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[1995] 1 C.F. 561

T-279-93

Sa Majesté la Reine (demanderesse)

c.

Elizabeth Ann Poker (défenderesse)

T-280-93

Sa Majesté la Reine (demanderesse)

c.

F. Marianne Folster (défenderesse)

Répertorié : Canada c. Poker (1re inst.)

Section de première instance, juge Cullen—Winnipeg, 19 septembre; Ottawa, 13 octobre 1994.

Peuples autochtones — Taxation — Appels de décisions par lesquelles la CCI a statué que le revenu d’emploi gagné pour des services fournis dans une école et dans un hôpital situés hors réserve, mais desservant des communautés indiennes, était exempté de taxation — En vertu de l’art. 90(1)a) de la Loi sur les Indiens, les biens personnels qui ont été achetés par Sa Majesté avec des deniers des Indiens ou des fonds votés par le Parlement à l’usage d’Indiens sont tenus pour situés sur une réserve — L’art. 90(1) ne s’applique pas — Les traitements ou les salaires ne sont pas achetés, mais payés — L’art. 87 de la Loi sur les Indiens exempte de taxation les biens personnels d’un Indien situés sur une réserve — Contribuables résidant sur la réserve — Situs du revenu d’emploi — L’objet des art. 87 et 90 est d’éviter toute atteinte à l’utilisation des biens situés sur les réserves — Lois concernant les Indiens interprétées de façon libérale, en fonction de leur objet — Le revenu d’emploi gagné dans une école qui fait partie du réseau scolaire de la réserve et dont les bureaux administratifs sont situés sur la réserve est réputé situé sur la réserve — Le revenu d’emploi gagné dans l’hôpital n’est pas situé sur la réserve parce que l’employeur est situé à l’extérieur de la réserve; le travail est accompli à l’extérieur de la réserve — En l’absence d’un facteur de rattachement autre que la résidence du contribuable, les fonctions d’un emploi exercées au profit des Indiens d’une réserve ne suffisent pas à rattacher le revenu tiré de cet emploi à la réserve.

Impôt sur le revenu — Exemptions — Appels de décisions par lesquelles la CCI a statué que le revenu d’emploi gagné pour des services fournis dans une école et un hôpital situés à proximité mais à l’extérieur de la réserve et desservant les communautés indiennes est exempté de taxation — Le Parlement a fourni les fonds nécessaires à la construction et au fonctionnement de l’école, les soins de santé sont dispensés aux Indiens qui utilisent l’hôpital en vertu de l’art. 91 de la Loi constitutionnelle qui attribue la responsabilité des Indiens — L’art. 87 de la Loi sur les Indiens exempte de taxation les biens personnels d’un Indien situés sur une réserve — Situs du revenu d’emploi — Contribuables résidant sur la réserve — Les circonstances entourant l’emploi étaient très étroitement liées à la réserve — Les bureaux administratifs étant situés sur la réserve, l’école faisant partie du réseau scolaire de la réserve, l’employeur réside sur la réserve — Le revenu d’emploi provenant de l’école est réputé situé sur la réserve — Le revenu d’emploi provenant de l’hôpital n’est pas situé sur la réserve parce que l’employeur, l’hôpital, ne réside pas sur la réserve; le travail est accompli à l’extérieur de la réserve.

Interprétation des lois — Exemption de taxation prévue par l’art. 87 de la Loi sur les Indiens — Examen de l’objet de la Loi — Les lois concernant les Indiens doivent recevoir une interprétation libérale, mais les tribunaux doivent établir l’intention du législateur — La question du situs du revenu d’emploi doit être abordée globalement — Tous les facteurs de rattachement doivent être interprétés en regard de l’objet de l’exemption d’impôt.

Il s’agissait d’appels formés à l’encontre de décisions par lesquelles la Cour de l’impôt a statué que le revenu d’emploi gagné pour des services fournis dans une école et un hôpital desservant des communautés indiennes était exempté de taxation, même si ces établissements n’étaient pas situés de fait sur une réserve indienne.

Les défenderesses étaient des Indiennes qui résidaient sur la réserve de la Bande indienne de Norway House. Mme Poker travaillait pour la Division scolaire Frontier, dont les bureaux administratifs étaient situés sur la réserve, et elle exerçait ses fonctions principalement à l’école, qui est adjacente à la réserve, mais n’est pas située à l’intérieur de ses limites géographiques. L’école desservait principalement des enfants indiens. L’école était financée principalement par le gouvernement du Canada, en vertu de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 qui lui attribue la responsabilité des Indiens.

Mme Folster travaillait au Norway House Indian Hospital qui était son employeur et qui se trouvait à l’extérieur des limites géographiques de la réserve. L’hôpital a été construit par le gouvernement fédéral. Environ 80 p. 100 des personnes qui utilisent les services de l’hôpital sont des Indiens inscrits. C’est Santé et Bien-être Canada qui fournit les fonds liés à l’utilisation de l’hôpital par les Indiens inscrits, également en vertu de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867.

L’article 87 de la Loi sur les Indiens exempte de taxation les biens personnels d’un Indien situés sur la réserve. L’alinéa 90(1)a) dispose que, pour l’application des articles 87 et 89, les biens personnels qui ont été achetés par Sa Majesté avec des deniers des Indiens ou des fonds votés par le Parlement à l’usage et au profit d’Indiens ou de bandes sont tenus pour situés sur une réserve.

La Cour de l’impôt a statué que le revenu d’emploi constitue un bien personnel et que, en conséquence, l’impôt touchant le revenu d’emploi est un impôt sur un bien personnel. En ce qui a trait à Mme Poker, elle a conclu que, parce que les fonds de fonctionnement de l’école établie en exécution d’une obligation imposée par un traité avaient été payés par le gouvernement du Canada, le revenu d’emploi de la défenderesse était réputé situé sur la réserve et exempté de taxation. En ce qui a trait à Mme Folster, l’établissement de l’hôpital conformément à la décision prise par le gouvernement du Canada de fournir des soins de santé aux Indiens, le financement actuel et continu par le gouvernement du Canada des services de santé dispensés à l’hôpital et l’emplacement précis de l’hôpital par rapport à la réserve ont amené la Cour à conclure que le revenu d’emploi de la défenderesse était réputé situé sur la réserve et exempté de taxation.

Les questions à trancher étaient les suivantes : (1) Le revenu gagné à l’extérieur de la réserve constitue-t-il un bien personnel acheté par Sa Majesté avec des deniers des Indiens ou des fonds votés par le Parlement à l’usage et au profit d’Indiens ou de bandes au sens du paragraphe 90(1) de la Loi sur les Indiens? (2) Le revenu gagné à l’extérieur de la réserve constitue-t-il un bien personnel situé sur la réserve et exempté de taxation par application de l’article 87 de la Loi sur les Indiens?

Jugement : l’appel concernant Mme Poker doit être rejeté; l’appel concernant Mme Folster doit être accueilli.

Les traitements ou les salaires ne sont pas achetés, mais payés par Sa Majesté en contrepartie des services fournis par ses employés, au moyen des fonds votés à cette fin par le Parlement. Le revenu d’emploi des défenderesses n’est pas un bien acheté par Sa Majesté et n’est pas situé sur une réserve. Le revenu d’emploi n’était pas exempté de taxation par application du paragraphe 90(1).

La plupart des exigences posées par l’article 87 ont été respectées. Le revenu d’emploi était un bien personnel. Ce bien appartenait à des Indiennes. Les Indiennes ont dû payer un impôt relativement à ce bien, étant donné qu’il était inclus dans leur revenu aux fins de l’impôt sur le revenu. La question qui demeurait irrésolue était celle de savoir si le bien en cause était situé sur une réserve.

Il faut adopter une méthode axée sur les buts poursuivis pour déterminer le situs d’un revenu d’emploi. Il faut d’abord identifier les divers facteurs de rattachement, les analyser, puis déterminer le poids à leur accorder afin d’identifier l’emplacement du bien en tenant compte de trois choses : (1) l’objet de l’exemption prévue dans la Loi sur les Indiens, (2) le genre de bien en cause et (3) la nature de l’imposition de ce bien. L’objet des articles 87 et 90 est de préserver le droit des Indiens à leurs réserves et d’éviter que la capacité des gouvernements de prélever des impôts ou des créanciers de saisir des biens porte atteinte à l’utilisation de leurs biens situés sur les réserves. La Cour doit se demander si l’imposition de ce type de bien représenterait une atteinte aux droits de l’Indien à titre d’Indien sur une réserve. Les traités et les lois visant les Indiens doivent recevoir une interprétation libérale. Les tribunaux judiciaires doivent tenter d’interpréter les dispositions des traités de la façon dont on peut supposer que les Indiens les ont comprises. Les tribunaux doivent tenter de faire la lumière sur l’intention du législateur. Une interprétation libérale des dispositions législatives créant l’exemption d’impôt, combinée à l’interprétation de l’intention du législateur, exige qu’on aborde globalement la question du situs du revenu d’emploi. Une condition unique ne saurait déterminer le situs d’un revenu d’emploi; il faut plutôt tenir compte de tous les facteurs de rattachement interprétés à la lumière de l’objet de l’exemption d’impôt. En ce qui a trait au revenu d’emploi, les facteurs auxquels il fallait accorder le plus de poids étaient la résidence de l’employeur et l’endroit où les fonctions de l’emploi étaient exercées. La résidence des contribuables avait une importance moindre que celle des facteurs susmentionnés.

Mme Poker était rémunérée par la Division scolaire Frontier. Le bureau administratif de l’employeur était situé sur la réserve. En conséquence, la résidence du débiteur (l’employeur) se trouvait sur la réserve. La contribuable résidait également sur la réserve. Bien que le lieu de travail n’ait pas été situé de fait sur la réserve, la nature ou l’objet de l’emploi étaient étroitement liés à la réserve. L’école en cause et les écoles situées sur la réserve sont considérées comme appartenant à un seul et même réseau par la Division scolaire Frontier et par la Bande. La défenderesse accomplissait son travail à l’extérieur de la réserve, conformément aux instructions reçues de son employeur. La plupart des élèves étaient des Indiens. Le gouvernement du Canada fournissait des fonds de fonctionnement dans le cadre de son programme de financement de services, et notamment de services éducatifs, au profit des Indiens. Les circonstances relatives à l’emploi et au revenu tiré de cet emploi désignent la réserve. Le revenu d’emploi de la défenderesse était réputé situé sur la réserve et exempté de taxation.

L’employeur de Mme Folster était l’hôpital. Elle exerçait ses fonctions à l’hôpital, qui se trouve à l’extérieur des limites de la réserve. Son employeur ne résidait pas sur la réserve; de plus, elle exerçait ses fonctions à l’extérieur de la réserve, même si elle y résidait. La nature ou l’objet de son emploi, ainsi que les circonstances relatives à son emploi étaient étroitement liés à la réserve. En l’absence d’un facteur de rattachement autre que la résidence du contribuable, les fonctions d’un emploi exercées au profit des Indiens d’une réserve ne suffisent pas à rattacher le revenu tiré de cet emploi à la réserve. Le revenu d’emploi n’était pas situé sur la réserve.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 91.

Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 81(1) (mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 140, art. 46).

Loi modifiant la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt et d’autres lois en conséquence, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 51, art. 27.

Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, L.R.C. (1985), ch. T-2, art. 12 (mod. par L.R.C. (1985) (4e supp.), ch. 51, art. 4).

Loi sur les Indiens, S.R.C. 1970, ch. I-6, art. 2(1), 87, 89, 90.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85; (1990), 71 D.L.R. (4th) 193; [1990] 5 W.W.R. 97; 67 Man. R. (2d) 81; [1990] 3 C.N.L.R. 46; 110 N.R. 241; 3 T.C.T. 5219; Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877; (1992), 90 D.L.R. (4th) 129; 41 C.C.E.L. 1; [1992] 3 C.N.L.R. 181; [1992] 1 C.T.C. 225; 92 DTC 6320; 136 N.R. 161; R. c. National Indian Brotherhood, [1979] 1 C.F. 103 (1978), 92 D.L.R. (3d) 333; [1978] CTC 680; 78 DTC 6488 (1re inst.); conf. par [1985] A.C.F. no 820 (QL) (C.A.F.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [1986] 1 R.C.S. xi (quant à l’interpretation de la Loi sur les Indiens, art. 90(1)a)); Horn c. M.R.N., [1989] 3 C.N.L.R. 59; [1989] 1 C.T.C. 2208; (1989), 89 DTC 147 (C.C.I.); Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29; (1983), 144 D.L.R. (3d) 193; [1983] 2 C.N.L.R. 89; [1983] CTC 20; 83 DTC 5041; 46 N.R. 41 (quant à la proposition selon laquelle le revenu d’emploi est un bien personnel aux fins de l’exemption de taxation); Brant (H.W.) c. M.R.N., [1992] 2 C.T.C. 2635; (1992), 92 DTC 2274 (C.C.I.); McNab (B.) c. Canada, [1992] 2 C.T.C. 2547 (C.C.I.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Federation of Saskatchewan Indians c. M.R.N., [1992] 2 C.T.C. 2117; (1992), 92 DTC 1749 (C.C.I.); Boissoneau c. Canada (Ministre du Revenu national—M.R.N.), [1992] A.C.I. no 338 (QL) (C.C.I.); R. c. National Indian Brotherhood, [1979] 1 C.F. 103 (1978), 92 D.L.R. (3d) 333; [1978] CTC 680; 78 DTC 6488 (1re inst.); conf. par [1985] A.C.F. no 820 (QL) (C.A.F.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [1986] 1 R.C.S. xi (quant au critère de détermination du situs d’un bien sous le régime de l’art. 87); Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29; (1983), 144 D.L.R. (3d) 193; [1983] 2 C.N.L.R. 89; [1983] CTC 20; 83 DTC 5041; 46 N.R. 41 (quant au critère à appliquer pour déterminer le situs d’un bien sous le régime de l’art. 87).

DÉCISIONS MENTIONNÉES :

Paul (D.N.) c. M.R.N., [1990] 1 C.T.C. 2413; (1990), 90 DTC 1298 (C.C.I.); Gamble et Marion c. M.R.N., 83-1126 (IT) et 85-593 (IT), Cardin J.C.I., décision en date du 24-9-87, C.C.I., non publiée; Pachanos (V.) c. M.R.N., [1990] 2 C.T.C. 2273; (1990), 90 DTC 1668 (C.C.I.); Kirkness (M.F.) c. M.R.N., [1991] 2 C.T.C. 2028; (1991), 91 DTC 905 (C.C.I.); Faries (B.L.) c. M.R.N., [1992] 1 C.T.C. 2295; (1992), 92 DTC 1485 (C.C.I.); Clarke (W.) c. M.R.N., [1992] 2 C.T.C. 2743; (1992), 92 DTC 2267 (C.C.I.).

DOCTRINE

Canada. Ministère du Revenu national. Impôt. Bulletin d’interprétation IT-62, 18 août 1972.

Morry, Howard L. « Taxation of Aboriginals in Canada » (1992), 21 Man. L.J. 426.

APPELS de décisions [Clarke (W.) c. M.R.N., [1992] 2 C.T.C. 2743] par lesquelles la Cour canadienne de l’impôt a statué que le revenu d’emploi gagné pour des services fournis dans une école et un hôpital desservant des communautés indiennes était exempté de taxation même si ces établissements n’étaient pas situés de fait sur une réserve indienne. L’appel concernant le revenu de l’employée de l’école est rejeté; celui concernant le revenu de l’employée de l’hôpital est accueilli.

AVOCATS :

Barbara M. Shields pour la demanderesse.

Sidney Green, c.r. pour les défenderesses.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour la demanderesse.

Sidney Green, c.r., Winnipeg, pour les défenderesses.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Cullen : Il s’agit d’appels interjetés par la demanderesse à l’encontre de décisions concernant les défenderesses, rendues le 29 septembre 1992 par la Cour canadienne de l’impôt [Clarke (W.) c. M.R.N., [1992] 2 C.T.C. 2743]; les appels ont été entendus simultanément.

Les modifications apportées à la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt [L.R.C. (1985), ch. T-2, art. 12] par L.C. 1988, ch. 61, maintenant L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 51, [art. 4] ont conféré compétence exclusive à la Cour de l’impôt sur la plupart des questions concernant l’impôt sur le revenu. Toutefois, par application de l’article 27 de L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 51, l’appel d’une décision rendue dans une procédure intentée avant le 1er janvier 1991 est interjeté devant la Cour fédérale, Section de première instance, comme si les modifications n’avaient pas été édictées. Bien que la décision de la Cour de l’impôt ait été rendue en 1992, les décisions du ministre sont antérieures au 1er janvier 1991. En conséquence, la Cour a compétence pour trancher les appels.

La Cour de l’impôt a accueilli les appels interjetés par les défenderesses à l’encontre d’une décision du ministre du Revenu national. La Cour a conclu que le revenu d’emploi gagné dans des établissements d’enseignement et de santé desservant les communautés indiennes était exempté de taxation, même si ces établissements n’étaient pas situés de fait sur une réserve indienne.

LES FAITS

Les défenderesses sont des Indiennes au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, S.R.C. 1970, ch. I-6, modifiée, et elles résidaient sur la réserve de la bande indienne de Norway House (la réserve).

ELIZABETH ANN POKER

Cet appel concerne les années d’imposition 1981 et 1982. Dans le calcul de son revenu pour ces années, la défenderesse a déclaré avoir reçu, de la Jack River School (l’école), des revenus de 11 132,48 $ et de 12 875,83 $, respectivement. En 1984, la défenderesse a demandé un rajustement de son revenu pour les années 1981 et 1982 au motif que les montants susmentionnés étaient exemptés de taxation par application de l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Bien qu’une nouvelle cotisation ait été établie, après une enquête plus approfondie, le ministre a de nouveau inclus ces revenus dans le revenu imposable de la défenderesse pour les années d’imposition 1981 et 1982. La nouvelle cotisation apportant des corrections était datée du 7 janvier 1986. La défenderesse l’a contestée au moyen d’avis d’opposition, mais la position du ministre a été confirmée par un avis de confirmation daté du 21 décembre 1987. En appel devant la Cour canadienne de l’impôt, le juge Hamlyn a renvoyé l’affaire au ministre pour qu’il la réexamine et qu’il établisse une nouvelle cotisation en tenant pour acquis que le revenu d’emploi en cause était réputé situé sur une réserve et exempté de taxation.

La défenderesse travaillait dans une école en qualité d’employée de la Division scolaire Frontier; elle exerçait ses fonctions principalement à l’école. L’école est adjacente à la réserve, mais n’est pas située à l’intérieur de ses limites géographiques. La propriété du bien-fonds en cause est contestée par la Bande indienne de Norway House.

La Division scolaire Frontier, dont relève l’école, est responsable de 37 écoles dans 34 communautés du nord du Manitoba. Pour l’année scolaire 1991, son revenu de fonctionnement provenait des sources suivantes :

Gouvernement provincial

54,0 p. 100

Bandes indiennes

26,5 p. 100

Gouvernement fédéral

11,5 p. 100

Organismes privés

  6,5 p. 100

Impôts municipaux

  1,5 p. 100

Les parties croient que le revenu de fonctionnement de la Division scolaire Frontier se répartissait à peu près de la même façon en 1981 et en 1982, soit pour les années d’imposition en cause. En 1981, 468 élèves dont 314 Indiens inscrits fréquentaient la Jack River School; en 1982, l’école comptait 421 élèves dont 302 étaient des Indiens inscrits. Bien que l’école accepte les élèves non autochtones, elle dessert principalement des enfants indiens.

Une entente sur les frais de scolarité conclue entre le gouvernement du Canada, la Manitoba Indian Brotherhood et le gouvernement de la province du Manitoba était en vigueur au cours des années d’imposition en cause. En vertu de cette entente, le gouvernement fédéral a versé directement un montant donné à la Division scolaire Frontier pour chaque élève indien qui fréquentait l’école. En 1987, la bande indienne de Norway House a décidé de se prévaloir d’un mode optionnel de financement (MOF) auprès des Affaires indiennes et du Nord. Un MOF permet à la bande de recevoir une somme globale des Affaires indiennes et du Nord. En retour, la bande « achète » des services éducatifs de la Division scolaire Frontier.

Bien que l’école ait été financée principalement par le gouvernement du Canada, la défenderesse et la demanderesse ont convenu que l’employeur de la défenderesse était la Division scolaire Frontier. Les bureaux administratifs de la Division scolaire Frontier étaient situés sur la réserve. Par conséquent, l’employeur de la défenderesse était situé sur la réserve.

Je ne peux conclure que l’école en cause a été construite en exécution d’une obligation prévue au Traité no 5 (entre Sa Majesté la Reine et les tribus indiennes des Saulteux et des Cris de la savane à la rivière Berens et à Norway House et adhésions à ce dernier). Dans ce traité, Sa Majesté la Reine « consent à maintenir des écoles pour l’instruction dans telles réserves faites par les présentes, comme le jugera à propos son gouvernement du Canada, lorsque les Sauvages de la réserve le désireront ». Il y a deux écoles dans la réserve (une école primaire et une école secondaire) et il serait raisonnable de conclure que le traité impose l’obligation de les maintenir. Toutefois, l’école en cause, qui est aussi une école primaire, est située à l’extérieur de la réserve et je ne peux conclure que le traité prévoit son maintien, indépendamment du fait qu’elle dessert principalement des élèves indiens. Je conclus cependant que l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] attribue la responsabilité des Indiens au Parlement du Canada. Cette responsabilité empiète sur des domaines de compétence provinciale, comme l’éducation. Le gouvernement du Canada a construit l’école et a fourni les fonds nécessaires à son fonctionnement en exécution de ses obligations constitutionnelles.

Les Indiens inscrits employés aux écoles de la Division Frontier situées sur la réserve ont droit à une exemption d’impôt pour leur revenu d’emploi, en vertu de la Loi sur les Indiens, alors que les Indiens employés à l’école n’y ont pas droit. J’admets que la bande indienne de Norway House considère les écoles situées sur la réserve et l’école en cause comme appartenant à un seul et même réseau.

F. MARIANNE FOLSTER

Cet appel interjeté par la demanderesse touche les années d’imposition 1984 et 1985. La défenderesse a déduit de son revenu des montants de 26 173,23 $ et de 22 528,27 $, respectivement. La défenderesse soutient que la totalité de son revenu d’emploi pour l’année d’imposition 1984 et 82 p. 100 de son revenu d’emploi pour l’année d’imposition 1985 sont exemptés de taxation en application de l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Par des avis de cotisation datés du 13 juin 1985 et du 22 mai 1986, le ministre du Revenu national a refusé cette déduction. La défenderesse a contesté cette décision au moyen d’avis d’opposition. La position du ministre a été confirmée par un avis de confirmation daté du 21 décembre 1987. En appel devant la Cour canadienne de l’impôt, le juge Hamlyn a renvoyé l’affaire au ministre afin qu’il la réexamine et qu’il établisse une nouvelle cotisation en tenant pour acquis que le revenu d’emploi en cause est réputé situé sur la réserve et exempté de taxation.

La défenderesse travaillait en qualité de gestionnaire au Norway House Indian Hospital (l’hôpital) qui se trouve à proximité de la réserve, mais à l’extérieur de ses limites géographiques. L’hôpital en cause a remplacé un premier établissement situé sur la réserve. L’ancien Norway House Indian Hospital n’était pas assez grand et il a été démoli lorsque le nouveau Norway House Indian Hospital a été construit.

L’hôpital est un établissement général de soins aigus construit par le gouvernement du Canada. L’hôpital dessert les personnes de la réserve. Environ 80 p. 100 des personnes qui utilisent les services de l’hôpital sont des Indiens inscrits, bien que les non-autochtones puissent s’y faire traiter et qu’ils le fassent à l’occasion.

C’est Santé et Bien-être Canada qui fournit les fonds liés à l’utilisation de l’hôpital par les Indiens inscrits. Des fonds spécifiques sont prévus dans les estimations de Santé et Bien-être Canada pour les services médicaux dispensés aux Indiens. Bien que les soins de santé soient de compétence provinciale, le gouvernement du Canada assume la responsabilité des soins de santé dispensés aux Indiens en vertu de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867.

L’hôpital a été construit par Santé et Bien-être Canada, mais une personne chargée de la gestion locale de l’établissement travaille à l’hôpital. La défenderesse exerçait ses fonctions à l’hôpital. Je conclus que l’employeur de la défenderesse était l’hôpital et que son employeur est situé à l’extérieur de la réserve.

LA DÉCISION DE LA COUR DE L’IMPÔT

La Cour de l’impôt a passé en revue les dispositions pertinentes de la Loi sur les Indiens et la jurisprudence concernant l’interprétation des dispositions législatives à caractère fiscal concernant les Indiens. La Cour a statué que le revenu d’emploi constitue un bien meuble. En conséquence, l’impôt touchant le revenu d’emploi est un impôt sur un bien meuble. Toutefois, l’article 87 de la Loi sur les Indiens exempte de l’impôt les biens meubles situés sur la réserve. L’objet de l’article 87 consiste à préserver les droits des Indiens à leurs réserves et à éviter que les pouvoirs des gouvernements et des créanciers en matière de taxation et de saisie respectivement portent atteinte à l’utilisation des biens des Indiens situés sur les réserves.

En ce qui a trait à la cause d’Elizabeth Ann Poker, la Cour a conclu que le revenu d’emploi de la défenderesse était réputé situé sur la réserve et exempté de taxation, parce que le gouvernement du Canada versait des fonds désignés importants pour faire fonctionner l’école de façon continue et que l’école avait été établie en exécution d’une obligation imposée par un traité.

De la même façon, en ce qui a trait à F. Marianne Folster, le fait que l’hôpital ait été établi conformément à la décision prise par le gouvernement du Canada de fournir des soins de santé aux Indiens, le financement actuel et continu par le gouvernement du Canada des services de santé dispensés à l’hôpital et l’emplacement précis de l’hôpital par rapport à la réserve ont amené la Cour à conclure que le revenu d’emploi de la défenderesse était réputé situé sur la réserve et exempté de taxation.

LES QUESTIONS EN LITIGE

Deux questions doivent être tranchées par la Cour :

1. Le revenu gagné à l’extérieur de la réserve constitue-t-il un bien meuble acheté par Sa Majesté avec l’argent des Indiens ou des fonds votés par le Parlement à l’usage et au profit d’Indiens ou de bandes au sens du paragraphe 90(1) de la Loi sur les Indiens?

2. Le revenu gagné à l’extérieur de la réserve constitue-t-il un bien meuble situé sur la réserve et exempté de taxation par application de l’article 87 de la Loi sur les Indiens[1] ?

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

Pour plus de commodité, je reproduis les dispositions pertinentes de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, modifiée [paragraphe 81(1) (mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 140, art. 46)], et de la Loi sur les Indiens.

Loi de l’impôt sur le revenu

81. (1) Ne sont pas inclus dans le calcul du revenu d’un contribuable pour une année d’imposition :

a) une somme exonérée de l’impôt sur le revenu par toute autre loi du Parlement du Canada, autre qu’un montant reçu ou à recevoir par un particulier qui est exonéré en vertu d’une disposition d’une convention ou d’un accord fiscal conclu avec un autre pays et qui a force de loi au Canada.

Loi sur les Indiens

87. Nonobstant toute autre loi du Parlement du Canada ou toute loi de la législature d’une province, mais sous réserve du paragraphe (2) et de l’article 83, les biens suivants sont exemptés de taxation, savoir :

a) l’intérêt d’un Indien ou d’une bande dans une réserve ou des terres cédées; et

b) les biens personnels d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve;

et nul Indien ou bande n’est assujetti à une taxation concernant la propriété, l’occupation, la possession ou l’usage d’un bien mentionné aux alinéas a) ou b) ni autrement soumis à une taxation quant à l’un de ces biens. Aucun droit de mutation par décès, taxe d’héritage ou droit de succession n’est exigible à la mort d’un Indien en ce qui concerne un bien de cette nature ou la succession audit bien, si ce dernier est transmis à un Indien, et il ne sera tenu compte d’aucun bien de cette nature en déterminant le droit payable, en vertu de la Loi fédérale sur les droit successoraux, chapitre 89 des Statuts révisés du Canada de 1952, ou l’impôt payable en vertu de la Loi de l’impôt sur les biens transmis par décès, sur d’autres biens transmis à un Indien ou à l’égard de ces autres biens.

L’article 83 de la Loi sur les Indiens, mentionné à l’article 87, ne s’applique pas. Le paragraphe 87(2), aussi mentionné, a été abrogé en 1960 par S.C. 1960, ch. 8, bien qu’on trouve encore dans les dispositions citées ci-dessus un renvoi à ce paragraphe dans la disposition qui constituait à l’origine le paragraphe 86(1).

89. (1) Sous réserve de la présente loi, les biens réels et personnels d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve ne peuvent pas faire l’objet d’un privilège, d’un nantissement, d’une hypothèque, d’une opposition, d’une réquisition, d’une saisie ou d’une exécution en faveur ou à la demande d’une personne autre qu’un Indien.

(2) Une personne, qui vend à une bande ou à un membre d’une bande un bien meuble en vertu d’une entente selon laquelle le droit de propriété ou le droit de possession y relatif demeure acquis en tout ou en partie au vendeur, peut exercer ses droits aux termes de l’entente, même si le bien meuble est situé sur une réserve.

90. (1) Pour l’application des articles 87 et 89, les biens personnels qui ont été

a) achetés par Sa Majesté avec des deniers des Indiens ou des fonds votés par le Parlement à l’usage et au profit d’Indiens ou de bandes, ou

b) donnés aux Indiens ou à une bande en vertu d’un traité ou accord entre une bande et Sa Majesté,

sont toujours tenus pour situés sur une réserve.

(2) Toute opération tendant à transporter le titre à un bien considéré, selon le présent article, comme situé sur une réserve, ou tout intérêt dans un semblable bien, est nulle à moins qu’elle n’ait lieu avec le consentement du Ministre ou ne soit conclue entre les membres d’une bande ou entre une bande et l’un de ses membres.

(3) Quiconque conclut une opération déclarée nulle par le paragraphe (2) est coupable d’une infraction; est aussi coupable d’une infraction quiconque détruit, sans le consentement écrit du Ministre, un bien personnel considéré, selon le présent article, comme situé sur une réserve.

LA NATURE ET L’OBJET DE L’EXEMPTION DE TAXATION

Le juge La Forest a examiné l’objet des articles 87 et 90 de la Loi sur les Indiens dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, cité avec approbation dans l’arrêt Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877. Dans l’affaire Mitchell, précitée, le juge La Forest [aux pages 130 et 131] a exprimé l’opinion que l’objet de ces articles est de préserver le droit des Indiens à leurs réserves et d’éviter que les pouvoirs des gouvernements et des créanciers en matière de taxation et de saisie respectivement portent atteinte à l’utilisation des biens des Indiens situés sur les réserves :

Historiquement, les exemptions de taxe et de saisie ont protégé de deux façons la capacité des Indiens de profiter de cette propriété. Premièrement, elles empêchent qu’un palier de gouvernement, par l’imposition de taxes, puisse porter atteinte à l’intégrité des bénéfices accordés par le palier de gouvernement responsable du contrôle des affaires indiennes. Deuxièmement, la protection contre les saisies assure que l’exécution de jugements obtenus par des non-Indiens en matière civile ne pourra entraver les Indiens dans la libre jouissance des avantages qu’ils ont acquis ou pourront acquérir conformément à l’exécution par la Couronne de ses obligations prévues par traité. Dans les faits, ces articles ont protégé les Indiens contre l’imposition d’obligations de nature civile qui pouvaient conduire, quoique indirectement, à l’aliénation de leurs terres à la suite de ventes forcées et par d’autres moyens semblables; voir l’examen par le juge Brennan du but des exemptions de taxe accordées aux Indiens en contexte américain dans l’arrêt Bryan v. Itasca County, 426 U.S. 373 (1976), à la p. 391.

En résumé, le dossier historique indique clairement que les art. 87 et 89 de la Loi sur les Indiens, auxquels s’applique la présomption de l’art. 90, font partie d’un ensemble législatif qui fait état d’une obligation envers les peuples autochtones, dont la Couronne a reconnu l’existence tout au moins depuis la signature de la Proclamation royale de 1763. Depuis ce temps, la Couronne a toujours reconnu qu’elle est tenue par l’honneur de protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non-Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens, c’est-à-dire leur territoire et les chatels qui y sont situés.

Il est également important de souligner la conséquence de la conclusion que je viens de tirer. Le fait que la loi contemporaine, comme sa contrepartie historique, prenne tant de soin pour souligner que les exemptions de taxe et de saisie ne s’appliquent que dans le cas des biens personnels situés sur des réserves démontre que l’objet de la Loi n’est pas de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens. Un examen des décisions portant sur ces articles confirme que les Indiens qui acquièrent et aliènent des biens situés à l’extérieur des terres réservées à leur usage le font aux mêmes conditions que tous les autres Canadiens.

Par conséquent, pour respecter l’objet des articles 87 et 90 de la Loi sur les Indiens, il faut déterminer si un Indien possède le bien en cause en tant qu’Indien sur la réserve.

ANALYSE, ARTICLE 90

Il n’a pas été soutenu vigoureusement que les compétences ou les services des défenderesses ont été achetés par Sa Majesté avec l’argent des Indiens ou des fonds votés par le Parlement à l’usage et au profit d’Indiens. Cette proposition a été examinée et rejetée par le juge en chef adjoint Thurlow dans l’affaire R. c. National Indian Brotherhood, [1979] 1 C.F. 103(1re inst.) [à la page 108]; conf. [[1985] A.C.F. no 820 (QL)] (C.A.F.); autorisation de pourvoi devant la C.S.C. refusée le 28 février 1986 [[1986] 1 R.C.S. xi] :

À mon avis, il n’est pas possible de considérer le traitement en question comme « les biens personnels qui ont été achetés par Sa Majesté » au sens de l’alinéa 90(1)a ) et je ne peux pas admettre l’allégation de l’avocat que ledit alinéa doit être interprété comme s’il se lisait « biens personnels qui ont été … des deniers … votés par le Parlement » car j’estime que, du point de vue grammatical, le membre de phrase « achetés par Sa Majesté avec » régit tout le reste de l’alinéa. La disposition n’est donc pas applicable.

Dans l’affaire Horn c. M.R.N., [1989] 3 C.N.L.R. 59 (C.C.I.), la Cour a aussi conclu que les compétences, la formation et les antécédents de l’appelante n’avaient pas été achetés par Sa Majesté et ne pouvaient pas l’avoir été. Le juge Lamarre Proulx de la Cour de l’impôt a déclaré [à la page 62] :

Pour ce qui est de la première proposition, je dirais que Sa Majesté ne peut pas acheter les compétences et la formation de l’appelante car l’appelante ne peut pas se départir elle-même de ses compétences et de sa formation. Une telle proposition m’apparaît comme une forme d’esclavage, et ce n’est certainement pas ce qu’a voulu dire l’avocat de l’appelante. Dans l’affaire Rapistan Canada Ltd. v. M.N.R., 48 D.L.R. (3d) 613, le juge [en chef] Jackett a déclaré à la page 616 :

Ces connaissance, compétence ou expérience, pour autant que je sache, ne constituent pas, au regard d’aucun système juridique au Canada des « biens » pouvant faire l’objet d’une donation, d’un octroi ou d’une cession, … Si je comprends bien la loi, les connaissances ou les idées en tant que telles, ne constituent pas des biens.

Les décisions National Indian Brotherhood, précitée, et Horn, précitée, ont été appliquées par la suite dans les affaires Paul (D.N.) c. M.R.N., [1990] 1 C.T.C. 2413 (C.C.I.) et Boissoneau c. Canada (Ministre du Revenu national—M.R.N.), [1992] A.C.I. no 338 (QL).

J’accepte le raisonnement formulé dans les causes susmentionnées. Les traitements ou les salaires ne sont pas achetés par Sa Majesté. Sa Majesté paie plutôt les traitements ou les salaires, en contrepartie des services fournis par ses employés, au moyen des fonds votés à cette fin par le Parlement. En conséquence, le revenu d’emploi des défenderesses n’est pas un bien acheté par Sa Majesté et n’est pas situé sur une réserve. Le revenu d’emploi n’est pas exempté de taxation par application du paragraphe 90(1) de la Loi sur les Indiens.

ANALYSE, ARTICLE 87

(1)       Le revenu d’emploi et l’incidence de l’impôt :

La décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, appuie la proposition selon laquelle le revenu d’emploi est un bien meuble aux fins de l’exemption de taxation prévue dans la Loi sur les Indiens. De plus, l’inclusion d’un bien meuble dans le calcul du revenu d’un contribuable donne lieu à l’imposition de ce bien meuble au sens de la Loi sur les Indiens, malgré qu’il s’agisse d’un impôt personnel plutôt que d’un impôt prélevé directement sur le bien. Le juge Dickson (qui n’était pas encore juge en chef) a déclaré [à la page 41] :

Selon moi, l’art. 87 crée une exemption à l’égard des personnes et des biens. Il est donc sans importance que la taxation du revenu tiré d’un emploi puisse être qualifiée d’impôt personnel et non pas d’impôt réel.

La plupart des exigences posées par l’article 87 de la Loi sur les Indiens ont été respectées dans les causes dont je suis saisi. Le revenu d’emploi est un bien meuble, comme il en ressort de l’arrêt Nowegijick, précité. Ce bien appartient à des Indiennes. Les Indiennes sont imposées relativement à ce bien, étant donné qu’il est inclus dans leur revenu aux fins de l’impôt sur le revenu. La question qui demeure irrésolue est celle de savoir si le bien en cause est situé sur une réserve.

(2)       Le critère du situs sous le régime de la Loi sur les Indiens :

La Cour suprême du Canada a examiné le situs d’un bien sous le régime de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, dans les deux affaires Nowegijick et Williams, précitées.

Traditionnellement, la résidence du débiteur, soit la personne qui verse le revenu, revêt une importance primordiale. Dans la décision National Indian Brotherhood, précitée, le juge en chef adjoint Thurlow a déclaré [à la page 109] :

Un droit incorporel, comme le droit à un traitement, n’a véritablement pas de situs. Mais lorsque, pour une fin déterminée, la loi a jugé nécessaire de lui en attribuer un, et en l’absence de toute disposition contraire dans le contrat ou dans tout autre document, les tribunaux ont établi que le situs d’une simple dette contractuelle est la résidence du débiteur ou le lieu où il se trouve. Voir Cheshire, Private International Law, 7e édition, pages 420 et suivantes.

Cette conclusion a été citée avec approbation dans l’arrêt Nowegijick, précité [à la page 34] :

Sa Majesté a reconnu au cours des plaidoiries, avec raison selon moi, que le situs du salaire de M. Nowegijick était la réserve parce que c’est là où la débitrice, Gull Bay Development Corporation, avait sa résidence ou son lieu d’affaires et parce que c’est là que le salaire devait être payé. Voir Cheshire et North, Private International Law (10e éd., 1979), aux pp. 536 et suiv. et aussi le jugement du juge en chef adjoint Thurlow dans l’affaire R. c. National Indian Brotherhood, [1979] 1 C.F. 103 particulièrement aux pp. 109 et suivantes.

Toutefois, dans l’affaire Williams, précitée, la Cour suprême s’est écartée de l’interprétation stricte du critère du situs fondée sur la « résidence du débiteur ». La Cour [aux pages 890 et 891] a plutôt adopté une méthode axée sur les buts poursuivis, en accord avec l’esprit de l’article 87 de la Loi sur les Indiens :

En répondant à cette question, il est évident qu’il serait complètement contraire à l’économie et aux objets de la Loi sur les Indiens et de la Loi de l’impôt sur le revenu d’adopter simplement les principes généraux du droit international privé dans le présent contexte. En effet, les objets du droit international privé ont peu sinon rien en commun avec ceux qui sous-tendent la Loi sur les Indiens. On ne voit pas en quoi le lieu d’exécution normal d’une dette est pertinent pour décider si l’imposition de la réception du paiement de la dette représenterait une atteinte aux droits détenus par un Indien à titre d’Indien sur une réserve. Le critère du situs en vertu de la Loi sur les Indiens doit être interprété conformément aux objets de cette loi et non à ceux du droit international privé. En conséquence, il faut réexaminer attentivement, en fonction des objets de la Loi sur les Indiens, si l’on doit retenir la résidence du débiteur comme facteur exclusif pour déterminer le situs de prestations comme celles qui ont été versées en l’espèce. Il se peut que la résidence du débiteur demeure un facteur important, voire même le seul. Toutefois, on ne peut arriver directement à cette conclusion à partir d’une analyse de la façon dont le droit international privé tranche cette question.

L’arrêt Williams, précité, n’a pas écarté le critère appliqué dans l’affaire Nowegijick, précitée, mais la Cour a conclu que le critère de la résidence du débiteur n’était pas en soi déterminant en ce qui a trait au situs[2]. Le bien meuble en cause dans l’affaire Williams, précitée, consistait en des prestations d’assurance-chômage; toutefois, il est raisonnable de conclure à la nécessité d’adopter la même méthode, axée sur les buts poursuivis, pour déterminer le situs d’un revenu d’emploi.

(3)       Le critère de détermination du situs du revenu d’emploi :

Dans l’arrêt Williams, précité, le juge Gonthier a énoncé le critère de détermination du situs des prestations d’assurance-chômage dans le contexte de la Loi sur les Indiens [aux pages 892 et 893] :

La méthode qui tient le mieux compte de ces préoccupations est celle qui analyse la situation sous le rapport des catégories de biens et des types d’imposition. Par exemple, la pertinence des facteurs de rattachement peut varier selon qu’il s’agit de prestations d’assurance-chômage, de revenu d’emploi ou de prestations de pension. Il faut d’abord identifier les divers facteurs de rattachement qui peuvent être pertinents. On doit ensuite analyser ces facteurs pour déterminer le poids à leur accorder afin d’identifier l’emplacement du bien, en tenant compte de trois choses : (1) l’objet de l’exemption prévue dans la Loi sur les Indiens, (2) le genre de bien en cause et (3) la nature de l’imposition de ce bien. Il s’agit donc de déterminer, relativement à chaque facteur de rattachement, le poids qui devrait lui être accordé pour décider si l’imposition en cause de ce type de bien représenterait une atteinte aux droits de l’Indien à titre d’Indien sur une réserve.

Bien qu’il ait été adopté dans le contexte des prestations d’assurance-chômage, ce critère de portée étendue s’applique également au revenu d’emploi. En effet, il semble que la Cour ait envisagé l’application de cette méthode plus souple à différentes situations :

Cette méthode conserve la souplesse de la méthode cas par cas, mais à l’intérieur d’un cadre qui identifie correctement le poids à accorder à divers facteurs de rattachement. Il est évident que ce poids ne peut être déterminé avec précision. Cette méthode a cependant l’avantage de préserver la capacité de traiter de façon appropriée les cas qui, à l’avenir, présenteront des considérations jusque-là non évidentes.

En l’espèce, j’appliquerais le critère des facteurs de rattachement pour déterminer le situs du revenu d’emploi.

(4)       La jurisprudence :

Le critère des facteurs de rattachement énoncé dans l’affaire Williams, précitée, a été appliqué par la suite dans deux décisions de la Cour de l’impôt[3]. C’est la première fois, depuis le prononcé de l’arrêt Williams, précité, que cette question est soulevée devant la Cour fédérale.

Dans l’affaire Brant (H.W.) c. M.R.N., [1992] 2 C.T.C. 2635 (C.C.I.), le demandeur était un Indien inscrit qui vivait sur la réserve. Il travaillait en qualité de vérificateur pour Revenu Canada et a prétendu que son traitement et ses allocations familiales n’étaient pas assujettis à l’impôt par application de l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Le demandeur faisait en outre valoir que l’imposition de son traitement et de ses allocations familiales violait ses droits à l’égalité protégés par la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Le juge Sobier de la Cour de l’impôt a déterminé les facteurs de rattachement pertinents en ce qui a trait au revenu d’emploi et il a conclu que le revenu d’emploi de M. Brant provenait du revenu général du gouvernement et qu’il ne s’agissait pas d’un bien dont la source était située sur une réserve et qui devait être protégé contre toute atteinte. Monsieur Brant gagnait son revenu sur le marché ordinaire. Si un Indien choisit de travailler sur le marché ordinaire, son revenu n’est pas exempté de taxation. Accorder une exemption en pareil cas, reviendrait à essayer de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens qui ne peuvent trouver un emploi sur une réserve. Il a rejeté les arguments selon lesquels l’imposition du revenu du demandeur violait ses droits à l’égalité.

Dans l’affaire McNab (B.) c. Canada, [1992] 2 C.T.C. 2547 (C.C.I.), la demanderesse était une Indienne inscrite qui résidait sur la réserve. Elle travaillait pour le Saskatchewan Treaty Women’s Council. Cet organisme était financé partiellement au moyen de fonds provenant du gouvernement du Canada et de la Saskatchewan. Son mandat consistait à promouvoir les soins de santé et la protection des femmes et des enfants autochtones en Saskatchewan. La Cour de l’impôt a conclu que l’organisme était situé sur une réserve et que la demanderesse était payée sur la réserve. Toutefois, elle exécutait la plupart des tâches reliées à son emploi à l’extérieur de la réserve. Le juge Beaubier de la Cour de l’impôt a conclu [aux pages 2551 et 2552] que le salaire versé à la demanderesse constituait un bien meuble d’un Indien situé sur une réserve :

L’appelante accomplissait toutes ses tâches avec des Indiens et sous l’autorité d’un employeur dont l’unique mission consistait à améliorer les conditions de vie des Indiens vivant sur les réserves.

Conformément à la prépondérance de la preuve présentée en l’espèce, l’appelante peut bénéficier des exemptions prévues au paragraphe 87(1) de la Loi sur les Indiens parce que l’ensemble des facteurs de rattachement indiquent clairement que le versement du salaire constituait le bien personnel d’une Indienne situé sur une réserve.

(5)       Application à la présente cause :

Pour déterminer si le revenu d’emploi en cause est situé sur la réserve, la première étape consiste à repérer les différents facteurs de rattachement qui peuvent être pertinents. Il faut ensuite analyser ces facteurs pour apprécier le poids à leur accorder dans la détermination de l’emplacement du bien en tenant compte (1) de l’objet de l’exemption prévue par la Loi sur les Indiens; (2) du genre de bien en cause et (3) de la nature de l’imposition de ce bien. La Cour doit décider si l’imposition de ce type de bien porte atteinte aux droits d’un Indien sur ce bien à titre d’Indien sur la réserve. Ce critère tient compte de toutes les circonstances en ce qui a trait aux biens imposés.

Selon l’interprétation fournie par Revenu Canada dans son Bulletin d’interprétation IT-62, l’endroit où les fonctions d’un poste sont exercées a une importance prépondérante dans la détermination du situs du revenu d’emploi. Voici ce que prévoient les alinéas 6g) et h) de ce Bulletin d’interprétation :

6…. 

g) La provenance du revenu est l’élément essentiel qui permet de déterminer si une partie spécifique du revenu d’un Indien est imposable ou exemptée. Un revenu gagné dans une réserve par un Indien est réputé être exempté. Un revenu gagné hors d’une réserve est imposable.

h) Selon le genre de revenu, il existe différents critères permettant de déterminer si le revenu est gagné ou non dans une réserve. Certains genres de revenus peuvent être répartis de la façon suivante :

(i) La rémunération et le salaire sont réputés être gagnés à l’endroit où le travail est accompli. Pour un employé de bureau, il s’agit du bureau où ou à partir duquel il remplit ses fonctions; pour un ouvrier de la construction, travaillant à un projet, il s’agit du chantier; pour un professeur, il s’agit de l’école et ainsi de suite. Le bureau principal de son employeur, l’endroit où il est payé ou d’où provient la paye ne sont habituellement pas pertinents pour déterminer de quel bureau ou emploi provient le revenu. Dans certains cas, on constatera qu’une partie du travail est accomplie dans la réserve et l’autre partie à l’extérieur. Une répartition raisonnable doit alors être faite entre le revenu exempté et le revenu imposable, en se fondant sur les données pertinentes de chaque cas.

Toutefois, les bulletins d’interprétation n’ont pas force de loi et je ne suis pas d’accord avec l’accent que Revenu Canada met sur l’endroit où les fonctions d’un poste sont exercées aux fins de la détermination du situs du revenu. Les Indiens qui travaillent pour des entreprises non indiennes, reçoivent leur exemption d’impôt sans avoir à se battre, à condition qu’ils travaillent sur la réserve. L’accent mis sur ce facteur par Revenu Canada a pour effet de pénaliser les Indiens qui travaillent peut-être pour un employeur situé sur la réserve, ou qui desservent peut-être les communautés indiennes, mais qui exercent leurs fonctions à l’extérieur de la réserve.

Dans l’arrêt Nowegijick, précité, le juge Dickson s’est prononcé en faveur d’une interprétation libérale des lois concernant les Indiens [à la page 36] :

Selon un principe bien établi, pour être valide, toute exemption d’impôts doit être clairement exprimée. Il me semble toutefois que les traités et les lois visant les Indiens doivent recevoir une interprétation libérale et que toute ambiguïté doit profiter aux Indiens. Si la loi contient des dispositions qui, suivant une interprétation raisonnable, peuvent conférer une exemption d’impôts, il faut, selon moi, préférer cette interprétation à une interprétation plus stricte qui pourrait être utilisée pour refuser l’exemption.

Dans l’arrêt Mitchell, précité, le juge La Forest a en quelque sorte tempéré la règle de l’interprétation libérale appliquée aux textes législatifs. Toutefois, il n’a pas contesté le principe voulant que les traités et les textes législatifs concernant les Indiens soient interprétés de façon libérale. Dans le cas des traités, les tribunaux judiciaires doivent tenter d’interpréter leurs différentes dispositions de la façon dont on peut supposer que les Indiens les ont comprises. Dans le cas des textes législatifs, qui doivent aussi recevoir une interprétation libérale, le rôle des tribunaux judiciaires est toutefois de faire la lumière sur l’intention du législateur [à la page 143] :

Mais selon ma conception de l’affaire, des considérations quelque peu différentes doivent s’appliquer dans le cas des lois visant les Indiens. Alors qu’un traité est le produit d’une négociation entre deux parties contractantes, les lois relatives aux Indiens sont l’expression de la volonté du Parlement. Cela étant, je ne crois pas qu’il soit particulièrement utile d’essayer de déterminer comment les Indiens peuvent comprendre une disposition particulière. Je pense que nous devons plutôt interpréter la loi visée en tentant de déterminer ce que le Parlement voulait réaliser en adoptant l’article en question. Ce point de vue ne constitue pas un rejet de la méthode d’interprétation libérale. Comme je l’ai déjà dit, il est clair que dans l’interprétation d’une loi relative aux Indiens, et particulièrement de la Loi sur les Indiens, il convient d’interpréter de façon large les dispositions qui visent à maintenir les droits des Indiens et d’interpréter de façon restrictive les dispositions visant à les restreindre ou à les abroger. Donc si la loi porte sur des promesses contenues dans un traité, les tribunaux vont toujours s’efforcer de rejeter une interprétation qui a pour effet de nier les engagements pris par la Couronne; voir l’arrêt United States v. Powers, 305 U.S. 527 (1939), à la p. 533.

En même temps, je n’accepte pas que cette règle salutaire portant que les ambiguïtés législatives doivent profiter aux Indiens revienne à accepter automatiquement une interprétation donnée pour la simple raison qu’il peut être vraisemblable que les Indiens la préférerait à toute autre interprétation différente. Il est également nécessaire de concilier toute interprétation donnée avec les politiques que la Loi tente de promouvoir.

Une interprétation libérale des dispositions législatives créant l’exemption d’impôt, combinée à l’interprétation de l’intention du législateur, exige une perspective globale de la question du situs du revenu d’emploi. Une condition unique ne saurait déterminer le situs d’un revenu d’emploi; il faut plutôt tenir compte de tous les facteurs de rattachement interprétés à la lumière de l’objet de l’exemption d’impôt.

Dans l’arrêt Williams, précité, le juge Gonthier a énuméré un certain nombre de facteurs de rattachement qui peuvent être pertinents à la détermination du situs des prestations d’assurance-chômage : la résidence du débiteur, l’emplacement de l’emploi qui engendre le revenu et la résidence de la personne qui reçoit le revenu d’emploi.

Bien que la Cour suprême ait refusé de formuler des commentaires sur les facteurs de rattachement pertinents qu’il faut utiliser pour déterminer le situs d’un revenu d’emploi, les mêmes facteurs peuvent être appliqués en l’espèce. En ce qui a trait au revenu d’emploi, les facteurs auxquels il faut toutefois accorder le plus de poids sont la résidence de l’employeur et l’endroit où les fonctions de l’emploi sont exercées. La résidence des défenderesses a une certaine importance, quoique moindre que celle rattachée aux premiers facteurs.

J’appliquerai le critère des facteurs de rattachement à chacune des défenderesses, séparément.

ELIZABETH ANN POKER

La défenderesse recevait son chèque de paye de la Division scolaire Frontier. Le bureau administratif de l’employeur est situé sur la réserve et l’école est administrée à partir de ce bureau. En conséquence, la résidence du débiteur (l’employeur) se trouve sur la réserve. La défenderesse réside elle aussi sur la réserve. Ces facteurs de rattachement, soit la résidence du débiteur et la résidence de la personne qui reçoit le revenu d’emploi, désignent la réserve.

Toutefois, le lieu d’emploi de la défenderesse ne se situait pas sur la réserve. L’école est adjacente à la réserve, mais n’est pas située à l’intérieur de ses limites géographiques. La défenderesse exerçait principalement ses fonctions à l’école, à l’extérieur de la réserve.

Bien que le lieu de travail précis de la défenderesse n’ait pas été situé de fait sur la réserve, la nature ou l’objet de son emploi étaient étroitement liés à la réserve. L’école en cause et les écoles situées sur la réserve sont considérées comme appartenant à un seul et même réseau par la Division scolaire Frontier et par la bande indienne de Norway House. La défenderesse accomplissait son travail à l’extérieur de la réserve, conformément aux instructions reçues de son employeur. La plupart des élèves qui fréquentaient l’école étaient des Indiens. Le gouvernement du Canada a fourni des fonds de fonctionnement importants à l’école dans le cadre de son programme de financement de services, et notamment de services éducatifs, au profit des Indiens. Les circonstances relatives à l’emploi et au revenu tiré de cet emploi désignent la réserve de façon prépondérante.

L’employeur de la défenderesse et sa résidence se trouvaient sur la réserve. Son lieu de travail se situait à l’extérieur de la réserve. Toutefois, les circonstances entourant son emploi étaient très étroitement liées à la réserve. En conséquence, j’ai statué que le revenu d’emploi de la défenderesse est réputé être situé sur la réserve et exempté de taxation.

Je ne veux d’aucune façon étendre la portée de la définition du terme « réserve » ou créer une « réserve théorique » qui déborde les frontières de la réserve. Une abondante jurisprudence s’y oppose : voir les décisions National Indian Brotherhood , précitée; Gamble et Marion c. M.R.N., le 24 septembre 1987, 83-1126 (IT) et 85-593 (IT) (C.C.I.) [non publiée]; Pachanos (V.) c. M.R.N., [1990] 2 C.T.C. 2273 (C.C.I.); Kirkness (M.F.) c. M.R.N., [1991] 2 C.T.C. 2028 (C.C.I.); Faries (B.L.) c. M.N.R., [1992] 1 C.T.C. 2295 (C.C.I.). Il n’est pas contesté que la défenderesse exerçait ses fonctions à l’extérieur de la réserve.

En concluant que le revenu de la défenderesse est situé sur la réserve, je tiens plutôt compte de l’effet combiné des facteurs de rattachement et des circonstances relatives à l’emploi. Faire fi des circonstances relatives à l’emploi ne serait pas conforme à l’objet de l’exemption d’impôt prévue par la Loi sur les Indiens, tel qu’il a été formulé dans les arrêts Mitchell et Williams, précités. La prédominance d’un facteur de rattachement unique, qu’il s’agisse de la résidence du débiteur ou de l’endroit où les fonctions sont exercées, ne règle pas la question de l’atteinte aux droits d’un Indien à titre d’Indien sur la réserve. Dans l’affaire Williams, précitée, le juge Gonthier a déclaré [à la page 891] : « On ne voit pas en quoi le lieu d’exécution normal d’une dette est pertinent pour décider si l’imposition de la réception du paiement de la dette représenterait une atteinte aux droits détenus par un Indien à titre d’Indien sur une réserve. » La méthode consistant à tenir compte uniquement de l’endroit où les fonctions sont exercées, sans égard aux circonstances relatives à l’emploi ou à la résidence de l’employeur, serait également trop restrictive.

Il est vrai que l’objet de l’exemption d’impôt, comme l’a dit le juge La Forest dans l’affaire Mitchell, précitée, n’est pas de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens. Les Indiens qui acquièrent des biens ou concluent des transactions relativement à des biens à l’extérieur de la réserve le font sur le marché ordinaire, aux mêmes conditions que tous les autres Canadiens. Je ne voudrais pas qu’on s’imagine que je contredis cet énoncé. Toutefois, la défenderesse en l’espèce n’a pas conclu d’opération relativement à des biens sur le marché ordinaire, même si elle exerçait ses fonctions à l’extérieur de la réserve. Norway House et la communauté environnante sont relativement isolées. La défenderesse travaillait presque exclusivement pour la population indienne située principalement sur la réserve, conformément aux instructions reçues de son employeur.

En résumé, je conclus que le revenu que la défenderesse a tiré de son emploi à l’école est situé sur la réserve et exempté de taxation.

F. MARIANNE FOLSTER

L’employeur de la défenderesse était l’hôpital. Elle exerçait ses fonctions à l’hôpital, qui se trouve à proximité de la réserve, mais à l’extérieur de ses limites géographiques. L’employeur de la défenderesse ne réside pas sur la réserve; de plus, elle exerçait ses fonctions à l’extérieur de la réserve. Toutefois, la défenderesse résidait sur la réserve.

Tout comme dans le cas d’Elizabeth Ann Poker, son lieu de travail ne se trouvait pas sur la réserve, mais la nature ou l’objet de l’emploi de la défenderesse étaient étroitement liés à la réserve. L’hôpital a été établi en conformité avec la décision prise par le gouvernement du Canada de dispenser des soins de santé aux Indiens. Il a été construit pour remplacer un hôpital qui était situé sur la réserve à l’origine. C’est le gouvernement qui en assure le financement, conformément à sa décision de soutenir les soins de santé dispensés aux Indiens. La clientèle de l’hôpital est composée d’Indiens inscrits dans une proportion d’environ 80 p. 100. Les circonstances relatives à l’emploi étaient étroitement liées à la réserve.

Toutefois, malgré les circonstances relatives à l’emploi de la défenderesse, ni son employeur ni son lieu de travail ne se trouvaient sur la réserve. Il ne suffit pas, selon moi, de conclure que la défenderesse travaillait au profit des Indiens de la réserve. Cette interprétation outrepasserait l’objectif d’éviter qu’il soit porté atteinte aux droits d’un Indien à titre d’Indien sur la réserve. Elle pourrait vraisemblablement signifier que tous les Indiens qui vivent sur une réserve seraient exemptés d’impôt, sans égard à leur lieu de travail ou à l’identité de leur employeur. Il pourrait s’agir d’un moyen de redresser leur situation économiquement défavorable, mais cette interprétation ne serait pas conforme à l’objet des dispositions créant l’exemption d’impôt.

En résumé, bien que la défenderesse ait résidé sur la réserve, son employeur et son lieu de travail se trouvaient à l’extérieur de la réserve. Les circonstances relatives à son emploi étaient étroitement liées à la réserve. Toutefois, en l’absence d’un facteur de rattachement autre que la résidence du contribuable, les fonctions d’un emploi exercées au profit des Indiens d’une réserve ne suffisent pas à rattacher le revenu tiré de cet emploi à la réserve. En conséquence, j’ai statué que le revenu d’emploi de la défenderesse n’est pas situé sur la réserve.

CONCLUSION

L’objet des dispositions de la Loi sur les Indiens prévoyant l’exemption d’impôt consiste à préserver les droits des Indiens à leurs réserves et à éviter que les pouvoirs des gouvernements et des créanciers en matière de taxation et de saisie respectivement portent atteinte à l’utilisation des biens des Indiens situés sur les réserves. C’est cet objet qu’il faut garder à l’esprit lorsqu’on détermine le situs d’un revenu d’emploi.

Le critère de détermination du situs d’un bien, énoncé par la Cour suprême dans l’affaire Williams, précitée, doit tenir compte de l’effet combiné des facteurs de rattachement et des circonstances relatives à l’emploi. Il ne serait pas conforme à l’objet des exemptions d’impôt prévues par la Loi sur les Indiens de faire fi des circonstances relatives à l’emploi. La prédominance d’un facteur de rattachement unique, qu’il [4]s’agisse de la résidence du débiteur ou de l’endroit où les fonctions sont exercées, ne règle pas la question de l’atteinte aux droits détenus d’un Indien à titre d’Indien sur la réserve.

Compte tenu de tous les facteurs de rattachement et des circonstances relatives à l’emploi de la défenderesse Elizabeth Ann Poker, je conclus que l’appel de la demanderesse doit être rejeté et que l’affaire doit être renvoyée au ministre pour qu’il établisse une nouvelle cotisation.

L’appel de la demanderesse en ce qui a trait à F. Marianne Folster est accueilli. Bien que les circonstances relatives à son emploi à l’hôpital aient été fortement liées à la réserve, ni son employeur ni l’endroit où elle exerçait ses fonctions ne se trouvaient sur la réserve. Bien qu’on puisse intuitivement considérer que le refus de lui reconnaître une exemption d’impôt mène à un résultat anormal, compte tenu de la proximité de l’hôpital par rapport à la réserve et de la population desservie par l’hôpital, j’hésite à conclure que le fait de travailler au profit des Indiens suffit pour soustraire à l’impôt le revenu tiré de ce travail en l’absence de tout autre facteur de rattachement. Pareille interprétation outrepasserait l’objectif d’éviter toute atteinte aux droits d’un Indien à titre d’Indien sur une réserve et constituerait un moyen de redresser la situation économiquement défavorable des Indiens. Bien que ce soit là un objectif louable, c’est au législateur et non à la Cour qu’il revient de déterminer les mesures à prendre pour l’atteindre.



[1] Howard L. Morry a déclaré, dans « Taxation of Aboriginals in Canada » (1992), 21 Man. L.J. 426 [à la page 429] :

[traduction] Le débat mené devant les tribunaux judiciaires en ce qui a trait à l’exemption d’impôt des Indiens touche habituellement la question de savoir si les biens des Indiens ou des bandes sont situés sur une réserve, parce que s’ils sont situés sur une réserve, ils sont exemptés d’impôt.

[2] En réaction au changement amorcé par l’arrêt Williams, précité, Revenu Canada n’a pas renouvelé le Décret de remise visant les Indiens. Ce décret prévoyait la remise des impôts relatifs au revenu qu’un Indien tire d’un emploi sur une réserve.

[3] La Cour de l’impôt a rendu quatre décisions depuis que la Cour suprême du Canada a prononcé son arrêt dans l’affaire Williams, précitée. Dans la décision Federation of Saskatchewan Indians c. M.R.N., [1992] 2 C.T.C. 2117 (C.C.I.), l’arrêt Williams n’est pas mentionné. Cela n’est pas surprenant étant donné que la Cour suprême a prononcé cet arrêt un mois à peine avant le prononcé du jugement dans l’affaire Federation of Saskatchewan Indians, précitée. Dans la décision Boissoneau c. Canada (Ministre du Revenu nationalM.R.N.), précitée, le juge Rip de la Cour de l’impôt s’est contenté de mentionner l’arrêt Williams, précité, dans une note de bas de page et de déclarer : « J’ai examiné les motifs de la Cour suprême du Canada exposés dans l’arrêt Glen Williams v. Her Majesty the Queen (non publié) et je suis d’avis qu’ils n’apportent aucun secours à l’appelant ».

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