Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1995] 1 C.F. 284

IMM-1531-93

Hooshang Attar Jafari (requérant)

c.

Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Jafari c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Nadon—Toronto, 28 mars; Québec, 18 août; Ottawa, 22 août 1994.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Le Règlement sur la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié dispense les demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré de l’assujettissement à la procédure normale de détermination du statut de réfugié à condition qu’il ait été déterminé que leur revendication comporte un minimum de fondement et qu’ils ne soient pas visés par certains critères d’exclusion — L’art. 3(2)f) exclut les personnes qui ont quitté le Canada après l’entrée en vigueur du Règlement et qui sont demeurées hors du Canada pendant plus de sept jours — L’art. 3(2)f) est ultra vires pour le motif qu’il est principalement fondé sur des facteurs non pertinents — Le pouvoir de réglementation du gouverneur en conseil est assujetti à l’art. 6(2) de la Loi sur l’immigration : la composition de pareilles catégories doit être conforme à la tradition humanitaire du Canada envers les personnes déplacées et persécutées — L’exclusion d’une personne de l’arriéré simplement parce qu’elle a quitté le Canada pendant plus de sept jours est incompatible avec le but de la loi.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Le Règlement sur la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié dispense les demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré de l’assujettissement à la procédure normale de détermination du statut de réfugié à condition qu’il ait été déterminé que leur revendication comporte un minimum de fondement et qu’ils ne soient pas visés par certains critères d’exclusion — L’art. 3(2)f) exclut les personnes qui ont quitté le Canada après l’entrée en vigueur du Règlement et qui sont demeurées hors du Canada pendant plus de sept jours — L’art. 3(2)f) ne viole pas l’art. 7 de la Charte — Le fait d’assujettir le demandeur de statut à la procédure normale de détermination du statut de réfugié, conformément à la justice fondamentale, ne viole pas la sécurité de la personne.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — Le Règlement sur la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié dispense les demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré de l’assujettissement à la procédure normale de détermination du statut de réfugié à condition qu’il ait été déterminé que leur revendication comporte un minimum de fondement et qu’ils ne soient pas visés par certains critères d’exclusion — L’art. 3(2)f) exclut les personnes qui ont quitté le Canada après l’entrée en vigueur du Règlement et qui sont demeurées hors du Canada pendant plus de sept jours — Le requérant a allégué qu’il y avait discrimination contre des personnes qui n’ont pas la citoyenneté — Il ne s’agit ni d’une « caractéristique personnelle » ni d’une « caractéristique personnelle immuable » — Les effets de l’art. 3(2)f) résultent du choix que font les demandeurs de statut qui font partie de l’arriéré de quitter le Canada pendant plus de sept jours — Que le requérant soit ou non au courant l’art. 3(2)f) est sans rapport avec la question de savoir si les effets de la disposition étaient discriminatoires.

Il s’agissait d’une demande visant à obtenir une ordonnance déclarant que l’article 3(2)f) du Règlement sur la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié est ultra vires de la Loi sur l’immigration ou qu’il contrevient aux articles 7 et 15 de la Charte, ainsi qu’un bref de mandamus enjoignant à l’intimé et à ses fonctionnaires de traiter et de trancher la demande de droit d’établissement du requérant conformément au Règlement.

Le requérant, de citoyenneté iranienne, est arrivé en 1986 au Canada, et il a immédiatement revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention. Sa revendication n’avait pas encore été traitée lorsque la Loi sur l’immigration a été modifiée, en 1989, et lorsque le Règlement sur la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié a été promulgué en vertu de la Loi. Le Règlement dispensait les demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré de l’assujettissement à la procédure normale de détermination du statut de réfugié à condition qu’il ait été déterminé que leur revendication comportait un minimum de fondement et qu’ils ne fussent pas visés par certains critères d’exclusion, dont l’alinéa 3(2)f) (prévoyant que les personnes qui avaient quitté le Canada après l’entrée en vigueur du Règlement et qui étaient demeurées hors du Canada pendant plus de sept jours ne pouvaient pas faire partie de la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié). En juillet 1990, le requérant était allé aux États-Unis pendant douze jours. Il n’était pas au courant de la règle des sept jours s’appliquant aux demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré. En octobre 1991, on l’a informé qu’il ne faisait pas partie de l’arriéré parce qu’il était demeuré hors du Canada pendant plus de sept jours. En octobre 1992, le ministre a reconnu que la revendication du requérant comportait un minimum de fondement, et une mesure d’exclusion conditionnelle a été prise.

Le paragraphe 6(1) de la Loi sur l’immigration prévoit que les immigrants, notamment les réfugiés au sens de la Convention, les parents et les immigrants indépendants, peuvent obtenir le droit d’établissement s’ils établissent qu’ils satisfont aux normes réglementaires de sélection visant à déterminer l’aptitude des immigrants à réussir leur installation au Canada. Le paragraphe 6(2) prévoit que les personnes appartenant à une catégorie déclarée admissible dont l’admission serait en conformité avec la tradition humanitaire suivie par le Canada peuvent être admises, sous réserve des règlements. Le requérant a fait valoir que l’article 6 énonçait deux fins concourantes que le gouverneur en conseil était tenu de respecter lorsqu’il exerçait le pouvoir de réglementation que lui conféraient les alinéas 114(1)d) et e) : (1) se conformer à la tradition humanitaire suivie par le Canada à l’égard des personnes déplacées ou persécutées; et (2) établir, aux fins de l’admission, des critères de sélection fondés sur des facteurs tels que la parenté, l’instruction, la langue, la compétence, dans le but de déterminer si un immigrant pourra réussir son installation au Canada. Le requérant a soutenu que l’exclusion du groupe de l’arriéré d’un demandeur du statut de réfugié qui s’est absentée du Canada pendant huit jours ou plus n’avait aucun rapport avec ces fins.

Le requérant a également soutenu que l’alinéa 3(2)f) violait le droit à la sécurité de sa personne d’une manière qui n’était pas en conformité avec les principes de justice fondamentale en lui niant l’avantage accordé par le Règlement sur l’arriéré à ceux qui avaient revendiqué le statut de réfugié avant le 1er janvier 1989 en leur donnant la possibilité de demander le droit d’établissement, au lieu d’avoir à se soumettre à une audition complète devant la section du statut, après qu’il a été jugé que leur revendication comportait un minimum de fondement. En privant un demandeur du statut de réfugié de cet avantage simplement parce qu’il a quitté le Canada pendant plus de sept jours, sans examiner les raisons de son absence, on viole le droit de celui-ci à la sécurité de sa personne d’une manière qui n’est pas en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Enfin, le requérant a soutenu que le fait de ne pas permettre aux demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré de quitter le Canada pendant plus de sept jours constitue de la discrimination interdite par l’article 15 de la Charte. Le requérant a soutenu que les gens qui n’ont pas la citoyenneté forment une minorité discrète et isolée pour l’application de l’article 15 et que, par conséquent, la distinction de traitement fondée uniquement sur ce motif constitue de la discrimination.

Jugement : la demande devrait être accueillie en partie.

L’alinéa 3(2)f) du Règlement sur la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié est ultra vires de la Loi sur l’immigration.

L’alinéa 3(2)f) ne cite aucun but qui soit conforme à la tradition humanitaire suivie par le Canada à l’égard des personnes déplacées ou persécutées. L’alinéa 3(2)f) excède les pouvoirs du gouverneur en conseil puisqu’il est « fondé entièrement ou principalement sur des facteurs non pertinents ». Le gouverneur en conseil jouit d’un pouvoir étendu de prendre des règlements, pour l’application du paragraphe 6(2), accordant une dispense à certaines « catégories » à la condition, énoncée dans le paragraphe 6(2), que la composition de ces catégories soit conforme à la tradition humanitaire suivie par le Canada à l’égard des personnes déplacées ou persécutées. L’exclusion de certaines personnes du groupe de l’arriéré simplement parce qu’elles ont quitté le Canada pendant plus de sept jours, et ce, sans égard au motif de leur absence, n’est pas conforme au but déclaré de la création des catégories exemptées.

Ni l’article 7 ni l’article 15 de la Charte n’ont été violés. Le simple fait d’assujettir l’intéressé à la procédure normale de détermination du statut de réfugié, procédure qui est en conformité avec les principes de justice fondamentale, ne constitue pas une violation de son droit à la sécurité de sa personne. Tous les motifs de discrimination énumérés à l’article 15, à l’exception de la religion, sont des caractéristiques personnelles qui sont immuables chez les individus. La distinction de traitement qui était alléguée par le requérant ne résultait ni d’une « caractéristique personnelle » ni d’une « caractéristique personnelle immuable » qui lui appartenait. Les conséquences de l’alinéa 3(2)f) résultent du choix des demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré de quitter le Canada pendant plus de sept jours. La question de savoir si le requérant était ou non au courant de l’alinéa 3(2)f) est sans rapport avec la question de savoir si les effets de cette disposition étaient discriminatoires.

Le paragraphe 6(1) de la Loi parle d’accorder aux immigrants le droit d’établissement, et non l’admission. Il ne serait pas exact d’exiger que la teneur du règlement sur l’arriéré, qui, selon le paragraphe 6(2), régit simplement l’admission des demandeurs du statut de réfugié, soit nécessairement compatible avec les critères de sélection énoncés à l’alinéa 114(1)a).

Les questions suivantes ont été certifiées, conformément au paragraphe 83(1) de la Loi sur l’immigration, à titre de questions graves de portée générale : (1) L’alinéa 3(2)f) est-il ultra vires des pouvoirs de réglementation que l’article 114 de la Loi sur l’immigration confère au gouverneur en conseil? et (2) L’alinéa 3(2)f) viole-t-il les articles 7 et 15 de la Charte?

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 15.

Loi de 1976 sur l’immigration, S.C. 1976-77, ch. 52, art. 115b).

Loi modifiant la Loi sur l’immigration et d’autres lois en conséquence, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28.

Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1970, ch. C-19.

Loi sur la Commission d’appel de l’immigration, S.R.C. 1970, ch. I-3, art. 8(1).

Loi sur le pilotage, S.C. 1970-71-72, ch. 52, art. 14.

Loi sur les normes des produits agricoles du Canada, S.R.C. 1970, ch. A-8, art. 8.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 6 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 3), 83(1) (mod., idem, art. 73), 114(1) (mod., idem, art. 102).

Règlement sur la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié, DORS/90-40, art. 3(2)f) (mod. par DORS/92-722, art. 1).

Règlement sur la citoyenneté canadienne, DORS/68-404, art. 19(1)b).

Règlement sur le pilotage dans la région du Pacifique, DORS/73-82, art. 9(2)a), 10(1)a).

Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, art. 4(3) (mod. par DORS/84-140, art. 1).

Règlement sur l’octroi de permis pour le commerce des produits, DORS/67-605.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1; Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; (1959), 16 D.L.R. (2d) 689; Assoc. canadienne des importateurs réglementés c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 247; (1994), 17 Admin. L.R. (2d) 121 (C.A.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

Dhami c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 9 Imm. L.R. (2d) 161; 107 N.R. 95 (C.A.F.); Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; (1985), 24 D.L.R. (4th) 536; [1986] 1 W.W.R. 481; 69 B.C.L.R. 145; 23 C.C.C. (3d) 289; 48 C.R. (3d) 289; 18 C.R.R. 30; 36 M.V.R. 240; 63 N.R. 266; Kaur c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 C.F. 209; (1989), 64 D.L.R. (4th) 317; 10 Imm. L.R. (2d) 1; 104 N.R. 50 (C.A.); Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 581; (1991), 85 D.L.R. (4th) 166 (C.A.); Berrahma c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1991), 132 N.R. 202 (C.A.F.); Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 696; (1993), 100 D.L.R. (4th) 151; 14 C.R.R. (2d) 146; 18 Imm. L.R. (2d) 165; 151 N.R. 69 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Ulin c. La Reine, [1973] C.F. 319; (1973), 35 D.L.R. (3d) 738 (1re inst.); Re Cardona et Ministre de la Main-d’œuvre et de l’immigration (1978), 89 D.L.R. (3d) 77 (C.A.F.); Steve Dart Co. c. Commission d’arbitrage (Règlement sur l’octroi de permis pour le commerce de produits), [1974] 2 C.F. 215; (1974), 46 D.L.R. (3d) 745 (1re inst.); L’Administration de pilotage du Pacifique c. Alaska Trainship Corp., [1980] 2 C.F. 54; (1979), 104 D.L.R. (3d) 364; 28 N.R. 451 (C.A.); Horbas c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 359; (1985), 22 D.L.R. (4th) 600 (1re inst.); Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255.

DÉCISION CITÉE :

Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219; (1989), 59 D.L.R. (4th) 321; [1989] 4 W.W.R. 193; 58 Man. R. (2d) 161; 26 C.C.E.L. 1; 10 C.H.R.R. D/6183; 89 CLLC 17,012; 45 C.R.R. 115; 94 N.R. 373.

DOCTRINE

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 2nd ed., Toronto : Carswell Co. Ltd., 1985.

DEMANDE d’ordonnance déclarant que l’alinéa 3(2)f) du Règlement sur la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugiés est ultra vires de la Loi sur l’immigration, ou qu’il viole les articles 7 et 15 de la Charte, et d’un bref de mandamus enjoignant à l’intimé de traiter une demande de droit d’établissement fondée sur le Règlement. Demande accueillie en partie.

AVOCATS :

Barbara L. Jackman pour le requérant.

Alice L. Abbott pour l’intimé.

PROCUREURS :

Jackman & Associates, Toronto, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Nadon : Il s’agit d’une demande visant à obtenir, d’une part, une ordonnance déclarant que l’alinéa 3(2)f) du Règlement sur la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié, DORS/90-40 [mod. par DORS/92-722, art. 1] (le « Règlement »), est nul et non avenu du fait qu’il est ultra vires de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2] ou qu’il contrevient aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] et, d’autre part, un bref de mandamus enjoignant à l’intimé et à ses fonctionnaires de traiter et de trancher la demande de droit d’établissement du requérant conformément au Règlement.

Le requérant, de citoyenneté iranienne, est arrivé le 16 novembre 1986 au Canada où il a immédiatement demandé la protection de notre pays à titre de réfugié au sens de la Convention. N’ayant pas reçu de réponse à sa revendication du statut de réfugié avant la modification de la Loi sur l’immigration en 1989, il a acquis de ce fait la qualité de demandeur du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré en vertu du Règlement qui a été pris à cette époque [21 déc. 1989]. Dans l’essentiel, ledit Règlement dispense les demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré de l’assujettissement à la procédure normale de détermination du statut de réfugié à condition qu’il ait été déterminé que leur revendication comporte un minimum de fondement et qu’ils ne soient pas visés par certains critères d’exclusion prévus. L’un de ces critères est prévu par l’alinéa 3(2)f) du Règlement, dont voici le texte :

3. …

(2) Les personnes suivantes ne peuvent faire partie de la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié :

f) celles qui ont quitté le Canada après l’entrée en vigueur du présent règlement et qui sont demeurées hors du Canada pendant plus de sept jours.

Le requérant a traversé la frontière pour entrer aux États-Unis au moins deux fois, soit une fois en juillet 1990 et une autre fois en août de la même année. Selon lui, frustré par la lenteur du règlement de son cas au Canada, il a voulu aller voir deux de ses oncles qui vivaient aux États-Unis.

La visite de juillet, qui est à l’origine de la controverse en l’espèce, a mal commencé. Croyant que son permis ministériel n’était pas suffisant pour lui permettre d’aller aux États-Unis, il a traversé à pied la frontière canado-américaine à un endroit non contrôlé situé au sud de Montréal. Il a été appréhendé peu après par une patrouille frontalière américaine qui l’a emmené à un bureau d’immigration des États-Unis, où les autorités l’ont obligé à verser une caution et à leur remettre son permis ministériel canadien. On l’a autorisé à poursuivre son voyage aux États-Unis, mais il était tenu de se présenter aux autorités américaines à son retour au Canada. Il ressort de la transcription de l’interrogatoire du requérant que le bureau d’immigration au point d’entrée lui a fixé un rendez-vous précis, devant avoir lieu à Buffalo environ 12 jours plus tard. Selon le requérant, il n’avait pas le choix de la date du rendez-vous. Il est rentré au Canada par Niagara Falls environ 12 jours plus tard. Alors qu’il n’était plus en possession de son permis ministériel, on l’a quand même autorisé à rentrer au Canada après qu’un contrôle informatique eut confirmé qu’il était bien détenteur d’un tel permis. Apparemment, il n’était pas au courant de la règle des sept jours pour les demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré, quoique le public ait pu se procurer un document intitulé La procédure d’élimination de l’arriéré. La première version de cette brochure a été éditée en janvier 1990. Malheureusement, l’intimé a produit seulement la version d’octobre 1990. On ne sait donc pas exactement si la brochure que le requérant aurait pu se procurer mentionnait expressément ou non la règle des sept jours.

Le requérant a été convoqué à une réunion fixée au 4 octobre 1991 dans un bureau d’Immigration Canada. Il a assisté à la réunion en compagnie d’un étudiant en droit affecté par le cabinet de son avocate. On l’a alors informé qu’il ne faisait pas partie de l’arriéré parce qu’il était demeuré hors du Canada pendant plus de sept jours et que, par conséquent, son dossier serait transféré à un autre bureau qui serait chargé de déterminer si sa revendication du statut de réfugié avait un minimum de fondement. On l’a aussi informé qu’il n’était plus autorisé à travailler au Canada, mais il a continué de travailler par la suite. Il a décidé de ne pas contester immédiatement cette décision, car il jugeait préférable d’attendre pour agir que l’on ait conclu que sa revendication du statut de réfugié comportait un minimum de fondement (c’est-à-dire que si l’on avait conclu qu’elle n’en comportait pas, il importerait peu qu’il ait été exclu ou non de l’arriéré pour être demeuré hors du Canada pendant plus de sept jours). En outre, son avocate a envoyé une lettre le 7 octobre 1990 demandant qu’on transfère immédiatement son dossier au bureau d’immigration chargé de la procédure normale de détermination du statut de réfugié pour être traité le plus tôt possible.

Ce n’est que le 13 octobre 1992 que le traitement de la revendication du statut de réfugié du requérant s’est poursuivi. Le représentant du ministre a alors reconnu que le requérant était admis à revendiquer le statut de réfugié au Canada et que sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention comportait un minimum de fondement. Une mesure d’exclusion conditionnelle a alors également été prise.

Le requérant devait à l’origine être entendu par la section du statut à une audience fixée au 14 décembre 1992, mais cette audience a été reportée sans raison apparente. L’audience suivante, fixée au 16 février 1993, a été reportée, cette fois à la demande du requérant. Aucune nouvelle audience n’a été fixée jusqu’à ce jour.

Entre-temps, le requérant a officiellement présenté une demande de droit d’établissement par lettre datée du 3 novembre 1993. L’intimé prétend que la demande était incomplète étant donné que le requérant avait libellé comme payables au receveur général de l’Ontario, au lieu du receveur général du Canada, les droits exigibles de 450 $. À ce jour, le requérant n’a pas reçu de réponse officielle à cette demande.

LES QUESTIONS EN LITIGE

Le requérant soutient qu’il est en droit d’obtenir que sa demande de droit d’établissement soit traitée conformément au Règlement et que le fait pour l’intimé et ses fonctionnaires de ne pas traiter sa demande contrevient à la loi. Il fonde son argument sur le caractère illégal de son exclusion, en vertu de l’alinéa 3(2)f) du Règlement, de la catégorie admissible des demandeurs du statut de réfugié qui font partie de l’arriéré. Sur la question de l’illégalité, il fait valoir deux arguments :

1. L’alinéa 3(2)f) du Règlement est nul et non avenu du fait qu’il est ultra vires des pouvoirs de réglementation que la Loi sur l’immigration confère au gouverneur en conseil; et

2. L’alinéa 3(2)f) du Règlement est nul et non avenu du fait qu’il enfreint les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 (la « Charte »).

Je vais examiner tour à tour chacun de ces arguments.

Les arguments concernant le caractère ultra vires

Au sujet du caractère ultra vires, le requérant avance deux arguments. Primo, il soutient que, lorsque le Règlement a été pris, le gouverneur en conseil ne jouissait d’aucun pouvoir expressément conféré par le législateur pour prendre l’alinéa 3(2)f). Plus précisément, le requérant affirme que cet alinéa ne vise aucune fin prévue par la Loi concernant l’admission ou la définition des catégories. Secundo, l’alinéa 3(2)f) étant arbitraire et ne visant aucune fin prévue par la Loi, le gouverneur en conseil n’avait pas le pouvoir de le prendre.

Voici le texte des dispositions pertinentes de la Loi telles qu’elles existaient à l’époque où le requérant a été exclu du groupe de l’arriéré :

6. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi et de ses règlements, les immigrants, notamment les réfugiés au sens de la Convention, les parents et les immigrants indépendants, peuvent obtenir le droit d’établissement s’ils convainquent l’agent d’immigration qu’ils satisfont aux normes réglementaires de sélection visant à déterminer l’aptitude des immigrants à réussir leur installation au Canada.

(2) Les réfugiés au sens de la Convention et les personnes appartenant à une catégorie déclarée admissible par le gouverneur en conseil conformément à la tradition humanitaire suivie par le Canada à l’égard des personnes déplacées ou persécutées peuvent être admis, sous réserve des règlements pris à cette fin et par dérogation aux règlements d’application générale[i].

114. (1) Le gouverneur en conseil peut, par règlement :

a) prévoir l’établissement et l’application de normes de sélection, fondées sur des critères tels que la parenté, l’instruction, la langue, la compétence, l’expérience professionnelle et autres qualités et connaissances personnelles et tenant compte des facteurs démographiques et de la situation du marché du travail au Canada, dans le but de déterminer si un immigrant pourra réussir son installation au Canada;

d) définir les catégories de personnes visées au paragraphe 6(2);

e) dispenser les réfugiés au sens de la Convention et les catégories de personnes visées à l’alinéa d) des exigences réglementaires d’application générale et prendre des mesures spéciales quant à leur admission;

À l’appui de son premier argument concernant le caractère ultra vires, le requérant fait valoir que les paragraphes 6(1) et (2) de la Loi énoncent deux fins concourantes que le gouverneur en conseil est tenu de respecter lorsqu’il exerce les pouvoirs de réglementation que lui confèrent les alinéas 114(1)d) et e) de la Loi, soit :

1. Se conformer à la tradition humanitaire suivie par le Canada à l’égard des personnes déplacées ou persécutées;

2. Établir des critères de sélection fondés, conformément à l’alinéa 114(1)a) de la Loi, sur des facteurs sociaux, humanitaires ou économiques tels que la parenté, l’instruction, la langue, la compétence, etc., « dans le but de déterminer si un immigrant pourra réussir son installation au Canada ».

Le requérant soutient que l’exclusion d’un demandeur du statut de réfugié du groupe de l’arriéré pour avoir été absent du Canada pendant huit jours ou plus n’a aucun rapport avec ces fins. Il soutient en outre que, malgré le fait que les alinéas 114(1)d) et e) et le paragraphe 6(2) de la Loi envisagent la création, par règlement, d’une exception humanitaire qui prévoirait probablement une norme de sélection moins stricte, l’alinéa 3(2)f) du Règlement, qui ne s’applique à aucune des catégories ordinaires d’immigrants, impose une norme de sélection arbitraire qui est plus stricte et qui est sans rapport avec l’admission ou les considérations humanitaires.

Est-ce vrai que la Loi limite aux deux fins susmentionnées la portée du Règlement qui dispense les catégories admissibles de l’assujettissement à la procédure normale de détermination du statut de réfugié? À mon avis, le texte de la Loi appuie seulement, dans l’établissement de catégories exemptées, le respect nécessaire de la fin relative à la tradition humanitaire suivie par le Canada à l’égard des personnes déplacées ou persécutées. Le paragraphe 6(1) de la Loi parle d’accorder aux immigrants le droit d’établissement et non de l’admission. Il ne serait donc pas exact d’exiger que la teneur du règlement sur l’arriéré, qui, selon le paragraphe 6(2) de la Loi, régit simplement l’admission des demandeurs du statut de réfugié, soit nécessairement compatible avec les critères de sélection énoncés à l’alinéa 114(1)a) de la Loi.

Il n’y a aucun doute dans mon esprit que l’alinéa 3(2)f) ne vise aucun but qui soit conforme à la tradition humanitaire suivie par le Canada à l’égard des personnes déplacées ou persécutées; en effet, il est difficile de trouver un quelconque but légitime visé par cette disposition. Aucune des prétendues fins visées par l’alinéa 3(2)f), et exposées dans l’affidavit de M. Brian Dougall, membre de l’équipe qui a mis au point le Règlement, n’est particulièrement convaincante. M. Dougall déclare en premier lieu que la règle des sept jours a été ajoutée pour compenser l’absence d’une disposition autorisant un demandeur du statut de réfugié à maintenir sa revendication du statut de réfugié après avoir quitté le Canada. Vu de cette façon, l’alinéa 3(2)f) a été pris pour protéger les demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré en leur conservant le bénéfice de la procédure moins stricte applicable à l’arriéré tout en leur permettant de quitter le Canada pour des raisons familiales urgentes, etc. La réalité, cependant, est qu’on ne peut lire nulle part dans la Loi ou dans le Règlement que les demandeurs du statut de réfugié qui ont quitté le Canada pendant une brève période doivent être nécessairement exclus des procédures applicables aux réfugiés ordinaires et aux réfugiés de l’arriéré; il appartient à l’arbitre de déterminer dans chaque cas si un demandeur du statut de réfugié s’est désisté ou non.

Le deuxième facteur qui aurait motivé la rédaction de l’alinéa 3(2)f) a été le désir de tenir distinctes la procédure applicable aux demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré et celle qui est applicable aux demandeurs ne faisant pas partie de l’arriéré. Selon M. Dougall, quoique ces procédures parallèles comprennent toutes deux une même première étape, celle de l’audience visant à établir si la revendication du statut de réfugié comporte un minimum de fondement, la structure administrative de cette audience est distincte dans les deux cas et, en fait, elle a été plus rapide dans le cas de la procédure applicable aux demandeurs ne faisant pas partie de l’arriéré après l’entrée en vigueur du Projet de loi C-55 [Loi modifiant la Loi sur l’immigration et d’autres lois en conséquence, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28] en janvier 1989. La restriction des sept jours visait à [traduction] « minimiser le nombre de personnes qui voudraient, soit passer d’un genre de procédure à l’autre, soit s’engager simultanément dans les deux programmes ».

Interrogé au sujet du fonctionnement de la procédure, M. Dougall a reconnu qu’il n’y avait rien en droit qui empêchait les demandeurs faisant partie de l’arriéré de choisir de se retirer de l’arriéré en faveur de la nouvelle procédure. Compte tenu de cette réalité, le but déclaré visant à maintenir distinctes les deux procédures devient un but illusoire.

Le dernier facteur qui aurait motivé la création de l’alinéa 3(2)f) a été de faire en sorte que le programme d’élimination de l’arriéré contienne une limite de temps. Selon les paroles de M. Dougall :

[traduction] La restriction a été imposée afin d’éviter que des personnes quittent le Canada pour des périodes indéterminées et y retournent en demandant le droit d’établissement à titre de membres d’une catégorie admissible.

Certes, les demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré qui s’absentent du Canada pendant une période prolongée courent le risque que l’on juge qu’ils se sont désistés de leur revendication du statut de réfugié. Par ailleurs, la réalité ne correspond pas à la théorie déclarée. Durant son contre-interrogatoire, M. Dougall a reconnu que les bureaux chargés d’entendre les cas de l’arriéré à Toronto n’ont fermé qu’en juin 1993 et qu’il reste probablement des cas qui ne sont pas encore définitivement tranchés.

Ainsi, la question qui se pose est de savoir si cette Cour est habilitée à invalider l’alinéa 3(2)f) du Règlement parce qu’il est arbitraire et qu’il ne vise aucune fin qui soit conforme à la Loi. À la lumière des sources de droit présentées par les deux parties, je suis d’avis que cet alinéa peut et doit être invalidé.

Aucun pouvoir, y compris le pouvoir de réglementation conféré au gouverneur en conseil, n’est absolu. Selon les paroles du juge Rand dans l’affaire Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, à la page 140 :

[traduction] … une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi. La fraude et la corruption à la Commission peuvent ne pas être mentionnées dans de telles lois, mais elles sont toujours implicites en tant qu’exceptions. La « discrétion » implique nécessairement la bonne foi dans l’exercice d’un devoir public. Une loi doit toujours s’entendre comme s’appliquant dans une certaine optique, et tout écart manifeste de sa ligne ou de son objet est tout aussi répréhensible que la fraude ou la corruption.

Ainsi, dans les cas où un règlement contrevenait manifestement à la loi habilitante, les tribunaux n’ont pas hésité à le déclarer ultra vires. Dans Ulin c. La Reine, [1973] C.F. 319 (1re inst.), par exemple, l’alinéa 19(1)b) des Règlements sur la citoyenneté canadienne [DORS/68-404], qui prévoyait qu’un immigrant souhaitant obtenir un certificat de citoyenneté canadienne, devait « faire une déclaration, selon une formule prescrite, de renonciation à sa nationalité ou citoyenneté précédente », a été déclaré ultra vires. Selon le juge en chef adjoint Noël, cet alinéa a effectivement ajouté une nouvelle condition de fond pour l’obtention de la citoyenneté, alors que la Loi sur la citoyenneté canadienne [S.C.R. 1970, ch. C-29] ne prévoyait pas la création par le gouverneur en conseil d’une nouvelle condition de fond. En fait, selon lui, la procédure prévue dans la Loi sur la citoyenneté canadienne pour la prestation du serment d’allégeance indiquait que le législateur voulait que ce serment constitue la seule condition pour la délivrance d’un certificat de citoyenneté.

Dans le renvoi Re Cardona et Ministre de la Main-d’œuvre et de l’immigration (1978), 89 D.L.R. (3d) 77 (C.A.F.), on lit que la Commission d’appel de l’immigration avait établi une règle, approuvée par le gouverneur en conseil, qui exigeait des parties souhaitant obtenir les motifs de ses décisions de lui en faire la demande par écrit dans les 30 jours de la décision. Cette règle était censée avoir été établie en vertu du paragraphe 8(1) de la Loi sur la Commission d’appel de l’immigration, S.R.C. 1970, ch. I-3, dont voici le texte :

8. (1) La Commission peut, sous réserve de l’approbation du gouverneur en conseil, établir des règles non incompatibles avec la présente loi en ce qui concerne son activité et la pratique et la procédure relatives aux appels à la Commission prévus par la présente loi.

Le juge Le Dain a statué que la règle était ultra vires en dépit du paragraphe 8(1), car elle était incompatible avec le paragraphe 7(3) de la même Loi sur la Commission d’appel de l’immigration, qui conférait aux parties qui comparaissaient devant la Commission un droit absolu de recevoir les motifs de ses décisions.

La théorie concernant le caractère ultra vires peut aussi être invoquée pour invalider un règlement qui excède manifestement la portée du pouvoir de réglementation conféré par la loi habilitante. Dans le renvoi Steve Dart Co. v. Board of arbitration (Produce Licensing Regulations), [1994] 2 C.F. 215 (1re inst.), les articles du Règlement sur l’octroi de permis pour le commerce des produits, DORS/67-605, qui prétendaient constituer une commission d’arbitrage, étaient contestés comme étant ultra vires. Le règlement en question conférait à cette commission, entre autres pouvoirs, celui de juger des plaintes et de rendre des décisions exécutoires contre les détenteurs de permis pour le commerce des produits qui n’acquittaient pas les sommes dues sur des opérations commerciales.

En statuant que les dispositions contestées étaient ultra vires, le juge Addy, de la Section de première instance de cette Cour, a noté que l’objectif général de la loi habilitante, soit la Loi sur les normes des produits agricoles du Canada, S.R.C. 1970, ch. A-8, était d’établir des normes nationales pour les produits agricoles et de réglementer le commerce international et interprovincial de ces produits, et que rien dans cette Loi n’autorisait explicitement la création de la Commission. La seule disposition qui aurait pu accessoirement fournir une telle autorisation était l’article 8, qui prévoyait que le gouverneur en conseil pouvait édicter des règlements « pour la réalisation des fins et l’exécution de la présente loi, ainsi que pour prescrire tout ce qui doit être prescrit selon la présente loi ». Le juge Addy estimait cependant que le pouvoir de créer ce qui, en fait, était un tribunal ou une cour, dont les membres jouissaient d’importants pouvoirs qui leur étaient délégués, devait être conféré explicitement au gouverneur en conseil et non au moyen d’une disposition aussi vague que l’article 8. Voici ce qu’il a dit à la page 749 :

Cet article accorde le droit supplémentaire d’édicter des règlements pour la réalisation des fins de la Loi et la mise en œuvre de ses dispositions, mais ces questions doivent être clairement exprimées ou renfermées dans les autres articles de la Loi ou nécessairement en découler. Cela permet d’édicter des Règlements ejusdem generis par rapport à ceux qui sont autorisés dans les autres articles de la Loi prévoyant l’adoption de Règlements. Cela permet également d’édicter un Règlement nécessaire pour mettre effectivement en application une disposition clairement exprimée de la Loi ne relevant d’aucun de ses autres articles de réglementation; cela ne confère pas pour autant le droit d’édicter des Règlements touchant à une question qui n’est même pas abordée dans la Loi. [C’est moi qui souligne.]

Plus proche de la présente espèce quant au fond est l’affaire L’Administration de pilotage du Pacifique c. Alaska Trainship Corp., [1980] 2 C.F. 54 (C.A.). Dans cette affaire, des dispositions du Règlement sur le pilotage dans la région du Pacifique [DORS/73-82], soit l’alinéa 9(2)a), qui dispensait du pilotage obligatoire les navires immatriculés au Canada, et l’alinéa 10(1)a), qui fixait les conditions d’une telle dispense en faveur des navires immatriculés aux États-Unis, étaient contestées par les propriétaires et les exploitants d’un navire immatriculé au Libéria au motif que le règlement était ultra vires. En acceptant l’argument des propriétaires et des exploitants du navire concernant ce point, le juge Le Dain a noté que l’objectif déclaré de la Loi sur le pilotage [S.C. 1970-71-72, ch. 52] était d’assurer la sécurité. Vu que le pays d’immatriculation n’avait aucun rapport avec la question de la sécurité, la Cour a jugé que l’article 14 de cette Loi, qui conférait à l’Administration, avec l’approbation du gouverneur en conseil, le pouvoir d’établir des règlements « nécessaires pour atteindre ses objets », notamment des règlements généraux :

14. (1) …

b) prescrivant les navires ou catégories de navires assujettis au pilotage obligatoire;

c) prescrivant les circonstances dans lesquelles il peut y avoir dispense du pilotage obligatoire; [C’est moi qui souligne.]

n’autorisait pas l’établissement de règlements qui n’avaient aucun rapport avec la sécurité.

En l’espèce, le gouverneur en conseil jouit de même d’un pouvoir étendu de prendre des règlements, pour l’application du paragraphe 6(2), accordant une dispense à certaines « catégories » à la condition, énoncée dans le paragraphe 6(2), que la composition de ces catégories soit conforme à la tradition humanitaire suivie par le Canada à l’égard des personnes déplacées ou persécutées. À mon avis, l’exclusion de certaines personnes du groupe de l’arriéré simplement parce qu’elles ont quitté le Canada pendant plus de sept jours, et ce, sans égard au motif de leur absence, n’est pas conforme au but déclaré de la création des catégories exemptées.

L’avocate de l’intimé m’a signalé l’affaire Dhami c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 9 Imm. L.R. (2d) 161 (C.A.F.) dans laquelle le juge Heald a statué que le pouvoir de définir des « catégories » est correctement exercé si le groupe ainsi défini possède en commun au moins une caractéristique qui le distingue. Ainsi, un règlement qui distingue les fils adoptifs des fils biologiques dans le but de définir des catégories de personnes qui peuvent être parrainées a été jugé intra vires, même s’il n’y a pas de raison apparente de distinguer entre les enfants biologiques et les enfants adoptifs âgés de 14 à 18 ans dans l’affaire Dhami. La grande différence entre l’affaire Dhami et la présente espèce est que l’alinéa 115b) de la Loi [Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52], qui était en vigueur à l’époque de l’affaire Dhami et qui autorisait l’établissement de règlements définissant les catégories de personnes dont la demande de droit d’établissement pouvait être parrainée par des citoyens canadiens et celles dont la demande pouvait être parrainée par des résidents permanents, donnait au gouverneur en conseil le droit absolu de définir de telles catégories.

En outre, quoique le juge Heald ne l’ait pas mentionné explicitement dans l’affaire Dhami, il est possible de déduire au moins un but légitime qui aurait pu motiver le règlement qui a établi une distinction entre les enfants biologiques et les enfants adoptifs, soit la nécessité de décourager les adoptions qui sont arrangées exclusivement dans le but d’immigrer. Dans l’affaire Horbas c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 359 (1re inst.), c’est la reconnaissance de la nécessité de distinguer entre les arrangements de bonne foi et les arrangements de complaisance conclus exclusivement à des fins d’immigration qui a manifestement poussé la Section de première instance de la Cour fédérale à ne pas accepter l’argument selon lequel le paragraphe 4(3) du Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172 (modifié par DORS/84-140, art. 1), était ultra vires. Voici ce que le juge Strayer a dit à la page 368 :

Je ne vois pas pourquoi le gouverneur en conseil ne pourrait pas exclure d’une catégorie de personnes susceptibles d’être parrainées, celles qui se sont mariées principalement dans le but d’immigrer et non avec l’intention de vivre en permanence avec leur conjoint.

Ce n’est pas le rôle des tribunaux de contrôler, au moyen de la théorie relative au caractère ultra vires, si ce qui est en fait un choix législatif fait par le gouverneur en conseil est raisonnable ou non. Dans les cas où une institution est comptable envers le Parlement—et le Parlement envers le peuple—il appartient à l’électorat, et non à la magistrature, de juger la légitimité d’un choix législatif. Le juge Linden, dans l’affaire Assoc. canadienne des importateurs réglementés c. Canada (Procureur général) , [1994] 2 C.F. 247 (C.A.), a résumé ainsi, à la page 260, la conséquence pratique de cette dichotomie sur le critère à appliquer pour apprécier la légalité d’un choix législatif ou politique :

Le fait d’avoir tenu compte de certains facteurs non pertinents ne met pas en péril une décision en matière de politique; c’est seulement lorsqu’une telle décision est fondée entièrement ou principalement sur des facteurs non pertinents qu’elle est contestable. Il n’incombe pas au tribunal de juger si une décision est [traduction] « sage ou ne l’est pas ». (Voir Cantwell c. Canada (Ministre de l’Environnement) (1991), 6 C.E.L.R. (N.S.) 16 (C.F. 1re inst.), à la page 46, le juge MacKay.) Étant donné que ces questions portent sur des « jugements de valeur », notre Cour ne doit pas « [siéger] à titre d’organisme d’appel en vue de déterminer si le ministère responsable a pris la bonne décision ». (Voir le juge Strayer dans Vancouver Island Peace Society c. Canada, [1992] 3 C.F. 42 (1re inst.), à la page 49.)

Comme la Cour l’a dit dans l’arrêt Organisation nationale anti-pauvreté c. Canada (Procureur général), [1989] 3 C.F. 684, à la page 707, « Même si l’on devait présumer que le gouverneur en conseil visait une double fin (l’une conforme à son mandat … et l’autre excédant son mandat …), je doute que cela servirait la cause des intimés ». Car, comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué, « Les gouvernements ne publient pas les motifs de leurs décisions; ils peuvent être mus par une foule de considérations d’ordre politique, économique ou social, ou par leur propre intérêt ». (Voir Thorne’s Hardware Ltd., précité, aux pages 112 et 113).

Cependant, l’alinéa 3(2)f) rentre dans la catégorie d’une décision en matière de politique qui est « fondée entièrement ou principalement sur des facteurs non pertinents »; c’est pourquoi je suis d’avis qu’il excède les pouvoirs du gouverneur en conseil.

Les arguments concernant la Charte

L’article 7

Le requérant soutient que l’alinéa 3(2)f) du Règlement viole son droit à la sécurité de sa personne d’une manière qui n’est pas en conformité avec les principes de justice fondamentale. En particulier, il prétend que le règlement sur l’arriéré crée un avantage pour ceux qui ont revendiqué le statut de réfugié avant le 1er janvier 1989 en leur donnant la possibilité de demander le droit d’établissement, au lieu d’avoir à se soumettre à une audition complète devant la section du statut, après qu’il a été jugé que leur revendication comportait un minimum de fondement. En privant un demandeur du statut de réfugié de cet avantage simplement parce qu’il a quitté le Canada pendant plus de sept jours, sans examiner les raisons de son absence, on viole son droit à la sécurité de sa personne d’une manière qui n’est pas en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Il est bien établi, compte tenu de l’arrêt Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177 que les demandeurs du statut de réfugié au sens de la Convention sont protégés par la Charte et que leur expulsion viole leur droit à la sécurité de leur personne. Là où je ne suis pas d’accord avec le requérant, c’est à propos de la prémisse selon laquelle le simple fait de l’assujettir à la procédure normale de détermination du statut de réfugié, une procédure qui, selon toute apparence, est en conformité avec les principes de justice fondamentale, constitue une violation de son droit à la sécurité de sa personne. La situation du requérant diffère nettement de celle examinée dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, où il était question d’un emprisonnement imminent, et des situations en cause dans les arrêts Kaur c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 C.F. 209 (C.A.); Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 581 (C.A.); Berrahma c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 132 N.R. 202 (C.A.); et Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 696 (C.A.) , où il était question d’un renvoi imminent des demandeurs du statut de réfugié hors du Canada.

L’article 15

On peut soutenir, comme le fait le requérant, que le fait de ne pas permettre aux demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré de quitter le Canada pendant plus de sept jours constitue de la discrimination interdite par l’article 15 de la Charte. Le requérant invoque l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143 à l’appui de sa thèse selon laquelle les gens qui n’ont pas la citoyenneté au Canada forment une minorité discrète et isolée pour l’application de l’article 15 et que, par conséquent, la distinction de traitement fondée uniquement sur ce motif constitue de la discrimination. Il fait valoir ensuite que le fait que la distinction de traitement en l’espèce ne touche qu’un sous-groupe de gens n’ayant pas la citoyenneté n’empêche pas qu’une violation de l’article 15 existe, compte tenu du jugement de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219.

L’argument du requérant suppose que les autres exigences de l’article 15 ont été respectées. Ce n’est pas le cas. Comme le fait observer le professeur Hogg [Constitutional Law of Canada, 2e éd., 1985], tous les motifs de discrimination énumérés à l’article 15 de la Charte, à l’exception d’un seul, soit la religion, sont des caractéristiques personnelles qui sont immuables chez les individus. Cependant, même la religion, qui est généralement acquise tôt dans la vie et qui est profondément ancrée dans le conscient de l’être, ne se prête pas facilement au changement.

Dans l’arrêt Andrews, le juge McIntyre a considéré la situation de l’individu ou du groupe qui n’a pas la citoyenneté comme une « caractéristique personnelle »; par conséquent, la discrimination fondée sur une telle situation violerait l’article 15. En revanche, on peut considérer la position exprimée par le juge La Forest dans le même arrêt comme étant favorable à l’interprétation qui exige que les « motifs analogues » de discrimination soient à la fois personnels et immuables pour l’application de l’article 15. Voici ce que le savant juge a dit (à la page 195) :

La citoyenneté est une caractéristique qui, normalement, ne relève pas du contrôle de l’individu et, dans ce sens, elle est immuable. La citoyenneté est, temporairement du moins, une caractéristique personnelle qu’on ne peut modifier par un acte volontaire et qu’on ne peut, dans certains cas, modifier qu’à un prix inacceptable.

En l’espèce, il n’est pas nécessaire de trancher cette divergence d’interprétation étant donné que la distinction de traitement qui est alléguée par le requérant ne résulte ni d’une « caractéristique personnelle » ni d’une « caractéristique personnelle et immuable » qui lui appartient. Il a choisi d’entrer clandestinement aux États-Unis et la preuve indique qu’il n’a virtuellement pas tenté de faire avancer le rendez-vous que lui ont fixé les autorités américaines de l’immigration afin de pouvoir revenir au Canada à temps. Au contraire, les conséquences de l’alinéa 3(2)f) résultent du choix des demandeurs du statut de réfugié faisant partie de l’arriéré de quitter le Canada pendant plus de sept jours. En outre, la question de savoir si le requérant était ou non au courant de l’alinéa 3(2)f) est sans rapport avec la question de savoir si les effets de cette disposition sont discriminatoires.

En conséquence, il m’est impossible de conclure à une violation de l’article 7 ou de l’article 15 de la Charte. J’accueille cependant la demande en partie au motif que l’alinéa 3(2)f) du Règlement sur la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié, DORS/90-40 (le « Règlement »), est ultra vires de la Loi sur l’immigration. Je déclare cette disposition nulle et non avenue. Étant donné cette conclusion, j’accède également à la demande du requérant visant à obtenir un bref de mandamus enjoignant à l’intimé de traiter et d’examiner la demande de résidence permanente du requérant conformément à la loi et sans tenir compte dudit alinéa.

Pour terminer, j’aborde maintenant la question de la certification. Au cours de l’audience, le requérant a présenté deux questions qu’il considérait suffisamment graves pour justifier une certification. Il s’agit des questions suivantes :

1. L’alinéa 3(2)f) du Règlement est-il ultra vires des pouvoirs de réglementation que l’article 114 de la Loi sur l’immigration confère au gouverneur en conseil du fait que ledit règlement sur le droit d’établissement au Canada exclut une catégorie de personnes sur la base de critères factices qui sont sans rapport avec la nécessité pour l’intéressé d’obtenir la protection du Canada ou avec son aptitude à réussir son installation au Canada?

2. L’alinéa 3(2)f) du Règlement viole-t-il les principes de justice fondamentale consacrés par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés du fait qu’il établit un critère factice qui est sans rapport avec les circonstances de l’intéressé, avec son intention, avec la nécessité pour lui d’obtenir la protection du Canada et avec son aptitude à réussir son installation au Canada?

Je conviens que ces deux questions sont des questions graves de portée générale et, par conséquent, je les certifie en vertu du paragraphe 83(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi sur l’immigration.



[i] Entre-temps, les art. 6(2) et 114(1)d) et e) ont été légèrement modifiés par L.C. 1992, ch. 49, art. 3, 102 (la « révision de 1992 »). L’art. 6(2) a été remplacé lors de la révision de 1992 par l’art. 6(3), dont voici le texte :

6. …

(3) Les réfugiés au sens de la Convention et les personnes appartenant à une catégorie déclarée admissible par le gouverneur en conseil conformément à la tradition humanitaire suivie par le Canada à l’égard des personnes déplacées ou persécutées peuvent être admis, sous réserve des règlements pris à cette fin et du plan d’immigration et par dérogation aux règlements d’application générale.

Lors de la même révision, l’art. 114(1)d) et e) a été remplacé par l’art. 114(1)d)(i) et (ii), dont voici le texte :

114. (1) Le gouverneur en conseil peut, par règlement :

d) pour l’application du paragraphe 6(3) :

(i) préciser des catégories de personnes, établir à leur égard des exigences relatives à l’admission, déterminer à partir de quelle étape de l’examen des demandes de visa ou d’admission ces exigences s’appliquent, en tout ou en partie, à ces catégories,

(ii) établir des exigences relatives à l’admission des réfugiés au sens de la Convention, déterminer à partir de quelle étape de l’examen des demandes de visa ou d’admission ces exigences s’appliquent, en tout ou en partie, à eux et indiquer s’il doit être fixé un plafond quant au nombre de visas pouvant être délivrés ou au nombre de ces réfugiés pouvant être admis au Canada au cours d’une année civile;

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.