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A-579-04

2005 CAF 361

Apotex Inc. (appelante) (demanderesse reconvention-nelle)

c.

Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. (intimées) (défenderesses reconventionnelles)

et

Shionogi & Co. Ltd. (intimée) (défenderesse reconventionnelle)

et

Commissaire de la concurrence (intervenant)

Répertorié  : Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc. (C.A.F.)

Cour d'appel fédérale, juges Desjardins, Evans et Sharlow, J.C.A.--Toronto, 27 septembre; Ottawa, 2 novembre 2005.

Brevets -- Contrefaçon -- Appel d'une décision de la Cour fédérale accueillant les requêtes en jugement sommaire et radiant certains paragraphes de la défense et demande reconventionnelle de l'appelante dans l'action en contrefaçon intentée par Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. (Lilly) -- Lilly a intenté une action pour contrefaçon de sept brevets sur des procédés pouvant servir à la fabrication de l'antibiotique céfaclor -- Lilly a modifié sa déclaration de manière à ajouter un huitième brevet à son action -- Quatre des huit brevets ont été cédés à Lilly par Shionogi & Co. Ltd. (Shionogi) -- Lilly concédait simultanément à Shionogi une licence non exclusive sur les brevets cédés -- L'appelante a allégué que les accords de cession conclus constituaient un complot en vue de diminuer indûment la concurrence, en contravention avec l'art. 45 de la Loi sur la concurrence, et a réclamé des dommages-intérêts en vertu de l'art. 36 -- L'art. 50 de la Loi sur les brevets dispose que tout brevet délivré pour une invention est cessible en droit -- Dans l'arrêt Molnlycke AB c. Kimberly-Clark of Canada Ltd., la Cour d'appel fédérale a statué qu'une cession de brevet ne peut être indue si la diminution de la concurrence découle uniquement de la cession -- Molnlycke ne doit pas être appliqué si la diminution de la concurrence découle de quelque chose qui dépasse le simple exercice des droits de brevet -- En l'espèce, la Cour fédérale s'est trompée en se considérant liée par Molnlycke -- Elle a également commis une erreur en affirmant que les cessions de brevet ne sont pas assujetties à l'art. 45 de la Loi sur la concurrence.

Concurrence -- Appel d'une décision de la Cour fédérale accueillant les requêtes en jugement sommaire et radiant certains paragraphes de la défense et demande reconventionnelle de l'appelante dans l'action en contrefaçon intentée par Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. (Lilly) -- La cession de brevet peut, en droit, diminuer indûment la concurrence -- Lorsque la cession confère au cessionnaire un pouvoir de marché plus grand que le seul pouvoir inhérent au brevet cédé, l'art. 50 de la Loi sur les brevets n'exclut pas la possibilité que la cession diminue indûment la concurrence en contravention avec l'art. 45 de la Loi sur la concurrence -- L'objet de la Loi sur la concurrence est de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l'adaptabilité et l'efficience de l'économie canadienne -- La Cour fédérale ne s'est pas trompée lorsqu'elle a conclu que la cession de brevet avait pour effet de diminuer la concurrence -- L'appelante a réclamé des dommages-intérêts pour la perte ou les dommages qu'elle a subis en raison des agissements contraires à l'art. 45 -- L'appelante a soutenu que tout montant qu'elle pourrait être tenue de verser dans l'action en contrefaçon constitue «  une perte ou des dommages  » -- En vertu de l'art. 36(1), le demandeur doit prouver qu'il a subi une perte ou des dommages en raison des agissements prohibés -- L'art. 36(4) précise la prescription applicable à une action en dommages-intérêts pour perte ou dommages subis -- La Cour fédérale ne s'est pas trompée en concluant que les questions de dommages et de prescription devaient être tranchées sur le fond et non dans le cadre d'une requête en jugement sommaire.

Pratique -- Jugement sommaire -- Appel d'une décision de la Cour fédérale accueillant les requêtes en jugement sommaire et radiant certains paragraphes de la défense et demande reconventionnelle de l'appelante dans l'action en contrefaçon intentée par Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. -- La réclamation de l'appelante pour perte ou dommages sous le régime de la Loi sur la concurrence n'était pas une question devant être tranchée dans le cadre d'une requête en jugement sommaire -- Il n'est pas davantage approprié de trancher un litige par jugement sommaire lorsque l'application du principe de la possibilité de découverte (moment où les faits ont été découverts ou pouvaient raisonnablement l'être) sera vraisemblablement une question importante en ce qu'elle marque le début de la période de prescription pour les dommages-intérêts réclamés sous le régime de la Loi sur la concurrence.

Il s'agissait d'un appel d'une décision de la Cour fédérale accueillant les requêtes en jugement sommaire et radiant certains paragraphes de la défense et demande reconvention-nelle de l'appelante dans l'action en contrefaçon intentée par les intimées Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. (Lilly). En 1997, Lilly a intenté une action contre appelante pour contrefaçon de sept brevets sur des procédés pouvant servir à la fabrication de l'antibiotique céfaclor, sur les intermédiaires qui peuvent être produits au moyen de ces procédés, ainsi que sur un composé utilisé dans ces procédés. Elle a modifié sa déclaration de manière à ajouter un huitième brevet qui, d'après elle, avait fait l'objet d'une contrefaçon. Des huit brevets qui, d'après Lilly, avaient fait l'objet d'une contrefaçon par l'appelante, quatre lui avaient été cédés par Shionogi & Co. Ltd. (Shionogi) en 1995. En retour, Lilly concédait simultanément à Shionogi, le cédant, une licence non exclusive sur les brevets cédés. Le dernier des brevets de procédé cédés à Lilly a expiré en 2000. Dans sa défense et demande reconventionnelle, l'appelante a allégué que les accords conclus entre Lilly et Shionogi constituaient un complot en vue de diminuer indûment la concurrence, en contravention avec l'article 45 de la Loi sur la concurrence, et lui donnaient droit à des dommages-intérêts en vertu de l'article 36. Avant le présent appel, la Cour fédérale avait statué que, étant donné que toute diminution de la concurrence découlait de la cession des brevets de Shionogi à Lilly, la cession en question ne pouvait pas être indue du fait qu'elle était autorisée par l'article 50 de la Loi sur les brevets. Elle considérait qu'elle était liée à cet égard par l'arrêt Molnlycke AB c. Kimberly-Clark of Canada Ltd. La Cour d'appel fédérale a accueilli l'appel au motif que Molnlycke s'appliquait seulement dans le cas où la diminution de la concurrence découlait uniquement de la cession. L'affaire a été renvoyée à un juge de la Cour fédérale pour qu'il apprécie s'il y avait preuve que ce n'était « pas uniquement » l'exercice des droits de brevets, de telle sorte que l'application de la Loi sur la concurrence n'était pas exclue. La Cour fédérale a conclu qu'il s'agissait uniquement de l'exercice de ces droits. La question principale soulevée dans cet appel était la suivante  : la cession d'un brevet peut-elle constituer un accord ou un arrangement en vue de diminuer indûment la concurrence, en contravention avec l'article 45 de la Loi sur la concurrence, si cette cession confère au cessionnaire un pouvoir de marché plus grand que le simple pouvoir inhérent aux brevets cédés?

Arrêt : l'appel doit être accueilli.

La cession d'un brevet peut, en droit, diminuer indûment la concurrence. Suivant l'article 50 de la Loi sur les brevets, tout brevet délivré pour une invention est cessible en droit. Toutefois, lorsque la cession confère au cessionnaire un pouvoir de marché plus grand que le simple pouvoir inhérent aux brevets cédés, l'article 50 n'exclut pas la possibilité que la cession diminue indûment la concurrence en contravention avec l'article 45 de la Loi sur la concurrence. Une interprétation de l'article 50, qui n'exclut pas les cessions de brevet de l'application de l'article 45 lorsqu'elles diminuent la concurrence, permet une application harmonieuse de cette disposition et de l'article 45, conformément au sens ordinaire du libellé de ces dispositions. Puisque l'article 50 de la Loi sur les brevets n'exige ou n'autorise pas expressément ce qui est interdit à l'article 45, il n'y a aucun conflit véritable entre ces deux dispositions. De plus, l'article 32 de la Loi sur la concurrence précise que la Cour fédérale peut rendre certaines ordonnances, lorsqu'il est fait usage de droits exclusifs conférés par un brevet en vue de restreindre indûment le commerce ou de diminuer la concurrence à l'égard d'un article. Pour ce motif, le législateur n'a clairement pas eu l'intention d'exclure complètement l'exercice des droits de brevet du champ d'application de la Loi sur la concurrence. Cette interprétation est également compatible avec l'objet de la Loi sur la concurrence qui est de « préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l'adaptabilité et l'efficience de l'économie canadienne ». Enfin, cette interprétation est conforme aux lignes directrices du Bureau de la concurrence. En conséquence, le juge de la Cour fédérale a commis une erreur de droit en affirmant que les cessions de brevet ne sont pas assujetties à l'article 45 de la Loi sur la concurrence.

La Cour fédérale a également commis une erreur en concluant que suivant l'arrêt Molnlycke AB c. Kimberly-Clark of Canada Ltd. de la Cour d'appel fédérale, toute diminution de la concurrence, dans les circonstances, ne peut être considérée comme indue pour l'application de l'article 45 de la Loi sur la concurrence. Molnlycke a établi que les cessions de brevets ne peuvent pas être indues lorsque la diminution de la concurrence découle de celles-ci. Toutefois, il faut établir une distinction d'avec Molnlycke au motif que dans cette affaire le seul pouvoir commercial créé par la cession était le pouvoir inhérent au brevet cédé. Dans la présente espèce, étant donné que Lilly détenait déjà des brevets connexes, l'entente conclue entre Lilly et Shionogi a eu pour effet que Lilly a acquis des droits de brevet qui lui ont permis de contrôler tous les procédés rentables de fabrication du céfaclor. Avant l'entente, ces procédés étaient entre les mains de deux compagnies. Par conséquent, Molnlycke ne s'applique pas s'il y a preuve que ce n'est pas uniquement l'exercice des droits de brevets qui peut avoir une incidence sur la concurrence au sein du marché.

La Cour fédérale a tiré une conclusion de fait explicite, soit qu'il y a eu diminution de la concurrence après la cession des brevets de Shionogi à Lilly en 1995. Elle a conclu que la preuve établissait amplement qu'en raison des autres brevets que détenait déjà Lilly, la cession a eu pour résultat d'augmenter le pouvoir monopolistique de Lilly. En l'absence d'une erreur manifeste et déterminante, la Cour d'appel fédérale ne pouvait modifier la conclusion de la Cour fédérale voulant que la cession ait entraîné une diminution de la concurrence.

Dans ses demandes reconventionnelles contre Lilly et Shionogi fondées sur l'article 36 de la Loi sur la concurrence, l'appelante réclame des dommages-intérêts pour la perte ou les dommages qu'elle a subis en raison des agissements contraires à l'article 45. Pour se prévaloir du recours en dommages- intérêts en vertu du paragraphe 36(1), le demandeur doit prouver qu'il a subi une perte ou des dommages en raison des agissements prohibés, et le paragraphe 36(4) précise qu'aucune action en dommages-intérêts ne peut être intentée plus de deux ans après « la date du comportement en question ». En conséquence, en l'espèce, la Cour devait déterminer le point de départ du délai de prescription. Toutefois, la preuve sur ces deux aspects, à savoir la mesure dans laquelle l'appelante connaissait les faits pertinents (y compris le détail de l'entente) et à quel moment elle en a eu connaissance, n'était pas à ce point évidente qu'elle justifiait que la Cour d'appel fédérale modifie la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle la question de la prescription des demandes reconventionnelles de l'appelante méritait un examen sur le fond. Il n'est généralement pas approprié de trancher un litige par jugement sommaire lorsque l'application du principe de la possibilité de découverte (moment où les faits ont été découverts ou pouvaient raisonnablement l'être) sera vraisemblablement une question importante.

La prétention étonnante de l'appelante selon laquelle, pour l'application du paragraphe 36(1), tout montant qu'elle pourrait être tenue de verser à Lilly à titre de dommages- intérêts dans l'action en contrefaçon intentée par Lilly, constitue « une perte ou des dommages », était une question qui devait être tranchée sur le fond et non à l'étape du jugement sommaire.

lois et règlements cités

Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34, art. 1 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19), 1.1 (édicté, idem), 32 (mod. par L.C. 1990, ch. 37, art. 29; 2002, ch. 16, art. 4(F)), 36 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 11), 45 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 30; L.C. 1991, ch. 47, art. 714), 79 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1990, ch. 37, art. 31; 1999, ch. 2, art. 37; 2002, ch. 16, art. 11.4).

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 50 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 20).

jurisprudence citée

décision différenciée :

Molnlycke AB c. Kimberly-Clark of Canada Ltd. et al. (1991), 36 C.P.R. (3d) 493; 132 N.R. 315; [1991] F.C.J. No. 532 (C.A.) (QL).

décisions examinées :

Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc., 2004 CAF 232; Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc., 2003 CF 1171; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606.

décisions citées :

Smith v. The Queen, [1960] R.C.S. 776; (1960), 25 D.L.R. (2d) 225; 128 C.C.C. 145; 33 C.R. 318; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon et autres, [1982] 2 R.C.S. 161; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., [2001] 3 C.F. 185; 2001 CAF 204; Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29; Aguonie v. Galion Solid Waste Material Inc. (1998), 38 O.R. (3d) 161; 156 D.L.R. (4th) 222; 17 C.P.C. (4th) 219; 107 O.A.C. 115 (C.A.).

doctrine citée

Bureau de la concurrence. Lignes directrices pour l'application de la loi. Industrie Canada, 2000.

Bureau de la concurrence. « Lignes directrices pour l'application de la loi », Industrie Canada, 2000.

Sullivan, Ruth. Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4th ed. Toronto  : Butterworths, 2002.

APPEL d'une décision de la Cour fédérale ([2005] 2 R.C.F. 225; 2004 CF 1445) accueillant les requêtes en jugement sommaire déposées par les intimées et radiant certains paragraphes de la défense et demande reconventionnelle de l'appelante dans l'action en contrefaçon intentée par Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. Appel accueilli.

ont comparu :

Harry B. Radomski et David Scrimger pour l'appelante (demanderesse reconventionnelle).

Anthony George Creber et Patrick S. Smith pour les intimées (défenderesses reconventionnelles) Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc.

A. David Morrow et Colin B. Ingram pour l'intimée (défenderesse reconventionnelle) Shionogi & Co. Ltd.

Randall Hofley pour l'intervenant.

avocats inscrits au dossier :

Goodmans LLP, Toronto, pour l'appelante (demanderesse reconventionnelle).

Gowling Lafleur Henderson s.r.l., Ottawa, pour les intimées (défenderesses reconventionnelles) Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc.

Smart & Biggar, Ottawa, pour l'intimée (défenderesse reconventionnelle) Shionogi & Co. Ltd.

Le sous-procureur général du Canada pour l'intervenant.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Evans, J.C.A.:

A.     INTRODUCTION

[1]Apotex Inc. (Apotex) a interjeté appel d'une décision de la Cour fédérale accueillant les requêtes des intimées, Eli Lilly and Company, Eli Lilly Canada Inc. (Lilly) et Shionogi & Co. Ltd. (Shionogi). Le juge a accueilli les requêtes en jugement sommaire déposées par Lilly et Shionogi, et radié certains paragraphes de la défense ainsi que de la demande reconventionnelle d'Apotex dans l'action en contrefaçon intentée par Lilly. La décision du juge est publiée à Eli Lilly and Co. c. Apotex , [2005] 2 R.C.F. 225.

[2]L'appel soulève une question de droit importante, à la frontière entre le droit des brevets et le droit de la concurrence : en droit, la cession d'un brevet peut-elle constituer un accor d ou un arrangement en vue de diminuer indûment la concurrence, en contravention avec l'article 45 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 30; L.C. 1991, ch. 47, art. 714] de la Loi sur la concurrence [L.R.C. (1985), ch. C-34, art. 1 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19)], si cette cession confère au cessionnaire un pouvoir de marché plus grand que le simple pouvoir inhérent aux brevets cédés?

[3]Lilly et Shionogi affirment que la réponse est non. Elles s'appuient sur l'article 50 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 20] de la Loi sur les brevets [L.R.C. (1985), ch. P-4], qui autorise les titulaires de brevet à céder leur brevet. Elles soutiennent qu'il est de la nature des brevets de créer des monopoles. Puisque le droit de cession est l'un des droits conférés par le Parlement aux titulaires de brevet, la diminution de la concurrence découlant de l'exercice de ce droit ne peut être indue. Lilly et Shionogi prétendent que la Cour est liée par des décisions de jurisprudence sur cette question : Molnlycke AB c. Kimberly-Clark of Canada Ltd. et al. (1991), 36 C.P.R. (3d) 493 (C.A.F.). Toutefois, elles reconnaissent que la situation serait différente si, outre la ce ssion, le cédant et le cessionnaire concluaient d'autres ententes de nature à nuire à la concurrence.

[4]Pour sa part, Apotex soutient que l'article 50 de la Loi sur les brevets et l'article 45 de la Loi sur la concurrence peuvent être interprétés de manière harmonieuse : l'article 50 autorise la cession des brevets mais ne vise pas à exclure les cessions de l'application des autres lois, y compris de l'article 45 de la Loi sur la concurrence. Apotex fait donc valoir que lorsque la cession confère au cessionnaire un pouvoir de marché plus grand que le simple pouvoir inhérent aux brevets cédés, l'article 50 n'exclut pas la possibilité, en droit, que la cession diminue indûment la concurrence.

[5]Apotex affirme que l'on peut étab lir une distinction avec Molnlycke puisque, dans ce cas, il n'était pas question d'une cession entraînant la création d'un pouvoir de marché plus grand que le pouvoir inhérent aux brevets cédés. Dans le cas qui nous occupe, au contraire, la cession a conféré un pouvoir renforcé au cessionnaire en raison des brevets connexes qu'il détenait déjà.

[6]Le commissaire de la concurrence a été autorisé à intervenir pour aider la Cour à décider si l'article 50 de la Loi sur les brevets exclut les cessions de brevet de l'application de l'article 45 de la Loi sur la concurrence et si le juge a commis une erreur en concluant que son avis sur la question était conforme aux principes énoncés dans Lignes directrices pour l'application de la loi (Industrie Canada, 2000), document publié par le commissaire de la concurrence.

B.     CONTEXTE ET HISTORIQUE DES PROCÉDU-RES JUDICIAIRES

[7]L'essentiel des faits a déjà été décrit par le juge Rothstein dans une autre décision rendue dans la présente insta nce et rapportée dans Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc. , 2004 CAF 232, aux paragraphes 2 à 5 :

Le 18 juin 1997, Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. (Lilly) ont intenté une action contre Apotex Inc. (Apotex) pour contrefaçon de sept brevets sur d es procédés pouvant servir à la fabrication de l'antibiotique céfaclor, sur les intermédiaires qui peuvent être produits au moyen de ces procédés, ainsi que sur un composé utilisé dans ces procédés. Le 11 janvier 2001, Lilly a modifié sa déclaration de man ière à ajouter un huitième brevet qui, d'après Lilly, aurait fait l'objet d'une contrefaçon.

Dans son exposé de la défense et sa demande reconventionnelle présentés en 2001, Apotex a allégué que le comportement de Lilly contrevenait à l'article 45 de la Loi sur la concurrence , L.R.C. 1985, ch. C-34, ce qui donnerait droit à Apotex à des dommages-intérêts aux termes de l'article 36 de la Loi. En 2002, Apotex a modifié son exposé de la défense et sa demande reconventionnelle de façon à inclure Shionogi & Co . Ltd. (Shionogi) parmi les défenderesses reconvention-nelles, dans le cadre de sa requête pour dommages-intérêts aux termes de la Loi sur la concurrence .

Des huit brevets qui, d'après les allégations de Lilly, avaient fait l'objet d'une contrefaçon par A potex, quatre avaient été cédés à Lilly par Shionogi en 1995. Apotex affirme que ces cessions constituaient une entente qui a entraîné une réduction de la concurrence allant à l'encontre de l'article 45 de la Loi sur la concurrence .

Aux termes du paragraphe 45(1) de la Loi sur la concurrence, il est illégal de conclure des ententes qui réduisent indûment la concurrence :

[8]J'ajouterai seulement que le brevet de céfaclor est arrivé à échéance en 1994 et que le dernier b revet relatif à un procédé de Shionogi a pris fin en 2000, peu avant l'échéance des brevets relatifs aux procédés de Lilly. Enfin, Lilly a concédé à Shionogi, en même temps que la cession, une licence non exclusive sur les brevets que Shionogi lui avait cédés.

[9]Lors de la première audience dans ce dossier, le juge a accueilli trois requêtes. Dans la première requête, Lilly a obtenu un jugement sommaire radiant certains paragraphes de la défense et de la demande reconventionnelle d'Apotex qu i s'appuyaient sur l'article 45 et rejetant la demande reconventionnelle. Dans la deuxième requête, Shionogi a obtenu un jugement sommaire quant à la demande reconvention-nelle et, dans la troisième, le juge a accueilli l'appel interjeté par Shionogi à l'e ncontre d'une décision du protonotaire refusant de radier la demande reconventionnelle d'Apotex contre Shionogi.

[10]Selon le juge, si la diminution de la concurrence découle de la cession des brevets de Shionogi à Lilly, elle ne peut pas êt re indue puisqu'elle est autorisée par l'article 50 de la Loi sur les brevets. Le juge a estimé qu'il était lié en ce sens par Molnlycke . La décision est rapportée dans Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc. , 2003 CF 1171.

[11]Apotex a interjeté a ppel de cette décision devant la Cour, qui a accueilli l'appel et ordonné le renvoi de l'affaire devant le juge, au motif que Molnlycke s'applique seulement dans le cas où la diminution de la concurrence découle uniquement de la cession. « [l]orsqu'il y a preuve que ce n'est pas uniquement l'exercice des droits de brevets  » [soulignement ajouté] (au paragraphe 15), l'arrêt Molnlycke n'exclut pas entièrement la mise en application de la Loi sur la concurrence . En conséquence, la Cour a renvoyé l'affaire deva nt le juge, l'enjoignant (au paragraphe 22) de répondre « à tout le moins  » aux questions suivantes :

[. . .] (1) le paragraphe 45(1) peut-il s'appliquer à une entente visant l'exercice des droits de brevet? et (2) le cas échéant, les faits de la présen te cause permettent-ils de démontrer que Lilly et/ou Shionogi ont agi de manière contraire à l'article 45? Enfin, même si Apotex peut établir que l'article 45 s'applique et que Lilly et/ou Shionogi ont agi de manière contraire à l'article 45, le juge des r equêtes devra tout de même décider s'il y a, parmi les observations présentées par Lilly et Shionogi qu'il n'a pas examinées initialement, des arguments qui empêchent Apotex d'obtenir des dommages-intérêts aux termes de l'article 36 de la Loi sur la concurrence.

La décision de la Cour d'appel fédérale est déjà citée au paragraphe 7 des présents motifs.

[12]Lorsque l'affaire est revenue devant le juge, il s'est demandé s'il existait une quelconque entente ou condition, en plus de la cession d es brevets, qui pourrait constituer ce quelque chose de plus auquel la Cour d'appel fédérale avait fait allusion. Estimant qu'il n'y avait rien de plus, le juge a de nouveau accueilli les requêtes. Il affirme ce qui suit, au paragraphe 9 :

[. . .] lorsqu'un accord ne vise que des droits de brevet et qu'il est autorisé expressément par la Loi sur les brevets , la diminution de la concurrence qui en résulte, parce qu'elle est autorisée par le législateur, n'est pas «  indue  » et n'est pas une infraction en ve rtu de l'article 45.

De l'avis du juge, donc, puisque la diminution de la concurrence découle seulement de la cession, il est tenu d'appliquer Molnlycke.

[13]En conséquence, le juge (au paragraphe 26) répond oui à la première question mais non à la deuxième question parce que [au paragraphe 15] :

Toutefois l'entente qui constitue le complot allégué par Apotex est uniquement et exclusivement la cession des brevets de Shionogi et il n'y a aucune autre entente alléguée ou établie par la preuve susceptible de constituer le fondement d'une infraction en vertu de l'article 45.

Quant à la troisième question, le juge affirme [au paragraphe 26] que même si elle ne se pose pas, « la réponse serait également négative ».

[14]Pour les motifs exposés ci-après, je suis parvenu à la conclusion que la cession d'un brevet peut, en droit, diminuer indûment la concurrence. J'accueillerais l'appel interjeté par Apotex à l'encontre de la décision du juge, je rejetterais les requête s, je rétablirais les paragraphes radiés dans la défense et la demande reconventionnelle, et je permettrais que l'affaire soit instruite sur toutes les autres questions, sauf celle de savoir s'il y a eu diminution de la concurrence par suite de la cession.

C.     CADRE LÉGISLATIF

Patent Act, R.S.C., 1985, c. P-4

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4

50. (1) Tout brevet délivré pour une invention est cessible en droit, soit pour la totalité, soit pour une partie de l'intérêt, au moyen d'un acte par écrit. [Soulignement ajouté.]

Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 [articles 32 (mod. par L.C. 1990, ch. 37, art. 29; 2002, ch. 16, art. 4(F)), 36 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 11), 79 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1990, ch. 37, art. 31; 1999, ch. 2, art. 37; 2002, ch. 16, art. 11.4)]

32. (1) Chaque fois qu'il a été fait usage des droits et privilèges exclusifs conférés par un ou plusieurs brevets d'invention, par une ou plusieurs marques de comm erce, par un droit d'auteur ou par une topographie de circuit intégré enregistrée pour :

a) soit limiter indûment les facilités de transport, de production, de fabrication, de fourniture, d'emmagasinage ou de négoce d'un article ou d'une denrée pouvant faire l'objet d'un échange ou d'un commerce,

b) soit restreindre indûment l'échange ou le commerce à l'égard d'un tel article ou d'une telle denrée ou lui causer un préjudice indu,

c) soit empêcher, limiter ou réduire indûment la fabrication ou la production d'un tel article ou d'une telle denrée, ou en augmenter déraisonnablement le prix,

d) soit empêcher ou réduire indûment la concurrence dans la production, la fabrication, l'achat, l'échange, la vente, le transport ou la fourniture d'un tel article ou d'une telle denrée,

la Cour fédérale peut rendre une ou plusieurs des ordonnances visées au paragraphe (2) dans les circonstances qui y sont décrites.

[. . .]

36. (1) Toute personne qui a subi une perte ou des dommages par suite :

a) soit d'un comportement allant à l'encontre d'une disposition de la partie VI;

b) soit du défaut d'une personne d'obtempérer à une ordonnance rendue par le Tribunal ou un autre tribunal en vertu de la présente loi,

peut, devant tout tribunal compétent, réclamer et recouvrer de la personne qui a eu un tel comportement ou n'a pas obtempéré à l'ordonnance une somme égale au montant de la perte ou des dommages qu'elle est reconnue avoir subis, ainsi que toute somme supplémentaire que le tribunal peut fixer et qui n'excède pas le coût total, pour elle, de toute enquête relativement à l'affaire et des procédures engagées en vertu du présent article.

(2) Dans toute action intentée contre une personne en vertu du paragraphe (1), les procès-verbaux relatifs aux procédures engagées devant tout tribunal qui a déclaré cette personne coupable d'une infraction visée à la partie VI ou l'a déclarée coupable du défaut d'obtempérer à une ordonnance rendue en vertu de la présente loi par le Tribunal ou par un autre tribunal, ou qui l'a punie pour ce défaut, constituent, sauf preuve contraire, la preuve que la personne contre laquelle l'action est intentée a eu un comportement allant à l'encontre d'une disposition de la partie VI ou n'a pas obtempéré à une ordonnance rendue en vertu de la présente loi par le Tribunal ou par un autre tribunal, selon le cas, et toute preuve fournie lors d e ces procédures quant à l'effet de ces actes ou omissions sur la personne qui intente l'action constitue une preuve de cet effet dans l'action.

(3) La Cour fédérale a compétence sur les actions prévues au paragraphe (1).

(4) Les actions visées au paragraphe (1) se prescrivent :

a) dans le cas de celles qui sont fondées sur un comportement qui va à l'encontre d'une disposition de la partie VI, dans les deux ans qui suivent la dernière des dates suivantes :

(i) soit la date du comportement en question,

(ii) soit la date où il est statué de façon définitive sur la poursuite;

b) dans le cas de celles qui sont fondées sur le défaut d'une personne d'obtempérer à une ordonnance du Tribunal ou d'un autre tribunal, dans les deux ans qui suivent la dernière des dates suivantes :

(i) soit la date où a eu lieu la contravention à l'ordonnance du Tribunal ou de l'autre tribunal,

(ii) soit la date où il est statué de façon définitive sur la poursuite.

[. . .]

45. (1) Commet un acte criminel et encourt un emprisonnement maximal de cinq ans et une amende maximale de dix millions de dollars, ou l'une de ces peines, quiconque complote, se coalise ou conclut un accord ou arrangement avec une autre personne :

a) soit pour limiter, indûment, les facilités de transport, de production, de fabrication, de fourniture, d'emmagasinage ou de négoce d'un produit quelconque;

[. . .]

d) soit, de toute autre façon, pour restreindre, indûment, la concurrence ou lui causer un préjudice indu.

[. . .]

(3) Sous réserve du paragraphe (4), dans des poursuites intentées en vertu du paragraphe (1), le tribun al ne peut déclarer l'accusé coupable si le complot, l'association d'intérêts, l'accord ou l'arrangement se rattache exclusivement à l'un ou plusieurs des actes suivants :

a) l'échange de données statistiques;

b) la définition de normes de produits;

c) l'échange de renseignements sur le crédit;

d) la définition de termes utilisés dans un commerce, une industrie ou une profession;

e) la collaboration en matière de recherches et de mise en valeur;

f) la restriction de la réclame ou de la promotion, à l'exclusion d'une restriction discriminatoire visant un représentant des médias;

g) la taille ou la forme des emballages d'un article;

h) l'adoption du système métrique pour les poids et mesures;

i) les mesures visant à protéger l'environnement.

[. . .]

(7) Dans les poursuites intentées en vertu du paragraphe (1), le tribunal ne peut déclarer l'accusé coupable s'il conclut que le complot, l'association d'intérêts, l'accord ou l'arrange-ment se rat tache exclusivement à un service et à des normes de compétence et des critères d'intégrité raisonnablement nécessaires à la protection du public :

a) soit dans l'exercice d'un métier ou d'une profession rattachés à ce service;

b) soit dans la collecte et la diffusion de l'information se rapportant à ce service.

(7.1) Le paragraphe (1) ne s'applique pas à un accord ou à un arrangement visé au paragraphe 49(1) lorsque cet accord ou arrangement a lieu entre des institutions financières fédérales.

[. . .]

79. (1) Lorsque, à la suite d'une demande du commissaire, il conclut à l'existence de la situation suivante :

[. . .]

le Tribunal peut rendre une ordonnance interdisant à ces personnes ou à l'une ou l'autre d'entre elles de se livrer à une telle pratique.

[. . .]

(5) Pour l'application du présent article, un agissement résultant du seul fait de l'exercice de quelque droit ou de la jouissance de quelque intérêt découlant de la Loi sur les brevets , de la Loi sur les dessins industriels, de la Loi sur le droit d'auteur, de la Loi sur les marques de commerce, de la Loi sur les topographies de circuits intégrés ou de toute autre loi fédérale relative à la propriété intellectuelle ou industrielle ne consti tue pas un agissement anti-concurrentiel. [Soulignement ajouté.]

D.     QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

Question 1 :     En droit, la cession d'un brevet peut-elle diminuer indûment la concurrence du fait que le cessionnaire possède des brevets connexes?

(i) Molnlycke AB c. Kimberly-Clark of Canada Ltd. et al.

[15]Lilly et Shionogi s'appuient essentiellement sur Molnlycke . Elles font valoir que, dans sa première décision (voir au paragraphe 7 plus haut), la Cour a jugé que Molnlycke est une déci sion valable en droit et qu'elle doit être appliquée. Par conséquent, soutiennent- elles, en ce qui concerne les parties en l'espèce, le principe énoncé dans Molnlycke a force de chose jugée. Pour les besoins du présent pourvoi, je reconnais qu'il en est a insi. Cependant, la question la plus importante consiste à définir la portée du principe tel que confirmé par la Cour dans Molnlycke .

[16]À mon avis, l'opinion de la Cour quant à la portée de Molnlycke est clairement énoncée d ans les motifs de sa décision accueillant l'appel interjeté à l'encontre de la première décision du juge. Si, comme le prétendent Lilly et Shionogi, Apotex est liée par la conclusion de la Cour selon laquelle Molnlycke doit être appliqué, Lilly et Shionogi ne sont pas moins liées, selon moi, par l'opinion de la Cour sur le raisonnement de Molnlycke . Voici ce qu'affirme le juge Rothstein, à propos de Molnlycke [aux paragraphes 14 et 15] :

Dans l'arrêt Molnlycke , un seul fournisseur était autorisé à vendre l'objet visé par le brevet avant la cession de ce brevet. La cession n'était que le transfert du brevet à une autre compagnie. La cession a eu pour seul effet qu'une autre compagnie pouvait poursuivre le défendeur pour contrefaçon. Le nombre de titulaires du brevet est demeuré le même avant et après la cession du brevet. Le défendeur aurait fait valoir qu'une entente visant la cession d'un brevet et, ainsi, visant à permettre au cessionnaire d'exercer le monopole du brevet, sans plus, pourrait en soi constit uer une entente qui réduit indûment la concurrence aux termes du paragraphe 45(1).

D'après l'arrêt Molnlycke , afin d'accorder aux monopoles de droit prévus par la Loi sur les brevets la latitude requise pour leur fonctionnement, le Parlement devait avoir à l'esprit que : «  on ne peut [. . .] déduire de la preuve de l'exercice de ces droits [de brevet] seulement qu'il y a eu amoindrissement indu de la concurrence  » [non souligné dans l'original]. Toutefois, lorsqu'il y a preuve que ce n'est pas uniquement l'exercice des droits de brevets qui peut avoir une incidence sur la concurrence au sein du marché, l'arrêt Molnlycke n'exclut pas entièrement la mise en application de la Loi sur la concurrence. [Non souligné dans l'original.]

[17]Établissa nt une distinction avec Molnlycke, la Cour précise ce qui suit [au paragraphe 17] :

Dans la présente affaire, Apotex n'allègue pas que c'est uniquement la cession des droits de brevet ou l'exercice de ces droits de brevet par Lilly qui justifiait une action. Apotex affirme plutôt que la cession a eu l'effet suivant dans la présente affaire : une compagnie, Lilly, a acquis les droits de brevet qui lui permettent de contrôler tous les procédés rentables de fabrication du céfaclor alors que, avant l'entente, ces procédés étaient entre les mains de deux compagnies, soit Shionogi et Lilly. Apotex fait valoir que cette consolidation constituait une démarche autre que le simple exercice des droits de brevet. Par conséquent, d'après Apotex, l'entente de cession a entraîné une réduction indue de la concurrence, qui déclenche l'application du paragraphe 45(1) de la Loi sur la concurrence.

[18]Puisque la Cour ne mentionne aucun autre élément sur lequel Apotex se serait fondée pour tenter d'établir une di stinction avec Molnlycke, l'allusion de la Cour à «  une démarche autre  » doit signifier, dans ce cas, les effets anticoncurrentiels de la cession, à savoir le pouvoir accru de Lilly sur le marché du céfaclor en vrac, compte tenu du fait qu'elle détenait déjà les brevets sur les autres procédés connus et commercialement viables de fabrication de ce médicament.

[19]Il faut donc établir une distinction avec Molnlycke au motif que cette décision porte sur une situation où le seul pouvoir commerc ial créé par la cession était le pouvoir inhérent au brevet cédé. Dans la mesure où Molnlycke contient un énoncé de principe plus général, il doit être interprété de manière à en atténuer la portée.

[20]À mon humble avis, donc, le juge a com mis une erreur en se limitant à décider si les parties avaient conclu un autre accord ou arrangement, outre la cession comme telle.

(ii) Interprétation des articles 45 de la Loi sur la concurrence et 50 de la Loi sur les brevets

[21]Ma conclusion voulant que, dans sa première décision, la Cour ait jugé que Molnlycke n'était pas déterminant en l'espèce est suffisante pour que l'appel soit accueilli. Néanmoins, puisque les parties ont déjà fait valoir tous leurs arguments sur le bien- fondé, et pour le cas où l'instance irait plus loin, j'expliquerai les raisons pour lesquelles je suis d'accord avec l'interprétation implicite des dispositions pertinentes de la loi, telle que l'on peut en déduire des conclusions de la Cour, dans sa première décision, c'est-à -dire que l'article 50 de la Loi sur les brevets n'immunise pas les accords de cession de brevet contre l'application de l'article 45 de la Loi sur la concurrence , lorsque la cession confère au cessionnaire un pouvoir de marché plus gr and que le seul pouvoir inhérent au brevet cédé.

[22]Premièrement, une telle interprétation de l'article 50 de la Loi sur les brevets permet une application harmonieuse de cette disposition et de l'article 45 de la Loi sur la concurrence , conformément au sens ordinaire du libellé de ces dispositions. Elle évite d'obliger la Cour à conclure que l'article 45 contiendrait des restrictions excluant les cessions de brevet de la portée de cette disposition. Elle ne confère pas non pl us un caractère superflu à l'article 50 puisque cette disposition apporte des précisions sur une règle qui aurait autrement eu, au mieux, un caractère vague, à savoir que les droits du breveté comprennent le droit de céder les droits que la Loi sur les brevets confère au titulaire d'un brevet.

[23]Puisque l'article 50 n'exige ou n'autorise pas expressément ce qui est interdit à l'article 45, il n'y a aucun conflit véritable entre ces deux dispositions législatives ayant chacune un objet différent : voir Ruth Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes , 4e éd. (Toronto : Butterworths, 2002), aux pages 262 à 266; voir également Smith v. The Queen , [1960] R.C.S. 776, à la page 800; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon et autres , [1982] 2 R.C.S. 161, à la page 191.

[24]De plus, il est possible qu'une cession en vertu de l'article 50 de la Loi sur les brevets qui entraîne une diminution indue de la concurrence, et qui ouvre donc éventuellement la voie à des procédur es criminelles en vertu de l'article 45 et à une action en dommages- intérêts en vertu de l'article 36, demeure néanmoins valable entre le cédant et le cessionnaire, même si l'article 45 risque d'empêcher le cessionnaire de faire valoir les droits qu'il a acquis à l'encontre de certains tiers. Cependant, cette question ne se pose pas en l'espèce.

[25]Par ailleurs, assujettir le droit de céder un brevet à l'application de l'article 45, dans les circonstances de la présente instance, est égalem ent conforme à l'esprit de la Loi sur la concurrence.

[26]Par exemple, les paragraphes 45(3), (7) et (7.1) prévoient des exceptions bien précises et des moyens de défense relativement aux infractions définies au paragraphe 45(1). Aucune ne c oncerne les droits de propriété intellectuelle. De plus, il est clair que le Parlement a tenu compte des interactions entre la Loi sur la concurrence et les droits de propriété intellectuelle. Ainsi, tandis que le paragraphe 79(1) interdit l'abus de positi on dominante, le paragraphe 79(5) prévoit que, pour l'application de l'article 79, « un agissement résultant du seul fait de l'exercice de quelque droit [. . .] découlant de la Loi sur les brevets [. . .] ne constitue pas un agissement anti-concurrentiel  ». L'article 45 ne contient aucune exemption de cette nature concernant l'exercice des droits en vertu de la Loi sur les brevets , y compris les cessions prévues à l'article 50.

[27]Compte tenu de ce qui précède, la présomption applicable en m atière d'interprétation des lois, à savoir que la mention de l'un implique l'exclusion de l'autre, appuie une interprétation selon laquelle les cessions de brevet qui diminuent la concurrence en conférant au cessionnaire un pouvoir de marché plus grand que le seul pouvoir inhérent aux brevets cédés, ne sont pas implicitement exclues de l'application de l'article 45.

[28]De plus, l'article 32 précise que la Cour fédérale peut rendre certaines ordonnances, lorsqu'il est fait usage de droits exc lusifs conférés par un brevet en vue de restreindre indûment le commerce ou de diminuer la concurrence à l'égard d'un article. Cette disposition indique clairement que le Parlement n'a pas eu l'intention d'exclure complètement l'exercice des droits de brev et du champ d'application de la Loi sur la concurrence. Si on veut assurer la cohérence entre l'article 32 et l'article 45, cette dernière disposition doit être interprétée de manière à ce qu'elle s'applique à une cession de brevet qui entraîne une diminut ion indue de la concurrence.

[29]Lilly et Shionogi soutiennent que si une personne avait demandé et obtenu des brevets pour tous les procédés de fabrication connus d'un produit, cette personne détiendrait un monopole sur la fabrication de ce produit. Cette situation ne contreviendrait pas à la Loi sur la concurrence , à moins que le cessionnaire n'abuse de son pouvoir commercial, commettant ainsi une infraction à l'article 79. Pourquoi la situation serait-elle différente selon que le cessionna ire devienne propriétaire d'une partie ou de l'ensemble des brevets par suite d'une cession?

[30]Selon moi, la réponse est que le droit d'exclure les tiers est un élément essentiel de la transaction : le monopole conféré au cessionnaire est une récompense pour son ingéniosité et la divulgation publique de son invention. En outre, la délivrance d'un brevet est un acte unilatéral et, à ce titre, elle ne peut constituer un complot ou un accord pour l'application de l'article 45.

[31]Le droit de céder un brevet possède une certaine valeur et le Parlement a autorisé les titulaires de brevet à céder leur brevet. Il ne fait aucun doute qu'un titulaire de brevet peut s'attendre à obtenir un meilleur prix de la part d'un acheteur si ce d ernier possède déjà des brevets lui conférant un monopole dans un marché pertinent. Toutefois, dans ces circonstances, dissuader un breveté d'obtenir la pleine valeur éventuelle de son brevet en vue de maintenir la concurrence sur le marché n'est pas incom patible avec le pacte essentiel liant le breveté et l'État.

[32]Deuxièmement, une interprétation de l'article 50 de la Loi sur les brevets qui n'exclut pas les cessions de brevet de l'application de l'article 45 lorsqu'elles diminuent la concurrence est conforme à l'objet de la Loi sur la concurrence , tel qu'énoncé à l'article 1.1 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19], soit «  de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l'adaptabilité et l'efficience de l'économie canadienne  ». L'importance de la Loi sur la concurrence et en particulier de l'article 45 a été soulignée dans R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society , [1992] 2 R.C.S. 606, à la page 648. Ainsi, le juge Gonthi er précise que la «  Loi est un élément central de l'intérêt public du Canada en matière économique et que l'art. 32 [devenu l'article 45] est lui-même l'un des piliers de la Loi  ». Il ne serait pas conforme à cette vision de la Loi sur la concurrence et à l'importance de son article 45 de réduire le champ d'application de l'article 45 en y voyant une restriction qui aurait pour effet d'exclure les cessions de brevet lorsqu'elles entraînent une diminution de la concurrence sur le marché pertinent.

[33]Troisièmement, cette interprétation est conforme aux lignes directrices du Bureau de la concurrence, Lignes directrices pour l'application de la loi. Comme toute autre interprétation administrative, les Lignes directrices n'ont pas, et ne visent pas à avoir un caractère exécutoire, pas plus qu'elles ne visent à prêter un sens définitif à la Loi sur la concurrence : Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., [2001] 3 C.F. 185 (C.A.), au paragraphe 124. Néanmoins, elles peuve nt aider la Cour à interpréter la Loi (Nowegijick c. La Reine , [1983] 1 R.C.S. 29, à la page 37 (Bulletin d'interprétation de Revenu Canada)), surtout que ces Lignes directrices ont été publiées après un long processus de consultation.

[34]Le paragraphe suivant des Lignes directrices est particulièrement pertinent.

4.2.1 Dispositions générales

Selon les dispositions générales de la Loi sur la concurrence , le simple exercice d'un droit de PI ne constitue pas un motif de préoccupation. Le Bu reau définit le simple exercice d'un droit de PI comme l'exercice du droit du titulaire d'empêcher unilatéralement d'autres personnes d'utiliser la PI. Le Bureau considère également l'utilisation ou la non-utilisation d'une PI par un titulaire comme le sim ple exercice d'un droit de PI.

L'exercice restrictif du droit d'exclusion de la PI ne contrevient pas aux dispositions générales de la Loi sur la concurrence , peu importe jusqu'à quel point la concurrence est affectée. Soutenir le contraire pourrait en fa it annuler les droits de PI et faire perdre ou compromettre les avantages économiques, culturels, sociaux et éducatifs qu'ils ont produits ainsi qu'entrer en contradiction avec l'opinion fondamentale du Bureau, qui veut que les lois sur la PI et sur la con currence soient généralement complémentaires.

Le Bureau applique les dispositions générales de la Loi sur la concurrence lorsque les droits de PI constituent le fondement des arrangements conclus entre des entités indépendantes, que ce soit sous forme de transfert, d'accord de licence ou d'entente visant l'utilisation ou l'application des droits de PI, et quand le prétendu préjudice est le résultat de tels arrangements plutôt que du simple exercice du droit de PI, sans plus.

Appliquer la Loi sur la concurrence de cette façon peut imposer des limites au propriétaire d'une PI quant à la manière dont il peut octroyer une licence, transférer ou vendre la PI et à qui il peut le faire, mais cela ne remet pas en question les droits fondamentaux d'un propriétaire de PI de le faire. Si un titulaire de PI octroie une licence, transfère ou vend la PI à une entreprise ou à un groupe d'entreprises qui, n'eût été de cette entente, aurait représenté un concurrent réel ou potentiel, et si cet accord crée, maintient ou renf orce la puissance commerciale, le Bureau peut tenter de contester cet arrangement en vertu de l'article applicable de la Loi sur la concurrence . La partie 7 du présent document contient une série de cas hypothétiques qui illustrent la manière dont le Burea u examine l'octroi de licences, le transfert ou la vente de PI en vertu de la Loi sur la concurrence . [Renvoi omis.]

[35]Soulignons, toutefois, qu'aucun des exemples hypothétiques de la partie 7 des Lignes directrices ne porte sur les faits de la présente espèce.

[36]Pour conclure, je pense que le juge a commis une erreur de droit en affirmant que les cessions de brevet ne sont pas assujetties à l'article 45 lorsque, compte tenu des droits que possède déjà le ces sionnaire sur d'autres brevets, cette cession lui confère un plus grand pouvoir commercial que le seul pouvoir inhérent au brevet cédé. Le juge a également commis une erreur en concluant qu'aux termes de Molnlycke , toute diminution de la concurrence, dans les circonstances, ne peut être considérée comme indue pour l'application de l'article 45.

Question 2 :     La cession des brevets de Shionogi à Lilly entraîne-t-elle une diminu-tion de la concurrence?

[37]Subsidiairement, Lilly et Shionogi affirment que la preuve n'établit pas que la cession des brevets de Shionogi à Lilly a entraîné une diminution de la concurrence en 1995. Lilly affirme ainsi que, par suite de la cession de 1995 et de l'octroi par Lilly de licences non exclusives à Shionogi sur les brevets cédés, il existait deux sources, Lilly et Shionogi, auprès desquelles les concurrents pouvaient se procurer du céfaclor ou obtenir une licence de fabrication de ce produit. Auparavant, seule Lilly pouvait utiliser les brevets que détenaient Shionogi sur le céfaclor au Canada parce qu'en 1975, Shionogi avait concédé une licence exclusive à Lilly à l'égard de ces brevets.

[38]La question de savoir s'il y a eu diminution de la concurrence après la cession de 1995 est une question de fait sur laquelle le juge a tiré une conclusion explicite. Après avoir cité un extrait de la première décision de la Cour d'appel fédérale dans la présente instance, le juge affirme ce qui suit [aux paragraphes 13 e t 14] :

Pour éviter tout doute possible, ce que la Cour d'appel a qualifié d'allégation de la part d'Apotex, dans la citation ci-dessus, est un fait qui a été amplement établi par la preuve et qui n'est pas réellement contesté ni par Lilly ni par Shionogi .

Ainsi, il n'y a aucun doute et il n'y en a jamais eu que le résultat de la cession des brevets de Shionogi à Lilly a été d'augmenter le pouvoir monopolistique de cette dernière. Alors qu'autrefois, elle ne possédait que quatre brevets de procédés utiles dans la fabrication du céfaclor, elle en possédait huit et personne d'autre n'en avait. Bref, elle avait le monopole des procédés connus de production. Elle était peut-être bien dans une position de domination du marché. [Non souligné dans l'original.]

Pour ne laisser aucun doute quant à son opinion, le juge ajoute (au paragraphe 22) que l'entente entre Lilly et Shionogi «  avait pour effet de limiter la concurrence ».

[39]En l'absence d'une erreur manifeste et déterminante, la Cour ne peu t modifier la conclusion du juge voulant que la cession ait entraîné une diminution de la concurrence en raison des autres brevets que détenait déjà Lilly. La question à trancher est la suivante : la diminution de la concurrence provoquée par la cession es t-elle suffisamment importante pour être qualifiée d'indue? Voir R. c. Nova Scotia Pharmaceu-tical Society, aux pages 646 et suivantes.

[40]Lilly soutient que, puisque Shionogi n'était pas sur le marché canadien du céfaclor et qu'en 1975, ce lle-ci lui avait concédé une licence exclusive, Lilly détenait déjà un monopole au Canada avant la cession. Après 1995, par suite de la cession et de l'octroi par Lilly d'une licence non exclusive sur le céfaclor à Shionogi, il y avait désormais deux sourc es possibles auxquelles Apotex pouvait s'adresser, soit pour acheter du céfaclor en vrac, soit pour acquérir une licence l'autorisant à fabriquer ce produit. Donc, affirme-t-elle, la cession a simplement habilité Lilly, et non Shionogi, à intenter une acti on en contrefaçon des brevets cédés et, dans les faits, elle a accru la concurrence.

[41]En outre, selon Lilly et Shionogi, puisqu'Apotex n'a pas tenté d'acquérir une licence auprès de Lilly ou de Shionogi, avant ou après la cession, elle n' était pas en position de dire que la cession avait pour effet de l'éjecter du marché du céfaclor. De fait, Apotex a obtenu du céfaclor en vrac auprès d'une autre source qui, selon Apotex, fabriquait ce médicament selon un procédé qui ne contrefait pas les brevets de Shionogi ou de Lilly.

[42]Même si, en parvenant à cette conclusion de fait concernant la diminution de la concurrence, le juge n'a pas mentionné la concession d'une licence à Shionogi en 1995, il a fondé sa décision sur les mêmes arguments et sur le même dossier que ceux présentés à la Cour aujourd'hui, y compris quant à la concession d'une licence à Shionogi. Le fait que Lilly avait concédé une licence non exclusive à Shionogi lors de la cession de 1995 ne signifie pas qu'elle a a lors perdu le contrôle des brevets. Par exemple, aux termes de la licence, Shionogi ne pouvait concéder une sous-licence [traduction ] « sans l'autorisation écrite préalable de Lilly, à son entière discrétion  ».

[43]Les affidavits déposés par Apotex et signés par des experts dans différents domaines, y compris la politique de la concurrence, contiennent des éléments de preuve importants qui démontrent une diminution de la concurrence dans le marché du céfaclor en vrac. En compar aison, Lilly a signifié, au soutien de ses arguments, un seul affidavit relativement court, signé par un employé. Shionogi n'a déposé aucun affidavit.

[44]Quant à l'affirmation voulant que Shionogi ait concédé une licence sur le procédé de f abrication du céfaclor à Lilly en 1975, la preuve au dossier quant à la relation qui existait entre Shionogi et Lilly à propos de ces brevets avant 1995 ne démontre pas que le juge a commis une erreur manifeste et déterminante en concluant que la cession d e 1995 entraînait une diminu-tion de la concurrence.

[45]Je ne considère pas non plus que l'allusion du juge, au paragraphe 14 de ses motifs, à la possibilité que la cession ait placé Lilly en situation de «  position dominante  » sur le marc hé, indique que le juge, en parvenant à sa conclusion concernant la diminution de la concurrence, avait à l'esprit l'article 79 plutôt que l'article 45.

[46]Compte tenu de la preuve au dossier, je ne modifierais pas la conclusion du juge, à savoir que la cession a entraîné une diminution de la concurrence.

Question 3 :     Les demandes reconventionnelles d'Apotex sont-elles prescrites?

[47]Dans ses demandes reconventionnelles contre Lilly et Shionogi fondées sur l'article 36 de l a Loi sur la concurrence, Apotex réclame des dommages-intérêts pour les pertes ou les dommages qu'elle a subis en raison des agissements contraires à l'article 45. En l'occurrence, le paragraphe 36(4) précise qu'aucune action en dommages-intérêts ne peut être intentée plus de deux ans après «  la date du comportement en question  ».

[48]En réponse à l'action en contrefaçon de Lilly, Apotex a déposé une demande reconventionnelle contre Lilly en mars 2001 et une autre contre Shionogi en novembre 2002. Pour que la Cour ne radie pas ces deux réclamations, ces dernières doivent avoir été faites dans les deux ans suivant le début de la période de prescription. La Cour doit donc décider à quel moment le délai de prescription a commencé à courir.

[49]Le juge a conclu ce qui suit (au paragraphe 25), sur les questions de la prescription et de la recherche et du développement :

[. . .] les contradictions et l'imprécision des preuves sont suffisamment importantes pour ce qui touche la prévisibilité et la portée de l'entente de 1975 sur la recherche et le développement entre Lilly et Shionogi que ces questions ne sont pas opportunes dans le cadre d'un jugement sommaire et qu'elles ne devraient être tranchées qu'après un procès.

[50]Lilly et Shionogi affirment que, compte tenu de la preuve au dossier, la conclusion du juge sur la question de la prescription est entachée d'une erreur manifeste et déterminante.

[51]Premièrement, elles font valoir que c'est l a cession des brevets de Shionogi qui constituait un complot--le « comportement en question  », pour l'application du paragraphe 36(4)--et que cette entente est intervenue en 1995, soit respectivement six et sept ans avant le dépôt des demandes reconventionne lles contre Lilly et Shionogi. De plus, la cession a été enregistrée auprès du commissaire aux brevets en 1995 et une copie de l'enregistrement a été remise à l'avocat d'Apotex en 1999; par ailleurs, Apotex connaissait l'existence de la cession en 1997, lo rsque Lilly a déposé son action en contrefaçon. Lorsque Apotex a déposé sa demande reconventionnelle contre Shionogi, il s'était écoulé plus de deux ans depuis chacune de ces dates susceptibles de déclencher le début de la période de prescription prévue au paragraphe 36(4). Seule la date de réception d'une copie de l'enregistrement par Apotex précède de moins de deux ans le dépôt de la demande reconventionnelle d'Apotex contre Lilly.

[52]À mon avis, le problème avec cet argumen t est qu'il repose sur la présomption que, pour l'application du paragraphe 36(4), c'est la cession qui constitue le complot, considéré dans l'abstrait comme un acte unique. Toutefois, Apotex fait valoir que la cession doit être examinée dans son contexte, sur le fait qu'elle a entraîné un renforcement du pouvoir commercial de Lilly, autrement dit, sur le fait qu'elle a renforcé la capacité de Lilly à agir de manière indépendante sur le marché puisqu'elle détenait désormais les brevets de tous les procédés de fabrication du céfaclor connus et commercialement viables. Dans cette perspective, le complot a continué d'exister tant et aussi longtemps que la cession a eu des effets anticoncurrentiels. Compte tenu de tous les éléments de preuve en jeu, il ne serait pas approprié de trancher cette question par un jugement sommaire.

[53]Deuxièmement, Shionogi fait valoir que le dernier procédé breveté cédé à Lilly a pris fin en avril 2000, soit deux ans et sept mois avant qu'Apotex ne dépose sa demande reconventionnelle contre Shionogi. Son argument est le suivant : si la demande reconventionnelle d'Apotex est fondée sur la cession et ses effets anticoncurrentiels, ces effets ont cessé d'exister à la fin de la période de validité du dernier brevet cédé p ar Shionogi.

[54]Cet argument ne me convainc pas. L'échéance du dernier brevet de Shionogi, en 2000, soit plus de deux ans avant qu'Apotex ne dépose sa demande reconven-tionnelle contre Shionogi, est un élément pertinent seulement dans le ca s où on ne peut pas prétendre qu'après cette date, la cession ne pouvait plus avoir aucun effet anticoncurrentiel.

[55]Toutefois, la fin de la période de validité des brevets de Shionogi ne déclenche pas nécessairement le début de la période de prescription. En présumant que le principe de la possibilité de découverte s'applique aux réclamations en vertu de l'article 36, si Apotex n'a pas découvert, et ne pouvait raisonnablement découvrir, le détail des ententes intervenues entre Lilly et Shi onogi en 1975 et en 1995, plus de deux ans avant qu'elle ne dépose sa demande reconventionnelle, sa réclamation n'est pas prescrite. Apotex affirme qu'elle n'a découvert certains détails importants des ententes qu'en novembre 2001.

[56]Je ne suis pas convaincu que la preuve sur ces deux aspects, à savoir la mesure dans laquelle Apotex connaissait les faits pertinents (y compris le détail des ententes) et à quel moment elle a eu connaissance de ces détails, est tellement évidente qu'elle justi fie que la Cour modifie la conclusion du juge de première instance selon laquelle cette question mérite un examen sur le fond. Il n'est généralement pas approprié de trancher un litige par jugement sommaire lorsque l'application du principe de la possibili té de découverte sera vraisemblablement une question importante : Aguonie c. Galion Solid Waste Material Inc . (1998), 38 O.R. (3d) 161 (C.A.), au paragraphe 36.

[57]Apotex affirme en outre que l'action en contrefaçon intentée par Lilly cont re elle constitue un effet anticoncurrentiel continu. Je ne suis pas prêt à juger du bien-fondé de cet argument dans une requête en jugement sommaire.

Question 4 :     Apotex a-t-elle subi des dommages en raison du complot?

[58]Pour se prévalo ir du recours en dommages- intérêts en vertu du paragraphe 36(1), le demandeur doit prouver qu'il a subi des pertes ou des dommages en raison des agissements prohibés. Lilly et Shionogi font valoir à la Cour, comme elles ont fait valoir au juge, qu'Apotex n'avait subi aucune perte ni aucun dommage en raison de la cession des brevets parce qu'il n'existe aucune preuve indiquant que l'entrée d'Apotex sur le marché du céfaclor en a été retardée. Apotex répond que tout montant qu'elle pourrait être tenue de ver ser à Lilly à titre de dommages-intérêts dans l'action en contrefaçon intentée par Lilly, constitue «  une perte ou des dommages  » pour l'application du paragraphe 36(1).

[59]Je ne peux faire autrement que d'adopter la conclusion du juge sur cette question (au paragraphe 24) :

Il me semble qu'en droit, cette demande est étonnante, mais il n'est pas certain qu'elle ne sera pas accueillie et si Apotex avait gain de cause relativement à sa demande en vertu de l'article 36, je ne serais pas disp osé à la rejeter pour ce seul motif à l'étape du jugement sommaire.

E.     CONCLUSION

[60]Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel avec dépens en appel et en première instance, j'annulerais l'ordonnance du juge et je rejetterais les requêtes en jugement sommaire et la requête en radiation de la demande reconventionnelle d'Apotex et de certains paragraphes de sa défense contre l'action en contrefaçon intentée par Lilly.

La juge Desjardins, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

La juge Sharlow, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

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