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[1995] 1 C.F. 130

A-1655-92

Deborah Lister (requérante)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

A-1656-92

Kenneth Lister (requérant)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

Répertorié : Lister c. Canada (C.A.)

Cour d’appel, juges Heald, Létourneau et Robertson, J.C.A.—Edmonton, 13 juin; Ottawa, 8 juillet 1994.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — L’art. 122.5 de la Loi de l’impôt sur le revenu accorde un crédit pour taxe sur les produits et services à tout résident canadien, marié, père ou mère d’un enfant ou ayant au moins 19 ans — Les requérants, âgés respectivement de 13 et 18 ans et vivant chez leur père, estiment que l’art. 122.5 opère une discrimination fondée sur l’âge — Il peut y avoir lieu de rechercher en dehors des dispositions contestées le désavantage au regard de l’art. 15 et, par conséquent, de tenir compte des contextes social, politique et juridique — L’âge permet, en l’espèce, de décider si l’intéressé est à la charge de ses parents et s’il doit être compris dans l’unité familiale aux fins d’attribution de la prestation en cause — Absence de tout préjudice résultant du fait de définir les personnes à la charge de la famille en fonction de leur âge — L’art. 122.5 visait à redresser l’injustice d’un impôt régressif; il n’est donc pas discriminatoire — Vu le caractère réparateur de la disposition contestée, étant donné le contexte dans lequel cette disposition est appelée à fonctionner, et les contraintes qui marquent normalement la mise en oeuvre d’un programme de prestations de cette nature, l’art. 122.5 ne crée pas une différence de traitement discriminatoire et préjudiciable — L’existence d’un préjugé ou d’un stéréotype n’a pas été démontré.

Impôt sur le revenu — Art. 122.5 de la Loi de l’impôt sur le revenu (accordant un crédit pour TPS à tout résident canadien, marié, père ou mère d’un enfant ou ayant au moins 19 ans), n’opère pas de discrimination en fonction de l’âge — Pour savoir s’il y a discrimination, on s’est penché sur les contextes social, politique et juridique — Le crédit pour TPS n’est pas une mesure fiscale mais une mesure sociale — Il a pour objet de pallier l’effet défavorable d’une taxe régressive sur les Canadiens à faible revenu — Il ne renforce pas les désavantages ni ne favorise les stéréotypes — La disposition en cause n’est discriminatoire ni dans son objet ni dans ses effets.

Il s’agissait de demandes de contrôle judiciaire du rejet, par la Cour de l’impôt, des appels interjetés de la décision de refuser aux requérants, pour 1990, le crédit pour taxe sur les produits et services. L’article 122.5 de la Loi de l’impôt sur le revenu accorde un crédit d’impôt remboursable de 190 $ au particulier qui réside au Canada et qui est soit marié, père ou mère d’un enfant ou qui a au moins 19 ans. En 1990, les requérants étaient respectivement âgés de 13 et 18 ans et vivaient chez leur père. Ils estiment que l’article 122.5, aussi bien par son objet que par ses effets, est contraire aux droits à l’égalité que l’article 15 de la Charte leur garantit indépendamment de leur âge. Ils font valoir que le texte opère à l’égard des personnes âgées de moins de 19 ans une discrimination fondée sur l’âge, étant donné que seuls leurs parents ont droit de réclamer, au nom de leurs enfants, le crédit d’impôt en question, alors que les enfants qui ont 19 ans et plus peuvent demander, à leur profit, le remboursement de ce crédit. Les requérants ont conclu à l’absence de tout lien rationnel entre l’âge et la situation financière. D’après eux, le crédit aurait dû être attribué non pas en fonction de l’âge mais en fonction du revenu et des dépenses.

Arrêt : les demandes doivent être rejetées.

Le juge Létourneau, J.C.A., (à l’avis duquel a souscrit le juge Robertson, J.C.A.) : Pour démontrer qu’il y a violation de l’article 15 de la Charte, il faut démontrer l’existence d’un préjugé et de stéréotypes. En matière de dispositions d’ordre économique, on insiste sur le besoin de démontrer l’existence d’une discrimination et non pas d’une simple différence de traitement. Les tribunaux n’interviendront que si la différenciation en question s’avère tellement injuste pour un individu ou un groupe, et tellement dénuée de tout lien rationnel avec un objectif légitime de l’État, qu’elle viole le principe de l’égalité devant la loi, et dans la loi ou dans les cas où c’est l’ultime recours constitutionnel permettant de protéger l’individu contre une injustice fondamentale.

Il peut y avoir lieu de rechercher en dehors des dispositions contestées le désavantage au regard de l’article 15, et pour savoir si cette différence de traitement est discriminatoire, un tribunal doit se pencher non seulement sur le texte contesté mais également sur les contextes social, politique et juridique. Rien dans la preuve ne permet d’affirmer que les enfants, non mariés, âgés de moins de 19 ans appartiennent à un groupe dont la plainte correspond à l’objectif général de l’article 15, c’est-à-dire corriger ou empêcher la discrimination contre les groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux.

Dans un contexte plus large, la TPS est régressive, comme toutes les taxes de vente, étant donné que plus le revenu augmente, plus le pourcentage du revenu reversé sous forme de taxe à la consommation est faible. En recourant aux mécanismes déjà en place, l’idée était, au moyen du crédit pour TPS, d’identifier de manière efficace les Canadiens à revenu faible, et de leur redistribuer une partie de la taxe.

Il existe des différences notables entre la discrimination en raison de l’âge et les autres motifs de discrimination énumérés au paragraphe 15(1). Les requérants ont mal compris la nature du lien existant entre l’âge et l’attribution du crédit pour TPS. L’âge n’est pas invoqué comme critère afin de refuser l’avantage en question, mais pour décider s’il est probable que l’enfant est à la charge de ses parents et s’il devrait, par conséquent, être compris ou non dans l’unité familiale aux fins de l’attribution de la prestation en cause. Tout cela est lié à l’état matrimonial et parental et possède un lien aussi bien logique que manifeste avec la question de savoir si l’enfant est à la charge de ses parents. La situation de famille est elle-même liée au revenu car l’admissibilité au crédit remboursable, et le montant de celui-ci, dépend du revenu familial. S’agissant de décider si l’enfant est ou non à la charge de ses parents, l’âge constitue un facteur tout à fait pertinent. Absence de tout élément permettant de conclure à un préjudice résultant du fait de définir les personnes à la charge de la famille en fonction de leur âge.

L’article 122.5 n’est pas discriminatoire par son objet. Le crédit pour TPS n’est pas une mesure fiscale mais une prestation sociale. Il n’avait pas pour objet d’imposer des charges à l’ensemble des contribuables et d’opérer une discrimination à l’encontre de certains d’entre eux, son objet étant de pallier l’effet défavorable d’une taxe régressive sur les Canadiens à faible revenu.

L’article 122.5 n’est pas non plus discriminatoire au niveau des effets. Il ne renforce pas les désavantages, ni ne favorise des stéréotypes. Recherchant une solution équitable au caractère régressif de la TPS, c’est à bon droit que le législateur a décidé d’accorder certains avantages aux personnes les plus touchées par cette taxe, c’est-à-dire les Canadiens à faible revenu. Vu le caractère réparateur de la disposition attaquée, étant donné le contexte dans lequel cette disposition est appelée à fonctionner, et les contraintes qui marquent normalement la mise en oeuvre d’un programme de prestations de cette nature, l’article 122.5 ne crée pas une différence de traitement discriminatoire ou préjudiciable.

Les requérants n’ont pas réussi à démontrer l’existence d’un préjugé ou d’un stéréotype. Ils n’ont pas démontré l’existence d’une injustice fondamentale, ou prouvé que l’article 122.5 s’avère tellement injuste pour un individu ou un groupe, tellement dénué de tout lien rationnel avec un objectif légitime de l’État, qu’il viole le principe de l’égalité consacré par la Charte. L’article 122.5 crée une distinction, mais celle-ci n’est pas discriminatoire.

Le juge Heald, J.C.A. (souscrivant au résultat) : Les requérants ne se sont pas acquittés de l’obligation qui était la leur de démontrer qu’on a enfreint les droits que leur garantit le paragraphe 15(1). L’article 122.5 créé, pour l’attribution du crédit pour TPS, une distinction fondée sur l’âge. Il s’agissait de dire si cette distinction est discriminatoire. Le dossier de cette cause était difficilement défendable étant donné l’insuffisance des preuves qui permettraient de conclure que l’article 15 avait été enfreint. À l’époque en cause, les parents des requérants avaient, vu l’âge de ces derniers, l’obligation légale de pourvoir à leur entretien. Rien dans la preuve n’indique que les requérants n’ont pas touché le crédit pour TPS, du moins indirectement, à cause de l’aide qu’ils recevaient de leurs parents. Ils n’ont pas démontré que l’article 122.5 a eu sur eux un effet préjudiciable. Le dossier ne comportait aucune preuve sur la question de savoir si les adolescents, non mariés mais ne vivant pas chez leurs parents, ne formaient pas un groupe historiquement désavantagé. Pour trancher les demandes en fonction de l’état du dossier, il aurait fallu faire complètement abstraction des faits. En raison de la faiblesse des faits versés au dossier, il n’était pas nécessaire de se livrer à une analyse approfondie du paragraphe 15(1) de la Charte.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15.

Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, ch. 148 (mod. par S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 1), art. 122.5 (édicté par L.C. 1990, ch. 45, art. 48).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; (1991), 75 O.R. (2d) 388; 71 D.L.R. (4th) 551; 63 C.C.C. (3d) 481; 5 C.R. (4th) 253; 3 C.R.R. (2d) 1; 125 N.R. 1; 47 O.A.C. 81; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004; 2 C.R.R. (2d) 1; 118 N.R. 1; 45 O.A.C. 1; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8; 69 C.R. (3d) 97; 39 C.R.R. 306; 96 N.R. 115; 34 O.A.C. 115; Rudolf Wolff& Co. c. Canada, [1990] 1 R.C.S. 695; (1990), 69 D.L.R. (4th) 329; 43 Admin. L.R. 1; 41 C.P.R. (2d) 1; 46 C.R.R. 263; 106 N.R. 1; 39 O.A.C. 1; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357; [1989] 6 W.W.R. 351; (1989), 61 Man. R. (2d) 270; Smith, Kline & French Laboratories Ltd. c. Canada (Procureur général), [1987] 2 C.F. 359; (1986), 34 D.L.R. (4th) 584; 11 C.I.P.R. 181; 12 C.P.R. (3d) 385; 27 C.R.R. 286; 78 N.R. 30 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Washington v. Davis, 426 U.S. 229 (1976); Regan v. Taxation with Representation of Washington, 461 U.S. 540 (1983); Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; (1993), 110 D.L.R. (4th) 470; 161 N.R. 243.

DÉCISIONS CITÉES :

Brushaber v. Union Pacific R. R., 240 U.S. 1 (1916); Thibaudeau c. M.R.N., [1994] 2 C.F. 189; (1994), 167 N.R. 161 (C.A.); Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536; (1984), 10 D.L.R. (4th) 1; [1984] CTC 294; 84 DTC 6305; 53 N.R. 241; Dickason c. Université de l’Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103; (1992), 95 D.L.R. (4th) 439; 141 N.R. 1.

DOCTRINE

Bittker, Boris I. « Federal Income Taxation and the Family » (1975), 27 Stan. L. Rev. 1389.

Canada. Comité d’examen de la taxe fédérale de vente. Rapport du comité d’examen de la taxe fédérale de vente. Ottawa : Le comité, 1983.

Canada. Ministère des Finances. Intégration au régime fiscal des prestations des programmes sociaux : Document de travail sur la possibilité d’intégration. Ottawa : Ministère des Finances, 1978.

Canada. Ministère des Finances. Taxe sur les produits et services : document technique. Ottawa : Ministère des Finances, 1989.

Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité, tomes 2, 3, 5. Ottawa : Imprimeur de la Reine, 1966 (président : K. M. Carter).

Rapport de la Commission royale des relations entre le Dominion et les provinces, volume 1, Canada : 1867-1939. Ottawa, 1940.

Réforme fiscale 1987 : Réforme de la taxe de vente. Ottawa : Min. des Finances, 1987.

Réforme fiscale 1987 : Réforme de l’impôt direct. Ottawa : Min. des Finances, 1987.

Sheppard, Colleen « Equality in Context : Judicial Approaches in Canada and the United States » (1990), 39 UNB LJ 111.

Woodman, Faye « The Charter and the Taxation of Women » (1990), 22 Ottawa L. Rev. 625.

DEMANDES de contrôle judiciaire du rejet, par la Cour de l’impôt, des appels interjetés de la décision refusant d’accorder le crédit pour taxe sur les produits et services, prévu à l’article 122.5 de la Loi de l’impôt sur le revenu, aux requérants, tous deux âgés de moins de 19 ans et vivant chez leur père (Lister c. Canada (Ministre du revenu national--M.R.N.), [1992] T.C.J. no 674 (QL)). Rejet des demandes.

AVOCATS :

Philip Lister, c.r. pour les requérants.

J. E. Ted Fulcher pour l’intimée.

PROCUREURS :

Lister and Associates, Edmonton, pour les requérants.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Heald, J.C.A. : J’ai pris connaissance des motifs de jugement énoncés en l’espèce par mon confrère le juge Létourneau, J.C.A., et bien que je convienne avec lui qu’il y a lieu de rejeter les demandes de contrôle judiciaire portées devant la Cour, je fonde en cela ma conclusion sur des motifs quelque peu différents.

J’estime comme lui qu’en l’occurence, il n’y a pas violation du paragraphe 15(1) de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. C’est aux requérants qu’il appartient de démontrer qu’on a enfreint les droits que leur garantit le paragraphe 15(1). Or, ils ne se sont pas acquittés de l’obligation qui leur incombait sur ce point. Dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia[1], le juge McIntyre déclare :

Ce ne sont pas toutes les distinctions ou différences de traitement devant la loi qui portent atteinte aux garanties d’égalité de l’art. 15 de la Charte. Il est certes évident que les législatures peuvent et, pour gouverner efficacement, doivent traiter des individus ou des groupes différents de façon différentes.

À la page 171, il décrit ainsi l’objet de l’article 15 : « garantir l’égalité dans la formulation et l’application de la loi ». L’article 15 garantit le droit à l’égalité, sans discrimination. Puis, aux pages 174 et 175, il ajoute :

J’affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxés de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement.

Il ressort donc clairement de l’arrêt Andrews, précité, que le paragraphe 15(1) s’applique lorsqu’il y a discrimination fondée sur les caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe, discrimination qui entraîne, pour cet individu ou pour ce groupe, certains désavantages. Peu importe que la discrimination en question soit ou non délibérée. La Cour est appelée en l’espèce à se pencher sur l’objet ainsi que sur les effets d’une discrimination fondée sur l’âge. L’article 122.5 de la Loi de l’impôt sur le revenu [S.R.C. 1952, ch. 148 (mod. par S.C. 1970-71-72, ch. 63; 1990, ch. 45, art. 48)] crée, pour l’attribution du crédit pour TPS, une distinction fondée sur l’âge. La Cour doit essentiellement dire si cette distinction est discriminatoire. J’estime que le dossier de cette cause est difficilement défendable étant donné l’insuffisance des preuves qui permettraient de conclure que l’article 15 de la Charte a effectivement été enfreint. Comme l’a fait remarquer mon collègue, à l’époque en cause les requérants avaient respectivement 13 et 18 ans. Ils habitaient chez leur père. On leur a refusé le crédit pour TPS prévu à l’article 122.5, en raison de leur âge et du fait qu’ils n’étaient pas mariés et qu’ils n’avaient pas d’enfants. D’après la thèse qu’ils nous ont exposée, dans son objet comme dans ses effets l’article 122.5 viole les droits à l’égalité que leur garantit l’article 15 de la Charte, et ce, en raison de leur âge. Ils ont fait plus particulièrement valoir que les enfants âgés de moins de 19 ans font l’objet d’une discrimination en raison de leur âge, étant donné que seuls leurs parents peuvent, au nom des enfants, demander le remboursement du crédit d’impôt, alors que les enfants âgés d’au moins 19 ans peuvent obtenir eux-mêmes le remboursement en question.

Pour que puisse s’appliquer le raisonnement exposé dans l’arrêt Andrews, précité, il faudrait établir que la disposition législative contestée a nécessairement « pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ». Or, le dossier de la cause ne contient aucun élément tendant à démontrer cela. À l’époque en cause, les parents des requérants avaient, vu l’âge de ces derniers, l’obligation légale de pourvoir à leur entretien. Rien dans la preuve n’indique que les requérants n’ont pas touché le crédit pour TPS, du moins indirectement, à cause de l’aide qu’ils recevaient de leurs parents. J’estime ainsi qu’ils n’ont pas démontré que l’article 122.5 a eu sur eux un effet préjudiciable tel qu’il y aurait lieu de faire jouer les garanties constitutionnelles que leur assure le paragraphe 15(1) de la Charte.

Passons maintenant de la situation des requérants à celle d’autres adolescents, non mariés eux non plus, mais ne vivant pas chez leurs parents. Là, encore, le dossier ne comporte guère de preuves, et aucune preuve, notamment, sur la question de savoir si ces adolescents ne formeraient pas, dans l’optique du paragraphe 15(1), un groupe historiquement désavantagé. Dans l’arrêt R. c. Turpin[2], le juge Wilson affirme :

À mon avis, la constatation d’une discrimination nécessitera le plus souvent, mais peut-être pas toujours, de rechercher le désavantage qui existe indépendamment de la distinction juridique précise contestée.

La recherche de ce « désavantage existant » exige que l’on produise des preuves bien plus fournies que celles qui ont été versées au dossier de cette affaire. Pour trancher les présentes demandes en fonction de l’état actuel du dossier, il faudrait faire complètement abstraction des faits. Ainsi que l’a relevé mon collègue, une telle démarche a été jugée inacceptable[3].

En raison de la faiblesse des faits que comporte le dossier, j’estime superflu de me livrer à une analyse approfondie du paragraphe 15(1) de la Charte. Je conclus, pour ces motifs, que les demandes de contrôle judiciaire présentées en l’espèce ne sauraient être accueillies.

De la même manière, étant donné qu’en l’occurrence la violation du paragraphe 15(1) n’a pas été établie, il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse de l’article premier de la Charte. J’estime que ce n’est pas au début d’une analyse menée au regard des dispositions de la Charte (pour chercher à savoir s’il y a effectivement eu violation) qu’il faut s’interroger sur l’objet de telle ou telle politique ou sur l’intention du législateur. En effet, étant donné la possibilité d’une discrimination indirecte, qui découlerait des effets produits par telle ou telle mesure, et donc d’une discrimination qui ne serait pas apparente à la lecture du texte en cause, l’approfondissement, à cette étape de l’analyse, de l’intention du législateur, ne permettra pas de dire si la disposition législative en cause est effectivement discriminatoire au regard de la Charte.

Par conséquent, et pour les motifs que je viens d’exposer, il y a lieu, d’après moi, de rejeter les demandes de contrôle judiciaire présentées en l’espèce.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Létourneau, J.C.A. :

Les faits et les questions en litige

Voici, une fois de plus, une action intentée, sur le fondement de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), en contestation de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, ch. 148, modifiée, (la Loi). Les demandes de contrôle judiciaire présentées en l’espèce visent à contester l’article 122.5 de la Loi, qui établit les règles d’attribution aux particuliers du crédit pour taxe sur les produits et services (le crédit pour TPS)[4]. Cette disposition accorde un crédit d’impôt remboursable de 190 $ au particulier qui réside au Canada et qui est soit marié, père ou mère d’un enfant ou qui a au moins 19 ans.

Les requérants demandent à la Cour le contrôle judiciaire de la décision du juge Margeson de la Cour canadienne de l’impôt [[1992] T.C.J. no 674 (QL)], en date du 12 novembre 1992, qui a rejeté les appels qu’ils avaient interjetés pour l’année d’imposition 1990. Dès le début de l’instance devant la Cour de l’impôt, on a convenu que les éléments de preuve, les règles de droit et les arguments présentés à l’appui de l’une des requêtes s’appliqueraient également à l’autre.

À l’époque en cause, les requérants étaient respectivement âgés de 13 et 18 ans et vivaient chez leur père; le crédit pour TPS leur a été refusé en raison de leur âge et du fait qu’ils n’étaient pas mariés et n’avaient pas d’enfants. Ils estiment que l’article 122.5, aussi bien par son objet que par ses effets, est contraire aux droits à l’égalité que l’article 15 de la Charte leur garantit, indépendamment de leur âge.

Plus précisément, ils font valoir que le texte en cause opère, à l’égard des personnes âgées de moins de 19 ans, une discrimination fondée sur l’âge, étant donné que seuls leurs parents ont droit de réclamer, au nom de leurs enfants, le crédit d’impôt en question, alors que les enfants qui ont 19 ans et plus peuvent demander, à leur profit, le remboursement de ce crédit.

Dans leurs plaidoiries écrites, ils ont aussi soulevé une possibilité de discrimination fondée sur la situation familiale ou l’état matrimonial puisque les personnes qui ont moins de 19 ans mais qui sont mariées ont aussi droit au remboursement en question. Cependant puisque cet argument n’a pas été invoqué à l’audience, je ne me prononcerai pas sur la question, bien que la démarche que je vais adopter y soit clairement applicable.

Dans leurs déclarations d’impôt sur le revenu pour l’année 1990, les deux requérants ont fait état d’un revenu modeste provenant de sources diverses. En première instance et devant notre Cour, les requérants étaient représentés par leur père, qui exerce la profession d’avocat à Edmonton (Alberta).

À mon avis, c’est à juste titre que les moyens soulevés par les requérants quant à l’inconstitutionnalité de l’article 122.5 n’ont pas été retenus par la Cour canadienne de l’impôt.

La différence entre les États-Unis et le Canada quant à la façon d’aborder le problème de la discrimination en matière fiscale

L’étude de la façon dont, aux États-Unis, on analyse les actes reprochés de discrimination dans le domaine fiscal est instructive, l’approche américaine s’écartant très sensiblement de la manière dont ce problème est traité au Canada. Les tribunaux américains ont largement retenu, aux fins de l’application des textes protégeant les droits de la personne, la notion de discrimination indirecte ou de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Ils ont toutefois refusé d’appliquer cette notion au domaine constitutionnel, et plus précisément en ce qui concerne le droit à l’égalité, exigeant dans ce cas la preuve d’une intention discriminatoire ou d’un traitement différentiel manifeste.

L’auteur d’un article intitulé « Equality in Context : Judicial Approaches in Canada and the United States », écrit ainsi que :

[traduction] Le premier domaine où le concept d’égalité, en tant que similitude de traitement, se heurte à des difficultés est celui de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Par ce type de discrimination, on reconnaît essentiellement que l’application d’un droit ou d’une politique « apparemment neutre », ou la similitude de traitement, peut tout de même entraîner une inégalité au niveau des résultats. Certaines lois, certaines politiques, peuvent entraîner, pour tel ou tel groupe, des effets particulièrement défavorables selon les différences de situation, sociale, économique ou culturelle. Cela va souvent se produire en l’absence de toute intention discriminatoire. Bien que, aux États-Unis, ce type de discrimination soit reconnu en matière d’interprétation des textes protégeant les droits de la personne, la notion en est rejetée par les tribunaux en matière constitutionnelle. À la majorité, la Cour suprême des États-Unis a régulièrement maintenu que pour qu’il y ait violation du droit à l’égalité garanti par la Constitution, il faut que l’on parvienne à démontrer l’existence d’un traitement différentiel manifeste ou d’une intention discriminatoire. (Voir par exemple, Washington v. Davis, 426 U.S. 229 (1976); Personnel Administrator of Massachusetts v. Feeney, 442 U.S. 256(1979); McCleskey v. Kemp, 481 U.S. 279 (1987)).[5] [Je souligne.]

On retrouve une conclusion analogue dans l’intéressant article de Mme Faye Woodman. Les commentaires suivants sont importants :

[traduction] Il y a deux autres niveaux de contrôle constitutionnel qui pourraient théoriquement être appliqués à certaines des distinctions que crée l’Internal Revenue Code (Code américain de l’impôt aux États-Unis). La norme de l’« examen rigoureux » s’applique aux dispositions législatives qui opèrent une classification fondée sur des caractéristiques « suspectes » (telle la race) ou qui touche à un « intérêt fondamental » (tels les droits de libre circulation). Au regard de la norme de l’examen rigoureux, une disposition législative, y compris une disposition fiscale, serait jugée inconstitutionnelle à moins qu’il ne puisse être démontré que la classification opérée était nécessaire et servait un intérêt essentiel de l’État. L’« examen d’une rigueur intermédiaire » s’appliquera aux caractéristiques « quasi suspectes » (tel le sexe). Selon ce critère, la classification opérée doit être solidement reliée à un intérêt important de l’État.

En pratique, l’Internal Revenue Code des États-Unis n’est généralement pas soumis à ces contrôles rigoureux étant donné que les distinctions opérées en matière fiscale par la législation américaine, comme dans les dispositions canadiennes analogues, ne sont pas fondées sur des caractéristiques suspectes ou quasi suspectes. Il importe peu que les classifications en question puissent avoir, sur les femmes ou sur certaines minorités, des effets disparates et défavorables. Contrairement aux tribunaux canadiens, les tribunaux américains n’ont élaboré aucune théorie d’application générale permettant de soumettre des dispositions législatives à un contrôle constitutionnel et de comparer les effets du texte aux buts qui lui avaient été fixés[6]. [Je souligne.]

Ajoutons que, dès 1916, la Cour suprême des États-Unis a validé les catégories, les classifications et les distinctions prévues par le Code américain de l’impôt, déclarant que [traduction] « la Constitution n’est pas en contradiction avec elle-même, accordant d’une part, le pouvoir de lever des impôts, mais se dépêchant de l’autre, de le reprendre en y apportant des restrictions ressortissant de la procédure »[7]. Dans cette affaire la haute juridiction américaine a cependant reconnu qu’il pouvait exister des dispositions fiscales si arbitraires et si injustes qu’elles pouvaient donner lieu à une confiscation abusive de biens plutôt qu’à un exercice correct du pouvoir fiscal.

Voici, tirée des observations formulées par le juge White dans l’affaire Washington v. Davis, une illustration de cette réticence des tribunaux américains vis-à-vis du concept de discrimination indirecte en matière fiscale et, plus généralement, en matière de dispositions d’ordre économique :

[traduction] Toute règle voulant qu’une loi censée contribuer en toute neutralité à tel ou tel objectif soit invalide, en l’absence d’une justification sérieuse, dans le cas où, en pratique, elle avantage ou désavantage une race plus qu’une autre irait très loin et mettrait en cause, voire invaliderait, un grand nombre de lois sur l’impôt, le bien-être social, la fonction publique, la réglementation et les autorisations préalables susceptibles de toucher davantage les citoyens noirs des classes moyennes et défavorisées que les citoyens blancs des classes aisées[8].

En réalité, la Cour suprême des États-Unis a manifesté une grande retenue judiciaire envers les assemblées législatives lors de l’exercice par celles-ci de leurs pouvoirs fiscaux, puisqu’on admet que, dans ce domaine, on est amené par la force des choses à opérer des distinctions et des classifications qui correspondent normalement aux facultés contributives du citoyen. Les tribunaux américains ont donc validé de telles différences de traitement lorsqu’elles sont liées, rationnellement, à un objectif légitime de l’État.

Sur ce point, dans une contestation, au niveau fédéral, fondée sur l’Internal Revenue Code [26 U.S.C. (1982)], la Cour suprême des États-Unis a statué qu’il était logique que le Congrès américain accepte de subventionner les activités de lobbying menées par des organisations d’anciens combattants, mais refuse de le faire pour les importantes activités de lobbying menées par l’ensemble des organismes à but caritatif. Le juge Rehnquist affirme :

[traduction] Les diverses assemblées législatives ont une latitude particulièrement grande lorsqu’il s’agit de créer des classifications et des distinctions dans le cadre de dispositions fiscales. Il y a plus de 40 ans, la Cour répondit par ceci à une action mettant en cause les dispositions fiscales applicables à l’époque sur le fondement de la clause constitutionnelle garantissant l’égale protection de la loi :

« Le large pouvoir discrétionnaire d’opérer des classifications, conféré aux assemblées législatives en matière fiscale, est reconnu depuis longtemps... L’évolution des choses n’a fait que confirmer la sagesse qu’il y avait à reconnaître ce large domaine discrétionnaire dont les assemblées législatives ont besoin pour élaborer des politiques fiscales qui soient valables. La classification est un outil traditionnel qui permet d’adapter les programmes fiscaux aux besoins et aux usages locaux afin d’aboutir à une répartition équitable des charges fiscales. C’est pourquoi on a relevé qu’en ce qui a trait à la fiscalité, encore plus que dans les autres domaines, les assemblées législatives jouissent d’une très grande liberté en matière de classification. Étant donné que, de nécessité, les membres des assemblées législatives connaissent les conditions locales mieux que la Cour, la présomption de constitutionnalité ne pourra être réfutée que par la démonstration expresse qu’une classification donnée entraîne une discrimination opprimante et hostile à l’encontre de certaines personnes ou de certaines catégories de personne. C’est donc à la partie contestant le dispositif législatif en question qu’il appartient de réfuter tous les arguments susceptibles d’être invoqués à l’appui de la disposition en cause. » Madden v. Kentucky, 309 U.S. 83, 87-88 (1940)[9].

Il est juste de dire que jusqu’ici les tribunaux américains se sont montrés prudents. Je suppose que cette tendance traduit un pragmatisme que leur a inspiré plus d’un siècle de décisions portant sur l’interprétation, dans un contexte économique, des garanties inscrites dans la Constitution.

À l’inverse de leurs homologues américains, les tribunaux canadiens ont été plus dynamiques dans leur application de notre Charte, faisant preuve d’une moins grande retenue dans le cas d’actions en contestation de certaines dispositions législatives, y compris celles de nature économique, du moins dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article 15 et non sur l’article premier. C’est ainsi que, dans l’arrêt Symes, le juge Iacobucci a déclaré que :

[O]n a affirmé que les tribunaux devraient faire preuve de déférence à l’égard des législatures dans le cas de questions économiques difficiles. Toutefois, cette proposition se fonderait sur des arrêts dans lesquels on a fait preuve de déférence dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article premier de la Charte : voir par exemple l’arrêt AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424, à la p. 442. Ces arrêts ne préconisent pas la déférence à aucune autre étape antérieure d’une analyse fondée sur la Charte[10]. [Souligné dans l’original.]

Voyant dans la Charte un instrument qui assure, dans le cadre de la Constitution, une protection vigoureuse et significative de nos droits, les tribunaux ont introduit sur le champ de bataille constitutionnel l’idée de discrimination indirecte (c’est-à-dire de discrimination non apparente à la lecture de la loi), idée que les tribunaux ont également largement reconnue dans le cadre de leur interprétation des dispositions législatives protégeant les droits de la personne[11]. Cette manière d’aborder la question n’est pas passée inaperçue; elle a même créé une grande incertitude et de nombreuses attentes. La présente affaire est un nouvel exemple de ce genre d’attentes qui donnent lieu à une demande de redressement fondée sur la Charte.

L’objet de l’article 15 et les éléments exigés au regard de cette disposition

a)         L’existence d’une différence de traitement discriminatoire et préjudiciable

À mon avis, les arguments soulevés par les requérants ne leur permettent pas de satisfaire au critère formulé par le juge en chef Lamer dans l’arrêt R. c. Swain[12], dans lequel il résume sous une forme aussi exacte qu’utile l’objet du paragraphe 15(1) de la Charte et les éléments exigés au regard de cette disposition :

La cour doit d’abord déterminer si le plaignant a démontré que l’un des quatre droits fondamentaux à l’égalité a été violé (i.e. l’égalité devant la loi, l’égalité dans la loi, la même protection de la loi et le même bénéfice de la loi). Cette analyse portera surtout sur la question de savoir si la loi fait (intentionnellement ou non) entre le plaignant et d’autres personnes une distinction fondée sur des caractéristiques personnelles. Ensuite, la cour doit établir si la violation du droit donne lieu à une « discrimination ». Cette seconde analyse portera en grande partie sur la question de savoir si le traitement différent a pour effet d’imposer des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres. De plus, pour déterminer s’il y a eu atteinte aux droits que le par. 15(1) reconnaît au plaignant, la cour doit considérer si la caractéristique personnelle en cause est visée par les motifs énumérés dans cette disposition ou un motif analogue, afin de s’assurer que la plainte correspond à l’objectif général de l’art. 15, c’est-à-dire corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne[13]. [Je souligne.]

L’objet de l’article 15 et la nécessité de démontrer l’existence d’un préjugé et de stéréotypes ont été reconnus et confirmés dans d’autres arrêts de la Cour suprême. Dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, le juge Wilson affirme relativement à la norme de preuve exigée au regard de l’article premier :

À mon avis, il s’agit toujours d’une norme appropriée lorsqu’on reconnaît que ce ne sont pas toutes les distinctions entre des individus et des groupes qui violent l’art. 15. Si toutes les distinctions entre des individus et des groupes avaient pour effet de violer l’art. 15, cette norme pourrait alors fort bien se révéler trop stricte pour s’appliquer dans tous les cas et avoir pour effet de priver l’ensemble de la collectivité des bénéfices liés à des lois socio-économiques justes et souhaitables. Toutefois, cela devient sans intérêt si l’on rejette le point de vue selon lequel toute distinction établie par la loi constitue de la discrimination, comme l’a fait d’ailleurs mon collègue le juge McIntyre dans ses motifs. Étant donné que l’art. 15 est conçu pour protéger les groupes défavorisés sur les plans social, politique et juridique dans notre société, la responsabilité qui incombe au gouvernement de justifier le type de discrimination dont sont victimes ces groupes est à juste titre lourde[14].

Puis, dans l’arrêt McKinney c. Université de Guelph, Madame le juge Wilson reprend ce point de vue :

Dans l’arrêt Andrews, on a reconnu que l’élément clé de l’art. 15 est le terme  « discrimination ». Dans ses motifs, le juge McIntyre affirme, à la p. 172 :

L’article 15 prévoit lui-même que le droit à l’égalité devant la loi et dans la loi ainsi que les droits à la même protection et au même bénéfice de la loi qu’il confère doivent exister indépendamment de toute discrimination. La discrimination est inacceptable dans une société démocratique parce qu’elle incarne les pires effets de la dénégation de l’égalité et la discrimination consacrée par la loi est particulièrement répugnante. La pire forme d’oppression résulte de mesures discriminatoires ayant force de loi. C’est une garantie contre ce mal que fournit l’art. 15.

Dans le Renvoi : Workers’ Compensation Act, 1983 (T.-N.), [1989] 1 R.C.S. 922, et les arrêts R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; Rudolf Wolff & Co. c. Canada, [1990] 1 R.C.S. 695, et R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254, notre Cour a continué d’affirmer que, pour établir l’existence d’une violation du par. 15(1), il doit y avoir preuve de discrimination au sens d’un stéréotype et d’un préjugé. Citons, par exemple, le passage suivant tiré de la p. 1333 de l’arrêt Turpin :

Établir une distinction, pour les fins du mode de procès, entre les personnes accusées en Alberta d’infractions énumérées à l’art. 427 et celles qui sont accusées des mêmes infractions ailleurs au Canada ne favoriserait pas, à mon avis, les objets de l’art. 15 en remédiant à la discrimination dont sont victimes les groupes de personnes défavorisées sur les plans social, politique ou juridique dans notre société ou en les protégeant contre toute forme de discrimination. Il serait inutile de chercher des signes de discrimination tel[s] que des stéréotypes, des désavantages historiques ou de la vulnérabilité à des préjugés politiques ou sociaux en l’espèce...

Je pense qu’il est maintenant clairement établi qu’au cœur du par. 15(1) se trouve la promesse d’une égalité au sens d’une libération du poids des stéréotypes et des préjugés sous toutes leurs formes subtiles et répugnantes[15]. [Je souligne.]

On trouve également dans l’arrêt Andrews, dans les motifs du juge La Forest, des conseils de prudence touchant précisément, en matière de dispositions d’ordre économique, le besoin de démontrer l’existence d’une discrimination et non pas d’une simple différence de traitement :

Cela étant dit, je suis convaincu qu’en adoptant l’art. 15 on n’a jamais voulu qu’il serve à assujettir systématiquement à l’examen judiciaire des choix législatifs disparates qui ne portent aucunement atteinte aux valeurs fondamentales d’une société libre et démocratique. À l’instar de mon collègue, je ne suis pas prêt à accepter que toutes les classifications législatives doivent être rationnellement défendables devant les tribunaux. Une bonne partie de la formulation des politiques en matière socio-économique ne relève tout simplement pas de la compétence institutionnelle des tribunaux : leur rôle est d’assurer une protection contre les empiétements sur des valeurs fondamentales et non de vérifier des décisions de principe.

Je conçois que ce n’est pas une mince tâche que de distinguer ce qui est fondamental de ce qui ne l’est pas et que, dans ce contexte, il puisse se révéler nécessaire d’examiner d’obscures théories de l’égalité. Par exemple, il se peut fort bien qu’une différenciation d’individus ou de groupes par une loi ou un gouvernement s’avère tellement injuste pour un individu ou un groupe et tellement dénuée de tout lien rationnel avec un objectif légitime de l’État qu’elle viole le principe de l’égalité devant la loi et dans la loi et justifie ainsi une intervention conformément à l’art. 15. Pour ces motifs, je pense qu’il est préférable à cette étape de l’évolution de la Charte de laisser la question en suspens. Je sais qu’aux États-Unis, où le juge Holmes a qualifié la disposition sur l’égalité de protection qu’on y trouve [traduction] d’« argument constitutionnel de dernier ressort » (Buck v. Bell, 274 U.S. 200 (1927), à la p. 208), les tribunaux hésitent énormément à intervenir dans les décisions législatives. Néanmoins, comme je l’ai affirmé, il peut y avoir des cas où elle constitue effectivement le dernier recours constitutionnel visant à protéger l’individu contre une injustice fondamentale. À supposer que les tribunaux puissent, en vertu de l’art. 15, intervenir au-delà des politiques traditionnelles et analogues de non-discrimination analysées par mon collègue, il convient de répéter que, pour des considérations de fonctions et de ressources institutionnelles, les tribunaux devraient hésiter au plus haut point à remettre en question les choix législatifs et gouvernementaux dans ces domaines[16]. [Je souligne.]

La démarche adoptée par la Cour suprême est conforme au point de vue qu’elle avait exprimé et selon lequel il y aurait peut-être lieu de rechercher en dehors des dispositions contestées le désavantage au regard de l’article 15 et que, par conséquent, pour se prononcer sur une plainte de discrimination fondée sur l’article 15, un tribunal doit se pencher non seulement sur le texte contesté et que l’on prétend contraire à la Charte, mais également sur les contextes social, politique et juridique ayant donné lieu à cette différence de traitement. Dans l’arrêt R. c. Turpin, le juge Wilson dit :

Pour déterminer s’il y a discrimination pour des motifs liés à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, il importe d’examiner non seulement la disposition législative contestée qui établit une distinction contraire au droit à l’égalité, mais aussi d’examiner l’ensemble des contextes social, politique et juridique. Le juge McIntyre a souligné dans l’arrêt Andrews (à la p. 167) :

En effet, comme on l’a déjà dit, une mauvaise loi ne peut être sauvegardée pour la simple raison qu’elle s’applique également à ceux qu’elle vise. Pas plus qu’une loi sera nécessairement mauvaise parce qu’elle établit des distinctions.

En conséquence, ce n’est qu’en examinant le contexte général qu’une cour de justice peut déterminer si la différence de traitement engendre une inégalité ou si, au contraire, l’identité de traitement engendre, à cause du contexte particulier, une inégalité ou présente un désavantage. À mon avis, la constatation d’une discrimination nécessitera le plus souvent, mais peut-être pas toujours, de rechercher le désavantage qui existe indépendamment de la distinction juridique précise contestée[17].

Appliquant ces principes en l’espèce, je ne saurais dire—le dossier ne contenant d’ailleurs aucun élément permettant de l’affirmer—que les enfants, non mariés, de moins de 19 ans appartiennent à un groupe dont la « plainte », pour reprendre les paroles utilisées dans l’arrêt Swain par le juge en chef Lamer, « correspond à l’objectif général de l’art. 15, c’est-à-dire corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne ».

Je pourrais ajouter qu’il n’appartient pas à notre Cour de se livrer à des conjectures sur ce problème des stéréotypes, des désavantages historiques ou des préjugés politiques ou sociaux. C’est au demandeur qu’il appartient, au regard de l’article 15, de déposer les preuves permettant de démontrer l’existence de ce type de situation. Le fait que les requérants n’y parviennent pas suffira à voir rejeter leur demande. Ainsi qu’en a décidé le juge Cory dans l’arrêt MacKay c. Manitoba :

Un contexte factuel est d’une importance fondamentale dans le présent pourvoi. On ne prétend pas que c’est l’objet visé par la loi qui viole la Charte, mais ses conséquences. Si les conséquences préjudiciables ne sont pas établies, il ne peut y avoir de violation de la Charte ni même de cause. Le fondement factuel n’est donc pas une simple formalité qui peut être ignorée et, bien au contraire, son absence est fatale à la thèse présentée par les appelants[18].

D’ailleurs, lorsqu’on examine le contexte plus général afin de voir si la différence de traitement instituée par la disposition en cause entraîne effectivement une discrimination au sens de l’article 15, on se retrouve dans un environnement social, politique, juridique, budgétaire et économique complexe où, dans l’intérêt de l’État, le législateur tente de prélever des revenus afin de financer l’activité du gouvernement, tout en s’employant à atteindre l’équité entre les contribuables et à mettre en œuvre des politiques budgétaires et sociales qui n’ont rien à voir avec le prélèvement de revenus[19].

C’est dans ce contexte plus large qu’il faut examiner la disposition contestée afin de voir si la différence de traitement est discriminatoire en raison de l’inégalité ou du désavantage qu’elle entraîne.

Il ressort des éléments fournis à la Cour que la taxe sur les biens et services est régressive, comme toutes les taxes de vente, étant donné que plus le revenu est faible, plus le pourcentage du revenu reversé sous forme de taxe à la consommation est élevé. Toutes les grandes études menées par le gouvernement dans le domaine des taxes fédérales à la consommation ont relevé le caractère régressif de ce genre de taxe et souligné la nécessité d’établir des politiques et des programmes permettant de combattre cet effet[20].

Dans le Livre blanc publié par le gouvernement sur la Réforme de la taxe de vente, l’on trouve, sous le titre « Équité pour les particuliers et les familles », la constatation suivante :

L’argument fondamental qui milite contre le recours aux taxes générales de vente pour obtenir d’importantes recettes publiques a toujours été le fardeau disproportionné qu’elles font peser sur les consommateurs à revenu modeste. Deux méthodes sont possibles pour compenser cet effet dans le contexte d’une taxe multi-stades : permettre la vente détaxée de certaines catégories de produits ou réduire leurs taux de taxation; ou offrir des crédits d’impôt remboursables aux personnes nécessiteuses[21].

D’ailleurs, à l’époque de la Commission Carter[22], on recommandait l’instauration de crédits d’impôt qui pourraient être défalqués du montant de l’impôt dû par un particulier. Il était de plus prévu que, lorsque le crédit dépassait le montant d’impôt dû par une personne donnée, les autorités fiscales effectueraient un paiement à l’intéressé.

Il ne faut pas sous-estimer l’ampleur des moyens nécessaires pour instaurer un crédit d’impôt remboursable. En 1978, après un examen minutieux des diverses solutions qui s’offraient alors, le ministère des Finances conclut à la possibilité de définir un crédit d’impôt remboursable fondé sur le revenu en retenant l’une des quatre unités susceptibles d’en bénéficier : le particulier, le principal salarié de la famille, le principal salarié et son conjoint, ou la famille elle-même. Le ministère des Finances conclut également que la solution à retenir dépendrait des objectifs assignés au crédit en question et du compromis à effectuer entre les solutions qui, d’une part, permettraient à certains groupes d’en bénéficier à tort et celles qui, d’autre part, créeraient un surcroît de complications, à la fois pour les bénéficiaires à faible revenu, tenus de remplir des déclarations d’impôt, et, aussi, pour les personnes chargées d’administrer le programme. Voici un extrait de l’étude de faisabilité effectuée à l’époque qui expose les solutions possibles et les inconvénients de chacune :

4.   CRÉDITS D’IMPÔT REMBOURSABLES FONDÉS SUR LE REVENU

Caractéristiques générales

Il est possible de faire varier le montant du crédit d’impôt remboursable selon le revenu de telle ou telle unité déclarante en établissant un rapport entre le crédit d’impôt et son revenu, et en réduisant le montant net du crédit à mesure que le revenu augmente. Les mêmes éléments doivent être définis dans le cas du crédit d’impôt remboursable simple et dans celui du crédit d’impôt remboursable fondé sur le revenu : critères d’admissibilité, unités déclarante et bénéficiaire, structure des prestations, fréquence de l’évaluation, et fréquence et mode de paiement ou de remise. Deux autres éléments s’ajoutent à cette liste : la définition du revenu et le problème du « cumul » dans la structure de l’avantage.

L’éventail des choix offerts pour ce qui est des éléments « conception », « évaluation » et « prestation » d’un crédit fondé sur le revenu est nettement lié à la façon dont ces éléments sont définis dans le régime fiscal. Plus la définition des éléments du crédit correspond aux définitions et aux notions fiscales actuelles, moins il est nécessaire d’apporter de modifications supplémentaires aux fins de l’administration du crédit. Toutefois, il se peut qu’on ne puisse atteindre une telle simplicité administrative qu’en sacrifiant la réalisation des objectifs d’un crédit fondé sur le revenu. Ces choix peuvent prendre une importance particulière dans le cas des éléments suivants : (i) l’unité déclarante; (ii) la définition du revenu; (iii) la fréquence de l’évaluation; et (iv) le barème de l’avantage et le cumul.

(1L’unité déclarante

Aux fins du crédit d’impôt fondé sur le revenu, quatre options s’offrent lorsqu’il s’agit de définir l’unité déclarante, d’où la valeur nette du crédit sera déterminée : le particulier, le principal salarié de la famille (conjoint dont le revenu est le plus élevé); le principal salarié et son conjoint; et tous les membres de la famille.

Le particulier : L’unité déclarante la plus simple est le particulier, celui-ci constituant présentement l’unité nominale au titre du régime d’impôt sur le revenu des particuliers. Par exemple, le crédit d’impôt sur les ventes, en Ontario, peut être réclamé par certaines personnes ayant 16 ans ou plus, résidant en Ontario le 31 décembre et n’étant pas déclarées comme personne à charge par un autre contribuable. L’adoption du particulier comme unité déclarante serait la plus compatible avec le régime fiscal actuel. Mais, dans le cas des programmes idéalement conçus en fonction des revenus de la famille, ce système aurait des effets fâcheux du fait que les particuliers à faible revenu toucheraient des prestations, même si le revenu total de la famille était très élevé (par exemple, le conjoint d’un millionnaire).

Le principal salarié ou le conjoint dont le revenu est le plus élevé : On pourrait pallier au problème que pose le « conjoint de millionnaire » en accordant le crédit d’impôt uniquement au conjoint dont le revenu est le plus élevé (le principal salarié). C’est la méthode utilisée en Ontario pour calculer le crédit d’impôt foncier. On pourrait, par exemple, définir un crédit remboursable fondé sur la famille dont le montant de prestation brut dépendrait uniquement du nombre de ses membres. Le montant du crédit brut serait alors réduit en fonction du revenu du conjoint ayant le revenu le plus élevé. Toutefois, ce genre d’examen du revenu pourrait encore être source d’injustices au niveau de la famille, puisque deux familles ayant un revenu global identique pourraient toucher un crédit d’un montant différent après examen du revenu, à cause de la répartition de celui-ci au sein de la famille. Une situation semblable existe, bien sûr, dans le régime d’impôt sur le revenu actuel, mais elle n’a causé aucune difficulté sérieuse.

Il faut reconnaître que Revenu Canada ne pourra pas déterminer quel est le conjoint ayant le revenu le plus élevé, à moins que les deux conjoints ne fassent (ou ne soient obligés de faire) une déclaration d’impôt, ou qu’un conjoint ne soit déclaré personne à charge par l’autre, et que la définition du revenu adoptée soit celle du revenu net. Toute considération portant sur la présente définition d’unité déclarante et les deux suivantes, sur un plan spécifiquement théorique, devra tenir compte de ce problème et en évaluer l’importance.

Le principal salarié et son conjoint : Une autre façon de définir le revenu de l’unité déclarante serait de considérer la somme des revenus du principal salarié et de son conjoint. Cette méthode pourrait encore amener le paiement non souhaitable de prestations à certaines familles dont les parents ont un revenu modeste et les enfants un revenu élevé. Comme dans le cas précédent, si l’on possède les renseignements voulus pour déterminer et vérifier lequel des conjoints a le revenu le plus élevé, il ne faudrait que peu d’opérations pour établir la somme de leurs revenus et utiliser ce chiffre aux fins de l’examen du revenu. Néanmoins, toute décision en vue de l’adoption d’une formule de « déclaration conjointe » aurait des répercussions très importantes sur le régime fiscal, tant au niveau conceptuel que du point de vue des complications administratives.

La famille : Enfin, l’unité déclarante pourrait être la famille elle-même, englobant les revenus des enfants. Il existe toutefois un certain nombre de définitions possibles de la famille. Selon l’esprit du crédit d’impôt remboursable pour enfant, la définition ne pourrait s’appliquer qu’aux enfants de 18 ans et moins. Quoi qu’il en soit, le principal problème posé par cette formule d’unité déclarante, par rapport à la précédente, est de savoir jusqu’à quel point la réduction du nombre de paiements non souhaitables justifierait l’adoption d’une formule de déclaration plus complexe, étant donné que la plupart des enfants âgés de moins de 17 ans n’ont pas de revenus importants. Néanmoins, il pourra sembler anormal qu’une famille à faible revenu reçoive un crédit pour un enfant dont le niveau de revenu exige qu’il fasse sa propre déclaration d’impôt.

En utilisant n’importe laquelle de ces formules, il est possible de définir un crédit d’impôt remboursable fondé sur le revenu. Le choix dépendra des objectifs particuliers visés par un crédit quelconque et du compromis qu’on fera entre les mesures à prendre pour éviter de verser des paiements non souhaitables et la complication accrue des opérations administratives et des modalités de déclaration[23]. [Je souligne.]

Avant d’adopter le crédit pour TPS, le Canada avait instauré un système de crédits d’impôt remboursables. Lors de l’adoption de la TPS, le système alors en vigueur offrait aux Canadiens à faible et moyen revenus des crédits de taxe à la consommation. Selon les éléments de preuve produits en première instance, il y avait un pourcentage élevé de personnes qui étaient admissibles à des crédits d’impôt remboursables et qui les demandaient; par exemple, ce pourcentage atteignait près de 90 % dans le cas du crédit d’impôt pour enfants.

Par conséquent, en recourant aux mécanismes déjà en place au sein du régime de déclaration d’impôt, l’idée était, au moyen du crédit pour TPS, d’identifier d’une manière efficace environ 8,7 millions de Canadiens à revenu faible et de leur redistribuer, chaque trimestre, environ 47,50 $ chacun (soit le crédit de base).

b)         L’âge en tant que caractéristique personnelle

En 1966, la Commission Carter avait recommandé que, aux fins de l’impôt, les enfants vivant chez leurs parents soient considérés comme faisant partie de l’unité familiale et que l’on adopte, pour les enfants à charge, une définition fondée sur l’âge. Elle avait proposé 21 ans comme âge limite. En termes non équivoques, et pour des raisons manifestement liées à une application efficace de la loi, la Commission a écarté, pour juger de la qualité d’enfants à charge, le critère de l’aide versée par les parents :

Nous proposons de ne jamais utiliser l’aide versée par les parents comme critère pour déterminer si le revenu d’un enfant doit être inclus dans le revenu de l’unité familiale ou en être exclus[24]. [Je souligne.]

On peut d’ailleurs facilement imaginer l’importance des coûts à encourir et le degré d’ingérence peu souhaitable s’il fallait déterminer, dans chaque cas, l’aide versée par les parents ainsi que la dépendance des enfants à leur égard. Dans un important article sur la fiscalité, le professeur Boris I. Bittker réaffirme la nécessité de définir clairement les groupes dont on entend renforcer le revenu, nous mettant en garde contre la difficulté, voire l’impossibilité, d’assurer une mise en œuvre efficace de dispositions fiscales contenant des membres de phrases, des catégories ou des classifications « mollasses ». D’après lui :

[traduction] Les lignes de démarcation les plus objectives sont celles qui sont fondées sur des caractéristiques juridiques telles le statut matrimonial, l’obligation de subvenir à l’entretien, ou le droit d’hériter. D’après le droit en vigueur, le principal facteur déterminant de la charge fiscale est le mariage, situation généralement dénuée d’ambiguïté. Dans une société qui, de plus en plus, met en cause la légitimité des distinctions juridiques traditionnelles, on est cependant tenté d’y substituer, pour tracer les lignes de démarcation du groupe dont on entend renforcer le revenu, certaines « réalités » sociales. Mais chaque écart par rapport aux définitions nettement tracées augmente les difficultés d’application. Si, par exemple, le taux d’imposition de deux personnes qui ne sont pas mariées dépend de leur cohabitation, comment le fisc pourra-t-il vérifier leurs conditions d’existence sans d’intolérables ingérences dans leur vie privée? Les efforts fournis par les travailleurs sociaux afin de refuser le versement de prestations de bien-être en appliquant la règle de « l’homme dans la maison » permet d’imaginer les difficultés qu’éprouverait le fisc pour vérifier la situation des contribuables afin de voir s’ils vivent ensemble ou non. Si, pour réduire ou éliminer le besoin de procéder à des enquêtes coûteuses et irritantes, on décide d’accepter, sans les vérifier, les descriptions de situation inscrites dans les déclarations d’impôt, on s’expose à de fortes pertes de revenu à cause de déclarations inexactes ce qui, chose qui peut être plus importante encore, heurtera la sensibilité sociale des contribuables consciencieux qui verront que le gouvernement admet de ne pas voir respecter ses propres règles. C’est pourquoi il ne paraît guère possible de renforcer le revenu d’un groupe si l’on ne fixe pas des lignes de démarcation très nettement définies et facilement vérifiables[25].

Devant les difficultés qu’il y avait à définir les paramètres de l’indépendance des enfants au sein de l’unité familiale, le législateur a adopté, comme le recommandait la Commission Carter, des critères fondés sur l’âge, ramenant cependant celui-ci à 19 ans pour en faire une norme objective correspondant plus étroitement à la réalité canadienne en ce qui concerne l’âge de l’enfance et l’âge adulte. Cette limite d’âge avait en outre l’avantage de correspondre à l’âge retenu par la communauté pour l’accès à un certain nombre de choses, dont l’alcool, le droit de voter et celui de conduire un véhicule automobile.

Pour l’avocat des requérants, si c’est à bon droit que l’on a retenu un critère d’âge pour le droit de vote, la conduite automobile et l’alcool, puisqu’il existerait, d’après lui, un lien logique entre l’âge et ces diverses activités, il n’y a pas lieu de retenir un tel critère aux fins du crédit remboursable pour TPS vu l’absence de tout lien rationnel entre l’âge et la richesse ou la pauvreté, ou entre l’âge et la situation financière. D’après lui, le crédit aurait dû être attribué non pas en fonction de l’âge mais en fonction du revenu et des dépenses.

L’article 15 de la Charte fait de l’âge un motif prohibé de discrimination. Cela dit, les tribunaux ont reconnu l’existence de différences notables entre la discrimination en raison de l’âge et les autres motifs de discrimination énumérés au paragraphe 15(1)[26]. Comme le juge La Forest l’a déclaré au sujet de l’âge et de l’attribution de certains avantages :

La vérité est que, bien qu’il faille se méfier des lois qui ont des effets préjudiciables inutiles sur les personnes âgées en raison de suppositions inexactes quant aux effets de l’âge sur les capacités, il y a souvent des motifs sérieux de conférer des avantages à un groupe d’âge plutôt qu’à un autre dans la mise sur pied de grands régimes sociaux et dans la répartition des bénéfices[27].

J’estime, en l’espèce, que les requérants ont mal compris la nature du lien existant entre l’âge et l’attribution du crédit pour TPS. L’âge n’est pas invoqué comme critère afin de refuser l’avantage en question. Il permet, plutôt, de décider s’il est probable que l’enfant est à la charge de ses parents et s’il devrait, par conséquent, être compris ou non dans l’unité familiale aux fins de l’attribution de la prestation en cause. Tout cela est lié à l’état matrimonial et parental et possède un lien aussi bien logique que manifeste avec la question de savoir si l’enfant est à la charge de ses parents. La situation de famille est elle-même liée au revenu car l’admissibilité au crédit remboursable, et le montant de celui-ci, dépend du revenu de la famille.

Ainsi, s’agissant de décider si l’enfant est ou non à la charge de ses parents, l’âge constitue un facteur tout à fait pertinent. Hormis de rares exceptions, c’est le facteur qui s’applique—et qui est effectivement appliqué—le plus souvent, le plus aisément et le plus équitablement pour délimiter l’unité familiale aux fins de l’attribution de certains avantages.

S’il est vrai qu’en matière d’emploi, ou dans le cas des personnes âgées, l’âge a parfois donné lieu à des stéréotypes et à des préjugés[28], les éléments produits devant la Cour canadienne de l’impôt et devant cette Cour ne permettent de conclure à aucun préjudice résultant du fait de définir les personnes à la charge de la famille en fonction de leur âge.

La disposition législative contestée est-elle discriminatoire par son objet même?

Ainsi que l’a affirmé le juge de la Cour de l’impôt et que le démontre la preuve, le crédit pour TPS n’est pas un programme fiscal mais un programme de prestation sociale. L’article 122.5 n’avait pas pour objet d’imposer des charges à l’ensemble des contribuables et d’opérer une discrimination à l’encontre de certains d’entre eux. Au contraire, il s’agissait de pallier l’effet défavorable qu’aurait inévitablement sur les Canadiens à faible revenu une taxe régressive telle que la taxe sur les produits et services. L’article 122.5 est d’ordre correctif et le simple fait que ce caractère ne soit pas suffisamment accentué aux yeux des requérants ne suffit pas à le faire déclarer inconstitutionnel au regard de l’article 15 de la Charte.

La disposition législative contestée est-elle discriminatoire au niveau de ses effets?

Pour trancher l’allégation de discrimination formulée par les requérants, j’ai longuement examiné les éléments de preuve produits devant la Cour afin de situer correctement la disposition contestée dans son contexte social, politique et juridique et de voir si, effectivement, la présumée différence de traitement entraînait une inégalité ou donnait lieu à un désavantage contraire à l’article 15. Rien dans le dossier ne me porte à penser que la disposition en cause aurait pour effet de renforcer des désavantages ou de favoriser des stéréotypes.

L’article 122.5 de la Loi visait à redresser l’injustice d’une imposition régressive et le législateur a dû envisager les diverses solutions et les divers moyens permettant d’y parvenir. En fin de compte[29], on a opté pour un régime qui permettrait le mieux de parvenir à l’équité voulue, compte tenu des exigences pratiques liées à la mise en œuvre du programme ou de la mesure en question et ce de la manière la plus économique possible. Il est clair que ce long processus de sélection porta à préférer une méthode, donc à écarter les autres, avec comme résultat inévitable que certains contribuables estiment qu’une autre solution aurait été pour eux plus avantageuse, l’inverse étant, bien sûr, également vrai.

Recherchant une solution équitable au caractère régressif de la TPS, c’est à bon droit que le législateur a décidé d’accorder certains avantages aux personnes les plus touchées par cette nouvelle taxe, c’est-à-dire les Canadiens à faible revenu et leurs familles.

Vu que les éléments de preuve établissent le caractère réparateur de la disposition contestée, étant donné aussi le contexte dans lequel cette disposition est appelée à fonctionner et les contraintes qui marquent normalement la mise en œuvre d’un programme de prestations de cette nature, je ne saurais dire que le choix retenu en fin de compte par le législateur crée, par ses effets, une différence de traitement discriminatoire et préjudiciable dont les requérants peuvent à juste titre se plaindre. La mesure en question tranche effectivement le nœud gordien en créant des distinctions entre les enfants à charge et les enfants qui ne sont pas à charge, les premiers étant compris dans l’unité familiale et recevant, par ce biais, le crédit d’impôt remboursable, les deuxièmes étant considérés, au même titre que d’autres personnes vivant indépendamment, comme une unité fiscale distincte et recevant eux-mêmes, à ce titre, le crédit en question.

À mon avis, les requérants n’ont pas réussi à démontrer l’existence d’un préjugé ou d’un stéréotype. J’estime, par ailleurs, pour reprendre les propos du juge La Forest dans l’arrêt Andrews, précité, qu’on ne saurait conclure en l’espèce à une injustice fondamentale ou affirmer que la disposition contestée s’avère tellement injuste pour un individu ou un groupe, et tellement dénuée de tout lien rationnel avec un objectif légitime de l’État, qu’elle viole le principe de l’égalité devant la loi et dans la loi et justifie ainsi une intervention conformément à l’article 15. En un mot, l’article 122.5 de la Loi crée effectivement une distinction, mais celle-ci n’est pas discriminatoire au sens de l’article 15 de la Charte.

Il y a lieu, en conséquence, de rejeter ces demandes de contrôle judiciaire.

Le juge Robertson, J.C.A. : J’en conviens.



[1] [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 168.

[2] [1989] 1 R.C.S. 1296, à la p. 1332.

[3] MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, à la p. 366, le juge Cory.

[4] Aux fins du crédit pour TPS, voici comment est défini, à l’art. 122.5 de la Loi, ce qu’on entend par un « particulier admissible » :

122.5

« particulier admissible » Particulier—à l’exclusion d’une fiducie—qui, à la fin de décembre d’une année d’imposition, réside au Canada et est marié, est père ou mère d’un enfant ou a au moins 19 ans.

« personne à charge admissible » S’agissant de la personne à charge admissible d’un particulier pour une année d’imposition :

a) personne pour laquelle le particulier ou son proche admissible pour l’année a seul demandé une déduction en application de l’article 118 pour l’année;

b) enfant du particulier vivant avec celui-ci à la fin de l’année.

La présente définition exclut :

c) un particulier admissible pour l’année

d) le proche admissible d’un particulier pour l’année;

e) la personne à l’égard de laquelle un autre particulier est réputé avoir payé un montant pour l’année en application du présent article.

« proche admissible » S’agissant du proche admissible d’un particulier pour une année d’imposition, la personne qui est soit le conjoint du particulier, soit le père ou la mère d’un enfant du particulier qui est une personne à charge admissible de celui-ci, à condition que la personne et le particulier soient de sexe opposé et ne vivent pas séparément à la fin de l’année pour cause d’échec du mariage ou d’une union conjugale.

Voir L.C. 1990, ch. 45, art. 48.

[5] Colleen Sheppard, « Equality in Context : Judicial Approaches in Canada and the United States » (1990), 39 RD UN-B 111, à la p. 115.

[6] « The Charter and the Taxation of Women » (1990), 22 R.D. Ottawa 625, à la p. 632.

[7] Brushaber v. Union Pacific R. R., 240 U.S. 1 (1916), à la p. 24. Voir également l’article de Faye Woodman, précité, note 3, à la p. 631.

[8] 426 U.S. 229 (1976), à la p. 248.

[9] Regan v. Taxation with Representation of Washington, 461 U.S. 540 (1983), aux p. 547 et 548.

[10] Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, à la p. 753.

[11] Voir, comme exemples récents, les arrêts Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695 et Thibaudeau c. M.R.N., [1994] 2 C.F. 189 (C.A.).

[12] [1991] 1 R.C.S. 933.

[13] Id., à la p. 992.

[14] [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 154. Voir également les propos du juge McIntyre, à la p. 180, où il cite en l’approuvant le jugement rendu par mon collègue le juge Hugessen dans l’affaire Smith, Kline & French Laboratories Ltd. c. Canada (Procureur général), [1987] 2 C.F. 359, aux p. 368 et 369 :

Dans la mesure où le texte de l’article 15 lui-même est visé, on peut voir s’il y a ou non de la « discrimination », au sens péjoratif de ce terme et si les catégories sont fondées ou non sur des motifs énumérés ou des motifs analogues à ceux-ci. L’examen porte en fait sur les caractéristiques personnelles de ceux qui prétendent avoir été traités de manière inégale. L’examen porte principalement sur les questions de stéréotype, de désavantage historique, en un mot, de préjudice et l’on peut même reconnaître que pour certaines personnes le terme égalité a un sens différent de ce qu’il a pour d’autres personnes.

[15] [1990] 3 R.C.S 229, aux p. 386 et 387.

[16] Précité, note 10, à la p. 194. Voir également Rudolf Wolff& Co. c. Canada, [1990] 1 R.C.S. 695, aux p. 700 et 701, le juge Cory écrivant :

Le juge McIntyre a établi la manière dont un tribunal doit aborder une allégation de violation du par. 15(1) dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143. Il a dit clairement, à la p. 182, que le plaignant qui invoque l’art. 15 « doit démontrer non seulement qu’il ne bénéficie pas d’un traitement égal devant la loi et dans la loi, ou encore que la loi a un effet particulier sur lui en ce qui concerne la protection ou le bénéfice qu’elle offre, mais encore que la loi a un effet discriminatoire sur le plan législatif ». Les appelantes n’ont satisfait à aucune de ces exigences.

[17] [1989] 1 R.C.S. 1296, aux p. 1331 et 1332. Voir également Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, aux p. 756 et 757.

[18] [1989] 2 R.C.S 357, à la p. 366.

[19] Voir Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536, aux p. 574 à 576, le juge Estey. Voir également l’énoncé de ces objectifs dans le document intitulé Réforme fiscale 1987 : Réforme de l’impôt direct, Livre blanc préparé par le ministre des Finances, 18 juin 1987, aux p. 1 et 2.

[20] Voir le Rapport de la Commission royale des relations entre le Dominion et les provinces, volume 1, Canada : 1867-1939, rendu public en 1940, aux p. 213 et 214; Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité, tome 2, 1966, à la p. 270, tome 5, aux p. 3, 4, 78, connu sous le nom de Commission Carter; Rapport du Comité d’examen de la taxe fédérale de vente, mai 1983, à la p. 52; Taxe sur les produits et services : document technique, Ministère des Finances, août 1989, à la p. 8.

[21] Réforme fiscale 1987 : Réforme de la taxe de vente, Ministère des Finances, 18 juin 1987, à la p. 48.

[22] Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité, Les taxes de vente et l’administration générale de l’impôt, tome 5, 1966, aux p. 68 et 88.

[23] Intégration au régime fiscal des prestations des programmes sociaux : Document de travail sur la possibilité d’intégration, ministère des Finances, novembre 1978, aux p. 16 à 18.

[24] Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité, tome 3, L’imposition du revenu, 1966, à la p. 155.

[25] Boris I. Bittker, « Federal Income Taxation and the Family » (1975), 27 Stan. L. Rev. 1389, à la p. 1399.

[26] McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 299, à la p. 297. Voir également les propos du juge Cory dans l’affaire Dickason c. Université de l’Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103, aux p. 1132 et 1133.

[27] McKinney, ibid.

[28] Voir McKinney c. Université de Guelph, précité, note 23, où l’on avait refusé de donner un emploi à quelqu’un en raison de son âge.

[29] Le système du crédit d’impôt remboursable fut adopté après de longues discussions et à l’issue d’un processus très consciencieux comprenant des recherches approfondies et des études fort bien documentées menées par des commissions royales et par divers experts du gouvernement, ainsi que d’importantes consultations publiques et privées et les audiences publiques du comité des Finances de la Chambre des communes.

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