cette étendue ne dénote pas que la Commission présume ou a déjà déterminé que les personnes visées par la plainte connaissaient ces renseignements, ni qu’elles pouvaient ou auraient dû exercer un droit d’accès à leur égard.

[43]      Faisant valoir qu’ils ne connaissaient toujours pas la nature de l’instance par suite de cette décision, les demandeurs ont présenté une troisième demande de contrôle judiciaire sous le numéro de dossier T‑2110‑10. Enfin, dans les ordonnances du 31 août 2010 et du 22 décembre 2010, le protonotaire Aronovitch a réuni les trois demandes de contrôle judiciaire, et notre Cour les a entendues simultanément les 28 et 29 mars 2011.

3. Questions en litige

[44]      Les parties ont soulevé un certain nombre de questions dans leurs arguments écrits et oraux. Selon moi, ces questions peuvent être formulées de la manière suivante :

a) La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour examiner ces demandes, ou ces demandes devraient-elles être rejetées au motif qu’elles sont prématurées?

b) Dans la mesure où la Cour interviendrait, peut-on dire que la Commission a commis une erreur de droit en n’énonçant pas la norme qui devait servir à évaluer la conduite des demandeurs avant d’entendre les témoins?

4. Analyse

            a) La Cour devrait-elle se prononcer sur les décisions interlocutoires?

[45]      La première question à trancher dans les trois demandes de contrôle judiciaire est celle de savoir si la Cour devrait intervenir et se prononcer sur ce qui constitue essentiellement des décisions interlocutoires rendues par la CPPM dans le cadre de son enquête. L’avocat des intimées et celui de l’intervenante ont soutenu avec vigueur qu’il serait inapproprié et contraire à la jurisprudence applicable que la Cour entende les contestations formulées par le procureur général. À l’inverse, l’avocat des demandeurs a reconnu qu’en règle générale les décisions interlocutoires rendues dans le cours d’une instance devant un tribunal ne justifient habituellement pas l’intervention de la cour, mais il a affirmé que les décisions contestées sont une exception à la règle puisqu’elles outrepassent clairement la compétence de la CPPM.

i) Principes généraux

[46]      Il est bien établi en droit que les décisions interlocutoires des organismes administratifs ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue. Pour diverses raisons, cette règle a été confirmée à maintes reprises par notre Cour ainsi que par la Cour d’appel fédérale. Tout d’abord, la demande peut bien devenir théorique et inutile par suite de la décision définitive et le tribunal peut changer d’idée lorsqu’il rend sa décision définitive. De même, une demande peut ne plus être valable à la suite de certains événements. C’est le cas de la deuxième demande de contrôle judiciaire.

[47]      Il faut se rappeler que l’avocat des demandeurs a présenté un avis de requête le 7 juin 2010, demandant qu’une audience soit tenue devant la CPPM sur la requête portant sur la norme relative à l’expression « pouvaient savoir ». À ce moment-là, la CPPM avait déjà commencé à entendre les témoins ne faisant pas l’objet de la plainte, mais un certain nombre devaient encore être entendus. Conformément à sa décision du 1er avril 2010, la Commission a avisé les parties qu’elle instruirait la requête des demandeurs une fois que les autres témoins auraient livré leur témoignage. Or, la requête a finalement été entendue par la Commission le 14 octobre 2010 et a été tranchée le 3 novembre 2010, après que tous les témoins eurent été entendus, mais avant que les demandeurs faisant l’objet de la plainte soient appelés à témoigner. La demande de contrôle judiciaire est donc clairement théorique puisque la requête des demandeurs a finalement été entendue et tranchée avant qu’une décision soit rendue au sujet de la demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, je ne dirai rien de plus à ce sujet.

[48]      En outre, le contrôle judiciaire des décisions interlocutoires risque de fragmenter le processus, avec les frais et les retards qui en résulteront. Une cour est évidemment désavantagée lorsqu’elle statue sur une objection soulevée au début des procédures puisqu’elle ne dispose pas d’un dossier complet et des renseignements pertinents pour voir quel rôle la décision risque de jouer, en dernière analyse, dans le règlement du litige.

[49]      La Cour d’appel a bien résumé ces considérations dans l’arrêt Zündel c. Canada (Commission des droits de la personne), [2000] 4 C.F. 255 (au paragraphe 10) :

Les demandes de contrôle judiciaire sont-elles prématurées? En règle générale, si aucune question de compétence ne se pose, les décisions qui sont rendues dans le cours d’une instance devant un tribunal ne devraient pas être contestées tant que l’instance engagée devant le tribunal n’a pas été menée à terme. Cette règle est fondée sur le fait que pareilles demandes de contrôle judiciaire peuvent en fin de compte être tout à fait inutiles : un plaignant peut en fin de compte avoir gain de cause, de sorte que la demande de contrôle judiciaire n’a plus aucune valeur. De plus, les retards et frais inutiles associés à pareils appels peuvent avoir pour effet de jeter le discrédit sur l’administration de la justice. Ainsi, dans l’instance en cause, le Tribunal a rendu environ 53 décisions. Si chacune des décisions était contestée au moyen d’un contrôle judiciaire, l’audience serait retardée pour une période déraisonnablement longue. Comme notre Cour l’a affirmé dans la Loi antidumping (In re) et in re Danmor Shoe Co. Ltd., « si une des parties, peu désireuse de voir le tribunal s’acquitter de sa tâche, avait le droit de demander à la Cour d’examiner séparément chaque position prise ou chaque décision rendue par un tribunal, lors de la conduite d’une longue audience, elle aurait en fait le droit de faire obstacle au tribunal ». [Notes en bas de page omises.]

Voir aussi : C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332 (Canada (Agence des services frontaliers)), aux paragraphes 30 à 32; Szczecja c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 934 (C.A.) (QL), au paragraphe 4; Canada c. Succession Schnurer, [1997] 2 C.F. 545 (C.A.), aux paragraphes 11 et 12; Sherman c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2006 CF 715, aux paragraphes 39 à 41; CHC Global Operations c. Global Helicopter Pilots Assn., 2008 CAF 345.

[50]      Par conséquent, à défaut de circonstances exceptionnelles, les cours n’interviennent pas tant que le processus administratif suit son cours. Comme je l’ai déjà mentionné, l’avocat des demandeurs ne conteste pas ce principe, mais il a affirmé que les décisions interlocutoires contestées soulèvent des circonstances exceptionnelles. Selon lui, les décisions à l’origine des trois demandes de contrôle judiciaire outrepassent clairement la compétence de la CPPM. Elles permettraient effectivement à la Commission d’enquêter au-delà de la conduite des policiers militaires, soit la politique gouvernementale et l’armée en général. Cela serait tout à fait contraire à la décision antérieure de notre Cour, qui a fait remarquer à la Commission qu’elle ne pouvait pas utiliser la plainte contre les policiers militaires comme un « moyen d’enquêter » sur la politique ou les pratiques gouvernementales.

[51]      Ce raisonnement ne m’a pas convaincu, et ce, pour diverses raisons. Un examen de la jurisprudence montre que les « circonstances exceptionnelles » permettant aux cours d’intervenir et de contrôler les décisions interlocutoires ont été étroitement définies. Bien que ces circonstances ne soient pas définies de façon exhaustive, les cours de justice ont conclu qu’il existe une telle circonstance lorsque la décision contestée règle définitivement un droit substantiel d’une partie (Canada c. Succession Schnurer, [1997] 2 C.F. 545 [précité]), soulève une question constitutionnelle (Procureur général (Qué.) et Keable c. Procureur général (Can.) et autre, [1979] 1 R.C.S. 218 (Keable)), ou implique la légalité du tribunal (Cannon c. Canada (Commissaire adjoint, GRC), [1998] 2 C.F. 104 (1re inst.)). Plus récemment, la Cour d’appel fédérale est allée jusqu’à dire que même ces circonstances peuvent ne pas être qualifiées d’« exceptionnelles », s’il existe un recours administratif interne (Canada (Agences des services frontaliers), précité, au paragraphe 33) :

Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non-ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto : Canvasback, 1998), aux paragraphes 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto : Irwin Law, 2001), aux pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle-ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, précité; Okwuobi, précité, aux paragraphes 38 à 55; et University of Toronto v. C.U.E.W, Local 2 (1988), 65 O.R. (2d) 268 (C. div.)). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[52]      Une allégation selon laquelle une commission ou un tribunal a, d’une manière ou d’une autre, outrepassé sa compétence en rendant une décision interlocutoire ne suffira pas. La façon de faire qui consistait à intervenir dans les décisions interlocutoires rendues par les commissions en les qualifiant de « décisions portant compétence » a été écartée par les cours de justice.

[53]      La Cour d’appel fédérale n’a pas accepté le point de vue selon lequel l’affirmation d’une question de compétence est, en soi, une circonstance exceptionnelle permettant à une partie de déposer une demande de contrôle judiciaire avant la fin du processus administratif. La Cour a soigneusement évité de s’immiscer dans les décisions administratives intermédiaires ou interlocutoires et elle a interdit le recours aux tribunaux judiciaires lorsque le processus administratif est encore en cours, et ce, même lorsque la « décision » contestée semble porter sur une question de compétence (Canada (Agence des services frontaliers), précité, aux paragraphes 39 à 42 et 45) :

Lorsque des motifs « de compétence » sont invoqués ou qu’une décision « en matière de compétence » a été rendue, un plaideur peut-il s’adresser aux tribunaux pour cette seule raison? En d’autres termes, l’existence d’une question « de compétence » constitue-t-elle en soi une circonstance exceptionnelle qui permet à une partie d’introduire une demande de contrôle judiciaire avant que le processus administratif ne soit complété?

À mon avis, la réponse à ces questions est négative. Une réponse affirmative aurait pour effet de faire revivre une méthode qui a été écartée il y a longtemps.

Jadis, les cours de justice intervenaient dans les décisions préliminaires ou interlocutoires rendues par des organismes administratifs, des fonctionnaires ou des tribunaux administratifs en qualifiant ces décisions de « questions préliminaires » portant sur la « compétence » (voir, par ex., l’arrêt Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] R.C.S. 756). En qualifiant de « décisions portant sur la compétence » les décisions rendues par des tribunaux administratifs, les cours de justice n’hésitaient pas à substituer leur opinion de l’affaire à celle du tribunal administratif, et ce, même lorsque la loi leur interdisait dans les termes les plus nets de le faire.

Il y a une trentaine d’années, cette façon de faire a été écartée dans l’arrêt Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227. Dans cet arrêt, le juge Dickson (par la suite devenu juge en chef), qui écrivait au nom d’une Cour suprême unanime, déclare, à la page 233 : « À mon avis, les tribunaux devraient éviter de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu’il existe un doute à cet égard ». Récemment, la Cour suprême a de nouveau formulé quelques commentaires au sujet de l’ancienne approche qui avait été rejetée en la taxant de « test d’emploi aisé axé sur la “compétence”, à la fois artificiel et très formaliste » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 43). Le recours à l’étiquette « compétence » pour justifier l’intervention des tribunaux judiciaires dans le déroulement d’un processus de prise de décision administratif ne convient tout simplement plus.

[…]

Il n’est donc pas étonnant que, partout au Canada, les tribunaux aient soigneusement évité de s’immiscer dans les décisions administratives intermédiaires ou interlocutoires et qu’ils ont interdit le recours aux tribunaux judiciaires lorsque le processus administratif est encore en cours, et ce, même lorsque la décision semble porter sur ce qu’il est convenu d’appeler une question « de compétence » (voir, par ex. Bande indienne de Matsqui, précité; Direction de l’Aéroport international du Grand Moncton, précité, au paragraphe 1; Air Canada c. Lorenz, [2000] 1 C.F. 494 (1re inst.), aux paragraphes 12 et 13; Delmas, précité; Myers v. Law Society of Newfoundland (1998), 165 Nfld. & P.E.I.R. 150 (C.A. T.-N.); Canadian National Railway Co. et al. v. Winnipeg City Assessor (1998), 131 Man. R. (2d) 310 (C.A.); Dowd c. Société Dentaire du Nouveau-Brunswick (1999), 210 R.N.-B. (2e) 386 (C.A.)).

Voir aussi : Direction de l’aéroport international du Grand Moncton c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2008 CAF 68, au paragraphe 1.

[54]      La Cour d’appel a également conclu que les décisions interlocutoires rendues par un tribunal sur une question de droit relative à l’admissibilité ou à la contraignabilité de la preuve ne constituent pas une question de compétence justifiant la tenue immédiate d’un contrôle judiciaire lorsque le tribunal a compétence pour connaître et décider des questions de droit et de fait, y compris les questions de compétence, dans le cadre des procédures instruites devant lui (Bell Canada c. Assoc. canadienne des employés de téléphone, 2001 CAF 139, au paragraphe 5; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Varela, 2003 CAF 42, au paragraphe 3).

[55]      L’avocat des demandeurs a déclaré que les décisions contestées de la CPPM relèvent de l’exception et soulèvent clairement une question de compétence importante. En d’autres termes, il soutient que la Commission prétend outrepasser les limites de son mandat a) en enquêtant sur la conduite des policiers militaires au motif qu’ils savaient ou auraient dû savoir; et b) en cherchant à obtenir la production de documents émanant de certains ministères du gouvernement sans d’abord établir que des copies de ces documents ont été fournies aux policiers militaires ou que ces derniers pouvaient les obtenir. Ce faisant, les demandeurs allèguent que non seulement la Commission outrepasse les limites de sa propre loi, mais qu’elle ne tient pas compte de la décision antérieure de notre Cour. Cela témoigne de son intention d’utiliser l’obligation de savoir comme norme de conduite applicable pour la police militaire, ce qui va à l’encontre de l’interprétation que le juge Harrington a faite de la norme relative à l’expression « pouvaient savoir ». Je vais d’abord me pencher sur l’argument portant sur la norme relative à l’expression « pouvaient savoir », puis sur l’analyse portant sur la production de documents.

ii) La norme relative à l’expression « pouvaient savoir »

[56]      Contrairement à l’argument des demandeurs, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une affaire où l’absence de compétence a été prouvée hors de tout doute raisonnable. L’avocat des demandeurs a considéré l’arrêt Keable, précité, de la Cour suprême du Canada comme un précédent pour la réparation demandée en l’espèce. La situation dans cet arrêt était toutefois assez différente de celle en cause en l’espèce. Dans cet arrêt, on se souviendra que l’une des questions consistait à savoir si un commissaire, nommé en vertu d’une loi provinciale dans le but de faire enquête sur les circonstances entourant la perpétration d’actes qu’on allègue être criminels ou répréhensibles, pouvait s’enquérir sur les règles, politiques ou procédures d’une institution fédérale (la GRC [Gendarmerie royale du Canada]). Le litige portait sur le fait que la compétence même du commissaire quant à une partie essentielle de son enquête était contestée sur un motif constitutionnel. Il convient également de noter que les huit juges qui siégeaient dans cette affaire sont arrivés à la conclusion qu’une province ne pouvait pas conférer à un organisme de sa création la compétence d’enquêter sur l’administration d’un service de police fédéral.

[57]      En l’espèce, la situation est différente à plusieurs égards. Premièrement, l’argument soulevé par les demandeurs relativement à la norme de conduite applicable à un policier militaire n’est basé sur aucun principe constitutionnel. Certes, il n’est pas beaucoup question des principes constitutionnels dans l’abondante jurisprudence axée sur les policiers civils et il n’en est pas du tout question dans les arguments écrits et oraux des demandeurs. L’avocat des demandeurs a invoqué le droit à un procès équitable et le droit à une défense pleine et entière pour appuyer son argument selon lequel la CPPM doit exposer de façon détaillée la norme de conduite servant à évaluer la conduite des demandeurs. Il s’agit là d’une question distincte dont il sera question plus loin dans les présents motifs.

[58]      Deuxièmement, la Loi en soi ne délimite pas précisément la compétence de la CPPM en matière de plaintes pour inconduite et elle ne donne certainement pas une réponse claire quant aux circonstances qui devraient pousser un policier militaire à faire enquête. Il est donc beaucoup plus difficile de démontrer avec une certitude raisonnable que la Commission a non seulement commis une erreur en élaborant une telle norme, mais qu’elle a aussi outrepassé sa compétence.

[59]      Il n’est pas non plus possible d’affirmer que la Commission est clairement allée à l’encontre de la décision rendue par notre Cour dans Canada – Amnesty International, précitée. Il n’est pas du tout évident que le juge Harrington voulait fixer une norme de conduite légale quand il a uniquement déclaré au paragraphe 13 que « la Commission [peut] légitimement s’enquérir de ce que savaient les policiers militaires, ou pouvaient savoir ». Dans sa décision, il voulait se pencher sur la compétence de la Commission à l’égard de la première plainte (la plainte relative aux détenus). Il y avait peu de choses à dire à propos de la deuxième plainte (la plainte relative à l’omission d’enquêter) puisque le procureur général a reconnu qu’elle se rapportait à une fonction de nature policière habituellement exercée par un policier militaire. Par conséquent, le juge Harrington s’est borné à préciser que la Commission ne pouvait pas utiliser sa compétence restreinte comme un « moyen d’enquêter » sur la politique gouvernementale en général. Il n’y a cependant aucun lien entre cette mise en garde et la norme applicable aux policiers militaires lorsqu’ils enquêtent.

[60]      En outre, on ne saurait affirmer que la norme relative à l’expression « pouvaient savoir », comme elle est appelée, a un sens bien défini et qu’elle fait référence à une compréhension commune de ses paramètres, du moins en droit criminel ou militaire canadien. Certes, il est révélateur de constater que l’avocat des demandeurs n’a pas été en mesure de citer des précédents où ce concept a été utilisé, sauf lorsque des allégations de négligence ont été formulées dans le but d’attribuer une connaissance à l’auteur d’un délit lorsque l’absence de connaissances constitue de l’aveuglement volontaire (voir Jamieson v. City of Edmonton (1916), 54 R.C.S. 443, aux pages 446 et 447). La Commission a également souligné dans sa deuxième décision sur la requête portant sur l’expression « pouvaient savoir » datée du 3 novembre 2010, au paragraphe 26, qu’aucune des parties n’a été en mesure de citer de la jurisprudence où un organisme de surveillance a examiné l’application de cette norme dans le contexte d’une plainte alléguant une omission d’enquêter.

[61]      À vrai dire, l’avocat des demandeurs a avancé un argument plutôt élaboré et intéressant quant à la raison pour laquelle la norme relative à l’expression « pouvaient savoir » devrait être définie en se demandant si un policier militaire a exercé un contrôle effectif sur les renseignements requis suffisant pour déclencher l’obligation d’enquêter. L’avocat s’est fondé sur le statut du policier militaire et sur la nature d’un agent de la paix en common law pour définir cette norme.

[62]      Tout d’abord, les demandeurs soutiennent que la norme de conduite prévue dans la Loi en soi (en particulier, l’article 124 qui prévoit l’infraction d’ordre militaire relative à la négligence dans l’exécution des tâches militaires), dans les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, vol. II – Discipline, C.P. 1999-1305 (en particulier l’article 106.02(1) selon lequel une enquête doit être tenue « [l]orsqu’une plainte est portée ou lorsqu’il y a d’autres raisons de croire qu’une infraction d’ordre militaire a été commise »), et dans le Code de déontologie de la police militaire, DORS/2000-14, devrait servir à définir la norme de conduite applicable aux policiers militaires. Toutefois, une lecture attentive de ces dispositions révèle qu’elles ne traitent pas expressément des cas où les policiers militaires devraient entreprendre une enquête.

[63]      Aussi, l’avocat des demandeurs s’est fondé sur la jurisprudence, plus particulièrement sur R. c. Mack, [1988] 2 R.C.S. 903, pour affirmer que les agents de la paix doivent enquêter seulement quand ils soupçonnent raisonnablement qu’une personne est impliquée dans une activité criminelle. En l'absence de soupçon raisonnable, il n’y a aucune obligation d’enquêter. L’avocat reconnaît que ce qui fait naître le soupçon raisonnable dépend nécessairement de toutes les circonstances qui se présentent au policier et que cela variera d’une affaire à l’autre. Cela étant dit, le caractère raisonnable de la conduite d’un policier doit être évalué en fonction d’une norme objective. À tout le moins, la décision d’un policier d’enquêter ou non sera évaluée en fonction de ce qu’il savait véritablement. Les demandeurs prétendent qu’en l’absence d’une connaissance réelle, la connaissance peut être imputée au policier seulement quand il fait preuve d’aveuglement volontaire à l’égard des renseignements pertinents dont il a un contrôle effectif. Cette ignorance délibérée serait la meilleure façon de formuler la norme relative à l’expression « pouvaient savoir ». Pour reprendre les termes utilisés dans le mémoire des demandeurs, [traduction] « imputer la connaissance à une personne qui n’a pas fait preuve d’aveuglement volontaire est un moyen détourné d’imposer une nouvelle obligation de s’enquérir pour voir s’il y a une raison d’enquêter » (au paragraphe 56).

[64]      L’avocat appuie cet argument sur la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P‑21, et va jusqu’à dire qu’il s’agit de la seule interprétation de la norme relative à l’expression « pouvaient savoir » qui soit conforme aux obligations que cette loi impose aux Forces canadiennes et à la police militaire des Forces canadiennes. Le paragraphe 8(1) de la Loi sur la protection des renseignements personnels interdit la communication des renseignements personnels, sauf dans la mesure permise au paragraphe 8(2) [mod. par L.C. 2004, ch. 11, art. 37; 2006, ch. 10, art. 33]. Deux des exceptions sont particulièrement pertinentes à l’égard du travail des policiers :

8. (1) Les renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale ne peuvent être communiqués, à défaut du consentement de l’individu qu’ils concernent, que conformément au présent article.

Communication des renseignements personnels

(2) Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :

[…]

c) communication exigée par subpoena, mandat ou ordonnance d’un tribunal, d’une personne ou d’un organisme ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements ou exigée par des règles de procédure se rapportant à la production de renseignements;

[…]

e) communication à un organisme d’enquête déterminé par règlement et qui en fait la demande par écrit, en vue de faire respecter des lois fédérales ou provinciales ou pour la tenue d’enquêtes licites, pourvu que la demande précise les fins auxquelles les renseignements sont destinés et la nature des renseignements demandés;

Cas d’autorisation

[65]      Ces deux exceptions exigent une enquête avant que les renseignements personnels puissent être communiqués, excluant ainsi la possibilité que ces renseignements fassent partie de l’information imputée à un policier militaire. Dans le contexte de l’alinéa 8(2)c), un policier militaire peut obtenir un mandat de perquisition seulement après avoir établi qu’il a des motifs raisonnables et probables de croire qu’un acte criminel a été commis. Comme cette norme est plus exigeante que la norme du soupçon raisonnable, elle ne tolérerait pas que des renseignements soient communiqués à un policier militaire dans le but de déterminer si une enquête pourrait être menée. En ce qui concerne l’alinéa 8(2)e), une enquête doit être tenue avant qu’un policier militaire puisse demander au MDN ou au MAECI de communiquer des renseignements personnels; par conséquent, la connaissance de cette information ne peut être imputée à un policier militaire lorsque l’on tente de déterminer s’il aurait dû mener une enquête, en fonction de ce qu’il savait ou pouvait savoir.

[66]      Bien que ces arguments soient intéressants et valables, ils n’ont jamais été soulevés devant les tribunaux. Plus particulièrement, je remarque que l’argument fondé sur la Loi sur la protection des renseignements personnels n’a même pas été présenté à la CPPM et qu’il a été soulevé pour la première fois devant notre Cour. Pour ce qui est de l’idée selon laquelle le critère relatif à l’expression « pouvaient savoir » porte essentiellement sur la question de savoir si le policier militaire a exercé un contrôle effectif sur les renseignements, elle soulève de nombreuses difficultés et elle n’est pas dénuée d’ambiguïté. L’avocat des intimées a soutenu d’une façon crédible que ce critère, s’il est accepté, pourrait inciter les policiers à faire preuve d’aveuglement volontaire dans certains cas et faire en sorte que les documents ou les renseignements ne relèvent plus de leur compétence, à moins qu’ils soient tenus responsables. Comme la mise en application de la loi consiste non seulement à mener une enquête criminelle, mais aussi à prévenir la criminalité, les intimées affirment que la norme relative à l’expression « pouvaient savoir », dans la mesure où elle est perceptible, revient simplement à se demander s’il est possible qu’une personne obtienne des renseignements en se renseignant.

[67]      Il n’est pas facile de définir le critère du « contrôle effectif ». Au paragraphe 62 de son mémoire, l’avocat des demandeurs ne s’est pas longuement attardé sur ce concept et n’a pas vraiment précisé ce que cela signifie en pratique; il a tout simplement déclaré qu’il désigne [traduction] « la garde physique ou la possession de l’information, que l’information ait été communiquée pendant qu’elle était sous leur contrôle ou non ». Cette explication de la norme servant à régir la conduite des policiers militaires au cours de leurs enquêtes est loin d’être satisfaisante.

[68]      À l’audience, l’avocat des demandeurs a accepté que le critère du « contrôle effectif » dépasse parfois l’aveuglement volontaire; par exemple, dans les situations où le policier militaire n’était peut-être pas au courant d’un renseignement (et, par conséquent, n’aurait pas pu le supprimer), mais aurait pu le savoir parce que ce renseignement faisait partie de l’information reçue par son unité. Cependant, sous la pression, l’avocat a admis qu’il était difficile de définir ce concept et il a avoué qu’il est plus facile de dire ce qu’il n’englobe pas (c.-à-d. l’obligation de savoir).

[69]      Compte tenu de ce qui précède, j’estime qu’il est tout à fait évident que la norme relative à l’expression « pouvaient savoir » n’est pas clairement définie, ni dans les dispositions législatives régissant la police militaire ni dans la jurisprudence. Je ne peux m’empêcher de me rappeler que l’avocat des demandeurs était équivoque quant à la signification de cette norme, en adoptant d’abord l’opinion des intimées selon laquelle la norme ne vise que les renseignements que d’autres fonctionnaires auraient partagés avec les demandeurs s’ils avaient voulu y avoir accès, pour ensuite revenir à sa position actuelle. Dans ces circonstances, on ne peut soutenir sérieusement que la CPPM a excédé sa compétence en outrepassant son mandat et en faisant fi de sa loi habilitante ou d’une décision antérieure de notre Cour, soulevant ainsi une sérieuse question de compétence. Il n’y a tout simplement aucune définition ou compréhension claire de la norme relative à l’expression « pouvaient savoir », dans la mesure où on peut la qualifier ainsi.

[70]      Mais il y a plus. La Commission a pris bien soin de ne pas adopter une interprétation particulière de la norme relative à l’expression « pouvaient savoir ». Bien qu’elle ait rejeté le critère du « contrôle effectif » au motif qu’il n’est pas étayé par la jurisprudence, la Commision s’est contentée d’accepter ce que les parties avaient convenu, c’est-à-dire que la norme relative à l’expression « pouvaient savoir » vise les renseignements que [traduction] « [les policiers militaires] auraient raisonnablement pu obtenir simplement en se renseignant » (dossier des demandeurs, vol. III, à la page 1370). La Commission s’est empressée d’ajouter que la question de savoir si un policier militaire a agi de façon raisonnable est clairement une question qui ne peut pas être tranchée dans l’abstrait puisqu’elle dépend largement de la preuve. On est loin de ce que l’avocat des demandeurs a qualifié d’obligation d’enquête dans le but de déterminer si le policier a un soupçon raisonnable l’autorisant à enquêter.  

[71]      Certes, la Commission était pleinement consciente de la nécessité de ne pas préjuger l’issue de l’enquête. Le paragraphe suivant confirme cette prudence et cette retenue (dossier des demandeurs, vol. III, aux pages 1370 et 1371) :

[traduction] 31. Dans la présente instance, la principale question à trancher consiste à savoir s’il y a eu entrée en vigueur de l'obligation des personnes visées par la plainte d'enquêter sur les fautes qui étaient alléguées des responsables du transfèrement des détenus afghans; et, si dans l’affirmative, si cette obligation a été raisonnablement respectée dans les circonstances. Étant donné qu'il s'agit de la principale question à trancher dans la présente affaire, la Commission estime inopportun d'aller plus loin en rendant une décision à l’avance ou en tranchant la question de savoir une obligation d'enquêter est entrée en vigueur en l'espèce. Selon la Commission, le même principe doit s’appliquer à la question de savoir si et, dans l’affirmative, dans quelle mesure les personnes visées par la plainte étaient tenues de rechercher les renseignements qui auraient été pertinents à une décision d’entamer une enquête officielle. Qu’elle soit considérée comme un élément de l'examen de l'obligation d'enquêter, ou comme une étape analytique distincte qui soit préliminaire à l'examen de l'obligation d'enquêter, l'étendue de ce que les personnes visées par la plainte avaient l'obligation de savoir ne peut être équitablement déterminée qu'une fois toute la preuve entendue.

[72]      À mon avis, on ne peut sérieusement prétendre que la Commission a outrepassé son mandat et excédé sa compétence en traitant la plainte des demandeurs au sujet de la norme relative à l’expression « pouvaient savoir ». Bien qu’elle ait rejeté l’interprétation extrêmement restrictive proposée par les demandeurs dans leurs dernières observations au motif qu’elle n’était pas fondée en droit, elle ne s’est pas mise dans une position qui l’empêcherait de procéder à un examen minutieux de la preuve. Il convient aussi de noter que l’analyse de la Commission est compatible avec la position adoptée par l’avocat du capitaine (à la retraite) Moore, et à laquelle l’avocat des autres demandeurs a souscrit, selon laquelle la détermination de ce que les personnes visées par la plainte pouvaient savoir est indépendante de la détermination qu’elles avaient une obligation d’enquêter, la première détermination précédant logiquement la seconde.

[73]      Non seulement notre Cour n’est pas convaincue qu’une grave erreur de compétence a été commise, mais plusieurs autres étapes doivent être complétées avant qu’un rapport final soit publié. Les derniers arguments n’ont pas encore été entendus, puisque les demandeurs ont déposé des demandes de contrôle judiciaire devant la Cour. Quand les plaidoiries auront été présentées, la Commission établira et transmettra au ministre de la Défense nationale, au chef d’état-major de la défense ou au sous-ministre, selon le cas, au juge-avocat général et au prévôt un rapport initial énonçant ses conclusions et recommandations, conformément à l’article 250.48 de la Loi).

[74]      Le rapport de la CPPM n’est pas public ni final à ce stade provisoire. Il est remis aux hauts fonctionnaires civils et militaires afin qu’ils puissent réviser les conclusions et recommandations de la Commission. En l’espèce, le chef d’état-major de la défense (qui, en vertu du paragraphe 250.49(2) de la Loi, est chargé de réviser la plainte pour inconduite lorsque le prévôt est mis en cause) est alors tenu d’aviser le ministre et le président de la CPPM des mesures prises ou projetées concernant la plainte faisant l’objet de l’audience et du rapport de la CPPM.

[75]      Les fonctionnaires à qui le rapport provisoire de la CPPM est remis ne sont pas légalement tenus d’accepter ou de donner suite aux recommandations de la Commission même si, dans la plupart des cas, les recommandations semblent avoir été acceptées. Aux termes du paragraphe 250.51(2) de la Loi, si la personne qui procède à la révision du rapport provisoire choisit de s’écarter des conclusions ou des recommandations, elle doit motiver son choix dans la notification prévue à l’article 250.51.

[76]      Après avoir reçu et examiné la notification, le président de la CPPM doit établir un rapport final énonçant ses conclusions et recommandations concernant la plainte. Ce rapport est transmis au ministre, au sous-ministre, au chef d’état-major de la défense, au juge-avocat général, au prévôt, au plaignant, à la personne mise en cause ainsi qu’à toute autre personne qui a convaincu la CPPM qu’elle a un intérêt direct et réel dans la plainte. 

[77]      Certains des motifs énoncés dans les notifications sont des conjectures sur ce que la Commission peut dire dans son rapport final. Cependant, les parties ne sauront pas ce que le rapport contient jusqu’à ce que toutes les mesures exposées ci-dessus aient été prises. La Commission conclura peut-être que les personnes visées par la plainte ne pouvaient pas savoir les renseignements ou, à titre subsidiaire, qu’elles n’avaient aucun motif raisonnable de vouloir les obtenir. C’est la raison pour laquelle les demandes sont prématurées et constituent un gaspillage de ressources judiciaires. Si les personnes visées par la plainte sont toujours insatisfaites du rapport final après qu’il ait été révisé et publié conformément aux procédures énoncées dans la Loi, elles pourront alors solliciter un contrôle judiciaire.

[78]      Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis qu’il serait prématuré pour la Cour de formuler la norme de conduite applicable à la plainte relative à l’omission d’enquêter. Dans son avis de requête modifié, déposé au dossier numéro T-1126-10, l’avocat des demandeurs a sollicité les mesures correctives suivantes :

[traduction]

1. une ordonnance visant à faire annuler la décision de la Commission au motif qu’elle prive les demandeurs du droit de connaître la preuve qu’ils doivent réfuter pour répondre à la plainte pour inconduite (plainte – CPPM 2008-042, la « plainte pour inconduite »);

2. un jugement déclarant que l’expression « pouvaient savoir » qui figure dans l’ordonnance délivrée par notre Cour le 16 septembre 2009, dans le dossier numéro T-1685-08, permet à la Commission d’évaluer la conduite des policiers militaires seulement en fonction de ce qu’un policier militaire pouvait raisonnablement savoir dans les circonstances;

3. un jugement déclarant que l’expression « pouvaient savoir » qui figure dans l’ordonnance délivrée par notre Cour le 16 septembre 2009, dans le dossier numéro T-1685-08, ne permet pas à la Commission de faire enquête et de tirer des conclusions à propos de ce que les personnes qui ne sont pas visées par la plainte savaient ou pouvaient raisonnablement savoir sur les risques de mauvais traitements auxquels étaient exposés les détenus transférés aux autorités afghanes;

4. un jugement déclarant que la Commission ne peut pas, sous le prétexte qu’elle enquête sur ce que les policiers militaires pouvaient savoir, mener une enquête ou solliciter la divulgation de renseignements sur ce que les personnes qui ne sont pas visées par la plainte savaient ou pouvaient raisonnablement savoir sur les risques de mauvais traitements auxquels étaient exposés les détenus transférés aux autorités afghanes;

5. une ordonnance interdisant à la Commission de faire rapport, ou de tirer des conclusions, sur la question de savoir si les policiers militaires visés par la plainte ont omis de faire enquête compte tenu des renseignements qu’ils ne savaient pas ou qu’ils ne pouvaient pas raisonnablement savoir.

[79]      Non seulement il serait prématuré pour la Cour d’intervenir à ce stade, mais ce serait aussi peu judicieux et inapproprié. La Cour ne connaît pas la plainte, les procédures ou les éléments de preuve comme la Commission. Il serait contraire aux principes fondamentaux de droit administratif de rendre une décision dans un vide factuel et de surveiller un tribunal administratif dans l’exercice de son mandat. Notre Cour sera bien mieux placée pour intervenir, si nécessaire, une fois que la Commission aura tiré ses propres conclusions, au vu de toute la preuve. En l’absence d’une preuve convaincante établissant que la Commission a outrepassé sa compétence, elle est autorisée à terminer son rapport final avant qu’une demande de contrôle judiciaire puisse être entendue.

[80]      L’avocat des demandeurs a admis qu’il n’y a pas de précédent en ce qui concerne le jugement déclaratoire demandé, mais il a fait valoir que la Cour devrait être proactive et énoncer à l’avance la norme qui servira à évaluer la conduite des demandeurs afin d’éviter les effets préjudiciables qu’un rapport défavorable pourrait avoir sur leur réputation professionnelle. Bien qu’il ait reconnu que le rapport final, ou des parties de ce rapport, pourrait être annulé à l’issue d’un contrôle judiciaire, l’avocat a vigoureusement souligné que le rapport de la Commission ne suffirait à effacer l’image négative et les conséquences accablantes que les demandeurs subiraient.

[81]      La réponse à cet argument est fort simple. Une commission d’enquête ne constitue ni un procès criminel ni une action civile pour l’appréciation de la responsabilité. Les conclusions d’un commissaire n’entraînent aucune conséquence légale. Elles ne sont pas exécutoires et elles ne lient pas les tribunaux appelés à examiner le même objet. De plus, chaque témoin jouit de la protection que lui garantissent la Loi sur la preuve au Canada et la Charte, qui prévoient que son témoignage ne peut être utilisé dans d’autres procédures contre lui.

[82]      Cela ne veut pas dire qu’une réputation ne peut pas être ternie. Il ne fait aucun doute que les conclusions d’un commissaire sont parfois perçues par le public comme des déterminations de responsabilité. Il s’agit là d’une conséquence inévitable des commissions d’enquête et c’est précisément pour cette raison qu’il est nécessaire d’accorder un degré élevé d’équité. Par ailleurs, c’est un compromis que les Canadiens sont venus à accepter eu égard au fait que ces commissions jouent un rôle utile en enquêtant, en informant et en éduquant le public et en empêchant que les événements à l’origine de leur enquête se reproduisent grâce à leurs recommandations. Comme le juge Décary l’a souligné dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang), [1997] 2 C.F. 36 (C.A.), au paragraphe 35 :

[…] une enquête publique sur une tragédie serait bien inutile si elle ne permettait pas d’en identifier les causes et les acteurs de crainte d’atteinte à la réputation et en raison du danger que certaines des conclusions de fait ne soient invoquées dans le cadre de poursuites civiles ou pénales. Il est presque inévitable qu’en cours de route ou dans un rapport final, une telle enquête ternisse des réputations et soulève des interrogations dans le public relativement à la responsabilité de certaines personnes. Je doute qu’il soit possible de satisfaire le besoin d’enquêtes publiques destinées à faire la lumière sur un incident donné, sans porter atteinte de quelque façon à la réputation des personnes impliquées.

Voir aussi Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 R.C.S. 440, au paragraphe 39, où le juge Cory, dans un jugement unanime, a endossé ces propos.

[83]      Il est vrai que lorsqu’une commission enquête sur un crime particulier, comme c’était le cas dans l’arrêt Re Nelles et al. and Grange et al. (1984), 46 O.R. (2d) 210 (C.A.), et dans l’arrêt Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366, il convient de faire preuve d’une prudence particulière. Dans ces arrêts, il a été conclu que les commissions ne devraient pas tirer de conclusions qui seraient perçues par le public comme des déterminations de responsabilité. Il faut faire plusieurs distinctions entre ces arrêts et la présente espèce. Premièrement, les arrêts reposent en partie sur le libellé particulier des lois habilitantes en vertu desquelles les commissions faisaient enquête. Deuxièmement, ces procédures équivalaient à une enquête préliminaire visant un crime précis. Dans l’arrêt Nelles, précité, l’enquête avait pour objet de découvrir qui avait perpétré un crime précis, à savoir l’assassinat de plusieurs bébés à l’hôpital pour enfants de Toronto. Au moment où l’affaire a été portée devant la Cour d’appel, une poursuite criminelle n’avait rien donné et une enquête policière poussée sur les décès était toujours en cours. Lorsqu’il a établi la commission, le gouvernement l’a décrite comme une enquête portant sur des décès paraissant résulter d’actes criminels délibérés. Le procureur général avait en outre déclaré qu’en cas de découverte de nouveaux éléments de preuve susceptibles de justifier le dépôt de nouvelles accusations, ces accusations seraient déposées et les poursuites seraient menées avec vigueur. De même, dans l’arrêt Starr, précité, l’enquête publique avait été engagée à la suite d’allégations très médiatisées de conflit d’intérêts et d’activités criminelles de la part de Patricia Starr et de Tridel Corporation. Le décret instituant l’enquête nommait à la fois Starr et Tridel et, sans prévoir d’obligation de formuler des recommandations, donnait le mandat de procéder à une enquête sur leur conduite dans des termes pratiquement identiques à ceux des dispositions pertinentes du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C‑46]. Il n’y a rien de comparable dans la présente affaire. Enfin, rien n’indique que la CPPM tirera des conclusions qui seront perçues par le public comme des déterminations de responsabilité. Par conséquent, le critère strict établi dans ces deux arrêts ne s’applique pas en l’espèce.

iii) L’interrogation des témoins et la production de documents

[84]      Il importe de se rappeler que l’avocat des demandeurs a aussi fait valoir que la Commission a tenté d’aller au-delà de la conduite des policiers militaires et d’enquêter sur la politique gouvernementale, comme le révèlent le traitement qu’elle a réservé aux témoins et la nature des documents dont elle a demandé la production. Je vais maintenant examiner ces arguments.

[85]      Selon les demandeurs, la Commission est allée trop loin avec l’interrogatoire de certains témoins, en posant des questions sur la politique gouvernementale et l’état de la connaissance du gouvernement fédéral dans son ensemble. L’objection a été soulevée au moins une fois, mais elle a été écartée par la Commission. Dans sa décision du 3 novembre 2010, la Commission a expliqué qu’elle devait comprendre quels renseignements existaient pour déterminer si les demandeurs pouvaient les connaître. Voici l’essentiel du raisonnement de la Commission à cet égard (dossier des demandeurs, vol. III, à la page 1371) :

[traduction] 32. Il est aussi nécessaire d’établir une distinction entre les objectifs d’une enquête et la méthodologie d’une enquête. Si le contenu de ce que les PM « savaient […] ou pouvaient savoir » (« knew or had the means of knowing ») constitue une question fondamentale dans la présente procédure — et nous estimons que c’est le cas —, le processus d’enquête de la Commission menant à une décision sur cette question doit permettre à la Commission de recevoir l’information qui existait et qui pouvait être obtenue, ainsi que d’examiner l’étendue de cette information. Selon la Commission, le critère des « means of knowing » n’existe pas dans un vide factuel. Il n’a de sens que s’il peut être démontré qu’il y avait de l’information qui était susceptible d’être obtenue par le biais d’une recherche. La question de savoir si une personne pouvait savoir (« had the means of knowing ») quelque chose ne peut être tranchée sans qu’il soit aussi déterminé qu’il y avait quelque chose qui pouvait être su. Autrement dit, il ne peut être démontré qu’une personne pouvait connaître (« had the means of knowing ») un renseignement s’il n’y a pas de preuve que le renseignement existait.

[86]      La Commission a reconnu que certains renseignements qui sont pertinents à l’objet de la plainte pourraient, en fin de compte, être considérés comme extérieurs au périmètre de ce que policiers militaires savaient, ou pouvaient savoir. La Commission a déclaré ce qui suit (dossier des demandeurs, vol. III, à la page 1371) :

[traduction] Par exemple, l’information connue d’acteurs qui ne sont pas des PM [policiers militaires], mais qui n’a pas spécifiquement été partagée avec les PM, pourrait avoir trait à des questions de [traduction] « commune renommée » concernant les conditions pertinentes ayant cours en Afghanistan. De tels renseignements pourraient être pertinents à l’appréciation de la crédibilité des PM si ces derniers niaient les avoir connus. Par contraste, des renseignements pourraient être pertinents à l’enquête de la Commission précisément parce que des sources qui ne sont pas des PM pourraient prouver à la Commission que ces renseignements n’ont pas été partagés avec les PM.

[87]      Il est vrai que certains des témoins entendus par la Commission étaient des fonctionnaires, et non des membres des Forces canadiennes. Aucun des témoins n’est considéré comme étant mis en cause et aucun d’eux n’a reçu un avis selon lequel il est mis en cause conformément au paragraphe 250.38(3) de la Loi. Il n’y a aucune raison de croire, comme le prétend l’avocat des demandeurs, que la Commission ignorera son mandat et commencera à tirer des conclusions défavorables contre des personnes qui ne relèvent pas de sa compétence. Or, dans la mesure où ces témoins pouvaient fournir un contexte pertinent à propos de la collecte et de la communication de renseignements sur les risques de mauvais traitements des détenus, la Commission était justifiée de les entendre. La Loi n’oblige pas la Commission à citer uniquement les membres des Forces canadiennes ou les employés du MDN à comparaître. D’autres personnes, y compris d’autres employés du gouvernement, peuvent être citées à comparaître pour présenter un témoignage que la Commission estime nécessaire. 

[88]      Je ne vois pas comment on peut soutenir que le témoignage des employés du gouvernement et l’interrogatoire qu’ils ont subi sur la procédure adoptée lors des visites de prisons, l’objet et le mode de distribution des rapports de visite, la procédure de distribution des rapports au sein du MAECI, par exemple, amèneraient clairement la Commission à contredire la décision antérieure de notre Cour. Comme la Commission l’a fait remarquer, le juge Harrington n’a pas dit que les questions posées aux personnes visées par la plainte devaient se limiter à ce qu’elles savaient ou pouvaient savoir. La Commission, en tant qu’organisme de surveillance externe, doit avoir le pouvoir de déterminer, à la suite de son enquête, ce que les policiers militaires faisant l’objet de l’enquête savaient ou pouvaient savoir. Pour s’acquitter de son mandat, la Commission devrait avoir une certaine marge de manœuvre pour déterminer elle-même ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas. Si certaines questions sont considérées comme inadmissibles, l’avocat peut toujours soulever des objections, demander que d’autres témoins de son choix soient assignés et présenter des observations orales et écrites sur un aspect de la preuve entendue par la Commission. Sinon, l’enquête de la Commission doit suivre son cours.

[89]      Pour les motifs exposés ci-dessus, il serait prématuré pour la Cour de faire connaître la norme qui servira à déterminer ce que les demandeurs pouvaient savoir. Cela vaut tant dans le contexte des questions qui peuvent être posées aux personnes visées par la plainte et aux témoins que dans le cas de la production de documents pouvant être demandés par voie de sommation. Ce sont donc les deux côtés de la médaille. La Commission doit disposer d’une certaine latitude pour déterminer les documents qui sont pertinents aux fins de son enquête. Comme le professeur Ratushny l’a écrit dans son livre The Conduct of Public Inquiries: Law, Policy and Practice (Toronto : Irwin Law, 2009, à la page 243), [traduction] « la première étape consiste simplement à obtenir et examiner tous les documents pouvant être pertinents ».

[90]      Les organismes administratifs inférieurs, comme la Commission, n’ont aucun pouvoir de common law leur permettant d’exiger la production d’éléments de preuve, qu’ils soient testimoniaux ou documentaires. Leur compétence doit être conférée par une loi. Cela étant dit, il est évident que la divulgation des documents est indispensable pour que la Commission puisse s’acquitter de son mandat et mener une enquête complète et indépendante sur la plainte. C’est d’ailleurs pour cette raison précise que l’alinéa 250.41(1)a) de la Loi confère à la Commission le pouvoir d’exiger la production de documents qu’elle estime nécessaires à une enquête complète. Il s’agit d’une décision que la Commission est expressément autorisée par la loi à rendre, selon son évaluation des besoins pour mener à bien l’enquête.

[91]      Comme je l’ai déjà dit, et comme la Commission elle-même l’a indiqué dans sa décision du 3 novembre 2010 sur la deuxième requête portant sur l’expression « pouvaient savoir », tous les documents obtenus par la Commission, une fois qu’ils sont produits et examinés, ne seront pas nécessairement déposés en preuve ou la connaissance de ces documents ne sera pas nécessairement imputée aux personnes visées par la plainte. De plus, toutes les parties peuvent commenter les documents déposés en preuve par l’avocat de la Commission ou par l’une des parties pendant leurs plaidoiries finales quant à l’importance (ou le manque d’importance) que la Commission devrait leur accorder.

[92]      Je souligne également que les demandeurs n’ont jamais présenté une requête à la Commission, contestant les sommations du major Gagnon et du brigadier-général Blanchette. Ils pouvaient le faire en vertu de l’article 7 des Règles relatives aux audiences d’intérêt public sur l’Afghanistan [voir les Règles de procédures des audiences de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire, DORS/2002-241]. Aux termes de l’article 7, la Commission peut « trancher toute question de compétence ou de pratique et procédure ». C’était le recours administratif approprié pour traiter d’une prétention selon laquelle un document était inadmissible ou non pertinent.

[93]      L’avocat des demandeurs a affirmé que trois des cinq catégories de documents énumérées dans les sommations envoyées au brigadier-général Blanchette le 25 août 2010, exigeaient la production de documents qui sont protégés par le secret professionnel et par le privilège relatif au litige puisqu’ils portent sur le processus utilisé par le MDN et les Forces canadiennes pour décider quels documents sont communiqués à la Commission en réponse aux sommations. Selon l’avocat, cela excède clairement la compétence de la Commission puisqu’elle ne peut pas s’enquérir sur la façon dont le gouvernement a répondu et sur les mesures qui ont été prises pour répondre aux sommations. Il prétend que ni la réponse donnée par les deux institutions gouvernementales aux sommations, ni les documents non pertinents recueillis par ces institutions, ni la liste des témoins rencontrés par les fonctionnaires du MDN dans le cadre de l’audience n’ont le lien requis par l’alinéa 250.41(1)a).

[94]      Je ne peux pas souscrire à une interprétation aussi restrictive du mandat et de la compétence de la Commission. En tant qu’organisme de surveillance indépendant chargé par le législateur de mener une enquête publique sur la plainte, la CPPM doit rendre sa propre décision indépendante au sujet des documents qu’elle considère nécessaires à une enquête complète. Elle ne devrait pas être forcée de s’en remettre aux documents qui ont été choisis à la suite d’un processus obscur de sélection effectué à l’interne par des fonctionnaires.

[95]      La CPPM a appris durant les audiences publiques que les documents, avant d’être transmis à la Commission, faisaient l’objet d’un processus de sélection effectué par des fonctionnaires, en fonction de paramètres ou de directives internes. Il est donc évident que les documents fournis à la CPPM n’étaient qu’une partie d’une collection de documents et que les documents étaient contrôlés par les fonctionnaires, en fonction des directives qu’ils avaient reçues. Pis encore, les intimées ont obtenu des documents qui n’avaient pas été initialement communiqués à la Commission en présentant une demande d’accès à l’information.

[96]      L’article 250.41 de la Loi doit être suffisamment large pour permettre à la Commission de s’enquérir du processus de sélection et des directives appliquées par le gouvernement en réponse à ses sommations visant à obtenir des documents lorsqu’il semble qu’un des obstacles à une enquête complète est le fait que des renseignements n’ont pas été communiqués. Si la Commission n’a pas entièrement accès aux documents pertinents, lesquels sont essentiels aux enquêtes, elle ne peut pas mener une enquête complète et indépendante.

[97]      Le gouvernement peut éprouver certaines difficultés techniques au moment de répondre aux sommations en raison du nombre considérable de documents qui pourraient s’avérer pertinents. C’est la raison précise pour laquelle la Commission a suggéré de travailler en collaboration avec les fonctionnaires pour sélectionner les documents qui pouvaient être considérés comme pertinents aux sommations. Malheureusement, cette offre a été refusée. De toute évidence, il n’appartient pas à la Cour de décider de quelle façon le gouvernement doit répondre aux sommations. Cependant, en fin de compte, un principe doit être respecté : il appartient à la Commission, et non au gouvernement, de déterminer quels documents sont pertinents à l’enquête. S’il en était autrement, la Commission serait à la merci de l’organisme faisant l’objet de son enquête. Ce n’était évidemment pas l’intention du législateur.

[98]      Je suis donc d’avis que la Commission n’a clairement pas outrepassé sa compétence quand elle a délivré une sommation ordonnant la production des documents se rapportant au processus de sélection et des directives appliquées par les ministères fédéraux en réponse aux sommations précédentes. Évidemment, la Commission n’a pas le pouvoir de déclarer les personnes destinataires des sommations coupables d’une infraction, soit en vertu de l’alinéa 118(2)c) [mod. par L.C. 1998, ch. 35, art. 32] (pour les personnes justiciables du Code de discipline militaire [partie III, art. 60 à 249.26 (édictée, idem, art. 18)]) ou en vertu du sous-alinéa 302b)(ii) [mod., idem, art. 90] et de l’alinéa 302e) [mod., idem] (pour toute autre personne). Ce pouvoir est réservé aux cours de justice. La Commission pouvait demander des documents lui permettant de comprendre la méthode et l’approche adoptées par le gouvernement en matière de divulgation de documents et de tirer sa propre conclusion de la réponse donnée par le gouvernement à cette demande. Ce pouvoir est nécessairement accessoire au pouvoir de mener une enquête complète.

[99]      Enfin, l’avocat des demandeurs prétend qu’une quatrième catégorie de documents énumérée dans la sommation, détaillant les facteurs pris en considération par le commandant de la FOIA au moment de décider de transférer un détenu aux autorités afghanes, devrait aussi être radiée. Selon l’avocat, ces documents n’ont aucun lien avec la plainte en cause, mais se rapportent plutôt à l’enquête sur la légalité des ordres donnés par le commandant de la FOIA de transférer les détenus aux autorités afghanes.

[100]   Je conviens avec l’avocat des demandeurs que la portée d’une enquête sur la légalité de l’ordre donné par le commandant de la FOIA de transférer les détenus aux autorités afghanes dépasserait largement les questions correctement soulevées dans la plainte des intimées. Il faudrait alors décider si un détenu particulier risquait la torture ou d’autres formes de mauvais traitement, en fonction de ce que le commandant savait quand il a ordonné son transfèrement. Ce n’est clairement pas l’essentiel de la plainte pour inconduite déposée par les intimées et la Commission aurait tout intérêt à ne pas faire de recommandations à cet égard, car cela outrepasserait clairement sa compétence.

[101]   Cela étant dit, on ne saurait prétendre qu’il n’est pas pertinent dans le cadre de l’enquête de connaître les facteurs pris en considération par le commandant de la FOIA au moment de décider de transférer un détenu aux autorités afghanes. Ces facteurs font partie des renseignements généraux que la Commission considère pertinents aux fins de l’enquête sur la plainte déposée par les intimées. Compte tenu de la grande latitude dont devrait disposer une commission d’enquête pour demander de la preuve documentaire et de la nature dynamique de cette enquête, j’estime qu’il serait prématuré pour la Cour d’intervenir et de déclarer à l’avance que la Commission ne devrait tenir compte de ces renseignements.

[102]   L’avocat des demandeurs a écrit dans ses observations que la Commission cherche à expliquer son enquête sur les facteurs pris en considération par le commandant en modifiant la nature de la plainte sur laquelle elle prétend enquêter et en transformant la plainte sur l’omission d’enquêter en une plainte relative à une enquête négligente. Je dois avouer que je ne comprends pas bien le lien que l’avocat essaie de faire entre la transformation de la plainte et les documents demandés par la Commission. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que ce mode d’analyse soit très utile. L’omission d’enquêter peut certainement englober une situation où une enquête a été bâclée ou menée de manière négligente, par exemple si certaines pistes d’enquête n’ont pas été examinées.

[103]   Pour tous les motifs qui précèdent, la réparation demandée par les demandeurs relativement aux sommations doit également être rejetée puisqu’elle est prématurée. Plus précisément, les demandeurs ont demandé à la Cour de leur accorder les réparations suivantes (dossier des demandeurs, vol. IV, au paragraphe 103) :

[traduction]

i.   un jugement déclarant que les paragraphes 250.38(1) et 250.41(1) de la Loi sur la défense nationale n’autorisent pas la Commission à ordonner la divulgation des renseignements qui n’étaient pas connus des policiers militaires visés par la plainte ou dont ils n’avaient pas un contrôle effectif;

ii.  un jugement déclarant que les policiers militaires visés par la plainte ne connaissaient pas les documents 1 à 13 énumérés dans la sommation délivrée par le président de la Commission au Brigadier-général Blanchette ou n’en avaient pas un contrôle effectif;

iii.  une ordonnance annulant la sommation délivrée par le président de la Commission au Brigadier-général Blanchette au motif qu’elle outrepassait la compétence de la Commission.

[104]   La Cour ne peut accorder aucune de ces réparations, lesquelles sont toutes étroitement liées à l’idée que la Commission a sans aucun doute outrepassé sa compétence dans son traitement de la norme relative à l’expression « pouvaient savoir » et que la Cour est donc appelée à intervenir. Après avoir rejeté ces arguments, il serait prématuré d’accorder les réparations susmentionnées tout comme il serait inopportun d’accorder les autres réparations demandées par les demandeurs.

b) La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en n’énonçant pas la norme relative à l’expression « pouvaient savoir »?

[105]   Compte tenu de la conclusion que j’ai tirée à propos de la prématurité des demandes présentées par les demandeurs, il n’est pas nécessaire de répondre à cette deuxième question. Je me permettrai tout de même les quelques brèves remarques suivantes.  

[106]   L’avocat des demandeurs a soutenu que la Commission est tenue d’énoncer clairement, avant d’entendre les témoins, la norme dont elle se servira pour évaluer la preuve recueillie à propos de la conduite professionnelle des sept personnes visées par la plainte. À ce propos, il invoque l’article 250.44 de la Loi, lequel prévoit que les personnes mises en cause dans une plainte pour inconduite doivent avoir « toute la latitude de présenter des éléments de preuves à l’audience, d’y contre-interroger les témoins ».

[107]   Selon les demandeurs, en décidant de ne pas complètement exposer la norme de conduite qui allait servir à évaluer leur conduite professionnelle, la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire les a essentiellement privés du droit de présenter une défense pleine et entière garanti par l’article 250.44 de la Loi. En ne connaissant pas les arguments qu’ils devaient réfuter, les demandeurs prétendent qu’ils n’ont pas pu exercer leur droit de contester la preuve présentée contre eux ou de produire leur propre preuve. En toute déférence, cette prémisse est infondée.

[108]   Il est sans aucun doute vrai que dans le contexte de la procédure criminelle, le droit à un procès équitable comporte le droit de connaître la preuve à réfuter et les normes précises qui seront appliquées. Cependant, je le répète, une commission d’enquête ne constitue pas un tribunal de juridiction criminelle et la tâche qui incombe à la CPPM ne consiste pas à se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence, mais à établir un rapport qui expose ses conclusions et ses recommandations en ce qui a trait à la plainte. De plus, il ne s’agit pas d’un processus contradictoire et il n’y a pas d’accusé ni de poursuivant. Dans un tel contexte, il faut de toute évidence assouplir les exigences de droit criminel.

[109]   Il y a une limite à vouloir détailler les normes juridiques que la commission appliquera pour rendre sa décision. Dans la présente affaire, la commission a fourni quelques précisions quant à la façon dont elle voulait appliquer la norme de conduite relative à l’expression « pouvaient savoir ». Aurait-elle dû être plus précise? En voulant préciser les paramètres juridiques de son enquête, il y aura toujours le risque que la Commission s’expose à une accusation selon laquelle elle a préjugé la question qu’elle devait trancher. En outre, plus on essaie d’exposer une notion et de la clarifier, plus on risque de soulever de nouvelles questions et de créer des débats incessants quant à savoir exactement ce que les nouvelles « précisions » signifient réellement.

[110]   En l’espèce, l’enquête faisant suite à la plainte pour inconduite porte essentiellement sur la question de savoir si l’obligation des personnes visées par la plainte d’enquêter sur les méfaits qu’auraient commis les responsables du transfèrement des détenus afghans a été déclenchée, et le cas échéant, si cette obligation a été raisonnablement satisfaite dans les circonstances. Ce que les personnes visées par la plainte savaient ou pouvaient savoir n’est qu’une partie de l’enquête et ne peut être établi qu’au vu de toute la preuve. En fin de compte, la véritable question se résumera à savoir si la conduite des demandeurs était raisonnable dans les circonstances.

[111]   Somme toute, je suis d’avis que les policiers militaires faisant l’objet de l’enquête connaissent suffisamment les détails de la plainte, le fond des allégations et les principes juridiques applicables pour présenter leur cause et donner une réponse complète. Ils ont pu exercer tous les droits prévus à l’article 250.44 de la Loi. S’ils ne sont pas satisfaits du résultat de l’enquête et du rapport final, parce qu’ils pensent que la Commission a ignoré ou mal interprété certains faits pertinents ou qu’elle a commis une erreur de droit, ils pourront contester le rapport final par voie de contrôle judiciaire.

5. Conclusion

[112]   Les présentes demandes de contrôle judiciaire sont donc rejetées et les dépens sont adjugés aux intimées selon la partie médiane de la colonne IV du tarif B [des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod., idem, art. 2)]. Le montant élevé des dépens est justifié par l’importance et la complexité des questions, et non par la conduite des parties.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que les présentes demandes de contrôle judiciaires sont rejetées, les dépens étant adjugés aux intimées selon la partie médiane de la colonne IV du tarif B.

ANNEXE

PARTIE IV

PLAINTES CONCERNANT LA POLICE MILITAIRE

[…]

Section 2

Plaintes

Sous-section 1

Droit de déposer une plainte

Plainte pour inconduite

250.18 (1) Quiconque — y compris un officier ou militaire du rang — peut, dans le cadre de la présente section, déposer une plainte portant sur la conduite d’un policier militaire dans l’exercice des fonctions de nature policière qui sont déterminées par règlement du gouverneur en conseil pour l’application du présent article.

Plainte contre un policier militaire

(2) Elle peut déposer une plainte qu’elle en ait ou non subi un préjudice.

[…]

Prescription

Absence de préjudice

250.2 Les plaintes se prescrivent, sauf dispense accordée par le président à la requête du plaignant, par un an à compter de la survenance du fait qui en est à l’origine.

Réception des plaintes

Prescription

250.21 (1) Les plaintes sont adressées, par écrit ou oralement, au président, au juge-avocat général ou au prévôt. Elles peuvent aussi, quand elles visent une inconduite, être adressées à un policier militaire.

Destinataires possibles

(2) Sur réception de la plainte, le destinataire :

a) la consigne par écrit, si elle lui est faite oralement;

b) veille à ce qu’il en soit accusé réception par écrit dans les meilleurs délais;

c) veille à ce qu’en soient avisés, dans les meilleurs délais :

(i) le président et le prévôt dans le cas d’une plainte pour inconduite,

(ii) le président, le chef d’état-major de la défense, le juge-avocat général et le prévôt dans le cas d’une plainte pour ingérence mettant en cause un officier ou un militaire du rang,

(iii) le président, le sous-ministre, le juge-avocat général et le prévôt dans le cas d’une plainte pour ingérence mettant en cause un cadre supérieur du ministère.

Accusé de réception et avis

250.22 Dans les meilleurs délais suivant la réception ou la notification d’une plainte pour inconduite, le prévôt avise par écrit la personne mise en cause de la teneur de celle-ci, pour autant que cela, à son avis, ne risque pas de nuire à la tenue d’une enquête sous le régime de la présente loi.

[…]

Sous-section 2

Plaintes pour inconduite

Avis — plainte pour inconduite

250.26 (1) Le prévôt est responsable du traitement des plaintes pour inconduite.

Responsabilité du prévôt

(2) Dans le cas où la plainte met en cause le prévôt, son traitement incombe au chef d’état-major de la défense, qui, à cet effet, exerce les pouvoirs et fonctions qu’attribue la présente section à celui-ci.

Plainte visant le prévôt

250.27 (1) Dès réception ou notification d’une plainte pour inconduite, le prévôt détermine si elle peut être réglée à l’amiable; avec le consentement du plaignant et de la personne mise en cause, il peut alors tenter de la régler.

Règlement amiable

(2) Ne peuvent toutefois être réglées à l’amiable les plaintes relevant des catégories précisées par règlement du gouverneur en conseil.

Exceptions

(3) Les réponses ou déclarations faites, dans le cadre d’une tentative de règlement à l’amiable, par le plaignant ou par la personne mise en cause ne peuvent être utilisées dans une juridiction disciplinaire, criminelle, administrative ou civile, sauf si leur auteur les a faites, tout en les sachant fausses, dans l’intention de tromper.

Déclarations inadmissibles

(4) Le prévôt peut refuser de tenter de résoudre à l’amiable une plainte ou mettre fin à toute tentative en ce sens si, à son avis :

a) soit la plainte est futile ou vexatoire ou a été portée de mauvaise foi;

b) soit il est préférable de recourir à une procédure prévue par une autre loi fédérale ou une autre partie de la présente loi.

Refus de résoudre à l’amiable

(5) Le cas échéant, il avise par écrit le plaignant et la personne mise en cause de sa décision en faisant état des motifs de celle-ci ainsi que du droit du plaignant de renvoyer sa plainte devant la Commission pour examen, en cas de désaccord.

Avis

(6) Tout règlement amiable doit être consigné en détail, approuvé par écrit par le plaignant et la personne mise en cause et notifié par le prévôt au président.

Consignation du règlement amiable

250.28 (1) Sauf tentative de règlement amiable, le prévôt fait enquête dans les meilleurs délais sur la plainte pour inconduite dont il est saisi.

Enquête

(2) Il peut toutefois à tout moment refuser d’ouvrir l’enquête ou ordonner d’y mettre fin si, à son avis :

a) la plainte est futile ou vexatoire ou a été portée de mauvaise foi;

b) il est préférable de recourir à une procédure prévue par une autre loi fédérale ou une autre partie de la présente loi;

c) compte tenu des circonstances, il est inutile ou exagérément difficile de procéder à l’enquête ou de la poursuivre.

Droit de refuser une enquête

(3) Le cas échéant, il avise par écrit de sa décision le plaignant, ainsi que, si elle a déjà reçu notification de la plainte en application de l’article 250.22, la personne mise en cause, en faisant état des motifs de sa décision et du droit du plaignant de renvoyer sa plainte devant la Commission pour examen, en cas de désaccord.

Avis

250.29 Au terme de l’enquête, le prévôt transmet au plaignant, à la personne mise en cause et au président un rapport comportant les éléments suivants :

a) un résumé de la plainte;

b) les conclusions de l’enquête;

c) un résumé des mesures prises ou projetées pour régler la plainte;

d) la mention du droit du plaignant de renvoyer sa plainte devant la Commission pour examen, en cas de désaccord.

Rapport d’enquête

250.3 (1) Au plus tard soixante jours après la réception ou la notification de la plainte et, par la suite, tous les trente jours, le prévôt transmet au plaignant, à la personne mise en cause et au président un rapport écrit sur l’état d’avancement de l’affaire.

Rapports provisoires

(2) Au bout de six mois, il doit justifier toute prolongation de l’affaire dans tout rapport qu’il transmet après cette période.

Respect des délais

(3) Il est relevé de l’obligation de faire rapport à la personne mise en cause lorsqu’il est d’avis qu’une telle mesure risque de nuire à la conduite d’une enquête dans le cadre de la présente loi.

Renvoi devant la Commission

Exception

250.31 (1) Le plaignant insatisfait de la décision prise aux termes des paragraphes 250.27(4) ou 250.28(2) ou des conclusions du rapport visé à l’article 250.29 peut, par écrit, renvoyer la plainte devant la Commission pour examen.

Renvoi devant la Commission

(2) Le cas échéant, le président transmet une copie de la plainte au prévôt, lequel, en retour, lui communique une copie de l’avis donné au titre des paragraphes 250.27(5) ou 250.28(3) ou du rapport transmis au titre du paragraphe 250.29 ainsi que tout renseignement ou document pertinent.

Documents à transmettre

250.32 (1) Dans les meilleurs délais suivant sa réception, le président examine la plainte renvoyée devant la Commission.

Examen par le président

(2) Il peut, en cours d’examen, enquêter sur toute question concernant la plainte.

Enquête du président

(3) Au terme de son examen, il établit et transmet au ministre, au chef d’état-major de la défense et au prévôt un rapport écrit énonçant ses conclusions et recommandations.

Rapport

250.33 (1) Tant qu’il n’a pas terminé son examen, le président transmet, au plus tard soixante jours après le renvoi de la plainte devant la Commission et, par la suite, tous les trente jours, un rapport écrit au plaignant et à la personne mise en cause sur l’état d’avancement de l’affaire.

Rapports provisoires

(2) Au bout de six mois, il doit justifier toute prolongation de l’examen dans tout rapport qu’il transmet après cette période.

Respect des délais

(3) Il est relevé de l’obligation de faire rapport à la personne mise en cause par la plainte lorsqu’il est d’avis qu’une telle mesure risque de nuire à la conduite d’une enquête dans le cadre de la présente loi.

[…]

Section 3

Enquête et audience publique de la Commission

Exception

250.38 (1) S’il l’estime préférable dans l’intérêt public, le président peut, à tout moment en cours d’examen d’une plainte pour inconduite ou d’une plainte pour ingérence, faire tenir une enquête par la Commission et, si les circonstances le justifient, convoquer une audience pour enquêter sur cette plainte.

Intérêt public

(2) Il peut faire tenir une enquête malgré le retrait de la plainte.

Retrait de la plainte

(3) S’il décide de faire tenir un enquête, il transmet un avis écrit motivé de sa décision au plaignant, à la personne mise en cause, au ministre, au chef d’état-major de la défense ou au sous-ministre, selon le cas, au juge-avocat général et au prévôt.

Avis

(4) Il est relevé de l’obligation de faire rapport à la personne mise en cause lorsqu’il est d’avis qu’une telle mesure risque de nuire à la conduite d’une enquête dans le cadre de la présente loi.

Exception

(5) La décision du président de faire tenir une enquête ou de convoquer une audience sur une plainte pour inconduite libère le prévôt de toute obligation d’enquêter ou de produire un rapport sur la même plainte, ou de prendre quelque autre mesure à cet égard, et ce tant qu’il n’a pas reçu le rapport visé à l’article 250.53.

Suspension des obligations

250.39 Au terme de l’enquête prévue au paragraphe 250.38(1), le président établit et transmet au ministre, au chef d’état-major de la défense ou au sous-ministre, selon le cas, au juge-avocat général et au prévôt un rapport écrit énonçant ses conclusions et recommandations, à moins qu’il n’ait déjà convoqué une audience ou se propose de le faire.

Rapport

250.4 (1) Le président, s’il décide de convoquer une audience, désigne le ou les membres de la Commission qui la tiendront et transmet un avis écrit motivé de sa décision au plaignant, à la personne mise en cause, au ministre, au chef d’état-major de la défense ou au sous-ministre, selon le cas, au juge-avocat général et au prévôt.

Audience

(2) Pour l’application de la présente partie, le ou les membres qui tiennent l’audience sont réputés être la Commission.

Assimilation à la Commission

250.41 (1) La Commission dispose, relativement à la plainte dont elle est saisie, des pouvoirs suivants :

a) assigner des témoins, les contraindre à témoigner sous serment, oralement ou par écrit, et à produire les documents et pièces sous leur responsabilité et qu’elle estime nécessaires à une enquête et étude complètes;

b) faire prêter serment;

c) recevoir et accepter les éléments de preuve et renseignements qu’elle estime indiqués, qu’ils soient ou non recevables devant un tribunal.

Pouvoirs de la Commission

(2) Par dérogation au paragraphe (1), la Commission ne peut recevoir ou accepter :

a) des éléments de preuve ou autres renseignements non recevables devant un tribunal du fait qu’ils sont protégés par le droit de la preuve;

b) les réponses ou déclarations faites devant une commission d’enquête ou dans le cadre d’une enquête sommaire;

c) les réponses ou déclarations d’un témoin faites au cours de toute audience tenue en vertu de la présente section pour enquêter sur une autre plainte qui peuvent l’incriminer ou l’exposer à des poursuites ou à une peine;

d) les réponses ou déclarations faites devant un tribunal;

e) les réponses ou déclarations faites dans le cadre d’une tentative de règlement amiable en vertu du paragraphe 250.27(1).

Restriction

250.42 Les audiences sont publiques; toutefois, la Commission peut ordonner le huis clos pendant tout ou partie d’une audience si elle estime qu’au cours de celle-ci seront probablement révélés des renseignements :

a) dont la divulgation risquerait vraisemblablement de porter préjudice à la défense du Canada ou d’États alliés ou associés avec le Canada ou à la détection, à la prévention ou à la répression d’activités hostiles ou subversives;

b) qui risquent d’entraver la bonne administration de la justice, notamment l’application des lois;

c) qui concernent les ressources pécuniaires ou la vie privée d’une personne dans le cas où l’intérêt ou la sécurité de cette personne l’emporte sur l’intérêt du public à les connaître.

Caractère public des audiences

250.43 (1) Le plus tôt possible avant le début de l’audience, la Commission signifie au plaignant et à la personne mise en cause un avis écrit en précisant la date, l’heure et le lieu.

Avis de l’audience

(2) Lorsque le destinataire de l’avis souhaite comparaître devant elle, la Commission fixe la date, l’heure et le lieu de l’audience en tenant compte de la situation de l’intéressé.

Situation de l’intéressé

(3) Toute procédure disciplinaire ou procédure criminelle devant un tribunal de première instance pour l’objet de la plainte tient, jusqu’à sa conclusion, toute audience publique de la Commission en état.

Sursis des procédures

250.44 Le plaignant et la personne mise en cause ainsi que toute autre personne qui convainc la Commission qu’elle a un intérêt direct et réel dans la plainte dont celle-ci est saisie doivent avoir toute latitude de présenter des éléments de preuve à l’audience, d’y contre-interroger les témoins et d’y faire des observations, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat.

Droits des intéressés

250.45 (1) Au cours de l’audience, tout témoin est tenu de répondre aux questions sur la plainte lorsque la Commission l’exige, et ne peut se soustraire à cette obligation au motif que sa réponse peut l’incriminer ou l’exposer à des poursuites ou à une peine.

Obligation des témoins de déposer

(2) Les déclarations faites en réponse aux questions ne peuvent être utilisées ni ne sont recevables contre le témoin devant une juridiction administrative, civile, criminelle ou disciplinaire, sauf si la poursuite ou la procédure porte sur le fait qu’il les savait fausses.

[…]

Non-

recevabilité des réponses

250.48 Au terme de l’audience, la Commission établit et transmet au ministre, au chef d’état-major de la défense ou au sous-ministre, selon le cas, au juge-avocat général et au prévôt un rapport écrit énonçant ses conclusions et recommandations.

Section 4

Révision et rapport final

Rapport

250.49 (1) Sur réception du rapport établi sur une plainte pour inconduite aux termes du paragraphe 250.32(3) ou des articles 250.39 ou 250.48, le prévôt révise la plainte à la lumière des conclusions et recommandations qu’il contient.

Révision — plainte pour inconduite

(2) Dans le cas où le prévôt est mis en cause par la plainte, c’est le chef d’état-major de la défense qui est chargé de la révision.

[…]

Exception

250.51 (1) La personne qui procède à la révision du rapport prévue aux articles 250.49 ou 250.5 notifie au ministre et au président toute mesure prise ou projetée concernant la plainte.

Notification

(2) Si elle choisit de s’écarter des conclusions ou recommandations énoncées au rapport, elle motive son choix dans la notification.

Motifs

250.52 (1) S’il a révisé le rapport aux termes du paragraphe 250.5(2), le ministre notifie au président toute mesure prise ou projetée concernant la plainte.

Notification

(2) S’il choisit de s’écarter des conclusions ou recommandations énoncées au rapport, il motive son choix dans la notification.

Motifs

250.53 (1) Après étude de la notification reçue en application des articles 250.51 et 250.52, le président établit un rapport final énonçant ses conclusions et recommandations.

Rapport final du président

(2) Il en transmet copie au ministre, au sous-ministre, au chef d’état-major de la défense, au juge-avocat général, au prévôt, au plaignant, à la personne mise en cause ainsi qu’à toute personne qui a convaincu la Commission qu’elle a un intérêt direct et réel dans la plainte.

Destinataires

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