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A-642-04

2005 CAF 383

L'honorable Sinclair Stevens (appelant)

c.

Le Parti conservateur du Canada (intimé)

et

Le directeur général des élections (intervenant)

Répertorié : Stevens c. Parti conservateur du Canada (C.A.F.)

Cour d'appel fédérale, juges Décary, Linden et Létourneau, J.C.A.--Ottawa, 12 octobre et 17 novembre 2005.

Élections -- Appel du rejet de la demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le directeur général des élections a accueilli la demande de fusion de partis politiques, conformément à l'art. 400 de la Loi électorale du Canada -- La demande a été accueillie le jour même où elle a été présentée -- L'art. 400(1) interdit les demandes de fusion pendant une période de 30 jours commençant 30 jours avant la délivrance du bref électoral -- Le directeur n'est pas tenu de vérifier la teneur et l'exactitude des documents joints à la demande de fusion, ni d'accorder un droit de parole aux membres du parti qui s'opposent à la demande de fusion -- Cependant, le directeur a commis une erreur de droit lorsqu'il n'a pas attendu 30 jours avant d'accueillir la demande, et contrevenu à l'art. 400(1) -- La Cour fédérale a exercé le pouvoir discrétionnaire qui est inhérent au pouvoir de contrôle judiciaire et refusé d'accorder les mesures réparatrices demandées -- Appel rejeté.

Interprétation des lois -- Art. 400 à 403 de la Loi électorale du Canada-- Le directeur général des élections n'est pas tenu de consulter des membres du parti autres que ceux qui sont précisés par la Loi avant d'accueillir la demande de fusion de partis politiques -- Aux termes de la version anglaise de l'art. 401(2), « the Chief Electoral Officer shall notify the officers of the merging parties [. . .] whether the registry of parties is to be amended » -- La version française de l'art. 401(2) est claire : la décision du directeur sur la demande de fusion est déjà prise, alors que la version anglaise est ambiguë -- Lorsqu'une version est ambiguë, il faut concilier les deux versions en cherchant le sens qui leur est commun -- On peut les concilier si l'on considère que, en ce qui concerne la version anglaise, l'expression « whether [. . .] » comprend implicitement l'expression « or not » -- Leur sens commun est clair et ne comporte pas d'ambiguïté -- L'art. 400(1) de la Loi définit la période pendant laquelle aucune demande de fusion ne peut être présentée, soit celle « commençant trente jours avant la délivrance du bref pour une élection et se terminant le jour du scrutin » -- Une seule interprétation du texte est possible : lorsque la demande de fusion est reçue, le directeur doit laisser s'écouler 30 jours avant de l'accueillir.

Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- La Cour fédérale a refusé d'accorder les mesures réparatrices demandées en dépit du fait que le directeur général des élections, en n'attendant pas 30 jours avant de rendre sa décision, avait violé l'art. 400 de la Loi électorale du Canada -- La Cour fédérale a ainsi exercé judicieusement le pouvoir discrétionnaire qui est inhérent au pouvoir de contrôle judiciaire -- Il n'est pas rare que, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, un tribunal judiciaire refuse d'annuler une décision prise illégalement.

Pratique -- Frais et dépens -- La Cour fédérale a condamné l'intimé aux dépens même si la demande de contrôle judiciaire de l'appelant a été rejetée -- La C.A.F. ne remet pas en question l'adjudication des dépens, sauf lorsque la décision du juge de première instance est clairement erronée ou lorsqu'il a tenu compte de considérations qui ne sont pas pertinentes ou s'il n'a pas motivé une décision qui, à sa face même, est contraire à la pratique généralement suivie -- Rien ne justifiait l'intervention de la C.A.F. -- L'appelant a fait clarifier une disposition légale d'intérêt public -- Le directeur général des élections n'aurait pas été condamné aux dépens, quelle que fût l'issue de l'appel -- Il n'est pas coutume d'imposer des dépens à l'office fédéral dont la décision est attaquée -- L'intimé a eu droit aux dépens contre l'appelant dont l'appel a été infructueux.

Il s'agissait d'un appel et d'un appel incident de la décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire présentée par l'appelant à l'encontre de la décision du directeur général des élections en date du 7 décembre 2003. Le 15 octobre 2003, le chef du parti progressiste-conservateur (le parti PC), M. Peter MacKay et le chef de l'Alliance réformiste conservatrice canadienne (l'Alliance), M. Stephen Harper ont signé une entente de principe en vue de créer le « Parti conservateur du Canada ». Le 7 décembre 2003, un dimanche, MM. MacKay et Harper ont présenté au directeur général des élections une demande de fusion de leurs partis en vertu de l'article 400 de la Loi électorale du Canada. Le même jour, le directeur a accueilli la demande et a modifié en conséquence le registre des partis politiques, remplaçant les noms des partis fusionnant, le parti PC et l'Alliance, par celui de Parti conservateur du Canada. Le 8 décembre 2003, le directeur, conformément au paragraphe 401(2), a notifié par écrit à tous les dirigeants des partis fusionnant la modification du registre. Trois semaines plus tard, l'appelant a sollicité le contrôle judiciaire de la décision du directeur en date du 7 décembre 2003. La juge Heneghan de la Cour fédérale a statué que le directeur ne pouvait pas, aux termes du paragraphe 400(1) de la Loi, accueillir une demande de fusion avant que 30 jours ne se soient écoulés depuis le dépôt de la demande. Cependant, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, elle a rejeté la demande de contrôle judiciaire parce que le manquement au délai de 30 jours n'avait pas porté à conséquence. Trois questions principales ont été soulevées en appel : 1) le directeur avait-il l'obligation de vérifier la teneur et l'exactitude des documents qui lui ont été soumis? 2) Avait-il l'obligation de donner droit de parole aux militants qui s'opposaient à la demande de fusion? 3) Était-il juridiquement tenu d'attendre 30 jours avant d'accéder à une demande de ce genre?

Arrêt : l'appel et l'appel incident doivent être rejetés.

1) Aux termes de la Loi électorale du Canada, le rôle du directeur général des élections consiste essentiellement à appliquer de manière mécanique des dispositions légales détaillées et minutieuses qui ne laissent à peu près rien au hasard et qui ne lui confèrent en réalité qu'une marge de manoeuvre très étroite et un pouvoir discrétionnaire très faible. Ce rôle est non partisan et son titulaire est astreint à la neutralité politique la plus absolue. La Loi suppose que les renseignements qui sont fournis au directeur sont vrais et exacts. Ce sont les personnes qui lui fournissent des renseignements qui sont tenues de veiller à ce qu'ils ne soient pas « faux ou trompeurs ». En règle générale, le directeur peut, et doit, accepter les renseignements qui lui sont fournis en tenant pour acquis qu'ils sont fournis par une personne autorisée et qu'ils sont exacts. Il n'est donc pas étonnant que la Loi ne confère au directeur aucun pouvoir spécifique d'enquête. Son rôle, lorsqu'il est appelé à rendre une décision sur une demande qui lui est présentée, se limite, règle générale, à veiller, à la lecture des documents qui lui sont remis par les personnes autorisées, que les conditions imposées par la Loi soient remplies. Comme le prévoit l'article 400 de la Loi, la demande de fusion est assortie d'une attestation de chacun des chefs de parti et « d'une résolution de chaque parti fusionnant autorisant la fusion ». Le chef du parti PC a qualifié de « résolution autorisant la fusion » celle qu'il a jointe à sa demande. Le directeur a pu facilement conclure, à la lecture du document, que celui-ci était bien une résolution autorisant la fusion, comme le disait le chef du parti.

2) En général, la Loi n'impose au directeur, avant de prendre sa décision, aucune obligation de consulter les membres du parti autres que ceux qui sont précisés par la Loi. Selon ses termes, en règle générale, il ne prend ses décisions que sur la foi des seuls renseignements qu'il a reçus des seules personnes autorisées à les lui transmettre, ou des personnes à qui il a été demandé de le faire, sans que quiconque d'autre puisse réclamer un droit de parole. L'appelant a soutenu que, aux termes de la version anglaise du paragraphe 401(2) (« the Chief Electoral Officer shall notify the officers of the merging parties [. . .] whether the registry of parties is to be amended »), la Loi impose implicitement au directeur une obligation de consultation. La version française du paragraphe 401(2) est claire : la décision du directeur sur la demande de fusion est déjà prise. Par contre, la version anglaise est ambiguë parce qu'elle suppose que la décision n'a pas encore été prise. Il fallait tenter de concilier les deux versions, c'est-à-dire chercher le sens qui est commun aux deux versions, la version qui est claire. Les deux versions sont conciliables si l'on admet que la version anglaise contient implicitement dans l'expression « whether. » l'expression « or not », auquel cas le texte pourrait se lire comme suit « whether the registry [. . .] is to be amended or not ». L'avis exigé au paragraphe 401(2) ne vise pas la décision elle-même, mais plutôt son enregistrement, ce qui, encore une fois, suppose que la décision a été prise. Le directeur décide d'autoriser ou non la fusion, et dès lors que sa décision est prise, il la transmet aux dirigeants du parti. Il serait curieux que le législateur voulu, par les mots « is to be amended », conférer aux objecteurs le droit d'être consultés après que la décision a été valablement prise sans consultation.

3) Le directeur a commis une erreur de droit lorsqu'il a accepté la demande de fusion le jour même où elle a été déposée. Le paragraphe 400(1) de la Loi définit la période pendant laquelle aucune demande de fusion ne peut être présentée, soit celle « commençant trente jours avant la délivrance du bref pour une élection et se terminant le jour du scrutin ». Cette façon d'établir une période d'interdiction est problématique, dans la mesure où son point de départ précède de 30 jours un événement (la délivrance du bref) dont on ignore au moment où la demande est présentée si et quand il surviendra. La demande de fusion qui aurait été déposée 30 jours avant la délivrance du bref deviendrait ex post facto irrecevable. Or, la seule façon pour le directeur de s'assurer, lorsqu'il accueille une demande de fusion, qu'elle n'a pas été présentée dans les 30 jours précédant la délivrance du bref, est de ne l'accueillir qu'une fois ce délai de 30 jours expiré. En imposant une telle période d'interdiction, le législateur a peut-être voulu s'assurer que les électeurs, au seuil d'une campagne électorale, ne soient pas déstabilisés par la disparition soudaine de deux partis qu'ils connaissaient et par l'arrivée subite d'un nouveau parti. Cette interprétation est fidèle au texte de la Loi et minimise les risques d'une instabilité politique en période préélectorale. La seule interprétation qui donne un sens concret aux textes en cause est la suivante : lorsque la demande de fusion est reçue, le directeur doit laisser s'écouler 30 jours avant de l'accueillir.

La Cour fédérale a refusé d'accorder les mesures réparatrices demandées en dépit du fait que le directeur, en n'attendant pas 30 jours avant de rendre sa décision, avait violé la Loi électorale du Canada parce que cela n'avait eu aucune incidence concrète. La Cour fédérale a ainsi exercé judicieusement le pouvoir discrétionnaire qui est inhérent au pouvoir de contrôle judiciaire. Ce pouvoir discrétionnaire a pour source le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, selon lequel « la Cour fédérale peut » annuler la décision d'un office fédéral, et les principes rattachés aux brefs de prérogative traditionnels. Il n'est pas rare que, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, un tribunal judiciaire refuse d'annuler une décision pourtant prise illégalement. Bien que l'absence de préjudice soit le motif le plus souvent invoqué, l'énormité des conséquences peut constituer un motif aussi valable.

L'intimé a soutenu que la Cour fédérale a commis une erreur de droit lorsqu'elle l'a condamnée aux dépens puisque la demande de contrôle judiciaire de l'appelant avait été rejetée. Pour justifier cette ordonnance quelque peu inusitée, la juge a précisé que l'appelant avait « soulevé une question valable ». Aux termes du paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, la Cour a « le pouvoir discrétionnaire [. . .] de désigner les personnes qui doivent payer les dépens ». La Cour d'appel fédérale ne remet en question l'adjudication des dépens qu'en de rares occasions, lorsque la décision du juge de première instance est clairement erronée ou lorsqu'il a tenu compte de considérations qui ne sont pas pertinentes ou s'il n'a pas motivé une décision qui, à sa face même, est clairement contraire à la pratique généralement suivie. Rien ne justifiait son intervention. L'appelant a fait clarifier, dans le sens qu'il proposait, une disposition légale d'intérêt public et sa demande était donc bien fondée. L'appel incident a été rejeté et l'ordonnance de la juge relative aux dépens confirmée. En l'espèce, le directeur général des élections n'aurait pas été condamné aux dépens, quelle que fût l'issue de l'appel. Il n'est pas coutume d'imposer des dépens à l'office fédéral dont la décision est attaquée; il faut que l'ordonnance accueillant la demande d'intervention aille dans ce sens ou qu'il y ait des circonstances exceptionnelles, ce qui n'était pas le cas en l'espèce. Cependant, l'intimé a eu droit aux dépens contre l'appelant dont l'appel a été infructueux.

lois et règlements cités

Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9, art. 4, 13, 16, 42, 45, 48, 51, 53, 54, 57 (mod. par L.C. 2001, ch. 21, art. 5), 95, 103, 194 (mod. par L.C. 2000, ch. 12, art. 40), 221, 233, 251 (mod., idem), 366(2) (mod. par L.C. 2004, ch. 24, art. 3), (3) (édicté, idem), 368c) (mod., idem, art. 4), 370 (mod., idem, art. 5), 382 (mod. par L.C. 2003, ch. 19, art. 12; 2004, ch. 24, art. 14), 383, 384 (mod., idem, art. 15), 384.1 (édicté, idem, art. 16), 389 (mod. par L.C. 2003, ch. 19, art. 17), 400, 401, 402 (mod. par L.C. 2003, ch. 19, art. 22), 403 (mod. par L.C. 2001, ch. 21, art. 21), 403.21 (édicté par L.C. 2003, ch. 19, art. 23), 403.35 (édicté, idem), 403.38 (édicté, idem), 424 (mod., idem, art. 34), 427, 431, 435.38 (édicté, idem, art. 40), 452 (mod., idem, art. 45), 478.02 (édicté, idem, art. 57), 478.23 (édicté, idem).

Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26), 18.1(3) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, art. 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 400(1) (mod. par DORS/2002-417, art. 25(F)), (3).

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Ahenakew et al. v. MacKay et al. (2003), 68 O.R. (3d) 277; 235 D.L.R. (4th) 371 (C.S.J.); conf. par (2004), 71 O.R. (3d) 130; 241 D.L.R. (4th) 314; 187 O.A.C. 162 (C.A.); Schaaf c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1984] 2 C.F. 334 (C.A.); Scherer v. Counting Instruments Ltd., [1986] 2 All E.R. 529 (C.A.).

décisions citées :

Cavilla c. Canada (Directeur général des élections), [1994] A.C.F. no 363 (1re inst.) (QL); Parti National du Canada c. Stephenson [1996] A.C.F. no 1591 (1re inst.) (QL); conf. par [1998] A.C.F. no 300 (C.A.) (QL); Isnana c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord cnaadien), [1999] A.C.F. no 513 (1re inst.) (QL); Hamel c. Union Populaire, [1980] 2 C.F. 599 (C.A.); R. c. Daoust, [2004] 1 R.C.S. 217; 2004 CSC 6; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [2005] 2 R.C.S. 539; 2005 CSC 51; Figueroa c. Canada (Procureur général), [2003] 1 R.C.S. 912; 2003 CSC 37; Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada -- Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202; Assoc. canadienne de télévision par câble c. American College Sports Collective of Canada, Inc., [1991] 3 C.F. 626 (C.A.); Angus c. Canada, [1990] 3 C.F. 410 (C.A.); Nooshinravan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 598; Devinat c. Canada (Commission de l'immigration et du statut de réfugié), [2000] 2 C.F. 212 (C.A.).

APPEL et APPEL INCIDENT d'une décision de la Cour fédérale (2004 CF 1628) par laquelle elle a rejeté la demande de contrôle judiciaire visant la décision du directeur général des élections accueillant la demande de fusion de deux parties politiques au motif que le manquement au délai de 30 jours prévu par le paragraphe 400(1) de la Loi électorale du Canada n'avait eu aucune incidence concrète. Appel et appel incidents rejetés.

ont comparu :

Peter M. Rosenthal et Selwyn A. Pieters pour l'appelant.

Arthur L. Hamilton et Laurie Livingstone pour l'intimé.

Ronald D. Lunau et Catherine Beaudoin pour l'intervenant.

avocats inscrits au dossier :

Roach, Schwartz & Associates, Toronto, pour l'appelant.

Cassels Brock & Blackwell LLP, Toronto, pour l'intimé.

Gowling Lafleur Henderson s.r.l., Ottawa, pour l'intervenant.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

[1]Le juge Décary, J.C.A. : La fusion du Parti progressiste conservateur (le parti PC) et de l'Alliance réformiste conservatrice canadienne (l'Alliance) en un parti appelé le Parti conservateur du Canada (le PC du Canada) a-t-elle été valablement autorisée par le directeur général des élections, le 7 décembre 2003? Telle est la question ultime que la Cour est ici appelée à trancher.

[2]Pour y arriver, la Cour devra déterminer si le directeur a l'obligation de vérifier la teneur et l'exactitude des documents qui lui sont soumis, s'il a l'obligation de donner droit de parole à des militants qui s'opposent à la demande de fusion et s'il a l'obligation légale d'attendre 30 jours avant d'accéder à semblable demande. Dans l'hypothèse où la Cour conclurait qu'il y a eu manquement aux exigences de fond ou de forme, la Cour a-t-elle discrétion, dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire, pour refuser néanmoins d'accorder les réparations demandées? Par ailleurs, et c'est là l'objet de l'appel incident, la Cour a-t-elle discrétion pour accorder les dépens au demandeur dont la demande est refusée, pour le motif qu'il avait soulevé une question valable?

[3]C'est la première fois que cette Cour est appelée à interpréter les articles 400 à 403 [art. 402 (mod. par L.C. 2003, ch. 19, art. 22), 403 (mod. par L.C. 2001, ch. 21, art. 21)] de la Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9, laquelle est entrée en vigueur le 1er septembre 2000 (Gaz. C. partie I, édition spéciale, vol. 134, no 6).

LES FAITS

[4]Les faits pertinents ont été amplement décrits dans les motifs de jugement de Madame la juge Heneghan, de la Cour fédérale (2004 CF 1628) et je me contenterai ici de rappeler les plus importants.

[5]L'appelant, l'honorable Sinclair Stevens, est un membre de longue date du parti PC. Il a même été membre du cabinet des gouvernements Clark et Mulroney entre 1979 et 1986.

[6]Le 15 octobre 2003, le chef du parti PC, M. Peter MacKay et le chef de l'Alliance, M. Stephen Harper ont signé une entente de principe (l'Entente de principe) en vue de créer « une force politique nationale faisant appel à tous les Canadiens et Canadiennes » qui assumerait les droits et obligations de chacun des deux partis. Cette nouvelle force politique aurait pour nom le « Parti conservateur du Canada ». L'Entente de principe prévoyait que l'Alliance et le parti PC se traiteraient réciproquement en partenaires égaux.

[7]L'Entente a été soumise à l'examen des membres des deux partis. Les membres de l'Alliance ont entériné l'entente de principe le 4 décembre 2003, et ceux du parti PC, le 6 décembre 2003. La résolution approuvée par les membres du parti PC se lisait, entre autres, comme suit :

[traduction] Attendu que le 15 octobre 2003 le chef du Parti PC du Canada a conclu une entente de principe sur la création du Parti conservateur du Canada (l'entente);

[. . .]

Et attendu que le chef du Parti progressiste-conservateur du Canada a, conformément aux dispositions de l'entente, demandé que l'entente soit soumise à l'examen des membres du Parti progressiste-conservateur du Canada et attendu que le chef sollicite l'appui et l'approbation des membres du Parti progressiste-conservateur du Canada en ce qui concerne l'entente;

Il est résolu que :

L'entente de principe sur la création du Parti conservateur du Canada soit approuvée et qu'il soit donné pour instruction au chef du Parti progressiste-conservateur du Canada et à son comité d'orientation de prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre en oeuvre l'entente et que le chef et son comité soient autorisés à le faire.

[8]Dans l'intervalle, un groupe de membres du parti PC, dont M. David Orchard, avaient saisi la Cour supérieure de justice de l'Ontario d'une requête réclamant diverses déclarations ainsi qu'une injonction interdisant le transfert des actifs du parti PC au PC du Canada. La requête a été entendue le 4 décembre 2003. Le lendemain, 5 décembre 2003, elle était rejetée par le juge Juriansz. Voici des extraits de ses motifs publiés sous le nom Ahenakew et al. v. MacKay et al. (2003), 68 O.R. (3d) 277, au paragraphe 12 :

[traduction] Toutefois, je n'accepte pas cette observation. La résolution présentée à l'assemblée spéciale du 6 décembre approuve l'entente de principe et donne instruction au chef et au comité d'orientation de prendre toutes les mesures nécessaire pour mettre en oeuvre l'entente, et les autorise à le faire. L'entente, lue dans son intégralité, envisage clairement la fusion du parti PC et de l'Alliance canadienne pour former un nouveau parti, le Parti conservateur du Canada, lequel « assumera l'ensemble des droits, obligations, éléments d'actif et dettes du parti PC et de l'Alliance ». Une fiducie de fonds conservateur sera constituée afin, notamment, de rembourser la dette de chacun de chacun des partis. Un conseil mixte intérimaire est envisagé afin d'établir des associations de circonscription et des processus pour la tenue d'assemblées de fondation, la reconnaissance des associations et le transfert des éléments d'acif des associations de circonscription du parti PC et de l'Alliance à celles du nouveau Parti conservateur, et afin de garantir un recrutement et une sélection équitables et efficaces, ainsi que la formation de candidats du Parti conservateur. L'alinéa 8e) mentionne que le conseil mixte intérimaire sera chargé du «  dépôt auprès d'Élections Canada (nécessaire pour donner effet à la présente entente)  ». L'article 15 mentionne que le dépôt auprès d'Élections Canada «  en ce qui a trait à la fondation du Parti conservateur du Canada  » doit être effectué au plus tard le 31 décembre 2003. M. Orchard, le seul demandeur qui a témoigné dans la présente instance, a mentionné lors de son contre-interrogatoire que, selon lui, il ressortait clairement de l'entente de principe que le Parti conservateur remplacerait le Parti PC et l'Alliance canadienne. Si ce n'était pas évident pour les demandeurs, il est difficile de comprendre pourquoi ils demanderaient à la Cour de rendre un jugement d'éclaratoire selon lequel le Parti PC ne peut être fusionné avec un autre parti politique, sauf avec le consentement unanime de tous les membres. [Non souligné dans l'original.]

[9]Ce jugement a été porté en appel. L'appel sera rejeté le 3 juin 2004 (voir (2004), 71 O.R. (3d) 130 (C.A.)). Je reviendrai sur cette décision de la Cour d'appel de l'Ontario.

[10]Dans l'intervalle, aussi, un autre groupe de membres, dont M. Stevens, avait demandé, en vertu de la constitution du parti PC, qu'un comité d'arbitrage décide de la légalité du vote proposé. Le 3 décembre 2003, le comité d'arbitrage rendait sa décision : le vote proposé ne contrevenait pas, selon lui, aux statuts du parti PC. M. Stevens s'était préalablement retiré du groupe, pour le motif, semble-t-il, qu'à son avis le comité d'arbitrage manquait d'impartialité.

[11]Le 7 décembre 2003, un dimanche, MM. MacKay et Harper, en leur qualité, respectivement, de chef du parti PC et de chef de l'Alliance, soumettent au directeur général des élections une demande de fusion de leurs partis, et ce en vertu de l'article 400 de la Loi électorale du Canada (la Loi). Cette demande de fusion, ainsi que le prévoit ledit article, était assortie d'une attestation du chef de chaque parti, d'une résolution de chaque parti autorisant la fusion et de certains renseignements exigés d'un parti politique désireux d'être enregistré. Je reviendrai sur la nature de la résolution déposée par le chef du parti PC, car elle est au coeur du litige.

[12]La demande de fusion comporte trois courts paragraphes, qui se lisent ainsi :

[traduction] Il s'agit d'une demande présentée en vertu de l'article 400 de la Loi électorale du Canada par l'Alliance réformiste conservatrice canadienne (l'Alliance) et le Parti progressiste-conservateur du Canada (le parti PC) en vue de la fusion de nos partis respectifs conformément à l'article en question. Le nouveau parti sera appelé Parti conservateur du Canada/Conservative Party of Canada.

Vous trouverez ci-joint des certificats attestant l'authenticité des résolutions portant fusion qui ont été adoptées respectivement par l'Alliance et par le parti PC.

Les renseignements exigés au paragraphe 366(2) de la Loi sont contenus dans les annexes jointes à la présente.

[13]Ce même dimanche 7 décembre 2003, le directeur accueille la demande et modifie en conséquence le registre des partis politiques, remplaçant les noms des partis fusionnants, le parti PC et l'Alliance, par celui du Parti conservateur du Canada. Je reproduis ci-après des extraits de cette décision :

[traduction] J'ai examiné la demande qui m'a été soumise en vertu de l'article 400 de la Loi électorale du Canada le 7 décembre 2003 par les partis enregistrés--le Parti progressiste-conservateur du Canada et l'Alliance réformiste conservatrice canadienne--en vue de devenir un seul parti enregistré par suite de leur fusion sous le nom intégral de Parti conservateur du Canada/Conservative Party of Canada et sous le nom abrégé de Conservateur/Conservative.

La demande de fusion était accompagnée d'une attestation du chef de chacun des partis fusionnants, MM. Peter MacKay et Stephen Harper.

La demande de fusion était également accompagnée de la résolution de chacun des deux partis fusionnants exigée par l'alinéa 400(2)b) de la Loi. La demande renfermait les renseignements que doit fournir le parti qui souhaite être enregistré (sauf pour les renseignements mentionnés à l'alinéa 366(2)i) de la Loi, qui n'ont pas à être communiqués dans le cas d'une demande présentée en vertu de l'article 400).

[. . .]

Je suis convaincu que la demande de fusion n'a pas été présentée pendant la période mentionnée au paragraphe 400(1) de la Loi.

J'ai fait réviser les renseignements qui se trouvent présentement dans le dossier d'Élections Canada, y compris le registre des partis politiques et, faute de renseignements contraires, je suis convaincu que les partis fusionnants ont assumé les obligations que leur impose la présente loi, notamment en matière de reddition de comptes sur leurs opérations financières et sur leurs dépenses électorales et de mise à jour des renseignements qui concernent leur enregistrement.

Je suis convaincu que le parti issu de la fusion est admissible à l'enregistrement sous le régime de la Loi, conformément au paragraphe 401(1) de la Loi électorale du Canada, et je suis donc tenu de modifier le registre des partis politiques. En conséquence, en date de ce jour, le nom des partis fusionnants est remplacé par celui de Parti conservateur du Canada/Conservative Party of Canada..

Par conséquent, conformément à l'article 402 de la Loi électorale du Canada, la fusion des deux partis fusionnants prend effet aujourd'hui à la suite de la modification apportée au registre des partis politiques. Les présents renseignements seront affichés sur le site d'Élections Canada à l'adresse suivante : www.elections.ca. Un avis sera aussi publié dans la Gazette du Canada, comme l'exige le paragraphe 401(3) de la Loi.

[14]Le 8 décembre 2003, le directeur, conformément au paragraphe 401(2), notifie par écrit à tous les dirigeants des partis fusionnants la modification du registre et il fait publier dans la Gazette du Canada l'avis prescrit par le paragraphe 401(3) de la Loi.

[15]Toujours le 8 décembre, M. Stevens entre en communication avec le bureau du directeur, se disant étonné de la célérité avec laquelle le directeur avait traité la demande de fusion, un dimanche par surcroît. Son procureur s'inquiétait aussi du défaut de donner à son client et aux citoyens partageant ses opinions, l'occasion de faire valoir leur point de vue.

[16]À la suite de nombreux échanges reliés à une demande faite au directeur de réexaminer sa décision, le directeur, sans pour autant accepter qu'il ait compétence pour s'adonner à un tel réexamen, rejette la demande le 17 décembre 2003.

[17]Le 30 décembre 2003, M. Stevens sollicite le contrôle judiciaire de la décision du directeur en date du 7 décembre 2003 et, à titre subsidiaire, de celle du 17 décembre 2003.

[18]Le 19 novembre 2004, la juge Heneghan rejetait la majorité des arguments soulevés par M. Stevens et retenait celui voulant que le directeur ne pouvait, selon la Loi, accueillir une demande de fusion avant que 30 jours ne se soient écoulés depuis le dépôt de la demande. Elle décidait cependant, dans l'exercice de la discrétion dont elle est investie en matière de contrôle judiciaire, de rejeter quand même la demande puisque dans les circonstances le défaut de respecter le délai de 30 jours n'avait pas porté à conséquence.

LA LÉGISLATION PERTINENTE

Loi électorale du Canada

16. Le directeur général des élections :

a) dirige et surveille d'une façon générale les opérations électorales;

b) veille à ce que les fonctionnaires électoraux agissent avec équité et impartialité et observent la présente loi;

c) donne aux fonctionnaires électoraux les instructions qu'il juge nécessaires à l'application de la présente loi;

d) exerce les pouvoirs et fonctions nécessaires à l'application de la présente loi.

[. . .]

400. (1) Deux ou plusieurs partis enregistrés peuvent, en tout temps sauf pendant la période commençant trente jours avant la délivrance du bref pour une élection et se terminant le jour du scrutin, demander au directeur général des élections l'enregistrement du parti issu de leur fusion.

(2) La demande est assortie :

a) d'une attestation du chef de chaque parti fusionnant;

b) d'une résolution de chaque parti fusionnant autorisant la fusion;

c) des renseignements exigés d'un parti politique pour devenir un parti enregistré, sauf ceux visés à l'alinéa 366(2)i).

401. (1) Le directeur général des élections substitue, dans le registre des partis, le nom du parti issue de la fusion à ceux des partis fusionnants :

a) si la demande de fusion n'est pas présentée pendant la période mentionnée au paragraphe 400(1);

b) s'il est convaincu que, à la fois :

(i) le parti issue de la fusion est admissible à l'enregistrement sous le régime de la présente loi,

(ii) les partis fusionnants ont assumé les obligations que leur impose la présente loi, notamment en matière de reddition de compte sur leurs opérations financières et sur leurs dépenses électorales et de mise à jour des renseignements qui concernent leur enregistrement.

(2) Il notifie par écrit à tous les dirigeants des partis fusionnants la modification ou non du registre en conformité avec le paragraphe (1).

(3) Il fait publier dans la Gazette du Canada un avis de la radiation de l'inscription des partis fusionnants du registre des partis et de l'inscription du parti issue de la fusion.

402. (1) La date de la fusion est celle à laquelle le directeur général des élections inscrit le parti issu de la fusion au registre au titre du paragraphe 401(1).

(2) À la date de la fusion :

a) le parti issue de la fusion succède aux partis fusionnants;

b) le parti issu de la fusion devient un parti enregistré;

c) l'actif des partis fusionnants est cédé au parti issue de la fusion;

d) le parti issu de la fusion est responsable des dettes de chacun des partis fusionnants;

e) le parti issu de la fusion continue d'assumer l'obligation des partis fusionnants de rendre compte de leurs opérations financières et de leurs dépenses électorales antérieures;

f) le parti issue de la fusion remplace chaque parti fusionnant dans les poursuites civiles, pénales ou administratives engagées par ou contre celui-ci;

g) toute décision judiciaire ou quasi judiciaire, rendue en faveur d'un parti fusionnant ou contre lui est exécutoire à l'égard du parti issu de la fusion.

(3) À la date de la fusion, les associations enregistrées des partis fusionnants sont radiées et, malgré l'alinéa 403.01c), peuvent, dans les six mois suivant la date de la fusion, céder des produits ou des sommes au parti issue de la fusion ou à une de ses associations enregistrées. Une telle cession de produits ou de sommes ne constitue pas une contribution pour l'application de la présente loi.

403. Dans les six mois suivant la date de la fusion :

a) chaque parti fusionnant produit auprès du directeur général des élections les documents visés au paragraphe 424(1) :

(i) pour la partie de son exercice en cours antérieure à la date de la fusion,

(ii) pour tout exercice antérieur pour lequel il n'a pas produit ces documents;

b) le parti issue de la fusion produit auprès du directeur général des élections :

(i) un état de son actif et de son passif et de son excédent ou de son déficit--dressé selon les principes comptables généralement reconnus--, à la date de la fusion,

(ii) le rapport de son vérificateur, adressé à son agent principal, indiquant si l'état présente fidèlement--et selon les principes comptables généralement reconnus-- les renseignements contenus dans les écritures comptables sur lesquelles il est fondé,

(iii) la déclaration de son agent principal concernant l'état, effectuée sur le formulaire prescrit.

ANALYSE

[19]La lecture de la Loi électorale du Canada m'amène à conclure que la fonction que le directeur général des élections occupe en est une, essentiellement, d'application mécanique de dispositions législatives rédigées avec force détails et minutie qui ne laissent à peu près rien au hasard et qui ne lui confèrent en réalité que bien peu de marge de manoeuvre et de discrétion. Je ne dis pas cela de façon péjorative : il est sain et il est nécessaire qu'il en soit ainsi puisque le directeur général des élections est en quelque sorte le gardien de la démocratie au Canada et que celle-ci pourrait être compromise par l'attribution à la personne chargée en première ligne de la protéger de pouvoirs de nature un tant soit peu arbitraire.

[20]Un corollaire de ce constat est que la Loi électorale du Canada encadre si bien les pouvoirs du directeur que ce dernier risque peu de s'égarer et que ses décisions résisteront pour la plupart aux attaques de contrôle judiciaire parce que dictées par les termes mêmes de la Loi.

[21]Les pouvoirs généraux du directeur sont énumérés à l'article 16 de la Loi. Sa fonction, comme je l'ai dit, est de s'assurer que les opérations électorales--et ce qui les sous-tend, telles l'enregistre-ment de partis et les contributions aux partis politiques enregistrés--se font d'une manière conforme à la Loi. Cette fonction est non partisane; mieux, elle doit être perçue comme non partisane et son titulaire est astreint à la neutralité politique la plus absolue. Il est nommé à titre inamovible par résolution de la Chambre des communes et ne peut être révoqué pour motif valable que par la gouverneure générale sur adresse du Sénat et de la Chambre des communes (article 13 de la Loi). Il est l'une des rares personnes qui soit inhabile à voter (article 4 de la Loi).

[22]C'est à la lumière de ce contexte que je me penche maintenant sur les arguments avancés par les parties et par l'intervenant.

L'obligation du directeur de vérifier la teneur et l'exactitude des documents qui lui sont fournis

[23]La Loi prévoit que l'essentiel des communications entre le directeur et ses interlocuteurs possibles (électeur, député, candidat, association enregistrée, parti, chef de parti, représentant de parti, etc.) se fasse par écrit (voir, entre autres, les articles 45, 48, 53, 54, 95, 103, 194 [mod. par L.C. 2000, ch. 12, art. 40], 221, 233, 251 [mod., idem], 382 [mod. par L.C. 2003, ch. 19, art. 12; 2004, ch. 24, art. 14], 384 [mod., idem, art. 15], 389 [mod. par L.C. 2003, ch. 19, art. 17], 403.35 [édicté, idem, art. 23], 424 [mod., idem, art. 34], 435.38 [édicté, idem, art. 40], 452 [mod., idem, art. 45], 478.02 [édicté, idem, art. 57] et 478.23 [édicté, idem]).

[24]La Loi suppose aussi que les renseignements qui sont fournis au directeur sont vrais et exacts. L'obligation est faite à ceux qui fournissent des renseignements au directeur de s'assurer qu'ils ne sont pas « faux ou trompeurs » (voir, entre autres, les articles 384.1 [édicté par L.C. 2004, ch. 24, art. 16], 403.38 [édicté par L.C. 2003, ch. 19, art. 23], 427 et 431). La Loi exige même, à l'occasion, une déclaration attestée confirmant l'exactitude des documents fournis au directeur (voir, par exemple, les paragraphes 383(1) et 384(1)).

[25]Quand le Parlement a voulu que le directeur vérifie lui-même l'exactitude des renseignements qui lui étaient fournis, il l'a fait de façon expresse. Ainsi, par exemple, l'article 51 permet au directeur de communiquer avec un électeur, lors de la mise à jour de la liste électorale, « pour vérifier l'exactitude des renseignements le concernant ». De même, le paragraphe 366(3) permet au directeur, « pour vérifier » si un parti cherchant à être enregistré compte parmi ses objectifs éventuels celui de participer aux affaires publiques en appuyant l'élection d'un de ses membres, de « demander au chef du parti de lui communiquer tous renseigne-ments utiles ». L'alinéa 368c) [mod. par L.C. 2004, ch. 24, art. 4] impose au directeur, avant d'accueillir la demande d'enregistrement d'un parti, d'être « convain-cu » que tous les renseignements requis ont été fournis et qu'ils « sont exacts », ce qui suppose qu'il a alors le pouvoir, et le devoir, de mener une certaine forme d'enquête.

[26]L'économie de la Loi me paraît ainsi évidente : règle générale, le directeur peut, et doit, accepter les renseignements qui lui sont fournis en tenant pour acquis qu'ils sont fournis par une personne autorisée et qu'ils sont exacts. Il ne lui appartient pas d'aller au-delà de ce qui lui est remis ni de remettre en question le mandat de la personne qui les lui remet et de s'immiscer ainsi dans ce qu'il est convenu d'appeler les affaires internes d'un parti, d'un candidat ou d'un électeur. Il n'est donc pas étonnant que la Loi ne confère au directeur aucun pouvoir spécifique d'enquête.

[27]Il s'ensuit que le rôle du directeur, lorsqu'il est appelé à rendre une décision sur une demande qui lui est soumise, se limite, règle générale, à s'assurer, à la face même des documents qui lui sont soumis par les personnes autorisées à les lui soumettre, que les conditions exigées par la Loi sont remplies. Ainsi que le note en obiter le juge d'appel Goudge, dans Ahenakew, au paragraphe 43 :

[traduction] En outre, même si nous étions portés à accepter l'argument sur le fond, je suis d'avis qu'il serait rejeté. Je conviens avec le juge qui a entendu la demande que le sous-alinéa 40(1)b)(ii) impose au directeur général des élections, et non pas à la Cour, l'obligation première d'être convaincu que le Parti PC, en tant que parti fusionnant, a présenté avec sa demande une résolution approuvant la fusion proposée. Bien que nous n'ayons pas à trancher la question en l'espèce, j'ai tendance à penser que cette tâche concerne la validité apparente de la résolution : à sa face même, la résolution déposée provient-elle du parti fusionné et approuve- t-elle la fusion proposée? Cela n'impliquerait pas que le directeur général des élections se prononce sur une demande selon laquelle la résolution n'aurait pas d'effet juridique du fait que le parti n'aurait pas suivi les prescriptions de son acte constitutif. À mon avis, ce dernier point, qui exigerait la production d'éléments de preuve et la présentation d'observations, constitue une tâche que le législateur ne semble pas avoir demandé au directeur général des élections d'exécuter.

Toutefois, dans les circonstances de la présente affaire, je ne crois pas non plus que cette tâche revienne à la Cour. Le comité d'orientation a renvoyé cette même question au comité d'arbitrage du Parti PC, conformément aux dispositions de son acte constitutif. Les appelants ont été avisés de l'audience tenue par le comité d'arbitrage et ont eu la possibilité d'y participer. Ils ont choisi de ne pas le faire. Le comité d'arbitrage a rendu une décision solidement motivée, laquelle a conclu qu'il n'y avait rien dans l'acte constitutif du parti qui exigeait un consentement unanime pour la résolution et que la procédure mise en place pour l'assemblée du 6 décembre et le vote sur la résolution satisfaisait aux exigences de l'acte constitutif du parti. La résolution pouvait donc constituer l'approbation de la fusion proposée exigée par la Loi.

(Voir, aussi, Cavilla c. Canada (Directeur général des élections), [1994] A.C.F. no 363 (1re inst.) (QL); Parti National du Canada c. Stephenson, [1996] A.C.F. no 1591 (1re inst.) (QL), conf. par [1998] A.C.F. no 300 (C.A.) (QL); par analogie, Isnana c. Canada (Ministre des Affaires Indiennes et du Nord canadien), [1999] A.C.F. no 513 (1re inst.) (QL).)

[28]Cette règle générale s'applique ici. La demande de fusion, c'est l'article 400 de la Loi qui le dit, est d'abord assortie d'une attestation de chacun des chefs de parti. L'interlocuteur du directeur est le chef du parti. Le porte-parole du parti est le chef du parti. Le directeur ne peut remettre en question le statut du chef de parti qui lui soumet la demande. Il faut se rappeler que le directeur fait affaires, ici, avec le chef d'un parti enregistré, donc d'un parti légitime dont les activités s'inscrivent dans le cadre prescrit par la Loi et dont le nom du chef apparaît au registre des partis (voir l'alinéa 366(2)d) [mod. par L.C. 2004, ch. 24, art. 3] et le paragraphe 383(3)). Quand le Parlement a voulu que le Directeur fasse affaires avec d'autres membres du parti que leur chef, il l'a dit expressément (voir, par exemple, le paragraphe 401(2) de la Loi, sur lequel je reviendrai).

[29]La demande de fusion est ensuite assortie « d'une résolution de chaque parti fusionnant autorisant la fusion ». Nous savons, ici, que le chef du parti PC a qualifié de « résolution autorisant la fusion » celle qu'il joignait à sa demande. Tout comme le juge Juriansz, en Cour supérieure de justice de l'Ontario, je suis d'avis que [traduction] « [l']entente, lue dans son intégralité, envisage clairement la fusion du parti PC et de l'Alliance canadienne pour former un nouveau parti, le Parti conservateur du Canada, lequel "assumera l'ensemble des droits, obligations, éléments d'actif et dettes du parti PC et de l'Alliance" » (au paragraphe 12). Le directeur, dont on doit supposer qu'il suit de très près la vie politique canadienne, pouvait aisément se satisfaire, à la lecture du document, que celui-ci était ce que le chef du parti disait qu'il était, soit une résolution autorisant la fusion.

L'obligation de donner droit de parole aux opposants

[30]Il est certain qu'en général la Loi n'impose au directeur, avant de prendre une décision, aucune obligation de consulter les membres du parti autres que ceux que la Loi peut prévoir ou, pour reprendre l'expression du juge Pratte dans Hamel c. Union Populaire, [1980] 2 C.F. 599 (C.A.), à la page 604, aucune obligation de donner aux opposants «  une chance de s'expliquer  ».

[31]Non seulement la Loi est-elle ainsi faite que le directeur puisse prendre ses décisions sur la foi des renseignements reçus, mais aussi s'assure-t-elle que ses décisions se prennent, règle générale, sur la foi des seuls renseignements qu'il a reçus des seules personnes autorisées à, ou priées de, les lui transmettre, sans que quiconque d'autre puisse réclamer un droit de parole.

[32]Quand le Parlement a voulu que des personnes soient consultées avant la prise d'une décision, il l'a dit expressément, comme à l'article 389 qui prescrit que le directeur ne peut radier un parti à moins que le parti et ses dirigeants n'aient eu la chance de s'expliquer. Il en va de même, à l'article 403.21 [édicté par L.C. 2003, ch. 19, art. 23], dans le cas de radiation d'une association de circonscription.

[33]Or, il n'existe aucune telle obligation dans ces articles de la Loi qui traitent de la fusion de partis enregistrés.

[34]L'appelant prétend cependant que le Parlement, lorsqu'il a introduit dans la Loi la procédure de demande de fusion, a implicitement créé une obligation de consultation lorsqu'il a imposé au directeur, au paragraphe 401(2), l'obligation de « notify the officers of the merging parties in writing whether the registry of parties is to be amended under subsection(1) » (mon soulignement).

[35]Cette prétention ne saurait tenir.

[36]Le texte français du paragraphe 401(2) est clair. Les mots « Il notifie par écrit [. . .] la modification ou non du registre » ne souffrent d'aucune ambiguïté. Le texte n'est pas élégant, mais il est clair : la décision du directeur sur la demande de fusion est déjà prise et le directeur doit aviser les dirigeants des partis de sa décision, que celle-ci soit ou non favorable à la fusion.

[37]Le texte anglais est ambigu. À première lecture, il suppose que la décision n'est pas encore prise : « The Chief Electoral Officer shall notify [. . .] whether the registry of parties is to be amended ».

[38]Une des règles en matière d'interprétation des lois bilingues veut que « [s]'il y a ambiguïté dans une version de la disposition et pas dans l'autre, il faut tenter de concilier les deux versions, c'est-à-dire chercher le sens qui est commun aux deux versions [. . .] Le sens commun favorisera la version qui n'est pas ambiguë, la version qui est claire » (R. c. Daoust, [2004] 1 R.C.S. 217, au paragraphe 28 et seq.). (Voir, aussi, Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigra-tion); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539, au paragraphe 25.)

[39]Les deux versions me semblent conciliables pour peu qu'on accepte que le texte anglais contienne implicitement dans l'expression « whether », les mots « or not », auquel cas le texte pourrait se comprendre comme s'il disait « whether the registry [. . .] is to be amended or not ». On conçoit mal que le directeur n'ait à aviser les dirigeants de sa décision que si celle-ci est favorable à la fusion. Ainsi lu et compris, le texte anglais, comme le texte français, indiquent que la décision est déjà prise.

[40]Entre autres il faut bien comprendre que l'avis exigé au paragraphe 401(2) ne vise pas la décision comme telle, mais plutôt son enregistrement, ce qui, encore une fois, suppose que la décision a été prise et que l'objet de l'avis est simplement d'informer les dirigeants de la teneur de la décision, laquelle, si elle était favorable à la fusion, doit être enregistrée et n'a d'effet qu'à compter de son enregistrement.

[41]De plus, la lecture que propose l'appelant est incompatible avec le pouvoir de décision que le paragraphe 401(1) confère au directeur : ce dernier, dès lors qu'il est convaincu que les conditions d'application dudit paragraphe sont remplies, « substitue, dans le registre des partis, le nom du parti issu de la fusion ». (Est-il nécessaire de rappeler que l'emploi du temps présent, « substitue », en français, correspond selon la Loi d'interprétation [L.R.C. (1985), ch. I-21] au terme « shall » que l'on retrouve dans le texte anglais?) Bref, le Directeur décide d'autoriser ou non la fusion, et dès lors que sa décision est prise, il la transmet aux dirigeants du parti. Il serait à tout le moins curieux que le Parlement ait voulu, par les mots « is to be amended », conférer aux militants, une fois la décision valablement prise sans consultation, le droit d'être consultés.

L'obligation légale d'attendre 30 jours avant d'accéder à une demande de fusion

[42]Le directeur, en l'espèce, a accepté la demande de fusion le jour même où elle lui avait été faite. La juge Heneghan a conclu que c'était là une erreur de droit. Je suis d'accord avec elle.

[43]Le paragraphe 400(1) de la Loi définit une période de temps pendant laquelle aucune demande de fusion ne peut être présentée, soit celle « commençant trente jours avant la délivrance du bref pour une élection et se terminant le jour du scrutin ». En pratique, puisqu'une élection se tient généralement, selon l'article 57 [mod. par L.C. 2001, ch. 21, art. 5] de la Loi, 36 jours après la délivrance du bref, ce paragraphe signifie qu'une demande de fusion n'est généralement pas présentable dans les 66 jours qui précèdent la tenue du scrutin. (Je précise que le débat devant nous a porté sur l'hypothèse d'une élection générale; je n'ai pas à décider, ici, si le délai prescrit vaut également dans le cas d'une élection partielle.)

[44]L'alinéa 401(1)a) prescrit par ailleurs que le directeur ne peut autoriser une fusion « si la demande de fusion [. . .] est [. . .] présentée pendant la période mentionnée au paragraphe 400(1) ».

[45]Cette façon d'établir une période d'interdiction est problématique, dans la mesure où son point de départ précède de 30 jours un événement (la délivrance du bref) dont on ignore au moment où la demande est présentée si et quand il surviendra. Et comme la date de la délivrance du bref est un secret que le premier ministre garde jalousement jusqu'au tout dernier instant, nul ne peut la prédire à l'avance, pas même le directeur (en dépit de sa prétention gratuite à l'audience, que le délai de 30 jours avant le déclenchement des élections avait pour seul but de lui éviter des soucis additionnels alors qu'il s'affaire aux préparatifs d'une élection dont il aurait pressenti la date).

[46]Une demande de fusion qui aurait été déposée 30 jours avant la délivrance du bref deviendra ex post facto irrecevable. Or, la seule façon pour le directeur de s'assurer, lorsqu'il accueille une demande de fusion, qu'elle n'a pas été présentée dans les 30 jours précédant la délivrance du bref, est de ne l'accueillir qu'une fois ce délai de 30 jours expiré. C'est là, me semble-t-il, la seule interprétation possible de ces textes.

[47]Les parties ne nous ont soumis aucun extrait de débats parlementaires qui aurait pu nous éclairer. Je vois, pour ma part, un objectif valable que le Parlement a peut-être voulu rechercher en imposant une telle période d'interdiction : s'assurer que les électeurs, au seuil puis au coeur d'une campagne électorale, ne soient pas déstabilisés par la disparition soudaine de deux partis avec lesquels ils étaient familiers et l'arrivée subite d'un nouveau parti. S'ajoutent à cela, bien sûr, les difficultés d'ordre pratique auxquelles seraient subite-ment confrontés au dernier instant le parti issu de la fusion aussi bien que le directeur lui-même (voir, par exemple, l'article 42 de la Loi qui prescrit une procédure spéciale pour la nomination d'agents réviseurs, de scrutateurs, de greffiers de scrutin et d'agents d'inscription, en tout début de campagne électorale, lorsqu'il y a eu fusion de partis enregistrés). Cette considération de stabilité politique n'est pas étrangère à « la protection de l'intégrité du processus électoral » dont fait état la Cour suprême du Canada dans Figueroa c. Canada (Procureur général), [2003] 1 R.C.S. 912, au paragraphe 72.

[48]Cette exigence d'un délai de 30 jours ne règle peut-être pas tous les problèmes, mais il ne m'appartient pas, heureusement, de trouver une solution miracle. Aussi me contenterai-je d'une interprétation qui, fidèle aux termes de la Loi, me parait minimiser les risques d'une instabilité politique en période pré-électorale. Je note à cet égard la présence de l'article 370 [mod. par L.C. 2004, ch. 24, art. 5] de la Loi, en vertu duquel il appert qu'un nouveau parti qui aurait déposé sa demande d'enregistrement dans les 60 jours précédant la délivrance d'un bref d'élection, ne serait enregistré que pour l'élection suivante.

[49]J'en viens donc à la conclusion que la seule interprétation qui vienne donner un sens concret aux textes en litige est celle qui veut que le directeur doive laisser s'écouler 30 jours, une fois une demande de fusion reçue, avant de l'accueillir. Si telle n'était pas l'intention du Parlement, il lui sera loisible de rectifier notre tir par un texte de loi plus précis.

L'exercice discrétionnaire du pouvoir de contrôle judiciaire

[50]La juge Heneghan a refusé d'accorder les réparations demandées en dépit du fait que le directeur, en n'attendant pas 30 jours avant de rendre sa décision, avait violé la Loi électorale du Canada. Prenant connaissance d'office du fait qu'aucun bref ordonnant la tenue d'une élection n'avait été délivré dans les 30 jours de la demande de fusion, elle a conclu en ces termes, au paragraphe 118 de ses motifs :

La mesure qu'a prise le DGE en modifiant sans attendre le registre des partis politiques ne tire donc pas à conséquence et ce, même si elle est contraire à l'interprétation que je fais de la Loi. Exerçant le pouvoir discrétionnaire qui m'a été conféré, je refuse d'accorder les réparations demandées.

[51]La juge Heneghan, à mon avis, a exercé judiciairement la discrétion inhérente au pouvoir de contrôle judiciaire. L'existence de cette discrétion s'appuie autant sur le texte même du paragraphe 18.1(3) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)] en vertu duquel « la Cour fédérale peut » annuler la décision d'un office fédéral, que sur les principes associés aux brefs de prérogative traditionnels. Il y a lieu, à cet égard, de tirer de l'ombre ce long extrait des motifs du juge Hugessen dans Schaaf c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1984] 2 C.F. 334 (C.A.), aux pages 342 à 344, qui résument on ne peut mieux, avec les adaptations nécessaires requises par la nouvelle formulation, plus explicite, de l'article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26], les fondements de cette discrétion :

À mon avis, il s'agit là de rien d'autre qu'une disposition attributive de compétence. Elle confère à la Cour le pouvoir d'annuler les décisions entachées de l'un des vices mentionnés, sans pour autant lui imposer l'obligation de le faire dans chaque cas.

C'est ce qui se dégage aussi, d'après moi, de la formulation de l'article 52 qui énonce les possibilités qui s'offrent à la Cour dans le cadre d'une demande fondée sur l'article 28. L'article 52 débute de la façon suivante : « La Cour d'appel peut . . . » Ces mots créent manifestement une faculté et rien n'indique que la Cour est tenue d'agir chaque fois qu'elle conclut à l'existence d'une erreur de droit.

Ce n'est pas là dire que la Cour peut refuser d'exercer la compétence que lui attribuent les articles 28 et 52; c'est simplement que les termes de la Loi ne l'obligent pas à accorder le redressement sollicité s'il n'y a pas lieu de le faire. On peut sans doute prétendre que la Loi confère certains droits au requérant, mais elle le fait par l'attribution de pouvoirs à la Cour et il appartient exclusivement à celle-ci de déterminer si, dans un cas d'espèce, ces pouvoirs doivent être exercés.

Tout autre point de vue, à ce qu'il me semble, mènerait à des absurdités qui n'ont pu être dans les intentions du législateur [. . .] À mon avis, la situation ne change pas du fait que d'autres erreurs, tout aussi insignifiantes, viennent s'ajouter à la première. Qu'on les prenne séparément ou ensemble, elles n'ont pu avoir aucune incidence sur l'issue de l'enquête. Pour reprendre les termes de l'alinéa 28(1)b), ce ne sont pas des erreurs commises lorsqu'on « a rendu » la décision.

On peut arriver à la même conclusion par un raisonnement légèrement différent que j'estime tout aussi valable. En bref, selon ce raisonnement, le recours prévu par l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale ne peut être considéré comme tout à fait nouveau, ayant reçu sa pleine ampleur dès que le législateur l'a tiré du néant. Le texte même de l'article 28 exige qu'on le rapproche de l'article 18 qui porte sur les brefs de prérogative traditionnels, notamment le certiorari et le mandamus. L'article 28 reprend en grande partie (et certains diraient que c'est là son principal défaut) les formules employées dans la jurisprudence afférente à ces brefs. Compte tenu de l'arrêt Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, rendu par la Cour suprême du Canada à la majorité, il doit être tenu pour avéré en cette Cour, du moins en ce qui a trait aux questions d'équité en matière de procédure, que les brefs de certiorari et de mandamus sont des recours discrétionnaires. Même dans les ressorts où il y a eu codification en totalité ou en partie de l'ancienne procédure des brefs de prérogative (voir, par exemple, Judicial Review Procedure Act, R.S.O. 1980, chapitre 224, de l'Ontario; Code de procédure civile du Québec, article 846), le recours conserve son caractère discrétionnaire : Quinn (T.E.) Truck Lines Ltd. c. Snow, [1981] 2 R.C.S. 657; c'est le cas aussi de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale lorsqu'on demande non pas un bref de prérogative mais son équivalent moderne, soit « la requête en annulation » (voir P.P.G. Industries Canada Ltd. c. Le Procureur général du Canada, [1976] 2 R.C.S. 739, à la page 749). Selon moi, les considérations qui ont amené les cours à conclure au caractère discrétionnaire de ces recours s'appliquent de la même façon au recours prévu par l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale. L'exercice légitime de ce pouvoir discrétionnaire en l'espèce entraînera inévitablement le refus du recours sollicité pour le motif que l'erreur invoquée n'est qu'une irrégularité de procédure qui ne tire pas à conséquence.

[52]Il n'est d'ailleurs pas rare qu'une cour, dans sa discrétion, refuse d'annuler une décision pourtant prise illégalement. Bien que l'absence de préjudice soit le motif le plus souvent invoqué, ce n'est pas le seul qui puisse l'être et l'énormité des conséquences, par exemple, peut être un motif aussi valable que l'absence de conséquences. (Voir Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, aux pages 228 et 229 (« redressements [. . .] peu réalistes »); Assoc. canadien-ne de télévision par câble c. American College Sports Collective of Canada, Inc., [1991] 3 C.F. 626 (C.A.); Nooshinravan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 598; Angus c. Canada, [1990] 3 C.F. 410 (C.A.), à la page 440); Devinat c. Canada (Commission de l'immigration et du statut de réfugié), [2000] 2 C.F. 212 (C.A.), aux paragraphes 71 et ss.)

Décision de réexamen

[53]Vu la conclusion à laquelle j'en arrive, il n'est pas nécessaire de traiter de la demande de contrôle judiciaire de la décision du 17 décembre 2003 dans laquelle le directeur rejetait la demande de réexamen.

LES DÉPENS

[54]L'intimé, par appel incident, soutient que la juge a erré en lui imposant le paiement de dépens puisqu'il avait eu gain de cause dans sa contestation de la demande de contrôle judiciaire présentée par l'appelant.

[55]Pour motiver cette ordonnance quelque peu inusitée, la juge a précisé que l'appelant avait « soulevé une question valable ». Je comprends de ces termes qu'elle a accordé les dépens à l'appelant contre l'intimé parce que l'appelant avait eu gain de cause dans sa prétention selon laquelle la décision du directeur était illégale et parce que l'intimé, au fond, ne sortait gagnant de l'exercice que parce que la Cour, dans sa discrétion, avait refusé d'accorder les réparations demandées.

[56]La Cour a « le pouvoir discrétionnaire [. . .] de désigner les personnes qui doivent les payer » (paragraphe 400(1) [mod. par DORS/2002-417, art. 25(F)] des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, article 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)]). Contrairement, peut-être, à d'autres juridictions, les Règles des Cours fédérales énumèrent, au paragraphe 400(3), une série de facteurs dont un juge peut s'inspirer pour exercer sa discrétion. Cette liste n'est pas exhaustive et la Cour d'appel fédérale n'interviendra dans l'adjudication des dépens qu'en de rares occasions, là où le juge s'est clairement mal dirigé en droit, a tenu compte de considérations non-pertinentes ou n'a pas motivé une décision qui, à sa face même, est contraire à la pratique généralement suivie.

[57]En l'espèce, je ne crois pas qu'il y ait matière à intervention. L'appelant a fait clarifier, dans le sens qu'il proposait, une disposition législative d'intérêt public et sa demande était bien fondée. Ainsi que le note le lord juge Buckley, dans Scherer v. Counting Instruments Ltd., [1986] 2 All E.R. 529 (C.A.), à la page 536 :

[traduction] Si une partie invoque la compétence de la Cour pour lui accorder un redressement discrétionnaire et qu'elle en établit les justifications fondamentales, mais que le redressement demandé est refusé lors de l'exercice du pouvoir discrétionnaire [. . .] il peut à bon droit être ordonné à la partie adverse de payer ses dépens.

[58]Je rejetterais en conséquence l'appel incident et confirmerais l'ordonnance de la juge relativement aux dépens.

[59]En ce qui a trait aux dépens en cette Cour, ils n'auraient pas été accordés, quelle que fut l'issue de l'appel, à l'encontre du directeur général des élections. Ce dernier n'est pas partie aux procédures et n'a agi qu'en qualité d'intervenant depuis que cette qualité lui a été reconnue par une ordonnance de la Cour fédérale datée du 28 avril 2004. Il n'est pas coutume d'imposer des dépens à l'office fédéral dont la décision est attaquée, à moins que l'ordonnance accueillant l'intervention ne le précise--ce qui n'est pas le cas--ou à moins de circonstances exceptionnelles--telles l'inconduite ou l'abus de procédure--qui ne se retrouvent pas en l'espèce.

[60]L'intimé, par contre, devrait avoir droit à ses dépens contre l'appelant. Il a eu gain de cause en appel et l'appelant ne peut plus invoquer devant nous le motif de l'intérêt public non plus que le motif de son succès sur le fond en première instance. Il a choisi de ne pas se satisfaire du jugement rendu contre lui et tous ses motifs d'appel sont rejetés : il doit dès lors assumer les risques d'un appel infructueux.

DISPOSITIF

[61]Je rejetterais l'appel et ordonnerais à l'appelant de payer à l'intimé les dépens en cette Cour.

[62]Je rejetterais l'appel incident de l'intimé avec dépens en faveur de l'appelant.

Le juge Linden, J.C.A. : Je suis d'accord.

Le juge Létourneau, J.C.A. : Je suis d'accord.

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