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[1995] 3 C.F. 306

A-184-94

George Addy, Directeur des enquêtes et recherches, nommé en vertu de la Loi sur la concurrence (appelant)

c.

Charles Samson, Marie Marier, Michel Lamoureux, Denise Cloutier, Claude Gagnon, Daniel Tousignant, André Robert, Nathalie Poisson, Richard Laprise, Suzanne Leblanc, Armand Bolduc, Marie-Josée Bolduc, Claude Turcotte, René Cyr (intimés)

Répertorié : Samson c. Canada (C.A.)

Cour d’appel, juges Hugessen et Décary, J.C.A. et juge suppléant Chevalier—Montréal, 18 mai; Ottawa, 13 juin 1995.

Concurrence — Appel d’une décision de la Section de première instance annulant des ordonnances forçant les intimés à témoigner lors d’une enquête tenue en vertu de l’art. 10 de la Loi sur la concurrence — Les intimés sont des notaires soupçonnés de s’être entendus pour appliquer une grille de tarifs uniformes à des transactions immobilières — La preuve dont dispose l’appelant est insuffisante pour poursuivre les intimés — Le juge de première instance n’a pas fait des conséquences indues de l’entente un élément essentiel de l’infraction — Examen du cadre législatif et réglementaire de l’enquête — L’enquête a des objectifs légitimes et n’est pas conçue pour incriminer les intimés — Les règles de la justice naturelle n’ont pas été enfreintes.

Il s’agit de l’appel d’une décision de la Section de première instance annulant des ordonnances émises en vertu de l’article 11 de la Loi sur la concurrence pour forcer les intimés à témoigner lors d’une enquête tenue en vertu de l’article 10 de ladite Loi. Les intimés sont des notaires qui fournissent des services reliés à des transactions immobilières dans la région de Sherbrooke, au Québec. En juillet 1993, l’appelant a ouvert une enquête sur la prétendue entente existant entre eux pour appliquer des tarifs minimaux à des transactions immobilières ayant eu lieu entre novembre 1992 et mai 1993. Peu après, des ordonnances ex parte ont été accordées par le juge Nadon enjoignant aux intimés de comparaître pour examen. Le juge de première instance a conclu que les ordonnances en question violaient l’article 7 de la Charte parce qu’elles obligeaient les intimés à rendre témoignage alors qu’ils étaient des suspects et que l’appelant disposait déjà de suffisamment d’éléments de preuve pour se convaincre de leur culpabilité. La question en appel est celle de savoir si le juge de première instance a eu raison de décider ainsi.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Le juge de première instance a erré en droit en concluant que la preuve dont disposait le directeur des enquêtes et recherches était suffisante pour lui permettre de poursuivre les intimés pour une infraction à la Loi sur la concurrence. Elle s’est également trompée en déclarant que les seuls éléments essentiels de ce crime étaient « qu’une entente existe pour fixer les prix, que cette entente limite le marché des transactions immobilières et que les requérants-demandeurs en sont les responsables ». Un tel raisonnement ne tient pas compte de la nécessité pour le poursuivant de prouver le caractère indu d’une entente pour fixer les prix ou limiter le marché avant qu’une telle entente ne devienne criminelle. Le caractère indu de l’effet de l’entente, qui fait l’objet d’une poursuite en vertu de l’alinéa 45(1)c) de la Loi, est un élément crucial dans la définition même du crime. Rien dans la dénonciation ou dans les autres documents devant le juge de première instance ne permet d’affirmer que le directeur disposait déjà des éléments de preuve qui lui auraient permis d’entreprendre le genre d’analyse requise par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society. Le directeur ne pouvait pas conclure à la perpétration d’actes criminels par les intimés sans avoir au préalable étudié l’application possible du paragraphe 45(7) de la Loi. Les preuves dont il disposait déjà ne permettaient pas cette étude.

Il est nécessaire, afin de déterminer l’objet prédominant d’une enquête, d’examiner tout son contexte et notamment le cadre législatif et réglementaire dans lequel elle est tenue. Seul cet examen permet de déceler le but réel du témoignage recherché. Dans le cas qui nous occupe, le cadre législatif et réglementaire de l’enquête à laquelle les intimés ont été assignés à témoigner repose principalement sur la Loi sur la concurrence. La Loi, dans son ensemble, comporte un système de réglementation économique complexe; son objet est d’éliminer les activités qui diminuent la concurrence sur le marché. Elle ne porte pas sur des « crimes proprement dits » mais sur ce que l’on appelle des infractions de nature « réglementaire » ou contre le « bien-être public ». Il en ressort que la Loi est loin d’être exclusivement de nature criminelle. Même dans les cas où l’enquête révèle la perpétration d’un crime, il est loin d’être acquis que la conséquence sera une poursuite criminelle dans laquelle une condamnation est recherchée. En outre, la Loi permet maintenant aux autorités de recourir à des procédures de nature purement civile devant le Tribunal de la concurrence, tribunal administratif qui n’a aucune compétence en matière criminelle. L’enquête à laquelle les intimés ont été assignés à témoigner sera tenue pour répondre à des objectifs légitimes, publics et importants. Elle n’a pas pour but d’incriminer les intimés et les ordonnances d’assignation n’ont pas violé les principes de la justice fondamentale.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 13, 24(2).

Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19), art. 1.1 (édicté, idem), 10 (mod., idem, art. 23), 11 (mod., idem, art. 24), 12 (mod., idem), 13 (mod., idem), 14 (mod., idem), 34(2) (mod., idem, art. 28), 45(1) (mod., idem, art. 30), (7), 78 « agissement anti-concurrentiel » (mod., idem , art. 45), 79(1) (mod., idem).

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 5(2).

Securities Act, S.B.C. 1985, ch. 83.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS SUIVIES :

R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; (1992), 114 N.S.R. (2d) 91; 93 D.L.R. (4th) 36; 313 A.P.R. 91; 74 C.C.C. (3d) 289; 43 C.P.R. (3d) 1; 15 C.R. (4th) 1; 10 C.R.R. (2d) 34; 139 N.R. 241; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; (1990), 65 D.L.R. (4th) 161; 54 C.C.C. (3d) 417; 29 C.P.R. (3d) 97; 76 C.R. (3d) 129; 47 C.R.R. 1; 106 N.R. 161; 39 O.A.C. 161; British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451; (1995), 121 D.L.R. (4th) 589; 177 N.R. 81; 78 O.A.C. 161; Procureur général du Canada c. Transports Nationaux du Canada, Ltée et autre, [1983] 2 R.C.S. 206; (1983), 49 A.R. 39; 3 D.L.R. (4th) 16; [1984] 1 W.W.R. 193; 28 Alta. L.R. (2d) 97; 7 C.C.C. (3d) 449; 76 C.P.R. (2d) 1; 38 C.R. (3d) 97; 49 N.R. 241; Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181; (1987), 41 D.L.R. (4th) 429; 24 Admin. L.R. 91; 74 N.R. 33; General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641; (1989), 58 D.L.R. (4th) 255; 24 C.P.R. (3d) 417; 93 N.R. 326; 32 O.A.C. 332.

DOCTRINE

Stanbury, W. T. « Legislation to Control Agreements in Restraint of Trade in Canada : Review of the Historical Record and Proposals for Reform », dans Khemani, R. S. and W. T. Stanbury (eds.). Canadian Competition Law and Policy at the Centenary. Halifax, N.S. : Institute for Research on Public Policy/L’institut de recherches politiques, 1991, Chapter 6.

APPEL d’une décision de la Section de première instance ([1994] 3 C.F. 113 (1994), 77 F.T.R. 179 (1re inst.)) annulant des ordonnances émises en vertu de l’article 11 de la Loi sur la concurrence pour forcer les intimés à témoigner lors d’une enquête tenue en vertu de l’article 10. Appel accueilli.

AVOCATS :

François Rioux et André Dorion pour l’appelant.

Bruno J. Pateras, c.r., pour les intimés.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.

Pateras & Iezzoni, Montréal, pour les intimés.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

Le juge Hugessen, J.C.A. : L’appelant, le directeur des enquêtes et recherches nommé en vertu de la Loi sur la concurrence[1], en appelle d’une décision de la Section de première instance [[1994] 3 C.F. 113 qui avait annulé des ordonnances émises en vertu de l’article 11 [mod., idem, art. 24] de ladite Loi pour forcer les intimés à témoigner lors d’une enquête tenue en vertu de l’article 10 [mod., idem, art. 23]. Le juge a conclu que les ordonnances en question violaient l’article 7 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] parce qu’elles obligeaient les intimés à rendre témoignage alors qu’ils étaient des suspects et que l’appelant disposait déjà de tous les éléments de preuve nécessaires pour se convaincre de leur culpabilité.

Les intimés sont tous des notaires pratiquant dans la région de Sherbrooke. En juillet 1993, l’appelant a ouvert une enquête en vertu du sous-alinéa 10(1)b)(iii) de la Loi au sujet de la fourniture, par les notaires, de la région de Sherbrooke, de services reliés aux transactions immobilières.

Il convient de citer immédiatement la partie pertinente du texte du paragraphe 10(1) de la Loi :

10. (1) Le directeur fait étudier, dans l’un ou l’autre des cas suivants, toutes questions qui, d’après lui, nécessitent une enquête en vue de déterminer les faits :

b) chaque fois qu’il a des motifs raisonnables de croire :

(iii) soit qu’une infraction visée à la partie VI ou VII a été perpétrée ou est sur le point de l’être;

L’article 11, en vertu duquel les ordonnances en question ont été émises, ainsi que les articles 12 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 24], 13 [mod., idem] et 14 [mod., idem] sont aussi pertinents aux questions soulevées par le présent appel :

11. (1) Sur demande ex parte, du directeur ou de son représentant autorisé, un juge d’une cour supérieure, d’une cour de comté ou de la Cour fédérale peut, lorsqu’il est convaincu d’après une dénonciation faite sous serment ou affirmation solennelle qu’une enquête est menée en application de l’article 10 et qu’une personne détient ou détient vraisemblablement des renseignements pertinents à l’enquête en question, ordonner à cette personne :

a) de comparaître, selon ce que prévoit l’ordonnance de sorte que, sous serment ou affirmation solennelle, elle puisse, concernant toute question pertinente à l’enquête, être interrogée par le directeur ou son représentant autorisé devant une personne désignée dans l’ordonnance et qui, pour l’application du présent article et des articles 12 à 14, est appelée « fonctionnaire d’instruction »;

b) de produire auprès du directeur ou de son représentant autorisé, dans le délai et au lieu que prévoit l’ordonnance, les documents ou autres choses dont celle-ci fait mention;

c) de préparer et de donner au directeur ou à son représentant autorisé, dans le délai que prévoit l’ordonnance, une déclaration écrite faite sous serment ou affirmation solennelle et énonçant en détail les renseignements exigés par l’ordonnance.

(2) Lorsque, en rapport avec une enquête, la personne contre qui une ordonnance est demandée en application de l’alinéa (1)b) est une personne morale et que le juge à qui la demande est faite aux termes du paragraphe (1) est convaincu, d’après une dénonciation faite sous serment ou affirmation solennelle, qu’une affiliée de cette personne morale a des documents qui sont pertinents à l’enquête, il peut, sans égard au fait que l’affiliée soit située au Canada ou ailleurs, ordonner à la personne morale de produire les documents en question.

(3) Nul n’est dispensé de se conformer à une ordonnance visée au paragraphe (1) ou (2) au motif que le témoignage oral, le document, l’autre chose ou la déclaration qu’on exige de lui peut tendre à l’incriminer ou à l’exposer à quelque procédure ou pénalité, mais un témoignage oral qu’un individu a rendu conformément à une ordonnance prononcée en application de l’alinéa (1)a) ou une déclaration qu’il a faite en conformité avec une ordonnance prononcée en application de l’alinéa (1)c) ne peut être utilisé ou admis contre celui-ci dans le cadre de poursuites criminelles intentées contre lui par la suite sauf en ce qui concerne une poursuite prévue à l’article 132 ou 136 du Code criminel.

(4) Une ordonnance rendue en application du présent article a effet partout au Canada.

12. (1) Toute personne assignée sous le régime de l’alinéa 11(1)a) est habile à agir comme témoin et peut être contrainte à rendre témoignage.

(2) Toute personne assignée aux fins de l’alinéa 11(1)a) a droit aux mêmes honoraires et allocations pour ce faire que si elle avait été assignée à comparaître devant une cour supérieure de la province où elle doit comparaître aux termes de l’assignation.

(3) Un fonctionnaire d’instruction doit permettre que soit représentée par avocat toute personne interrogée aux termes d’une ordonnance rendue en application de l’alinéa 11(1)a) de même que toute personne dont la conduite fait l’objet d’une enquête.

(4) La personne dont la conduite fait l’objet d’une enquête lors d’un interrogatoire prévu à l’alinéa 11(1)a) et son avocat peuvent assister à cet interrogatoire à moins que le directeur, le représentant autorisé de ce dernier, la personne interrogée ou l’employeur de cette dernière ne convainque le fonctionnaire d’instruction que la présence de la personne dont la conduite fait l’objet d’une enquête :

a) entraverait le bon déroulement de l’interrogatoire ou de l’enquête;

b) entraînerait la divulgation de renseignements de nature commerciale confidentiels se rapportant à l’entreprise de la personne interrogée ou de son employeur.

13. (1) Peut être nommé fonctionnaire d’instruction quiconque est membre en règle du barreau d’une province depuis au moins dix ans ou l’a été pendant au moins dix ans.

(2) Les fonctionnaires d’instruction reçoivent la rémunération que fixe le gouverneur en conseil et ils sont, également selon ce que fixe ce dernier, indemnisés des frais, notamment de séjour et de déplacement, qu’ils engagent dans l’exercice des fonctions qui leur sont confiées en application de la présente loi.

14. (1) Le fonctionnaire d’instruction peut recevoir les serments et les affirmations solennelles dans le cadre des interrogatoires visés à l’alinéa 11(1)a).

(2) Un fonctionnaire d’instruction peut rendre toutes les ordonnances qu’il juge utiles pour la conduite des interrogatoires prévus à l’alinéa 11(1)a).

(3) Un juge d’une cour supérieure, d’une cour de comté ou de la Cour fédérale peut, à la demande d’un fonctionnaire d’instruction, ordonner à toute personne de se conformer à une ordonnance rendue par le fonctionnaire d’instruction en application du paragraphe (2).

(4) Une ordonnance ne peut pas être rendue en application du paragraphe (3) à moins que le fonctionnaire d’instruction n’ait donné à la personne à l’égard de laquelle l’ordonnance est demandée ainsi qu’au directeur soit un avis de vingt-quatre heures de l’audition de la demande, soit un avis plus bref jugé raisonnable par le juge à qui la demande est faite.

Dans les motifs de la décision sous appel, le juge a expliqué comme suit le cheminement de son raisonnement [aux pages 123 à 125] :

Dans les circonstances du dossier qui nous occupe, il ne fait aucun doute que le directeur a tous les renseignements lui permettant de croire que les requérants-demandeurs ont commis une infraction criminelle. Je reproduis ici les passages clef de la dénonciation :

Le 20 juillet 1993, le Directeur a ouvert une enquête conformément à l’article 10(1)b)(iii) de la Loi au sujet de la fourniture par les notaires de la région de Sherbrooke au Québec de services reliés aux transactions immobilières entre novembre 1992 et mai 1993. Le dénonciateur est l’agent assigné à cette enquête et en cette qualité a pleine connaissance de cette affaire;

Les parties visées par la présente enquête sont l’Association des notaires du district de St-François (ci-après « l’Association ») et ses membres qui ont adhéré, en décembre 1992, à une entente pour respecter des tarifs d’honoraires minimums;

En février 1993, un consommateur de la ville de Windsor (Québec) a déposé une plainte auprès du Directeur après qu’il eut été informé par trois notaires de la région de Windsor que depuis le 1er janvier 1993, les notaires de cette région s’étaient entendus pour fixer le prix de leurs honoraires professionnels touchant les transactions immobilières;

Lors de ce sondage de prix effectué par le dénonciateur, certains notaires ont déclaré que des notaires du district de St-François s’étaient entendus, en novembre 1992 ou décembre 1992, pour imposer une grille d’honoraires uniformes;

Un document daté du 15 mars 1993 fourni par un notaire de Sherbrooke fait état de la liste des membres de l’Exécutif de l’Association et des membres des divers comités de l’Association dont le comité des « Mesures coercitives » et le comité de « Tarification ». Les notaires faisant partie du comité des « Mesures coercitives » sont : Mes Charles Samson, Suzanne Leblanc, Claude Gagnon, Michel Lamoureux, Richard Laprise et Claude Turcotte et les notaires faisant partie du comité de « Tarification » sont : Mes Charles Samson, Richard Laprise, Suzanne Leblanc, Marie Marier et Michel Lamoureux, tel qu’il appert à la copie de cette liste produite au soutien des présentes à l’annexe 5;

L’examen des renseignements recueillis jusqu’à présent a révélé que les notaires du district de St-François ont conclu [sic] un accord en décembre 1992 pour respecter une tarification minimum pour la fourniture de services reliés aux transactions immobilières dans le district de St-François. Cette information a fourni au Directeur des motifs raisonnables de croire que des infractions ont été commises en vertu de l’article 45(1)c) de la Loi;

Les personnes suivantes ont toutes [sic] adhéré au « protocole de qualité et d’engagement » décrit à l’annexe 1 et 2, tel qu’il apparaît à l’annexe 3 :

En outre, ces personnes font toutes [sic] partie de l’Exécutif de l’Association des notaires du District de St-François et du comité des « Mesures coercitives » et/ou du comité de « Tarification ».

Ainsi, à la lecture de la dénonciation et de la preuve au dossier, il ne fait aucun doute qu’une entente existe pour fixer les prix, que cette entente limite le marché des transactions immobilières et que les requérants-demandeurs en sont les responsables. En effet, ils sont tous membres de l’exécutif et membres des mesures coercitives et de tarification.

Lorsque le directeur a tous ces renseignements et une preuve corroborée, il m’est difficile de comprendre ce qu’il veut obtenir de plus des notaires suspects sauf de venir s’incriminer?

Il lui était loisible de convoquer les clients des notaires ou encore, des employés du Bureau d’enregistrement pour voir quels actes ont été passés pendant cette courte période. Mais il a choisi de convoquer les notaires soupçonnés. Dans les circonstances, je n’ai pu trouver aucun motif légitime où l’intérêt public justifierait la demande du directeur, ni même l’objectif valable de préserver et de favoriser la concurrence au Canada. [Les soulignements sont dans le texte original.]

Et le juge de conclure [à la page 126] :

Peut-être y a-t-il des situations où l’intérêt de la collectivité sera plus grand et l’exercice du pouvoir de contraignabilité plus légitime. Un exemple serait lorsque les enquêteurs en matière de coalitions cherchent à se renseigner auprès des seules personnes qui détiennent des renseignements au sujet des transactions qui font l’objet de l’enquête et qu’ils cherchent à obtenir des renseignements en général sur ces transactions sans viser uniquement l’auto-incrimination de ces suspects.

Mais tel n’est pas le cas en l’espèce. Face aux circonstances établies par la dénonciation et la preuve au dossier, le directeur à mon avis a déjà conclu à la commission d’actes criminels de la part des requérants-demandeurs et leur propre témoignage ne peut qu’assister à la preuve de leur inconduite.

Si je comprends bien ces passages, le juge était d’avis que la preuve dont disposait le directeur était déjà suffisante pour permettre à celui-ci de poursuivre les intimés pour une infraction à la Loi. Avec égards, je suis d’opinion que cette conclusion est erronée en droit.

Bien qu’elle ne le dise pas expressément, il me paraît évident que le juge de la Section de première instance envisageait l’alinéa 45(1)c) [mod., idem, art. 30] de la Loi lorsqu’elle a affirmé que le directeur avait « déjà conclu à la commission d’actes criminels ». Cet alinéa se lit comme il suit :

45. (1) Commet un acte criminel et encourt un emprisonnement maximal de cinq ans et une amende maximale de dix millions de dollars, ou l’une de ces peines, quiconque complote, se coalise ou conclut un accord ou arrangement avec une autre personne :

c) soit pour empêcher ou réduire, indûment, la concurrence dans la production, la fabrication, l’achat, le troc, la vente, l’entreposage, la location, le transport ou la fourniture d’un produit, ou dans le prix d’assurances sur les personnes ou les biens;

Du passage des motifs précédemment cité, il semble que le premier juge était d’avis que les seuls éléments essentiels de ce crime étaient « qu’une entente existe pour fixer les prix, que cette entente limite le marché des transactions immobilières et que les requérants-demandeurs en sont les responsables ». Malgré le respect que je dois au premier juge, elle avait tort de penser ainsi. Plus particulièrement, elle a complètement omis de tenir compte de la nécessité pour le poursuivant de prouver le caractère indu d’une entente pour fixer les prix ou limiter le marché avant qu’une telle entente ne devienne criminelle.

Dans R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society[2], le juge Gonthier, au nom de la Cour, a défini ainsi le crime qui est aujourd’hui édicté à l’alinéa 45(1)c) de la Loi :

L’infraction créée par l’al. 32(1)c) [45(1)c)] comprend deux éléments matériels :

1.   Un accord conclu par l’accusé (« toute personne qui complote, se coalise, se concerte ou s’entend avec une autre »);

2.   Le fait d’empêcher ou de diminuer [indûment] la concurrence, résultant de cet accord (« pour empêcher ou diminuer, indûment, la concurrence dans la production, la fabrication, l’achat, le troc, la vente, l’entreposage, la location, le transport ou la fourniture d’un produit, ou dans le prix d’assurances sur les personnes ou les biens »).

(Le mot « indûment », que j’ai ajouté, a été omis de la première ligne du paragraphe 2 de la version française. Il s’agit probablement d’une erreur du traducteur : « indûment » figure de façon proéminente dans le texte anglais et presque toute la balance du jugement est dévouée à une étude approfondie du sens à donner à ce seul mot.)

Un peu plus loin dans le même jugement, à la page 650, le juge Gonthier, en expliquant le rôle du mot « indûment » dans le droit canadien de la concurrence par rapport aux droits d’autres juridictions, a dit ceci :

L’alinéa 32(1)c) de la Loi se trouve quelque part dans le continuum allant de la règle per se à la règle de la raison. Il permet l’examen des effets de l’accord néfastes à la concurrence, contrairement à une règle per se, qui pourrait prescrire que tous les accords qui réduisent la concurrence engagent la responsabilité. En revanche, il n’autorise pas l’étude minutieuse des avantages et des inconvénients de l’accord sur le plan économique, comme le ferait une règle de la raison. Comme le terme « indûment » employé à l’al. 32(1)c) nous amène à examiner la gravité des effets sur la concurrence, mais non tous les éléments économiques pertinents, on pourrait dire que cette disposition crée en partie une règle de la raison.

Ensuite, à la page 651, le juge Gonthier analyse les éléments qui doivent être pris en compte dans l’interprétation du mot « indûment » :

Tout d’abord, cet examen comporte deux éléments principaux, c’est-à-dire premièrement, la structure du marché et deuxièmement, le comportement des parties à l’accord. À titre préliminaire, il faut définir le marché pertinent.

Pour ce qui est du premier élément, le juge souligne, aux pages 652 et 653 :

En effet, la part du marché en soi ne suffit pas pour en arriver à une conclusion à propos de la structure du marché et l’al. 32(1)c) perdrait une partie de son efficacité et s’écarterait de ses objectifs si un seuil y était incorporé quant à la part du marché. En soi, la part du marché n’est pas déterminante, comme on l’a souligné avec raison dans l’affaire Canadian General Electric, à la p. 501.

Le but de l’examen de la structure du marché est de vérifier le degré de puissance commerciale des parties, comme on l’a dit dans l’affaire Canadian Coat & Apron Supply Ltd., à la p. 64. À cet égard, nombre de facteurs autres que la part du marché sont pertinents. Certains ont été énumérés dans l’arrêt J. W. Mills, aux pp. 307 et 308 : (1) le nombre de concurrents et la concentration de la concurrence; (2) les obstacles à l’entrée; (3) la répartition géographique des acheteurs et des vendeurs; (4) les différences dans les degrés d’intégration des concurrents; (5) la différenciation des produits; (6) le pouvoir compensatoire et (7) l’élasticité croisée de la demande (voir aussi l’affaire Canadian General Electric, précitée)

Pour ce qui est du second élément, le passage suivant indique bien la pensée du juge, aux pages 655 et 656 :

La seconde partie du cadre d’analyse retenu dans la jurisprudence implique l’examen du comportement des entreprises. Dans les affaires R. c. McGavin Bakeries Ltd. (No. 6) (1951), 3 W.W.R. (N.S.) 289 (C.S. Alb.), à la p. 303, et Canadian General Electric, précitée, aux pp. 531 et 532, le tribunal a examiné quelle facette de la concurrence était touchée par l’accord (prix, qualité, service ou autre) et la question de savoir si c’était là le principal souci du public acheteur. Dans l’examen, l’objet de l’accord est sans contredit l’élément relatif au comportement qui est le plus important, mais d’autres peuvent être pertinents, tels la manière dont l’accord a été ou sera exécuté et, en général, tout comportement qui tend à réduire la concurrence ou à limiter l’entrée (voir l’affaire J. W. Mills, précitée, à la p. 309).

L’examen vise à déterminer l’effet probable de l’accord. Je ne peux que citer un passage de l’arrêt R. c. Northern Electric Co., [1955] 3 D.L.R. 449 (H.C. Ont.), à la page 469 :

[traduction] Quand il s’agit de décider si l’accord ou le complot tombe sous le coup de la loi, on ne juge pas de son illégalité par rapport à ce qui a été accompli en exécution de l’accord (quoique cela puisse servir à prouver l’accord), mais [ … ] on examine la nature et la portée de l’accord tel que prouvé et on détermine si cet accord, s’il était exécuté, porterait préjudice à l’intérêt public à l’égard de la libre concurrence, à tel point que le préjudice serait en fait indu.

Pour enfin, le juge Gonthier de conclure, à la page 657 :

L’alinéa 32(1)c) exige donc, outre une certaine puissance commerciale, un quelconque comportement susceptible de nuire à la concurrence. C’est la combinaison des deux qui fait que la réduction de la concurrence est indue.

Je me suis permis de citer ces longs extraits du jugement dans R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, supra, non seulement parce que c’est la plus récente décision de la Cour suprême sur le sujet, mais plus particulièrement parce que le jugement indique d’une façon limpide que le caractère indu de l’effet de l’entente qui fait l’objet d’une poursuite en vertu de l’alinéa 45(1)c) de la Loi, loin d’être une pure formalité, est un élément crucial dans la définition même du crime. En effet, selon des statistiques publiées, au-delà de la moitié des acquittements prononcés par les tribunaux dans les cas de poursuites intentées en vertu de l’alinéa 45(1)c) (ou de ses prédécesseurs) l’ont été parce que la Cour n’était pas satisfaite que l’effet de l’entente en question avait été indu[3].

Rien dans la dénonciation ni dans les autres documents devant le premier juge ne permet d’affirmer que le directeur disposait déjà des éléments de preuve qui lui auraient permis d’entreprendre le genre d’analyse mandatée par la Cour suprême.

Il y a une deuxième erreur dans le raisonnement du premier juge. Les intimés sont des notaires et l’enquête du directeur porte sur une prétendue entente touchant le prix de leurs services professionnels. Or, le paragraphe 45(7) de la Loi édicte :

45. …

(7) Dans les poursuites intentées en vertu du paragraphe (1), le tribunal ne peut déclarer l’accusé coupable s’il conclut que le complot, l’association d’intérêts, l’accord ou l’arrangement se rattache exclusivement à un service et à des normes de compétence et des critères d’intégrité raisonnablement nécessaires à la protection du public :

a) soit dans l’exercice d’un métier ou d’une profession rattachés à ce service;

b) soit dans la collecte et la diffusion de l’information se rapportant à ce service.

À mon avis, le directeur ne pouvait pas conclure à la commission d’actes criminels par les intimés sans avoir au préalable étudié l’application possible de cette disposition législative importante. À l’évidence les preuves dont il disposait déjà ne permettaient pas cette étude.

Toutefois, même si le premier juge a erré lorsqu’elle a conclu que le simple fait pour les intimés d’adhérer à une entente, dont l’effet était de fixer les prix et de limiter le marché, suffisait pour les rendre coupables de l’infraction visée à l’alinéa 45(1)c), cela ne veut pas dire que sa conclusion était nécessairement erronée. En effet, la Cour suprême a tout récemment réétudié la question (laissée ouverte par la décision dans Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce)[4]) à savoir si l’article 7 de la Charte accordait une protection résiduelle contre l’auto-incrimination à une personne contrainte à témoigner. La protection serait « résiduelle » parce que la Charte accorde déjà à tout témoin la protection de l’article 13 : son témoignage ne peut pas être utilisé ultérieurement pour l’incriminer. Même la preuve dérivée qui résulte de son témoignage peut être exclue si le tribunal juge qu’elle a été obtenue dans les circonstances décrites au paragraphe 24(2) de la Charte. La Cour, toutefois, a décidé que dans certaines circonstances, très limitées d’ailleurs, ces protections (de même que celles qu’on retrouve au paragraphe 12(3) de la Loi, précitée, ou au paragraphe 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada[5]) ne suffisent pas et que dans ces cas le simple fait de conscrire un suspect à témoigner pouvait nuire aux principes de la justice fondamentale.

Dans R. c. S. (R.J.)[6], la Cour a étudié la question de la contraignabilité d’une personne accusée lors du procès d’une autre personne accusée du même délit mais dans un autre dossier. La Cour a affirmé l’existence d’une protection résiduelle contre l’auto- incrimination, mais a décidé que le coaccusé témoin ne pouvait pas l’invoquer dans les circonstances de l’espèce. En raison du nombre et de la diversité des opinions exprimées il est difficile de déceler du jugement des principes directeurs qui peuvent nous servir de guide dans le cas présent où l’on cherche à contraindre le témoignage d’une personne suspecte lors de la tenue d’une enquête administrative. Puisque la Cour, quelques semaines plus tard, est revenue sur cette dernière question et y a statué de façon claire et précise je passe immédiatement à ce second arrêt.

Dans British Columbia Securities Commission c. Branch[7], il s’agissait d’une enquête tenue en vertu de la Securities Act de la Colombie-Britannique [S.B.C. 1985, ch. 83]. Les intimés s’objectaient à leur assignation comme témoins devant une enquête administrative au motif que cette enquête ne pouvait qu’être aux fins de recueillir des preuves en vue d’une poursuite éventuelle contre eux. Dans une opinion conjointe des juges Sopinka et Iacobucci, à laquelle cinq autres juges ont souscrit, la Cour a tranché la question de façon définitive.

Dans un premier temps, les juges Sopinka et Iacobucci ont établi les principes directeurs qu’ils tirent de l’arrêt S. (R.J.), supra, ainsi que d’autres arrêts antérieurs, aux pages 14 à 16 :

Vu les conclusions de l’arrêt S. (R.J.), tout critère visant à déterminer la contraignabilité doit tenir compte du fait que, si la personne est contrainte à témoigner, elle pourra invoquer efficacement l’immunité contre l’utilisation subséquente de la preuve dérivée relativement à ce témoignage forcé, ou une autre garantie appropriée. Dans l’arrêt S. (R.J.), les divers critères proposés en matière de contraignabilité ont ceci de commun que la question cruciale y est de savoir si la demande de témoignage a pour objet prédominant d’obtenir des éléments de preuve incriminants contre la personne contrainte à témoigner, ou si elle vise une autre fin publique légitime. Ce critère établit l’équilibre approprié, d’une part, entre l’intérêt qu’a l’État à obtenir des éléments de preuve pour une fin publique valide et, d’autre part, le droit de garder le silence que possède la personne contrainte à témoigner.

En appliquant ce critère, la Cour doit d’abord déterminer l’objet prédominant pour lequel le témoignage est demandé. Pour répondre à une fin publique valide, le témoignage forcé, au cours de poursuites criminelles ou de poursuites intentées en vertu d’une loi provinciale, doit viser à obtenir une preuve utile à ces poursuites. Dans l’arrêt S. (R.J.), le juge Sopinka a proposé certaines lignes directrices applicables pour déterminer si c’est là l’objet prédominant. Dans d’autres poursuites, discerner l’objet visé s’avère plus complexe. Lorsque le témoignage est demandé aux fins d’une enquête, nous devons d’abord examiner la loi qui autorise la tenue de cette enquête. Le fait que les enquêtes tenues en vertu de la loi puissent viser des fins publiques légitimes n’est pas déterminant. Le mandat peut révéler un objet inacceptable, même si cela n’était pas voulu dans la loi : voir Starr c. Houlden [1990] 1 R.C.S. 1366. En fait, même si le mandat prévoit la tenue d’une enquête à une fin légitime dans certaines circonstances, la contrainte à témoigner exercée contre une personne donnée peut quand même viser à obtenir des éléments de preuve incriminants.

Il est vraiment rare qu’il soit impossible d’établir que le témoignage recherché est pertinent à d’autres fins que d’incriminer le témoin. Dans des poursuites, pareil témoignage ne serait tout simplement pas pertinent. Cependant, il peut y avoir des enquêtes de ce genre et il serait difficile de justifier la contraignabilité dans un tel cas. Dans la grande majorité des cas, y compris la présente affaire, le témoignage est pertinent à une autre fin. Dans de tels cas, s’il est établi que l’objet prédominant est non pas l’obtention d’éléments de preuve pertinents aux fins des poursuites en cause, mais plutôt l’incrimination du témoin, la partie qui cherche à contraindre la personne à témoigner doit justifier le préjudice qui risque d’être causé au droit du témoin de ne pas s’incriminer. S’il est établi que le seul préjudice est la possibilité que les éléments de preuve dérivée, obtenus grâce au témoignage, soient utilisés ultérieurement, alors la contrainte à témoigner ne causera aucun préjudice au témoin en question. Celui-ci sera protégé contre une telle utilisation. De plus, le témoin qui peut établir que son témoignage risque de causer un autre préjudice important susceptible de compromettre son droit à un procès équitable ne devrait pas être contraignable.

Nous reconnaissons que le but poursuivi en assignant une personne particulière à témoigner ne sera pas si évident et que, dans bien des cas, il doit s’inférer de l’effet global du témoignage que l’on se propose de recueillir. Si, de par son effet global, le témoignage a peu d’importance aux fins des poursuites au cours desquelles la personne est contrainte à témoigner, mais revêt une grande importance dans des procédures ultérieures engagées contre le témoin qui est alors incriminé, une déduction peut alors être faite quant à l’objet réel du témoignage forcé. Dans la situation inverse, on ne peut pas faire une telle déduction. Tel que mentionné dans l’arrêt S. (R.J.), la question de la contraignabilité peut se présenter au moment où la personne est assignée à témoigner (l’étape de l’assignation) et au cours de poursuites pénales ultérieures intentées contre le témoin (l’étape du procès). Compte tenue de ce qui précède, l’objet véritable du témoignage ne deviendra souvent évident qu’à l’étape ultérieure.

Comme dans le cas d’une violation de droits garantis par la Charte, c’est la partie qui allègue la violation qui a le fardeau d’en établir l’existence. Dans ce contexte, c’est le témoin qui soutient que le témoignage forcé ne vise pas une fin légitime qui doit faire la preuve de l’objet prédominant de ce témoignage forcé. S’il fait cette preuve, le témoin ne devrait pas être contraint, sauf si la partie qui veut le contraindre justifie cette contrainte, tel que mentionné plus haut.

Si j’interprète bien ce passage, il est nécessaire, afin de déterminer l’objet prédominant d’une enquête, d’examiner tout son contexte et notamment le cadre législatif et réglementaire dans lequel elle est tenue. Seul cet examen permet de déceler le but réel du témoignage recherché. Le résultat dans le cas Branch, supra, est résumé par les juges Sopinka et Iacobucci comme il suit, aux pages 26 à 28 :

Il nous faut déterminer l’objet prédominant d’une telle enquête à laquelle un témoin est forcé de comparaître. Dans l’arrêt Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, le juge Iacobucci parle, au nom de notre Cour, de la nature réglementaire de la Securities Act (à la p. 589) :

Il importe tout d’abord de faire remarquer que la [Securities Act] est une loi de nature réglementaire. En fait, elle s’inscrit dans le cadre d’un régime de réglementation beaucoup plus vaste de l’industrie des valeurs mobilières au Canada. Elle vise avant tout à protéger l’investisseur, mais aussi à assurer le rendement du marché des capitaux et la confiance du public dans le système : David L. Johnston, Canadian Securities Regulation (1977), à la p. 1. [Nous soulignons.]

La protection de notre économie constitue un objectif de première importance. Dans l’arrêt Pezim, on souligne la prééminence de la réglementation des valeurs mobilières dans notre système économique (aux pp. 593 et 595) :

Ce rôle protecteur, qui est commun à toutes les commissions des valeurs mobilières, donne à ces organismes un caractère particulier qui doit être reconnu lorsqu’on examine la manière dont leurs fonctions sont exercées aux termes des lois qui leur sont applicables.

La [Securities Act] fait bien ressortir l’étendue de l’expertise et de la spécialisation de la [British Columbian Securities Commission]. Son article 4 précise que la Commission est responsable de son application. La Commission possède également de vastes pouvoirs en matière d’enquêtes, de vérifications, d’audiences et d’ordonnances.

En lisant ces dispositions éloquentes, on se rend compte que la législature avait l’intention de conférer à la Commission un très vaste pouvoir discrétionnaire dans la détermination de ce qui constitue l’intérêt public …

On doit aussi se rappeler que les définitions dans la [Securities Act] sont présentées dans un contexte de nature factuelle ou réglementaire. Elles font partie de l’ensemble du régime de réglementation qui a déjà été examiné. Elles ne doivent pas être analysées séparément, mais plutôt dans leur contexte de réglementation.

De toute évidence, cet objet de la Loi justifie la tenue d’enquêtes d’une portée restreinte. La Loi vise à protéger le public contre les pratiques commerciales malhonnêtes susceptibles de frauder les investisseurs. Elle vise à assurer que le public puisse se fier à des négociateurs honnêtes de bonne réputation qui sont en mesure d’exploiter leur entreprise d’une façon non préjudiciable au marché ou à l’ensemble de la société. Une enquête de ce genre contraint légitimement une personne à témoigner puisque la Loi vise la réalisation d’un objectif d’une grande importance pour le public, à savoir, recueillir des témoignages pour réglementer le secteur des valeurs mobilières. Pareilles enquêtes aboutissent souvent à des procédures de nature essentiellement civile. L’enquête est du genre autorisé par notre droit puisqu’elle a une utilité sociale évidente. L’enquête a ainsi pour objet prédominant de recueillir le témoignage pertinent aux fins des présentes procédures et non dans le but d’incriminer Branch et Levitt. Plus précisément, il n’y a rien, à ce stade, dans le dossier qui porte à croire que les assignations en l’espèce ont pour objet d’obtenir des éléments de preuve incriminants contre Branch et Levitt. Les ordonnances de la Commission et les assignations visent la réalisation de l’objet prédominant de l’enquête mentionné plus haut. En conséquence, le témoignage proposé se trouve régi par la règle générale applicable en vertu de la Charte, selon laquelle un témoin est contraint à témoigner et bénéficie en retour d’une immunité relative à la preuve : S. (R.J.), précité.

Dans le cas qui nous occupe, le cadre législatif et réglementaire de l’enquête à laquelle les intimés ont été assignés à témoigner repose principalement sur la Loi sur la concurrence. Elle énonce son objet comme il suit [art. 1.1 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19] :

1.1 La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, d’améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, de même que dans le but d’assurer aux consommateur des prix compétitifs et un choix dans les produits.

Cette Loi, et ses prédécesseurs, a déjà été étudiée et analysée à plusieurs reprises par la Cour suprême. Les extraits des décisions ci-après citées démontrent, à mon avis, incontestablement, que l’analyse faite par les juges Sopinka et Iacobucci de la Securities Act de la Colombie-Britannique dans l’affaire Branch, supra, s’applique également à la Loi sur la concurrence.

Dans Procureur général du Canada c. Transports Nationaux du Canada Ltée et autre[8], le juge Dickson (il n’était pas encore juge en chef) dans une opinion avec laquelle les juges Beetz et Lamer se sont déclarés d’accord, a dit :

Est-il vraiment exact de dire que l’al. 32(1)c) [aujourd’hui 45(1)c)] n’a rien à voir avec un système de réglementation? Si l’on s’en tient pour le moment à l’al. 32(1)c) pris isolément, ce qui est remarquable au sujet de cette disposition c’est l’imprécision de l’infraction qu’elle crée. Le critère de base de la criminalité est le fait de restreindre « indûment » la concurrence. Considérée comme du droit criminel, cette exigence d’une restriction « indue » a posé aux tribunaux des problèmes d’interprétation délicats. Voir l’arrêt Aetna Insurance Co. c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 731. Vue comme une disposition en matière économique, cette spécification d’une restriction « indue », en l’absence d’un principe directeur fourni par un contexte plus large, rend tout à fait imprévisible l’incidence du par. 32(1).

Plus loin dans le même arrêt, le juge Dickson déclare, aux pages 275 et 276 :

Les premières parties de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions énoncent des mécanismes administratifs complexes. La partie I de la Loi établit une procédure d’enquête et de recherche en vertu de laquelle le directeur des enquêtes et recherches peut procéder à des enquêtes. La partie II complète la procédure d’enquête par des dispositions qui autorisent le directeur à dresser un rapport qui doit être soumis à la Commission sur les pratiques restrictives du commerce qui, à son tour, doit remettre au ministre de la Consommation et des Corporations un rapport contenant une appréciation de l’effet sur l’intérêt public des arrangements et pratiques en question ainsi que des recommandations sur l’application de certains recours à ces arrangements et pratiques. Ces dispositions sont utiles pour analyser l’al. 32(1)c) [aujourd’hui 45(1)c)] parce qu’elles révèlent l’existence d’un processus d’élaboration d’une politique destinée à préciser l’infraction qui consiste à limiter « indûment » la concurrence.

Même avant la promulgation des modifications de 1976 qui ont mis au point cette procédure administrative, la détermination de ce qui constituait une coalition commerciale illégale était, du moins en partie, une décision administrative fondée sur des considérations relevant du domaine de la politique économique. Dans [Constitutional Aspects of Canadian AntiCombines Law Enforcement] (1969), 47 R. du B. Can. 161, le professeur McDonald affirme, aux pp. 211 à 213 :

[traduction] Habituellement, la décision de poursuivre n’est prise dans chaque cas qu’au terme d’une enquête sur les parties et sur les faits menée par le directeur des enquêtes et recherches et à l’issue d’une audience devant la Commission sur les pratiques restrictives du commerce conformément à la Loi. En fait, celle-ci envisage que la décision de poursuivre sera prise seulement après un examen minutieux des pouvoirs discrétionnaires administratifs, après examen de l’avis de la Commission sur les pratiques restrictives du commerce quant à l’effet de l’arrangement sur l’intérêt public et après l’exercice, s’il y a lieu, d’un jugement politique.

Souvent la question délicate que pose l’application est de savoir non pas qui en assumera le coût, mais plutôt qui exercera le pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il y aura des poursuites et, dans l’affirmative, contre qui. Cela peut revêtir une importance capitale dans les affaires relatives aux coalitions parce que ce n’est qu’à ce stade qu’on peut tenir compte de facteurs tels que l’inégalité des pressions commerciales, l’étendue de la complicité ou l’incidence sur le plan économique. De plus, la décision se fonde vraisemblablement, en partie, sur l’appréciation que fait la Commission de l’intérêt public qui est en jeu, et sur les recours qu’elle recommande.

L’alinéa 32(1)c) est assujetti aux mécanismes administratifs qui régissent l’exercice de ce pouvoir discrétionnaires.

Dans Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce)[9], le juge Estey, au nom de la Cour, a dit :

Le domaine d’enquête en cause concerne les crimes commerciaux qui par nature font difficilement l’objet d’une enquête. Les personnes qui complotent de profiter à tort de quelque tractation commerciale ne laissent guère de preuves matérielles derrière elles et elles ont toute l’occasion voulue pour camoufler leur conduite. L’effet du crime sur les individus touchés est, dans chaque cas, négligeable sur le plan économique, mais il génère globalement un profit criminel important. Faut-il le redire, ce genre de crime exige plus, pour le combattre, que la combinaison habituelle de dénonciateurs et de plaignants en provenance du grand public. La preuve du crime requiert généralement des mesures d’enquête promptes et actives de la part de l’État lui-même. La conscience de ces préoccupations par le législateur est apparente lorsque la procédure d’enquête établie par la Loi est envisagée dans son ensemble. L’interprétation de la Loi, pendant les derniers jours où elle s’appliquera, et celle de la loi qui lui succédera, appelleront peut-être des critères et des normes différents, inapplicables en l’espèce, alors que les litiges dont les tribunaux seront alors saisis seront nés après l’avènement de la Charte.

(À mon avis, la réserve faite par le juge Estey dans la dernière phrase du passage cité, ne change en rien son analyse des objets d’une enquête tenue en vertu de la Loi.)

Dans General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing[10], le juge en chef Dickson, au nom d’une cour unanime, a déclaré ce qui suit :

Il m’est facile de conclure de cet aperçu général de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions qu’elle comporte un système de réglementation économique complexe. La Loi a pour objet d’éliminer les activités qui diminuent la concurrence sur le marché. Toute la Loi est conçue en fonction de cet objet. Elle identifie et définit les pratiques monopolistiques. Elle établit un mécanisme d’enquête en vue d’identifier les activités interdites et prévoit un vaste choix de recours de nature administrative et criminelle contre les sociétés qui s’adonnent à certaines pratiques tendant à diminuer la concurrence. À mon avis, ces trois éléments que sont l’identification de pratiques interdites, la création d’une procédure d’enquête et l’établissement d’un mécanisme de recours constituent un système de réglementation bien intégré qui vise à décourager des formes de pratiques commerciales considérées comme préjudiciables au Canada et à l’économie canadienne.

Dans l’arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce)[11], quatre des cinq juges qui ont écrit ont eu l’occasion d’étudier l’objet de la Loi. Bien qu’ils différaient d’opinion sur plusieurs autres questions, leurs déclarations sont très pertinentes au problème qui nous occupe aujourd’hui.

D’abord, le juge Wilson, à la page 488 :

La partie de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions dans laquelle figure l’art. 17 sert deux objectifs législatifs. En premier lieu, elle assure la tenue d’enquêtes efficaces sur les activités criminelles ou quasi criminelles dont on soupçonne l’existence. En second lieu, elle permet de surveiller l’activité économique au Canada afin d’assurer la réalisation des objectifs économiques du gouvernement. Il ne fait guère de doute que chacun de ces objectifs législatifs est suffisamment important pour justifier qu’on porte atteinte à des droits et libertés individuels. La société a véritablement intérêt à ce que le crime soit réprimé et à ce que la stabilité du marché soit assurée.

Pour sa part, le juge La Forest déclare, aux pages 509 et 510 :

Je ne considère pas non plus comme déterminant le fait que la Loi définisse des infractions et prévoie des peines d’emprisonnement pour ceux qui les commettent. Bien que j’admette que ces aspects donnent à la Loi une certaine saveur de droit criminel, je ne crois pas que le fait qu’une loi prévoie des sanctions habituellement associées au droit criminel signifie nécessairement que les personnes assujetties à son application ont les mêmes attentes en matière de respect de leur vie privée que les personnes soupçonnées d’avoir commis ce qui constitue en soi des infractions criminelles. Je reviendrai là-dessus plus loin, il suffit pour l’instant de souligner qu’il existe des raisons pragmatiques de prévoir l’incarcération parmi les sanctions prévues par la Loi, qui ne modifient pas sa nature essentiellement réglementaire et qui révèlent effectivement les activités et pratiques qu’elle a pour but de réglementer.

À mon avis, ce qui est déterminant, c’est la nature de la conduite visée par la Loi et les raisons pour lesquelles celle-ci est conçue pour réglementer cette conduite. Il n’y a pas de doute que la conduite interdite par la Loi s’écarte considérablement de ce qui constitue le domaine typique du système de droit criminel, c’est-à-dire la « [mise] en lumière [d]es valeurs sociales fondamentales » (je souligne) ou « [l]es comportements prohibés, par exemple, les actes de violence ou de malhonnêteté, sont des comportements qui violent des normes humanitaires imposées par le sens commun », et qui justifient qu’on les désapprouve et les sanctionne; voir Commission de réforme du droit du Canada, Notre droit pénal (1976), aux pp. 4, 5 et 7; voir également l’arrêt R. v. Chiasson (1982), 135 D.I.R. (3d) 499 (C.A.N.-B.), à la p. 503, motifs retenus à [1984] 1 R.C.S. 266; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.S.C. 30, à la p. 70. Au fond, la Loi vise réellement la réglementation de l’économie et du commerce en vue de protéger les conditions de concurrence cruciales au fonctionnement d’une économie de libre marché. Cet objectif comporte évidemment des conséquences pour la prospérité matérielle du Canada.

Et encore, aux pages 510 et 511 :

La Loi ne porte donc pas sur des « crimes proprement dits » mais sur ce que l’on appelle des infractions de nature « réglementaire » ou contre le « bien-être public ». La Commission de réforme du droit du Canada établit clairement cette distinction dans son document de travail Responsabilité pénale et conduite collective (document de travail 16, 1976), aux pp. 11 et 12. Après avoir défini les crimes proprement dits comme ceux qui concernent le renforcement des valeurs fondamentales de la société, la Commission affirme, à la p. 12, que dans le cas de l’infraction de nature réglementaire

[i]l ne s’agit pas cette fois de respecter des valeurs, mais d’obtenir des résultats. Bien que les « valeurs » soient nécessairement à la base de toute prescription d’ordre juridique, c’est à l’occasion des infractions réglementaires que se développe l’optique suivant laquelle il est pratique pour la protection de la société et l’utilisation et le partage ordonné de ses ressources, que les gens agissent d’une certaine manière dans des situations déterminées, ou qu’ils adoptent des normes de prudence données pour éviter le risque que surviennent certains préjudices. Le but est d’inciter la population à se conformer aux règlements pour le bien général de la société.

La nature réglementaire des infractions définies dans la Loi ressort clairement d’un examen même superficiel des ouvrages de doctrine accessoires sur le droit de la concurrence au Canada. Ces ouvrages portent tout autant sur la question de savoir si le Canada devrait avoir des lois anticoalitions que sur le caractère suffisant et les détails de la loi. L’efficacité potentielle d’une loi en matière de coalitions, pour ce qui est de réaliser les objectifs que j’ai mentionnés, et les effets néfastes que peut avoir la poursuite de ces objectifs sur notre concurrence sur le plan international ont fait l’objet de nombreux débats. Il est difficile d’imaginer un débat aussi pragmatique et pratique à l’égard des infractions, comme le meurtre, les voies de fait ou le vol, que nous considérerons automatiquement et sans hésitation comme un comportement criminel méritant d’être puni.

Et enfin, aux pages 511 et 512 :

Il m’est facile de conclure de cet aperçu général de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions qu’elle comporte un système de réglementation économique complexe. La Loi a pour objet d’éliminer les activités qui diminuent la concurrence sur le marché. Toute la Loi est conçue en fonction de cet objet. Elle identifie et définit les pratiques monopolistiques. Elle établit un mécanisme d’enquête en vue d’identifier les activités interdites et prévoit un vaste choix de recours de nature administrative et criminelle contre les sociétés qui s’adonnent à certaines pratiques tendant à diminuer la concurrence. À mon avis, ces trois éléments que sont l’identification de pratiques interdites, la création d’une procédure d’enquête et l’établissement d’un mécanisme de recours constituent un système de réglementation bien intégré qui vise à décourager des formes de pratiques commerciales considérées comme préjudiciables au Canada et à l’économie canadienne.

Ensuite, le juge L’Heureux-Dubé dit, aux pages 593 et 594 :

… la Loi a pour objet d’éliminer les pratiques contraires à la libre concurrence sur le marché. Premièrement, selon moi, on ne peut contester (et on ne l’a pas fait non plus devant nous) que l’objet de la Loi sert des intérêts socio-économiques importants. Deuxièmement, de toute nécessité, un mécanisme de communication de documents doit exister afin de bien satisfaire à l’objectif de réglementation de la Loi. Il est clair, selon moi, que la production obligatoire des documents d’une société est logiquement liée à l’objet principal de la Loi.

Enfin, le juge Sopinka [à la page 597] sous la rubrique « L’objet de la Loi » s’est contenté de citer une partie du passage du jugement du juge en chef Dickson dans l’affaire General Motors, supra, que j’ai reproduit plus haut.

Dans le plus récent arrêt de la Cour suprême sur la question, celui de Nova Scotia Pharmaceutical Society, supra, je retiens les deux passages suivants du jugement du juge Gonthier, aux pages 648 et 649 :

Tout d’abord, il faut noter que la Loi est un élément central de l’intérêt public du Canada en matière économique et que l’art. 32 est lui-même l’un des piliers de la Loi.

La Loi peut donc être qualifiée d’instrument central et établi de la politique économique du Canada.

Avant de terminer cette étude du cadre législatif et réglementaire de l’enquête tenue en vertu de la Loi, j’ajouterais deux commentaires.

Dans un premier temps, comme plusieurs des passages cités plus haut ont signalé, la Loi est loin d’être exclusivement de nature criminelle. Même dans les cas où l’enquête révélera la commission d’un crime, il est loin d’être acquis que la conséquence sera une poursuite criminelle dans laquelle une condamnation est recherchée. En effet, depuis 1952 la Loi permet aux autorités de demander aux tribunaux de juridiction criminelle une sorte d’injonction. Le paragraphe 34(2) [mod., idem, art. 28] se lit :

34. …

(2) Lorsqu’il apparaît à une cour supérieure de juridiction criminelle dans des procédures commencées au moyen d’une plainte du procureur général du Canada ou du procureur général de la province, pour l’application du présent article, qu’une personne a accompli, est sur le point d’accomplir ou accomplira vraisemblablement un acte ou une chose constituant une infraction visée à la partie VI, ou tendant à la perpétration d’une telle infraction, le tribunal peut interdire la perpétration de cette infraction ou l’accomplissement ou la continuation, par cette personne ou toute autre personne, d’un acte ou d’une chose constituant une telle infraction ou tendant à sa perpétration.

Selon l’auteur Stanbury, précité, la Couronne se sert de plus en plus de cette procédure connue sous l’acronyme de POWC (Prohibition Order without Conviction).

En second lieu, je note que la Loi permet maintenant aux autorités de recourir à des procédures de nature purement civile devant le Tribunal de la concurrence. Ce dernier est un Tribunal administratif n’ayant aucune compétence en matière criminelle. Dans le cas qui nous occupe, le paragraphe 79(1) [mod., idem, art. 45] est particulièrement pertinent :

79. (1) Lorsque, à la suite d’une demande du directeur, il conclut à l’existence de la situation suivante :

a) une ou plusieurs personnes contrôlent sensiblement ou complètement une catégorie ou espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions;

b) cette personne ou ces personnes se livrent ou se sont livrées à une pratique d’agissements anti-concurrentiels;

c) la pratique a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la occurrence dans un marché,

le Tribunal peut rendre une ordonnance interdisant à ces personnes ou à l’une ou l’autre d’entre elles de se livrer à une telle pratique.

Le terme « agissement anti-concurrentiel » est défini de façon non limitative à l’article 78 [mod., idem] de la Loi et il me semble qu’il devrait comprendre la commission d’une infraction visée à l’article 45.

J’en conclus que l’enquête à laquelle les intimés ont été assignés à témoigner sera tenue pour répondre à des objectifs légitimes, publics et importants et n’a pas pour but simplement d’incriminer les intimés. Donc, cette enquête répond aux critères établis par la Cour suprême dans l’affaire Branch, supra, et par conséquent les ordonnances d’assignation ne violent pas les principes de la justice fondamentale.

Je dois mentionner un dernier point. Les intimés ont spécifiquement invoqué un paragraphe de l’opinion minoritaire du juge en chef Lamer dans l’arrêt S. (R.J.), supra. Le paragraphe en question se lit comme il suit, à la page 471 :

Le cas hypothétique suivant est un exemple d’une situation où, à mon avis, une cour est justifiée d’exempter une personne de l’obligation de témoigner. Supposons que les membres d’une association professionnelle d’un secteur d’activité donné se réunissent et s’entendent sur un plan pour fixer les prix des marchandises qu’ils produisent, ce qui constitue un acte criminel visé à l’al. 45(1)c) de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34. Supposons également que le directeur des enquêtes et recherches obtienne des documents identifiant clairement les personnes impliquées et la nature de leur implication, par exemple un accord de fixation de prix signé par les parties. Si le directeur commençait une enquête et obtenait des assignations forçant les signataires à témoigner, ces derniers pourraient, à mon avis, demander à la cour une exemption de l’obligation de témoigner. Dans ce cas, où les faits révèlent que le directeur a déjà conclu qu’une infraction a été commise et a identifié les parties à l’infraction, la cour serait justifiée de conclure que contraindre les suspects à témoigner violerait les droits que leur garantit l’art. 7. Dans ces circonstances, je crois que la cour aurait le pouvoir discrétionnaire de déclarer les assignations inopérantes, dégageant ainsi les suspects de l’obligation de témoigner.

Que dire de ce « cas hypothétique »?

Dans un premier temps, évidemment, je note qu’aucun des collègues du juge en chef n’a adopté son opinion. Le paragraphe est un obiter dictum isolé.

Dans un second temps, et je le dis avec respect, je suis d’avis que le « cas hypothétique » est basé sur exactement la même erreur que celle que j’ai identifiée dans le raisonnement du juge de première instance dans la présente affaire : il fait complètement abstraction tant de l’élément « indûment » que de la situation spéciale prévue au paragraphe 45(7) de la Loi et il saute immédiatement de l’existence de l’entente à la commission d’un acte criminel. Je le répète : une entente pour fixer les prix, sans plus, n’est pas un acte criminel.

Finalement, l’analyse de l’objet de l’enquête et de son cadre législatif et réglementaire qui est exigée par l’arrêt Branch, supra, manque complètement. Cette analyse aurait révélé que l’objet prédominant de l’enquête était de poursuivre des objectifs économiques et commerciaux de grande importance pour le public et non pas d’incriminer les intimés.

J’en conclus que le paragraphe en question n’est d’aucun secours aux intimés.

J’accueillerais l’appel avec dépens, je casserais le jugement de la Section de première instance et je rejetterais la demande des intimés avec dépens.

Le juge Décary, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge suppléant Chevalier : Je suis d’accord.



[1] L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19).

[2] [1992] 2 R.C.S. 606, à la p. 643.

[3] Voir W. T. Stanbury, « Legislation to Control Agreements in Restraint of Trade in Canada : Review of the Historical Record and Proposals for Reform », Chapitre 6, Canadian Competition Law and Policy at the Centenary (1991).

[4] [1990] 1 R.C.S. 425.

[5] L.R.C. (1985), ch. C-5.

[6] [1995] 1 R.C.S. 451.

[7] [1995] 2 R.C.S. 3.

[8] [1983] 2 R.C.S. 206, à la p. 273.

[9] [1987] 1 R.C.S. 181, à la p. 238.

[10] [1989] 1 R.C.S. 641, à la p. 676.

[11] [1990] 1 R.C.S. 425.

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