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[2018] 1 R.C.F. 495

A-145-16

2017 CAF 80

Industrielle Alliance, Assurance et services financiers Inc. (appelante)

c.

Kassem Mazraani (intimé)

et

Ministre du Revenu national (intimé)

Répertorié : Industrielle Alliance, Assurance et services financiers Inc. c. Mazraani

Cour d’appel fédérale, juges Gauthier, Boivin et de Montigny, J.C.A.—Montréal, 5 avril; Ottawa, 20 avril 2017.

Langues officielles — Appel d’une décision rendue par la Cour canadienne de l’impôt (C.C.I.) accueillant l’appel de l’intimé Kassem Mazraani et concluant qu’il occupait un emploi assurable au sens de l’art. 5(1)a) de la Loi sur l’assurance-emploi lorsqu’il travaillait pour l’appelante — L’appelante a soutenu que le juge de la C.C.I. (le juge) avait enfreint les droits des témoins et de son avocat en matière de langues officielles — Le juge a accepté un compromis « pragmatique », incitant l’avocat et les témoins à employer l’anglais — Il s’agissait de savoir si les droits des témoins et de l’avocat en matière de langues officielles ont été enfreints — Il incombait au juge de lever la séance pour obtenir des services d’interprétation — Le juge a manqué à son obligation expresse de faire en sorte que les témoins soient entendus dans la langue officielle de leur choix — Le fait d’être bilingue ne prive pas une personne du droit constitutionnel de s’exprimer dans la langue officielle de son choix devant une cour fédérale — Il n’était pas loisible au juge de transiger sur les droits en matière de langues officielles — Le pragmatisme ne l’emporte pas sur l’obligation de respecter les droits en matière de langues officielles — Appel accueilli.

Il s’agissait d’un appel d’une décision rendue par la Cour canadienne de l’impôt (C.C.I.) accueillant l’appel de l’intimé Kassem Mazraani et concluant qu’il occupait un emploi assurable au sens de l’alinéa 5(1)a) de la Loi sur l’assurance-emploi lorsqu’il travaillait pour l’appelante.

Dans cet appel, l’appelante a affirmé que les droits des témoins et de son avocat en matière de langues officielles ont été enfreints à plusieurs reprises au cours de l’audience devant la C.C.I. Des questions de langue ont été soulevées lorsque l’intimé, le ministre du Revenu national, a indiqué qu’il aurait besoin d’un interprète puisqu’un témoin témoignerait en français. En réponse, l’intimé, M. Mazraani, a indiqué qu’il aurait besoin d’un interprète si le témoin témoignait en français. Le juge de la C.C.I. a plutôt accepté un compromis « pragmatique » selon lequel le témoin témoignerait en anglais, mais il lui serait permis de s’exprimer en français au sujet des questions techniques. À plusieurs reprises, le juge a incité l’avocat et les témoins à employer l’anglais en raison de la compréhension limitée que M. Mazraani avait du français.

M. Mazraani a soutenu, entre autres, qu’il ne saurait y avoir préjudice lorsqu’une personne peut s’exprimer dans les deux langues officielles.

Il s’agissait principalement de savoir si les droits constitutionnels et quasi constitutionnels des témoins et de l’avocat en matière de langues officielles ont été enfreints au cours de l’audience devant la C.C.I.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Dès lors qu’il a été informé qu’une des parties avait besoin des services d’un interprète, il incombait au juge de lever la séance pour obtenir des services d’interprétation. En acceptant un compromis, le juge a manqué à son obligation expresse de faire en sorte que les témoins soient entendus dans la langue officielle de leur choix. Toute personne qui comparaît devant une cour fédérale a le droit de s’exprimer dans la langue officielle de son choix, peu importe qu’elle soit bilingue ou non. Autrement dit, être bilingue ne prive pas une personne du droit de s’exprimer dans la langue officielle de son choix. Les efforts du juge qui visait à se montrer « pragmatique » pour éviter de lever la séance et d’obtenir des services d’interprétation ont donné lieu à la violation non seulement des droits en matière de langues officielles de l’avocat et des témoins, mais également de ceux de l’intimé, M. Mazraani. Il n’était pas loisible au juge de transiger sur les droits en matière de langues officielles de tous les participants à l’instance. La violation de ces droits et les retards qui en ont découlé auraient pu être évités s’il avait levé la séance et obtenu des services d’interprétation. Le pragmatisme ne l’emporte pas sur l’obligation de respecter les droits en matière de langues officielles de tous au cours de l’instruction des instances judiciaires.

L’affaire a été renvoyée à la C.C.I. pour qu’elle ordonne la tenue d’une nouvelle audience, présidée par un autre juge.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 16, 19.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 133.

Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, L.R.C. (1985), ch. T-2, art. 18.15(3).

Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23, art. 5(1)a).

Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31, art. 14, 15, 18.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISION APPLIQUÉE :

R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 S.C.R. 712.

DÉCISIONS CITÉES :

Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67, [2014] 3 R.C.S. 340; Chiasson c. Chiasson (1999), 222 R.N.-B. (2e) 233, [1999] A.N.-B. no 621 (QL) (C.A.); NCJ Educational Services Limited c. Canada (Revenu national), 2009 CAF 131.

APPEL d’une décision rendue par la Cour canadienne de l’impôt (2016 CCI 65) accueillant l’appel de l’intimé Kassem Mazraani et concluant qu’il occupait un emploi assurable au sens de l’alinéa 5(1)a) de la Loi sur l’assurance-emploi lorsqu’il travaillait pour l’appelante. Appel accueilli.

ONT COMPARU

Nicolas Simard et Yves Turgeon pour l’appelante.

Kassem Mazraani pour son propre compte.

Simon Petit et Emmanuel Jilwan pour l’intimé le ministre du Revenu national.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Fasken Martineau DuMoulin, s.e.n.c.r.l., s.r.l., Montréal, pour l’appelante.

Sous-procureur général du Canada pour l’intimé le ministre du Revenu national.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Boivin :

I.          Introduction

[1]        La Cour est saisie de l’appel d’une décision rendue par le juge Archambault (le juge) de la Cour canadienne de l’impôt (C.C.I.), dont la référence est 2016 CCI 65.

[2]        Le 5 avril 2017, notre Cour a tranché l’affaire à l’audience, indiquant que les motifs de sa décision suivraient. Ainsi, la Cour a accueilli l’appel, annulé le jugement de première instance et renvoyé l’affaire à la C.C.I. pour qu’elle soit entendue de nouveau, et ce par un autre juge.

[3]        Devant nous, l’appelante, Industrielle Alliance, Assurance et services financiers Inc. (Industrielle Alliance), affirme essentiellement que les droits des témoins et de son avocat en matière de langues officielles ont été enfreints à plusieurs reprises au cours de l’audience devant la C.C.I.

[4]        L’un des intimés, M. Mazraani, n’est pas représenté par un avocat. À son avis, il n’y a eu aucune violation de la sorte, car la langue ne constitue qu’un moyen de communication, et la preuve documentaire était suffisamment éloquente. En outre, selon lui i) les témoins et l’avocat étaient tous bilingues; ii) tous les participants à l’audience devant la C.C.I. avaient accepté de s’adresser à cette dernière en anglais; et iii) Industrielle Alliance soulève la question des droits linguistiques à des fins stratégiques [traduction] « pour saper le jugement de la CCI ».

[5]        Le ministre du Revenu national (le ministre), l’autre intimé, souscrit à la thèse avancée par Industrielle Alliance et soutient de plus que les droits de M. Mazraani en matière de langues officielles n’ont pas été respectés.

II.          Questions soulevées dans l’appel

[6]        L’appel soulève trois questions :

1.         Les droits constitutionnels et quasi constitutionnels des témoins et de l’avocat en matière de langues officielles ont-ils été enfreints au cours de l’audience devant la C.C.I.?

2.         Les questions adressées par le juge aux témoins cités par Industrielle Alliance ont-elles donné lieu à une crainte raisonnable de partialité?

3.         Le juge a-t-il décidé à tort que M. Mazraani occupait un emploi assurable au sein d’Industrielle Alliance?

[7]        Vu la conclusion de notre Cour selon laquelle les droits constitutionnels et quasi constitutionnels en matière de langues officielles garantis aux témoins et à l’avocat d’Industrielle Alliance, ainsi qu’à M. Mazraani, n’ont pas été respectés au cours de l’audience devant la C.C.I., point n’est besoin de décider si M. Mazraani occupait un emploi assurable au sein d’Industrielle Alliance ou de trancher la question de la crainte raisonnable de partialité. Je ferai toutefois une remarque à propos de la dernière question.

III.         Droits en matière de langues officielles dans les instances se déroulant devant des cours fédérales

[8]        Il est bien établi que le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada et qu’elles ont un statut et des droits et privilèges égaux devant les tribunaux constitués par une loi fédérale, dont la C.C.I. Partant, la Constitution accorde à toute personne, qu’elle comparaisse devant une cour fédérale ou y dépose des actes de procédure, le droit de le faire dans la langue officielle de son choix (Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]), article 133. Ce droit constitutionnel est également repris et confirmé aux articles 16 et 19 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5].

[9]        La Cour suprême dans l’arrêt MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460, à la page 483, rappelle que le droit que la Constitution reconnaît d’employer la langue officielle de son choix devant les cours de justice visées par l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 doit être interprété largement comme celui « des justiciables, des avocats, des témoins, des juges et autres officiers de justice ».

[10]      Il est important de signaler que la faculté d’une personne de s’exprimer dans les deux langues officielles ne change rien à son droit constitutionnel d’opter soit pour le français, soit pour l’anglais, dans le cadre d’une instance. Cette faculté « n’est pas pertinente ». Pour reprendre les propos de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768 (Beaulac), au paragraphe 45 :

On a beaucoup discuté, en l’espèce, de l’aptitude de l’accusé à s’exprimer en anglais. Cette aptitude n’est pas pertinente parce que le choix de la langue n’a pas pour but d’étayer la garantie juridique d’un procès équitable, mais de permettre à l’accusé d’obtenir un accès égal à un service public qui répond à son identité linguistique et culturelle.

[11]      La Cour suprême affirme également :

[…] La langue est si intimement liée à la forme et au contenu de l’expression qu’il ne peut y avoir de véritable liberté d’expression linguistique s’il est interdit de se servir de la langue de son choix. Le langage n’est pas seulement un moyen ou un mode d’expression. Il colore le contenu et le sens de l’expression. Comme le dit le préambule de la Charte de la langue française elle-même, c’est aussi pour un peuple un moyen d’exprimer son identité culturelle. [Je souligne.]

Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, aux pages 748 et 749, cité dans l’arrêt Beaulac, aux paragraphes 17 et 34.

[12]      La Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31 (LLO), qui fait partie de cette catégorie privilégiée des lois dites quasi constitutionnelles (Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67, [2014] 3 R.C.S. 340, au paragraphe 12), dispose ainsi aux articles 14 et 15 :

Langues officielles des tribunaux fédéraux

14 Le français et l’anglais sont les langues officielles des tribunaux fédéraux; chacun a le droit d’employer l’une ou l’autre dans toutes les affaires dont ils sont saisis et dans les actes de procédure qui en découlent.

Droits des témoins

15 (1) Il incombe aux tribunaux fédéraux de veiller à ce que tout témoin qui comparaît devant eux puisse être entendu dans la langue officielle de son choix sans subir de préjudice du fait qu’il ne s’exprime pas dans l’autre langue officielle.

Services d’interprétation : obligation

(2) Il leur incombe également de veiller, sur demande d’une partie, à ce que soient offerts, notamment pour l’audition des témoins, des services d’interprétation simultanée d’une langue officielle à l’autre langue.

[13]      Le paragraphe 15(1) de la LLO impose donc une obligation expresse aux cours fédérales, entre autres, à veiller à ce que toute personne qui témoigne devant elles puisse le faire dans la langue officielle de son choix, et ce sans qu’elle en soit lésée. Le paragraphe 15(2) crée une obligation semblable à l’égard des cours fédérales qui exige qu’elles offrent des services d’interprétation simultanée d’une langue officielle à l’autre lorsqu’une partie le demande dans le cadre de toute instance. Ainsi, la LLO exprime la notion selon laquelle « la liberté de choisir [soit le français, soit l’anglais] est dénuée de sens en l’absence d’un devoir de l’État de prendre des mesures positives pour mettre en application des garanties linguistiques » (Beaulac, au paragraphe 20).

[14]      Le contexte étant esquissé, abordons les questions en litige.

IV.        Analyse

[15]      Le pourvoi découle de la décision prise par l’Agence du revenu du Canada selon laquelle M. Mazraani n’occupait pas un emploi assurable au sens de l’alinéa 5(1)a) de la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23. Le ministre a confirmé cette décision, que M. Mazraani a portée devant la C.C.I.

[16]      L’appel devant la C.C.I. s’est déroulé suivant les prescriptions du paragraphe 18.15(3) de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, L.R.C. (1985), ch. T-2, qui prévoit que les appels « sont entendus d’une manière informelle et le plus rapidement possible, dans la mesure où les circonstances et l’équité le permettent ». M. Mazraani, qui n’était pas représenté par un avocat devant la C.C.I., a déposé son avis d’appel en anglais. Le ministre, conformément à l’article 18 de la LLO, a déposé sa réplique en anglais. L’employeur, Industrielle Alliance, qui était intervenante dans l’instance devant la C.C.I., a déposé son avis d’intervention en français.

[17]      Dès le deuxième jour d’audience, la question de la langue d’instruction a été soulevée. L’avocat représentant Industrielle Alliance, Me Turgeon, a indiqué que son premier témoin, M. Michaud, témoignerait en français, ce à quoi M. Mazraani a clairement répondu qu’il lui faudrait dans ce cas un interprète (transcription, vol. 1, aux pages 269–270) :

[traduction]

LE JUGE ARCHAMBAULT : D’accord. Allons-y avec M. Michaud. C’est Michaud. Et non Comeau. C’est Michaud.

Me TURGEON : Bruno Michaud. Monsieur Bruno Michaud.

LE JUGE ARCHAMBAULT : OK. Donc ―

Me TURGEON : Qui va témoigner en français si vous n’y voyez pas

LE JUGE ARCHAMBAULT : Je n’y vois pas d’inconvénient, sauf que la partie ― vous ne comprenez pas très bien le français?

M. MAZRAANI : Non.

LE JUGE ARCHAMBAULT : Bon ―

Me TURGEON : Et j’hésite à imposer au témoin ―

LE JUGE ARCHAMBAULT : OK. Parce que ―

Me TURGEON : Bien, mon collègue fait référence à la pièce E-4 — A-4, qui est ― qu’il parle français.

Me JILWAN : Sa demande d’emploi.

― (COURTE PAUSE)

Me TURGEON : Et mon client sait pertinemment qu’il parle français.

LE JUGE ARCHAMBAULT : Il maîtrise le plus bas ―

Me TURGEON : Oui.

LE JUGE ARCHAMBAULT : ― le plus bas niveau de français.

Seriez-vous gêné si ce témoin faisait sa déposition en français?

M. MAZRAANI : Bien entendu.

LE JUGE ARCHAMBAULT : Auriez-vous besoin ― auriez-vous besoin d’un interprète?

M. MAZRAANI : Bien entendu.

LE JUGE ARCHAMBAULT : Bien entendu quoi?

M. MAZRAANI : J’ai besoin d’un interprète. Je ne peux

LE JUGE ARCHAMBAULT : Vous avez besoin d’un interprète.

M. MAZRAANI : ― parce que l’affaire est ―

Me TURGEON : OK. Permettez-moi ―

LE JUGE ARCHAMBAULT : Parce que je dois ― vous savez, je dois me montrer juste envers les deux parties. Vous savez, je suis disposé à le laisser témoigner en français, mais je devrais alors faire venir un interprète pour lui. [Je souligne.]

[18]      Dès lors que l’avocat, Me Turgeon, a indiqué que le témoin, M. Michaud, voulait faire sa déposition en français et qu’une des parties, soit M. Mazraani, avait besoin des services d’un interprète, il incombait au juge de lever la séance pour obtenir des services d’interprétation. Il était obligé de respecter le choix de M. Michaud, qui voulait témoigner en français, de même que la demande de M. Mazraani, qui avait besoin des services d’un interprète (LLO, paragraphes 15(1) et (2)).

[19]      Or, le juge a plutôt accordé une pause pour permettre à Me Turgeon de trouver un compromis. Me Turgeon a proposé que M. Michaud témoigne en anglais, mais qu’il lui soit permis de s’exprimer en français au sujet des questions techniques, et que ces déclarations soient traduites vers l’anglais. Le juge a accepté ce compromis « pragmatique ». Il a ainsi manqué à son obligation expresse de faire en sorte que les témoins soient entendus dans la langue officielle de leur choix.

[20]      Une autre violation des droits en matière de langues officielles a découlé du traitement réservé à un autre témoin, M. Charbonneau, qui avait aussi exprimé le souhait de faire sa déposition en français. Le juge a interrompu l’interrogatoire de M. Charbonneau par Me Turgeon, qui venait de commencer et se déroulait en français, pour demander qu’il soit mené en anglais. M. Charbonneau a alors demandé s’il pouvait répondre aux questions en français. Au lieu d’accéder à sa demande, comme l’exige le paragraphe 15(1) de la LLO, le juge a insisté sur l’incapacité de M. Mazraani de comprendre le français (transcription, vol. 2, aux pages 608–609) :

Me TURGEON : Monsieur Charbonneau, pouvez-vous nous dire vous êtes lié à Industrielle Alliance depuis combien…

LE JUGE ARCHAMBAULT : Est-ce que c’est possible de ― [traduction] le faire en anglais?

Me TURGEON : [traduction] Oh, oh oui, je suis désolé, je ne suis pas certain ―

LE JUGE ARCHAMBAULT : [traduction] Pouvez-vous parler?

M. CHARBONNEAU : Est-ce que je peux mentionner quelque chose?

LE JUGE ARCHAMBAULT : Oui.

M. CHARBONNEAU : Oui, en fait je suis mieux en français

LE JUGE ARCHAMBAULT : Oui.

M. CHARBONNEAU : …et puis je suis un petit peu surpris parce que dans le fond les réunions qu’on fait à notre bureau, tout se passe en français.

LE JUGE ARCHAMBAULT : M’hm.

M. CHARBONNEAU : Est-ce que je peux répondre en français?

LE JUGE ARCHAMBAULT : Mais le contribuable…la personne qui est devant nous aujourd’hui [M. Mazraani] dont c’est…dont c’est l’appel

M. CHARBONNEAU : Oui.

LE JUGE ARCHAMBAULT : …nous dit qu’il a de la difficulté à comprendre le français. Donc on demande autant que possible aux témoins de s’exprimer en anglais. Est-ce que vous vous sentez relativement à l’aise pour parler en anglais?

M. CHARBONNEAU : Ben je vais essayer… [Je souligne.]

[21]      Pendant l’instruction de l’affaire par la C.C.I., Me Turgeon et d’autres témoins ont été traités de manière semblable et se sont vus privés de leur droit de s’exprimer en français en raison de leur maîtrise de l’anglais (voir, par exemple, transcription, vol. 2, à la page 555 (Mme Lambert) et transcription, vol. 4, aux pages 1256 et 1336–1337 (Me Turgeon)). Le juge a traité chaque demande visant à s’exprimer dans la langue officielle de leur choix comme une demande d’accommodement, plutôt que comme l’exercice de leurs droits protégés en matière de langues officielles.

[22]      Dans chaque cas, le juge a incité l’avocat et les témoins à employer l’anglais. Tout au long de l’instruction, il a favorisé l’anglais au détriment du français, car M. Mazraani maîtrise peu le français. De ce fait, les droits en matière de langues officielles de Me Turgeon et des témoins ont été enfreints. Le juge a exercé une subtile pression sur Me Turgeon et les témoins les invitant à renoncer à leur droit de s’exprimer dans la langue officielle de leur choix, en l’occurrence le français (Chiasson c. Chiasson (1999), 222 R.N.-B. (2e) 233, [1999] A.N.-B. no 621 (QL) (C.A.)). M. Mazraani fait valoir que personne n’a obligé les témoins et Me Turgeon à s’exprimer en anglais et qu’Industrielle Alliance invoque les droits linguistiques à des fins purement stratégiques. Or, la transcription des débats n’étaye tout simplement pas cette conclusion.

[23]      En outre, selon M. Mazraani, il ne saurait y avoir préjudice lorsqu’une personne peut s’exprimer dans les deux langues officielles. Un tel argument n’est pas fondé. La Constitution reconnaît à toute personne qui comparaît devant une cour fédérale le droit de s’exprimer dans la langue officielle de son choix, peu importe qu’elle soit bilingue ou non. Autrement dit, être bilingue ne prive pas une personne du droit de s’exprimer dans la langue officielle de son choix (Beaulac, au paragraphe 45).

[24]      De plus, malgré les efforts déployés par le juge pour inciter les témoins à faire leur déposition en anglais et comme certains d’entre eux avaient du mal à s’exprimer en anglais, une partie importante des témoignages s’est déroulée en français. Soulignons celui d’Éric Leclerc, fait en grande partie en français (voir, par exemple, transcription, vol. 4, aux pages 1206–1207, 1222, 1228, 1266, 1323–1324 et 1332). Si le juge a traduit en anglais à l’intention de M. Mazraani certaines déclarations faites en français par des témoins, de nombreux échanges sont demeurés dans la langue originale. Parfois, M. Mazraani affirmait ne pas comprendre ce qui se passait et disait « il faut que je comprenne » (transcription, vol. 4, aux pages 1249 et 1320). Comme ce dernier avait demandé l’assistance d’un interprète si des témoignages devaient se dérouler en français, que des témoins et Me Turgeon se sont adressés au juge en français et que leurs propos ont été peu ou pas traduits, les droits de M. Mazraani en matière de langues officielles ont été enfreints (mémoire des faits et du droit du ministre, au paragraphe 59).

[25]      À l’audience devant nous, M. Mazraani a prétendu que Me Turgeon avait demandé aux témoins de s’exprimer en français pour l’empêcher de comprendre leur déposition. Je ne me prononce pas sur ce point. Or, je signale que cette question ne se poserait pas si le juge avait levé la séance afin d’obtenir des services d’interprétation.

[26]      En fin de compte, les efforts du juge qui visait à se montrer « pragmatique » pour éviter de lever la séance et d’obtenir des services d’interprétation ont donné lieu à la violation non seulement des droits en matière de langues officielles de Me Turgeon et des témoins, mais également de ceux de M. Mazraani. Il n’était tout simplement pas loisible au juge de transiger sur les droits en matière de langues officielles de tous les participants à l’instance. En ne s’acquittant pas de son obligation de veiller à la protection des droits en matière de langues officielles en l’espèce, le juge a causé la violation de ces droits, mais également des retards qui auraient pu être évités s’il avait levé la séance et obtenu des services d’interprétation, comme il le fallait. Le pragmatisme ne l’emporte pas sur l’obligation de respecter les droits en matière de langues officielles de tous au cours de l’instruction des instances judiciaires.

[27]      Enfin, Industrielle Alliance prétend que les interventions du juge et les questions de ce dernier adressées à ses témoins donnaient lieu à une crainte raisonnable de partialité. Il suffit de dire que le nombre d’interruptions et de questions semble excessif, même compte tenu du fait que l’une des parties n’était pas représentée par un avocat et que la procédure était informelle (voir NCJ Educational Services Limited c. Canada (Revenu national), 2009 CAF 131). Par exemple, selon Industrielle Alliance, le juge a posé non moins de 102 questions à M. Michaud (mémoire des faits et du droit d’Industrielle Alliance, au paragraphe 50). Toutefois, vu ma conclusion sur les droits en matière de langues officielles, je ne me prononce pas sur ce point.

[28]      De même, il n’est pas nécessaire de se pencher sur la question relative à l’emploi.

V.        Conclusion

[29]      Je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler le jugement de première instance et de renvoyer l’affaire à la Cour canadienne de l’impôt pour qu’elle ordonne la tenue d’une nouvelle audience, présidée par un autre juge. Il va sans dire que la transcription des débats du premier procès ne pourra être invoquée ni par les parties ni par le juge qui siégera dans le deuxième procès. Comme les parties ne les ont pas sollicités, je ne rends aucune ordonnance quant aux dépens.

La juge Gauthier, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge de Montigny, J.C.A. : Je suis d’accord.

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