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[1995] 1 C.F. 68

A-252-89

Abie Weisfeld (également connu sous le nom d’Eibie Weizfield) (appelant) (demandeur)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée) (défenderesse)

Répertorié : Weisfeld c. Canada (C.A.)

Cour d’appel, juges Mahoney, Linden et McDonald, J.C.A.—Ottawa, 31 mai et 30 juin 1994.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fondamentales — Liberté d’expression — Appel de la décision de la Section de première instance selon laquelle l’enlèvement du camp de la paix de la colline du Parlement ne violait pas la liberté d’expression reconnue à l’appelant par l’art. 2b) de la Charte — L’appelant avait installé des tentes, une table et une bannière pour protester contre l’essai de missiles de croisière au Canada — La conduite de l’appelant constituait une « expression » et transmettait un message — Application de la doctrine du forum public — Aucune circonstance spéciale ne justifiait l’exclusion de la conduite de l’appelant de la sphère des activités protégées par l’art. 2b) — Les mesures prises par le gouvernement avaient à première vue pour effet de violer la liberté d’expression de l’appelant.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Clause limitative — Enlèvement de la colline du Parlement du camp de la paix que l’appelant avait érigé pour protester contre l’essai de missiles de croisière au Canada — La liberté d’expression a été violée, mais il s’agissait de savoir si les mesures prises par le gouvernement étaient sauvegardées par l’application de l’article premier de la Charte — S’agissait-il d’une limite prescrite par une règle de droit, et cette limite était-elle raisonnable dans une société démocratique? — Droit du gouvernement de supprimer l’entrée sans autorisation et la nuisance en vertu de la common law et du Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics — S’agissait-il d’un objectif urgent et réel? — L’abri constituait un danger d’incendie et posait un problème d’hygiène — Le gouvernement se préoccupait également de préserver la beauté de la colline du Parlement et son caractère symbolique — Critère de l’atteinte minimale.

Travaux publics — Les tentes érigées sur la colline du Parlement dans le cadre du camp de la paix pour protester contre l’essai de missiles de croisière avaient été démontées en vertu de l’art. 6(2) du nouveau Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics — L’appelant a sollicité un jugement déclaratoire portant que l’art. 6(2) était inconstitutionnel et qu’il violait sa liberté d’expression — L’objectif de l’intimée lorsqu’elle a exercé le droit qu’elle avait en common law était de contrôler toute conséquence matérielle préjudiciable de la conduite de l’appelant — La présence de l’abri sur la colline du Parlement constituait un danger d’incendie et posait des problèmes d’hygiène — Le gouvernement se préoccupait également de préserver la beauté et le caractère symbolique de la colline du Parlement — L’art. 6(2) du Règlement était destiné à permettre d’atteindre les objectifs permettant de maintenir la colline du Parlement propre, sûre et agréable à l’oeil — La disposition n’était pas arbitraire, inéquitable ou inconstitutionnelle.

Il s’agissait d’un appel d’une décision du juge McNair, selon laquelle l’enlèvement du camp de la paix que l’appelant avait érigé sur la colline du Parlement pour protester contre l’essai de missiles de croisière au Canada ne violait pas la liberté d’expression garantie à celui-ci par l’alinéa 2b) de la Charte. L’appelant et d’autres participants avaient commencé leur protestation en avril 1983 en érigeant un camp de la paix composé de sept tentes, d’une table sur laquelle étaient présentés des dépliants et d’une bannière. Malgré plusieurs avertissements donnés par des agents de la GRC et des employés de Travaux publics, ils ont refusé de démonter leur abri et sont demeurés sur la Colline. L’appelant a été arrêté et des accusations ont été portées contre lui parce qu’il s’était opposé à l’enlèvement de l’abri à la suite d’un avis donné en vertu d’une loi provinciale sur l’entrée sans autorisation. La protestation s’est poursuivie jusqu’en avril 1985, lorsque le Cabinet a adopté un décret modifiant le Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics, visant à interdire à quiconque d’ériger ou de maintenir une structure sur un ouvrage public. Trois ans plus tard, à l’automne 1988, l’appelant a de nouveau essayé de s’installer sur la colline du Parlement, mais des agents de la GRC sont intervenus, en se fondant sur l’article 6 du nouveau Règlement, pour l’empêcher de reconstruire le camp de la paix. En rejetant l’action que l’appelant avait intentée en vue d’obtenir un jugement déclaratoire d’inconstitutionnalité ainsi que des dommages-intérêts, le juge de première instance a conclu que le fait d’ériger un abri ou d’installer des tables et d’autres objets sur la colline du Parlement ne transmettait pas un message et que les mesures que l’intimée avait prises en enlevant le camp de la paix et en empêchant sa reconstruction ne violaient pas la liberté d’expression de l’appelant. Les questions litigieuses dans cet appel étaient : de savoir : 1) si les mesures que l’appelant avait prises en construisant le camp de la paix constituaient une expression susceptible d’être protégée par l’alinéa 2b) de la Charte; 2) dans l’affirmative, si les mesures que l’intimée avait prises, en vertu de la common law ou du Règlement, portaient atteinte à la liberté d’expression de l’appelant; 3) dans l’affirmative, si ces mesures pouvaient être justifiées en vertu de l’article premier de la Charte.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

1) L’arrêt qui fait autorité en matière de liberté d’expression est Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), dans lequel la Cour suprême du Canada a énoncé les étapes de l’analyse qu’il convient de faire lorsqu’une personne allègue que l’action gouvernementale porte atteinte à sa liberté d’expression. La première étape consistait à déterminer si l’activité de l’appelant faisait partie de la sphère protégée d’expression. L’expression ne se limite pas à des propos exprimés verbalement ou par écrit, mais englobe une multitude de formes de communication, dans la mesure où l’activité transmet ou tente de transmettre une signification. La Charte garantit la liberté d’expression, et non simplement la liberté de parole. Le juge de première instance a eu tort de conclure que la conduite de l’appelant ne transmettait pas un message et qu’il ne s’agissait donc pas d’une « expression » au sens de l’alinéa 2b). Le fait pour des particuliers de construire une structure fort visible sur la colline du Parlement et d’y faire une veille pendant plus de deux ans transmettait un message quelconque. Les structures du camp de la paix et les tables étaient visées par la notion d’expression. C’est la transmission ou la tentative de transmission de la signification du message, et non sa réception, qui déclenche l’application de la garantie prévue à l’alinéa 2b). La seconde étape de l’analyse, selon l’arrêt Irwin, consistait à déterminer s’il existait des circonstances spéciales justifiant l’exclusion de cette expression de la sphère des activités protégées par l’alinéa 2b). Il est possible de limiter la liberté d’expression lorsque l’expression se manifeste dans le « forum public ». La doctrine du « forum public » qui a été élaborée par les tribunaux américains lorsqu’ils ont examiné la question de la liberté d’expression sur des propriétés du gouvernement reconnaît qu’il faut évaluer des intérêts opposés, à savoir les intérêts du gouvernement, qui doit assurer le bon fonctionnement de la propriété qu’il possède, et ceux du particulier qui souhaite s’exprimer. La liberté qu’a un individu de s’exprimer dans un lieu public doit être compatible avec la destination principale de ce lieu. Les objectifs qui sous-tendent la protection constitutionnelle de la liberté d’expression ont été définis comme suit dans l’arrêt Irwin Toy : la recherche de la vérité; la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique; et l’encouragement de la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels dans une société tolérante et accueillante à l’égard de la transmission et de la réception des idées. Si l’utilisation d’un lieu public particulier ne sert pas à promouvoir l’un de ces principes, l’expression dans ce forum ne justifie pas la protection constitutionnelle. Aucune circonstance spéciale ne permettait d’exclure la conduite de l’appelant de la sphère des activités protégées par l’alinéa 2b).

2) Une fois que le requérant a établi que l’activité en question est expressive, l’étape suivante consiste à déterminer si l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale reprochée était de contrôler la tentative que le requérant avait faite pour transmettre un message. Pour démontrer que l’effet de l’action du gouvernement était de restreindre sa liberté d’expression et, partant, que cette action a porté atteinte à cette liberté, le requérant doit établir que son activité favorise au moins l’un des trois principes qui sous-tendent la liberté d’expression. L’objet que poursuivait le gouvernement était de contrôler uniquement les conséquences matérielles des actions de l’appelant, qui s’exprimait en érigeant et en maintenant une structure sur la colline du Parlement; l’objet poursuivi était de restreindre l’une des formes d’expression de l’appelant, et non le contenu de cette expression. L’effet des mesures prises par le gouvernement, tant selon la common law qu’en vertu du Règlement, était de restreindre la liberté d’expression de l’appelant. Le moyen que l’intimée a choisi pour contrôler les conséquences matérielles des actions de l’appelant empêchait celui-ci de s’exprimer de la façon qu’il avait choisie. La protestation politique de l’appelant favorisait à tout le moins le principe de la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique. Les mesures que le gouvernement a prises en exerçant le droit qu’il avait, selon la common law, dans les cas d’entrée sans autorisation et de nuisance publique, ou en vertu du Règlement, portaient à première vue atteinte à la liberté d’expression de l’appelant.

3) L’analyse fondée sur l’article premier de la Charte comporte deux étapes distinctes. Il incombait au gouvernement de démontrer, en premier lieu, que la limite était prescrite par une règle de droit et, en second lieu, qu’il s’agissait d’une limite raisonnable dont la justification pouvait se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Si le gouvernement agissait en vertu du nouveau Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics, les demandes formulées en avril 1985 et à l’automne 1988 étaient « prescrites par une règle de droit » au sens de l’article premier. D’autre part, si toutes ces mesures constituaient l’exercice par la Couronne du droit qu’elle avait, en common law, de gérer ses biens et n’avaient pas de fondement législatif, il s’agissait de savoir si ces mesures étaient « prescrites par une règle de droit ». L’exercice d’un droit fondé sur la common law peut constituer une limite prescrite par une règle de droit. Les mesures que les agents du gouvernement avaient prises, conformément au Règlement ou à un droit fondé sur la common law, pour supprimer l’entrée sans autorisation et la nuisance, constituaient une limite à la liberté d’expression de l’appelant, laquelle était « prescrite par une règle de droit ». Pour satisfaire au critère de la limite raisonnable de l’analyse fondée sur l’article premier, il faut établir en premier lieu que l’objectif que la limite est destinée à promouvoir se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique. La seconde exigence se rapporte à un critère de proportionnalité. L’objectif de l’intimée, lorsqu’elle a exercé les droits qu’elle avait en common law et a modifié le Règlement, était de remédier aux conséquences matérielles préjudiciables de la conduite de l’appelant. La présence de l’abri sur la colline du Parlement constituait un danger d’incendie et posait un problème d’hygiène. Le gouvernement se préoccupait également de préserver la beauté de la colline du Parlement. Un objectif final du gouvernement était d’empêcher le préjudice que la présence permanente du camp de la paix pouvait causer au caractère symbolique de la colline du Parlement. Ces objectifs étaient urgents et réels. Le critère de la proportionnalité comporte trois volets. Le premier élément est le lien rationnel : la mesure qui limite la liberté garantie par la Charte doit avoir un lien rationnel avec les objectifs visés. L’exercice par le gouvernement du droit qu’il avait en common law d’enlever l’abri de la colline du Parlement et d’empêcher l’appelant de le reconstruire avait un lien rationnel avec les objectifs visant à conserver la colline du Parlement propre, sûre et agréable à l’œil. De même, le paragraphe 6(2) du Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics était conçu de façon à permettre la réalisation de ces mêmes objectifs et il n’était pas arbitraire, inéquitable ou fondé sur des considérations irrationnelles. Le deuxième élément est le critère de l’atteinte minimale, qui a également été satisfait. En niant simplement à l’appelant le droit d’ériger et d’occuper un abri permanent, sans l’empêcher d’employer ses autres moyens de communication, le gouvernement a porté atteinte à la liberté d’expression de celui-ci aussi peu que cela était raisonnablement possible dans les circonstances. En ce qui concerne le troisième élément du critère de la proportionnalité, l’exercice par le gouvernement du droit qu’il avait en common law d’empêcher l’entrée sans autorisation et la nuisance publique à l’égard de l’abri avait un effet minime sur la capacité de l’appelant de se prévaloir de sa liberté d’expression, et cet effet était proportionné aux objectifs que poursuivait le gouvernement. En ce qui concerne la question de savoir si le paragraphe 6(2) du Règlement permettait d’enlever la table qui était sur la Colline, le libellé du Règlement n’étaye pas pareille interprétation : une table qui repose simplement sur le sol n’est pas une « structure ». L’intimée a donné à cette disposition une interprétation déraisonnable lorsqu’elle a cherché à l’appliquer de façon à interdire à l’appelant d’apporter une table sur la Colline et de s’en servir pour y placer des dépliants. Cette disposition ne justifiait pas et ne pouvait pas justifier la conduite de l’intimée, mais elle n’était pas non plus inconstitutionnelle.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b),c),d), 24(1).

Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34.

Loi sur l’entrée sans autorisation, L.R.O. 1980, ch. 511, art. 4(2).

Loi sur les travaux publics, S.R.C. 1970, ch. P-38, art. 3.

Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics, C.R.C., ch. 1365, art. 5 (édicté par DORS/85-370, art. 1), 6(2) (édicté, idem), 8 (édicté idem), 9 (édicté idem), 11(2) (édicté idem).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS SUIVIES :

Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; (1991), 77 D.L.R. (4th) 385; 4 C.R.R. (2d) 60; 120 N.R. 241; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 14 O.A.C. 335.

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; (1986), 33 D.L.R. (4th) 174; [1987] 1 W.W.R. 577; 9 B.C.L.R. (2d) 273; 38 C.C.L.T. 184; 87 CLLC 14,002; 25 C.R.R. 321; [1987] D.L.Q. 69; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; (1991), 75 O.R. (2d) 388; 71 D.L.R. (4th) 551; 63 C.C.C. (3d) 481; 5 C.R. (4th) 253; 3 C.R.R. (2d) 1; 125 N.R. 1; 47 O.A.C. 81; R. c. Dersch, [1993] 3 R.C.S. 768.

DÉCISION EXAMINÉE :

Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084; (1993), 156 N.R. 2.

DÉCISIONS CITÉES :

R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731; (1992), 95 D.L.R. (4th) 202; 75 C.C.C. (3d) 449; 16 C.R. (4th) 1; 140 N.R. 1; 56 O.A.C. 161; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; (1990), 114 A.R. 81; [1991] 2 W.W.R. 1; 77 Alta. L.R. (2d) 193; 61 C.C.C. (3d) 1; 3 C.P.R. (2d) 193; 1 C.R. (4th) 129; 117 N.R. 284; R. v. Kopyto (1987), 24 O.A.C. 81 (C.A. Ont.); Ontario Film and Video Appreciation Society and Ontario Board of Censors, Re (1983), 41 O.R. (2d) 583; 147 D.L.R. (3d) 58; 34 C.R. (3d) 73 (Cour div.); conf. par (1984), 45 O.R. (2d) 80; 5 D.L.R. (4th) 766; 38 C.R. (3d) 271; 2 O.A.C. 388 (C.A.); Tinker v. Des Moines Community School District, 393 U.S. 503 (1969); Spense v. Washington, 418 U.S. 405 (1974); Texas v. Johnson, 491 U.S. 397 (1989); United States v. Eichman, 496 U.S. 310 (1990); Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; (1989), 57 D.L.R. (4th) 231; [1989] 3 W.W.R. 97; 75 Sask. R. 82; 47 C.C.C. (3d) 1; 33 C.P.C. (2d) 105; 38 C.R.R. 232; 92 N.R. 110; R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3 W.W.R. 481; 37 Alta. L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385; 85 CLLC 14,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; (1986), 35 D.L.R. (4th) 1; 30 C.C.C. (3d) 385; 87 CLLC 14,001; 55 C.R. (3d) 193; 28 C.R.R. 1; 71 N.R. 161; 19 O.A.C. 239; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004; 2 C.R.R. (2d) 1; 118 N.R. 1; 45 O.A.C. 1; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303; [1991] 2 W.W.R. 385; (1990), 69 Man.R. (2d) 161; 62 C.C.C. (3d) 193; 2 C.R. (4th) 1; 1 C.R.R. (2d) 1; 119 N.R. 161; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; (1991), 84 D.L.R. (4th) 161; 67 C.C.C. (3d) 193; 38 C.P.R. (3d) 451; 8 C.R. (4th) 145; 7 C.R.R. (2d) 36; 130 N.R. 1; 49 O.A.C. 161; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; (1988), 54 D.L.R. (4th) 577; 19 Q.A.C. 69; 10 C.H.R.R. D/5559; 36 C.R.R. 1; 90 N.R. 84.

DOCTRINE

Hogg, Peter. Constitutional Law of Canada, 3rd ed. Toronto : Carswell, 1992.

Shorter Oxford English Dictionary, 3rd ed. Oxford : Clarendon Press, 1973, « structure ».

APPEL d’une décision de la Section de première instance ([1990] 1 C.F. 367) selon laquelle les mesures que l’intimée avait prises en enlevant le camp de la paix de la colline du Parlement et en empêchant sa reconstruction ne violaient pas la liberté d’expression garantie à l’appelant par l’alinéa 2b) de la Charte. Appel rejeté.

AVOCATS :

J. J. Mark Edwards pour l’appelant (demandeur).

Luther Chambers pour l’intimée (défenderesse).

PROCUREURS :

Nelligan/Power, Ottawa, pour l’appelant (demandeur).

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimée (défenderesse).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Linden, J.C.A. : Cette affaire découle de l’enlèvement du camp de la paix que l’appelant et d’autres personnes avaient érigé sur la colline du Parlement, en 1983, pour protester contre l’essai de missiles de croisière au Canada. L’appelant affirme qu’il exprimait un message politique et que le camp de la paix était essentiel à la communication de ce message. Il soutient que les mesures que l’intimée a prise, lorsqu’elle a démonté le camp de la paix et a empêché sa reconstruction, violaient la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

Il s’agit d’un appel de la décision par laquelle le juge McNair a rejeté, le 5 mai 1989, l’action que l’appelant avait intentée en vue d’obtenir un jugement déclaratoire d’inconstitutionnalité ainsi que des dommages-intérêts[1]. Le juge de première instance a conclu que le fait de monter des tentes sur la colline du Parlement, ou d’y installer des tables et d’autres objets, ne transmettait pas en soi un message. L’appelant transmettait plutôt au public son message de protestation politique par d’autres moyens, à savoir en engageant la conversation avec les passants, en distribuant des feuillets et en se promenant avec des pancartes. Selon le juge de première instance, étant donné que la présence du camp de la paix ne transmettait pas en soi un message, la construction et le maintien, par l’appelant, du camp de la paix ne constituait pas une « expression » au sens de l’alinéa 2b). Par conséquent, les mesures que l’intimée avait prise, lorsqu’elle avait enlevé le camp de la paix et avait empêché sa reconstruction, ne portaient pas atteinte à la liberté d’expression de l’appelant. À l’instruction, l’appelant a affirmé que ces mesures portaient également atteinte à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association garanties par les alinéas 2c) et 2d) de la Charte, mais ces deux motifs n’ont pas été invoqués en appel.

Avec égards, bien que je souscrive à la décision du juge de première instance, je suis loin de souscrire au raisonnement qu’il a fait, notamment en ce qui concerne la question de la liberté d’expression. À mon avis, en érigeant le camp de la paix sur la colline du Parlement, l’appelant transmettait, ou tentait de transmettre, un message. Par conséquent, les activités de l’appelant, c’est-à-dire la construction du camp de la paix, constituaient une « expression » protégée par l’alinéa 2b) de la Charte. J’estime en outre qu’en enlevant les objets associés à la protestation et en empêchant leur réinstallation, l’intimée a à première vue porté atteinte à la liberté d’expression de l’appelant. Toutefois, comme je l’expliquerai ci-après, ces mesures peuvent être justifiées en vertu de l’article premier de la Charte.

I.          Les faits

Le 18 avril 1983, l’appelant et d’autres personnes ont érigé, sur la colline du Parlement, un camp de la paix composé de sept tentes, d’une table sur laquelle étaient présentés des dépliants, et d’une bannière qui disait : [traduction] « Camp de la paix, la population s’unit contre les missiles de croisière ». Les participants voulaient reprendre leurs activités le lendemain, mais des agents de la GRC les ont priés d’enlever les tentes de la Colline. Les participants ont refusé et les agents de la GRC ont démonté les tentes. Toutefois, la protestation s’est poursuivie et, du mois d’avril 1983 au mois d’avril 1985, les protestataires ont occupé la Colline; ils distribuaient des dépliants et discutaient de la question de l’essai des missiles de croisière avec les passants. On les a empêchés de monter des tentes, mais au printemps 1983, les participants, dont l’appelant, ont construit un abri rudimentaire, composé de feuilles de plastique accrochées à des poteaux, pour se protéger contre les éléments. Durant l’été 1983, les représentants du gouvernement fédéral ont demandé aux protestataires d’installer le camp de la paix sur un terrain de camping public situé sur les plaines Lebreton. Ceux-ci ont temporairement accepté, à condition que la table, la bannière et les dépliants puissent demeurer sur la Colline. Toutefois, plus tard durant l’été, l’appelant a décidé de réinstaller l’abri sur la Colline, où la protestation attirerait davantage l’attention. Le gouvernement fédéral ne lui a pas accordé sa permission, mais il n’a pas non plus manifesté ouvertement son opposition.

En novembre 1984, l’appelant et deux de ses collègues ont construit un abri plus permanent. La base de la structure était faite de planches de bois de deux pouces sur quatre pouces et recouverte de tapis. On a dressé des poteaux d’aluminium, puis on y a accroché des feuilles de mousse de polystyrène et du papier d’aluminium réfléchissant. On a ensuite recouvert l’extérieur de la structure de feuilles de plastique oranges et noires. Sur le côté de l’abri, on a accroché une bannière, sur laquelle étaient inscrits, en français et en anglais, les mots « Camp de la paix ». Cette installation est demeurée sur la Colline pendant à peu près six mois; l’appelant et deux de ses collègues y ont vécu en permanence.

Dans la matinée du 22 avril 1985, des employés du ministère des Travaux publics se sont présentés au camp de la paix. Ils ont donné aux occupants de l’abri un avis, conformément au paragraphe 4(2) de la Loi sur l’entrée sans autorisation[2] de l’Ontario, leur enjoignant d’enlever la structure ainsi que les meubles et objets qui se trouvaient sur la Colline. Les protestataires ont refusé d’obtempérer, ce sur quoi les employés du Ministère ont commencé à démonter l’abri. L’appelant, qui résistait, s’est agrippé à l’abri. Il a donc été arrêté par des agents de la GRC et mis sous garde.

L’appelant a été mis en liberté plus tard ce jour-là et les protestataires ont récupéré la plupart des objets confisqués, qui avaient été transportés dans un entrepôt du gouvernement, près de Hull. Certains biens ont été conservés par la GRC pour servir de preuve relativement aux accusations qui devaient être portées contre l’appelant. Le 22 avril 1985 au soir, l’appelant et les autres protestataires sont retournés sur la colline du Parlement et ont monté d’autres tentes, qui ont elles aussi été démontées par des employés du ministère des Travaux publics.

Le lendemain, soit le 23 avril 1985, le Cabinet a adopté un décret modifiant le Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics[3]. Les nouvelles dispositions interdisaient à quiconque de camper ou de dormir dans un ouvrage public et d’ériger, d’utiliser, d’occuper ou de maintenir une structure sur un ouvrage public, à moins d’y être autorisé par le ministre. Les dispositions pertinentes sont ainsi libellées [art. 5 (édicté par DORS/85-370, art. 1), 6(2) (édicté, idem), 8 (édicté, idem), 9 (édicté, idem), 11(2) (édicté, idem)] :

5. Il est interdit d’ériger, de construire ou d’afficher tout objet ou chose dans ou sur un ouvrage public, ailleurs qu’aux endroits expressément désignés à ces fins.

6. …

(2) Il est interdit d’ériger, d’utiliser, d’occuper ou de maintenir une structure sur un ouvrage public, à moins d’y être autorisé par le Ministre.

8. Quiconque contrevient à l’article 6 doit, dès qu’il reçoit du Ministre ou d’un agent de la paix, un avis oral ou écrit lui ordonnant de cesser l’activité interdite et de quitter l’ouvrage public, enlever ses effets personnels de l’ouvrage public, quitter celui-ci et ne pas reprendre l’activité faisant l’objet de l’avis.

9. Un agent de la paix peut expulser d’un ouvrage public toute personne qui refuse d’obtempérer à l’avis mentionné à l’article 8 et en enlever les effets personnels qui semblent être en la possession de cette dernière.

11. …

(2) Quiconque omet d’enlever ses effets personnels et de quitter un ouvrage public immédiatement après avoir reçu l’avis mentionné à l’article 8, ou qui reprend l’activité faisant l’objet de l’avis commet une infraction et encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, une amende maximale de 400 $.

En avril 1985, l’appelant et d’autres personnes ont de nouveau tenté, à plusieurs reprises, de reconstruire le camp de la paix, mais des agents de la GRC les ont toujours avertis qu’un nouveau Règlement avait été adopté le 23 avril 1985. L’appelant a été arrêté une seconde fois, mais en vertu des nouvelles dispositions du Règlement plutôt que conformément à un avis fondé sur la Loi sur l’entrée sans autorisation.

Trois ans plus tard, à l’automne 1988, pendant la campagne électorale fédérale, l’appelant a de nouveau essayé de s’installer sur la colline du Parlement. Dans les conclusions qu’il a tirées au sujet des événements qui s’étaient produits pendant cette période, le juge de première instance n’a pas donné de détails, mais la preuve semble montrer ce qui suit. Dans la matinée du 21 octobre 1988, l’appelant a installé une petite table, sur laquelle des dépliants ont été placés, et il a enfoncé une grosse bannière dans le sol. Des agents de la GRC étaient présents et ont demandé à l’appelant, en vertu de l’article 6 du nouveau Règlement, d’enlever la structure. L’appelant a refusé, et les agents ont saisi les objets. L’appelant s’est opposé à ce qu’on enlève les objets, ce sur quoi on lui a remis un avis de comparaître pour avoir refusé d’obtempérer à la demande que lui avait signifiée un agent de la paix de quitter les lieux, ainsi qu’un autre avis de comparaître pour s’être livré à des voies de fait sur la personne d’un agent de la paix. L’appelant n’a pas été mis sous garde.

Pendant l’après-midi du 21 octobre 1988, des agents de la GRC sont retournés sur les lieux et ont constaté que l’appelant avait monté une tente à quatre places sur la pelouse. Les agents ont demandé à l’appelant d’enlever la tente, mais il a refusé. L’appelant a alors été accusé d’avoir entravé un agent de la paix dans l’exécution de ses fonctions, en violation du Code criminel [S.R.C. 1970, ch. C-34], et d’avoir omis d’enlever ses effets personnels d’un ouvrage public, en violation de l’article 11 du Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics. À l’audition portant justification, l’appelant a signé une promesse de [traduction] « ne pas troubler l’ordre public sur une propriété appartenant à des autorités municipales ou fédérales au Canada et exploitée par ces autorités » et il a été mis en liberté.

Le 12 novembre 1988, l’appelant a de nouveau installé une table sur la Colline et, cette fois-là, il s’est attaché à la table et a enfoncé une bannière dans le sol. Les agents de la GRC lui ont de nouveau demandé formellement d’enlever la table. L’appelant a refusé; il a été arrêté et la table ainsi que la bannière ont été saisies.

Des événements similaires se sont produits le 14 novembre 1988. Cette fois-là, l’appelant avait installé une petite table enveloppée d’un morceau de plastique sur lequel il voulait peindre un message.

À la suite de ces deux événements, l’appelant a été accusé d’avoir omis de se conformer à la promesse qu’il avait remise à la Cour, en violation du Code criminel, et d’avoir omis d’enlever ses effets personnels, d’un ouvrage public, en violation de l’article 11 du Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics. L’appelant a renoncé à son droit à l’audition portant justification à l’égard des accusations portées le 14 novembre, parce qu’il a refusé de promettre de ne pas protester sur la Colline pendant le reste de la campagne électorale fédérale. Il a donc été détenu jusqu’après les élections. Il est demeuré en prison jusqu’au 22 novembre 1988, date à laquelle les élections ayant eu lieu, il a signé une seconde promesse et a été mis en liberté en attendant son procès.

L’appelant a intenté une action en vue d’obtenir un jugement déclaratoire portant que les mesures que l’intimée avait prise, lorsqu’elle avait enlevé le camp de la paix et empêché sa reconstruction, tant pendant la protestation initiale, en avril 1985, qu’à l’automne 1988, portaient atteinte à la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b) de la Charte. L’appelant sollicite en outre un jugement déclaratoire portant que le paragraphe 6(2) du Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics est inopérant, et réclame des dommages-intérêts spéciaux au montant de 2 000 $, pour le dommage causé à la tente et à d’autres effets personnels. Dans sa déclaration, l’appelant avait initialement réclamé des dommages- intérêts punitifs et exemplaires au montant de 200 000 $, ainsi qu’une injonction interdisant à l’intimée d’empêcher la reconstruction du camp de la paix, mais, en appel, il a renoncé à ces deux réparations.

II.         Le jugement d’instance inférieure

Il semble qu’en première instance, on n’a pas contesté que le titre de propriété des terrains de la colline du Parlement appartient à Sa Majesté du chef du Canada, que le ministre des Travaux publics est responsable du contrôle et de l’entretien de ces terrains et que la Colline est un « ouvrage public » au sens de la Loi sur les travaux publics[4]. Cette conclusion n’a pas été contestée en appel.

Le juge de première instance a d’abord examiné la question de savoir si, abstraction faite de la question fondée sur la Charte, le gouvernement avait le droit, en common law, d’expulser l’appelant et d’enlever ses effets personnels de la Colline. Le juge de première instance a conclu que la conduite de l’appelant constituait en common law une nuisance publique et une entrée sans autorisation, et que l’intimée, qui était responsable du contrôle et de la gestion de la propriété, avait le droit, en common law, de prendre des mesures contre cette nuisance publique et cette entrée sans autorisation. De l’avis du juge de première instance, le fait que l’intimée avait donné un avis initial en vertu d’une loi provinciale sur l’entrée sans autorisation ne viciait pas les droits qu’elle pouvait avoir en common law d’enlever les objets qui se trouvaient sur la colline du Parlement. La conclusion du juge de première instance sur ce point est ainsi libellée :

À mon avis, les éléments de preuve sont suffisamment nombreux pour me permettre d’affirmer que l’abri, les tentes, les tables et les autres objets montés ou installés sur la colline du Parlement par le demandeur et ses collègues avaient toutes les caractéristiques d’une nuisance publique et constituaient un obstacle à l’utilisation et à la jouissance des lieux par d’autres, notamment les personnes chargées de la gestion et du contrôle, et les visiteurs. Je suis également d’avis que le fait d’avoir installé ces structures et objets sur la colline du Parlement constituait une entrée sans autorisation ouvrant droit à une poursuite, et que leur enlèvement était justifié[5].

Ces conclusions sont exactes et n’ont pas été contestées. Par conséquent, sous réserve de la Charte bien entendu, l’intimée pouvait se prévaloir, avant l’adoption de la modification du Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics, le 23 avril 1985, du droit qu’elle avait en common law de supprimer la nuisance publique et l’entrée sans autorisation en enlevant les empiétements que l’appelant avait installés dans un lieu public. Après le 23 avril 1985, l’intimée avait encore le droit d’agir, que ce soit en vertu de la common law ou du nouveau Règlement, sous réserve encore une fois de la Charte.

L’appelant n’a pas contesté la conclusion selon laquelle sa conduite constituait une nuisance publique et une entrée sans autorisation, que l’État avait le droit de supprimer en vertu de la common law, mais il soutient qu’en exerçant ce droit dans un endroit dont elle avait le contrôle, l’intimée a violé sa liberté d’expression. L’appelant fait en outre valoir que le paragraphe 6(2) du nouveau Règlement porte lui aussi atteinte à sa liberté d’expression.

Le juge de première instance a tiré les conclusions fondamentales ci-après énoncées au sujet de la question de la liberté d’expression :

a) le message que l’appelant transmettait ou tentait de transmettre était un message politique de protestation contre la décision du gouvernement relativement aux missiles de croisière;

b) en érigeant l’abri ou en installant des tables et d’autres objets sur la Colline, l’appelant ne transmettait pas son message;

c) l’appelant transmettait son message en communiquant avec les passants, verbalement ou par écrit; or, ni les mesures prises par le gouvernement ni le Règlement n’interdisaient ces formes de communication. De l’avis du juge de première instance, la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b) de la Charte n’était pas destinée à protéger des structures ou des objets inanimés. À son avis, le nouveau Règlement ne visait pas le contenu du message de l’appelant, mais il avait plutôt simplement pour objet d’imposer des normes de comportement raisonnables, quant au temps, au lieu et à la manière;

d) étant donné qu’à son avis, la liberté d’expression de l’appelant n’était pas violée, le juge de première instance a jugé inutile de se prononcer sur l’application de l’article premier de la Charte. Toutefois, il a ajouté que si cela avait été nécessaire, il aurait été d’avis que les restrictions imposées par le gouvernement constituaient des limites raisonnables « destinées à assurer la réalisation d’un objectif gouvernemental important dans une sphère d’activité dont la réglementation est permise et qui n’a rien à voir avec la négation de la liberté d’expression »[6].

III.        Les questions en litige

1. La construction, par l’appelant, du camp de la paix sur la colline du Parlement constituait-elle une expression susceptible d’être protégée par l’alinéa 2b) de la Charte?

2. Dans l’affirmative, les mesures que l’intimée a prise, en vertu de la common law ou du Règlement, lorsqu’elle a enlevé le camp de la paix et a empêché l’appelant de le reconstruire, portaient-elles atteinte à la liberté d’expression de celui-ci?

3. Dans l’affirmative, les mesures que l’intimée a prise pouvaient-elles être justifiées en vertu de l’article premier de la Charte?

J’examinerai maintenant chacune de ces questions l’une à la suite de l’autre.

1.         La liberté d’expression

La Charte canadienne des droits et libertés dit que :

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

L’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général)[7] fait autorité dans ce domaine; la Cour suprême du Canada y a énoncé les différentes étapes de l’analyse qu’il convient de faire lorsqu’une personne allègue que l’action gouvernementale porte atteinte à sa liberté d’expression. En premier lieu, le requérant doit établir que son activité constitue une « expression ». En second lieu, la Cour doit se demander si des circonstances spéciales justifient l’exclusion de cette expression de la sphère des activités protégées par la Charte, comme le fait qu’elle se manifeste par la violence.

Toutefois, dans l’arrêt Comité pour la République du Canada c. Canada[8], la Cour suprême du Canada a laissé entendre qu’il peut être justifié d’assujettir l’expression protégée par l’alinéa 2b) à certaines restrictions additionnelles, lorsqu’un « forum public » est en cause.

Par conséquent, si le requérant peut établir que son activité constitue une expression protégée et qu’elle n’est pas assujettie à une restriction spéciale, il s’agit d’une expression protégée par l’alinéa 2b) et il faut alors déterminer si la liberté d’expression du requérant a été violée.

La première étape consiste à déterminer si l’activité de l’appelant fait partie de la sphère des activités protégées. Dans l’arrêt Irwin Toy, la Cour suprême du Canada a expliqué qu’il faut donner à l’expression une interprétation large, de façon à inclure « l’activité [qui] transmet ou tente de transmettre une signification »[9]. L’expression ne se limite pas à des propos exprimés verbalement ou par écrit, mais englobe une multitude de formes de communication, dont la musique, les arts, la danse, les affiches, les gestes, le port de bannières, etc., dans la mesure où l’activité transmet ou tente de transmettre une signification. Comme la Cour suprême l’a reconnu dans l’arrêt Irwin Toy, « [l]e contenu de l’expression peut être transmis par une variété infinie de formes d’expression »[10]. Dans Irwin Toy, la Cour suprême a expressément choisi de parler de « l’activité [qui] transmet ou tente de transmettre une signification », plutôt que des « propos qui transmettent ou tentent de transmettre une signification ». La Cour a expressément reconnu qu’une activité physique, comme le fait de garer sa voiture, pouvait avoir un contenu expressif si l’activité avait pour but de transmettre ou de tenter de transmettre un message.

La Charte garantit la liberté d’expression, et non simplement la liberté de parole. Même aux États-Unis, où le Premier amendement de la Constitution ne garantit que la liberté de parole, les tribunaux ont élaboré une notion de conduite expressive qui correspond à la liberté de parole. Par exemple, le fait de porter un brassard noir à l’école pour protester contre la politique américaine au Viêtnam, le fait de déployer un drapeau américain arborant un symbole de paix, et le fait de brûler un drapeau ont tous été considérés comme constituant une conduite expressive correspondant à la liberté de parole et, partant, comme justifiant la protection constitutionnelle[11]. De même, au Canada, l’expression qui se manifeste par une conduite a expressément été reconnue dans l’arrêt SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd.[12], où il a été jugé que le piquetage mettait en cause l’exercice de la liberté d’expression parce que cette activité comportait des éléments d’expression.

Dans les affaires de liberté d’expression qui ont été entendues jusqu’à ce jour, cette première étape, qui consiste à déterminer si l’activité en question constitue une « expression », a facilement été franchie. Il était évident que la conduite du requérant était expressive. J’ai jugé nécessaire de m’arrêter à la question de l’expression qui se manifeste par la conduite parce que, compte tenu des faits de l’espèce, le juge de première instance a conclu que la conduite de l’appelant ne constituait pas une « expression ». Il a conclu que la structure elle-même et le fait que l’appelant avait érigé l’abri sur la colline du Parlement ne transmettaient pas le message anti-missile de celui-ci. Le juge de première instance estimait que la personne non renseignée qui apercevrait simplement l’abri ne comprendrait pas que celui-ci était un symbole de protestation contre l’essai de missiles de croisière au Canada. Selon le juge de première instance, puisque la conduite de l’appelant ne transmettait pas de message, il ne s’agissait pas d’une « expression » au sens de l’alinéa 2b).

Avec égards, je ne souscris pas à cette conclusion. Une personne qui se promenait près du camp de la paix ne se serait peut-être pas immédiatement rendu compte que le message précis de l’appelant était qu’on ne voulait pas que le gouvernement canadien accède aux demandes des États-Unis de mettre à l’essai des missiles de croisière dans le nord de l’Alberta. Toutefois, cela ne veut pas dire que le fait d’installer la structure sur la colline du Parlement ne transmettait ou ne tentait pas de transmettre un message. Le fait pour des particuliers de construire une structure fort visible sur la colline du Parlement et d’y faire une veille pendant plus de deux ans transmet certainement un message quelconque. À ce moment-là, des camps de la paix similaires étaient organisés dans d’autres pays. Le camp dont il est ici question était destiné à appuyer d’autres protestations similaires. La structure elle-même aidait donc à dramatiser le message que l’appelant voulait communiquer. Elle manifestait également l’engagement des protestataires.

À mon avis, l’expression va au-delà des mots. Les gens peuvent décider d’amplifier ou de dramatiser leurs messages de bien des façons : un tableau-annonce, une estrade, un mégaphone, un drapeau, une bannière, une pancarte, une image, une pétition, toutes ces choses peuvent servir à transmettre un message ou aider quelqu’un à transmettre un message plus efficacement. Ces « accessoires » font partie intégrante de la manière dont on décide de s’exprimer et méritent d’être protégés de la même façon que les mots servant à transmettre le message. Par conséquent, les structures et les tables utilisées dans le cadre du camp de la paix sont visées par la notion d’expression.

En outre, à mon avis, pour bénéficier de la protection constitutionnelle, le requérant n’a pas à établir que son message a été reçu et subjectivement compris ou reconnu par d’autres personnes. C’est la transmission ou la tentative de transmission de la signification du message, et non sa réception, qui déclenche l’application de la garantie prévue à l’alinéa 2b). Celui qui proteste dans une langue étrangère ou par le langage gestuel, bien que personne ne le comprenne dans les environs, a autant le droit de bénéficier de la protection que celui qui s’exprime clairement dans l’une ou l’autre des langues officielles.

En outre, en l’espèce, il importe peu de savoir si le camp de la paix et ses structures constituantes parvenaient à transmettre un message de paix, ou encore de protestation générale, ou de protestation précise, contre la décision du gouvernement fédéral de permettre l’essai de missiles de croisière au Canada. Il suffit que, par sa conduite, l’appelant ait tenté de transmettre une signification, ce qu’il a clairement fait. L’expression dont il est ici question fait donc, à première vue, partie du champ d’application de l’alinéa 2b) de la Charte.

Puisque j’ai conclu que l’activité de l’appelant constitue une expression, parce qu’elle transmet ou tente de transmettre un message, la seconde étape de l’analyse, selon l’arrêt Irwin, consiste à déterminer si des circonstances spéciales justifient l’exclusion de cette expression de la sphère des activités protégées par l’alinéa 2b). Tout en définissant d’une façon très large la portée de l’expression, la Cour suprême a reconnu que la liberté d’expression n’était pas absolue et qu’elle pouvait à juste titre être limitée. La forme de l’expression, par opposition à son contenu, peut être exclue de la protection fournie par l’alinéa 2b). Ainsi, la Cour a dit à maintes reprises que les actes de violence ne peuvent pas être considérés comme une expression de façon à bénéficier de la protection fournie par la Charte[13]. En l’espèce, rien ne montrait que les tentatives qu’avait faites l’appelant pour s’exprimer comportaient des actes de violence qui auraient pour effet d’exclure cette expression de la sphère protégée par la Charte.

Il est également possible de limiter la liberté d’expression lorsque l’expression se manifeste dans le « forum public ». Dans l’arrêt République du Canada, précité, la Cour suprême s’est attaquée à cette question. Parmi les six motifs distincts de jugement qui ont été prononcés dans cette affaire, il est possible de constater que trois méthodes différentes ont été employées pour définir la portée de l’expression protégée. Dans les motifs distincts qu’ils ont prononcés, le juge en chef Lamer et Madame le juge McLachlin ont laissé entendre que la portée de l’expression protégée par l’alinéa 2b) de la Charte peut être plus ou moins étendue selon qu’une propriété du gouvernement est en cause ou non. Toutefois, Madame le juge L’Heureux-Dubé ne croyait pas qu’il fût nécessaire d’apporter une restriction particulière à la portée de l’expression protégée par l’alinéa 2b) dans le cas du « forum public ».

Madame le juge l’Heureux-Dubé a préféré suivre la méthode type énoncée dans l’arrêt Irwin, selon laquelle l’activité expressive qui ne se manifeste pas par de la violence est protégée, toute atteinte constituant une violation de la Charte, à moins qu’elle ne puisse être justifiée en vertu de l’article premier; cette analyse comprend notamment toute considération spéciale se rapportant à l’expression dans le forum public. Cette méthode est certainement explicite et logique, mais les autres juges ne l’ont pas adoptée.

La méthode préconisée par le juge en chef Lamer était fondée sur la doctrine du « forum public », que les tribunaux américains avaient élaborée en examinant la question de la liberté d’expression sur des propriétés du gouvernement. Selon cette doctrine, certains endroits, par leur nature, se prêtent particulièrement bien à l’expression et à la dissémination d’idées dans une société démocratique. En appliquant la doctrine du forum public,

[L]es tribunaux américains ont en fait taillé une entorse à l’absolutisme du droit de propriété gouvernemental afin de conclure que le premier amendement de la Constitution américaine accorde à celui ou celle désirant s’exprimer le droit d’utiliser une parcelle ainsi identifiée du domaine public pour des fins d’expression[14].

La doctrine du forum public reconnaît qu’il faut concilier des intérêts opposés, à savoir les intérêts du gouvernement, qui doit assurer le bon fonctionnement de la propriété qu’il possède, et ceux du particulier qui souhaite s’exprimer.

En appliquant la doctrine américaine du « forum public » à la liberté d’expression garantie par la Charte, le juge en chef Lamer a posé en principe que la portée de la liberté d’expression était intrinsèquement limitée. La liberté qu’a un individu de s’exprimer dans un lieu public doit être compatible avec la destination principale dudit lieu. La liberté d’expression ne peut pas être invoquée de façon à nuire au bon fonctionnement du forum public ou au droit qu’ont les autres personnes d’utiliser le lieu en question conformément à sa destination. Une personne ne peut communiquer dans un lieu public que si la forme d’expression utilisée est compatible avec la principale fonction ou avec le but de ce lieu particulier. Le juge en chef Lamer s’est expliqué comme suit :

Selon moi, il faut considérer que si l’expression adopte une forme qui contrevient ou est incompatible avec la fonction de l’endroit où l’on tente de s’exprimer, une telle forme d’expression ne tombe pas sous le coup de l’al. 2b). Par exemple, si une personne tentait de faire du piquetage en plein cœur d’une autoroute achalandée ou encore d’ériger des barricades sur un pont, d’aucuns concluraient qu’une telle forme d’expression, en un tel endroit, est incompatible avec la fonction principale de ce lieu qui est d’assurer le mouvement efficace des automobilistes. Dans un tel cas, l’on ne pourrait conclure qu’il y a eu restriction à la liberté d’expression si un agent du gouvernement forçait le piqueteur à s’exprimer ailleurs[15].

Madame le juge McLachlin a proposé l’emploi d’une autre méthode pour définir la portée de l’expression protégée par l’alinéa 2b) lorsqu’un forum public est en cause. Au lieu de limiter l’expression susceptible d’être protégée par rapport à la forme qu’elle prend, comme le veut la méthode employée par le juge en chef Lamer, le juge McLachlin a plutôt mis l’accent sur le genre de propriétés gouvernementales qui devraient pouvoir servir de forum pour l’expression publique. Selon la méthode préconisée par le juge McLachlin, le requérant n’a droit à la protection fournie par l’alinéa 2b) que s’il peut établir l’existence d’un lien entre l’utilisation du forum public particulier qu’il a choisi à des fins d’expression publique et au moins l’un des objectifs qui sous-tendent la garantie de liberté d’expression fournie par la Charte. Dans l’arrêt Irwin Toy, ces objectifs ont été définis comme suit : (1) la recherche de la vérité; (2) la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique; et (3) l’encouragement de la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels dans une société tolérante et accueillante à l’égard de la transmission et de la réception des idées[16]. Dans un cas donné, l’utilisation d’un lieu public particulier ne sert peut-être pas à promouvoir l’un de ces principes et, par conséquent, l’expression dans ce forum ne justifierait pas la protection constitutionnelle :

Il serait difficile de prétendre que ces objectifs sont servis par l’expression « publique » dans le sanctuaire qu’est le bureau du Premier ministre, une tour de contrôle du trafic aérien, une cellule de prison ou le cabinet privé d’un juge, pour reprendre des exemples où il semble évident en soi que la garantie de liberté d’expression n’a pas sa place. Ce ne sont pas des lieux de débat public ayant pour but de promouvoir la vérité ou une meilleure compréhension des questions sociales et politiques. Dans ces lieux, l’expression n’est pas non plus liée à la société ouverte et accueillante, essentielle à la maximalisation de l’enrichissement et de l’épanouissement personnels[17].

Selon le juge McLachlin, si l’individu peut établir que l’utilisation d’un forum particulier pour transmettre ou tenter de transmettre un message est liée à l’un des principes qui, selon l’arrêt Irwin Toy, sous-tendent la protection constitutionnelle dont bénéficie la liberté d’expression, l’expression est de celles qui sont protégées par la Charte. Ce n’est que lorsque pareil lien ne peut pas être établi que l’expression ne tombe pas sous le coup de l’alinéa 2b).

La Cour suprême du Canada s’est de nouveau penchée sur la question du forum public deux ans plus tard, dans l’arrêt Ramsden c. Peterborough (Ville)[18]. Elle n’a pas mis un terme à l’incertitude qui régnait au sujet des trois façons possibles d’aborder la question des restrictions relatives au forum public; elle a statué qu’il était inutile de décider de la méthode à suivre. La Cour a appliqué les trois méthodes l’une à la suite de l’autre, et est arrivée à la même conclusion dans chaque cas.

Si j’applique les divers critères concernant le « forum public » aux faits de l’espèce, je conclus qu’aucune circonstance spéciale ne permettait d’exclure la conduite de l’appelant de la sphère des activités protégées par l’alinéa 2b). En l’espèce, l’expression choisie par l’appelant continue à faire partie du champ d’application de la garantie fournie par l’alinéa 2b), et ce, quelle que soit la méthode employée. Selon la méthode préconisée par le juge en chef Lamer, on ne peut pas dire que le fait de monter une tente sur la colline du Parlement est incompatible avec la fonction ou l’objet de ce forum. Selon la méthode préconisée par Madame le juge McLachlin, il existe clairement un lien entre le principe de la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique qui sous-tend la protection constitutionnelle de la liberté d’expression, et l’utilisation de la Colline aux fins de cette participation. Par conséquent, en l’espèce, aucune des restrictions inhérentes à la portée de la liberté d’expression ne s’applique, de façon à exclure la conduite de l’appelant de la sphère protégée. La méthode employée par Madame le juge l’Heureux-Dubé est la même que celle dont il a ci-dessus été question à la première étape de l’analyse fondée sur l’arrêt Irwin Toy, où j’ai déjà conclu que la conduite de l’appelant constituait une expression protégée au sens de l’alinéa 2b).

Puisque j’ai conclu que la conduite de l’appelant constituait une expression protégée par la Charte, je dois maintenant déterminer si les mesures que l’intimée a prises portaient atteinte à cette liberté d’expression.

2.         La violation de l’alinéa 2b)

Selon l’arrêt Irwin Toy, une fois que le requérant a établi que l’activité en question est expressive, l’étape suivante, lorsqu’il s’agit de savoir si l’alinéa 2b) a été violé, consiste à déterminer si l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale reprochée était de contrôler la tentative que le requérant avait faite pour transmettre un message. Si l’objet que poursuit le gouvernement est de restreindre le contenu de l’expression en écartant des messages précis qui ne doivent pas être transmis, cela porte nécessairement atteinte à la liberté d’expression. D’autre part, si le gouvernement cherche uniquement à contrôler les conséquences matérielles de certaines activités humaines, indépendamment du message transmis, l’objet qu’il poursuit n’est pas de contrôler l’expression, bien que cela puisse avoir pour effet de le faire. Pour démontrer que l’effet de l’action du gouvernement était de restreindre sa liberté d’expression et, partant, que cette action a porté atteinte à cette liberté, le requérant doit établir que son activité met en jeu au moins l’un des trois principes susmentionnés qui sous-tendent la liberté d’expression.

En l’espèce, l’identification et la définition de l’action gouvernementale reprochée posent un problème. En effet, les employés du gouvernement ont d’abord démonté le camp de la paix le 22 avril 1985. Des représentants du ministère des Travaux publics ont signifié un avis écrit aux personnes qui participaient au camp de la paix, conformément à la Loi sur l’entrée sans autorisation de l’Ontario. Les campeurs ayant refusé d’obtempérer, les représentants du gouvernement ont démoli l’abri. Le lendemain, le Cabinet a adopté le décret modifiant le Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics. Par la suite, chaque fois que l’appelant a tenté de reconstruire une structure quelconque sur la colline du Parlement, que ce soit une tente ou une table, des agents de la GRC lui ont donné un avis, en vertu de l’article 8 du nouveau Règlement, lui enjoignant de cesser pareille activité et d’enlever ses biens personnels de la Colline. L’appelant a été arrêté quatre fois, à la fin d’avril 1985 et à l’automne 1988, et il a été accusé d’avoir violé l’article 6 du nouveau Règlement.

Dans sa déclaration, l’appelant sollicite un jugement déclaratoire portant que les mesures que l’intimée a prises, lorsqu’elle a démonté le camp de paix et qu’elle l’a empêché d’exercer sa liberté d’expression, portaient atteinte aux droits qu’il avait en vertu de l’alinéa 2b). Il sollicite également un jugement déclaratoire portant que le paragraphe 6(2) du Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics est inopérant. À l’audition de l’appel, l’avocat de l’intimée a déclaré que sa cliente ne s’appuyait pas sur le Règlement ou sur la Loi sur l’entrée sans autorisation de l’Ontario. L’intimée affirme plutôt qu’elle se fonde entièrement sur les droits qu’elle a, en common law, de gérer les biens de l’État et, en particulier, de prendre des mesures dans les cas d’entrée sans autorisation et de nuisance publique.

À mon avis, il importe peu que l’intimée, en se défendant dans l’action et en débattant l’appel, s’appuie sur le Règlement. L’appelant a contesté la constitutionnalité du paragraphe 6(2) de ce Règlement. De toute évidence, il a qualité pour le faire : il a été arrêté et inculpé quatre fois en vertu de ce Règlement. On ne peut pas dire que ce texte légal ne l’a pas touché. Le paragraphe 24(1) de la Charte prévoit ceci :

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

Étant donné que l’appelant soutient qu’on a porté atteinte à l’une de ses libertés, il a qualité pour contester la mesure législative précise qui constitue le fondement de cette atteinte[19]. Cependant, l’intimée a décidé de ne pas invoquer le Règlement pour justifier la conduite de ses représentants et a donc décidé de ne pas défendre la constitutionnalité de ladite mesure législative. Il lui appartenait de prendre cette décision. Toutefois, cela n’empêche pas l’appelant de continuer à contester le Règlement, et cela n’empêche pas non plus la Cour d’examiner la question. (L’appelant n’a pas cherché à contester la validité de la Loi sur l’entrée sans autorisation de l’Ontario.)

À ce stade de l’analyse, il est peut-être en fait inutile de faire une distinction, en ce qui concerne l’« saction gouvernementale reprochée », entre l’exercice par l’intimée des droits de propriété qu’elle a en vertu de la common law d’une part, et le nouveau Règlement d’autre part. D’une façon ou d’une autre, on ne peut pas dire que l’objet de l’action gouvernementale était de restreindre le contenu de l’expression choisie par l’appelant. L’objet que poursuivait le gouvernement était clairement de contrôler uniquement les conséquences matérielles des actions de l’appelant, qui s’exprimait en érigeant et en maintenant une structure sur la colline du Parlement. C’est ce qui ressort du fait que les mesures prises par le gouvernement ne visaient que la construction par l’appelant de la structure physique; elles ne privaient pas celui-ci de la capacité de transmettre son message par d’autres moyens, par exemple en communiquant de vive voix avec les passants, en brandissant des pancartes ou en distribuant des dépliants. L’objet que poursuivait le gouvernement était clairement de restreindre l’une des formes d’expression de l’appelant, et non le contenu de cette expression.

Ceci dit, je crois qu’il est tout aussi clair que l’effet des mesures prises par le gouvernement, tant selon la common law qu’en vertu du Règlement, était de restreindre la liberté d’expression de l’appelant. Le moyen que l’intimée a choisi pour contrôler les conséquences matérielles des actions de l’appelant, à savoir exercer le droit qu’elle avait, en common law, d’expulser celui-ci en sa qualité d’intrus, ou exiger, en vertu du Règlement, qu’il enlève l’abri de la Colline, empêchait l’appelant de s’exprimer de la façon qu’il avait choisie. L’effet était donc de restreindre la liberté d’expression de l’appelant.

Selon le critère énoncé dans l’arrêt Irwin Toy, une fois qu’il est établi que l’effet de l’action gouvernementale était de restreindre la liberté d’expression, l’appelant doit démontrer que son activité satisfait à au moins l’un des trois principes qui sous-tendent la liberté d’expression. Il n’est pas difficile de conclure qu’en l’espèce, la protestation politique de l’appelant satisfaisait à tout le moins au principe de la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique.

Je conclus donc que les mesures que le gouvernement a prises en exerçant le droit qu’il avait, selon la common law, dans les cas d’entrée sans autorisation et de nuisance publique, ou en vertu du Règlement, portaient à première vue atteinte à la liberté d’expression de l’appelant, garantie par l’alinéa 2b) de la Charte.

3.         L’article premier

Étant donné que l’activité de l’appelant constituait une expression protégée par l’alinéa 2b) et que les mesures que l’intimée a prises avaient pour effet de porter atteinte à la liberté de l’appelant, il faut examiner l’article premier de la Charte, qui prévoit ceci :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

L’analyse fondée sur l’article premier comporte deux étapes distinctes. Il incombe au gouvernement de démontrer, en premier lieu, que la limite est prescrite par une règle de droit et, en second lieu, qu’il s’agit d’une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

a)         Limite prescrite par une règle de droit

Je ne crois pas qu’il puisse être contesté que, si les mesures gouvernementales, à savoir les demandes formulées à la fin du mois d’avril 1985 et à l’automne 1988, étaient prises conformément à la modification du Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics, elles étaient prescrites « par une règle de droit » au sens de l’article premier de la Charte. Toutefois, l’intimée soutient que toutes ces mesures, qu’elles aient été prises avant ou après l’entrée en vigueur du nouveau Règlement, le 23 avril 1985, constituaient l’exercice par la Couronne du droit qu’elle avait, en common law, de gérer ses biens et n’avaient pas de fondement législatif. Il s’agit donc de savoir si ces mesures, qui ont été prises conformément à des droits fondés sur la common law, étaient prescrites « par une règle de droit ».

Dans la jurisprudence, on débat depuis longtemps la question de savoir si l’action gouvernementale fondée sur une règle de common law est prescrite « par une règle de droit ». Dans l’arrêt Dolphin Delivery, précité, la Cour a accordé une injonction en se fondant sur les principes de l’equity. Il a été jugé que ces principes étaient des « règles de droit » au sens de l’article premier. Dans l’arrêt République du Canada, précité, la Cour a examiné la question, mais on ne sait pas trop de quels juges était composée la majorité sur ce point. Le litige découlait de la conduite des autorités de l’aéroport, qui avaient empêché les requérants de distribuer des dépliants et de recruter des membres à l’aéroport de Dorval. Un règlement était censé autoriser les autorités à intervenir. Malheureusement, le Règlement était vague et d’une portée trop générale et il n’était pas certain qu’il fût suffisamment précis pour prescrire par une « règle de droit » la conduite précise des autorités.

Même si le Règlement ne s’appliquait peut-être pas, Madame le juge McLachlin a conclu que l’action gouvernementale constituait une « limite prescrite par une règle de droit », parce que les autorités de l’aéroport agissaient en outre conformément aux droits que la Couronne avait en vertu de la loi, en sa qualité de propriétaire des installations de l’aéroport[20]. Selon le juge, l’exercice d’un droit fondé sur la common law peut constituer une limite prescrite par une règle de droit. Le juge La Forest partageait cet avis. J’y souscris également.

Comme le juge McLachlin l’a expliqué, en imposant la restriction relative à la « règle de droit », l’article premier vise à empêcher le gouvernement de s’appuyer sur une conduite purement arbitraire. Le juge a également souligné que, si seule l’action gouvernementale fondée sur les lois ou règlements adoptés par le législateur pouvait être justifiée en vertu de l’article premier, cela serait beaucoup trop onéreux :

D’un point de vue pratique, il serait mal venu de limiter l’application de l’article premier aux lois et aux règlements adoptés par le législateur. L’État serait alors tenu d’adopter des règlements détaillés portant sur toutes les éventualités imaginables, avant de pouvoir justifier sa conduite en vertu de l’article premier. À mon avis, une approche aussi technique n’est pas conforme à l’esprit de la Charte et rendrait indûment difficile la justification des restrictions apportées aux droits et libertés qui peuvent être raisonnables et, de fait, nécessaires[21].

Si, après que le jugement eut été rendu dans République du Canada, il n’était pas certain qu’une mesure fondée sur la common law puisse être « prescrite par une règle de droit », tout doute à ce sujet est maintenant dissipé, par suite de deux décisions subséquentes de la Cour suprême du Canada : R. c. Swain[22] et R. c. Dersch[23]. L’arrêt Swain portait sur le droit de la Couronne, en vertu d’une règle de common law existante, de produire une preuve relative à l’aliénation mentale de l’accusé, bien que ce dernier s’y soit opposé. Le juge en chef Lamer, qui parlait au nom de la majorité sur ce point, a réaffirmé que, pour l’application de l’article premier, les règles de common law constituaient des limites « prescrites par une règle de droit ». Dans l’arrêt Dersch, la police avait obtenu un échantillon sanguin que le personnel de l’hôpital avait prélevé sans avoir obtenu le consentement de l’accusé. Le juge Major écrit ceci :

Étant donné que l’intimée n’a pas démontré qu’il y avait dans la loi écrite ou en common law un élément justifiant le comportement de la police en l’espèce, on ne peut dire que ce comportement est prescrit par une règle de droit au sens de l’article premier[24]. [J’ai omis les citations; je souligne.]

Par conséquent, en l’espèce, les mesures que les agents du gouvernement ont prises, conformément au Règlement ou à un droit fondé sur la common law, pour supprimer l’entrée sans autorisation et la nuisance publique, constituaient une limite « prescrite par une règle de droit ».

Toutefois, il faut se rappeler qu’on ne saurait justifier la conduite gouvernementale en s’appuyant simplement sur un règlement ou sur un droit fondé sur la common law. Nous n’en sommes qu’à l’étape de l’analyse qui vise à nous permettre de déterminer si la limite est « prescrite par une règle de droit ». Conformément à la règle de common law, la conduite doit en outre répondre au critère de la limite raisonnable.

b)         La limite raisonnable

Le cadre fondamental de l’analyse fondée sur l’article premier que la Cour suprême a énoncé dans l’arrêt R. c. Oakes[25] est encore valable, même s’il a quelque peu été modifié dans des décisions subséquentes. Pour établir qu’une limite imposée à l’égard d’une liberté garantie par la Charte est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, la partie qui cherche à maintenir la limite doit satisfaire à deux exigences. En premier lieu, elle doit établir que l’objectif que la limite est destinée à promouvoir est « suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution »[26]. Il faut à tout le moins qu’un objectif se rapporte à des préoccupations « urgentes et réelles dans une société libre et démocratique », pour qu’on puisse le qualifier de suffisamment important[27].

Si cette exigence est satisfaite, la seconde exigence se rapporte à un critère de proportionnalité. Ce critère comporte trois éléments. Premièrement, la mesure qui limite le droit garanti par la Charte doit avoir un lien rationnel avec l’objectif visé. En d’autres termes, la mesure doit être soigneusement conçue de façon à permettre d’atteindre l’objectif visé sans pour autant être arbitraire, inéquitable ou fondée sur des considérations irrationnelles. Deuxièmement, la mesure en question doit être de nature à porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte. Cette condition a été modifiée par des décisions postérieures à l’arrêt Oakes[28], dans lesquelles la Cour s’est plutôt demandée si le législateur aurait pu « raisonnablement choisir un autre moyen qui aurait permis d’atteindre de façon aussi efficace l’objectif identifié » que le moyen qui avait de fait été choisi[29]. La question de savoir dans quel cas s’applique la version modifiée du volet du critère de la proportionnalité concernant l’atteinte minimale et dans quel cas, ou si, l’on doit se fonder sur la version traditionnelle énoncée dans l’arrêt Oakes n’a pas encore été réglée[30], bien que, selon les deux décisions récemment rendues par la Cour suprême, il semble que la version modifiée puisse être employée lorsqu’un « forum public » est en cause[31]. Troisièmement, l’effet de la mesure en cause doit être proportionné à l’importance de l’objectif visé. Même si un objectif est urgent et réel, il ne devrait pas l’emporter sur un droit garanti par la Charte si l’effet du moyen employé en vue de la réalisation de cet objectif compromet gravement les droits d’un particulier. Une disposition limitant un droit garanti par la Charte qui omet de répondre à l’un ou l’autre de ces critères n’est pas justifiée en vertu de l’article premier.

En appliquant le critère énoncé dans l’arrêt Oakes aux faits de l’espèce, il faut se rappeler que deux types tout à fait différents de justifications juridiques sont ici en cause : à savoir la conduite gouvernementale fondée sur l’exercice du droit que possède la Couronne en common law d’empêcher l’entrée sans autorisation et la nuisance publique sur sa propriété d’une part, et le paragraphe 6(2) du Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics d’autre part.

L’examen des objectifs de l’action gouvernementale reprochée, qu’elle soit fondée sur un droit existant en common law ou sur le Règlement, montre que ces objectifs étaient identiques. Ils peuvent être rangés dans l’une ou l’autre de deux catégories générales : a) la sûreté, la santé, l’entretien et la sécurité; et b) l’esthétique et le symbolisme.

Comme il en a ci-dessus été fait mention dans le cadre de l’analyse concernant l’alinéa 2b), l’objectif de l’intimée, lorsqu’elle a exercé les droits qu’elle avait en common law et a modifié le Règlement, était de remédier aux conséquences matérielles préjudiciables de la conduite de l’appelant. Selon certains éléments de preuve mis à la disposition du juge de première instance, éléments qu’il avait le droit d’accepter, la présence de l’abri sur la colline du Parlement constituait un danger. Il y avait un danger d’incendie par suite de l’utilisation d’appareils de cuisson et d’éclairage à flamme découverte. Un problème d’hygiène risquait de se poser puisqu’il n’y avait pas d’installations sanitaires convenables et que l’abri était infesté d’insectes. L’abri nuisait à l’entretien de la Colline, lorsqu’on enlevait la neige en hiver ou qu’on coupait l’herbe en été. En fait, l’abri endommageait la pelouse. Il constituait par ailleurs un fardeau additionnel pour les forces responsables de la sécurité des immeubles du Parlement et de leurs environs lorsque des événements s’y déroulaient; en outre, la GRC devait protéger vingt-quatre heures sur vingt-quatre les personnes qui participaient au camp de la paix contre les actions d’autres citoyens qui pouvaient démolir le camp, et qui l’ont fait au moins une fois.

En plus de ces questions liées à la sûreté, à la santé, à l’entretien et à la sécurité, le gouvernement se préoccupait également de préserver la beauté de la colline du Parlement. La majesté et la grandeur des immeubles du Parlement ainsi que la vaste étendue de pelouses vertes attrayantes font de la colline du Parlement un lieu dont tous les Canadiens peuvent être fiers. La Colline est une importante curiosité touristique que des millions de gens visitent chaque année. L’un des objectifs légitimes du gouvernement, en l’espèce, était de veiller à ce que la Colline soit propre et agréable à l’oeil, de façon que les Canadiens et les visiteurs puissent en jouir. Il est facile de comprendre que le gouvernement souhaitait enlever ce qui a été décrit, dans des lettres de protestation, comme une « horreur », une « monstruosité », ou un « gâchis ».

Un objectif final identifiable du gouvernement est d’empêcher le préjudice que la présence permanente du camp de la paix pouvait causer au caractère symbolique de la colline du Parlement. Dans l’arrêt République du Canada, Madame le juge McLachlin a souligné que l’objectif qui sous-tendait la réglementation, par le gouvernement, de l’utilisation d’un lieu public pouvait, à juste titre, s’étendre au-delà des préoccupations liées aux conséquences purement matérielles de ce forum, de façon à inclure des considérations théoriques comme la dignité et le décorum, tout préjudice causé à cet égard risquant d’influer sur le fonctionnement à long terme de ce forum :

Par exemple, il pourrait être interdit d’installer des affiches politiques dans un prétoire, non pas parce qu’elles sont susceptibles de déranger ou d’influencer le juge, mais parce qu’elles nuisent à la dignité et au décorum de la salle d’audience. En réduisant l’impression d’impartialité que l’on cherche à maintenir dans le prétoire, elles peuvent, de façon plus générale, nuire à son objet de influer sur sa fonction[32].

La colline du Parlement est un symbole puissant au Canada; elle représente notre tradition démocratique tant aux yeux des citoyens et résidents qu’aux yeux des millions de gens qui visitent chaque année notre pays. En tant que siège du gouvernement fédéral, les immeubles du Parlement et les terrains sur lesquels ceux-ci sont situés méritent le respect et l’admiration de tous les Canadiens. L’entretien et la gestion de ces lieux, qui constituent les institutions les plus importantes de notre société démocratique, relèvent du gouvernement et du ministère des Travaux publics, qui ont pour objectif de veiller à ce que ces symboles soient maintenus d’une façon qui correspond à leur importance en tant qu’institutions politiques et dans un état dont tous les Canadiens peuvent profiter.

Ainsi décrits et considérés ensemble, les divers objectifs du gouvernement, lorsqu’il exerce les droits qu’il a en common law, sur les biens dont il a le contrôle, ainsi que les objectifs du Règlement contesté sont, à mon avis, urgents et réels.

L’étape suivante, selon l’arrêt Oakes, concerne le critère de proportionnalité, qui comporte trois volets : le lien rationnel, l’atteinte minimale et la proportionnalité des objectifs et des effets. Le premier élément est le lien rationnel. La mesure qui limite la liberté garantie par la Charte doit avoir un lien rationnel avec les objectifs visés. Elle doit être conçue de façon à permettre la réalisation des objectifs sans pour autant être arbitraire, inéquitable ou fondée sur des considérations irrationnelles. Je crois qu’il est facile de conclure que l’exercice par le gouvernement du droit qu’il avait en common law d’enlever l’abri de la colline du Parlement et d’empêcher l’appelant de reconstruire celui-ci avait un lien rationnel avec les objectifs susmentionnés, à savoir veiller à ce que la Colline soit propre, sûre et agréable à l’œil. De la même façon, l’exercice par le gouvernement de ces droits fondés sur la common law, à l’automne 1988, avait un lien rationnel avec les objectifs en question. De même, le paragraphe 6(2) du Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics est clairement conçu de façon à permettre la réalisation de ces mêmes objectifs et il n’est pas arbitraire, inéquitable ou fondé sur des considérations irrationnelles.

Quant au deuxième élément, il faut établir que le moyen choisi par l’intimée était de nature à porter le moins possible atteinte à la liberté d’expression de l’appelant. Je conclus que l’exercice, par le gouvernement, du droit qu’il avait en common law d’enlever l’abri et d’empêcher sa reconstruction répond à ce critère. Dans l’arrêt Ramsden, précité, le juge Iacobucci, citant la décision que la Cour suprême du Canada avait rendue dans ce domaine dans Ford c. Québec (Procureur général)[33], a insisté sur la distinction à faire entre la négation et la restriction d’une liberté :

Bien que la négation d’un droit ou d’une liberté n’exige pas nécessairement que cette violation ne soit pas maintenue en vertu de l’article premier, « la distinction entre une restriction qui interdit l’exercice d’un droit ou d’une liberté garantis dans un domaine limité où il pourrait être exercé et une restriction qui permet un exercice restreint peut être pertinente pour l’application du critère de proportionnalité en vertu de l’article premier » (p. 773). Dans l’arrêt Ford, notre Cour a statué qu’une interdiction totale d’utiliser un autre langue que le français sur les enseignes commerciales ne pouvait satisfaire aux exigences du critère de proportionnalité, notamment aux volets du lien rationnel et de l’atteinte minimale. Par contre, dans l’arrêt Irwin Toy, précité, notre Cour a maintenu les restrictions importantes quant au contenu (par opposition à une interdiction totale) de la publicité destinée aux enfants. Il sera, en conséquence, plus difficile de justifier l’interdiction totale d’une forme d’expression que les restrictions quant aux heures, au lieu et au mode d’expression[34].

Dans l’arrêt Ramsden, précité, la Cour a conclu que l’interdiction totale d’afficher dans une propriété publique ne portait pas atteinte au droit en question aussi peu que cela était raisonnablement possible. Toutefois, dans ce cas-ci, en exerçant les droits qu’il avait en common law, le gouvernement ne restreignait qu’une forme d’expression : l’abri. Le gouvernement n’a pas empêché l’appelant d’employer les divers autres moyens pour communiquer son message public. L’appelant pouvait parler aux passants, distribuer des dépliants, et même brandir une bannière. Dans ce cas-ci, on n’a pas utilisé d’armes ou de blindés pour supprimer toute dissidence. On a eu recours à des restrictions beaucoup moins sévères. À mon avis, le fait de simplement nier à l’appelant le droit d’ériger et d’occuper un abri permanent, mais de ne pas l’empêcher d’employer ses autres moyens de communication, portait atteinte à sa liberté d’expression aussi peu que cela était raisonnablement possible dans les circonstances.

En ce qui concerne le troisième élément du critère de proportionnalité, l’exercice par le gouvernement du droit qu’il avait en common law d’empêcher l’entrée sans autorisation et la nuisance publique à l’égard de l’abri avait un effet minime sur la capacité de l’appelant de se prévaloir de sa liberté d’expression, et cet effet était proportionné aux objectifs que poursuivait le gouvernement. De même, on ne peut pas dire que le paragraphe 6(2) est disproportionné aux objectifs visés.

Quant à la conduite de l’intimée, lorsqu’elle a empêché l’appelant d’utiliser une table pour distribuer des dépliants sur la colline du Parlement pendant la campagne électorale fédérale, à l’automne 1988, cela me pose certains problèmes. La preuve ne mettait pas l’accent sur ce point particulier. Il s’agissait principalement d’une affaire de « camp de la paix », et non simplement d’une affaire de « table sur la colline du Parlement ». C’est en partie pour cette raison que le juge de première instance ne s’est pas longuement attardé à la question de la table elle-même, et s’est contenté de dire ceci :

La même chose est arrivée le 21 octobre, le 12 novembre et le 14 novembre 1988, durant la campagne électorale fédérale. À ces occasions, le demandeur et ses compagnons ont installé des tables sur la Colline et ont même monté une tente à un moment donné, mais les autorités ont réagi de la même façon. Les agents de la GRC qui étaient sur les lieux leur ont demandé d’enlever immédiatement les objets en question et ont dit au demandeur qu’il serait arrêté s’il s’opposait à leur enlèvement. À chacune de ces occasions, le demandeur a résisté avec vigueur à l’enlèvement des objets en s’y accrochant, et il a dû être mis en état d’arrestation[35].

Le juge de première instance n’a tiré aucune conclusion au sujet de la question de savoir si les tables que l’appelant avait utilisées pour présenter ses dépliants constituaient un danger pour la sécurité ou la santé. Il n’a pas tiré de conclusion au sujet des problèmes que posait la présence des tables lorsqu’il s’agissait d’entretenir les terrains. Il n’a pas non plus tiré de conclusions au sujet de la question de savoir si cela portait un coup aux ressources de la GRC, puisqu’il fallait prendre des mesures de sécurité additionnelles, ou si la table flétrissait la beauté générale de la Colline ou encore si notre respect envers le Parlement s’en trouvait diminué. Le juge ne s’est pas demandé si l’intimée pouvait traiter isolément l’incident de la table installée par l’appelant ici en cause, compte tenu des activités auxquelles ce dernier s’était par le passé livré sur la Colline. En l’absence de pareilles conclusions, je ne puis donc pas dire que les mesures que l’intimée a prise, lorsqu’elle a empêché l’appelant de se servir d’une table sur la colline du Parlement pour distribuer des dépliants en 1988, portaient atteinte à la liberté d’expression de celui-ci, et ce, d’une manière qui n’était pas justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. Toutefois, je puis dire que, lorsque les circonstances s’y prêtent, il se peut bien que l’intimée n’ait pas le droit d’enlever une table, une estrade ou quelque autre accessoire de la colline du Parlement puisque cela peut violer les droits constitutionnels d’une personne, bien que l’intimée puisse d’autre part réglementer ces questions quant au temps, au lieu et à la manière. En d’autres termes, les tables ou les autres objets utilisés à l’appui de la protestation pourraient bien devoir être autorisés, mais la durée de leur utilisation, leur emplacement sur la propriété et la façon dont ils sont utilisés peuvent être raisonnablement contrôlés.

En ce qui concerne la question de savoir si le paragraphe 6(2) du Règlement permettait à la GRC d’enlever toute table qui se trouvait sur la Colline, j’estime que le libellé du Règlement n’étaye pas pareille interprétation. Il faut se rappeler que la disposition en question prévoit qu’« il est interdit d’ériger, d’utiliser, d’occuper ou de maintenir une structure sur un ouvrage public, à moins d’y être autorisé par le Ministre ». Une table, qui repose simplement sur le sol, n’est pas une « structure » selon la définition donnée par les dictionnaires à ce mot ordinaire[36].

À première vue, la disposition en question n’entrave pas la liberté d’expression. Le Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics en général, et la disposition en question en particulier, visent à empêcher la construction et le maintien de structures qui pourraient gêner l’utilisation, la jouissance ou l’entretien des ouvrages publics. Le Règlement ne vise pas à empêcher l’utilisation d’une table ordinaire ou d’autres objets pour exprimer un message. L’intimée a donné au paragraphe 6(2) du Règlement une interprétation déraisonnable lorsqu’elle a cherché à l’appliquer de façon à interdire à l’appelant d’apporter une table sur la Colline et de s’en servir pour y placer des dépliants. Cette disposition ne justifiait pas et ne pouvait pas justifier leur conduite, mais elle n’était pas non plus inconstitutionnelle.

CONCLUSION

Pour ces motifs, je conclus que le paragraphe 6(2) du Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics n’était pas inconstitutionnel. Les mesures que l’intimée a prises en enlevant le camp de la paix, en avril 1985, conformément à la common law, étaient justifiées en tant que limites raisonnables imposées à la liberté d’expression de l’appelant. Par conséquent, l’appel est rejeté, mais, dans les circonstances, les dépens ne seront pas adjugés.

Le juge Mahoney, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

Le juge McDonald, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.



[1] Weisfeld c. Canada, [1990] 1 C.F. 367 (1re inst.).

[2] L.R.O. 1980, ch. 511.

[3] C.R.C., 1978, ch. 1365, mod. par le Règlement concernant les actes nuisibles sur des ouvrages publics—Modification, DORS/85-370, 23 avril 1985.

[4] Loi sur les travaux publics, S.R.C. 1970, ch. P-38 :

3. Dans la présente Partie

« ouvrage public » ou « travaux publics » signifie tout ouvrage ou propriété qui relève du Ministre.

[5] Weisfeld, précité, à la p. 385.

[6] Ibid., à la p. 394.

[7] [1989] 1 R.C.S. 927 (ci-après Irwin Toy).

[8] [1991] 1 R.C.S. 139 (ci-après République du Canada).

[9] Irwin Toy, précité, à la p. 969, juge en chef Dickson.

[10] Irwin Toy, précité, à la p. 969. Voir également R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731, à la p. 753; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, aux p. 729, 826; R. v. Kopyto (1987), 24 O.A.C. 81 (C.A. Ont.), à la p. 90; et Ontario Film and Video Appreciation Society and Ontario Board of Censors, Re (1983), 41 O.R. (2d) 583 (Cour div.), à la p. 590; conf. (1984), 45 O.R. (2d) 80 (C.A.). Et voir P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 3rd ed. (Toronto : Carswell, 1992), aux p. 963 et 964.

[11] Voir, par ex., Tinker v. Des Moines Community School District, 393 U.S. 503 (1969); Spense v. Washington, 418 U.S. 405 (1974); Texas v. Johnson, 491 U.S. 397 (1989); et United States v. Eichman, 496 U.S. 310 (1990).

[12] [1986] 2 R.C.S. 573, à la p. 588, juge McIntyre (ci-après Dolphin Delivery).

[13] Voir, par ex., Irwin Toy, précité, à la p. 970; Dolphin Delivery, précité, à la p. 588.

[14] République du Canada, précité, aux p. 150 et 151.

[15] Ibid., aux p. 157 et 158.

[16] Irwin Toy, précité, à la p. 976.

[17] République du Canada, précité, à la p. 241, juge McLachlin.

[18] [1993] 2 R.C.S. 1084.

[19] Voir, par ex., Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, à la p. 367.

[20] Dans République du Canada, précité, les droits en question découlaient du Code civil du Bas-Canada, qui autorise le propriétaire à retirer à un invité la permission de se trouver sur sa propriété. À la p. 245, Madame le juge McLachlin signale qu’il en va de même en vertu de la common law qui s’applique dans les autres provinces.

[21] Ibid., à la p. 245.

[22] [1991 1 R.C.S. 933.

[23] [1993] 3 R.C.S. 768.

[24] Ibid., à la p. 779.

[25] [1986] 1 R.C.S. 103.

[26] R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 352.

[27] Oakes, précité, à la p. 139.

[28] R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Irwin Toy, précité; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303; République du Canada, précité; et R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154.

[29] Chaulk, précité, à la page 1341, juge en chef Lamer.

[30] Voir McKinney, précité, aux p. 398 à 405; Chaulk, précité, aux p. 1388 à 1393; Wholesale Travel Group Inc., précité, à la p. 257.

[31] République du Canada, précité, aux p. 219 à 222 et 246 à 249; et Ramsden, précité, à la p. 1105.

[32] République du Canada, précité, à la p. 249, juge McLachlin.

[33] [1988] 2 R.C.S. 712, à la p. 772.

[34] Ramsden, précité, aux p. 1105 et 1106.

[35] Weisfeld, précité, aux p. 375 et 376.

[36] Voir, par exemple, Shorter Oxford English Dictionary, vol. II, p. 2156.

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