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[1995] 2 C.F. 190

IMM-6067-93

Amador Franciso Pena Casetellanos, Natalia Monsievich, Irina Alvarez Monsievich et Natalia Pena Monsievich (requérants)

c.

Solliciteur général du Canada (intimé)

Répertorié : Casetellanos c. Canada (Solliciteur général) (1re inst.)

Section de première instance, juge Nadon—Toronto, 27 septembre; Ottawa, 15 décembre 1994.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle le statut de réfugié au sens de la Convention a été refusé à la femme et aux filles d’un réfugié au sens de la Convention — La femme est née dans une partie de l’U.R.S.S. qui est maintenant l’Ukraine — Elle est allée s’installer à Cuba et a conservé son passeport de l’U.R.S.S. — Elle n’est ni citoyenne cubaine, ni citoyenne ukrainienne — La Commission a commis une erreur en statuant qu’elle était citoyenne ukrainienne — Il n’est pas certain que la requérante pourrait devenir citoyenne ukrainienne — Les filles sont des citoyennes cubaines — Examen des notions d’unité de la famille, de famille en tant que groupe social et de persécution indirecte — La définition de réfugié au sens de la Convention ne doit pas être élargie pour incorporer la notion de l’unité de la famille — Bien que la famille constitue un groupe social, il doit exister un lien entre la persécution dont est victime l’un des membres de la famille et celle dont les autres membres de la même famille font l’objet — Rien ne permet de conclure que les filles ont été persécutées — En droit canadien, on ne peut étendre la portée du principe de la persécution indirecte pour tenir compte de considérations d’ordre économique.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la SSR a refusé de reconnaître le statut de réfugiées à la femme et aux filles de M. Casetellanos, un citoyen cubain qui s’était vu reconnaître le statut de réfugié sur le fondement de sa crainte d’être persécuté du fait de ses opinions politiques. Mme Natalia Monsievich est née dans la partie de l’U.R.S.S. qui est devenue l’Ukraine. Elle s’est installée à Cuba en 1974, mais a conservé son passeport de l’U.R.S.S. et n’a jamais été citoyenne de Cuba ou de l’Ukraine. Leurs deux filles ont la citoyenneté cubaine. La Commission a jugé que, selon la prépondérance des probabilités, Mme Monsievich était citoyenne de l’Ukraine et qu’elle pouvait se réclamer de la protection de cet État avant de pouvoir être admise au Canada à titre de réfugiée.

Les questions en litige étaient celles de savoir : (1) si la Commission avait eu tort de conclure que Mme Natalia Monsievich était citoyenne de l’Ukraine; (2) si la notion de l’unité de la famille est reconnue en droit canadien; (3) si la famille est actuellement reconnue comme un groupe social pour l’application de la définition de réfugié au sens de la Convention; (4) quelle est l’étendue de la notion de persécution indirecte et si cette notion s’applique en l’espèce.

Jugement : la demande de Mme Monsievich doit être accueillie et celle des filles doivent être rejetée.

(1) La Commission a eu tort en fait et en droit en statuant que Mme Monsievich était citoyenne ukrainienne. Elle n’est pas citoyenne de l’Ukraine et il n’est pas certain qu’elle pourra obtenir la citoyenneté ukrainienne sous le régime des règles de droit ukrainiennes actuelles qui régissent la citoyenneté.

(2) Le principe de l’unité de la famille ne s’applique pas aux requérantes. Ce principe veut que les personnes auxquelles est accordé le statut de réfugié ne soient pas séparées des membres les plus proches de leur famille, particulièrement lorsque des personnes à charge sont visées; ce principe concerne l’union des membres d’une famille. Le principe de l’unité de la famille n’est pas explicitement énoncé dans la Loi et on ne trouve pas de décision adoptant une position ferme sur cette question. La notion de l’unité de la famille est absente de la définition de réfugié au sens de la Convention contenue dans la Loi sur l’immigration. Rien ne justifie d’élargir cette définition. Le fait que l’alinéa 3c) de la Loi prévoie que l’un des objectifs visés par la Loi est de faciliter la réunion au Canada des citoyens canadiens et résidents permanents avec leurs proches parents ne suffit pas à donner le mandat à la Cour d’appliquer le principe de l’unité de la famille. La personne qui revendique le statut de réfugié a le fardeau de prouver qu’elle répond à la définition.

(3) Les requérantes ne peuvent justifier leur revendication en alléguant qu’elles sont des membres persécutés d’un groupe social. La cellule familiale constitue un groupe social protégé contre la persécution par la Loi. Mais il doit y avoir un lien bien défini entre la persécution dirigée contre l’un des membres de la famille et celle dont les autres membres de cette même famille sont victimes. Il n’y a aucun élément de preuve démontrant que les requérantes ont été victimes de persécution.

(4) Les requérantes ne peuvent invoquer le principe de la persécution indirecte pour obtenir le statut de réfugiées au sens de la Convention parce que ce principe, tel qu’il a été défini par le juge en chef adjoint Jerome dans l’arrêt Bhatti c. Canada (Secrétaire d’État), n’est pas reconnu en droit canadien en matière de réfugiés. La revendication du statut de réfugié doit établir un lien très clair entre le revendicateur et l’un des cinq motifs énumérés dans la définition de réfugié au sens de la Convention. Il n’est pas nécessaire, pour que le principe de la persécution indirecte s’applique, que le revendicateur ait été persécuté ou qu’il ait de bonnes raisons de craindre d’être persécuté. La persécution indirecte résulte du fait que le revendicateur est malgré lui témoin de gestes violents dirigés contre d’autres membres du groupe social auquel il appartient. Le juge en chef adjoint Jerome a déclaré que l’on pouvait étendre la portée du principe de la persécution indirecte au-delà des motifs traditionnels de persécution et l’étendre aux cas de pertes de soutien économique ou social. Il est inadmissible d’étendre ainsi la portée de ce principe, étant donné que la perte de soutien économique, monétaire ou émotif ne constitue pas l’un des motifs justifiant l’octroi du statut de réfugié au sens de la Convention.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, le 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) « personne à charge » (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 1), « réfugié au sens de la convention » (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1), 3c), 46.04 (édicté, idem, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 38).

Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, art. 2(1) (mod. par DORS/92-101, art. 1).

JURISPRUDENCE

DÉCISION ÉCARTÉE :

Bhatti c. Canada (Secrétaire d’État), [1994] F.C.J. no 1346 (1re inst.) (QL).

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; (1993), 103 D.L.R. (4th) 1; 153 N.R. 321; Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680 (1989), 57 D.L.R. (4th) 153 (C.A.); Requena-Cruz c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, dossier no 83-10559, jugement en date du 8-2-84, C.A.I.; Rizkallah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 156 N.R. 1 (C.A.F.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 314 (1993), 19 Imm. L.R. (2d) 81 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Keyakumaran c. Canada (1994), 74 F.T.R. 64 (1re inst.); Mohamed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 1590 (C.A.) (QL); Moore c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, dossier no 78-3016, jugement en date du 6-12-78, C.A.I.

DÉCISIONS CITÉES :

Gonzalez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 14 Imm. L.R. (2d) 51; 129 N.R. 396 (C.A.F.); Taheri c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] F.C.J. no 389 (C.A.) (QL); Al-Busaidy c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 16 Imm. L.R. (2d) 119; 139 N.R. 208 (C.A.F.).

DOCTRINE

Helton, Arthur C. « Persecution on Account of Membership in a Social Group as a Basis for Refugee Status » (1983), 15 Colum. Hum. Rts. L. Rev. 39.

Nations Unies. Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guides des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés. Genève, septembre 1979.

Conférence de plénipotentiaires des Nations Unies sur le statut des réfugiés et des apatrides, U.N. Doc. A/CONF.2/SR.3.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision (S. (K.E.) (Re), [1993] C.R.D.D. no 303 (QL)) par laquelle la SSR a statué que la femme et les filles d’un réfugié au sens de la Convention n’étaient pas des réfugiées au sens de la Convention. La demande est accueillie en ce qui concerne la femme, mais est rejetée en ce qui concerne les filles.

AVOCATS :

Stuart Beverley Scott pour les requérants.

Mark M. Persaud pour l’intimé.

PROCUREURS :

Stuart Beverley Scott, Toronto, pour les requérants.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Nadon : La présente demande de contrôle judiciaire d’une décision de la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), rendue le 28 septembre 1993 [[1993] C.R.D.D. no 303 (QL)], soulève plusieurs questions intéressantes concernant la famille et son importance en droit canadien en matière de réfugiés.

I.          Les faits

Mme Natalia Monsievich et ses deux filles, Irina et Natalia, actuellement âgées de dix-neuf et de six ans, respectivement, sont entrées au Canada par Gander (Terre-Neuve) le 3 septembre 1992, en compagnie de M. Amador Pena Casetellanos, l’époux de madame et le père d’Irina et Natalia. Ils revenaient du pays d’origine de la mère, l’Ukraine, où ils étaient partis en vacances, lorsqu’ils ont décidé de descendre de l’avion qui allait à Cuba pendant un arrêt de ravitaillement de routine, et de présenter une demande de statut de réfugié aux autorités canadiennes.

M. Casetellanos s’est vu reconnaître le statut de réfugié aux termes de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi), et ce, en vertu de la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire. Il est citoyen cubain tout comme ses filles, qui sont également parties à la présente affaire, à titre de requérantes. M. Casetellanos revendiquait le statut de réfugié parce qu’il craignait d’être persécuté en raison de ses opinions politiques, qui sont contraires aux positions du gouvernement cubain. Il semble que dans la foulée du réveil de l’Union des républiques socialistes soviétiques (l’U.R.S.S.), survenu à la faveur de la glasnost, M. Casetellanos aurait tenté de propager les principes de celle-ci auprès de ses collègues du ministère des Transports cubain. Ses agissements lui ont valu d’être rétrogradé, et deux accidents de voiture suspects l’ont amené à croire que des agents du gouvernement attentaient à ses jours.

En ce qui concerne Mme Monsievich et ses deux filles, la situation n’est pas aussi claire étant donné qu’il n’y a aucun élément de preuve montrant qu’elles se sont fait persécuter ne serait-ce qu’une seule fois par les autorités cubaines, ou par qui que soit d’autre.

Mme Monsievich est née en Ukraine en 1951, et est allée vivre en permanence à Cuba après avoir épousé M. Casetellanos en 1974. Là-bas elle a obtenu un permis spécial (renouvelable tous les cinq ans) grâce auquel elle a pu demeurer à Cuba, mais elle n’a jamais pu devenir citoyenne de ce pays. Pendant toute cette période, elle a conservé son passeport de l’U.R.S.S. Elle n’a jamais été citoyenne ukrainienne, puisque cela était impossible sous le régime politique en place dans l’ex-U.R.S.S. Lorsqu’elle est arrivée au Canada, elle n’a déployé que peu d’efforts pour obtenir la citoyenneté ukrainienne, mais elle a néanmoins effectué plusieurs démarches en ce sens qui se soldèrent toutes par des refus de la part du consulat général de l’Ukraine à Toronto.

II.         Les questions en litige

Les quatre principales questions que nous devons examiner sont les suivantes :

1. La Commission a-t-elle eu tort de conclure que, selon la prépondérance des probabilités, Natalia Monsievich était citoyenne de l’Ukraine?

2. La notion de l’unité de la famille est-elle reconnue en droit canadien?

3. Aux fins de la définition d’un réfugié au sens de la Convention figurant dans la Loi, la famille est-elle actuellement reconnue comme un groupe social et, si oui, dans quelle mesure?

4. Quelle est l’étendue de la notion de persécution indirecte, et cette notion s’applique-t-elle en l’espèce?

Les trois dernières questions se rapportent à la notion de famille et seront donc examinées ensemble.

III.        La nationalité de Mme Natalia Monsievich

La question de la nationalité de Mme Monsievich a été tranchée comme suit par la Commission :

[traduction] Après avoir entendu le témoignage de la demanderesse ainsi que les représentations de son avocat et de l’agent d’audience, le tribunal juge que, selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse est une ressortissante de l’Ukraine, et que sa revendication doit être examinée par rapport à l’Ukraine.

De l’avis du tribunal, la demanderesse aurait dû réclamer la protection de son pays de nationalité, avant de solliciter la protection internationale. Le fait qu’elle n’ait jamais tenté d’obtenir la citoyenneté ukrainienne lorsqu’elle se trouvait en Ukraine, même après qu’on lui eut dit que son passeport soviétique ne serait valide que pour son dernier voyage en Ukraine, incite le tribunal à conclure qu’elle ne s’est pas acquittée de son obligation de demander la protection de son pays de nationalité, ou qu’elle ne pouvait s’en prévaloir.

La Commission a jugé que la requérante était citoyenne de l’Ukraine et qu’elle devrait solliciter la protection de cet État avant de demander d’être admise au Canada à titre de réfugiée.

Mais lorsqu’on examine de plus près les faits entourant la présente affaire, on s’aperçoit que Mme Monsievich n’a jamais été citoyenne de l’Ukraine, et qu’aucun élément de preuve ne démontre non plus qu’elle pourrait le devenir si tel était son désir. Elle est née en Ukraine à une époque où ce pays était l’une des républiques fédérées de l’U.R.S.S. et elle n’avait donc officiellement à ce moment que la citoyenneté soviétique.

L’Ukraine est un pays indépendant depuis août 1991. Par conséquent, les lois et politiques qui s’appliquaient auparavant à la citoyenneté en U.R.S.S. sont désormais périmées. La citoyenneté ukrainienne est actuellement régie par une loi dont l’entrée en vigueur remonte au 8 octobre 1991. Une traduction non certifiée de cette Loi a été fournie à la Commission lors de la première audience. Cette Loi prévoit que toutes les personnes qui résidaient en Ukraine au moment de son adoption peuvent prétendre à la citoyenneté ukrainienne, à condition de ne pas être des ressortissants d’autres États. Mais la Loi devient un peu plus compliquée lorsqu’elle traite du cas des personnes qui n’habitent pas en Ukraine et qui veulent en obtenir la citoyenneté. Les dispositions suivantes de la [traduction] Loi sur la citoyenneté ukrainienne (Pravda Ukrainy, 14 novembre 1991 [FBIS-USR-91-962, 30 décembre 1991]) s’appliquent à la présente affaire :

[traduction] Article 2—Attribution de la citoyenneté ukrainienne

Est citoyen de l’Ukraine :

(2) quiconque travaille pour le compte de l’État, accomplit son service militaire ou étudie en dehors de l’Ukraine, s’il est né sur son territoire ou peut démontrer qu’il y a résidé en permanence, s’il n’est pas citoyen d’autres États et s’il exprime le désir de devenir citoyen de l’Ukraine au plus tard un an après l’entrée en vigueur de la présente loi.

Cet article établit clairement que Mme Monsievich est techniquement inapte, dès le départ, à devenir citoyenne de l’Ukraine, puisqu’elle ne fait pas partie de l’une des catégories de personnes habilitées à demander cette citoyenneté.

Les articles suivants s’appliquent aussi au présent cas :

[traduction] Article 17—Adoption de la citoyenneté ukrainienne

Les citoyens étrangers et les apatrides peuvent demander en leur nom la citoyenneté ukrainienne.

Les candidats à la citoyenneté de l’Ukraine devront :

(1) renoncer à toute citoyenneté étrangère;

(2) avoir résidé en permanence sur le territoire de l’Ukraine pendant les cinq années précédant le dépôt de leur demande; cette règle ne s’applique pas aux personnes ayant exprimé le désir d’acquérir la citoyenneté ukrainienne et qui sont nées sur son territoire, ou qui peuvent démontrer qu’au moins un de leurs parents, grands-pères ou grands-mères y est né et n’est pas citoyen d’autres États;

(3) connaître la langue ukrainienne suffisamment pour pouvoir se débrouiller dans des situations courantes;

(4) disposer de sources de revenus légales;

(5) reconnaître la constitution de l’Ukraine et s’y conformer.

Ces exigences pourront être contournées dans certains cas très particuliers avec la permission du président de l’Ukraine, en ce qui concerne les personnes ayant rendu des services exceptionnels à l’État ukrainien.

Article 29—Pouvoirs du président de l’Ukraine

Le président de l’Ukraine décide de :

(2) l’attribution de la citoyenneté ukrainienne à des citoyens d’autres pays et à des apatrides résidant à l’étranger qui lui soumettent une demande appropriée.

Tel qu’il découle des articles précités, Mme Monsievich devrait surmonter plusieurs obstacles pour obtenir la citoyenneté ukrainienne. L’ambiguïté des normes d’attribution est confirmée par la possibilité de s’adresser directement au président en dernier recours pour obtenir la citoyenneté (voir l’article 29).

La réponse sèche du consulat général de l’Ukraine qui figure dans une lettre datée du 20 juillet 1993 achève de convaincre la Cour que Mme Monsievich n’est pas assurée d’obtenir la citoyenneté ukrainienne. Cette lettre se lit comme suit :

[traduction] La présente vise à certifier que Mme MONSIEVICH Natalia, détentrice du passeport OK-II n°410422, n’est pas considérée comme une citoyenne de l’Ukraine aux termes de la Loi sur la citoyenneté ukrainienne, qui est entrée en vigueur le 13 novembre 1991, et qu’elle ne peut obtenir automatiquement la citoyenneté ukrainienne.

Le libellé sans équivoque de cette lettre confirme hors de tout doute que Mme Monsievich n’est pas citoyenne de l’Ukraine. Du reste, je trouve surprenant qu’aucun représentant du consulat général de l’Ukraine n’ait été appelé à la barre afin de témoigner à ce sujet pendant l’audience tenue par la Commission.

C’est pourquoi j’estime que la Commission a commis une erreur, en fait et en droit, en statuant que Mme Monsievich était citoyenne ukrainienne. Cette conclusion me suffit pour accueillir sa demande de contrôle judiciaire et déférer sa cause devant une formation de la commission constituée de nouveaux membres, qui entendra de novo sa revendication du statut de réfugié. Cette décision ne règle cependant pas la question du statut de ses deux filles.

IV.       Les questions relatives à la famille

A.        Les distinctions à établir entre les notions pertinentes

Les trois questions que nous examinerons se rapportent toutes d’une façon ou d’une autre à la famille en tant qu’unité. L’unité de la famille, la famille en tant que groupe social et la persécution indirecte sont trois notions qui peuvent paraître semblables, mais en fait elles diffèrent énormément.

L’unité de la famille est une notion renvoyant à l’« union » d’une famille, et non à une interprétation légaliste des principes du droit international en matière de réfugiés qui figurent dans la Loi. Il s’agit d’un principe qui ne s’applique qu’à compter du moment où tous les membres d’une famille requérante se trouvent déjà en sol canadien, alors que la politique en matière de réunion des familles ne comporte pas une telle exigence. On ne doit pas non plus le confondre avec le principe de la reconnaissance de la famille comme groupe social aux fins de la définition d’un réfugié au sens de la Convention, puisqu’il n’est pas nécessaire de démontrer que des actes de persécution ont été commis en tant que tels pour pouvoir invoquer l’unité de la famille.

Afin qu’une famille puisse être considérée comme un groupe social, il faut que la victime se soit fait persécuter à titre de membre de cette famille. Citons par exemple le cas d’un fils de révolutionnaire qui se ferait régulièrement arrêter et harceler par les autorités à cause, tout simplement, des allégeances politiques de son père.

La persécution indirecte, en revanche, tel que son nom l’indique, est un motif un peu moins formel que ceux que doit habituellement invoquer un demandeur revendiquant le statut de réfugié au sens de la Convention. Pour qu’il y ait persécution indirecte il n’est pas nécessaire que le demandeur se soit fait persécuter comme tel, et c’est pourquoi on peut avancer que ce type de « persécution » est beaucoup trop lointain pour être visé par la définition d’un réfugié au sens de la Convention figurant dans la Loi.

B.        L’unité de la famille en tant que notion du droit canadien en matière de réfugiés

Le principe de l’unité de la famille veut que les personnes auxquelles est accordé le statut de réfugié ne soient pas séparées des membres les plus proches de leur famille, particulièrement lorsque des personnes à charge sont visées. Ce principe concerne donc l’union des membres d’une famille.

À l’heure actuelle, la valeur de ce principe est très incertaine en droit canadien, et il n’est pas explicitement énoncé dans la Loi. On ne trouve pas non plus de décision adoptant une position ferme sur cette question. La décision Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 314(C.A.), à la page 325; sert souvent de source jurisprudentielle quand vient le moment de défendre le point de vue selon lequel l’unité de la famille est un principe clairement reconnu du droit canadien relatif aux réfugiés :

La Commission a également eu tort dans le traitement qu’elle a réservé à l’appelante mineure. En tant qu’enfant mineure à la charge de Mme Cheung, Karen Lee peut également prétendre à un tel statut compte tenu du principe de l’unité familiale. De plus, si on renvoyait Karen Lee en Chine, elle ferait l’objet, personnellement, d’une discrimination si concertée et si grave, dont la privation de soins médicaux, d’instruction et de chances d’emploi et même de nourriture, qu’elle s’assimilerait à la persécution. On l’a décrite de façon poignante comme une [traduction] « personne du marché noir » qui se voit refuser les droits ordinaires dont bénéficient les enfants chinois. En tant que telle, elle est membre d’un groupe social, c’est-à-dire le groupe des seconds enfants. Karen Lee a déjà connu certaines privations, et elle pourrait être persécutée de nouveau si on la renvoyait en Chine. [Non souligné dans l’original.]

Il est évident, dans cette décision, que la Cour a jugé que la requérante mineure était principalement admissible au statut de réfugié parce qu’elle avait été victime de discrimination en tant que membre du groupe social des seconds enfants, et non pas en vertu du principe de l’unité de la famille. Étant donné, par ailleurs, que la Cour n’a rien révélé au sujet des considérations qui l’avaient amenée à conclure que le principe de l’unité de la famille existait et qu’il devait être appliqué, on doit donc distinguer la présente affaire de la décision Cheung, dans la mesure où on ne peut affirmer que celle-ci établit le principe de l’unité de la famille.

Nul ne saurait dire si ce principe est véritablement reconnu en droit canadien, tel que le révèlent les décisions Keyakumaran c. Canada, (1994), 74 F.T.R. 64 et Bhatti c. Canada (Secrétaire d’État), [1994] F.C.J. no 1346 (QL), qui émanent de la Section de première instance de la Cour fédérale. Dans ces deux causes, la Cour a fondé sa décision sur des motifs autres que l’unité de la famille, ce qui lui évitait de devoir traiter de ce principe. Dans l’affaire Mohamed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 1590 (C.A.) (QL), la Cour s’est posée la question de savoir si le requérant pouvait être admis en vertu du principe de l’unité de la famille. Mais aucune décision n’a pu être citée relativement à l’applicabilité de ce principe.

La notion de l’unité de la famille provient du chapitre VI du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés (le Guide) (Nations Unies, Genève, 1979), publié par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Les paragraphes 182 à 185 du Guide sont le fruit de discussions menées lors de la Conférence de plénipotentiaires des Nations Unies sur le statut des réfugiés et des apatrides (compte rendu sommaire du Troisième Congrès, tenu au Palais des Nations, à Genève, le mardi 3 juillet 1951; U.N. Doc. A/CONF.2/SR.3). Ils se lisent comme suit :

182. L’Acte final de la Conférence qui a adopté la Convention de 1951 :

« Recommande aux gouvernements de prendre les mesures nécessaires pour la protection de la famille du réfugié et en particulier pour :

1) Assurer le maintien de l’unité de la famille du réfugié, notamment dans le cas où le chef de la famille a réuni les conditions voulues pour son admission dans un pays;

2) Assurer la protection des réfugiés mineurs, notamment des enfants isolés et des jeunes filles, spécialement en ce qui concerne la tutelle et l’adoption. »

183. La Convention de 1951 n’a pas introduit le principe de l’unité de la famille dans la définition du terme « réfugié ». Cependant, la recommandation figurant dans l’Acte final de la Conférence—qui est reproduite ci-dessus—est observée par la majorité des États, qu’ils soient ou non parties à la Convention de 1951 ou au Protocole de 1967.

184. Lorsque le chef de famille satisfait aux critères énoncés dans la définition, les membres de la famille qui sont à sa charge se voient généralement reconnaître le statut de réfugié, selon le principe de l’unité de la famille. Il est évident, toutefois, qu’un membre de la famille ne doit pas se voir reconnaître formellement le statut de réfugié si cela est incompatible avec sa situation juridique personnelle. Ainsi, l’intéressé peut avoir la nationalité du pays d’asile ou d’un autre pays et il peut jouir de la protection de ce pays. Dans ce cas, il n’y a pas lieu de lui accorder le statut de réfugié.

185. Quant aux membres de la famille au profit desquels peut jouer le principe de l’unité de la famille, il faut au moins inclure parmi eux le conjoint et les enfants mineurs. Dans la pratique, d’autres personnes à charge—par exemple les parents âgés—d’un réfugié sont normalement incluses dans sa famille si elles font partie de son ménage. Par contre, si le chef de famille n’est pas un réfugié, rien n’interdit à un membre de la famille qui est à sa charge, lorsqu’il peut invoquer de son propre chef des raisons valables, de demander la reconnaissance de son statut de réfugié en vertu de la Convention de 1951 ou du Protocole de 1967. En d’autres termes, le principe de l’unité de la famille joue en faveur des personnes à charge, mais non pas contre elles. [Non souligné dans l’original.]

La notion de l’unité de la famille est absente de la définition de réfugié au sens de la Convention à laquelle le Canada souscrit en tant que signataire de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (adoptée à Genève le 28 juillet 1951), [1969] R.T. Can. 1969, no 6.

La définition de « réfugié au sens de la Convention » figurant au paragraphe 2(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1] de la Loi se lit comme suit :

2. (1) …

« réfugié au sens de la Convention » Toute personne :

a) qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner;

b) n’a pas perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en application du paragraphe (2).

Il est bien évident que le principe de l’unité de la famille n’est pas mentionné dans la définition actuelle de réfugié au sens de la Convention. Afin d’appliquer ce principe en l’espèce, je devrais donc élargir cette définition, mais rien ne le justifierait.

Bien que cette définition ne fasse pas non plus mention du principe de la réunion des familles, la Loi reconnaît d’une certaine manière que cette notion devrait intervenir dans l’examen d’une demande du statut de réfugié. L’alinéa 3c) de la Loi, en particulier, prévoit que l’un des objectifs visés par la Loi et son Règlement [Règlement sur l’immigration de 1978], DORS/78-172, est « de faciliter la réunion au Canada des citoyens canadiens et résidents permanents avec leurs proches parents de l’étranger ». Mais cela ne suffit pas à donner pour mandat à la Cour d’appliquer le principe de l’unité de la famille.

Les requérants soutiennent que les paragraphes 182 à 185 du Guide ont pour effet d’introduire, ce principe en droit canadien. La Cour suprême du Canada s’est penchée sur la question de l’applicabilité du Guide aux procédures concernant des réfugiés, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, aux pages 713 et 714, où l’on peut notamment lire ce qui suit :

L’historique de la rédaction de la Convention ne permet peut-être pas vraiment de justifier l’exclusion de la complicité de l’État de l’interprétation de l’expression « réfugié au sens de la Convention », mais d’autres sources étayent cette exclusion d’une façon plus convaincante. Sur ce point, on cite souvent le paragraphe 65 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du HCNUR (« Guide du HCNUR »). Bien qu’il ne lie pas officiellement les États signataires, ce guide a été approuvé par les États membres du comité exécutif du HCNUR, dont le Canada, et les tribunaux des États signataires se sont fondés sur lui. [Non souligné dans l’original.]

En d’autres termes, même si l’on estime que les paragraphes 182 à 185 établissent la notion de l’unité de la famille, ils ne s’appliquent pas obligatoirement et n’ont qu’un effet persuasif. La personne qui revendique le statut de réfugié a le fardeau de prouver qu’elle est visée par la définition, c’est-à-dire qu’elle a de bonnes raisons de craindre d’être persécutée pour l’un des motifs qui y sont énumérés (voir Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680(C.A.)). Par conséquent, le principe de l’unité de la famille ne peut être appliqué au cas des requérantes.

C.        La famille en tant que « groupe social »

Afin d’être considérée comme un réfugié au sens de la Convention, une personne doit appartenir à l’une des cinq catégories énumérées au paragraphe 2(1) de la Loi. L’appartenance à un groupe social constitue la clause omnibus de cette disposition définitionnelle. Voici ce que Arthur C. Helton déclare à ce sujet dans son article intitulé « Persecution on Account of Membership in a Social Group as a Basis for Refugee Status » (1983), 15 Colum. Hum. Rts. L. Rev. 39, aux pages 45 et 51 :

[traduction] L’intention des auteurs de la Convention relative aux réfugiés n’était pas de redresser les torts subis par les groupes sociaux victimes de persécutions antérieures, mais bien de soustraire des gens à des injustices ultérieures. La catégorie du « groupe social » était destinée à devenir une catégorie omnibus qui pourrait viser tous les types de persécutions auxquels un despote imaginatif pourrait songer et tous les motifs qu’il pourrait concevoir pour s’y livrer.

Parmi les groupes sociaux qui pourraient raisonnablement être visés par la définition, citons à titre d’exemples « la famille, la parenté, les ethnies, les habitants ou résidents d’un territoire, les groupes d’âge, les membres d’un même sexe, les formations politiques et gouvernementales, les groupes linguistiques et religieux, les classes sociales, les associations professionnelles, récréatives, commerciales, nationales et scientifiques, les sociétés de bienfaisance, les assureurs, les enseignants, les sociétés honorifiques et savantes, [etc.] » … La caractéristique fondamentale du « groupe social, c’est qu’il peut être défini d’ »autant [de façons] qu’on juge utile de le faire » …

La notion de « groupe social » est donc très large et elle peut englober plusieurs types d’associations de personnes. À cet égard, l’arrêt Ward précité de la Cour suprême du Canada fait autorité. Le juge La Forest y précise les nouveaux critères retenus pour définir le « groupe social » (à la page 739) :

Le sens donné à l’expression « groupe social » dans la Loi devrait tenir compte des thèmes sous-jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination qui viennent justifier l’initiative internationale de protection des réfugiés. Les critères proposés dans Mayers [(1992), 97 D.L.R. (4th) 729], Cheung [[1993] 2 C.F. 314 et Matter of Acosta [décision provisoire 2986, 1985 WL 56042 (B.I.A.)], précités, permettent d’établir une bonne règle pratique en vue d’atteindre ce résultat. Trois catégories possibles sont identifiées :

(1) les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;

(2) les groupes dont les membres s’associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu’ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association; et

(3) les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.

La première catégorie comprendrait les personnes qui craignent d’être persécutées pour des motifs comme le sexe, les antécédents linguistiques et l’orientation sexuelle, alors que la deuxième comprendrait, par exemple, les défenseurs des droits de la personne. La troisième catégorie est incluse davantage à cause d’intentions historiques, quoiqu’elle se rattache également aux influences antidiscriminatoires, en ce sens que le passé d’une personne constitue une partie immuable de sa vie.

Parmi ces associations et ces groupes sociaux, l’unité la plus serrée et la plus évidente qui nous vient à l’esprit est la famille. Cela est encore plus vrai dans le cas de la famille immédiate, soit les fils, filles et parents d’une personne, ainsi que toute autre personne à laquelle elle est unie par les liens du sang et avec laquelle elle réside en permanence. Il est absolument indéniable que l’unité familiale constitue un groupe social protégé contre la persécution par la Loi.

La famille est reconnue comme groupe social dans la jurisprudence. Dans Requena-Cruz c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (8 février 1984), dossier no 83-10559, la Commission d’appel de l’immigration déclare ce qui suit à la page 3 :

[traduction] Cette demande, fondée sur l’appartenance à un groupe social, soulève la question de savoir si une famille peut être considérée comme un groupe social aux fins de la Loi sur l’immigration de 1976. Or tel est le cas, dans une certaine mesure. Dans certaines cultures, notamment en Amérique latine, dans certains pays africains et dans certains autres pays, cités à titre d’exemples, il est probable que l’on présumera qu’une personne endosse certains principes sociaux, religieux ou politiques tout simplement parce qu’un père, un oncle ou un autre membre en vue de sa famille est un défenseur notoire de ces principes.

L’existence de ce principe a été récemment confirmée par la Cour d’appel fédérale dans Gonzalez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 14 Imm. L.R. (2d) 51 et Taheri c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] F.C.J. no 389 (QL).

Il est évident que l’étendue du principe de l’assimilation de la famille à un groupe social n’est pas illimitée, tel qu’il est mentionné dans Requena-Cruz, précitée, à la page 4 :

[traduction] [C]haque affaire doit être jugée au fond, en fonction de la preuve soumise.

Ainsi nul ne sera considéré comme un réfugié au sens de la Convention pour le simple motif qu’un membre de sa famille se fait persécuter. Il doit y avoir un lien bien défini entre la persécution dirigée contre l’un des membres de la famille et celle dont les autres membres de cette même famille sont victimes (voir Al-Busaidy c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 16 Imm. L.R. (2d) 119 (C.A.F.). La famille peut être considérée comme un groupe social seulement à compter du moment où il y a certains éléments de preuve quant au fait que la persécution dont elle souffre la vise en tant que groupe social. Par exemple, il est possible qu’un demandeur se fasse persécuter à cause de ses idées politiques, et non à cause de celles de ses parents, qui peuvent néanmoins aussi être des dissidents.

En l’espèce, le père a obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention en fondant sa crainte sur ses opinions politiques. Toutefois, je dois conclure que la Commission était bien fondée de déterminer que la crainte d’être persécutées ressentie par les requérantes ne suffisait pas à établir le lien requis mentionné ci-dessus. Elle a jugé qu’il n’y avait absolument aucun élément de preuve démontrant que des gestes assimilables à de la persécution avaient été posés contre la mère ou ses filles, et encore moins qu’elles se seraient fait persécuter parce qu’elles faisaient partie de la famille de M. Casetellanos. Pour tout dire, il n’y avait aucun élément de preuve, non plus, quant au fait que les requérantes pourraient être victimes de persécutions futures en raison de leur appartenance à cette famille, si elles étaient renvoyées à Cuba. C’est pourquoi elles ne peuvent justifier leur demande en alléguant qu’elles sont des membres persécutés d’un groupe social. Il s’ensuit que je dois confirmer les conclusions de la Commission à cet égard.

D.        Le principe de la persécution indirecte

Les requérants ont attiré mon attention à la dernière minute sur la question de la persécution indirecte. Il faut noter que cette question n’a pas fait l’objet d’une argumentation devant la Cour, et que l’intimé n’a pas non plus préparé d’exposé afin d’y répliquer.

La reconnaissance de la notion de persécution indirecte en droit canadien est plus ou moins claire. Dans Bhatti c. Canada (Secrétaire d’État), supra, le juge en chef adjoint Jerome décrit la persécution indirecte comme suit à la page 4 [des motifs du jugement] :

Cette jurisprudence démontre que la théorie de la persécution indirecte a effectivement été reconnue par le droit canadien en matière de réfugiés. Cette théorie repose sur la reconnaissance du préjudice étendu causé par les actes de persécution. En reconnaissant que les membres de la famille des personnes persécutées peuvent eux-mêmes être victimes de persécution, la théorie en question permet d’octroyer le statut de réfugié à ceux qui par ailleurs ne seraient pas en mesure de prouver individuellement une crainte fondée de persécution.

Avec égards, je suis incapable de souscrire à l’opinion du juge en chef adjoint Jerome lorsqu’il affirme que « la théorie de la persécution indirecte a effectivement été reconnue par le droit canadien en matière de réfugiés ». [Soulignement ajouté.]

Afin d’établir le bien-fondé d’une revendication du statut de réfugié, un demandeur doit démontrer que le préjudice appréhendé est lié à l’un des facteurs suivants : sa race, sa religion, sa nationalité, son appartenance à un groupe social ou ses opinions politiques. Cette exigence a été commentée dans la décision Rizkallah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 156 N.R. 1 (C.A.F.), où le juge MacGuigan, J.C.A., déclare ce qui suit à la page 1 :

Pour avoir gain de cause, les demandeurs du statut de réfugié doivent établir qu’ils font eux-mêmes l’objet de persécution pour un motif visé par la Convention. Cette persécution doit être dirigée contre eux, soit personnellement, soit en tant que membres d’une collectivité.

Une revendication du statut de réfugié doit donc établir un lien très clair entre le demandeur du statut et l’un des cinq motifs énumérés dans la définition d’un réfugié au sens de Convention. En vertu du principe de la persécution indirecte, toutefois, le demandeur n’est pas tenu d’être persécuté ou d’avoir de bonnes raisons de craindre d’être persécuté. Cette persécution indirecte résulte du fait que le demandeur est malgré lui témoin de gestes violents dirigés contre d’autres membres de sa famille ou le groupe social auquel il appartient, par exemple.

De plus, dans la décision Bhatti, précitée, le juge en chef adjoint Jerome a déclaré que la portée de ce principe était telle qu’il pouvait s’appliquer au-delà des motifs traditionnels de persécution pour s’étendre aux cas de pertes de soutien économique ou social (à la page 3) :

La notion de persécution indirecte repose sur l’hypothèse que les membres de la famille sont susceptibles de subir un grave préjudice lorsque leurs proches parents sont persécutés. Ce préjudice peut revêtir plusieurs formes, dont la perte du soutien économique, ou social apporté par la victime et le traumatisme psychologique causé par la souffrance de ceux qu’on aime. [Non souligné dans l’original.]

Aux yeux de la Cour, cependant, il est inadmissible d’étendre ainsi la portée du soi-disant principe de la persécution indirecte, étant donné que la perte d’un soutien économique, social ou émotif ne constitue pas l’un des motifs justifiant l’octroi du statut de réfugié au sens de la Convention. Il serait donc surprenant que le principe de la persécution indirecte puisse englober ce type de perte. Selon les critères actuellement employés pour établir si un groupe social est victime de persécution, tel qu’il sont exposés dans Ward, précitée, il est fort improbable qu’un demandeur verrait sa revendication accueillie parce qu’il ne bénéficie pas d’un « soutien économique ou social » suffisant. Certains passages de la décision Cheung, précitée, étayent cette conclusion.

Je ne puis donc reconnaître que le principe de la persécution indirecte, tel qu’il est défini par le juge en chef adjoint Jerome dans Bhatti, précitée, fait maintenant partie du droit canadien en matière de réfugiés. En d’autres termes, comme la persécution indirecte ne peut être assimilée à de la persécution selon la définition de réfugié au sens de la Convention, toute demande à laquelle elle sert de fondement devrait être rejetée.

Je n’ai donc pas à tirer de conclusion sur les faits d’espèce en ce qui a trait au principe de la persécution indirecte, sur lequel les requérantes ne pourront s’appuyer pour obtenir le statut de réfugié.

V.        L’article 46.04 de la Loi : une solution législative?

Tel que nous l’avons démontré plus haut, les principes de l’unité de la famille et de la persécution indirecte ne peuvent être considérés faire partie du droit canadien en matière de réfugiés. Bien que la famille en tant qu’unité ait été reconnue comme groupe social, cela ne suffit pas à justifier l’octroi du statut de réfugié à Mme Monsievich et à ses filles.

Mais même s’ils ne figurent pas dans la définition de réfugié au sens de la Convention, ces principes sont toutefois sanctionnés par l’article 46.04 de la Loi. Cette disposition, d’abord ajoutée en vertu de l’article 14 du projet de loi C-55, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, puis modifiée en vertu de l’article 38 du projet de loi C-86, L.C. 1992, ch. 49, entérine le principe de l’unité de la famille dans la mesure où elle permet à une personne à qui l’on a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention de demander le droit d’établissement à un agent d’immigration pour elle-même et toute personne à sa charge.

Cet article se lit actuellement comme suit :

46.04 (1) La personne à qui le statut de réfugié au sens de la Convention est reconnu par la section du statut peut, dans le délai réglementaire, demander le droit d’établissement à un agent d’immigration pour elle-même et les personnes à sa charge, sauf si elle se trouve dans l’une des situations suivantes :

a) elle est un résident permanent;

b) un autre pays lui a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention et elle serait, en cas de renvoi du Canada, autorisée à retourner dans ce pays;

c) elle a la nationalité ou la citoyenneté d’un autre pays que celui qu’elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée de crainte d’être persécutée;

d) elle a résidé en permanence dans un autre pays que celui qu’elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée de crainte d’être persécutée et elle serait, en cas de renvoi du Canada, autorisée à retourner dans ce pays.

(3) Malgré les autres dispositions de la présente loi mais sous réserve des paragraphes (3.1) et (8), l’agent d’immigration accorde le droit d’établissement à l’intéressé et aux personnes à sa charge visées par la demande, s’il est convaincu qu’aucun d’entre eux n’est visé à l’un des alinéas 19(1)c.1), c.2), d), e), f), g), j), k) ou l) ou n’a été déclaré coupable d’une infraction prévue par une loi fédérale :

a) soit pour laquelle une peine d’emprisonnement de plus de six mois a été infligée;

b) soit passible d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à cinq ans. [Non souligné dans l’original.]

Je souligne que le paragraphe 46.04(3) a un caractère obligatoire. L’agent d’immigration saisi de la demande doit accorder le droit d’établissement, sauf si le requérant est un citoyen d’un autre pays, un criminel ou s’il n’est pas admissible pour un quelconque autre motif. Aucun pouvoir discrétionnaire ne semble être accordé. La Loi doit être appliquée.

M. Casetellanos pourrait invoquer l’article 46.04 afin d’obtenir le droit de s’établir au Canada, étant donné qu’on lui a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention. Mme Monsievich et ses filles Irina et Natalia pourraient faire de même, mais le succès de leur démarche dépendra de leur capacité d’établir qu’elles sont à la charge de M. Casetellanos. Le paragraphe 2(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 1] de la Loi prévoit que l’expression « personne à charge » « s’entend au sens des règlements » [soulignement ajouté]. Les expressions « personne à charge » et « fille à charge » sont définies comme suit au paragraphe 2(1) [mod. par DORS/92-101, art. 1] du Règlement sur l’immigration de 1978, précité :

2. (1) …

« personne à charge »

c) par rapport à une personne non visée aux alinéas a) et b) :

(i) son conjoint,

(ii) le fils à sa charge ou la fille à sa charge ou le fils à la charge ou la fille à la charge de son conjoint,

(iii) le fils à la charge ou la fille à la charge du fils ou de la fille visé au sous-alinéa (ii).

« fille à charge » Fille :

a) soit qui est âgée de moins de 19 ans et n’est pas mariée;

b) soit qui est inscrite à une université, un collège ou un autre établissement d’enseignement et y suit à temps plein des cours de formation générale, théorique ou professionnelle, et qui :

(i) d’une part, y a été inscrite et y a suivi sans interruption ce genre de cours depuis la date de ses 19 ans ou, si elle était déjà mariée à cette date, depuis la date de son mariage,

(ii) d’autre part, selon l’agent d’immigration qui fonde son opinion sur les renseignements qu’il a reçus, a été entièrement ou en grande partie à la charge financière de ses parents depuis la date de ses 19 ans ou, si elle était déjà mariée à cette date, depuis la date de son mariage;

c) soit qui est entièrement ou en grande partie à la charge financière de ses parents et qui :

(i) d’une part, selon un médecin agréé, souffre d’une incapacité de nature physique ou mentale;

(ii) d’autre part, selon l’agent d’immigration qui fonde son opinion sur les renseignements qu’il a reçus, y compris les renseignements reçus du médecin agréé visé au sous-alinéa (i), est incapable de subvenir à ses besoins en raison de cette incapacité. [Non souligné dans l’original.]

En vertu de ces définitions, Mme Monsievich et sa fille Natalia (dans la mesure où cette dernière est âgée de moins de 19 ans) sont, à première vue, des personnes à charge. Ce constat est renforcé par la décision Moore c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, 6 décembre 1978, dossier no 78-3016 (C.A.I.), où l’on peut notamment lire qu’« [i]l est évident que l’expression « personne à charge » est, aux fins de la Loi et du Règlement, une expression technique incluant un conjoint, que ce dernier soit réellement une personne à charge ou non pour l’immigrant éventuel ». En ce qui concerne Irina, en revanche, on devra appliquer les critères définis plus haut afin de trancher la question de savoir si elle est ou non une personne à charge.

VI.       Conclusion

En raison de l’erreur commise par la Commission relativement à la nationalité de Mme Monsievich, la demande de contrôle judiciaire de cette dernière est accueillie, et il est ordonné par les présentes qu’une formation de la Commission constituée de nouveaux membres reprenne de novo l’examen de sa demande de statut de réfugié.

En ce qui concerne les autres requérantes, Irina et Natalia, leur demande est rejetée.

Si l’une des parties souhaite faire certifier une question d’importance générale, elle pourra s’adresser à moi d’ici le 22 décembre 1994.

Par conséquent, je vais retarder l’émission de mon ordonnance jusqu’au 23 décembre 1994.

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