Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1995] 1 C.F. 508

A-375-92

Goody Gil (appelant)

c.

Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Gil c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.)

Cour d’appel, juges Hugessen, Desjardins et Décary, J.C.A.—Montréal, 12 et 14 septembre; Ottawa, 21 octobre 1994.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes non admissibles — Appel de la décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a statué que l’appelant avait une crainte bien fondée de persécution, mais qu’il était exclu de la définition du statut de réfugié par l’art. 2 de la Loi sur l’immigration, et de l’art. 1Fb) de la Convention — L’appelant est un citoyen de l’Iran qui avait participé à des attentats à la bombe et à des incendies criminels avec un groupe d’activistes opposés à Khomeiny — La CISR l’a jugé responsable du meurtre d’innocents — Il s’agit de savoir s’il s’agissait d’un « crime grave de droit commun » au sens de la Convention — Distinction entre le droit des réfugiés et le droit de l’extradition — Absence de lien direct entre l’infraction commise par l’appelant et l’objectif politique invoqué — Les moyens employés étaient hors de proportion avec tout objectif politique légitime.

Extradition — Crimes qualifiés de crimes « à caractère politique » selon le droit des réfugiés et le droit de l’extradition — S’agit-il des deux côtés d’une même médaille? — Examen et distinction des domaines de la reconnaissance du statut de réfugiés et de l’extradition — Nécessité de faire preuve d’une plus grande prudence avant de qualifier une infraction d’infraction à caractère politique aux fins de la reconnaissance du statut de réfugié qu’en matière d’extradition — Revue de la jurisprudence anglaise et américaine sur les infractions à caractère politique en matière d’extradition — Analyse du critère du « caractère accessoire » — Un crime est un crime « de droit commun » si l’acte est disproportionné au but poursuivi ou s’il est de nature barbare — La violence contre des civils ne peut pas être qualifiée de crime politique, sans égard au motif invoqué — L’acte doit avoir un lien direct étroit avec le gouvernement.

L’appelant est un citoyen de l’Iran qui, au cours des années 1980 et 1981, a participé avec un groupe d’activistes opposés à Khomeiny à des attentats à la bombe et à des incendies criminels dirigés contre de riches partisans du régime. Ces attentats consistaient à faire exploser des bombes ou des cocktails Molotov à l’intérieur des commerces de ces partisans dans le bazar. Comme ces lieux étaient habituellement très fréquentés au moment des attentats, ils ont souvent blessé, voire tué, des innocents qui s’y trouvaient par hasard. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a tiré une conclusion de fait selon laquelle l’appelant « était personnellement responsable du meurtre d’innocents ». Elle a ajouté que les crimes commis par l’appelant étaient des actes de violence accomplis dans des bazars bondés avec un flagrant mépris pour la sécurité des civils innocents et que ces actes ne pouvaient et ne devaient pas être considérés comme des crimes à caractère politique. La Commission a conclu que l’appelant avait une crainte bien fondée d’être persécuté s’il retournait en Iran, mais qu’il était exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention par application de la section 1Fb) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés. L’appel touchait l’interprétation et l’application de l’exception visant un « crime grave de droit commun » prévue à la section 1Fb) de l’article premier de la Convention.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

Bien qu’on considère habituellement la notion de « crime politique » comme étrangère au droit criminel canadien, la législation canadienne reconnaît, au moins à deux égards, la possibilité que les conséquences d’un acte par ailleurs tenu pour criminel varient, selon qu’on lui attribue ou non un caractère politique. Dans les deux cas, la loi vise les actes commis à l’extérieur du pays, mais la norme applicable est celle imposée par le droit canadien et appliquée par les tribunaux du Canada. Ces deux exceptions ressortissent au droit du statut de réfugié et au droit de l’extradition. Bien qu’on dise qu’il s’agit là des deux côtés d’une même médaille, qui se complètent l’un l’autre, des différences importantes distinguent ces deux domaines du droit. Ces différences semblent faire ressortir la nécessité de faire preuve d’une plus grande prudence avant de qualifier un infraction d’infraction à caractère politique aux fins de la section 1Fb) de l’article premier qu’aux fins du rejet d’une demande d’extradition. La jurisprudence concernant l’extradition, plutôt que la reconnaissance du statut de réfugié, émanant du Royaume-Uni, des États-Unis et d’autres ressorts a élaboré le critère dit du « caractère accessoire » pour déterminer si l’infraction avait ou non un caractère politique. Le premier volet de ce critère exige que les crimes reprochés aient été commis dans le cours de troubles politiques violents, comme une guerre, une révolution ou une rébellion, ou qu’ils leur soient accessoires. L’exception liée au « caractère politique » de l’infraction ne s’applique donc que lorsque la violence atteint un certain niveau et que ceux qui s’y livrent cherchent à atteindre un objectif précis comme réaliser un changement politique ou réprimer l’opposition politique violente. Le deuxième volet du critère est axé sur l’existence d’un lien entre le crime et l’objectif politique poursuivi. Il faut examiner la nature et le but de l’infraction, et notamment vérifier si elle a été commise pour des motifs véritablement politiques ou pour des raisons personnelles ou des considérations de profit, si elle visait une modification de l’organisation politique ou de la structure même de l’État et s’il existe un lien de causalité direct et étroit entre le crime commis et le but et l’objectif politique invoqué. L’élément politique doit en principe avoir prépondérance sur le caractère de droit commun de l’infraction, ce qui risque de ne pas être le cas lorsque les actes commis sont complètement disproportionnés par rapport à l’objectif visé, ou lorsqu’ils sont de nature atroce ou barbare.

Bien qu’il ne fasse aucun doute qu’un motif purement personnel comme l’appât du gain ou un règlement de compte avec un adversaire que l’on hait, puisse faire échec à la prétention qu’un crime a un caractère politique, la Commission n’a pas rendu justice à l’appelant en concluant que ses motifs étaient la « vengeance » ou la « rancune ». L’appelant voulait en un sens se venger parce qu’il percevait ses cibles comme responsables de la situation économique, sociale et politique difficile dans laquelle il se trouvait, mais cette perception constitue une composante normale du désir de vengeance politique. L’appelant a satisfait au premier volet du critère du caractère accessoire énoncé dans la jurisprudence car les documents versés au dossier indiquent qu’au cours des années en cause, des troubles bouleversaient la société iranienne, un certain nombre de groupes armés étant en conflit avec le régime Khomeiny. Il n’a toutefois pas satisfait au deuxième volet de ce critère. Il n’y avait aucun lien logique objectif entre le fait de causer un préjudice aux intérêts commerciaux de certains riches partisans du régime et un but réaliste consistant à provoquer la chute du régime même ou à changer ses méthodes et son orientation. Même si certains des commerces visés appartenaient à des membres haut placés des comités révolutionnaires locaux, le lien logique entre ces commerces et la structure générale du gouvernement iranien à cette époque est beaucoup trop ténu pour appuyer ou justifier le genre d’actes de violence aveugle que l’appelant a admis avoir commis. La Commission n’a pas commis d’erreur en concluant que les moyens employés par l’appelant étaient de nature à faire échec à toute prétention voulant que ses crimes aient un caractère politique. L’élément crucial n’était pas le fait que certaines victimes étaient des innocents qui se trouvaient sur les lieux par hasard mais, ce qui est plus important, c’est que les attentats mêmes n’ont pas été perpétrés contre des adversaires armés et qu’ils allaient fatalement blesser des innocents. Des actes de violence de ce type sont totalement hors de proportion avec tout objectif politique légitime. La revendication de l’appelant a été rejetée en raison de l’absence de lien entre les crimes et un objectif politique réaliste, ainsi que du fait que les moyens employés constituaient des formes inacceptables de protestation politique contre tout régime, peu importe son caractère répressif, totalitaire ou dictatorial.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, le 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, Art.1E, Fa),b),c).

Loi sur l’extradition, L.R.C. (1985), ch. E-23, art. 21.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2 « réfugié au sens de la Convention » (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1), annexe (édictée, idem, art. 34).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Castioni, In re, [1891] 1 Q.B. 149; Meunier, In re, [1894] 2 Q.B. 415; Regina v. Governor of Brixton Prison. Ex parte Kolczynski, [1955] 1 Q.B. 540; Regina v. Governor of Brixton Prison, Ex parte Schtraks, [1964] A.C. 556 (H.L.); Reg. v. Governor of Pentonville Prison, Ex parte Cheng, [1973] A.C. 931 (H.L.); Koskotas v. Roche, 931 F.2d 169 (1st Cir. 1991); McMullen v. I.N.S., 788 F.2d 591 (9th Cir. 1986); Quinn v. Robinson, 783 F.2d 776 (9th Cir. 1986); Eain v. Wilkes, 641 F.2d 504 (7th Cir. 1981); Suarez-Mason, Matter of Extradition of, 694 F. Supp. 676 (N.D. Cal. 1988); Folkerts v. Public Prosecutor (1978), 74 I.L.R. 498 (Netherlands S.C.); Ellis v. O’Dea, [1991] ILRM 346 (H.C.); confirmé par [1991] 1 I.R. 251 (C.S.); Gonzalez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 3 C.F. 646; (1994), 115 D.L.R. (4th) 403 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

A. (T.W.) (Re), [1991] D.S.S.R. no 430 (QL); Atta, Matter of Extradition of, 706 F. Supp.1032 (E.D.N.Y.); confirmé sub nom. Ahmad v. Wigen, 910 F.2d 1063 (2nd Cir. 1990).

DÉCISION CITÉE :

Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; (1991), 84 D.L.R. (4th) 438; 67 C.C.C. (3d) 1; 8 C.R. (4th) 1; 129 N.R. 81.

DOCTRINE

Determination of Refugee Status of Persons Connected with Organizations or Groups which Advocate and/or Practice Violence. Préparé par le projet juridique du Bureau canadien du Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, note no 5. Ottawa, 2 août 1989 (non publié).

Goodwin-Gill, Guy S. The Refugee in International Law. Oxford : Clarendon Press, 1983.

Grahl-Madsen, Atle. The Status of Refugees in International Law. Leyden : A. W. Sijthoff, 1966.

Hathaway, James C. The Law of Refugee Status. Toronto : Butterworths, 1991.

Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Centre de documentation. Iran : Profil d’un pays. Ottawa : Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 1989.

La Forest, Anne W. La Forest’s Extradition to and from Canada, 3rd ed. Aurora, Ont. : Canada Law Book Inc., 1991.

Stephen, James Fitzjames, Sir. A History of the Criminal Law of England. London : Macmillan, 1883.

Nations Unies. Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés. Genève, septembre 1979.

APPEL de la décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a statué que l’appelant avait une crainte bien fondée de persécution, mais était exclu par la section 1Fb) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés. Appel rejeté.

AVOCATS :

Stewart Istvanffy pour l’appelant.

Normand Lemyre pour l’intimé.

PROCUREURS :

Stewart Istvanffy, Montréal, pour l’appelant.

Le sous-procureur général du Canada, pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Hugessen, J.C.A.

Introduction

L’expression même « crime politique » a une résonance étrange et elle est en fait choquante pour les Canadiens. Nous ne percevons pas les crimes comme « politiques », si ce n’est dans le sens le plus large du terme, c’est-à-dire dans la mesure où ils nuisent non seulement aux personnes, mais aussi à la paix publique et, partant, au régime politique dans lequel nous vivons. Les politiciens qui commettent des crimes sont destitués et punis. Les motifs ou les buts politiques n’ont simplement aucune pertinence à nos yeux lorsqu’il s’agit de déterminer si un acte donné est de nature criminelle et doit être puni. Les meurtres de D’Arcy McGee et de Pierre Laporte ont été considérés par le droit canadien comme de simples meurtres, ni plus ni moins.

La plupart des Canadiens seront donc surpris d’apprendre que la législation canadienne reconnaît, au moins à deux égards, la possibilité que les conséquences d’un acte par ailleurs tenu pour criminel varient, selon qu’on lui attribue ou non un caractère politique. Dans les deux cas, la loi vise les actes commis à l’extérieur du pays, mais la norme applicable est celle imposée par le droit canadien et appliquée par les tribunaux du Canada.

Ces deux exceptions ressortissent au droit du statut de réfugié et au droit de l’extradition.

La définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention » énoncée à l’article 2 de la Loi sur l’immigration[1] se termine par les termes suivants : « Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l’application de la Convention par les sections E ou F de l’article premier de celle-ci. » La section F de l’article premier de la Convention [Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, le 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6], reproduite à l’annexe [édictée par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 34] de la Loi, se lit comme suit[2] :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

b) Qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés;

c) Qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies. [Non souligné dans le texte original.]

Pour sa part, l’article 21 de la Loi sur l’extradition[3] dispose :

21. Le fugitif ne peut être livré dans le cadre de la présente partie s’il ressort :

a) soit que l’infraction pour laquelle son extradition est demandée a un caractère politique;

b) soit que l’extradition est demandée dans le but de le poursuivre ou de le punir pour une infraction à caractère politique.

La présente instance touche l’interprétation juste et l’application de l’exception visant un « crime grave de droit commun » prévue à la section Fb) de l’article premier de la Convention. Selon les renseignements qui nous ont été communiqués, c’est la première fois qu’un tribunal canadien se prononce sur cette question.

Les faits

Les faits peuvent être exposés brièvement. L’appelant est un citoyen de l’Iran, fils d’une famille fortunée qui appuyait activement le régime du schah. En fait, le père de l’appelant travaillait directement pour le frère du schah. Comme on peut s’y attendre, sa famille a connu de graves problèmes après la venue au pouvoir du gouvernement de l’ayatollah Khomeiny en 1979. À cette époque, l’appelant était étudiant et il a été harcelé par le comité révolutionnaire local ainsi que par les autorités scolaires, dont un membre est devenu par la suite officier supérieur de la Garde révolutionnaire. L’appelant s’est joint à un groupe étudiant clandestin qui se réunissait régulièrement et qui s’est associé par la suite à un groupe militant plus important d’activistes opposés à Khomeiny. Au cours des années 1980 et 1981, l’appelant a participé personnellement à cinq ou six attentats à la bombe et incendies criminels. On a affirmé que ces attentats étaient dirigés contre des gens riches qui appuyaient le régime et contre des membres du comité révolutionnaire local; on a fait exploser des bombes ou des cocktails Molotov à l’intérieur de leurs commerces dans le bazar. Comme ces lieux étaient habituellement très fréquentés au moment des attentats (de fait, leurs auteurs ont utilisé la foule pour se dissimuler), ceux-ci ont souvent blessé, voire tué, des innocents qui s’y trouvaient par hasard. La Commission a tiré une conclusion de fait, appuyée par des éléments de preuve, selon laquelle l’appelant « était personnellement responsable du meurtre de personnes innocentes »[4] .Bien qu’il ait été arrêté et interrogé par les autorités à trois reprises, l’appelant n’a jamais avoué ses activités et, chaque fois, il a finalement été libéré. Par la suite, il a quitté l’Iran et il est arrivé au Canada en 1986. Il a été emprisonné, plus tard, pour une infraction aux lois canadiennes; sa revendication du statut de réfugié n’a donc été entendue qu’en 1991.

La décision visée par la demande de contrôle

Dans la décision visée par la demande de contrôle, la Commission a conclu que l’appelant avait effectivement une crainte bien fondée d’être persécuté s’il retournait en Iran, mais qu’il était exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention par application de la section Fb) de l’article premier de la Convention, précitée.

Après avoir lu la décision de la Commission, j’estime qu’elle tient en grande partie à deux conclusions. Premièrement, la Commission a exprimé un doute quant à la question de savoir si les infractions commises par l’appelant avaient un motif politique quelconque. La Commission a déclaré que la preuve produite par l’appelant l’amenait à « nous demander s’il y avait dans son esprit ou dans celui de son groupe autre chose que vengeance et anarchie »[5]. Puis, « rien … n’indique que leurs crimes avaient un but autre que d’assouvir leur vengeance personnelle à l’égard de quelque chose qui modifierait les organisations politiques en place à ce moment »[6].

La deuxième conclusion de la Commission, qui est plus significative, concerne les méthodes employées par l’appelant :

En l’espèce, les crimes ont un caractère si grave et si disproportionné qu’ils ne peuvent être considérés comme « politiques » pour l’application de l’alinéa Fb), peu importe le motif politique allégué. De fait, les crimes commis par M. [Gil] dépassent de loin ce qu’on considère être un crime politique. Il s’agit plutôt d’actes violents, qui ont été perpétrés dans des bazars bondés de monde, en faisant fi, de façon flagrante, de la sécurité de civils innocents. De tels crimes ne peuvent et ne devraient jamais être considérés comme « politiques ».

 … ce qu’il faut considérer, c’est la cible de l’attaque, afin de déterminer si une personne peut être classée parmi les défenseurs de la liberté ou les terroristes. Le défenseur de la liberté ou le résistant tente d’atteindre son but en visant surtout des cibles militaires et gouvernementales, tandis que le terroriste se sert de personnes innocentes pour créer le désordre en s’attaquant aux plus vulnérables. C’est ce que M. [Gil] a fait. Comme il l’a dit lui-même, il a choisi les marchés bondés de monde pour que les personnes innocentes lui servent de couverture. Il a agi comme il l’a fait en sachant très bien quelles en seraient les circonstances, en sachant que certains spectateurs mourraient ou seraient blessés. Ce faisant, il a commis ce que l’on peut appeler un « crime grave de droit commun ». [Précité, note 4.]

Le droit applicable

J’ai déjà mentionné que la classification des infractions, selon qu’elles ont ou non un « caractère politique », est régie à la fois par le droit en matière d’extradition et de statut de réfugié. Pour cette raison, certains observateurs ont émis l’hypothèse qu’il s’agit là des deux côtés d’une même médaille, qui se complètent l’un l’autre[7] : le fugitif qui ne peut être extradé peut demander asile et le demandeur du statut de réfugié qui est exclu peut être extradé. Bien qu’il y ait beaucoup de vrai dans cette remarque et que nous devions, comme nous le verrons, nous en remettre presque entièrement à la jurisprudence touchant l’extradition plutôt que la revendication du statut de réfugié, il me semble utile de souligner d’entrée de jeu que des différences importantes distinguent ces deux domaines du droit. Soulignons plus particulièrement les différences qui suivent :

1) L’extradition est effectuée en exécution d’une obligation du Canada envers l’État requérant, prévue dans un traité; la reconnaissance du statut de réfugié découle d’une obligation envers le revendicateur du statut, prévue dans une loi interne édictée en conformité avec une convention internationale.

2) En matière d’extradition, l’État étranger désire le retour du fugitif et poursuit activement cet objectif; la procédure judiciaire dans notre pays est une conséquence de la procédure judiciaire dans l’État requérant. Par contre, en matière de statut de réfugié, seul le demandeur s’adresse à la Cour et rien n’indique généralement si son pays d’origine a connaissance ou se soucie même de ses activités criminelles.

3) Dans les cas d’extradition, le fugitif conteste généralement sa culpabilité et c’est à l’État requérant qu’il incombe de l’établir; le revendicateur du statut de réfugié admet souvent les infractions qu’il a commises (comme l’a fait l’appelant), mais tente de démontrer qu’il s’agit d’infractions à caractère politique.

4) Étant donné que la section Fb) de l’article premier établit une exception à la définition de la qualité de réfugié, le demandeur contre qui on l’invoque risque, par hypothèse, d’être persécuté s’il retourne dans son pays; s’il s’agit d’une infraction « à caractère politique », le risque qu’il soit persécuté en raison de ses opinions politiques semble pratiquement acquis. Par contre, dans le cadre d’une demande d’extradition, on présume généralement que l’État requérant accordera au fugitif toutes les protections juridiques habituelles et qu’il n’agit pas pour un motif inavoué.

5) La Loi sur l’extradition établit une distinction entre l’infraction qui a « un caractère politique » (alinéa 21a) précité) et le but « à caractère politique » de la poursuite (alinéa 21b)). Il en ressort clairement qu’un crime de droit commun peut donner lieu à une poursuite pour un mobile politique. La définition énoncée à la section Fb) de l’article premier de la Convention touche uniquement l’infraction. En théorie, l’alinéa 21b) pourrait donc écarter l’extradition dans le cas de certaines infractions qui excluraient néanmoins leurs auteurs de la définition du statut de réfugié par application de la section Fb) de l’article premier.

6) L’exception aux règles de l’extradition s’applique aux infractions à caractère politique, « absolu » ou « relatif »[8], et le fondement de cette règle est assez clair. On discerne moins nettement pourquoi, selon le droit du statut de réfugié, un État devrait donner asile à un criminel qui a commis une infraction dont le caractère politique est « relatif », c’est-à-dire une infraction perpétrée pour un motif politique. Il y a une marge entre refuser de livrer un assassin politique et l’accueillir à bras ouverts.

7) L’exception applicable au statut de réfugié se limite aux crimes « graves »; le droit de l’extradition ne tient pas compte de cette caractéristique.

8) Lorsqu’une demande d’extradition est accueillie, le fugitif retourne dans son pays pour y subir un procès; lorsqu’une revendication du statut de réfugié est rejetée, le revendicateur ne retourne pas nécessairement dans le pays où il a commis l’infraction, pays qui peut même être différent de son pays d’origine.

9) L’objet des règles de droit en matière d’extradition est de permettre aux États étrangers de punir des actes qui sont reconnus comme des crimes de façon générale et sur le plan international; les règles de droit en matière de statut de réfugié visent, du moins dans notre pays, à admettre au Canada des résidents permanents qui peuvent, en bout de ligne, devenir citoyens canadiens.

L’examen de ces considérations, en regard les unes des autres, semble faire ressortir, selon moi, la nécessité de faire preuve d’une plus grande prudence avant de qualifier un infraction d’infraction à caractère politique aux fins de la section Fb) de l’article premier qu’aux fins du rejet d’une demande d’extradition.

À la lumière de ces observations d’ordre général, j’examinerai maintenant l’état de la jurisprudence étrangère, émanant notamment du Royaume-Uni et des États-Unis. À moins d’indication contraire expresse, toutes les décisions mentionnées ont été rendues dans le contexte d’une demande d’extradition plutôt que d’une revendication du statut de réfugié et doivent donc être interprétées en tenant compte des remarques qui précèdent.

La jurisprudence émanant du Royaume-Uni

La première décision pertinente, à laquelle on se réfère encore, est le jugement rendu par la Divisional Court dans l’affaire Castioni, In re[9]. Dans cette affaire, la Cour a accordé un bref d’habeas corpus pour empêcher l’extradition en Suisse d’un fugitif qui avait tué un fonctionnaire d’un canton au cours d’un soulèvement armé contre le gouvernement du canton. La Cour a établi ce qu’on a par la suite désigné comme le critère du « caractère accessoire » pour déterminer si l’infraction avait ou non un caractère politique. Le juge Hawkins a cité et adopté le critère suggéré dans le traité bien connu du juge Stephen [A History of the Criminal Law of England] (qui faisait aussi partie de la Cour), puis s’est exprimé ainsi :

[traduction] Je suis donc d’avis que l’expression qui figure dans l’Extradition Act doit (à moins qu’une meilleure interprétation ne soit proposée) être interprétée de façon à signifier que les criminels fugitifs ne doivent pas être extradés pour des crimes donnant lieu à l’extradition si ceux-ci ont été commis accessoirement à des troubles politiques et dans le cadre de tels troubles. [Non souligné dans le texte original.]

Le juge Denman a exprimé la même opinion en des termes différents (aux pages 158 et 159) :

[traduction] un acte accompli non seulement au cours d’un soulèvement politique, mais aussi dans le cadre de celui-ci … La question revient en fait à déterminer si, d’après les faits, il ressort clairement que la personne s’est livrée, avec d’autres, à des actes de violence à caractère politique, dans un but politique et dans le cadre d’un mouvement ou d’une insurrection politique auxquels elle prenait part. [Non souligné dans le texte original.]

Quelques années plus tard, dans l’arrêt Meunier, In re[10], la Divisional Court a utilisé le critère du caractère accessoire pour écarter l’application de l’exception visant l’« infraction à caractère politique » invoquée par un anarchiste qui avait fait exploser une bombe dans une caserne et permettre son extradition. Cet arrêt est important car il semble établir une distinction entre les infractions commises contre les gouvernements et leurs représentants et celles commises contre de simples citoyens. Le juge Cave a formulé ce critère et cette distinction dans les termes suivants, au nom de la Cour :

[traduction] En ce qui concerne l’attentat contre la caserne, le dernier argument invoqué veut qu’il s’agisse là d’une infraction à caractère politique et que l’accusé ne soit par conséquent pas passible d’extradition en vertu des lois sur l’extradition; car l’attentat constituait une attaque contre les biens du gouvernement et une tentative de destruction des quartiers occupés par les troupes françaises. Il me semble que, pour qu’il y ait infraction à caractère politique, il doit y avoir au sein de l’État plusieurs factions, chacune d’entre elles cherchant à imposer aux autres le gouvernement de son choix, et que, si l’une ou l’autre de ces factions commet une infraction dans ce but, il s’agit alors d’une infraction à caractère politique; sinon il ne s’agit pas de ce genre d’infraction. Dans la présente affaire, il n’y a pas deux factions au sein de l’État, chacune cherchant à imposer à l’autre le gouvernement de son choix, puisque la faction à laquelle l’accusé est identifié par la preuve et par sa déclaration volontaire, soit la faction de l’anarchie, est l’ennemie de tous les gouvernements. Les anarchistes s’en prennent principalement à l’ensemble des citoyens. Ils peuvent, de façon accessoire, commettre des infractions contre un gouvernement en particulier, mais leurs attaques sont principalement dirigées contre de simples citoyens. [Non souligné dans le texte original.]

L’une des faiblesses de l’application générale du critère du caractère accessoire ressort de la décision Regina v. Governor of Brixton Prison. Ex parte Kolczynski[11]. Dans cette affaire, les membres d’équipage d’un chalutier de pêche polonais avaient maîtrisé le capitaine et le représentant politique et avaient conduit le bateau en Grande-Bretagne où ils avaient cherché asile. Il s’agissait manifestement d’une infraction pouvant donner lieu à l’extradition et il était même possible de prétendre qu’il s’agissait de l’infraction internationale de piraterie. Il était aussi évident que les membres d’équipage ne participaient pas à quelque révolution ou soulèvement que ce soit contre le gouvernement polonais et qu’on ne pouvait raisonnablement s’attendre que leurs actions entraînent un changement de gouvernement en Pologne. Ils tentaient simplement de s’échapper. L’extradition a néanmoins été refusée. Le juge Cassels s’est exprimé ainsi :

[traduction] L’expression « infraction à caractère politique » doit toujours être examinée à la lumière des circonstances qui existent à l’époque en cause. L’époque actuelle diffère grandement de l’année 1891, au cours de laquelle l’affaire Castioni a été décidée. Le citoyen qui quittait alors son pays pour recommencer sa vie ailleurs ne commettait pas un acte de trahison. En temps de paix, les autres pays n’étaient pas considérés comme des ennemis. De nos jours, le totalitarisme prévaut dans certaines parties du monde où cela constitue un crime pour un citoyen que de prendre des mesures pour quitter le pays. En l’espèce, les membres d’équipage d’un petit chalutier de pêche faisaient l’objet d’une surveillance politique et se sont révoltés de la seule façon possible. Ils ont commis une infraction à caractère politique et, s’ils étaient extradés, il ne fait aucun doute que, même s’ils étaient jugés pour l’infraction mentionnée, ils seraient punis comme les auteurs d’un crime politique.

L’opinion du lord juge en chef Goddard, à la page 550, est aussi utile en ce qu’elle met l’accent sur la nature politique de la poursuite dont les marins auraient fait l’objet :

[traduction] De prime abord, il ressort simplement de la preuve à l’appui de la requête que plusieurs personnes à bord d’un bateau parti en haute mer se sont révoltées contre le capitaine et qu’il s’agit là d’une infraction prévue par la législation. La preuve, dont le magistrat a accepté la véracité, indique que ces hommes ont découvert, lorsqu’ils étaient en mer, qu’un représentant politique écoutait leurs conversations, les enregistrait et consignait des observations à leur égard dans le but de constituer contre eux un dossier fondé sur leurs opinions politiques, vraisemblablement afin qu’ils soient punis pour avoir soutenu ces opinions, ou du moins pour les avoir exprimées. La poursuite qui aurait suivi aurait donc été de nature politique. L’équipage s’est révolté pour éviter d’être poursuivi pour une infraction à caractère politique et, par conséquent, je suis d’avis que l’infraction avait un caractère politique.

Dans l’affaire Regina v. Governor of Brixton Prison, Ex parte Schtraks[12], la Chambre des lords, tout en niant le caractère politique d’une infraction invoqué pour contester une demande d’extradition, a mis en doute la validité de l’énoncé du critère du caractère accessoire établi dans les affaires Castioni et Meunier, précitées. Lord Reid, en particulier, est allé beaucoup plus loin que les autres lords en s’interrogeant sur la rigidité et l’utilité de cet énoncé dans notre société moderne :

[traduction] Nous ne pouvons rechercher si un « criminel fugitif » a été mêlé à une bonne ou à une mauvaise cause. Un membre fugitif d’un gang qui a commis une infraction au cours d’un putsch raté relève autant de la loi qu’un partisan de Garibaldi. Mais l’auteur d’une infraction commise au cours d’une lutte politique n’a pas toujours droit à cette protection. Si une personne se prévaut de sa qualité d’insurgé pour assassiner une personne contre qui elle a un grief, je ne pense pas qu’on puisse appeler cela une infraction à caractère politique. Il me semble donc que le motif et les buts de l’accusé qui a commis l’infraction doivent être pertinents, et qu’ils peuvent être décisifs. C’est une chose que de commettre une infraction dans le but de faire avancer une cause politique et une chose tout à fait différente de commettre la même infraction dans un but purement criminel.

Qui plus est, je ne crois pas que l’application de cet article puisse être limitée aux cas d’insurrection. Un mouvement de résistance clandestin peut essayer de renverser un gouvernement et on pourrait difficilement considérer une infraction commise la veille du soulèvement comme une infraction de droit commun, alors qu’exactement la même infraction commise deux jours plus tard aurait un caractère politique. En outre, je ne vois pas pourquoi l’application de cet article devrait être limitée aux tentatives de renversement d’un gouvernement. L’utilisation de la force, ou d’autres moyens, pour contraindre un souverain à changer ses conseillers, ou obliger un gouvernement à modifier sa politique peut avoir un caractère tout aussi politique que l’utilisation de la force pour faire une révolution. Je ne vois donc pas pourquoi il doive être nécessaire que le parti du réfugié ait essayé de prendre le pouvoir dans le pays. Il suffit qu’ils essayent d’obtenir du gouvernement des mesures de liberté sans toutefois essayer de le renverser.

Il me semble que les dispositions de l’article 3 de la loi de 1870 visent clairement à mettre en vigueur le principe selon lequel ce pays doit accorder l’asile aux réfugiés politiques, et je ne pense pas qu’il soit possible de définir les circonstances dans lesquelles on peut décider à bon droit qu’une infraction a un caractère politique ou que cette définition ressorte de la loi.

Une expression aussi vague que l’« infraction à “caractère” politique » doit donner lieu à un grand nombre de cas limites, notamment des poursuites contre des groupes d’agitateurs qui tentent de s’emparer du pouvoir, mais que le gouvernement est trop faible pour maîtriser. Il me semble toutefois impossible d’élargir cette catégorie pour y inclure la présente affaire. Je veux bien présumer que l’accusé a fait ce qu’il croyait juste et qu’un grand nombre de personnes, même un parti politique au complet, étaient d’accord avec lui, mais je ne peux voir aucun caractère politique aux infractions reprochées. Rien n’indique qu’il a agi dans le but de forcer ou de promouvoir un changement de gouvernement, ou même un changement de politique, ou encore d’atteindre un objectif politique quelconque. Je ne veux pas dire que tous les actes accomplis à ces fins auraient nécessairement un caractère politique mais que, sans ces objectifs, un acte ne saurait avoir ce caractère que dans des circonstances exceptionnelles et, à mon avis, ce n’est pas le cas en l’espèce. [Non souligné dans le texte original.]

Bien qu’il ait reconnu la nécessité d’assouplir ce critère, le vicomte Radcliffe a pour sa part retenu l’exigence d’une lutte politique pour le pouvoir (aux pages 591 et 592) :

[traduction] À mon avis, l’idée qui sous-tend l’expression « infraction à “caractère politique” » est que le fugitif est en désaccord avec l’État qui demande son extradition sur certains problèmes liés au gouvernement ou au régime politique du pays. Dans ce contexte, on peut rapprocher le mot « politique » du mot « politique » dans des expressions telles que « réfugié politique », « asile politique » ou « prisonnier politique ». Cela indique en fait, à mon avis, que l’État requérant le recherche pour des motifs autres que l’application du droit pénal vu sous son aspect ordinaire, que je pourrais appeler commun ou international. C’est cette idée que les juges cherchaient déjà à exprimer dans les deux arrêts In re Castioni et In re Meunier quand ils établissaient un rapport entre l’infraction politique et une émeute, des troubles, une insurrection, une guerre civile ou une lutte pour le pouvoir; à mon avis, il est encore nécessaire de conserver cette connexité. On ne s’en éloigne pas en prenant un point de vue libéral quant à la signification du mot troubles ou de ces autres mots, sous réserve qu’on ne perde pas de vue l’idée d’une opposition politique entre le fugitif et l’État requérant; mais on la perdrait de vue, à mon avis, si l’on devait dire que toutes les infractions sont des infractions politiques dans la mesure où l’on peut démontrer qu’elles ont été commises dans un but politique ou avec un motif politique ou pour favoriser des causes ou des campagnes politiques. Par exemple, il peut exister toutes sortes d’organisations ou de forces politiques contestataires dans un pays dont les membres peuvent commettre toutes sortes d’infractions pénales en croyant que, ce faisant, ils atteindront plus aisément leurs buts politiques : mais si le gouvernement central ne partage pas ce point de vue et désire simplement appliquer le droit pénal qui a été violé par ces contestataires, je ne vois aucune raison pour que notre pays soustraie ces fugitifs à son autorité au motif qu’ils sont des délinquants politiques. [Non souligné dans le texte original.]

L’opinion du vicomte Radcliffe a été expressément approuvée par la majorité de la Chambre des lords dans l’affaire Reg. v. Governor of Pentonville Prison, Ex parte Cheng[13]. Cette fois encore, les remarques des lords doivent toutefois être considérées comme des remarques incidentes, étant donné que cette décision se fondait en réalité sur le fait que l’infraction reprochée à M. Cheng, soit une tentative d’assassinat d’un représentant du gouvernement de Taiwan, ne pouvait avoir aucun caractère politique aux États-Unis, pays où l’infraction avait été commise et qui réclamait l’extradition. Les remarques de lord Diplock sont toutefois particulièrement utiles du fait qu’elles soulignent la nécessité d’établir une véritable connexité entre le crime et l’objectif politique invoqué :

[traduction] Vos Seigneuries, la locution adjective « à caractère politique » qualifie le nom « infraction ». Il faut donc examiner quels sont les éléments juridiques d’une infraction, plus particulièrement d’une infraction qui constitue un crime donnant lieu à l’extradition, à laquelle peut s’appliquer l’épithète « politique ». Je conviens qu’il s’applique à l’élément mental : l’état d’esprit de l’accusé lorsqu’il a accompli l’acte qui constitue l’élément matériel de l’infraction dont il est accusé. Je conviens également que l’état d’esprit pertinent ne se limite pas à l’intention nécessaire à la commission de l’infraction dont il est accusé car, en ce qui concerne les crimes donnant lieu à l’extradition, elle ne peut jamais être décrite à bon droit comme politique. L’élément mental pertinent doit comprendre un but moins immédiat que l’accusé voulait atteindre en accomplissant l’acte matériel. Il n’est pas nécessaire pour les fins du présent appel de tenter de définir jusqu’à quel point ce but peut être éloigné et, à mon avis, il serait malavisé de le faire. Si l’accusé avait commis un vol de banque afin d’obtenir des fonds pour appuyer un parti politique, son but, à mon avis, serait clairement trop éloigné pour qu’il s’agisse d’une infraction politique. Mais si l’accusé avait assassiné un dictateur dans l’espoir de changer le gouvernement du pays, son but serait suffisamment immédiat pour justifier l’usage de l’épithète « politique ». Car la politique concerne le gouvernement. L’utilisation du terme « politique » pour qualifier le but à atteindre doit, à mon avis, être limitée au but visant à renverser ou à changer le gouvernement d’un État, à l’inciter à modifier sa politique ou à fuir son territoire en agissant pour le mieux. [Non souligné dans le texte original.]

La jurisprudence émanant des États-Unis

Les tribunaux des États-Unis ont adapté et raffiné le critère du caractère accessoire établi à l’origine dans l’affaire Castioni, précitée, et ils l’ont actualisé en fonction de la réalité politique moderne, de la même façon que les tribunaux britanniques. On trouve un énoncé récent et succinct de ce critère en matière d’extradition dans la décision Koskotas v. Roche[14] :

[traduction] Afin de se prévaloir de l’exception liée au « caractère politique » de l’infraction, Koskotas doit se conformer au prétendu critère du « caractère accessoire », en démontrant que les crimes reprochés ont été « commis dans le cours de troubles politiques violents, comme une guerre, une révolution ou une rébellion, ou qu’ils leur sont accessoires ».

Historiquement, l’exception liée au « caractère politique » de l’infraction inclut seulement les infractions qui visent soit à réaliser un changement politique par des moyens violents, soit à réprimer l’opposition politique violente. Cette exception « ne s’applique que lorsque la violence atteint un certain niveau et que ceux qui s’y livrent cherchent à atteindre un objectif précis. » [Non souligné dans le texte original.]

Une certaine controverse a eu cours aux États-Unis sur la question de savoir si le critère du caractère accessoire est exhaustif ou non et, plus particulièrement, s’il est assujetti à une exigence supplémentaire concernant les moyens employés afin d’atteindre les buts politiques invoqués. Dans l’affaire McMullen v. I.N.S.[15] (l’une des très rares décisions en matière de statut de réfugié qui touche cette question), ce critère a été énoncé comme suit :

[traduction] Selon cette norme, un « crime grave de droit commun » est un crime qui n’a pas été commis dans un « but véritablement politique », qui ne visait pas à « modifier l’organisation politique ou … la structure de l’État » et qui ne comporte directement « aucun lien causal entre le crime commis et son prétendu but politique ». En outre, même si les normes qui précèdent sont respectées, un crime devrait être considéré comme un crime grave de droit commun si l’acte est disproportionné au but poursuivi ou s’il est « de nature atroce ou barbare ». [Non souligné dans le texte original.]

Ce sont les passages soulignés qui font l’objet de la controverse. La décision McMullen, précitée, a été rendue par la 9th Circuit Court le 25 avril 1986. À peine deux mois plus tôt, le 18 février 1986, un tribunal différent de la même Cour a prononcé la décision Quinn v. Robinson[16], dans laquelle la majorité a critiqué énergiquement, sous forme de remarques incidentes[17], toute prétention selon laquelle la Cour devrait tenir compte des moyens utilisés :

[traduction] Nous ne croyons pas qu’il soit approprié de porter des jugements qualitatifs sur un gouvernement étranger ou sur la lutte engagée dans le but de le modifier … Ces jugements eux-mêmes ne peuvent être que politiques et, en tant que tels, ils impliquent des décisions qui outrepassent le rôle du juge.

Une deuxième prémisse peut servir de fondement aux analyses faites par les tribunaux, qui semblent favoriser une interprétation étroite de l’exception, c’est-à-dire, que les tactiques révolutionnaires modernes qui incluent la violence dirigée contre des civils ne sont pas « légitimes » sur le plan politique. Cette hypothèse, qui peut représenter une réaction normale à la montée récente du terrorisme international, fausse l’analyse des infractions politiques en raison d’un défaut conceptuel inhérent. En déterminant quelles tactiques sont acceptables, nous cherchons à imposer aux autres nations et cultures notre propre conception traditionnelle de la façon dont les luttes politiques intérieures devraient être menées.

La structure des sociétés et des gouvernements, les relations entre les États et leurs citoyens et les façons de modifier les structures politiques ont changé radicalement depuis que nos tribunaux ont commencé à adopter le critère énoncé dans Castioni. La façon de faire la guerre et la révolution n’est plus aussi nette et formelle qu’autrefois. Tant la nature des actes accomplis dans les luttes pour l’autodétermination … que la situation géographique de ces luttes ont changé considérablement depuis les révolutions française et américaine. De nos jours, les luttes menées par des groupes d’insurgés contre l’ordre établi ont lieu la plupart du temps dans des pays du Tiers monde plutôt qu’en Europe ou en Amérique du Nord. Contrairement aux forces armées organisées et facilement reconnaissables des révolutions précédentes, ce sont maintenant des réseaux d’individus qui n’ont entre eux qu’un intérêt commun contre le pouvoir en place qui mènent ces luttes.

Il est compréhensible que les Américains soient choqués par les tactiques qu’utilisent les personnes qui veulent changer de gouvernement. Souvent, elles ne partagent pas nos mœurs ou nos valeurs culturelles et sociales. Leur conception de la nature, de l’importance ou de la signification de la vie humaine est parfois fondamentalement différente de la nôtre. Néanmoins, il ne nous appartient pas d’imposer notre conception de ce qu’est une lutte civilisée aux personnes qui veulent renverser le régime qui est à la tête de leur pays dans des contextes et des circonstances qui nous sont étrangers et auxquels nous pouvons très difficilement nous identifier. C’est le fait que les insurgés cherchent à changer leur gouvernement qui rend applicable l’exception liée au caractère politique de l’infraction, et non pas les raisons qui les motivent ou la nature des actes par lesquels ils espèrent atteindre leur but.

La violence dont le motif est politique, exercée par des forces disséminées et dirigée contre des établissements et des structures du secteur privé ou contre des civils est souvent entreprise—comme la violence mieux organisée et plus disciplinée des révolutions précédentes—dans le cadre de tentatives pour obtenir le droit à l’autonomie. Nous sommes d’avis que les tactiques qui sont utilisées dans les luttes politiques intérieures n’ont tout simplement rien à voir avec l’applicabilité de l’exception liée au caractère politique de l’infraction. [Non souligné dans le texte original; renvois omis.]

Il ne faut pas oublier que dès l’affaire Meunier, précitée, la jurisprudence a indiqué que les actes de violence aléatoires et aveugles commis contre des civils ne pourraient pas être qualifiés de crimes politiques, sans égard au motif invoqué. Cette opinion a trouvé son écho dans un grand nombre de décisions américaines parmi lesquelles on note l’arrêt de principe Eain v. Wilkes[18] :

[traduction] La raison pour laquelle l’attentat à la bombe n’était pas « accessoire » au conflit ne se trouve pas dans le motif de l’acte puisque, en matière d’extradition, le motif n’est pas en soi déterminant du caractère politique d’un acte donné…. La définition de « troubles politiques », qui met l’accent sur les formes organisées d’agressions, comme la guerre, la rébellion et la révolution, vise les actes qui perturbent la structure politique d’un État, et non pas la structure sociale qui a mis le gouvernement en place. Un attentat à la bombe aléatoire visant à assassiner des civils de sang-froid ne devient pas, en raison de l’exception, accessoire au but de renverser un gouvernement, s’il n’existe pas de lien direct entre l’auteur de l’attentat, les buts politiques d’une organisation politique et l’acte précis. Au contraire, l’attentat à la bombe aléatoire dirigé contre la population civile n’est pas reconnu comme un acte politique protégé, même si le grand objectif « politique » de la personne qui fait exploser la bombe peut être l’élimination de la population civile d’un pays. Sinon, des actes de violence isolés commis pour des raisons personnelles seraient protégés tout simplement parce qu’ils sont commis durant une période de bouleversements politiques et, à notre avis, l’exception liée au caractère politique de l’infraction ne vise pas ce résultat.

Cette politique est établie depuis longtemps en matière d’extradition, ici et ailleurs, dans le contexte d’activités terroristes, menées en particulier par des anarchistes.

L’anarchie représente la situation extrême en ce qui concerne les activités politiques violentes dirigées contre des civils, et sert à mettre en lumière les facteurs que les tribunaux de ce pays jugent pertinents dans l’interprétation des exigences posées par notre législation et nos traités en matière d’extradition. Mais nous insistons sur le fait qu’en l’espèce, même en admettant une certaine participation de l’OLP, nous sommes placés devant une situation qui n’implique que des activités de type anarchiste, c’est-à-dire, la destruction d’un système politique par l’ébranlement du fondement social du gouvernement. Dans la présente affaire, le dossier n’indique pas que les actes reprochés au requérant s’inspiraient de l’anarchie. Cependant, l’attentat à la bombe, qui n’a pas de lien substantiel avec une activité politique (et même s’il était lié, comme le requérant persiste à le dire, à certains aspects de la stratégie de l’OLP pour atteindre ses objectifs), est tellement analogue à la doctrine anarchiste examinée dans des arrêts comme In re Meunier, qu’il est presque impossible de l’en distinguer. [Non souligné dans le texte original; renvoi omis.]

La réaction à la critique formulée contre l’affaire Eain, précitée, et des causes semblables par la 9th Circuit Court dans la décision Quinn, précitée, n’a pas tardé. Dans l’affaire McMullen, précitée, qui a été tranchée à peine deux mois plus tard, comme je l’ai déjà mentionné, un tribunal différent de la même Cour a cité et suivi l’arrêt Eain à la page 598 :

[traduction] Si des actes de violence dirigés contre des citoyens ordinaires étaient réputés être des « crimes politiques » aux fins de ce paragraphe, l’Attorney General serait tenu de refuser la déportation des auteurs de ces actes. Comme l’a souligné la Seventh Circuit Court, si telle était la loi :

[R]ien ne pourrait empêcher un afflux de terroristes qui chercheraient refuge en Amérique. Ces terroristes qui se réfugieraient dans notre pays n’auraient pas à répondre de leurs crimes à qui que ce soit, ni où que ce soit. Le droit n’est pas encore à ce point absurde. Des terroristes qui ont commis ailleurs des actes barbares pourraient trouver refuge aux États-Unis, vivre dans nos quartiers et se promener dans nos rues sans jamais être tenus responsables de leurs actes. Nous n’avons pas besoin d’eux dans notre société. Nous avons déjà assez de notre propre violence sans importer et accueillir à bras ouverts les pires éléments que les autres pays ont à exporter. Nous convenons de la validité et de l’utilité de l’exception liée au caractère politique de l’infraction, mais elle devrait être appliquée avec prudence de crainte que notre pays ne devienne une jungle et un encouragement pour les terroristes du monde entier. Eain, 641 F.2d, page 520.

L’affaire McMullen touchait le statut de réfugié, comme je l’ai déjà mentionné, et la Cour a mis en lumière certaines caractéristiques, déjà énumérées dans les présents motifs, qui différencient le droit du statut de réfugié du droit de l’extradition. Toutefois, toute possibilité que l’opinion majoritaire dans l’affaire Quinn, précitée, subsiste en matière d’extradition, sinon en matière de statut de réfugié, a été rapidement écartée. Dans Atta, Matter of Extradition of[19], la District Court a expressément refusé de suivre l’arrêt Quinn, et sa décision a été approuvée en appel (sub nom. Ahmad v. Wigen)[20] :

[traduction] Nous convenons qu’un attentat commis contre un autobus commercial transportant des passagers civils sur un trajet régulier n’est pas une infraction à caractère politique. Un motif politique ne transforme pas tous les crimes en infractions à caractère politique. [Non souligné dans le texte original.]

Le raisonnement énoncé dans l’affaire Quinn est toutefois demeuré intact sous un aspect, soit en ce qui concerne la formulation détaillée et complexe du critère du caractère accessoire, à la page 817 :

[traduction] Le critère du caractère accessoire comprend deux éléments qui font en sorte que l’exception s’accorde avec sa justification première et protège des actes du genre de ceux qui ont inspiré son introduction dans les traités d’extradition. D’une part, il doit y avoir un soulèvement : des troubles politiques liés à la lutte menée par des individus dans le but de changer ou d’abolir le gouvernement en place dans leur pays. Un soulèvement est limité à la fois dans le temps et dans l’espace. D’autre part, l’infraction reprochée doit avoir été commise dans le cadre du soulèvement; elle doit être liée à la lutte politique ou être une conséquence du soulèvement.

Le deuxième volet du critère ainsi énoncé, axé sur l’existence d’un lien entre le crime et l’objectif politique poursuivi, rappelle les préoccupations exprimées par le vicomte Radcliffe dans Schtracks, précité, et par lord Diplock dans Cheng, précité. Ces préoccupations ont aussi été formulées de façon utile dans des décisions récentes de la United States District Court et notamment dans Suarez-Mason, Matter of Extradition of[21] :

[traduction] Les tribunaux américains semblent avoir adopté un point de vue libéral à l’égard de l’exigence du « caractère accessoire ». Voir par exemple, Quinn, 783 F.2d à la p. 797; Garcia-Mora, The Nature of Political Offenses : A Knotty Problem of Extradition Law, 48 Va. L. Rev. 1226, 1244 (1962). Néanmoins, comme on l’exprime de façon convaincante dans Extradition of Artukovic, 628 F. Supp. 1370 (C.D. Cal. 1986), la personne qui veut invoquer l’exception doit démontrer l’existence d’un lien rationnel entre le soulèvement et l’infraction :

[L]’intimé ne peut se prévaloir de ce moyen de défense simplement parce que les crimes reprochés ont eu lieu en même temps que des troubles politiques. Un lien rationnel entre les crimes reprochés et les troubles qui avaient lieu à l’époque doit être démontré … l’enquête doit mettre l’accent sur les circonstances et sur le statut des victimes et non pas sur la question de savoir si les actes ont simplement été commis durant les désordres. [Non souligné dans le texte original.]

Jurisprudence émanant d’autres pays

Bien qu’un nombre assez considérable de causes émanant d’autres pays aient été portées à notre attention, j’estime que la jurisprudence anglo-américaine est plus abondante et plus compatible avec nos propres traditions juridiques. Il est toutefois utile de mentionner deux décisions concernant des demandes d’extradition. Dans l’affaire Folkerts v. Public Prosecutor[22], la Cour suprême des Pays-Bas a posé plutôt clairement l’exigence d’un lien logique lorsqu’elle a souligné le caractère objectif de la norme applicable :

[traduction] Lorsqu’il s’agit de juger si l’aspect politique de l’infraction en question est d’une importance prédominante, la Cour a en tout temps appliqué le critère suivant : les contrevenants pouvaient-ils raisonnablement s’attendre que les infractions produisent—séparément ou ensemble—un résultat qui soit directement lié au but politique ultime décrit précédemment? [Non souligné dans le texte original.]

Dans Ellis v. O’Dea[23] (confirmé par [1991] 1 I.R. 251 (C.S.)), le président de la High Court of Ireland a repris l’opinion moderne qui prédomine aux États-Unis [à la page 362] :

[traduction] Pour les motifs que j’ai énoncés dans la présente décision lorsque j’ai traité de la nature et du but des actes reprochés au requérant, je suis convaincu que, indépendamment des dispositions de l’Extradition Act de 1987, les infractions décrites dans les deux mandats ne peuvent être considérées comme des infractions politiques ou comme ayant un lien avec une infraction politique parce qu’elles envisagent et impliquent des actes de violence aveugle et peuvent, à bon droit, être qualifiées de terrorisme. [Non souligné dans le texte original.]

Autres textes

Pour compléter cette analyse des sources pertinentes, je mentionnerais également les textes qui suivent.

Le paragraphe 152 du Guide du HCNUR [Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés] se lit comme suit :

152. Pour déterminer si une infraction est une infraction de « droit commun » ou, au contraire, une infraction « politique », il faut tenir compte en premier lieu de sa nature et de son but, c’est-à-dire rechercher si elle a été commise pour des motifs véritablement politiques et non pas simplement pour des motifs personnels ou des considérations de profit. Il faut également qu’il existe un lien de causalité étroit et direct entre le crime commis et le but politique invoqué. L’élément politique de l’infraction doit en outre l’emporter sur son caractère de droit commun. Cette condition ne serait pas remplie si l’acte accompli était tout à fait hors de proportion avec l’objectif prétendument visé. De même, le caractère politique d’un crime est plus difficilement admissible lorsque ce crime consiste en un acte atroce.

Dans The Refugee in International Law[24], Goodwin-Gill affirme :

[traduction] Il faut examiner la nature et le but de l’infraction, et notamment vérifier si elle a été commise pour des motifs véritablement politiques ou pour des raisons personnelles ou des considérations de profit, si elle visait une modification de l’organisation politique ou de la structure même de l’État et s’il existe un lien de causalité direct et étroit entre le crime commis et le but et l’objectif politique invoqué. L’élément politique doit en principe avoir prépondérance sur le caractère de droit commun de l’infraction, ce qui risque de ne pas être le cas lorsque les actes commis sont complètement disproportionnés par rapport à l’objectif visé, ou lorsqu’ils sont de nature atroce ou barbare.

Il est utile de prendre connaissance des remarques suivantes concernant l’exception fondée sur le caractère politique de l’infraction en matière d’extradition, formulées dans l’ouvrage de La Forest, précité, aux pages 94 et 95 :

[traduction] Ces deux décisions [soit les affaires Armstrong c. L’État du Wisconsin[25] et L’État portoricain c. Hernandez[26]] semblent laisser entendre que, du moins dans la plupart des cas, une infraction ne peut être considérée avoir un caractère politique par un tribunal canadien que si l’acte vise un but politique qui s’oppose directement au gouvernement du pays; l’objectif de cet acte doit avoir un lien direct étroit avec le gouvernement; la personne qui commet les actes doit établir qu’elle appartient à un groupe ou à une organisation politique quelconque et que ce mouvement a comme politique d’avoir recours à ce genre de mesure; et le gouvernement de l’État doit essayer d’obtenir le retour du contrevenant pour une raison autre que l’application du droit criminel sous son aspect ordinaire.

Le principe qui sous-tend ce raisonnement est le suivant : il faut accorder l’asile politique aux personnes qui sont en conflit direct avec l’État, ouvertement ou clandestinement, en raison du désir de demeurer à l’écart des luttes politiques internes des autres États et de la reconnaissance du fait que ces activités sont les seuls moyens d’obtenir un changement politique dans beaucoup d’États. Par contre, le terrorisme s’attaque à la nature même de l’ordre politique établi par les États et à la sécurité des citoyens de toutes conditions. Il doit donc être assimilé à l’anarchie. Lorsqu’on les envisage sous cet angle, les attentats à la bombe contre des boîtes à lettres et les actes similaires, comme ceux qui se sont produits au cours de la période de terrorisme qu’a connue le Québec, ne seraient probablement pas considérés comme politiques par les tribunaux britanniques ou canadiens. Des incidents comme l’enlèvement de M. Cross ou le meurtre de M. Laporte, malgré leur objectif direct qui consistait à obtenir des concessions de la part de l’État, poseraient de graves problèmes, non seulement parce qu’aucun soulèvement n’était en cours, mais encore parce qu’il n’existait, au mieux, qu’un lien indirect entre les victimes et les autorités de l’État central. [Non souligné dans le texte original.]

Enfin, un document interne daté du 2 août 1989, préparé par le projet juridique du Bureau canadien du Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [Determination of Refugee Status of Persons Connected with Organizations or Groups which Advocate and/or Practice Violence], contient les remarques suivantes :

[traduction] 10. Pour déterminer si une infraction de droit commun constitue ou non un crime « grave » et « de droit commun », il faut tenir compte du motif et du but de l’infraction (l’élément subjectif), ainsi que de sa gravité et de la mesure dans laquelle l’infraction est proportionnelle au but invoqué (les éléments objectifs).

11. Le motif doit d’abord être considéré à la lumière de la question de savoir s’il peut être clairement démontré que l’infraction n’a pas été commise pour des raisons personnelles ou pour des considérations de profit, mais découle d’un engagement véritablement politique et dans un but politique clairement identifiable. Tel peut être le cas lorsque, par exemple, l’infraction visait la modification d’une organisation politique (ou de la structure même) de l’État. Lorsqu’il n’y a, au départ, aucun motif politique identifiable, l’exemption touchant l’expulsion des auteurs d’infractions à caractère politique ne s’applique pas.

12. En tenant pour acquis qu’il existe un motif politique identifiable, il faut, dans l’ensemble de l’examen, le soupeser avec la nature de l’acte en cause. Lorsque l’infraction est particulièrement grave et disproportionnée, elle ne peut pas être considérée comme ayant « un caractère politique » aux fins de la section 1F, peu importe le motif politique invoqué. Pour apprécier la gravité et le caractère proportionnel de l’infraction, il faut tenir compte des facteurs suivants :

   le moyen employé et la possibilité d’atteindre le but ultime par d’autres moyens (par exemple, le meurtre ou des attentats à la bombe aléatoires constituaient-ils l’unique moyen ou même le moyen le plus raisonnable et justifiable d’atteindre les fins politiques invoquées?);

—   la proportionnalité de l’infraction par rapport au but politique invoqué (de toute évidence, plus l’infraction est atroce, plus elle est disproportionnée);

Analyse

Si l’on applique ces sources, et plus particulièrement la jurisprudence la plus récente émanant des États-Unis et du Royaume-Uni, aux faits de la présente cause, j’estime que la conclusion tirée par la Commission était juste, malgré que les motifs formulés à l’appui de cette conclusion ne soient pas à l’abri de tout reproche.

En particulier, le scepticisme de la Commission quant à la question de savoir si l’appelant avait des motifs politiques me semble injustifié. Bien qu’il ne fasse aucun doute qu’un motif purement personnel comme l’appât du gain ou un règlement de compte avec un adversaire que l’on hait, puisse faire échec à la prétention qu’un crime a un caractère politique, je ne pense pas qu’on rende justice à l’appelant en concluant que ses motifs étaient la « vengeance » ou la « rancune ». Aucun élément de preuve n’indique que l’appelant connaissait personnellement les riches marchands qui ont été la cible de ses attentats[27], et il a effectivement affirmé qu’il recevait ses ordres de membres supérieurs du groupe qui déterminaient pour lui à quelles cibles il s’attaquerait. Dans un certain sens, l’appelant voulait évidemment se venger puisqu’il percevait ses cibles comme responsables de la situation économique, sociale et politique difficile dans laquelle il se trouvait. Cette perception constitue toutefois une composante normale du désir de vengeance politique et ce sentiment, dissocié des actes accomplis, est assez courant dans les rapports politiques, même dans notre pays.

En outre, bien que la Commission ne le précise pas, j’estime qu’il ressort assez clairement de la preuve que l’appelant satisfait au premier volet du critère du caractère accessoire énoncé dans la jurisprudence. Les documents versés au dossier indiquent qu’au cours des années en cause, des troubles bouleversaient la société iranienne, un certain nombre de groupes armés étant en conflit avec le régime Khomeiny[28]. La Commission a conclu que l’appelant était crédible dans l’ensemble et que son assertion portant qu’il était membre d’un tel groupe était compatible avec ces documents.

L’appelant ne satisfait toutefois pas au deuxième volet du critère du caractère accessoire. Selon moi, il n’y a simplement aucun lien logique objectif entre le fait de causer un préjudice aux intérêts commerciaux de certains riches partisans du régime et un but réaliste consistant à provoquer la chute du régime même ou à changer ses méthodes et son orientation. Je pense que c’est ce que la Commission a voulu dire lorsqu’elle a affirmé que les crimes de l’appelant n’ont pas « un but autre que d’assouvir leur vengeance personnelle à l’égard de quelque chose qui modifierait les organisations politiques en place à ce moment ». Même si l’on acceptait (contrairement à ce que la Commission semble avoir fait) que certains des commerces visés appartenaient à des membres haut placés des comités révolutionnaires locaux, le lien logique entre ces commerces et la structure générale du gouvernement iranien à cette époque est beaucoup trop ténu pour appuyer ou justifier le genre d’actes de violence aveugle que l’appelant a admis avoir commis.

Je pense également que la Commission n’a pas commis d’erreur en concluant que les moyens employés par l’appelant étaient de nature à faire échec à toute prétention voulant que ses crimes aient un caractère politique. La Commission, dans l’extrait de ses motifs cités plus haut, met l’accent sur le fait que des victimes civiles innocentes ont été tuées et mutilées lors des attentats. Selon moi, cela n’est pas vraiment suffisant : le meurtre accidentel d’innocents qui se trouvent sur les lieux par hasard est un risque inhérent à toute lutte armée. De fait, on sait que de tels accidents se produisent même dans notre pays et que des innocents ont été tués ou blessés lors de fusillades entre des policiers et des criminels armés. Si des crimes politiques sont commis à l’occasion d’une lutte armée, le fait que certaines des victimes puissent ne pas y avoir participé ne porte en rien atteinte au caractère politique de ces crimes. Comme l’a affirmé mon collègue, le juge Létourneau, J.C.A., dans un contexte différent :

… la Commission a mal interprété la notion même de crime contre l’humanité et qu’elle a commis une erreur de droit en présumant trop rapidement que les éléments essentiels du crime pouvaient consister dans le simple fait, pour des militaires, de tuer des civils innocents dans le cours d’une action contre un ennemi armé[29].

L’élément crucial de la présente cause n’est pas le fait que certaines victimes étaient des innocents qui se trouvaient sur les lieux par hasard mais, ce qui est plus important, c’est que les attentats mêmes n’ont pas été perpétrés contre des adversaires armés et qu’ils allaient fatalement blesser des innocents. Dans l’application du premier volet du critère du caractère accessoire, c’est une chose que d’accepter que les crimes de l’appelant ont été commis dans le contexte général d’une opposition violente contre le gouvernement; c’est une toute autre chose que de tolérer l’utilisation de la force meurtrière contre des cibles commerciales civiles qui ne sont pas armées, dans des circonstances où il est inévitable que des innocents seront tués ou grièvement blessés. Des actes de violence de ce type sont totalement hors de proportion avec tout objectif politique légitime.

Je ferai une dernière remarque. Un autre tribunal de la présente Cour a déjà rejeté la prétention de bon nombre d’auteurs voulant que la section Fa) de l’article premier exige un type de critère de proportionnalité qui soupèserait la persécution que risque de subir le demandeur du statut de réfugié en regard de la gravité de son crime[30]. La question de savoir si un critère semblable convient pour l’application de la section Fb) de l’article premier me semble encore plus problématique. Comme je l’ai déjà indiqué, le demandeur auquel s’applique la clause d’expulsion risque, par hypothèse, d’être persécuté; le crime qu’il a commis est par définition « grave » et entraînera par conséquent une peine sévère qui comportera au moins une longue période d’emprisonnement et, peut-être, la mort. Notre pays est apparemment disposé à extrader des criminels qui risquent la peine de mort[31] et je ne vois aucune raison, du moins dans le cas d’un crime de la nature de celui que l’appelant a admis avoir commis, pour laquelle nous devrions adopter une attitude différente à l’égard d’un demandeur du statut de réfugié. Il n’est pas dans l’intérêt public que notre pays devienne un havre pour les auteurs d’attentats à la bombe qui font de nombreuses victimes.

L’utilisation d’un critère de proportionnalité pour l’application de la section Fb) de l’article premier est pertinente dans l’appréciation de la gravité d’un crime dans le processus de détermination de son « caractère politique ». Un crime très grave, comme le meurtre, peut être qualifié de crime politique si le régime contre lequel il a été commis est répressif et n’offre aucune liberté d’expression ni aucune possibilité de modification pacifique du gouvernement ou de la politique du gouvernement. Dans un tel régime, on peut conclure que le demandeur n’avait aucun autre moyen de provoquer un changement politique. Par contre, si le régime en cause est une démocratie libérale dont la constitution garantit la liberté de parole et d’expression (en supposant qu’un tel régime puisse vraisemblablement produire un véritable réfugié), il est très difficile de croire qu’un crime quelconque, sans parler d’un crime grave, puisse être considéré comme un moyen acceptable d’action politique. En termes concrets, les personnes qui ont fomenté un complot contre Hitler auraient pu revendiquer le statut de réfugié; l’assassin de John F. Kennedy n’aurait jamais pu le faire. Toutefois, ces facteurs ne sont pas en cause en l’espèce car, si la nature extrêmement répressive du régime en place en Iran ne fait aucun doute, la demande de l’appelant doit être rejetée pour d’autres motifs : savoir, l’absence de lien entre les crimes et un objectif politique réaliste, et le fait que les moyens employés constituent des formes inacceptables de protestation politique contre tout régime, peu importe son caractère répressif, totalitaire ou dictatorial.

Conclusion

Je rejetterais l’appel.

Le juge Desjardins, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge Décary, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1] L.R.C. (1985), ch. I-2 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1].

[2] Bien que la version française de l’alinéa b) n’emploie pas le terme « politique », il ne fait aucun doute que l’expression anglaise « serious non-political crime » constitue un équivalent juste de l’expression « crime grave de droit commun ».

[3] L.R.C. (1985), ch. E-23.

[4] Répertorié : A. (T.W.) (Re), [1991] D.S.S.R. no 430 (QL). Bien que l’appelant ait reconnu avoir participé personnellement à plusieurs explosions et qu’il ait admis que les bombes posées par le groupe avaient tué des gens, il a déclaré ne pas savoir si les bombes qu’il avait placées avaient effectivement causé des décès, plutôt que, simplement, des blessures graves. Selon moi, ces aveux suffisent pour constituer des « raisons sérieuses » de le considérer comme responsable de la mort d’innocents. Il ne s’agit pas d’un cas de culpabilité par simple association, mais de participation active et délibérée à des activités qui pouvaient et qui ont effectivement blessé des personnes qui se trouvaient sur les lieux par hasard, et qui étaient exactement de la même nature que celles qui ont, de son propre aveu, tué des innocents.

[5] Précité, note 4.

[6] Ibid.

[7] Voir par exemple, James C. Hathaway, The Law of Refugee Status, Toronto, Butterworths, aux p. 221 et suivantes; Atle Grahl-Madsen, The Status of Refugees in International Law, vol. I, A.W. Sijthoff, Leyden, 1966, aux p. 290 à 292.

[8] Voir Anne Warner La Forest, La Forest’s Extradition to and from Canada, 3e éd., Canada Law Book Inc., 1991, à la p. 83 :

[traduction] Bien que l’expression « infraction à caractère politique » soit très répandue, aucune définition satisfaisante de cette notion n’a encore été formulée. Cette expression englobe deux concepts : premièrement, l’infraction à caractère purement politique, qui désigne un acte dirigé contre l’organisation politique ou le gouvernement d’un État et qui ne comprend aucun élément d’un crime de droit commun; deuxièmement, l’infraction que la Loi décrit comme une infraction à caractère politique, qui constitue un crime de droit commun, mais qui est si intimement liée à des actes ou à des événements politiques qu’on la considère comme une infraction de nature politique.

[9] [1891] 1 Q.B. 149, à la p. 166.

[10] [1894] 2 Q.B. 415, à la p. 419.

[11] [1955] 1 Q.B. 540, à la p. 549.

[12] [1964] A.C. 556, aux p. 583 et 584.

[13] [1973] A.C. 931, aux p. 944 et 945.

[14] 931 F.2d 169 (1st Cir. 1991), aux p. 171 et 172.

[15] 788 F.2d 591 (9th Cir. 1986), à la p. 595.

[16] 783 F.2d 776 (9th Cir. 1986), aux p. 804 et 805.

[17] L’extradition a été accordée au motif que le critère du caractère accessoire n’avait pas été rempli, même dans sa forme la plus pure.

[18] 641 F.2d 504 (7th Cir. 1981), aux p. 520 à 522.

[19] 706 F. Supp. 1032 (E.D.N.Y. 1989).

[20] 910 F.2d 1063 (2nd Cir. 1990), à la p. 1066.

[21] 694 F. Supp. 676 (N.D. Cal. 1988), à la p. 707.

[22] (1978), 74 I.L.R. 498, à la p. 501.

[23] [1991] ILRM 346.

[24] Oxford : Clarendon Press, 1983, aux p. 60 et 61.

[25] [1973] C.F. 437 (C.A.).

[26] [1973] C.F. 1206 (C.A.).

[27] La Commission note une exception dans ses motifs. Il existait apparemment une certaine animosité personnelle entre l’appelant et l’une de ses victimes. Cela ne suffit manifestement pas pour que tous ses actes soient viciés du fait qu’ils auraient été motivés par la rancune personnelle.

[28] Voir le document Iran : Profil d’un pays, préparé par le Centre de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Cahier d’appel, vol. I, aux p. 49 à 84, et plus particulièrement aux p. 51 à 53.

[29] Gonzalez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 3 C.F. 646 (C.A.), à la p. 661.

[30] Voir dans l’arrêt Gonzalez, précité, l’opinion du juge Mahoney, J.C.A., aux p. 656 et 657. Dans la doctrine, on trouve des exemples dans Hathaway, op. cit., aux p. 224 et 225; Grahl-Madsen, op. cit., à la p. 298; Goodwin-Gill, op. cit., aux p. 61 et 62.

[31] Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.