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[1995] 1 C.F. 237

T-1380-92

Roger Bellefeuille (requérant)

c.

Commercial Transport (Northern) Ltd. et Elliot Lake Freight Lines Ltd. (intimées)

Répertorié : Bellefeuille c. Commercial Transport (Northern) Ltd. (1re inst.)

Section de première instance, juge Reed—Ottawa, le 14 juillet; Vancouver, le 21 juillet 1994.

Pratique — Rejet des procédures — Défaut de poursuivre — Demande de contrôle judiciaire — La Règle 1606 exige le dépôt du dossier de la demande dans les 60 jours du dépôt de l’avis de requête — Le requérant a tenté de déposer le dossier de sa demande avec un retard de quatre mois — La Cour a rendu une ordonnance intimant au requérant de démontrer pourquoi sa demande ne devrait pas être rejetée pour « retard injustifié » conformément à la Règle 1617 — Le retard injustifié consiste en un retard considérable sans excuse raisonnable — « Considérable » est un laps de temps relativement court dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire — Un retard de quatre mois est considéré comme étant considérable — La Règle 1617 reflète la frustration du public devant la lenteur du processus judiciaire — L’idée que se fait l’avocat de la pratique devant la Section d’appel, qui est régie par des Règles différentes, lorsqu’elle exerçait sa compétence en vertu de l’art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale, n’est pas une excuse raisonnable — Le concept du retard injustifié n’exige pas qu’il y ait préjudice.

La Cour a rendu une ordonnance intimant au requérant de démontrer la raison pour laquelle sa demande de contrôle judiciaire ne devrait pas être rejetée pour retard injustifié à la faire valoir. L’avocat du requérant affirme avoir été induit en erreur par la modification des Règles de la Cour fédérale, et par l’attribution à la Section de première instance d’une compétence autrefois exercée par la Section d’appel. Son expérience l’a amené à croire que le retard à faire valoir la demande de son client ne causerait aucun préjudice. Le requérant a demandé l’autorisation de se faire entendre sans avoir à déposer le dossier de sa demande.

Le 12 juin 1992, le requérant a déposé auprès de la Section de première instance un avis de requête visant le contrôle judiciaire du rejet, par la Commission canadienne des droits de la personne, de sa plainte pour discrimination fondée sur son invalidité. Les Règles de la Cour fédérale exigent que le dossier de la demande soit déposé dans les 60 jours du dépôt de l’avis de requête. Ce délai a pris fin le 12 août 1992. La Règle 1617 autorise la Cour, de son propre chef, à rejeter une demande en raison du retard injustifié à la faire valoir. Le 3 novembre 1992, le requérant a été avisé de l’expiration du délai applicable au dépôt du dossier. Aucune réponse n’a été reçue avant le 7 décembre, jour où le requérant a tenté de déposer le dossier de sa demande. La Cour a alors ordonné au requérant de justifier la prorogation du délai applicable au dépôt du dossier. Deux juges de la Section de première instance et trois juges de la Section d’appel ont conclu que le requérant ne s’était pas justifié. La Section d’appel s’est montrée d’avis que le refus de la Section de première instance d’accorder au requérant une prorogation de délai constituait un exercice régulier du pouvoir discrétionnaire dont elle dispose, mais elle a conclu que le juge de première instance « a commis une erreur en rejetant la demande pour défaut de poursuivre en l’absence d’une requête par une partie ou d’une ordonnance de justification par un juge ». Les questions litigieuses étaient celles-ci : (1) l’ordonnance de la Section d’appel visait-elle uniquement les faits en cause ou visait-elle à établir des règles d’interprétation plus larges à l’égard de la Règle 1617; (2) quelles sont les exigences relatives à l’avis prévu par la Règle 1617; (3) le rejet pour retard injustifié, conformément à la Règle 1617, met-il en cause un critère semblable à celui qui est applicable à la prorogation du délai lorsqu’il y a retard à déposer le dossier de la demande, ou semblable au critère applicable dans les circonstances où est ordonné le rejet de la demande pour défaut de poursuivre, conformément à la Règle 440.

Jugement : la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée; la requête visant à autoriser le requérant à procéder à l’audition sans déposer le dossier de sa demande devrait être rejetée.

(1) La nécessité d’une ordonnance de justification est particulière aux faits de l’espèce. Bien que plusieurs Règles exigent un « avis », au sens « d’ordonner [à quelqu’un] de faire quelque chose, » deux Règles seulement exigent la délivrance d’une ordonnance de justification. Si une ordonnance de justification était nécessaire pour qu’il y ait préavis et l’occasion de se faire entendre conformément à la Règle 1617, la Règle l’aurait dit expressément.

(2) Le concept du retard injustifié à la Règle 1617 s’applique à un retard considérable sans excuse raisonnable. Ce qui est considérable est vraisemblablement un laps de temps relativement court dans le contexte des procédures prévues pour le règlement des demandes de contrôle judiciaire. Un retard de quatre mois dans le dépôt du dossier de la demande répond certainement à cette définition.

(3) Lorsque la Règle 1617 a été rédigée, on savait que les conditions prévues à la Règle 440, applicables au rejet d’une action pour défaut de poursuivre, mettaient en cause le triple critère du retard excessif, de l’absence d’excuse, et du préjudice causé au défendeur. Le rédacteur étant conscient de cela, il a choisi pour le libellé de la Règle 1617 les mots « retard injustifié », qui emportent la nécessité d’un retard considérable sans excuse raisonnable. La preuve d’un préjudice réel ou vraisemblable causé à l’une des parties n’est pas requise parce que la règle s’applique aux procédures de contrôle judiciaire, alors que le tribunal compétent n’a généralement pas l’autorité de rendre une décision définitive; les demandes de contrôle judiciaire sont censées être traitées rapidement, et leur rejet pour manque de diligence pourrait se produire sur une base moins stricte que celle qui est applicable aux demandes fondées sur la Règle 440. La Règle 1617 a été rédigée dans le contexte de l’attention accrue accordée à la lenteur du processus judiciaire.

Un retard de quatre mois à déposer le dossier de la demande constituait un long retard dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire. Une excuse raisonnable n’avait pas été démontrée. L’idée que se fait l’avocat de la pratique de la Section d’appel, à laquelle s’appliquent des règles différentes, lorsqu’elle avait compétence en la matière en vertu de l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale, ne saurait être qualifiée d’excuse raisonnable pour ne s’être pas conformé aux Règles de la Section de première instance lorsqu’il y a eu transfert de compétence.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C., 1985, ch. F-7, art. 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4), 28 (mod., idem, art. 8).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 300.1 (édicté par DORS/92-43, art. 2), 328, 355, 440, 468, 483 (mod. par DORS/92-726, art. 5), 1617 (édicté par DORS/92-43, art. 19), 2300.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS CITÉES :

Bellefeuille c. Commission canadienne des droits de la personne et autres (1993), 66 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); Bellefeuille c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] F.C.J. No. 760 (QL) (C.A.F.); Patex Snowmobiles Ltd. c. Bombardier Ltd. et autre (1991), 48 F.T.R. 221 (C.F. 1re inst.); Law Soc. of Man. v. Eadie, [1986] 6 W.W.R. 354 (C.A. Man.); United Kingdom (Department of Transport) v. Smaller (Chris) (Transport) Ltd. (1989), 103 N.R. 134 (H.L.); Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.); R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199; (1990), 75 O.R. (2d) 673; 74 D.L.R. (4th) 355; 59 C.C.C. (3d) 449; 79 C.R. (3d) 273; 49 C.R.R. 1; 42 O.A.C. 81; Canada (Procureur général) c. Bernard (1993), 69 F.T.R. 239 (C.F. 1re inst.); Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 447; (1994), 17 Admin. L.R. (2d) 2 (C.A.); Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), [1994] F.C.J. No. 25 (QL) (C.A.F.).

DOCTRINE

Church, Thomas, et al. Justice Delayed. Willamsburg, Va. : National Center for State Courts, 1978.

Concise Oxford Dictionary of Current English, 7th ed. Oxford : Clarendon Press, 1982, « notice ».

Sgayias, David, et al. Federal Court Practice 1994. Toronto : Carswell, 1993.

ORDONNANCE rendue conformément à la Règle 1617 des Règles de la Cour fédérale enjoignant au requérant de démontrer la raison pour laquelle sa demande de contrôle judiciaire ne devrait pas être rejetée pour retard injustifié à la faire valoir, et requête du requérant visant à obtenir l’autorisation de se faire entendre sans avoir à déposer le dossier de sa demande. Ordonnance rejetant la demande de contrôle judiciaire.

AVOCATS :

Henry S. Brown, c.r., pour le requérant.

David D. Sherriff-Scott pour les intimées.

PROCUREURS :

Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour le requérant.

Scott & Aylen, Ottawa, pour les intimées.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Reed : Il s’agit d’une affaire difficile, qui porte sur le retard. La Cour a délivré une ordonnance intimant au requérant de démontrer la raison pour laquelle sa demande de contrôle judiciaire ne devrait pas être rejetée en raison de son retard injustifié à la faire valoir. L’avocat du requérant affirme avoir été induit en erreur par la modification des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663] et par l’attribution à la Section de première instance d’une compétence autrefois exercée par la Section d’appel. Son expérience l’a amené à croire que le retard à faire valoir la demande de son client ne causerait aucun préjudice. Le requérant demande l’autorisation de se faire entendre sans avoir à déposer le dossier de sa demande.

Historique

Le requérant a déposé auprès de cette Cour une requête visant l’annulation d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne. Les questions ayant donné lieu à la plainte ont pris naissance en raison de la maladie du requérant, en décembre 1987. Il n’est pas nécessaire de décrire les événements dans leurs moindres détails; il suffit de dire qu’en avril 1988, le requérant a cherché un emploi auprès des intimées, Commercial Transport (Northern) Ltd. et Elliot Lake Freight Lines Ltd. Il a essuyé un refus. Huit mois plus tard, le 9 décembre 1988, le requérant a porté plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, allégeant qu’il avait été victime de discrimination en raison de sa maladie (invalidité). Cette plainte a été rejetée au mois de mai 1992.

Le 12 juin 1992, le requérant a déposé auprès de la Section de première instance un avis de requête introductive d’instance en vue d’un contrôle judiciaire, conformément à l’article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7 et ses modifications. Ces demandes sont régies par les Règles 1600 à 1620 des Règles de la Cour fédérale. On en trouve un utile résumé dans l’ouvrage de Sgayias, Kinnear, Rennie et Saunders intitulé Federal Court Practice 1994, à la page 724.

Ces Règles exigent, notamment, que le requérant dépose un dossier de sa demande dans les 60 jours du dépôt de l’avis de requête introductive d’instance. Ce délai a expiré, en ce qui concerne le requérant, le 12 août 1992. La Règle 1617 [édicté par DORS/92-43, art. 19] autorise la Cour à rejeter, de son propre chef, une demande en raison du retard injustifié à la faire valoir :

Règle 1617. (1) La Cour peut, sur demande ou de son propre chef, ordonner le rejet d’une demande de contrôle judiciaire en raison du retard injustifié de la partie requérante à la faire valoir.

(2) L’ordonnance mentionnée à l’alinéa (1) ne sera pas rendue avant que la partie requérante et les autres parties n’aient reçu un préavis de 10 jours et n’aient eu l’occasion de se faire entendre. [Non souligné dans l’original.]

Le 3 novembre 1992, la Cour a adressé une lettre à l’avocat du requérant, lui soulignant l’expiration du délai applicable au dépôt du dossier de la demande :

[traduction] Le 12 juin 1992, vous avez déposé un avis introductif de requête en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. Nous n’avons pas reçu le dossier de la demande et le délai que prescrit la Règle 1606.(1) pour le dépôt de ce dernier a expiré :

Dossiers de la demande

Règle 1606.(1) La partie requérante doit, dans un délai de 60 jours à compter du dépôt de l’avis de requête :

a) déposer son dossier selon le nombre de copies exigé par la règle 1609(2);

b) en signifier copie aux autres parties.

La Cour a ordonné au Greffe de vous faire savoir que si vous ne vous conformez pas à cette exigence dans les dix (10) jours qui suivent la date de la présente, l’affaire sera transmise à la Cour et pourra être rejetée pour défaut de poursuivre. [Non souligné dans l’original.]

Aucune réponse n’a été reçue au cours du délai de dix jours, bien que l’avocat du requérant ait tenté de déposer le dossier de la demande le 7 décembre 1992. Ce silence a donné lieu à une autre lettre de la Cour à l’avocat du requérant, en date du 14 décembre 1992, rédigée en partie comme suit :

[traduction] Je confirme par la présente la conversation téléphonique que j’ai eue avec vous le 10 décembre 1992 et dans laquelle je vous ai fait part des instructions du juge Joyal.

« Il est ordonné qu’avant que la demande soit étudiée plus avant, le requérant dépose devant la présente Cour, sous forme d’affidavit, des preuves justifiant l’octroi d’une prorogation du délai imparti pour déposer le dossierLe délai de 60 jours a expiré le 12 août 1992, ou aux environs de cette date. Le dossier a été déposé le 7 décembre 1992, avec près de quatre mois de retard. Le requérant est tenu de fournir des explications. » [Non souligné dans l’original.]

La suite des événements est exposée dans la décision de la Section de première instance (T-1380-92) en date du 25 février 1993 [(1993), 66 F.T.R. 1], et dans celle de la Section d’appel (A-204-93) en date du 25 mai 1994 [[1994] F.C.J. No. 760 (QL)]. Je ne crois pas nécessaire de répéter les événements qui y sont relatés. Il suffit de noter que deux juges de la Section de première instance et trois juges de la Section d’appel ont conclu que le requérant (par l’intermédiaire de son avocat) n’avait pas démontré des motifs suffisants pour justifier la prorogation du délai imparti pour le dépôt du dossier d’une demande.

La Section d’appel s’est montrée d’avis que le refus de la Section de première instance d’accorder au requérant une prorogation de délai constituait un exercice régulier de son pouvoir discrétionnaire. En même temps, la Section d’appel a conclu que le juge de première instance « a commis une erreur en rejetant la demande pour défaut de poursuive en l’absence d’une requête par une partie ou d’une ordonnance de justification par un juge. » Cette décision soulève deux questions : (1) quelles sont les exigences relatives à l’avis prévu par la Règle 1617, et (2) le rejet pour retard injustifié, conformément à la Règle 1617, met-il en cause un critère semblable à celui qui est applicable à la prorogation du délai lorsqu’il y a retard à déposer le dossier de la demande, ou semblable au critère applicable dans les circonstances où est ordonné le rejet de la demande pour défaut de poursuivre, conformément à la Règle 440. Reliée à ces questions se trouve la question de savoir si l’ordonnance de la Section d’appel, en l’espèce, visait uniquement les faits en cause, ou si elle entendait établir des règles d’interprétation plus larges à l’égard de la Règle 1617.

Nécessité d’un préavis en vertu de la Règle 1617

En ce qui concerne les exigences visant le préavis, j’ai conclu que la nécessité d’une ordonnance de justification est particulière aux faits de l’espèce. Je m’explique; plusieurs dispositions des Règles exigent un avis : avis de constitution d’un nouvel avocat (Règle 300.1(3) [édicté, idem, art. 2]); avis de reprise de l’audition (Règle 328); avis de désistement (Règle 406(1)); avis en vue de l’admission de documents (Règle 468(3)); avis de fixation du temps et du lieu de l’instruction (Règle 483 [mod. par DORS/92-726, art. 5]). Dans tous ces cas, le mot « avis » est employé dans son sens lexicographique ordinaire, c’est-à-dire qu’il signifie [traduction] « ordonner de faire quelque chose » ou donner un « avertissement » ou intimer de « prendre note » ou de « prendre connaissance » de certaines choses[1]. Par opposition, il y a deux circonstances dans lesquelles les Règles exigent la délivrance d’une ordonnance de justification : lorsqu’il est allégué qu’il y a outrage au tribunal (Règle 355(4)) et en présence de demandes ex parte visant à faire exécuter un jugement au moyen de la saisie-arrêt exercée contre un tiers (Règle 2300). Il est difficile de comprendre pourquoi, si une ordonnance de justification est nécessaire pour qu’il y ait préavis et l’occasion de se faire entendre, conformément à la Règle 1617, le texte de cette Règle n’a pas été rédigé expressément de façon à imposer cette obligation—par exemple dans le genre du libellé de la Règle 355(4).

En l’espèce, la lettre du 3 novembre 1992 ne mentionnait pas clairement la Règle 1617, elle mentionnait le retard à déposer le dossier de la demande. Également, les directives de la Cour du 10 décembre (confirmées dans la lettre du 14 décembre) portaient principalement sur l’obligation de justifier le retard à déposer le dossier de la demande. Même si l’on peut présumer que l’avocat aurait compris que tout cela indiquait que la Cour se préparait à agir, à rejeter la demande de son propre chef, conformément à la Règle 1617, il est compréhensible qu’il y ait eu confusion. C’est dans ce contexte que la Cour d’appel m’a renvoyé l’affaire, en me donnant la directive de délivrer une ordonnance de justification intimant au requérant de démontrer pourquoi le temps qu’il mettait à faire valoir sa demande n’était pas injustifié. J’interprète cette exigence comme étant particulière aux faits de l’espèce.

Une ordonnance de justification a été délivrée, le requérant s’y est conformé et il a, de plus, déposé une requête dans laquelle il sollicitait l’autorisation de faire valoir sa demande sans en déposer un dossier.

Critère applicable—« Retard injustifié »

La question qui se soulève donc est de savoir quel est le sens du retard injustifié pour les fins de la Règle 1617?

Si je comprends bien, le requérant avance que pour qu’il y ait rejet pour retard injustifié, conformément à la Règle 1617, non seulement doit-il y avoir un retard non justifié de façon satisfaisante, mais aussi la conclusion que la partie qui n’est pas en défaut a subi ou risque vraisemblablement de subir un préjudice. Le requérant a renvoyé aux arrêts Patex Snowmobiles Ltd. c. Bombardier Ltd. et autre (1991), 48 F.T.R. 221 (C.F. 1re inst.); Law Soc. of Man. v. Eadie, [1986] 6 W.W.R. 354 (C.A. Man.) et United Kingdom (Department of Transport) v. Smaller (Chris) (Transport) Ltd. (1989), 103 N.R. 134 (H.L.). C’est-à-dire, l’avocat soutient que les conditions à respecter en cas de demande de rejet pour défaut de poursuivre, par exemple en vertu de la Règle 440, sont applicables. Dans ce cas, le requérant doit démontrer soit que le retard est délibéré et outrageant, soit qu’il est excessif, inexcusable et préjudiciable au défendeur[2].

Je ne suis pas convaincue que ce soit le cas. Lorsque la Règle 1617 a été rédigée, on savait que les conditions prévues à la Règle 440, applicables au rejet d’une action pour défaut de poursuivre, mettaient en cause le triple critère du retard excessif, de l’absence d’excuse, et du préjudice causé au défendeur. Le rédacteur étant conscient de tout cela, il a choisi pour le libellé de la Règle 1617 les mots « retard injustifié ». Bien que cette expression emporte la nécessité d’un retard important sans excuse raisonnable, je ne suis pas persuadée que la preuve d’un préjudice réel ou vraisemblable causé à l’une des parties soit requise.

Non seulement le libellé de la Règle me mène-t-il à cette conclusion, mais le fait qu’elle s’applique aux procédures de contrôle judiciaire, et non aux instances, est aussi pertinent. En matière de contrôle judiciaire, le tribunal compétent n’a généralement pas l’autorité de rendre une décision définitive. La demande, si elle est accueillie, aboutit au renvoi de l’affaire au tribunal compétent, qui doit la reprendre en entier. Cela signifie que la décision de la Cour n’est qu’une étape de la solution finale du litige. Les demandes de contrôle judiciaire ne sont pas aussi complexes que les instances; la réunion des preuves et leur présentation ne constituent pas un point litigieux. Ces facteurs me convainquent que l’on entend que l’on fasse valoir les demandes de contrôle judiciaire rapidement, et que leur rejet pour manque de diligence pourrait se produire sur une base moins stricte que celle qui est applicable aux demandes fondées sur la Règle 440.

De plus, la Règle 1617 a été rédigée dans le contexte de l’attention accrue accordée de nos jours à la lenteur du processus judiciaire. Nous sommes tous conscients des études[3] réalisées, qui ont démontré que le public considère le manque d’efficience des tribunaux comme étant un problème encore plus grave que la pollution et les lacunes de l’éducation.

Des décisions portent sur le sujet, comme par exemple l’arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199. Le juge en chef du Canada s’est montré d’avis, dans de nombreuses allocutions, que la réduction de la lenteur du processus judiciaire est une question qui devrait tous nous préoccuper et susciter notre bonne volonté. Certaines juridictions, comme l’Ontario, ont adopté des règles de gestion des instances, assorties de sanctions d’une extrême rigueur. J’irai jusqu’à dire que pratiquement chaque juge qui a eu l’occasion de parler à des particuliers qui ont participé à un litige sans être juristes, en a recueilli des critiques acerbes et stridentes à l’égard de la lenteur du processus judiciaire. À mon sens, le libellé de la Règle 1617 reconnaît que le retard injustifié est, en lui-même, un motif de rejet de la demande, sans qu’il y ait besoin de prouver un préjudice vraisemblable pour l’une ou l’autre des parties.

La présente affaire

Comme je l’ai dit, j’estime que le retard injustifié exige la preuve d’un retard important et dépourvu d’explication raisonnable. Bien que l’on ait conclu au retard non expliqué au cours de procédures antérieures, on ne s’était pas demandé expressément s’il devait être considéré important. La présente audience est une procédure nouvelle et différente, dans le cadre de laquelle des preuves supplémentaires ont été soumises par les deux parties.

Le requérant fait valoir trois moyens. Premièrement, le retard n’est pas considérable—quatre mois est une période relativement courte—et bien que l’avocat du requérant n’ait pas immédiatement répondu à la lettre du 3 novembre 1992, il a répondu en l’espace d’un mois. Deuxièmement, l’avocat déclare qu’il a été amené à croire que le manque de respect des délais impartis par les Règles ne porterait pas préjudice parce qu’il a déjà plaidé neuf demandes fondées sur l’article 28 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8] devant la Cour d’appel, et dans chacune de ces affaires le mémoire exigé sur les questions qu’il se proposait de débattre a été déposé après l’expiration des délais prévus dans les Règles. Le greffe a accepté et déposé les mémoires sans objection de sa part ni de la part de la Section d’appel. Selon l’expression de l’avocat du requérant, la pratique était très [traduction] « peu rigoureuse ». Il s’attendait à ce que ce soit aussi le cas pour les demandes fondées sur l’article 18 régies par les Règles 1600 à 1620. Il a été pris de court. Troisièmement, il fait valoir que la Cour dispose de tous les éléments de preuve requis aux fins de l’audition de la demande, et cela depuis le 7 juillet 1992. La seule mesure qui n’a pas été prise à temps est le dépôt du dossier de la demande. Ce dossier, précise-t-il, est un document établi pour la commodité de la Cour et n’est pas essentiel. Il affirme que son absence ne devrait pas empêcher la Cour de traiter sur le fond la demande de son client.

Les intimées soutiennent, dans l’éventualité où le préjudice serait un facteur pertinent, que les retards cumulatifs du requérant à faire valoir sa demande ont causé un grand préjudice. L’acte à la source de la plainte remonte au début de 1988. Il se fonde sur la pratique alléguée en matière d’emploi des intimées avant 1988. Si la demande de contrôle judiciaire du requérant devait être accueillie, et l’affaire renvoyée à la Commission canadienne des droits de la personne, des particuliers auraient à témoigner à l’égard de faits vieux de huit à dix ans. Certains des témoins potentiels ne pourront plus être retracés, et les souvenirs d’autres seront, au mieux, très vagues. Le retard à faire valoir cette affaire, affirment les intimées, a causé un préjudice intolérable.

L’avocat du requérant réplique aux allégations relatives au préjudice en soulignant que le seul retard litigieux devant cette Cour est le laps de temps de quatre mois entre août et décembre 1992. Seul le préjudice découlant de ce retard devrait être considéré.

En ce qui concerne l’argument selon lequel le retard n’a pas été long, je crois que, dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, il a été long. Les Règles exigent que le requérant dépose tous ses éléments de preuve (sous forme d’affidavit) au moment où la demande est engagée. L’intimé dispose alors de 30 jours pour déposer sa preuve. Le requérant a 60 jours à compter de la date de sa requête introductive d’instance, c’est-à-dire 30 jours après le dépôt de la preuve de l’intimé, pour déposer le dossier de sa demande. Suivent alors des mesures et des délais, y compris le dépôt du dossier de la demande de l’intimé. Dans le contexte de ce système procédural, je crois qu’un retard de quatre mois à déposer le dossier de la demande est un long retard. Comme je l’ai dit, je crois qu’il existe plusieurs raisons pour lesquelles on doit faire valoir rapidement les demandes de contrôle judiciaire et pour lesquelles des retards, qui ne seraient pas considérés longs dans le contexte d’une instance judiciaire, deviennent longs lorsqu’il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire.

Je trouve plus difficile de répondre à la prétention de l’avocat du requérant, voulant qu’il ait été amené à tort à croire à une certaine nonchalance dans le processus. Il est certainement regrettable que cela ce soit produit. Je ne suis toutefois pas persuadée que je dois accepter cette excuse comme expliquant raisonnablement le retard. À mon avis, c’est là une situation où s’applique l’adage [traduction] « les circonstances difficiles inspirent de mauvaises règles ». Il ne me semble pas pouvoir considérer l’idée que se fait l’avocat des pratiques d’une Section de la Cour, lorsqu’elle avait compétence sur une matière, comme l’excusant de ne pas se conformer aux règles d’une autre Section, lorsqu’il y a transfert de compétence.

Je conviens que le dépôt du dossier d’une demande vise la commodité de la Cour. Mais cette mesure fait aussi partie intégrante du processus. Le dossier contient la preuve sur laquelle le requérant entend s’appuyer, ainsi que le mémoire sur les questions qu’il se propose de débattre. Ce n’est pas simplement l’ensemble de tous les documents qui ont été déposés. Le dossier de la demande devrait servir à préciser les questions litigieuses et à restreindre l’objet de la demande. C’est en réponse au dossier de la demande du requérant que l’intimé prépare et dépose son propre dossier. Il ne fait aucun doute que la Cour peut dispenser de la production du dossier de la demande. C’est ce que prévoit la Règle 1619. L’obligation de produire un dossier perd son importance, cependant, si la demande est rejetée pour retard injustifié à la faire valoir.

Pour ce qui est du préjudice, je suis d’accord avec les intimées pour dire que le retard cumulatif en l’espèce est très préjudiciable. Cependant, une grande partie de ce retard n’a pas eu lieu dans cette Cour. Les huit premiers mois sont le fait du requérant. Les quelque trois années et demi suivantes sont imputables au Tribunal canadien des droits de la personne. Les huit mois suivants sont attribuables aux procédures devant la Section de première instance, dont environ six mois se sont écoulés après le défaut de déposer le dossier de la demande le 12 août 1992. L’avocat du requérant a cependant raison de dire qu’aux fins présentes, seuls les quatre mois entre le 12 août 1992 et le 7 décembre 1992 sont pertinents. Je n’ai pu conclure que ce retard a causé un préjudice. Je pourrais me laisser persuader que le retard initial de huit mois doit aussi être considéré, mais je ne suis pas convaincue que les autres retards sont pertinents à la question dont je suis saisie.

Qualité du Tribunal canadien des droits de la personne

Peu avant l’audition de cette demande, la Commission canadienne des droits de la personne a adressé une lettre dans laquelle elle disait qu’elle ne comparaîtrait pas puisque les arrêts Bernard[4] et Merrick[5] ont conclu qu’elle n’avait pas droit d’être partie à une instance. La lettre précisait que la Commission ne demandait pas, pour l’instant, son adjonction en qualité d’intervenante, tout en réservant son droit de le faire plus tard, si elle le souhaitait. J’ai modifié en conséquence l’intitulé de la cause pour en retirer la Commission en qualité de partie.

Conclusion

Pour les motifs donnés, j’ai conclu que le concept du retard injustifié visé à la Règle 1617 s’applique à un retard considérable sans excuse raisonnable. Ce qui est considérable est vraisemblablement un laps de temps relativement court dans le contexte des procédures prévues pour le règlement des demandes de contrôle judiciaire. Un retard de quatre mois dans le dépôt du dossier de la demande répond certainement à cette définition. Je ne puis conclure que l’on a démontré l’existence d’une excuse raisonnable. L’idée que se faisait l’avocat du requérant de la pratique de la Section d’appel, à laquelle s’appliquent des Règles différentes, lorsqu’elle exerçait sa compétence en vertu de l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale, ne saurait être qualifiée d’excuse raisonnable. Le concept du retard injustifié n’exige pas la conclusion que le retard causera vraisemblablement un préjudice. La requête visant à autoriser le requérant à procéder à l’audition sans déposer le dossier de sa demande est, naturellement, incompatible avec le rejet de la demande prévu à la Règle 1617. La conclusion à laquelle je suis parvenue est que le rejet de la demande est la mesure appropriée. Il sera rendu une ordonnance en ce sens.



[1] Concise Oxford Dictionary of Current English (1982).

[2] Bien que cela n’importe pas aux fins présentes, un long retard, dans le contexte de la Règle 440, peut en lui-même soulever la présomption d’un préjudice : Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.).

[3] Thomas Church et al., Justice Delayed (1978) [aux p. 1 et 2] : [traduction] « lorsque les deux-tiers des personnes interrogées dans le cadre d’un sondage national disent favoriser « fortement » la dépense de fonds publics pour « tenter d’accélérer le processus judiciaire », il est pour le moins évident que les usagers éventuels des services judiciaires attachent de l’importance au règlement rapide des … instances. »

[4] Canada (Procureur général) c. Bernard (1993), 69 F.T.R. 239 (C.F. 1re inst.); confirmé par Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 447 (C.A.).

[5] Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), [1994] F.C.J. No. 25 (QL) (C.A.F.).

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