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[1995] 1 C.F 767

IMM-654-93

Dolat Pour-Shariati (requérante)

c.

Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Pour-Shariati c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Rothstein—Toronto, 1er novembre; Ottawa, 15 décembre 1994.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Contrôle judiciaire d’une décision portant que la requérante n’est pas une réfugiée au sens de la Convention — La CISR n’a ni évoqué, ni tenu compte d’une persécution indirecte — Il n’y a pas lieu d’élargir, aux fins de leur admission au Canada, la notion de réfugié au sens de la Convention en y englobant des personnes qui ne craignent pas avec raison d’être elles-mêmes persécutées — Les art. 46.04 et 2 de la Loi sur l’immigration prévoient adéquatement le cas des personnes craignant d’être persécutées en raison de leur appartenance à une certaine famille.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié portant que la requérante, citoyenne d’Iran, n’est pas une réfugiée au sens de la Convention. Craignant d’être impliqué dans les activités anti-gouvernementales, le fils de la requérante avait fui l’Iran. La requérante avait été interrogée au sujet de son fils, et on lui avait demandé si elle entretenait des liens avec certaines organisations subversives, et on lui avait vivement reproché d’avoir permis à ses enfants de participer à des activités subversives. Rien ne permettait de conclure à des persécutions. La requérante faisait valoir que c’est à tort que la Commission ne lui a pas appliqué le concept de persécution indirecte. Le concept de « persécution indirecte » élaboré dans un ouvrage de Grahl-Madsen, a été repris par le juge en chef adjoint dans l’affaire Bhatti c. Canada (Secrétariat d’État). Il est fondé sur l’hypothèse voulant que les membres de la famille soient susceptibles de subir un grave préjudice lorsque leurs proches parents sont persécutés. Cela va de la personne qui a assisté aux sévices infligés à des proches, jusqu’à la personne qui se voit obligée de rester dans son pays d’origine, privée du soutien social et économique d’un certain membre de sa famille.

Jugement : la demande doit être rejetée.

Bhatti élargit sans raison suffisante les conditions d’admission au Canada prévues pour les réfugiés au sens de la Convention, en englobant les personnes qui ne craignent pas avec raison d’être elles-mêmes persécutées. L’octroi du droit d’établissement à des réfugiés au sens de la Convention, et aux personnes à leur charge, relève des paragraphes 46.04(1) et (3) de la Loi sur l’immigration. Les personnes à charge qui seraient autrement obligées de rentrer dans leur pays d’origine car elles ne sont pas parvenues à démontrer le bien-fondé de la revendication, en ce qui les concerne, du statut de réfugié, pourront (à moins d’être disqualifiées par un des motifs prévus) être autorisées à demeurer au Canada. Le législateur a décidé quels seront les membres de la famille pouvant être admis au Canada et y recevoir le droit d’établissement, en l’occurrence les personnes à charge, et il n’appartient pas à la Cour d’élargir, en matière d’immigration, le concept familial que le législateur a jugé bon de retenir. La définition de ce qu’est un réfugié au sens de la Convention, reprise au paragraphe 2(1), prévoit le cas des personnes craignant avec raison d’être persécutées du fait de leur « appartenance à un groupe social ». Une famille peut, à cette fin, constituer un « groupe social », et les membres de la famille qui ne sont pas à la charge d’un réfugié au sens de la Convention peuvent tout de même revendiquer le statut de réfugié en raison de leur appartenance à une famille dont fait partie un réfugié au sens de la Convention, ou dans les cas où il est démontré que d’autres membres de cette famille ont fait l’objet de persécutions, même s’ils n’ont pas eux-mêmes été persécutés. Les dispositions législatives actuellement applicables aux réfugiés prévoient suffisamment le cas des personnes qui parviennent à établir qu’elles craignent avec raison d’être persécutées en raison de leur appartenance familiale. La jurisprudence citée dans le cadre de l’affaire Bhatti ne justifie pas l’élaboration, dans cette affaire-là, de cette notion élargie de persécution indirecte.

Étant donné les divergences d’avis au sein de la Section de première instance, il y a lieu de certifier la question suivante : « Le concept de persécution indirecte, tel que formulé dans l’affaire Bhatti c. Le Secrétariat d’État, A-89-93, le 14 septembre 1994 (C.F. 1re inst.) (encore inédite) permet-il de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention en l’absence de preuve que la requérante a subi des persécutions directes et, si oui, la Section du statut de réfugié est-elle tenue de se prononcer sur l’existence éventuelle de preuves d’une persécution indirecte alors même que la requérante n’aurait pas évoqué la question à l’audience? »

LOIS ET RÈGLEMENTS :

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) « réfugié au sens de la Convention » (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1), (3), 46.04(1) (édicté, idem, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 38), (3) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 38).

JURISPRUDENCE

DÉCISION NON SUIVIE :

Bhatti c. Canada (Secrétariat d’État), [1994] F.C.J. no 1346 (1re inst.) (QL).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Surujpal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1985), 60 N.R. 73 (C.A.F.); Madelat c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] F.C.J. no 49 (C.A.) (QL); Ioda c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 65 F.T.R. 166; 21 Imm. L.R. (2d) 294 (C.F. 1re inst.); Arguello-Garcia c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 64 F.T.R. 307; 21 Imm. L.R. (2d) 285 (C.F. 1re inst.); Saez c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 65 F.T.R. 317; 21 Imm. L.R. (2d) 15 (C.F. 1re inst.).

DÉCISIONS MENTIONNÉES :

Al-Busaidy c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 16 Imm. L.R. (2d) 119; 139 N.R. 208 (C.A.F.); Taheri c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] F.C.J. no 389 (C.A.) (QL); Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Mark (1993), 151 N.R. 213 (C.A.F.); Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739(C.A.).

DOCTRINE

Grahl-Madsen, Atle. The Status of Refugees in International Law, Vol. 1. Leyden : A. W. Sijthoff, 1966.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision selon laquelle la requérante n’est pas une réfugiée au sens de la Convention. La demande est rejetée.

AVOCATS :

Paul Vandervennen pour la requérante.

M. Lori Hendriks pour l’intimé.

PROCUREURS :

Paul Vendervennen, Toronto, pour la requérante.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Rothstein : Il s’agit du contrôle judiciaire de la décision rendue le 10 février 1993 par une formation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, selon laquelle la requérante, citoyenne d’Iran, n’est pas une réfugiée au sens de la Convention.

L’avocat de la requérante avance cinq arguments :

(1) L’avocat de la requérante a plaidé que c’est à tort que la Commission a décidé que la requérante n’avait aucune raison de craindre d’être persécutée étant donné qu’elle est âgée et diminuée. D’après lui, il ressort de la preuve que l’état de la requérante est comparable à celui d’autres femmes âgées qui avaient effectivement été persécutées.

En donnant de la preuve une interprétation favorable à la requérante, on peut affirmer que les femmes d’un certain âge, un peu affaiblies, ne sont pas à l’abri des persécutions. Or, cela ne suffit pas pour que quelqu’un soit un réfugié au sens de la Convention. La requérante ne faisait pas valoir que les femmes d’un certain âge, quelque peu affaiblies, étaient, en tant que catégorie de personnes, victimes de persécutions. Il faut tout de même que la requérante démontre qu’elle craint avec raison d’être persécutée pour des motifs autres que son âge et son état de santé.

(2) L’avocat de la requérante affirme que le tribunal a commis une erreur en retenant le fait que sa cliente avait pu quitter l’Iran en toute sécurité, munie d’un passeport régulièrement délivré. Il fait valoir que ce passeport avait été émis au milieu de l’année 1984, avant même que la requérante n’éprouve des difficultés, relevant qu’aucune preuve ne permettait de se prononcer sur les conditions dans lesquelles la requérante avait quitté l’Iran.

L’avocate de l’intimé rappelle que, interrogée sous serment, la requérante avait répondu par l’affirmative à la question de savoir si elle avait quitté l’Iran par des moyens légaux. Selon le FRP rempli par la requérante, celle-ci avait dû obtenir un visa de sortie, qui lui a été délivré au début de 1987. L’avocate de l’intimé relève que, d’après la preuve documentaire, les Iraniens politiquement suspects ne reçoivent pas l’autorisation de quitter l’Iran.

J’estime, au vu de la preuve, que le tribunal n’a commis aucune erreur en attachant de l’importance au fait que la requérante avait quitté l’Iran par des moyens légaux et en toute sécurité, en inférant qu’il n’existait qu’une infime possibilité que la requérante subirait des persécutions si elle rentrait en Iran.

(3) Selon l’avocat de la requérante, c’est à tort que le tribunal ne s’est pas interrogé sur les raisons pour lesquelles la requérante avait quitté l’Iran en 1987. D’après lui, si sa cliente avait quitté l’Iran, c’est parce que deux des amis de son fils avaient été arrêtés, et que ces arrestations risquaient de porter à la connaissance des autorités les activités politiques du fils. L’avocat de la requérante affirme que le tribunal a ignoré ces raisons qui ont poussé la requérante à quitter l’Iran.

L’avocate de l’intimé cite certains extraits des motifs exposés par la section du statut, qui démontrent clairement que celle-ci s’est effectivement penchée sur les rapports pouvant exister entre ces événements et le sort du fils de la requérante. J’ajoute que, selon la preuve produite devant le tribunal, le fils de la requérante aurait déclaré qu’en 1986 la requérante avait été interrogée sur le lieu où il se trouvait, mais qu’elle avait refusé de répondre. Rien ne permet de dire que la requérante ait eu à subir des conséquences désagréables de ce refus de dire aux autorités où se trouvait son fils. S’il est vrai que le tribunal ne semble pas avoir vu en cela un élément justifiant, de la part de la requérante, la revendication du statut de réfugié, rien ne permet d’affirmer que le tribunal n’a pas tenu compte des raisons pour lesquelles la requérante prétend avoir quitté l’Iran en 1987.

(4) Selon l’avocat de la requérante, le tribunal a retenu un critère trop sévère à l’égard de la question de savoir si la requérante était parvenue à démontrer qu’elle craignait avec raison d’être persécuté.

Dans l’ensemble de sa décision, le tribunal semble avoir appliqué le critère juste. Je ne suis pas convaincu du bien-fondé de l’argument.

(5) L’avocat de la requérante tente de se prévaloir du jugement rendu dans l’affaire Bhatti c. Canada (Secrétaire d’État), [1994] F.C.J. no 1346 (1re inst.) (QL), juge en chef adjoint Jerome. D’après l’avocat, c’est pour la première fois dans l’affaire Bhatti, qu’a été explicitement introduit le concept de persécution indirecte. D’après lui, le tribunal a commis en l’espèce une erreur puisqu’il n’a pas appliqué, au cas de la requérante, le concept de persécution indirecte.

Dans l’affaire Bhatti, le juge en chef adjoint a jugé que « [l]a notion de persécution indirecte repose sur l’hypothèse que les membres de la famille sont susceptibles de subir un grave préjudice lorsque leurs proches parents sont persécutés ». Il a également jugé que le préjudice résultant d’une persécution indirecte peut « revêtir plusieurs formes, dont la perte du soutien économique, ou social apporté par la victime et le traumatisme psychologique causé par la souffrance de ceux qu’on aime ». Puis, il a cité un passage du livre de Atle Grahl-Madsen, The Status of Refugees in International Law, Vol. 1 (Leyden : A. W. Sijthoff, 1966) aux pages 423 et 424. Voici un extrait de cette citation :

[traduction] … si le chef de la famille est exécuté, placé en détention dans un camp d’internement ou privé de ses possibilités de gagner sa vie, les membres de sa famille en seront durement touchés.

Il semble qu’une personne peut, à juste titre, prétendre qu’elle a raison de craindre d’être persécutée, si pour survivre dans son pays d’origine, elle doit se résigner à perdre le chef ou d’autres membres de sa famille ou la possibilité, pour le chef de la famille, de gagner la vie. Dans ce cas, la persécution ne peut être prise moins au sérieux parce qu’elle est « indirecte ».

Puis, le juge en chef adjoint Jerome déclare que :

Cette jurisprudence démontre que la théorie de la persécution indirecte a effectivement été reconnue par le droit canadien en matière de réfugiés. Cette théorie repose sur la reconnaissance du préjudice étendu causé par les actes de persécution. En reconnaissant que les membres de la famille des personnes persécutées peuvent eux-mêmes être victimes de persécution, la théorie en question permet d’octroyer le statut de réfugié à ceux qui par ailleurs ne seraient pas en mesure de prouver individuellement une crainte fondée de persécution. Si on applique cette théorie en l’espèce, il est évident que la Commission a eu tort de ne pas examiner les effets néfastes subis par les requérantes par suite de la persécution de M. Bhatti. Après avoir reconnu que ce dernier avait été persécuté, la Commission se devait d’examiner si les circonstances étaient telles que les requérantes méritaient également d’être protégées.

Dans l’affaire Bhatti, le concept de « persécution indirecte » reçoit une définition très large. Cela va de la personne qui a assisté aux sévices infligés à des proches, jusqu’à la personne qui se voit obligée de rester dans son pays d’origine, privée du soutien social et économique d’un certain membre de sa famille. On laisse entendre que le principe de l’unité familiale justifie le recours à ce concept de persécution indirecte.

J’avoue avoir du mal à concilier le concept de persécution indirecte, tel qu’énoncé dans l’affaire Bhatti, avec les dispositions de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, et les principes élaborés en matière de statut de réfugié au sens de la Convention. J’estime, en toute déférence, que la manière dont est développée, dans l’affaire Bhatti, l’idée de persécution indirecte, élargit sans raison suffisante les conditions d’admission au Canada prévues pour les réfugiés au sens de la Convention, en englobant des personnes qui ne craignent pas avec raison d’être elles-mêmes persécutées.

L’octroi du droit d’établissement aux personnes à qui le statut de réfugié au sens de la Convention est reconnu, et aux personnes à leur charge, relève des paragraphes 46.04(1) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 38] et (3) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 38] de la Loi sur l’immigration :

46.04 (1) La personne à qui le statut de réfugié au sens de la Convention est reconnu par la section du statut peut, dans le délai réglementaire, demander le droit d’établissement à un agent d’immigration pour elle-même et les personnes à sa charge, sauf si elle se trouve dans l’une des situations suivantes :

a) elle est un résident permanent;

b) un autre pays lui a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention et elle serait, en cas de renvoi du Canada, autorisée à retourner dans ce pays;

c) elle a la nationalité ou la citoyenneté d’un autre pays que celui qu’elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée de crainte d’être persécutée;

d) elle a résidé en permanence dans un autre pays que celui qu’elle a quitté et hors duquel elle est demeurée de crainte d’être persécutée et elle serait en cas de renvoi du Canada, autorisée à retourner dans ce pays.

(3) Malgré les autres dispositions de la présente loi mais sous réserve des paragraphes (3.1) et (8), l’agent d’immigration accorde le droit d’établissement à l’intéressé et aux personnes à sa charge visées par la demande, s’il est convaincu qu’aucun d’entre eux n’est visé à l’un des alinéas 19(1)c.1), c.2), d), e), f), g), j), k) ou l) ou n’a été déclarée coupable d’une infraction prévue par une loi fédérale :

a) soit pour laquelle une peine d’emprisonnement de plus de six mois a été infligée;

b) soit passible d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à cinq ans.

Il semble, sans faire de généralisation trop poussée, que les paragraphes 46.04(1) et (3) englobent la grande majorité des gens susceptibles d’appartenir à la catégorie de personnes définies dans l’affaire Bhatti comme faisant l’objet de persécutions indirectes. Disons, plus précisément, que les personnes à charge qui seraient autrement obligées de rentrer dans leur pays d’origine car elles ne sont pas parvenues à démontrer le bien-fondé de la revendication, en ce qui les concerne, du statut de réfugié, pourront (à moins d’en être disqualifiées pour un des motifs prévus) être autorisées à demeurer au Canada. L’article 46.04 répond au principe de l’unité familiale. Il est vrai qu’il en limite l’application aux personnes à charge et non pas aux membres d’une famille plus largement conçue qui comprendrait aussi, par exemple, les parents d’enfants adultes. Le fait que la Loi ait introduit cette restriction ne justifie pas, cependant, l’élaboration, en common law, d’un concept de persécution indirecte qui permettrait d’englober les situations qui, tout en soulevant un problème au niveau de l’unité familiale, n’ont pas été prévues par la disposition en cause. Le législateur a décidé quels seront les membres de la famille pouvant être admis au Canada et y recevoir le droit d’établissement, en l’occurrence les personnes à charge, et il n’appartient pas à la Cour d’élargir, en matière d’immigration, le concept familial que le législateur avait jugé bon de retenir.

La définition de ce qu’est un réfugié au sens de la Convention, reprise au paragraphe 2(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1] de la Loi sur l’immigration, prévoit le cas des personnes craignant avec raison d’être persécutées du fait de leur « appartenance à un groupe social ». Ce motif-là peut suffire à faire reconnaître à un requérant la qualité de réfugié au sens de la Convention. Selon un principe bien établi, une famille peut, à cette fin, constituer un « groupe social ». Voir les affaires Al-Busaidy c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 16 Imm. L.R. (2d) 119 (C.A.F.) et Taheri c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] F.C.J. no 389 (C.A.) (QL). Ainsi, même les membres de la famille, selon une conception élargie de celle-ci, qui ne sont pas à la charge d’un réfugié au sens de la Convention, peuvent tout de même revendiquer, en ce qui les concerne, le statut de réfugié au sens de la Convention en raison de leur appartenance à une famille dont fait partie un réfugié au sens de la Convention, du moins dans les cas où il est démontré que d’autres membres de cette famille ont fait l’objet de persécutions.

En considérant la famille comme un « groupe social » aux fins de la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention, ce n’est pas sur le principe de l’unité familiale qu’on se fonde mais, plutôt, sur des preuves démontrant que la famille, en tant que groupe social, a été persécutée. Le fait que l’on applique à une famille donnée l’idée d’« appartenance à un groupe social », permettra peut-être à certains membres de la famille élargie de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention, même s’ils n’ont pas eux-mêmes fait l’objet de persécutions. Mais, dans ce cas, il ne s’agit nullement de persécution indirecte. C’est simplement qu’on a pu démontrer que, en raison de leur appartenance à une famille donnée, certaines personnes peuvent craindre avec raison d’être persécutées à l’avenir si on les oblige à rentrer dans leur pays d’origine.

Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que les dispositions législatives actuellement applicables aux réfugiés prévoient suffisamment les problèmes d’unité familiale qui se posent lorsque quelqu’un parvient à établir qu’il craint avec raison d’être persécuté en raison de son appartenance à cette famille. Rien ne justifie à mes yeux l’élaboration de cette notion étendue de persécution indirecte retenue dans l’affaire Bhatti.

J’ai, de plus, examiné la jurisprudence citée dans l’affaire Bhatti. Je ne suis pas convaincu qu’elle justifie la définition indéfinie de persécution indirecte retenue dans l’affaire Bhatti. Cette jurisprudence comprend les affaires Surujpal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1985), 60 N.R. 73 (C.A.F.); Madelat c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] F.C.J. no 49 (C.A.) (QL); Ioda c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 65 F.T.R. 166 (C.F. 1re inst.); Arguello-Garcia c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 64 F.T.R. 307 (C.F. 1re inst.); et Saez c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 65 F.T.R. 317 (C.F. 1re inst.).

Avant d’examiner cette jurisprudence, je tiens à rappeler que toute personne revendiquant le statut de réfugié au sens de la Convention doit démontrer, à l’appui de sa demande, qu’elle craint avec raison d’être persécutée à l’avenir. Les preuves ainsi produites peuvent établir que la personne en cause a, dans le passé, fait l’objet de persécutions systématiques, dans son pays d’origine. Mais, en soi, cela ne suffit pas. En effet, le critère applicable aux fins du statut de réfugié au sens de la Convention est un critère prospectif et non pas rétrospectif. Voir, par exemple, Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Mark (1993), 151 N.R. 213 (C.A.F.), à la page 215. S’il est important de démontrer l’existence de persécutions passées, c’est parce que cela sert de fondement à la crainte d’être persécutée à l’avenir. Ce qui compte vraiment, cependant, c’est de convaincre qu’on craint avec raison d’être persécuté à l’avenir.

La personne qui ne craint pas avec raison d’être persécutée à l’avenir, ne pourra se voir reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention que si, dans le passé, elle a subi des persécutions tellement épouvantables que même une évolution de la situation dans son pays d’origine, qui supprimerait le risque d’être persécutée à l’avenir, ne fera pas obstacle à la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention. Les personnes appartenant à cette catégorie se verront reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention, pour des raisons d’ordre humanitaire, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739(C.A.), à la page 748.

J’examine maintenant la jurisprudence citée dans l’affaire Bhatti. Dans l’affaire Surujpal, il s’agissait de deux requérants, un mari et sa femme. Les preuves concernaient surtout le mari. Le grand-père de la femme avait été tué par la police qui, semble-til, cherchait le mari. On ne relève pas, dans cette décision, l’expression « persécution indirecte ». Bien que, dans cette décision, la Cour ne se soit pas explicitement prononcée sur ce point, il semblerait que, selon la preuve touchant la persécution du mari et l’assassinat du grand-père, la femme ait elle-même été en danger. Si l’on tient compte du caractère prospectif du concept de crainte fondée d’être persécuté, les persécutions passées sont surtout importantes pour indiquer ce qui pourrait se passer à l’avenir, et le jugement Surujpal permettrait simplement d’affirmer que les preuves touchant la persécution passée d’autres membres de la même famille pourront servir de fondement au requérant qui affirme craindre avec raison d’être lui-même persécuté à l’avenir.

Dans l’affaire Ioda, la requérante était une Lettone de religion catholique. Son mari était un Biélorusse de religion juive. Du fait de son mariage mixte (aussi bien au niveau de la nationalité qu’au niveau de la religion) la requérante et sa famille avaient été soumises à diverses formes de harcèlement, aussi bien de la part des Russes que de la part des Lettons. La requérante avait fait l’objet de menaces et son mari et son enfant avaient été victimes d’actes de malveillance. Les autorités scolaires n’avaient rien fait pour protéger l’enfant. Le juge Dubé a estimé que, s’agissant d’actes cumulatifs, on peut conclure à la persécution du fait de certains agissements visant les membres de la famille d’un requérant. J’estime, pour ma part, que l’on peut tenir compte des actes commis contre des membres de la famille lorsqu’il s’agit de dire si un certain nombre d’agissements cumulatifs équivalent à une persécution. Mais il me semble que les attaques cumulatives dont ont fait l’objet la requérante et sa famille sont la preuve de ce qui arriverait à la requérante si on refusait de lui reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention et qu’on la renvoyait dans son pays d’origine. Il ne s’agit donc pas de persécution indirecte.

Le jugement rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Madelat est très bref. L’affaire semble, cependant, également avoir porté sur un ensemble cumulatif d’actes de harcèlement commis contre la requérante et sa famille par le gouvernement iranien. Une fois de plus, je ne pense pas que la situation ait mis en jeu ce concept nouveau de persécution indirecte, portant, plutôt, sur la preuve de ce qui aurait pu arriver à la requérante si elle avait été obligée de rentrer en Iran.

Dans l’affaire Saez, la sœur de la requérante avait été une des dirigeantes du Sentier Lumineux, un mouvement révolutionnaire au Pérou. La sœur a été torturée, puis assassinée, et un des frères a lui aussi été torturé. La requérante avait déclaré se sentir prise entre les attentes du Sentier Lumineux, dirigé auparavant par sa sœur, et les soupçons qu’entretenaient à son égard les autorités gouvernementales locales. Le juge Dubé a estimé que ces circonstances justifiaient la crainte subjective avancée par la requérante. Je considère que l’on peut dire, à la lumière de l’affaire Saez, que les persécutions antérieurement subies par les membres de la famille permettent de démontrer le bien-fondé de la crainte d’être persécuté à l’avenir invoquée par un requérant, en raison de son appartenance à un groupe social, à savoir sa propre famille.

Dans l’affaire Arguello-Garcia, le requérant avait été interné par les autorités militaires du Salvador qui lui avaient également infligé des sévices physiques et sexuels. Le frère du requérant, et sa famille, avaient été assassinés par la garde nationale. La mère, qui avait assisté aux assassinats, était morte trois jours plus tard du contrecoup. Il s’agissait, dans cette affaire, de dire si le changement de situation intervenu au Salvador, tel que constaté par la Commission, avait supprimé les fondements de la revendication, par le requérant, du statut de réfugié. Compte tenu du paragraphe 2(3) de la Loi sur l’immigration et de l’arrêt Obstoj, évoqués plus haut, on reconnaît maintenant une catégorie, spéciale et restreinte, de personnes qui ont subi des persécutions tellement épouvantables que ce qu’elles ont souffert constitue, en soi, un motif inclinant fortement à ne pas les renvoyer dans leur pays d’origine. Dans l’affaire Arguello-Garcia, la Cour a décidé que les persécutions subies dans le passé par le requérant lui avaient donné de très fortes raisons de ne pas vouloir se réclamer de la protection du Salvador. Dans les circonstances précises que l’on retrouve, par exemple, dans l’affaire « Obstoj », la Cour n’a pas exigé que le requérant démontre la crainte d’être persécuté à l’avenir. Les persécutions épouvantables subies dans le passé par certains membres de la famille du requérant, et par lui-même, ont à elles seules permis au requérant de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention. Si tant est que l’on puisse voir en cela une « persécution indirecte », il s’agirait d’une application très restreinte de ce concept et j’estime, en toute déférence, que cela ne justifierait pas l’approche très large développée dans l’affaire Bhatti.

En l’espèce, la preuve soumise au tribunal démontrait que le fils de la requérante avait fui l’Iran car plusieurs de ses amis avaient été arrêtés et qu’on craignait que ces amis aient eu en leur possession des documents révélant les activités antigouvernementales du fils. Celui-ci a témoigné que les autorités iraniennes étaient à sa recherche. La requérante avait elle-même été interrogée à l’égard de son fils, mais elle n’avait rien révélé aux autorités. La requérante avait également été interrogée sur la question de savoir si elle entretenait des liens avec certaines organisations subversives, et on lui avait vivement reproché d’avoir permis à ses enfants de participer à l’activité de ces organisations. Cela dit, ces interrogatoires n’ont pas eu de conséquences fâcheuses pour la requérante. On ne relève, dans son cas, aucun incident pouvant s’apparenter à une persécution. L’avocat de la requérante n’a d’ailleurs pas cherché à se prévaloir, en l’espèce, du principe dégagé dans l’arrêt Obstoj.

Après avoir examiné l’ensemble de la jurisprudence citée dans l’affaire Bhatti, ainsi que les dispositions de la Loi sur l’immigration citées plus haut, je ne vois pas en quoi on pourrait en l’espèce invoquer une persécution indirecte telle que celle qui a été décrite dans l’affaire Bhatti. J’en conclus, par conséquent, qu’en l’occurrence le tribunal n’a pas commis d’erreur en ne se penchant pas sur la question de la persécution indirecte ou en ne l’évoquant pas à l’audience.

Pour l’ensemble de ces motifs, cette demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

À l’audience, l’avocat de la requérante a demandé que je certifie l’existence d’une question grave de portée générale à soumettre à la Cour d’appel fédérale. Étant donné les divergences d’avis au sein de la Section de première instance de la Cour fédérale, j’estime qu’il convient effectivement de formuler une telle question en l’occurrence. La manière dont sera tranchée cette question pourrait influencer l’issue de la cause car, si le concept de persécution indirecte tel que développé dans l’affaire Bhatti s’applique en l’espèce, le tribunal se sera effectivement trompé et l’affaire devra alors être renvoyée pour nouvelle décision.

Je certifie donc la question suivante :

Le concept de persécution indirecte, tel que formulé dans l’affaire Bhatti c. Le Secrétariat d’État, A-89-93, le 14 septembre 1994, (C.F. 1re inst.) (encore inédite) permet-il de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention en l’absence de preuve que la requérante a subi des persécutions directes et, si oui, la section du statut de réfugié est-elle tenue de se prononcer sur l’existence éventuelle de preuves d’une persécution indirecte alors même que la requérante n’aurait pas évoqué la question à l’audience.

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