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A‑182‑05

2005 CAF 424

Syntex Pharmaceuticals International Limited et Hoffmann‑La Roche Limited (appelantes) (défenderesses)

c.

Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, représentée par le procureur général du Canada (intimée) (mise en cause)

et

Apotex Inc. (intimée) (demanderesse)

Répertorié : Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals International Ltd. (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Décary, Sexton et Evans, J.C.A.—Toronto, 12 décembre 2005.

Brevets — Pratique — Appel de l’ordonnance de la Cour fédérale portant radiation de l’avis produit par les appelantes pour mettre la Couronne en cause dans une action en dommages‑intérêts intentée par l’intimée Apotex — La Cour avait rendu une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité (AC) à Apotex — Le brevet des appelantes avait été jugé invalide et l’ordonnance d’interdiction, levée — Apotex avait intenté contre les appelantes une action en responsabilité fondée sur l’art. 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), pour perte de profits causée par le délai de quatre ans écoulé avant la délivrance de l’AC — L’art. 8 ne prévoit pas de recours contre la Couronne; il constitue un code complet régissant le recouvrement de pertes par une seconde personne à l’encontre d’une première personne — Les appelantes n’ont pas invoqué une cause valable d’action pour négligence — Les appelantes sont autorisées à modifier leur avis de mise en cause pour y inclure une cause valide d’action pour négligence — L’appel est accueilli uniquement pour ajouter à l’ordonnance de la Cour fédérale une disposition permettant aux appelantes de déposer un avis de mise en cause modifié.

Couronne — Responsabilité délictuelle — Les appelantes ont mis la Couronne en cause à l’égard de tout préjudice subi par l’intimée Apotex pendant le délai de deux semaines écoulé entre le prononcé du jugement invalidant le brevet et la délivrance de l’AC — La Cour fédérale a radié l’avis de mise en cause statuant que le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) ne renferme aucune disposition relative à la responsabilité de la Couronne en cas de manquement à une obligation légale et qu’il n’existe pas en droit de cause d’action fondée sur la violation d’une loi par négligence — Toutefois, la preuve de la violation d’une loi résultant en un préjudice peut constituer une preuve de négligence en common law — L’avis de mise en cause des appelantes n’allèguait pas de négligence, pas plus qu’il ne fournissait les précisions nécessaires pour respecter les règles ordinaires de la procédure écrite — Il faut une allégation de négligence suffisamment détaillée — L’avis de mise en cause ne peut être maintenu dans sa forme actuelle — Les appelantes sont autorisées à modifier leur avis de mise en cause pour y inclure une cause valide d’action pour négligence.

lois et règlements cités

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C‑50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), 3 (mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36).

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, art. 6 (mod. par DORS/98‑166, art. 5; 99‑379, art. 3), 8 (mod. par DORS/98‑166, art. 8).

jurisprudence citée

décisions examinées :

Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals International Ltd., [2005] 3 R.C.F. 302; 2005 CF 121; Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263; 2003 CSC 69; R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205.

APPEL d’une ordonnance de la Cour fédérale ([2005] 4 R.C.F. 177; 2005 CF 480) portant radiation de l’avis produit par les appelantes afin de mettre en cause la Couronne dans une action en dommages‑intérêts intentée contre elles par Apotex. Appel accueilli à seule fin d’ajouter une disposition à l’ordonnance de la Cour fédérale.

ont comparu :

Y. Lynn Ing et Nancy P. Pei pour les appelantes (défenderesses).

F.B. Woyiwada pour l’intimée (mise en cause).

Personne n’a comparu pour l’intimée (demande-resse).

avocats inscrits au dossier :

Smart & Biggar, Toronto, pour les appelantes (défenderesses).

Le sous‑procureur général du Canada pour l’intimée (mise en cause).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement de la Cour prononcés à l’audience par

[1]Le juge Sexton, J.C.A. : Les appelantes interjettent appel de l’ordonnance de la Cour fédérale portant radiation de l’avis qu’elles ont produit afin de mettre en cause Sa Majesté la Reine (la Couronne) dans une action en dommages‑intérêts intentée contre elles par Apotex [[2005] 4 R.C.F. 177].

[2]Les appelantes avaient présenté, relativement à un brevet leur appartenant, la demande d’ordonnance d’interdiction prévue à l’article 6 [mod. par DORS/98-166, art. 5; 99-379, art. 3] du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) [DORS/93-133] (le Règlement), et la Cour avait rendu une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité (AC) à Apotex.

[3]Dans une action distincte intentée contre les appelantes, Apotex avait allégué que le brevet était invalide, et elle avait obtenu gain de cause. Environ deux semaines après le jugement déclarant le brevet invalide, la Cour avait levé l’ordonnance d’interdiction, sur consentement des parties.

[4]Le ministre a alors délivré un AC. Selon la Couronne, le ministre avait attendu deux semaines parce qu’il avait scrupule à procéder à la délivrance de l’AC avant que la Cour ne lève effectivement l’ordonnance d’interdiction.

[5]Apotex a ensuite intenté contre les appelantes une action en responsabilité fondée sur l’article 8 [mod. par DORS/98-166, art. 8] du Règlement, relativement à la perte de profits causée par le délai de quatre ans qui s’était écoulé avant la délivrance de l’AC, délai occasionné par l’ordonnance d’interdiction obtenue par les appelantes.

[6]Les appelantes, quant à elles, ont mis la Couronne en cause à l’égard de tout préjudice prouvé par Apotex, qui résulterait du délai de deux semaines écoulé entre le prononcé du jugement invalidant le brevet et la délivrance de l’AC.

[7]La Couronne a demandé la radiation de l’avis de mise en cause, mais la protonotaire [[2005] 3 R.C.F. 302] s’est refusée à y procéder, jugeant que, bien que les appelantes ne fussent pas justifiées de mettre la Couronne en cause sous le régime de l’article 8 du Règlement, il n’y avait pas lieu de radier l’avis de mise en cause car ses allégations, bien que déficientes, pouvaient être suffisantes pour étayer une action fondée sur la violation d’une loi par négligence.

[8]La décision de la protonotaire a été portée en appel sur autorisation, et la Cour fédérale a radié l’avis de mise en cause pour les motifs suivants :

a. l’article 8 du Règlement établit un code complet régissant le recouvrement de pertes auprès d’une première personne, mais le Règlement ne renferme aucune disposition relative à la responsabilité de la Couronne en cas de manquement à une obligation légale;

b. il n’existe pas en droit de cause d’action fondée sur la violation d’une loi par négligence.

[9]Nos convenons avec la protonotaire et avec la Cour fédérale que l’article 8 du Règlement ne prévoit pas de recours contre la Couronne par voie de mise en cause et qu’il constitue un code complet régissant le recouvrement de pertes par une seconde personne à l’encontre d’une première personne. Toutefois, cela ne veut pas dire que nous exprimons un avis sur l’exactitude de l’affirmation de la Cour fédérale [au paragraphe 25] voulant que « toute responsabilité des défenderesses prenait fin le jour où le brevet a été déclaré invalide ».

Voici le texte de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) :

8. (1) Si la demande présentée aux termes du paragraphe 6(1) est retirée ou fait l’objet d’un désistement par la première personne ou est rejetée par le tribunal qui en est saisi, ou si l’ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité, rendue aux termes de ce paragraphe, est annulée lors d’un appel, la première personne est responsable envers la seconde personne de toute perte subie au cours de la période :

a) débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal estime d’après la preuve qu’une autre date est plus appropriée;

b) se terminant à la date du retrait, du désistement ou du rejet de la demande ou de l’annulation de l’ordonnance.

(2) La seconde personne peut, par voie d’action contre la première personne, demander au tribunal de rendre une ordonnance enjoignant à cette dernière de lui verser une indemnité pour la perte visée au paragraphe (1).

(3) Le tribunal peut rendre une ordonnance aux termes du présent article sans tenir compte du fait que la première personne a institué ou non une action pour contrefaçon du brevet visé par la demande.

(4) Le tribunal peut rendre l’ordonnance qu’il juge indiquée pour accorder réparation par recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits à l’égard de la perte visée au paragraphe (1).

(5) Pour déterminer le montant de l’indemnité à accorder, le tribunal tient compte des facteurs qu’il juge pertinents à cette fin, y compris, le cas échéant, la conduite de la première personne ou de la seconde personne qui a contribué à retarder le règlement de la demande visée au paragraphe 6(1).

[10]Nous avons toutefois des réserves au sujet de la deuxième conclusion de la Cour fédérale. Selon nous, bien qu’à strictement parler on puisse dire qu’il n’existe pas en droit de cause d’action fondée sur la violation d’une loi par négligence, il reste néanmoins possible de poursuivre la Couronne pour négligence, et la négligence peut s’établir par la preuve de la violation d’une loi résultant en un préjudice. La Cour fédérale n’a pas examiné ce point.

[11]Dans Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, au paragraphe 31, la Cour suprême du Canada a statué que le défaut d’un fonctionnaire public de s’acquitter d’une obligation légale peut donner lieu à une action en responsabilité civile :

Je tiens à souligner que cette conclusion ne va pas à l’encontre de l’arrêt R. c. Saskatchewan Wheat Pool, [. . .] où la Cour a statué que le délit civil spécial de violation d’une obligation légale n’existait pas. L’arrêt Saskatchewan Wheat Pool établit simplement que la violation de la loi par le défendeur ne suffit pas. Il n’établit cependant pas que la violation d’une loi ne peut emporter responsabilité si les éléments constitutifs de la responsabilité délictuelle sont réunis. Autrement dit, le simple fait que l’inconduite alléguée constitue également une violation de la loi ne suffit pas pour permettre au fonctionnaire d’échapper à la responsabilité civile. De la même façon qu’un fonctionnaire public qui contrevient à la loi peut être tenu responsable de négligence, le fonctionnaire public qui contrevient à la loi peut lui aussi être responsable de la faute qu’il commet dans l’exercice d’une charge publique.

[12]Selon la Cour suprême, en outre, la preuve de la violation d’une loi résultant en un préjudice peut constituer une preuve de négligence en common law (R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205, à la page 227).

[13]De plus, l’article 3 [mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36] de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif [L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21)] établit la responsabilité de l’État pour les délits civils commis par ses préposés.

3. En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour :

a) dans la province de Québec :

(i) le dommage causé par la faute de ses préposés,

(ii) le dommage causé par le fait des biens qu’il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l’un ou l’autre de ces titres;

b) dans les autres provinces :

(i) les délits civils commis par ses préposés,

(ii) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens.

[14]En l’espèce, le problème découle de ce que les appelantes n’ont pas invoqué une cause valable d’action pour négligence. Nul acte de négligence n’est allégué dans leur avis de mise en cause, et encore moins les détails relatifs à la négligence qui sont nécessaires pour respecter les règles ordinaires de la procédure écrite.

[15]Il faut donc, selon nous, une allégation de négligence suffisamment détaillée. Au sujet des éléments constitutifs nécessaires de la responsabilité civile, le juge Dickson [tel était alors son titre] a indiqué, dans R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, aux pages 226 et 227 :

Elle allègue qu’il y a eu non pas négligence mais violation de la loi. Le manquement à une obligation légale constitue d’ailleurs l’unique fondement des arguments invoqués en l’espèce. La Commission n’a pas prouvé l’existence de ce que lord Atkin a appelé la négligence légale, c.‑à‑d. une omission intentionnelle ou négligente de remplir une obligation légale. En première instance, on n’a apporté aucune preuve de négligence ou de manque de diligence de la part du Pool.

[16]Puisque l’avis de mise en cause ne renferme aucune allégation de négligence de la part de l’intimée, il ne peut être maintenu dans sa forme actuelle. Nous ne pouvons savoir si les appelantes sont en mesure de formuler l’allégation de négligence nécessaire, bien que l’avocat de la demanderesse ait été incapable de dire à la Cour ce que serait une allégation appropriée. Il appartient aux appelantes de tenter de modifier leur avis de mise en cause pour y inclure une cause valide d’action pour négligence si elles y sont disposées et, bien que ce soit à contrecœur, nous les autorisons à apporter cette modification.

[17]L’appel est donc accueilli, mais seulement afin d’ajouter à l’ordonnance de la Cour fédérale une disposition ainsi libellée :

Sans préjudice du droit des appelantes de déposer un avis de mise en cause modifié alléguant une cause valide d’action pour négligence.

[18]Il n’y aura pas d’adjudication de dépens.

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