Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1995] 1 C.F 720

IMM-5386-93

Maria Jackie Dasent (requérante)

c.

Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Dasent c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Rothstein—Toronto, 7 novembre; Ottawa, 8 décembre 1994.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Contrôle judiciaire du rejet de la demande de résidence permanente depuis le Canada aux termes de l’art. 114(2) de la Loi sur l’immigration — La demande était-elle prescrite? — L’adoption par le deuxième agent d’immigration d’une recommandation comportant une erreur n’a pas pour effet d’éliminer l’erreur — La recommandation de l’agent d’immigration selon laquelle le mariage n’était pas véritable reposait sur des entrevues menées séparément auprès de la requérante et de son conjoint — L’agent a omis de faire part à la requérante des contradictions apparentes et de renseignements défavorables contenus au dossier — Obligation de permettre à la requérante de répondre à des éléments de preuve extrinsèques qu’elle n’a pas fournis — Sens de l’expression « éléments de preuve extrinsèques » — L’omission de permettre à la requérante de répondre constitue une violation des exigences minimales en matière d’équité procédurale.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision selon laquelle il n’existait pas suffisamment de raisons d’ordre humanitaire justifiant l’octroi d’une demande de résidence permanente depuis le Canada aux termes du paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration. Le 3 novembre 1992, un agent d’immigration a formulé une recommandation selon laquelle le mariage de la requérante n’était pas véritable et que, par conséquent, sa demande de résidence permanente présentée depuis le Canada devrait être refusée. Cette recommandation reposait sur des entrevues distinctes menées auprès de la requérante et de son conjoint et sur les renseignements contenus dans le dossier. La décision faisant l’objet de la demande de contrôle était fondée sur une recommandation d’un autre agent d’immigration selon laquelle, depuis l’examen du 3 novembre 1992, aucun événement susceptible de le convaincre du caractère véritable du mariage n’était survenu. L’avocat de la requérante a fait valoir que le premier agent avait omis de demander à sa cliente des explications au sujet des contradictions apparentes entre sa version et celle de son conjoint et au sujet des renseignements défavorables contenus dans le dossier. Deux questions doivent être tranchées : 1) la demande de contrôle judiciaire est-elle prescrite? 2) L’agent d’immigration était-elle tenue de demander à la requérante des explications au sujet des contradictions en question et des renseignements défavorables contenus dans le dossier d’immigration?

Jugement : la demande doit être accueillie.

(1) Le ministre a soutenu que la présente demande de contrôle judiciaire concernait la recommandation initiale et était donc prescrite. La requérante a fait valoir que la recommandation initiale avait été incorporée dans la décision définitive. En se fondant sur la recommandation du premier agent et en décidant si des changements subséquents susceptibles de donner lieu à une conclusion différente s’étaient produits, le deuxième agent a considéré cette première recommandation comme la sienne. Toute violation des règles d’équité procédurale que le premier agent a pu commettre touche la seconde recommandation. Si la première recommandation comporte une erreur, celle-ci ne peut disparaître du simple fait de l’adoption de cette recommandation. La requérante pouvait contester la décision fondée sur la seconde recommandation et remettre en question la démarche suivie par le premier agent.

(2) L’agent d’immigration a interrogé la requérante et son conjoint séparément afin de déterminer si le mariage était de bonne foi ou s’il avait été conclu à des fins d’immigration. Le contenu de l’obligation d’équité lors de l’examen des demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration est minime. Cependant, lorsqu’un agent d’immigration se fonde sur des éléments de preuve extrinsèques qui ne lui sont pas fournis par la partie requérante, il doit donner à celle-ci la chance d’y répondre. Si l’omission de permettre à une partie requérante de répondre à des contradictions apparentes ou perçues qui découlent de renseignements obtenus en son absence ne constitue pas une violation de l’obligation d’équité, il est difficile de conclure à l’existence de garanties procédurales applicables aux procédures fondées sur le paragraphe 114(2). L’agent d’immigration est tenu de permettre à une partie requérante de répondre à des éléments de preuve extrinsèques, quelle que soit la façon dont il traite la demande fondée sur le paragraphe 114(2), c’est-à-dire en tenant une audience ou en examinant le dossier. L’expression « éléments de preuve extrinsèques qui ne sont pas fournis par la partie requérante » désigne des éléments de preuve dont la partie requérante n’est pas au courant parce qu’ils proviennent d’une source extérieure. Ces éléments comprennent les éléments de preuve obtenus d’un conjoint en l’absence de la partie requérante ou d’autres renseignements au dossier d’immigration qui ne proviennent pas de la partie requérante et dont elle ne peut raisonnablement avoir connaissance. Malgré l’objet des entrevues distinctes menées auprès des conjoints, aucun principe de droit ne justifie une dérogation aux règles d’équité fondamentales pour le simple motif que la crédibilité est en jeu. Le fait de permettre à une partie requérante d’expliquer des écarts n’irait pas à l’encontre de l’objet de la démarche. Étant donné qu’elle n’a pas eu la possibilité de répondre, la requérante a été privée de l’équité minimale sur le plan de la procédure qu’exige les demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 83(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73), 114(2) (mod. idem, art. 102).

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Board of Education v. Rice, [1911] A.C. 179 (H.L.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

Shah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 1299 (C.A.) (QL); Shah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 55 F.T.R. 87 (C.F. 1re inst.).

DÉCISION EXAMINÉE :

Muliadi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 C.F. 205 (1986), 18 Admin. L.R. 243; 66 N.R. 8 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

Nagy c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 321 (1re inst.) (QL); Adebiyi c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 73 F.T.R. 230 (C.F. 1re inst.); Singh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 1441 (1re inst.) (QL); Grewal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 62 F.T.R. 308 (C.F. 1re inst.).

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision portant qu’il n’y avait pas suffisamment de raisons d’ordre humanitaire pour justifier l’octroi d’une demande de résidence permanente depuis le Canada aux termes du paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration. Demande accueillie.

AVOCATS :

Ian Stewart pour la requérante.

Chico Korbee pour l’intimé.

PROCUREURS :

Rexdale Community Legal Clinic, Etobicoke (Ontario), pour la requérante.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Rothstein : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire relative à une décision en date du 14 juillet 1993 par laquelle le gestionnaire régional adjoint Michael J. Finnerty a conclu qu’il n’existait pas suffisamment de raisons d’ordre humanitaire justifiant l’octroi de la demande de résidence permanente de la requérante depuis le Canada.

Deux questions doivent être tranchées en l’espèce :

(1) La demande de contrôle judiciaire est-elle prescrite?

(2) L’agent d’immigration était-elle tenue de demander à la requérante des explications au sujet

a)         des contradictions entre sa version et celle de son conjoint, qui n’ont pas été entendues en même temps,

b)         des renseignements défavorables contenus dans le dossier d’immigration?

La demande de contrôle judiciaire est-elle prescrite?

Voici un résumé des événements pertinents par ordre chronologique :

(1) 3 novembre 1992—recommandation de l’agent d’immigration Mary Mammoliti selon laquelle le mariage de la requérante n’était pas véritable et que, par conséquent, sa demande de résidence permanente présentée depuis le Canada et fondée sur le mariage devrait être refusée. Cette recommandation reposait sur des entrevues distinctes menées auprès de la requérante et de son conjoint et sur les renseignements contenus dans le dossier.

(2) 3 novembre 1992—décision de Paul Hind, gestionnaire régional adjoint, audiences à Mississauga (CIC), qui était fondée sur la recommandation de Mary Mammoliti selon laquelle il n’existait pas suffisamment de raisons d’ordre humanitaire justifiant le traitement de la demande de résidence permanente de la requérante depuis le Canada.

(3) 21 juin 1993—recommandation de l’agent d’immigration Doug Allen selon laquelle, depuis l’examen du 3 novembre 1992, aucun événement susceptible de le convaincre du caractère véritable du mariage n’était survenu. Cette recommandation reposait sur un examen du dossier, y compris la recommandation de Mme Mammoliti et les arguments invoqués au nom de la requérante. Aucune entrevue n’a eu lieu.

(4) 14 juillet 1993—décision de Michael J. Finnerty, gestionnaire régional adjoint, audiences à Toronto (CIC), qui était fondée sur la recommandation de Doug Allen selon laquelle il n’existait pas suffisamment de raisons d’ordre humanitaire et d’intérêt public justifiant le traitement de la demande de la requérante depuis le Canada[1].

L’avocat de l’intimé fait valoir que la demande de contrôle judiciaire de la requérante se fonde essentiellement sur la recommandation de l’agent d’immigration Mary Mammoliti en date du 3 novembre 1992 et l’omission de sa part de demander des explications au sujet des contradictions apparentes et des renseignements défavorables contenus dans le dossier. Il précise que, dans le cas qui nous occupe, la requérante ne demande pas la révision de la recommandation de Mme Mammoliti, mais plutôt l’examen de la décision de M. Finnerty. Selon l’avocat, la demande a été présentée quelque dix mois après la date de la recommandation de Mme Mammoliti et est prescrite.

Pour sa part, l’avocat de la requérante soutient que la recommandation de Mme Mammoliti a été intégrée par renvoi dans celle de l’agent d’immigration Doug Allen en date du 21 juin 1993, qui constituait le fondement de la décision prise par M. Finnerty le 14 juillet 1993.

M. Allen a été contre-interrogé au sujet de son affidavit et a répondu ce qui suit à des questions posées par son propre avocat :

[traduction] Les réponses données au cours de l’entrevue de [Mammoliti] comportaient un certain nombre d’écarts qui m’apparaissaient sérieux et auxquels j’ai accordé beaucoup d’importance au moment de formuler ma recommandation. J’ai également tenu compte de son exposé du dossier personnel.

Plus tard au cours du contre-interrogatoire, M. Allen s’est fait poser les questions suivantes par l’avocat du solliciteur général :

[traduction]  Q. Dans votre recommandation de la page 7, vous dites « À mon avis, depuis l’examen de 1992, aucun événement susceptible de me convaincre du caractère véritable du mariage n’est survenu ».

R.   Hum hum.

Q.  Que vouliez-vous dire par là?

R.   Tout simplement ça. Je n’ai reçu aucun autre renseignement concernant le caractère véritable du mariage. Lorsque en 1992 j’ai révisé à titre de décideur indépendant l’entrevue personnelle menée par Mme Mammoliti, j’en ai conclu que le mariage n’était pas véritable.

Q.  —entrevue personnelle? Pourquoi avez-vous décidé de ne pas interroger la requérante?

R.   Une entrevue avait déjà été menée huit mois et demi plus tôt; à mon avis, l’entrevue était tellement complète qu’il n’y avait pas lieu de recommencer. Un nouvel interrogatoire aurait été une perte de temps. Mme Mammoliti a fait une entrevue très détaillée, comme les notes l’indiquent.

Q.  S’agit-il d’une répétition des commentaires de Mme Mammoliti ou de vos propres remarques?

R.   Ce sont mes propres remarques. Plutôt que d’énumérer les nombreux écarts, j’ai simplement mentionné qu’elle avait de sérieux doutes sur le caractère véritable du mariage.

M. Allen pouvait procéder à l’examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire de deux façons. Il aurait pu mener lui-même un interrogatoire sans tenir compte de la recommandation de Mme Mammoliti. Subsidiairement, il aurait pu se fonder sur la recommandation de celle-ci et déterminer si, depuis cette recommandation, des changements de nature à justifier une conclusion différente étaient survenus. M. Allen a choisi de procéder de cette dernière façon et, à cette fin, il a considéré les recommandations de Mme Mammoliti comme les siennes. En conséquence, toute violation des règles d’équité sur le plan de la procédure qu’elle a pu commettre au cours de la démarche qu’elle a suivie pour en arriver à sa recommandation touche inévitablement la recommandation de M. Allen. Si la recommandation de Mme Mammoliti comporte une erreur de droit en raison d’une violation de l’obligation d’équité, je ne vois pas comment cette erreur peut disparaître lorsque M. Allen adopte la recommandation. À mon avis, la requérante pouvait contester la décision de M. Finnerty, qui était fondée sur la recommandation de M. Allen, elle-même reposant sur celle de Mme Mammoliti. En contestant la décision de M. Finnerty, la requérante peut aussi remettre en question la démarche suivie par Mme Mammoliti.

L’agent d’immigration était-elle tenue de demander à la requérante des explications au sujet

a)         des contradictions entre sa version et celle de son conjoint,

b)         des renseignements défavorables contenus dans le dossier d’immigration?

Dans le cas qui nous occupe, l’agent d’immigration Mammoliti a interrogé la requérante et son conjoint séparément. Elle cherchait à déterminer si le mariage en question était véritable ou s’il avait été conclu à des fins d’immigration. Des entrevues séparées permettent à l’agent d’immigration, sans collusion de la part des conjoints, d’obtenir de chacun d’eux des renseignements concernant le mariage afin de déterminer si les conjoints vivent ensemble comme mari et femme et si la relation comporte les caractéristiques d’un mariage véritable.

La requérante soutient qu’elle n’a pas eu la possibilité d’expliquer les contradictions entre sa version et celle de son conjoint, qui n’ont pas été entendues ensemble, ainsi que les renseignements défavorables contenus dans le dossier, qui ont tous incité Mme Mammoliti à conclure que le mariage n’était pas véritable. Les écarts se rapportaient aux questions concernant, notamment, la façon dont la requérante et son conjoint s’étaient rencontrés et le mariage proprement dit. Le dossier contenait des renseignements au sujet de l’omission de la requérante de comparaître lors des enquêtes. L’avocat de l’intimé admet que la requérante n’a pas eu la possibilité d’expliquer les contradictions ou encore de corriger ou d’expliquer les renseignements contenus dans le dossier. Toutefois, il fait valoir que, compte tenu de la nature des enquêtes concernant le caractère véritable des mariages aux fins de l’immigration, il n’est pas nécessaire d’exiger de l’agent d’immigration qu’il permette à une partie requérante de répondre à des contradictions apparentes ou d’expliquer certains éléments du dossier, cette démarche allant même à l’encontre du but recherché.

L’avocat de l’intimé a également cité plusieurs décisions dans lesquelles la Cour fédérale a conclu que, compte tenu du caractère spécial des entrevues menées auprès des conjoints, il n’est pas nécessaire, au nom de l’équité, de permettre à une partie requérante d’expliquer les écarts entre les entrevues menées auprès de chacun des conjoints. Voir, par exemple, les affaires Nagy c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 321 (1re inst.) (QL); Adebiyi c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 73 F.T.R. 230 (C.F. 1re inst.); et Singh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 1441 (1re inst.) (QL). Ces jugements sont tous fondés sur l’arrêt Grewal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 62 F.T.R. 308 (C.F. 1re inst.).

L’avocat de l’intimé a ajouté que les dispositions concernant les raisons d’ordre humanitaire découlent d’une politique généreuse du gouverneur en conseil, qui accorde ainsi à certaines personnes une dispense de l’obligation habituelle de demander le droit d’établissement depuis l’extérieur du Canada. Selon l’avocat, les agents d’immigration n’ont pas de formation juridique et la procédure qui s’applique à eux ne devrait pas être trop complexe. Il a ajouté que dans l’examen des mariages aux fins de l’immigration, les agents d’immigration sont souvent aux prises avec des cas de fraude et il est facile pour les requérants d’« expliquer » les écarts par quelques pieux mensonges.

La décision la plus récente que je connaisse au sujet de l’équité sur le plan de la procédure en ce qui a trait aux demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire est l’affaire Shah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 1299 (C.A.) (QL). Dans cette affaire, le juge Hugessen, J.C.A., mentionne que l’obligation d’équité lors de l’examen des demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 102)] est minime. Selon le juge Hugessen, aucune audience n’est nécessaire et l’agent n’est pas tenu de donner de motifs.

Le juge Hugessen précise que l’obligation d’équité existe seulement dans les cas où l’agent d’immigration se fonde sur « des éléments de preuve extrinsèques qui ne lui sont pas fournis par le requérant », auxquels cas celui-ci doit avoir la chance d’y répondre. Voici comment il s’exprime à la page 2 du jugement :

L’agente n’a pas l’obligation d’exposer au requérant les conclusions éventuelles qu’elle est susceptible de tirer des éléments dont elle dispose, ni même les éléments en apparence contradictoires qui sèment le doute dans son esprit. Si elle entend se fonder sur des éléments de preuve extrinsèques qui ne lui sont pas fournis par le requérant, elle doit bien sûr lui donner l’occasion d’y répondre. Toutefois, lorsqu’elle décèle l’existence d’éléments contradictoires, son omission de les porter expressément à l’attention du requérant peut avoir une incidence sur le poids qu’elle doit leur accorder par la suite, mais ne porte pas atteinte au caractère équitable de sa décision. [Notes en bas de page omise; le souligné n’est pas dans l’original.]

Ces commentaires signifient peut-être que les éléments de preuve apparemment contradictoires décelés lors d’entrevues distinctes menées auprès des conjoints ne doivent pas nécessairement être signalés à une partie requérante aux fins de l’obligation d’équité sur le plan de la procédure, et que l’omission de signaler ces contradictions touche uniquement le poids à accorder à cette preuve. Cependant, à mon sens, cette interprétation n’est pas compatible avec les autres principes énoncés dans la décision ou même avec la phrase immédiatement précédente. Si l’omission de permettre à une partie requérante de répondre à des contradictions apparentes qui découlent de renseignements obtenus en son absence ne constitue pas une violation de l’obligation d’équité, il est difficile de conclure à l’existence de garanties procédurales applicables aux procédures fondées sur le paragraphe 114(2). Pourtant, le juge Hugessen mentionne que l’obligation d’équité existe, bien que son contenu soit minime. En outre, il ajoute expressément que la partie requérante doit avoir l’occasion de répondre aux éléments de preuve extrinsèques qu’elle n’a pas fournis elle-même. À mon avis, ces mots doivent signifier que, dans une procédure fondée sur le paragraphe 114(2), l’agent d’immigration n’est pas tenu de demander à la partie requérante des explications au sujet de toutes les impressions et conclusions auxquelles il en arrive ou au sujet des contradictions qui découlent de la preuve et des renseignements présentés par la partie requérante ou en sa présence. Toutefois, dans le cas des éléments de preuve extrinsèques qui n’ont pas été fournis par la partie requérante, l’omission de lui permettre d’y répondre pourrait aller à l’encontre de l’obligation d’équité.

Même si cette obligation n’est pas énoncée en toutes lettres dans l’affaire Shah, je présume que l’obligation de permettre à une partie requérante de répondre à des éléments de preuve extrinsèques qu’elle n’a pas fournis elle-même existe dans tous les cas, quelle que soit la façon dont l’agent d’immigration traite la demande fondée sur le paragraphe 114(2), c’est-à-dire en tenant une audience verbale ou en examinant le dossier.

Les renseignements obtenus du conjoint de la requérante en l’absence de celle-ci constituent-ils des éléments de preuve extrinsèques qui n’ont pas été fournis par la requérante?

L’avocat de l’intimé allègue que les éléments de preuve extrinsèques auxquels le juge Hugessen, J.C.A., fait allusion dans l’affaire Shah sont les renseignements qui proviennent de sources extérieures et que la partie requérante ignore. Selon l’avocat, les éléments de preuve que l’agent d’immigration obtient lors d’une entrevue menée séparément auprès du conjoint d’une partie requérante ne constituent pas des éléments de preuve extrinsèques. Dans l’arrêt Muliadi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 C.F. 205(C.A.), cité dans l’affaire Shah, les renseignements auxquels le requérant, qui était entrepreneur, avait le droit de répondre étaient un document dans lequel la province de l’Ontario avait évalué négativement le plan d’entreprise du requérant. Dans l’affaire Muliadi, la Cour d’appel fédérale a statué qu’avant de se prononcer sur la demande de résidence permanente, l’agent d’immigration devait informer la partie requérante de l’évaluation négative faite par la province de l’Ontario et lui donner la chance de corriger ou de contredire cette évaluation avant d’en arriver à une décision finale.

Tel qu’il est mentionné dans la décision rendue par la Section de première instance dans l’affaire Shah (Shah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 55 F.T.R. 87), la question à trancher était de savoir s’il existait suffisamment de raisons d’ordre humanitaire justifiant l’octroi du droit d’établissement depuis le Canada en raison d’un mariage conclu entre une partie requérante et un résident permanent du Canada. Dans cette affaire, l’agent d’immigration a conclu que le mariage avait eu lieu uniquement à des fins d’immigration et qu’il n’existait donc pas suffisamment de raisons d’ordre humanitaire justifiant l’octroi du droit d’établissement depuis le Canada.

Cependant, il existe une différence importante entre la présente affaire et l’affaire Shah, où l’agent d’immigration a interrogé le requérant et sa conjointe séparément, puis ensemble, pendant trois heures, alors que, en l’espèce, Mme Mammoliti a procédé uniquement à un interrogatoire distinct des deux conjoints. À la page 92 de sa décision, dans l’affaire Shah, le juge en chef adjoint Jerome a conclu en ces termes :

Le requérant et sa femme ont eu amplement l’occasion d’expliquer les écarts qui existaient entre les réponses qu’ils avaient données au cours de leurs entrevues séparées.

Concluant à l’absence de violation des règles d’équité sur le plan de la procédure de la part de l’agent d’immigration, il a rejeté la demande de contrôle judiciaire.

C’est dans ce contexte que la Cour d’appel fédérale a rendu sa décision dans l’affaire Shah et statué que le juge en chef adjoint Jerome avait rejeté à bon droit la demande de contrôle judiciaire. Compte tenu du fait que, dans l’affaire Shah, l’agent d’immigration a interrogé le requérant et sa femme ensemble après avoir procédé à des entrevues distinctes, il est facile de comprendre pourquoi le juge Hugessen, J.C.A., a conclu que l’agent n’était pas tenue de permettre à une partie requérante d’expliquer des contradictions apparentes ou perçues.

L’expression « éléments de preuve extrinsèques » se rapporte habituellement à des documents ambigus. Dans ce contexte, les éléments de preuve extrinsèques se composent de déclarations, de faits ou de circonstances qui n’apparaissent pas à la lecture du document ou dont celui-ci ne fait pas mention, mais qui ont pour but d’expliquer, de modifier ou de contredire celui-ci. La présentation de ce type de preuve n’est pas souvent autorisée. Dans le cas qui nous occupe, compte tenu de l’utilisation par le juge Hugessen des mots « qui ne lui sont pas fournis par le requérant » à l’égard de l’expression « éléments de preuve extrinsèques » et de son renvoi à l’affaire Muliadi, j’interprète l’expression « éléments de preuve extrinsèques qui ne lui sont pas fournis par la partie requérante » comme des éléments de preuve dont la partie requérante n’est pas au courant parce qu’ils proviennent d’une source extérieure. Il s’agit d’éléments de preuve dont la partie requérante ignore l’existence et que l’agent d’immigration a l’intention d’invoquer pour en arriver à une décision touchant cette partie. Si ces éléments de preuve comprennent des renseignements obtenus d’une partie extérieure, comme ceux de l’affaire Muliadi, il est difficile de dire pourquoi ils ne comprendraient pas également les éléments de preuve obtenus d’un conjoint en l’absence de la partie requérante ou d’autres renseignements qui se trouvent dans le dossier de l’immigration et qui ne proviennent pas de la partie requérante ou dont elle ne peut raisonnablement avoir connaissance.

À mon sens, la question qu’il faut se poser est celle de savoir si la requérante a eu connaissance des renseignements de façon à pouvoir corriger les malentendus ou les déclarations inexactes susceptibles de nuire à sa cause. La source des renseignements ne constitue pas un élément distinctif en soi, pour autant que les renseignements ne sont pas connus de la partie requérante. Ce qu’il faut savoir, c’est si celle-ci a eu la possibilité de répondre à la preuve. C’est ce que les règles d’équité sur le plan de la procédure exigent, selon une jurisprudence établie depuis longtemps. Pour reprendre les commentaires bien connus que lord Loreburn L.C. a formulés dans l’affaire Board of Education v. Rice, [1911] A.C. 179 (H.L.), à la page 182 :

[traduction] Ils peuvent obtenir des renseignements de la façon qu’ils jugent la meilleure, en accordant toujours à ceux qui sont parties au différend la possibilité raisonnable de corriger ou de contredire toute affirmation pertinente qui est préjudiciable à leur opinion.

Le différend en l’espèce porte sur la question de savoir si le mariage de la requérante est un mariage véritable. La réponse à cette question permettra de déterminer si la requérante devrait obtenir le droit d’établissement depuis le Canada en raison de ce mariage.

Je reconnais que les entrevues distinctes auprès des conjoints constituent des démarches spéciales visant à déterminer l’objet véritable du mariage, compte tenu de la crédibilité des conjoints. Je sais également que les demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire peuvent être utilisées de manière abusive par des requérants menteurs. Cependant, je ne connais aucun principe de droit qui justifie une dérogation aux règles d’équité fondamentales pour le simple motif que la crédibilité est en jeu ou que le litige concerne le caractère véritable d’un mariage. Je ne suis pas d’accord non plus pour dire que le fait de permettre à des parties requérantes d’expliquer des écarts irait à l’encontre de l’objet de la démarche. Les entrevues distinctes visent à éviter toute collusion entre les conjoints et c’est pour cette raison qu’elles sont justifiées. Cependant, si les écarts sont communiqués à la partie requérante et que celle-ci a la possibilité d’y répondre, je ne vois pas en quoi la démarche va à l’encontre du but recherché. Même si la partie requérante tente d’« expliquer à sa façon » les écarts, l’agent d’immigration pourra toujours rejeter l’explication, comme il l’a fait dans l’affaire Shah. D’autre part, en refusant à la partie requérante la possibilité de répondre aux écarts, l’agent risque de rendre une décision fondée sur un malentendu ou sur de simples écarts involontaires. J’estime donc qu’il est nécessaire, au nom de l’équité sur le plan de la procédure, de permettre à la requérante de répondre aux renseignements qu’elle n’a pas fournis elle-même.

En outre, je ne vois pas en quoi le fait de permettre à une partie requérante d’expliquer les écarts découlant de renseignements obtenus séparément peut alourdir indûment la tâche des agents d’immigration. La démarche n’est pas plus difficile pour autant. L’agent doit simplement informer la partie requérante de l’existence de renseignements défavorables qu’il n’a pas obtenus d’elle et de déclarations contradictoires faites par son conjoint en son absence et demander des explications à ce sujet. Même si cette tâche peut demander un peu plus de temps de la part de l’agent d’immigration, elle n’entraîne aucun coût ou préjudice supplémentaire. Comme je l’ai mentionné, si, après avoir entendu les explications, l’agent d’immigration estime qu’elles ne sont pas dignes de foi, il pourra les rejeter.

En me fondant sur mon interprétation de l’arrêt Shah, je conclus qu’en refusant à la requérante la possibilité de répondre aux contradictions découlant des entrevues menées séparément auprès d’elle et de son conjoint ainsi qu’aux renseignements défavorables contenus dans le dossier et non fournis par la requérante elle-même, celle-ci a été privée de l’équité minimale sur le plan de la procédure qui s’applique aux demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration. La présente demande de contrôle judiciaire est accordée et l’affaire est renvoyée aux fins d’une nouvelle décision par un agent d’immigration différent de ceux qui ont agi dans la présente affaire. La requérante aura la possibilité de répondre aux écarts entre les entrevues menées auprès de son conjoint et d’elle-même et aux renseignements défavorables contenus dans le dossier.

[2]Les avocats des deux parties m’ont demandé de certifier des questions graves de portée générale au sens du paragraphe 83(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi sur l’immigration. Je certifie les deux questions suivantes aux fins d’une décision par la Cour d’appel fédérale :

1.         Lors du contrôle judiciaire d’une décision relative à l’examen de raisons d’ordre humanitaire et fondée en partie sur une décision ou sur une recommandation précédente de la même nature qui n’a pas fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire et à l’égard de laquelle le délai prescrit à cette fin a expiré, les erreurs de procédure commises au cours des démarches précédentes peuvent-elles être examinées dans le cadre du contrôle judiciaire de la dernière décision?

2.         Les renseignements qui se trouvent dans un dossier et qui n’ont pas été obtenus de la partie requérante ou qui ont été obtenus dans le cadre d’une entrevue distincte menée auprès du conjoint en l’absence de la partie requérante constituent-ils des éléments de preuve extrinsèques qui n’ont pas été fournis par la partie requérante et auxquels celle-ci doit avoir la possibilité de répondre dans une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration?



[1] L’avocat de la requérante en l’espèce n’a pas réitéré l’argument selon lequel la décision en date du 14 juillet 1993, par laquelle M. Finnerty a refusé d’examiner la demande de résidence permanente faite depuis le Canada et invoquant des raisons humanitaires, n’a pas été prise par la personne qui a examiné le dossier.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.