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[1995] 2 C.F. 680

A-500-93

Jiri Bubla (appelant) (intimé)

c.

Solliciteur général (intimé) (requérant)

Répertorié : Canada (Solliciteur général) c. Bubla (C.A.)

Cour d’appel, juges Hugessen, Strayer et Desjardins, J.C.A.—Vancouver, 17 mars; Ottawa, 31 mars 1995.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes non admissibles — Interprétation des dispositions transitoires (art. 109 et 110) des L.C. 1992, ch. 49, modifiant la Loi sur l’immigration — L’art. 110 ne s’applique pas à l’espèce — L’art. 109 s’applique, mais on doit présumer que le droit régissant la validité de la mesure d’expulsion est le droit applicable au moment où a été prise la mesure, sauf intention contraire du législateur clairement exprimée dans la Loi modificative.

Compétence de la Cour fédérale — Immigration — Un juge de la Section de première instance de la Cour fédérale n’a aucune autorité inhérente de se prononcer sur le bien-fondé de la décision d’un autre juge de la même Cour d’accorder l’autorisation de demander un contrôle judiciaire — Comme il ne peut être interjeté appel auprès de la C.A.F. de la décision visant l’autorisation d’introduire une demande de contrôle judiciaire, la question à cet égard n’aurait pas dû être certifiée et il ne peut y être répondu.

L’appelant, originairement de la Tchécoslovaquie, est devenu résident permanent du Canada en 1986. En 1987, il a été reconnu coupable en Autriche d’importation d’héroïne et condamné à cinq ans d’emprisonnement dans le pays en question. Le 3 mars 1992, après une enquête au Canada en application de la Loi sur l’immigration, un arbitre a ordonné l’expulsion de l’appelant conformément au paragraphe 32(2) de la Loi en tant que personne visée à l’alinéa 27(1)a) de la Loi, qui traite des résidents permanents qui ne remplissent pas les conditions d’octroi du droit d’établissement du fait de leur appartenance à l’une des catégories non admissibles visées à l’article 19(1)c). Le même jour, il a été interjeté appel auprès de la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié. Le premier février 1993, avant que l’appel ne soit entendu, des modifications apportées aux articles 19 et 27 de la Loi sont entrées en vigueur. La section d’appel a conclu, de son propre chef, que la loi modifiée était applicable et que les modifications invalidaient la mesure. La Loi modificative prévoyait à l’article 109 que les modifications s’appliquaient « à toute demande présentée, ou procédure instruite, dans le cadre de la Loi sur l’immigration ou de ses textes d’application … soulevée dans ce cadre avant l’entrée en vigueur de ces dispositions ». L’article 110 prévoyait que les modifications ne s’appliquaient pas « aux enquêtes ou audiences … commencées … à la date d’entrée en vigueur de la modification ». La section d’appel en est venue à cette conclusion au motif que l’appelant ne serait plus une personne visée aux alinéas expressément mentionnés dans la mesure d’expulsion parce que les alinéas avaient reçu une nouvelle numérotation. Cette décision a été rendue oralement le 2 février 1993, mais n’a été signée que le 22 février 1993.

Le 3 avril 1993, le ministre a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Le juge de première instance a accueilli la demande sans mentionner la prétention de l’appelant visant le caractère tardif du dépôt.

À l’égard de cette question, le second juge de première instance qui a entendu la demande de contrôle judiciaire a conclu que le juge qui a accueilli la demande d’autorisation n’aurait pu le faire s’il n’avait auparavant conclu à l’existence de raisons spéciales, puisque la demande avait été déposée en retard. Il a en outre conclu que si le premier juge avait accueilli la demande, c’est qu’il avait conclu à l’existence de raisons spéciales. Il a, cependant, certifié une question (la seconde question), qui tient à savoir si un juge saisi d’une demande d’autorisation peut conclure à l’existence de « raisons spéciales » au sens du paragraphe 82.1(5) pour permettre le dépôt tardif de la demande, en l’absence du dépôt d’une demande de prorogation du délai applicable.

Lorsque s’est posée la question de savoir quelles dispositions la section d’appel aurait dû s’appliquer, le juge de première instance a conclu qu’en vertu de l’article 110 des dispositions transitoires, ce sont les dispositions préalables aux modifications qui étaient applicables. Il a certifié la question (la première question) tenant à savoir si, dans les circonstances, l’article 109 devrait s’appliquer comme l’avait conclu la section d’appel, question qui vise aussi bien la pertinence de l’article 109 à l’espèce que ses conséquences, dans l’éventualité où il serait applicable.

Il s’agissait d’un appel de cette décision.

Arrêt : l’appel doit être rejeté. Il a été répondu par la négative à la première question, et la Cour a refusé de répondre à la seconde question.

Le juge de première instance a conclu à tort que l’article 110 s’appliquait à l’espèce. L’« enquête » devant un arbitre s’est soldée, le 3 mars 1992, par la mesure d’expulsion, avant que les modifications ne prennent effet. L’« audience » devant la section d’appel a commencé le 2 février 1993, le jour après l’entrée en vigueur des modifications. L’appel devant la section d’appel était une procédure qui était déjà instruite lorsque les modifications sont entrées en vigueur.

Quant à la conclusion de la section d’appel que la mesure d’expulsion était invalide en raison de la simple numérotation différente des articles applicables, précisons que le paragraphe 40(2) de la Loi d’interprétation prévoit que les renvois à un texte ou ses mentions sont réputés se rapporter à sa version modifiée.

Lorsqu’elle s’interroge sur l’effet rétroactif que pourraient avoir certaines des modifications apportées en 1993 de façon à invalider les mesures d’expulsion déjà prises, la section d’appel doit prendre attentivement en considération ce qui suit : (1) l’article 43 de la Loi sur l’interprétation prévoit que l’abrogation n’a pas pour conséquence de « porter atteinte aux … obligations contractées ou aux responsabilités encourues » sous le régime du texte abrogé; (2) c’est une règle de droit fondamentale qu’un organisme d’appel doit déterminer si la décision dont il est interjeté appel était régulière au moment et dans les circonstances où elle a été rendue (voir l’alinéa 70(1)a) de la Loi sur l’immigration). Par conséquent, l’article 109 s’appliquait aux procédures devant la section d’appel, mais on doit présumer que le droit régissant la validité de la mesure d’expulsion prise le 3 mars 1992 était celui en vigueur à cette date, à moins que le législateur n’ait clairement exprimé une intention contraire dans une disposition expresse des L.C. de 1992, ch. 49.

La question numéro deux n’aurait pas dû être certifiée et il ne peut y être répondu. Le second juge de première instance aurait dû refuser de traiter de la question de savoir si le premier juge de première instance a accordé à bon droit l’autorisation de demander un contrôle judiciaire. Les juges n’ont aucune autorité inhérente de se prononcer sur le bien-fondé des décisions des autres juges de juridiction équivalente. L’audition d’une demande de contrôle judiciaire n’offre pas l’occasion d’entendre un appel de la décision d’accorder l’autorisation de demander le contrôle en question. De plus, la question n’aurait pas dû être certifiée à la Cour d’appel puisque l’article 82.2 prévoit que le jugement d’un juge de la Section de première instance sur une demande d’autorisation relative à la présentation d’une demande de contrôle judiciaire aux termes de la Loi sur la Cour fédérale est sans appel.

L’ordonnance du juge de première instance a été modifiée de façon à renvoyer l’affaire pour réexamen en tenant compte des présents motifs.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 40(2), 43.

Loi modifiant la Loi sur l’immigration et d’autres lois en conséquence, L.C. 1992, ch. 49, art. 109, 110, 112.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1)(c) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11), c.1) (édicté, idem), 27(1)a) (édicté, idem, art. 16), a.1)(i) (mod., idem), 32(2) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 22), 70(1) (mod., idem, art. 18), 82.1(3) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73), (5) (mod., idem), 82.2 (mod., idem).

APPEL d’une décision de la Section de première instance ([1993] F.C.J. no 853 (1re inst.) (QL)) annulant une décision de la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ([1993] D.S.A.I. no 18 (C.I.S.R.) (QL), sub nom. Bubla c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)), laquelle décision avait annulé une ordonnance de renvoi prise contre l’appelant.

AVOCATS :

Dennis G. McCrea pour l’appelant (intimé).

Leigh A. Taylor pour l’intimé (requérant).

PROCUREURS :

McCrea & Associates, Vancouver, pour l’appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Strayer, J.C.A. :

La décision en appel

Il s’agit d’un appel interjeté contre la décision de la Section de première instance [[1993] F.C.J. no 853 (QL)] dans laquelle le juge de première instance a annulé la décision de la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, signée le 22 février 1993 [[1993] D.S.A.I. no 18 (QL)], laquelle décision avait annulé une mesure de renvoi prise contre l’appelant en date du 3 mars 1992. Le juge de première instance a renvoyé l’affaire à la section d’appel à des fins de nouvelle audition et de réexamen :

[traduction] … compte tenu des dispositions de fond de la Loi sur l’immigration, telles qu’elles étaient rédigées le 3 mars 1992 …

Le juge de première instance a aussi certifié les questions suivantes [aux pages 13 et 14] :

1.   L’article 109 du chapitre 49 des Lois du Canada (1992) s’applique-t-il comme l’a conclu la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, compte tenu des faits dont elle était saisie, ainsi que la Section de première instance de la Cour fédérale dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire et dans des circonstances analogues?

2.   Un juge de la Section de première instance de la Cour fédérale peut-il conclure à l’existence de « raisons spéciales » au sens du paragraphe 82.1(5) de la Loi sur l’immigration en l’absence d’une requête en vue d’obtenir l’autorisation de déposer tardivement une demande de contrôle judiciaire à l’appui de laquelle des raisons spéciales ont été invoquées?

Les faits

L’appelant, originairement de la Tchécoslovaquie, est devenu résident permanent du Canada le 24 février 1986. Selon la décision de la section d’appel de la Commission, l’appelant a été reconnu coupable en Autriche, le 24 novembre 1987, d’importation d’héroïne et condamné à cinq ans d’emprisonnement dans le pays en question. Subséquemment, il a comparu devant un arbitre aux fins d’une enquête conformément à la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2]. Le 3 mars 1992, l’arbitre a ordonné l’expulsion de l’appelant en vertu du paragraphe 32(2) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 11] de la Loi, son ordonnance énonçant les motifs suivants :

[traduction] … PARCE QUE VOUS ÊTES UNE PERSONNE VISÉE À l’alinéa 27(1)a) de la Loi sur l’immigration, puisque vous êtes un résident permanent qui ne remplit pas les conditions d’octroi du droit d’établissement du fait de votre appartenance à l’une des catégories non admissibles visées à l’alinéa 19(1)c) de la Loi pour avoir été déclaré coupable à l’étranger d’une infraction qui pourrait être punissable, aux termes d’une loi fédérale, d’un emprisonnement maximal de dix ans et plus.

Le même jour, l’appelant a déposé un appel contre la décision de l’arbitre de la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié conformément au paragraphe 70(1) [mod., idem, art. 18] de la Loi.

À l’époque où a été rendue la mesure d’expulsion, les dispositions qui y sont mentionnées étaient rédigées comme suit :

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

c) celles qui ont été déclarées coupables d’une infraction qui, si elle a été commise au Canada, peut être, ou, si elle a été commise à l’étranger, pourrait être punissable, aux termes d’une loi fédérale, d’un emprisonnement maximal de dix ans et plus et qui ne peuvent justifier auprès du gouverneur en conseil ni de leur réadaptation ni du fait qu’au moins cinq ans se sont écoulés depuis l’expiration de leur peine.

27. (1) L’agent d’immigration ou l’agent de la paix doit faire part au sous-ministre, dans un rapport écrit et circonstancié, de renseignements concernant un résident permanent et indiquant que celui-ci, selon le cas :

a) ne remplit pas les conditions d’octroi du droit d’établissement du fait de son appartenance à l’une des catégories non admissibles visées aux alinéas 19(1)c), d), e) ou g), ou à l’alinéa 19(2)a) par suite d’une déclaration de culpabilité antérieure à l’octroi de l’établissement.

Avant que l’appel interjeté par l’appelant le 3 mars 1992 ne soit entendu par la section d’appel, plusieurs modifications de la Loi sur l’immigration sont entrées en vigueur le premier février 1993[1]. Les dispositions précitées ont été modifiées comme suit :

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

c) celles qui ont été déclarées coupables, au Canada, d’une infraction qui peut être punissable, aux termes d’une loi fédérale, d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans;

c.1) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles ont, à l’étranger :

(i) soit été déclarées coupables d’une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction qui pourrait être punissable, aux termes d’une loi fédérale, d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans …

27. (1) L’agent d’immigration ou l’agent de la paix doit faire part au sous-ministre, dans un rapport écrit et circonstancié, de renseignements concernant un résident permanent et indiquant que celui-ci, selon le cas :

a) appartient à l’une des catégories non admissibles visées aux alinéas 19(1)c.2), d), e), f), g), k) ou l);

a.1) est une personne qui a, à l’étranger :

(i) soit été déclarée coupable d’une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction qui pourrait être punissable, aux termes d’une loi fédérale, par mise en accusation, d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans …

La Loi modificative contenait aussi les dispositions suivantes :

109. Sous réserve des articles 110 à 120, les dispositions de la Loi sur l’immigration, dans leur version édictée par la présente loi, s’appliquent dès leur entrée en vigueur à toute demande présentée, ou procédure instruite, dans le cadre de la Loi sur l’immigration ou de ses textes d’application ou à toute autre question soulevée dans ce cadre avant l’entrée en vigueur de ces dispositions.

110. Les enquêtes ou audiences prévues par des dispositions de la Loi sur l’immigration modifiées ou abrogées par la présente loi sont tenues, et les décisions auxquelles elles donnent lieu sont rendues, comme si ces dispositions n’avaient pas été modifiées ou abrogées si, à la date d’entrée en vigueur de la modification ou de l’abrogation, elles avaient été commencées.

112. Par dérogation à l’article 110 :

b) les mesures découlant des enquêtes ou audiences visées à l’article 110, notamment les mesures de renvoi ou les mesures d’expulsion conditionnelle, sont prises conformément aux dispositions de la Loi sur l’immigration, dans leur version édictée par la présente loi, en vigueur au moment de la prise.

L’audition de l’appel par la section d’appel a débuté le 2 février 1993, le jour après l’entrée en vigueur des modifications qui précèdent. Il semble que les deux parties se sont montrées d’avis que la loi telle qu’elle existait à la date où a été prise la mesure d’expulsion devrait s’appliquer à l’appel. La section d’appel a cependant conclu, de son propre chef, que la loi modifiée devrait s’appliquer à la détermination de la validité de la mesure d’expulsion, et que les modifications en cause invalidaient la mesure. Apparemment, la section d’appel en est arrivée à cette conclusion au motif que l’article 110 ne s’appliquait pas à la situation, l’« audience » devant la section d’appel n’ayant commencé qu’après la modification de la loi. Par conséquent, l’affaire n’échappait pas aux dispositions générales de l’article 109 qui prévoient que « les dispositions » de la Loi dans leur version modifiée s’appliquent à toute « procédure instruite » avant l’entrée en vigueur de ces modifications. La section d’appel a alors déclaré ce qui suit [aux pages 22 et 23] :

Si la section d’appel applique les modifications apportées par L.C. (1992), ch. 49 à la mesure de renvoi prononcée contre l’appelant, cette mesure n’a manifestement aucun fondement. En conséquence, la section d’appel juge que l’appelant n’est pas une personne visée aux alinéas 27(1)a) et 19(1)c) de la Loi sur l’immigration tels que modifiés par L.C. (1992), ch. 49 et déclare la mesure de renvoi invalide en droit.

Pour autant que j’en puisse juger, le curieux raisonnement à la base de cette conclusion est que la mesure d’expulsion prise le 3 mars 1992 désigne l’appelant comme [à la page 2] :

… UNE PERSONNE VISÉE au sous-alinéa 27(1)a) de la Loi sur l’immigration … apparten[ant] à la catégorie des personnes non admissibles visées à l’alinéa 19(1)c) de la Loi …

mais comme conséquence des modifications, les dispositions pertinentes qui viseraient l’appelant seraient désormais les sous-alinéas 19(1)c.1)(i) et 27(1)a.1)(i). Donc, selon le raisonnement remarquable de la section d’appel, l’appelant ne serait plus une personne visée aux alinéas expressément mentionnés dans la mesure d’expulsion.

La décision de la section d’appel a apparemment été rendue oralement le 2 février 1993, mais elle n’a été signée que le 22 février 1993. Le 8 avril 1993, le ministre a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Dans ses observations à l’égard de la demande d’autorisation, l’appelant Bubla a soutenu que le dépôt de cette dernière était tardif, le paragraphe 82.1(3) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] exigeant qu’une telle demande soit déposée et signifiée dans les quinze jours suivant la date où le demandeur est avisé de la décision, de l’ordonnance ou de la mesure dont on demande le contrôle. Le ministre, en tant que demandeur, s’est montré d’avis que le délai commençait à courir le 22 février 1993, la date où a été signée la décision, alors que l’appelant Bubla a soutenu que le délai commençait à courir le 2 février 1993, lorsqu’a été rendue oralement la décision de la section d’appel. Le juge MacKay a accueilli la demande d’autorisation le 8 juin 1993, sans mentionner la question du retard.

L’appelant Bubla a soutenu, devant le second juge de première instance qui a plus tard entendu la demande de contrôle judiciaire, qu’il ne devrait pas être donné suite à la demande, l’autorisation n’ayant pas été accordée régulièrement. À l’appui de cette prétention, il a fait valoir que le juge MacKay avait accordé la prorogation du délai sans avoir auparavant indiqué dans son ordonnance s’il avait conclu en faveur du ministre ou non sur la question du calcul de ce délai. Le juge de première instance a étudié cet argument, et il a conclu ce qui suit :

Le juge qui a accueilli la demande d’autorisation ne pouvait le faire sans avoir auparavant conclu qu’il existait des raisons spéciales, puisqu’il était, à mon avis, évident que la demande en question avait été déposée en retard. Puisqu’il a accordé la demande d’autorisation, j’en déduis qu’il a conclu à l’existence de raisons spéciales[2].

Quoi qu’il se soit donc prononcé contre l’appelant Bubla sur la question du retard, il a certifié la seconde question, précitée, qui tient à savoir si un juge saisi d’une demande d’autorisation peut conclure à l’existence de « raisons spéciales » au sens du paragraphe 82.1(5) [mod., idem ] pour permettre le dépôt tardif de la demande, en l’absence du dépôt d’une demande de prorogation du délai applicable.

Lorsque s’est posée la question fondamentale de savoir quelles dispositions la section d’appel aurait dû appliquer en prenant sa décision, le juge de première instance a conclu qu’en vertu de l’article 110 des dispositions transitoires, précité, se sont les dispositions préalables aux modifications qui étaient applicables. Il en est arrivé à cette conclusion parce que l’« enquête », commencée devant l’arbitre, n’avait pas encore « donné lieu à une décision » parce que la décision de l’arbitre avait fait l’objet d’un appel et que celui-ci était donc visé par l’article 110. Il a par conséquent annulé la décision de la section d’appel au motif qu’elle invoquait à tort l’article 109. Vu cette conclusion, il n’a évidemment pas estimé nécessaire d’examiner les conséquences qu’attachait la section d’appel à l’application de l’article 109. Là aussi, bien qu’il ait tiré une conclusion défavorable à l’appelant et annulé la décision de la section d’appel, il a certifié la première question, telle qu’elle est citée plus haut, dans laquelle on demande si, dans les circonstances, l’article 109 devrait s’appliquer « comme l’a conclu la section d’appel », question qui vise aussi bien la pertinence de l’article 109 à l’espèce que ses conséquences, dans l’éventualité où il serait applicable.

Analyse

Il reste donc à répondre aux deux questions, dont on traitera dans l’ordre dans lequel elles sont posées.

Question 1

L’article 109 du chapitre 49 des Lois du Canada (1992) s’applique-t-il comme l’a conclu la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, compte tenu des faits dont elle était saisie, ainsi que la Section de première instance de la Cour fédérale dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire et dans des circonstances analogues?

J’estime que le juge de première instance a conclu à tort que l’article 110 s’appliquait à l’espèce. Il me semble que dans ce contexte, le terme « enquête » doit s’interpréter comme visant l’enquête devant un arbitre qui s’est soldée, le 3 mars 1992, par la mesure d’expulsion prise contre le requérant. De plus, le mot « audiences » à l’article 110 doit s’interpréter, je crois, comme désignant les séances mêmes de la section d’appel au cours desquelles des témoignages oraux et des plaidoiries ont été présentés à la Commission à partir du 2 février 1993, le jour après l’entrée en vigueur des modifications. La situation ne relevait donc pas des dispositions spéciales de l’article 110, qui créent une exception aux dispositions générales de l’article 109. Celui-ci s’applique, notamment, à :

… toute … procédure instruite … avant [l’entrée en vigueur de ces dispositions.]

L’appel interjeté le 3 mars 1992, et entendu à compter du 2 février 1993, doit être considéré comme étant une procédure qui était déjà instruite le premier février 1993 lorsque les modifications sont entrées en vigueur. Par conséquent, l’article 109 rend les modifications applicables à cette procédure.

La question importante consiste cependant à savoir comment, le cas échéant, ces modifications, par leurs propres termes, touchent la procédure d’appel.

Je dois tout d’abord rejeter l’absurde conclusion de la section d’appel que la mesure d’expulsion devait être considérée invalide parce qu’entre le moment où elle a été prise et celui où l’appel a été entendu, la numérotation des articles avait été modifiée, de sorte que les renvois aux numéros d’articles dans la mesure d’expulsion ne correspondaient plus aux dispositions applicables de la Loi sur l’immigration. Le paragraphe 40(2) de la Loi d’interprétation[3], fournit une réponse simple à cette proposition étonnante :

40. …

(2) Les renvois à un texte ou ses mentions sont réputés se rapporter à sa version éventuellement modifiée.

Il est inconcevable que le législateur ait entendu, à l’article 109, passer outre à cette règle normale d’interprétation de façon à rendre nulle toute mesure d’expulsion ou autre mesure qui pourrait mentionner un numéro d’article renuméroté ensuite par les modifications de 1993. Il n’est pas étonnant que ni l’une ni l’autre des parties n’ait fait valoir cette position devant la section d’appel.

Il est concevable que le législateur ait eu l’intention de donner un effet rétroactif à l’une ou plusieurs des modifications apportées en 1993 pour annuler des mesures d’expulsion déjà prises. C’est une possibilité que la section d’appel pourrait être tenue d’étudier lors du réexamen de cette affaire, si elle lui était soumise. Aucune modification de ce genre n’a été portée à notre attention. Lorsqu’elle s’interroge sur l’effet rétroactif que pourraient avoir certaines des modifications susmentionnées, la section d’appel doit prendre attentivement en considération les règles d’interprétation des lois. Les règles normales régissant l’effet de l’abrogation des textes législatifs sont exposées en partie à l’article 43 de la Loi d’interprétation[4].

43. L’abrogation, en tout ou en partie, n’a pas pour conséquence :

b) de porter atteinte à l’application antérieure du texte abrogé ou aux mesures régulièrement prises sous son régime;

c) de porter atteinte aux droits ou avantages acquis, aux obligations contractées ou aux responsabilités encourues sous le régime du texte abrogé.

L’alinéa 43c) est particulièrement pertinent, car il prévoit que l’abrogation n’a pas pour conséquence « de porter atteinte … aux obligations contractées ou aux responsabilités encourues » sous le régime du texte abrogé. Cela signifierait en l’espèce que la validité de la mesure d’expulsion, à supposer qu’elle ait été prise régulièrement en vertu de la loi telle qu’elle était le 3 mars 1992, ne serait pas atteinte par les modifications subséquentes de la Loi sur l’immigration, sauf intention contraire clairement exprimée par le législateur.

C’est aussi une règle de droit fondamentale qu’un organisme d’appel, à moins qu’il soit clairement autorisé à ne pas le faire, doit déterminer si la décision dont il est interjeté appel était régulière au moment et dans les circonstances où elle a été rendue. La compétence de la section d’appel, aussi bien avant qu’après les modifications en cause, est exposée au paragraphe 70(1) de la Loi sur l’immigration :

70. (1) Sous réserve du paragraphe (4), les résidents permanents et les titulaires de permis de retour en cours de validité et conformes aux règlements peuvent faire appel devant la section d’appel d’une mesure de renvoi ou de renvoi conditionnel invoquant les moyens suivants :

a) question de droit, de fait ou mixte;

b) le fait que, eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, ils ne devraient pas être renvoyés du Canada.

On notera qu’en vertu de l’alinéa 70(1)a), la section d’appel peut se prononcer sur des questions de droit, de fait ou mixtes. Cela signifie que la section d’appel peut, notamment, s’interroger sur le bien-fondé, en droit, de la décision de prendre la mesure d’expulsion, mais il est clair que cette démarche implique l’examen de la loi telle qu’elle était au moment où a été prise la mesure d’expulsion. Il est vrai qu’en vertu de l’alinéa 70(1)b), la section d’appel peut examiner les « circonstances particulières de l’espèce » pour voir si la personne visée devrait être renvoyée du Canada. Cela peut évidemment comprendre des facteurs qui n’ont pas été portés à la connaissance de l’arbitre à l’enquête. Mais la section d’appel en l’espèce ne s’est pas intéressée à la compétence que lui confère l’alinéa 70(1)b) parce qu’elle a considéré que la mesure d’expulsion était, de fait, mal fondée en droit. Cette conclusion se fondait non pas sur le caractère légitime de la mesure d’expulsion au moment où elle a été prise, mais sur la loi telle qu’elle était après le premier février 1993. La compétence de la section d’appel reste exactement ce qu’elle était avant, soit celle de déterminer le bien-fondé, en droit, de la décision déjà prise par l’arbitre. Ce bien-fondé s’apprécie d’après la loi en vigueur au moment où l’arbitre a pris sa décision, à moins que le législateur n’ait clairement exprimé une intention différente.

Aussi, pour des motifs quelque peu différents, je suis d’accord avec la conclusion principale du juge de première instance, à savoir que cette affaire devrait être renvoyée à la section d’appel. Je dirais cependant que l’affaire est renvoyée :

« pour être entendue et jugée de nouveau en tenant pour acquis que l’article 109 des L.C. 1992, ch. 49, s’applique aux procédures d’appel, l’effet de cet article devant s’interpréter conformément aux présents motifs ».

De la même façon, je répondrais à la première question par la négative de la façon suivante :

Oui, l’article 109 s’applique aux procédures d’appel devant la section d’appel, mais on doit présumer que le droit régissant la validité de la mesure d’expulsion prise le 3 mars 1992 est le droit applicable à cette date, sauf intention contraire du législateur clairement exprimée dans une disposition des L.C. 1992, ch. 49.

Question 2

Un juge de la Section de première instance de la Cour fédérale peut-il conclure à l’existence de « raisons spéciales » au sens du paragraphe 82.1(5) de la Loi sur l’immigration en l’absence d’une requête en vue d’obtenir l’autorisation de déposer tardivement une demande de contrôle judiciaire à l’appui de laquelle des raisons spéciales ont été invoquées?

Cette question n’aurait pas dû être certifiée et il ne peut y être répondu. Bien que le juge de première instance, lors du contrôle judiciaire, ait été évidemment et instamment pressé par l’avocat de l’appelant de décider si le juge MacKay avait accordé à bon droit l’autorisation de demander cet examen judiciaire, j’estime en toute déférence qu’il aurait dû refuser de traiter de la question. Les juges n’ont aucune autorité inhérente de se prononcer sur le bien-fondé des décisions des autres juges de juridiction équivalente. La décision d’un juge d’une cour supérieure n’est pas non plus susceptible de contrôle dans des procédures indirectes. Bien qu’il puisse être loisible au juge saisi d’une demande d’autorisation d’examiner de nouveau l’affaire lui-même dans certaines circonstances restreintes, il n’est pas permis à un autre juge de se prononcer en appel sur cette décision. L’audition d’une demande de contrôle judiciaire n’offre pas l’occasion de statuer en appel sur la décision d’accorder l’autorisation de demander le contrôle en question. Par conséquent, le juge de première instance aurait dû refuser de traiter de la contestation, par l’avocat de M. Bubla, de la validité de l’ordonnance par laquelle le juge MacKay a donné son autorisation.

De plus, cette question n’aurait pas dû être certifiée auprès de la Cour d’appel. La Loi sur l’immigration prévoit ce qui suit [article 82.2 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] :

82.2 Le jugement d’un juge de la Section de première instance de la Cour fédérale sur une demande d’autorisation relative à la présentation d’une demande de contrôle judiciaire aux termes de la Loi sur la Cour fédérale est sans appel.

La deuxième question, telle qu’elle est certifiée, est de fait un appel auprès de cette Cour du jugement par lequel le juge MacKay a accordé son autorisation. Cette Cour doit par conséquent refuser de répondre à la question.

Conclusions

L’appel est par conséquent rejeté. L’ordonnance du juge de première instance est modifiée de façon à renvoyer l’affaire pour réexamen en tenant compte des présents motifs. Il est répondu tel qu’énoncé plus haut à la première question et il n’est pas répondu à la seconde.

Le juge Hugessen, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge Desjardins, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1] L.C. 1992, ch. 49.

[2] Dossier d’appel, à la p. 7.

[3] L.R.C. (1985), ch. I-21.

[4] Précitée, note 3.

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