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T‑1309‑05

2005 CF 1493

La Commission canadienne des droits de la personne (requérante)

c.

Tomasz Winnicki (intimé)

Répertorié  : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Winnicki (C.F.)

Cour fédérale, juge de Montigny—Ottawa, 4 août et 28 novembre 2005.

Droits de la personne — Requête en injonction interlocutoire visant à empêcher l'intimé, jusqu'à l'ordonnance définitive du Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP), de communiquer par Internet des messages susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable en raison de sa race, de son origine nationale ou ethnique, de sa couleur ou de sa religion, en contravention à l’art. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne — Les éléments nécessaires pour établir la violation de l’art. 13(1) de la Loi ont été démontrés — L'intimé a avoué avoir communiqué les messages visés par la plainte — Les propos communiqués par Internet sont expressément visés par l’art. 13(2) — Les messages étaient susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes de religion et d'origine juives, ainsi que des personnes de race noire — Requête accueillie.

Compétence de la Cour fédérale — La Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour accorder une injonction interlocutoire ou provisoire interdisant à l'intimé, jusqu'à l'ordonnance définitive du Tribunal canadien des droits de la personne, de communiquer par Internet des messages susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes de foi hébraïque — Les conditions établies par la Cour suprême du Canada (C.S.C.) pour pouvoir conclure à l'existence de cette compétence étaient remplies en l'espèce — L'art. 44 de la Loi sur les Cours fédérales est une source du pouvoir d'accorder une injonction — L’art. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne sert de fondement de l'attribution législative de compétence à l'art. 44 de la Loi sur les Cours fédérales — L'arrêt de la Cour suprême du Canada (C.S.C.) Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net a été appliqué — La Cour avait compétence pour accorder l'injonction interlocutoire sollicitée par la requérante.

Injonctions — Critère applicable à l'octroi d'une injonction interlocutoire dans le cadre de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) — La Cour a établi une distinction entre les actions en diffamation et les plaintes de propagande haineuse — Comme les deux recours visent à limiter la liberté d'expression, l'injonction ne doit être accordée que dans les cas les plus manifestes — Les messages haineux sont plus dommageables que les propos diffamatoires car ils touchent un groupe beaucoup plus étendu de personnes — Le caractère véridique ou pertinent n'est pas une défense en matière de messages haineux — Les analyses en matière de droits de la personne s'intéressent aux effets et non pas à l'intention — L'injonction provisoire n'est accordée que si les propos reprochés portent manifestement atteinte à l'art. 13 de la LCDP.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fondamentales — Requête en injonction interlocutoire visant à empêcher à l'intimé, jusqu'à l'ordonnance définitive du Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP), de communiquer par Internet des messages susceptibles d'exposer des personnes de foi hébraïque à la haine ou au mépris en contravention à l’art. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) — Les actions en diffamation et les plaintes de propagande haineuse visent à limiter la liberté d'expression — L'activité décrite à l’art. 13(1) de la LCDP est clairement protégée par l'art. 2b) de la Charte — Les valeurs qui sous-tendent la propagande haineuse sont fondamentalement hostiles à la justification sous-jacente à la protection de la liberté d'expression et elles contredisent d'autres valeurs également consacrées par la Charte — Les messages en cause étaient susceptibles d'exposer des personnes de foi hébraïque à la haine et au mépris — La requête a été accueillie malgré l'importance accordée à la liberté d'expression.

Il s'agissait d'une requête en injonction interlocutoire présentée par la Commission canadienne des droits de la personne afin d’empêcher l'intimé, jusqu'à l'ordonnance définitive du Tribunal canadien des droits de la personne, de communiquer par Internet des messages susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable en raison de sa race, de son origine nationale ou ethnique, de sa couleur ou de sa religion, en contravention au paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP). Suivant l'affidavit de M. Richard Warman, qui a déposé une plainte auprès de la Commission, l'intimé avait déclaré que les Noirs étaient intellectuellement inférieurs et dangereux, que le gouvernement contrôlé par les Juifs était à blâmer, que les Juifs assassinaient des filles européennes par haine de la beauté et de la noblesse européennes, que les individus de race noire étaient des êtres sous‑humains intrinsèquement criminels, etc. Dans sa réponse à la plainte de M. Warman, l'intimé n'a pas nié avoir communiqué ces messages et a affirmé qu'il l'avait fait pour protéger la civilisation blanche européenne et les gens qui l'ont bâtie. Trois questions ont été soulevées  : 1) la Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour accorder une injonction interlocutoire interdisant à l'intimé de communiquer par Internet les messages en cause jusqu'à ce que le Tribunal canadien des droits de la personne rende une ordonnance définitive? 2) quel est le critère applicable à l'octroi d'une telle injonction? 3) ce critère a‑t‑il été rempli en l'espèce?

Jugement : la requête doit être accueillie.

1) Trois exigences doivent être remplies pour que la Cour fédérale puisse exercer sa compétence sur une matière donnée. Il doit d'abord y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral. Dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, la Cour suprême du Canada a statué que l'article 44 de la Loi sur la Cour fédérale peut être considéré, lorsqu'il est interprété avec d'autres dispositions de la même Loi et de la LCDP, comme fondement du pouvoir d'accorder une injonction. Deuxièmement, il doit exister  un ensemble de règles de droit fédérales essentiel à la solution du litige et constituant le fondement de l'attribution légale de compétence et, troisièmement, la loi invoquée dans l'affaire doit être « une loi du Canada ». Dans Canadian Liberty Net, la Cour suprême a conclu que le paragraphe 13(1) de la LCDP sert de fondement de l'attribution législative de compétence à l'article 44 de la Loi sur la Cour fédérale, et qu'il a été adopté régulièrement étant donné qu'il se limite aux « services d'une entreprise de télécommunications relevant de la compétence du Parlement ». Étant donné que la présente espèce ne diffère pas sensiblement de la situation dans l'affaire Canadian Liberty Net, la Cour était tenue d'appliquer cet arrêt et de conclure qu'elle était habilitée à décerner l'injonction interlocutoire sollicitée par la requérante.

2) Le critère formulé par la Cour suprême du Canada pour l'octroi d'une injonction interlocutoire convient mal à un différend comme la présente espèce, qui met en cause des droits et libertés fondamentaux. On a fait valoir qu'il conviendrait davantage de recourir au critère applicable en matière d'injonctions contre la dissémination de propos diffamatoires. Pour déterminer les modifications qui s'imposent à ce critère afin qu'il soit applicable à la propagande haineuse discriminatoire, on a examiné les similarités et les différences entre ces deux types de discours, ainsi que la nature des droits fondamentaux en cause. Comme les recours en diffamation et les plaintes en matière de propagande haineuse visent tous deux à limiter le droit à la liberté d'expression, il y a lieu de n'accorder l'injonction que dans les cas les plus manifestes. Une limitation de la propagande haineuse et de l'incitation à la haine ne devrait pas être évaluée au moyen de critères aussi rigoureux que ceux qui restreignent le discours diffamatoire. Les valeurs qui sous-tendent la propagande haineuse sont fondamentalement hostiles, pour ne pas dire antithétiques, à la justification sous-jacente à la protection de la liberté d'expression et elles contredisent directement d'autres valeurs également consacrées par la Charte. C'est pourquoi la propagande haineuse et les commentaires diffamatoires ne doivent pas être envisagés du même point de vue lorsqu'il s'agit de déterminer les limitations préalables qu'on peut légitimement imposer à chacune de ces formes d'expression. Le préjudice causé aux groupes ciblés par les messages haineux est très souvent difficile à réparer. Il renforce de manière insidieuse les préjugés qu'ont certains envers les minorités identifiées par la race, la couleur et la religion, incitant et justifiant par le fait même le recours aux pratiques discriminatoires, voire à la violence, contre ces groupes. Les messages haineux sont beaucoup plus répréhensibles que tout autre type d’expression et ne possèdent aucune valeur intrinsèque susceptible de les racheter. Ils sont beaucoup plus dommageables que les propos diffamatoires dans la mesure où ils touchent un groupe beaucoup plus étendu de personnes. En outre, les messages haineux ne peuvent se justifier par leur caractère véridique ou pertinent. Les analyses en matière de droits de la personne s'intéressent aux effets et non pas à l'intention. Par conséquent, aucune exception n'est prévue pour les déclarations vraies dans le contexte du paragraphe 13(1) de la LCDP. Enfin, la partie qui demande l'injonction pour interdire le type d'expression proscrit par l'article 13 de la LCDP dispose rarement, sinon jamais, d'un intérêt tangible ou facilement mesurable comme dans le cas d'une personne exprimant son point de vue. Aucun intérêt commercial n'est en cause, comme c'est fréquemment le cas lorsqu’il s’agit de propos diffamatoires; la situation ne joue donc pas contre l'auteur de propos haineux. Il importe aussi de se garder de formuler un critère pour l'octroi d'une injonction provisoire qui lierait les mains du Tribunal appelé à se prononcer sur une plainte déposée par la Commission. L'injonction provisoire ne devrait donc être accordée que si les propos reprochés portent si manifestement atteinte à l'article 13 de la LCDP que toute conclusion à l'effet contraire serait considérée hautement suspecte par une cour de révision. Elle ne devrait pas être accordée s'il est impossible d'affirmer qu'en toute probabilité, des membres raisonnables du Tribunal concluront à une atteinte à l'article 13.

3) Trois éléments doivent être établis suivant la prépondérance de la preuve  pour démontrer qu'il y a eu atteinte à l'article 13 de la LCDP. Premièrement, l'intimé doit avoir transmis ou fait transmettre les propos qui font l'objet de la plainte. L'intimé n'a pas nié l'avoir fait. De plus, le plaignant a clairement démontré que l'intimé, sous son nom ou sous un pseudonyme, a bien écrit et signé les propos faisant l'objet de la plainte. Deuxièmement, la question de l'applicabilité de l'article 13 de la LCDP à des propos communiqués au moyen de l'Internet ne se pose plus. Par suite des modifications apportées par la promulgation de la Loi antiterroriste le 24 décembre 2001, le paragraphe 13(2) a été modifié pour viser explicitement et clairement les communications Internet. Troisièmement, les propos qui ont été affichés sur les sites Web sont susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes de religion et d'origine juive, ainsi que des personnes de race noire. Plusieurs messages affichés par l'intimé étaient discriminatoires à l'endroit des personnes de foi hébraïque et constituaient en fait des menaces. Les thèmes qui sous-tendaient les messages contestés étaient identiques à ceux que l'on trouve pour l'essentiel dans la propagande antisémite, à savoir que les Juifs sont des criminels, des voleurs et des menteurs; qu'ils cherchent à obtenir un degré disproportionné de pouvoir et de contrôle sur les médias et sur l'État; et qu'ils constituent une menace pour la race aryenne. Les propos reprochés sont si manifestement contraires à la lettre et à l'esprit de l'article 13 de la LCDP qu'une conclusion à l'effet contraire serait considérée hautement suspecte. Une formation raisonnable du Tribunal conclura en toute probabilité que les propos reprochés portent atteinte à l'article 13. Les deuxième et troisième volets du critère applicable à l'octroi d'une injonction provisoire (le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients) étaient remplis en l'espèce. Compte tenu du caractère abject de ces messages et de leurs conséquences probables sur les personnes et les groupes minoritaires ayant précisément souffert du genre de préjugés sous‑tendant ces viles attaques, on peut supposer que le préjudice subi entraînera des conséquences à long terme et pourrait être extrêmement difficile à réparer. Quant à la prépondérance des inconvénients, contraindre l'intimé à interrompre ses inepties pendant quelques mois—au cas où le Tribunal conclurait autrement—serait un bien modeste prix à payer comparativement aux conséquences dramatiques que ces messages pourraient avoir sur la dignité et l'estime de soi de ceux et celles qu'ils visent. Malgré l'importance fondamentale qu'il convient d'accorder à la liberté d'expression dans notre démocratie, l'injonction interlocutoire interdisant à l'intimé de communiquer les messages en cause par Internet a été accordée.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2b).

Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41.

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6, art. 2 (mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 9), 13 (mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 88), 14, 14.1 (édicté par L.C. 1998, ch. 9, art. 14), 44(3)a) (mod., idem, art. 24), 57, 58(1).

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.‑U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 101.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 3 (mod. par L.C. 1993, ch. 34, art. 68(F)), 17 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 3), 18 (mod., idem, art. 4), 18.1 (édicté, idem, art. 5), 44.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26), 44 (mod., idem, art. 41).

jurisprudence citée

décisions appliquées :

ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; RJR—MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892.

décisions examinées :

Rapp v. McLelland & Stewart Ltd. (1981), 34 O.R. (2d) 452; 128 D.L.R. (3d) 650; 19 C.C.L.T. 68 (H.C.J.); Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1992] 3 C.F. 155 (1re inst.).

décisions citées :

Quebec North Shore Paper Co. et autre c. Canadien Pacifique Ltée et autre, [1977] 2 R.C.S. 1054; McNamara Construction (Western) Ltée et autre c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 654; Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322; Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.); R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Barrick Gold Corp. v. Lopehandia (2004), 71 O.R. (3d) 416; 239 D.L.R. (4th) 577; 187 O.A.C. 238; 23 C.C.L.T. (3d) 273 (C.A.); Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpsons‑Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536; Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561; Payzant c. Tony McAleer, Canadian Liberty Net et Harry Voccaro, [1994] D.C.D.P. no 4 (T.C.D.P.) (QL); conf. par sub. nom McAleer c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 2 C.F. 345 (1re inst.); Nealy c. Johnston, [1989] D.C.D.P. no 10 (T.C.D.P.) (QL).

doctrine citée

Canada. Comité spécial de la propagande haineuse au Canada. Rapport du Comité spécial de la propagande haineuse au Canada. Ottawa : Imprimeur de la Reine, 1966.

Lidsky, Lyrissa Barnett. « Silencing John Doe : Defamation & Discourse in Cyberspace » (2000), 49 Duke L.J. 855.

REQUÊTE en injonction interlocutoire visant à empêcher l'intimé de communiquer par Internet des messages susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable en raison de sa race, de son origine nationale ou ethnique, de sa couleur ou de sa religion, en contravention au  paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Requête accueillie.

ont comparu :

Monette Maillet et Ikram Warsame pour la requérante.

Tomasz Winnicki pour son propre compte.

avocats inscrits au dossier :

Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour la requérante.

Ce qui suit est la version française des motifs modifiés de l’ordonnance rendus par

[1]Le juge de Montigny : La présente requête déposée par la Commission canadienne des droits de la personne est des plus intéressantes, en ce qu’elle soulève des questions très délicates touchant aux fondements mêmes de nos valeurs démocratiques et, en particulier, à la difficulté qu’il y a à réconcilier la liberté d’expression, d’une part, avec les droits à l’égalité et la dignité inhérente de tous les êtres humains, d’autre part. Bien que les tribunaux—Cour suprême du Canada comprise—aient déjà été saisis de ces questions à plusieurs reprises, le contexte particulier du conflit entre ces valeurs et la mesure de réparation recherchée en l’espèce nous amènent en terrain inconnu.

[2]La requérante, c’est‑à‑dire la Commission canadienne des droits de la personne, a déposé une requête en injonction interlocutoire pour que, dans l’attente d’une ordonnance définitive du Tribunal canadien des droits de la personne dans une instance dont celui‑ci est actuellement saisi, il soit interdit à l’intimé Tomasz Winnicki de communiquer par Internet des messages susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable en raison de sa race, de son origine nationale ou ethnique, de sa couleur ou de sa religion, en contravention aux dispositions du paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne [L.R.C. (1985), ch. H-6] (LCDP). L’intimé n’a pas comparu à l’audition de la présente requête, bien que l’avis de requête lui ait été signifié régulièrement.

[3]À l’instar de l’affaire Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1992] 3 C.F. 155 (1re inst.), il s’agit ici d’une requête en injonction interlocutoire autonome étant donné que la requérante n’a sollicité aucune autre mesure de réparation contre l’intimé. En effet, je crois savoir que la plainte a été entendue par le Tribunal canadien des droits de la personne au cours de la semaine du 8 août 2005.

[4]Il a été déclaré à la Cour que lors de chacune des deux dernières audiences devant le Tribunal canadien des droits de la personne sous le régime de l’article 13 [art. 13(2) (mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 88)] de la LCDP, la Commission et le plaignant, M. Warman, ont été avisés que la décision du Tribunal ne serait probablement rendue que dans cinq ou six mois. D’où la présente requête en injonction interlocutoire.

FAITS

[5]Le 7 septembre 2003, M. Richard Warman a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne selon laquelle Tomasz Winnicki et Bell Canada exerçaient une discrimination à l’encontre d’individus ou de groupes d’individus sur le fondement de la religion en communiquant constam-ment, par l’entremise d’un site Web sur Internet, des messages susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des individus de religion juive, en contravention au paragraphe 13(1) de la LCDP.

[6]Dans son affidavit, M. Richard Warman a reproduit certains des pires messages qu’il a trouvés sur l’Internet. Apparemment, M. Winnicki a déclaré que les Noirs étaient intellectuellement inférieurs et dangereux, que le gouvernement contrôlé par les Juifs était à blâmer, que les Juifs assassinaient des filles européennes par haine de la beauté et de la noblesse européennes, que les individus de race noire étaient des êtres sous‑ humains intrinsèquement criminels, etc.

[7]Bien que le langage employé soit fort offensant et humiliant, pour dire le moins, il peut être utile en l’espèce de citer des passages de certains messages trouvés sur Internet, lesquels passages sont joints à l’affidavit de M. Warman :

-               [traduction]—Les Juifs haïssent la beauté et la noblesse européennes [sic]. Toutes ces filles ont été assassinées brutalement par des sauvages de Juifs communistes. Nous venons vous chercher, vous les bâtards juifs, et vous le paierez cher.

-              Un nègre a‑t‑il besoin d’une bonne raison pour vous abattre? Je veux dire qu’un nègre essaiera de vous tuer simplement pour un morceau de pizza [. . .] ou pour un morceau de poulet [. . .] Selon les normes aryennes, les nègres sont des animaux dangereux et n’appartiennent pas à la civilisation blanche. SÉGRÉGATION MAINTENANT!!!

-               Un message à vous tous les gens de couleur : partez (si vous êtes déjà ici), restez en dehors et ne revenez jamais dans ma ville. Ne vous en approchez même pas, vous les bâtards qui ne voulez que la destruction de notre civilisation. Allez à Toronto la multi‑culti [. . .] Mieux encore, retournez donc en Afrique.

-               LES NÈGRES ET LES INDIENS SONT DE LA MERDE!!! SORTEZ DE NOTRE CIVILISATION, MAUDITS BÂTARDS!!! Avis aux jeunes Blancs de Toronto : vous devez vous rassembler sur des bases raciales, ou MOURIR. Ces attaques vont seulement empirer et il y en aura encore plus alors que le gouvernement d’occupation juive canadien fait rentrer à flot plus de nègres et de bâtards. Sans compter le fait que le gouvernement d’occupation juive leur donne tous les incitatifs (bien‑être social, logement subventionné, équité en matière d’emploi—action positive : si vous êtes un Blanc vous n’aurez pas le poste [. . .] pour nous réduire à néant tout en nous imposant à mort pour subventionner ces races sauvages.

-               Mwangi Gethiga, âgé de 18 ans, connu par ses amis sous le nom de Kuggy [oui, connu aussi sous le nom de MERDE DE SOUS‑HUMAIN, aussi connu sous le nom de MAUDIT BÂTARD, aussi connu sous le nom de ENCULÉE DE COQUERELLE, aussi connu sous le nom de ENCULÉ DE NÈGRE, aussi connu sous le nom de SALE NÈGRE], a été accusé hier de meurtre au deuxième degré [ . . .] En ce qui concerne les nègres, je crois que la présomption de culpabilité est plus appropriée que la présomption d’innocence.

-               Pendant  que  j’y  suis [. . .] ENCULÉS  DE  JUIFS! ENCULÉS DE YOUPINS! ENCULÉS DE YOUTRES! ENCULÉS DE (quel est le meilleur mot pour Juifs ?) JUIFS!!!

[8]Ces extraits suffisent sans doute amplement à donner une petite idée de la nature des messages trouvés sur l’Internet et que le défendeur aurait écrits. La plupart de ces messages ont été trouvés sur les deux sites Web suivants : www.northernalliance.ca et www. vanguardnewsnetwork.com. Certains messages sont signés par un pseudonyme, mais il semble que le défendeur ait utilisé son propre nom dans des messages plus récents.

[9]Le 1er juin 2004, M. Richard Warman a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne une plainte contre M. Winnicki pour représailles, fondée sur l’article 14.1 [édicté par L.C. 1998, ch. 9, art. 14] de la LCDP, à la suite de messages affichés après le dépôt de la plainte en matière de droits de la personne. C’est ce qui ressort des pièces jointes à l’affidavit de M. Richard Warman à l’appui de la présente demande.

[10]Après avoir examiné la plainte lors de sa réunion de division du 20 décembre 2004, la Commission a décidé, en application de l’alinéa 44(3)a) [mod., idem, art. 24] de la LCDP, de demander au président du Tribunal canadien des droits de la personne d’instruire les plaintes. L’audience s’est tenue durant la semaine suivant l’audition de la présente demande, soit du 8 au 12 août 2005.

[11]En réponse à la plainte de M. Warman, M. Winnicki ne nie pas avoir communiqué ces messages dans son exposé de précisions; il déclare qu’il a l’intention d’expliquer à l’audience les raisons pour lesquelles il le fait et que [traduction] « essentielle-ment, la raison est simple, soit protéger la civilisation blanche européenne et les gens qui l’ont bâtie ». Il déclare qu’il s’exprimera également sur un autre sujet, c’est‑à‑dire le lien entre le plan du gouvernement de [traduction] « [r]emplacer et/ou diluer la population du Canada de souche blanche européenne par un nombre considérable d’immigrants du tiers monde, une augmentation du taux de criminalité, une augmentation des déficits/des dettes nationale, provinciales et locales, la perte progressive des droits des Canadiens de souche blanche européenne, le déclin de la moralité au pays, etc. ». Il souhaite également se prononcer sur la persécution et la démonisation des dissidents politiques qu’exercent encore le gouvernement, la Commission canadienne des droits de la personne, etc. Il veut aussi aborder la question de [traduction] « l’immixtion constante des Juifs et des groupes juifs dans les affaires canadiennes et de leur quête pour détruire notre culture, nos valeurs et nos libertés européennes [. . .], du grand péril que pose l’immigration non blanche pour les sociétés blanches et pourquoi il est juste et moral que les Canadiens s’y opposent ».

[12]Dans son exposé de précisions, il déclare également : [traduction] « À mon avis, les Juifs ne sont pas une race ni une religion, mais plutôt un groupe d’intérêts particuliers sionistes dont bon nombre sont athées. Il est bien connu que les Juifs se marient dans des familles européennes riches afin de se fondre dans celles‑ci et d’améliorer leur situation politique et financière. À titre d’exemple, le véritable nom de famille du président de la Pologne, M. Kwasniewski, est Stolzman [. . .] À mon avis, c’est uniquement en procé-dant à une ségrégation paisible et volontaire que nous arriverons à dissiper les tensions raciales (que j’estime avoir été spécifiquement ourdies par le gouvernement) et la profonde inquiétude que bon nombre de Canadiens—tout particulièrement ceux de souche blanche européenne—ressentent à l’égard de ces questions. Je déclare d’entrée de jeu qu’il est immoral et carrément criminel d’obliger deux ou plusieurs groupes d’individus incompatibles à vivre ensemble sans leur consentement ».

[13]Également en réponse à la plainte, M. Winnicki déclare que [traduction] « M. Richard Warman et les enquêteurs de la CCDP ont “trié sur le volet” seulement quelques‑uns de mes messages affichés sur le forum du VNN [vanguardnewsnetwork] pour tenter de démontrer que je discrimine contre des groupes minoritaires protégés. En référant à l’ensemble de mes messages sur VNN, je démontrerai que mon but n’est pas d’inciter à la haine envers les minorités, mais plutôt de conscientiser les Blancs sur ce qui se passe et pourquoi nous en sommes là, et aussi pourquoi les Blancs devraient se rassembler sur des bases raciales pour protéger les intérêts de leur groupe ».

[14]Enfin, bien qu’il soit constitué défendeur dans l’instance dont le Tribunal est saisi, M. Winnicki sollicite la réparation suivante dans son exposé de précisions : [traduction] « en application de l’article 16 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, je demande que les Canadiens de souche blanche européenne épousant la cause nationaliste blanche obtiennent des réserves spéciales semblables aux réserves indiennes, partout au Canada, où ils pourront vivre et se gouverner comme ils l’entendent, avec une autonomie totale et sans immixtion aucune du gouvernement ou des groupes de l’extérieur ».

[15]Au terme de l’audience, j’ai pris l’affaire en délibéré. Après avoir examiné attentivement les prétentions de la requérante ainsi que la preuve au dossier, j’ai conclu qu’une injonction interlocutoire devait être accordée en l’espèce et j’ai rendu une ordonnance en conséquence le 4 octobre 2005. Voici les motifs de cette ordonnance.

QUESTIONS EN LITIGE

[16]Voici les questions à trancher dans le cadre de la présente demande :

a) La Cour fédérale est‑elle compétente pour accorder une injonction provisoire ou interlocutoire interdisant au défendeur, ainsi qu’aux tiers ayant connaissance de la présente ordonnance, de communiquer par Internet des messages de la nature de ceux décrits aux pièces A, B, E à O de l’affidavit de M. Richard Warman, jusqu’à ce que le Tribunal rende l’ordonnance définitive dans l’instance?

b) Quel critère convient‑il d’appliquer dans l’octroi d’une telle injonction interlocutoire?

c) Ce critère a‑t‑il été rempli en l’espèce?

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26), 44 (mod., idem, art. 41)]

18. (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.

(2) Elle a compétence exclusive, en première instance, dans le cas des demandes suivantes visant un membre des Forces canadiennes en poste à l’étranger : bref d’habeas corpus ad subjiciendum, de certiorari, de prohibition ou de mandamus.

(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire.

[. . .]

44. Indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder, la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition, soit selon les modalités qu’elle juge équitables.

Loi canadienne sur les droits de la personne [art. 2 (mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 9)]

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

[. . .]

13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait, pour une personne ou un groupe de personnes agissant d’un commun accord, d’utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d’une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l’article 3.

(2) Il demeure entendu que le paragraphe (1) s’applique à l’utilisation d’un ordinateur, d’un ensemble d’ordinateurs connectés ou reliés les uns aux autres, notamment d’Internet, ou de tout autre moyen de communication semblable mais qu’il ne s’applique pas dans les cas où les services d’une entreprise de radiodiffusion sont utilisés.

(3) Pour  l’application du présent article, le propriétaire ou exploitant d’une entreprise de télécommunication ne commet pas un acte discriminatoire du seul fait que des tiers ont utilisé ses installations pour aborder des questions visées au paragraphe (1).

14. (1) Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu :

a) lors de la fourniture de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public;

b) lors de la fourniture de locaux commerciaux ou de logements;

c) en matière d’emploi.

(2) Pour l’application du paragraphe (1) et sans qu’en soit limitée la portée générale, le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite.

ANALYSE

A) La compétence de la Cour fédérale pour décerner une injonction interlocutoire

[17]La Cour fédérale ayant été constituée en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]], elle ne peut exercer sa compétence sur une matière donnée que si certaines exigences ont d’abord été remplies. Ces exigences sont maintenant bien établies par suite d’un certain nombre de décisions de la Cour suprême du Canada faisant autorité. À la page 766 de son arrêt ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752, et en s’appuyant sur ses arrêts antérieurs Quebec North Shore Paper Co. et autre c. Canadien Pacifique Ltée et autre, [1977] 2 R.C.S. 1054, et McNamara Construction (Western) Ltée et autre c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 654, la Cour suprême a résumé ainsi les conditions préalables devant être réunies pour pouvoir conclure à la compétence de la Cour fédérale :

1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlament fédéral.

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression es employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

(Voir également, à cet égard, l’arrêt Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322.)

[18]D’une certaine manière, comme la Cour suprême du Canada a déjà statué sur cette même question dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, je n’ai pas à procéder à une analyse approfondie de la première question en litige. Dans cette affaire, il s’agissait de savoir si la Cour fédérale avait compétence pour décerner une injonction interlocutoire interdisant aux intimés d’offrir des messages téléphoniques constituant l’acte discriminatoire prévu au paragraphe 13(1) de la LCDP jusqu’à ce que le Tribunal ait statué définitivement sur les plaintes. Comme en l’espèce, la mesure de réparation recherchée était une injonction autonome, dans la mesure où la Cour n’était saisie d’aucune action à l’égard de laquelle elle était appelée à trancher définitivement quant au fond. Il importe également de noter que l’injonction accordée par la Cour a eu pour effet de réprimer la liberté d’expression du défendeur.

[19]Après avoir appliqué les trois critères énoncés dans l’arrêt ITO, le juge Bastarache a conclu au nom de la majorité que l’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7] pouvait être considéré, lorsqu’il était interprété de concert avec d’autres dispositions de la même Loi (les articles 3 [mod. par L.C. 1993, ch. 34, art. 68(F)], 17 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 3], 18 [mod., idem, art. 4] et 18.1 [édicté, idem, art. 5]) et de la LCDP (l’article 2, le paragraphe 13(1), l’article 57 et le paragraphe 58(1)), comme fondement du pouvoir d’accorder une injonction.

[20]Contrairement aux prétentions de l’intimé dans cette affaire, le juge a conclu que le mot « indépendam-ment », dans le libellé de l’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale, ne devait pas être interprété comme une disposition limitative créant le pouvoir de prononcer des injonctions, uniquement à titre « accessoire » aux autres redressements que la Cour peut accorder (et la Cour ne peut accorder aucun autre redressement au stade interlocutoire), mais plutôt comme signifiant « indépendamment » des autres redressements que la Cour peut accorder. Sa conclusion est fondée sur une interprétation large de l’article 44 à la lumière des diverses dispositions de la LCDP habilitant la Cour fédérale à exercer une surveillance importante sur le Tribunal des droits de la personne (contrôle judiciaire des décisions du Tribunal, pouvoir de décerner des injonctions contre le Tribunal, pouvoir d’obtenir la communication de renseignements nécessaires aux fins d’une enquête ou d’une audience du Tribunal, dépôt d’une ordonnance du Tribunal pour équivaloir à une ordonnance de la Cour fédérale : article 18.1, paragraphe 18(1) de la Loi sur la Cour fédérale; paragraphe 58(1) et article 57 de la LCDP). De l’avis du juge, la compétence inhérente des cours supérieures provinciales ne justifiait pas d’interpréter restrictivement les lois fédérales conférant compétence à la Cour fédérale.

[21]L’essence même du raisonnement du juge Bastarache transparaît dans les paragraphes 36 et 37 de ses motifs :

Comme l’indique clairement le texte de la Loi sur la Cour fédérale et le confirme le rôle additionnel qui est confié à cette cour par d’autres lois fédérales, dans le présent cas la Loi sur les droits de la personne, le Parlement a voulu conférer à la Cour fédérale une compétence administrative générale sur les tribunaux administratifs fédéraux. Pour ce qui concerne son rôle de surveillance des décideurs administratifs, les pouvoirs confiés par une loi à la Cour fédérale à cet égard ne doivent pas être interprétés de façon restrictive. Cela signifie que, lorsqu’il s’agit d’une question relevant clairement de son rôle de surveillance d’un organisme administratif, ce qui inclut la prise de mesures provisoires visant à régir des différends dont l’issue finale est laissée au décideur administratif concerné, la Cour fédérale peut être considérée comme ayant plénitude de compétence.

En l’espèce, je suis d’avis qu’il ressort clairement de l’objet de la Loi sur la Cour fédérale et de la Loi sur les droits de la personne que l’art. 44 confère à la Cour fédérale la compétence d’accorder une injonction dans le cadre de l’application de la Loi sur les droits de la personne. Je fonde cette conclusion sur le fait que la Cour fédérale a le pouvoir d’accorder toute « autre forme de réparation » dans les affaires soumises au Tribunal des droits de la personne, et que ce pouvoir n’est pas altéré du seul fait que le Parlement a confié à un décideur administratif spécialisé le rôle de statuer sur le fond de ces affaires. Comme je l’ai souligné plus tôt, les décisions et le fonctionnement du Tribunal sont assujettis de façon étroite aux pouvoirs de surveillance et de contrôle de la Cour fédérale, y compris son pouvoir de transformer les ordonnances du tribunal en ordonnances de la cour. Ces pouvoirs équivalent à une « autre forme de réparation » pour l’application de l’art. 44.

[22]En ce qui concerne les deuxième et troisième critères, qui sont indissociables, le juge Bastarache n’a eu aucune difficulté à conclure que le paragraphe 13(1) de la LCDP servait de fondement de l’attribution législative de compétence à l’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale, et que cette disposition législative a été adoptée régulièrement étant donné qu’elle se limite aux « services d’une entreprise de télécommunications relevant de la compétence du Parlement » [au paragraphe 52]. Il a donc conclu que la Cour fédérale exerçait une compétence concurrente à celle des cours supérieures des provinces pour accorder l’injonction interlocutoire demandée par la Commission. Étant donné que la présente affaire ne diffère pas sensiblement de la situation analysée par la Cour suprême dans l’arrêt Canadian Liberty Net, je suis tenu d’appliquer cet arrêt et de conclure que la Cour est habilitée à décerner l’injonction interlocutoire sollicitée par la requérante.

B) Quel critère convient‑il d’appliquer dans l’octroi d’une injonction interlocutoire dans le cadre de la LCDP?

[23]Une fois établie la compétence de la Cour fédérale pour accorder une injonction interlocutoire afin d’assurer la conformité avec l’article 13 de la LCDP pendant que le Tribunal est saisi de la plainte de la Commission, il reste encore la question plus difficile de déterminer le critère qu’il convient d’appliquer à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. La méthode que suit généralement la Cour saisie d’une demande pour une telle réparation est bien établie grâce à deux décisions rendues par la Cour suprême du Canada, soit : Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, et RJR— MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311. Dans ce dernier arrêt, la Cour suprême a résumé en ces termes le critère qu’il convient d’appliquer [à la page 334] :

Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu’il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond.

[24]Ce critère, qui remonte à l’arrêt de la Chambre des lords dans l’affaire American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.), ne convient manifestement pas à un différend qui, comme en l’espèce, met en cause des droits et libertés fondamentaux. Dans un cadre commercial, la « prépondérance des inconvénients » et le « préjudice irréparable » sont faciles à vérifier dans la mesure où ils sont mesurables. Tel n’est évidemment pas le cas lorsque l’intérêt revendiqué par la personne qui s’exprime n’est pas rattaché à une fin commerciale et n’a aucune valeur au‑delà du message qu’elle souhaite transmettre. La tâche d’imputer une valeur pécuniaire à ce message est non seulement difficile, mais elle aura en outre pour effet de saper le caractère fondamental de la liberté d’expression si la partie qui sollicite l’injonction a un intérêt commercial en jeu. Le juge Bastarache a volontiers accepté cet argument au paragraphe 47 de ses motifs dans l’arrêt Canadian Liberty Net.

[25]Pour cette raison, on a proposé qu’il conviendrait davantage de recourir au critère applicable en matière d’injonctions contre la dissémination de propos diffamatoires. Pour illustrer ce critère, le juge Bastarache a cité le passage suivant des motifs du juge Griffiths aux pages 455 et 456 de l’arrêt Rapp v. McLelland & Stewart Ltd. (1981), 34 O.R. (2d) 452 (H.C.J.) :

[traduction] Par conséquent, le principe directeur est que l’injonction ne devrait être accordée que lorsque les propos reprochés sont si manifestement diffamatoires que tout verdict à l’effet contraire d’un jury serait considéré abusif par la Cour d’appel. Autrement dit, lorsqu’il est impossible d’affirmer qu’un jury raisonnable conclura inévitablement que les propos sont diffamatoires, l’injonction ne doit pas être accordée.

[. . .] l’arrêt American Cyanamid [. . .] n’a pas modifié le principe bien établi en matière de libelle selon lequel une injonction interlocutoire ne doit pas être accordée à moins que le jury conclurait inévitablement que les propos sont diffamatoires.

[26]Étant donné que cette question était devenue théorique lorsque la Cour suprême a été saisie du dossier—parce que le Tribunal avait alors rendu sa décision—le juge Bastarache s’est abstenu d’endosser ce critère pour déterminer les circonstances dans lesquelles il pourrait être approprié d’accorder une injonction interlocutoire en vue d’empêcher une contravention à l’article 13 de la LCDP. Le juge est néanmoins allé jusqu’à écrire que « [l]es critères examinés en l’espèce en matière de limitation de propos potentiellement diffamatoires devraient être appliqués aux propos potentiellement intolérants, sous réserve des modifications susceptibles d’être nécessaires compte tenu de la nature particulière de l’intolérance par rapport à la diffamation » (Canadian Liberty Net, paragraphe 49). Aucun autre tribunal n’a tenté par la suite de formuler un tel critère.

[27]Pour relever les modifications qui s’imposent à l’égard du critère applicable aux injonctions en matière de diffamation, et ce en vue de formuler un critère applicable à la propagande haineuse discriminatoire, nous devrons nous pencher sur les similarités et les différences entre ces deux types de discours, ainsi que sur la nature des droits fondamentaux en cause.

[28]Tant les recours en diffamation que les plaintes en matière de propagande haineuse visent à limiter la liberté d’expression et, partant, des injonctions ne devraient être accordées que dans les cas les plus manifestes. Cela dit, et malgré la protection clairement accordée par l’alinéa 2b) de la Charte [Charte canadienne  des  droits  et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] à l’activité décrite au paragraphe 13(1) de la LCDP—qui transmet ou tente de transmettre une signification—, on doit également reconnaître que ce genre d’expression se situe en périphérie des valeurs qui constituent le noyau de cette liberté fondamentale. Ainsi, une expression de cette nature peut être plus facilement limitée par l’État, comme la Cour suprême l’a reconnu tant dans l’arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, que dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892. Dans ce dernier arrêt, le juge en chef Dickson, s’exprimant au nom de la majorité, a écrit, aux pages 916 et 917, 922 et 923 :

En appliquant à la législation restreignant la propagande haineuse la méthode de l’arrêt Oakes, on ne peut faire une étude valable des principes essentiels à une société libre et démocratique sans mentionner l’acceptation par la communauté internationale de la nécessité de protéger les groupes minoritaires contre l’intolérance et la peine psychologique causée par une telle expression. Cette étude devrait en outre tenir pleinement compte d’autres dispositions de la Charte, notamment des art. 15 et 27 (portant sur les droits à l’égalité et sur le multiculturalisme). En dernier lieu, la nature du lien entre l’expression en cause dans le pourvoi et les justifications sous‑jacentes à l’al. 2b) est pertinente pour décider si des mesures législatives données visant à éliminer la propagande haineuse constituent une limite raisonnable qui est justifiée dans une société libre et démocratique.

[. . .]

J’espère que ce passage montre assez clairement l’importance de reconnaître qu’on ne doit pas systématiquement réduire la protection constitutionnelle des activités expressives préconisant des positions impopulaires ou discréditées : la neutralité quant au contenu représente toujours une partie importante du principe de la liberté d’expression lorsqu’il s’agit de soupeser en vertu de l’article premier de la Charte, des intérêts concurrents. Le fait que l’expression en cause dans le présent pourvoi est aux antipodes de la raison d’être de l’al. 2b), exige toutefois que l’analyse de la proportionnalité se fasse avec la reconnaissance que la suppression de la propagande haineuse n’impose pas d’importantes restrictions aux valeurs sous‑jacentes à la liberté d’expression.

[29]En conséquence, je suis porté à croire qu’une limitation de la propagande haineuse et de l’incitation à la haine ne devrait pas être évaluée au moyen de critères aussi rigoureux que ceux qui restreignent le discours diffamatoire. Même si les deux catégories d’expression méritent, à première vue, le même type de protection que tout autre message, les valeurs qui sous‑tendent la propagande haineuse sont fondamentalement hostiles, pour ne pas dire antithétiques, à la justification sous‑jacente à la protection de la liberté d’expression et elles contredisent directement d’autres valeurs également consacrées par la Charte. Pour ces motifs, la propagande haineuse et les commentaires diffamatoires ne doivent pas être envisagés du même point de vue lorsqu’il s’agit de déterminer les limitations préalables qu’on peut légitimement imposer à chacune de ces formes d’expression.

[30]Le préjudice causé aux groupes ciblés par les messages haineux est très souvent difficile à réparer. Il renforce de manière insidieuse les préjugés qu’ont certains envers les minorités identifiées par la race, la couleur et la religion, incitant et justifiant par le fait même le recours aux pratiques discriminatoires, voire à la violence, contre ces groupes. En même temps, ces messages sont très susceptibles d’influencer la perception et l’estime de soi de tous les membres des groupes visés, les empêchant ainsi de participer pleinement à la société canadienne et de réaliser leur plein potentiel comme êtres humains. C’est ce qui ressort de façon claire et convaincante du rapport du comité Cohen sur la propagande haineuse [Rapport du Comité spécial de la propagande haineuse au Canada, 1966]. Comme l’a noté la Cour suprême, aux pages 918 et 919 de l’arrêt Taylor :

La crainte du Parlement que la diffusion de la propagande haineuse n’aille à l’encontre de l’objet général de la Loi canadienne sur les droits de la personne n’est pas sans fondement. La gravité du préjudice occasionné par des messages haineux a été reconnue par le Comité spécial de la propagande haineuse au Canada (communément appelé le comité Cohen) en 1966. Le comité Cohen a fait remarquer que les individus soumis à la haine raciale ou religieuse risquent d’en subir une profonde détresse psychologique, les conséquences préjudiciables pouvant comprendre la perte de l’estime de soi, des sentiments de colère et d’indignation et une forte incitation à renoncer aux caractéristiques culturelles qui les distinguent des autres. Cette réaction extrêmement douloureuse nuit assurément à la capacité d’une personne de réaliser son propre « épanouissement », pour reprendre le terme employé à l’art. 2 de la Loi. Le comité indique en outre que la propagande haineuse peut parvenir à convaincre les auditeurs, fût‑ce subtilement, de l’infériorité de certains groupes raciaux ou religieux. Cela peut entraîner un accroissement des actes de discrimination, se manifestant notamment par le refus de respecter l’égalité des chances dans la fourniture de biens, de services et de locaux, et même par le recours à la violence.

[31]À cet égard, les messages haineux sont beaucoup plus répréhensibles que tout autre type d’expression et ne possèdent aucune valeur intrinsèque susceptible de les racheter. Fait également pertinent, ces messages sont beaucoup plus dommageables que les propos diffamatoires dans la mesure où ils touchent un groupe beaucoup plus étendu de personnes. De par leur nature même, les messages haineux visent à déprécier et à miner l’estime de soi de tout un groupe d’individus, alors que les propos diffamatoires ne visent qu’un seul individu. Or, dans l’arrêt Canadian Liberty Net, la Cour suprême a néanmoins mis sur le même pied les deux types de messages du point de vue du critère de l’urgence, en opposant à cette conclusion le fait que les propos diffamatoires jouissent d’une large diffusion par rapport à « l’effet lent et pernicieux de commentaires intolérants relativement isolés » (paragraphe 48).

[32]Il convient toutefois de se rappeler que les messages haineux en cause dans cet arrêt étaient communiqués au moyen de lignes téléphoniques et non pas par Internet, comme en l’occurrence. Par conséquent, le « commentaire intolérant relativement isolé » s’est maintenant transformé et peut faire l’objet d’une large diffusion. Cette nouvelle forme de communication est beaucoup plus facilement accessible et beaucoup plus répandue que toute autre forme antérieure de télécommunication. En outre, le contenu d’un site Web peut facilement être dupliqué et copié à l’infini, procédure à l’égard de laquelle son auteur n’a à peu près aucun contrôle. Lyrissa Barnett Lidsky a bien décrit les ravages que peut causer l’Internet dans son article intitulé « Silencing John Doe : Defamation & Discourse in Cyberspace » (2000), 49 Duke L.J. 855, aux pages 863 et 864 :

[traduction] Bien que du point de vue de l’exactitude elles puissent avoir les qualités éphémères du commérage, les communications par Internet sont transmises au moyen d’un médium beaucoup plus répandu que la presse écrite, et c’est ce qui leur confère l’énorme pouvoir de porter atteinte à la réputation d’autrui. Lorsqu’un message franchit le cyberespace, des millions d’individus dans le monde entier peuvent y accéder. Même si le message est affiché dans un forum de discussion qui n’est fréquenté que par un nombre restreint de personnes, chacune d’elles peut publier à nouveau le message en l’imprimant ou—ce qui est plus probable—en le transmettant instantanément à un autre forum de discussion. Et si ce message est suffisamment provocateur, il peut être publié à nouveau, et ainsi de suite. La capacité extraordinaire de l’Internet de répliquer presqu’à l’infini tout message diffamatoire vient renforcer la notion selon laquelle « la vérité rattrape rarement le mensonge ».

(Cité avec approbation au paragraphe 32 de l’arrêt Barrick Gold Corp. v. Lopehandia (2004), 71 O.R. (3d) 416 (C.A.).)

[33]Il convient également de tenir compte du fait que les messages haineux ne peuvent se justifier par leur caractère véridique ou pertinent. Il est maintenant bien établi que les analyses en matière de droits de la personne s’intéressent aux effets et non pas à l’intention (Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley Ltd.  c. Simpsons‑Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536; Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561). Par conséquent, comme l’a conclu le juge en chef Dickson à la page 935 de l’arrêt Taylor, aucune exception n’est prévue pour les déclarations vraies dans le contexte du paragraphe 13(1) de la LCDP. Il s’agit là d’un autre critère dont il faut évidemment tenir compte dans la formulation d’un critère approprié pour l’octroi d’une injonction provisoire visant à interdire les messages haineux.

[34]Avant de formuler un tel critère, il convient de souligner deux derniers points. En premier lieu, la partie qui demande l’injonction pour interdire le type d’expression proscrit par l’article 13 de la LCDP dispose rarement, sinon jamais, d’un intérêt tangible ou facilement mesurable comme dans le cas d’une personne exprimant son point de vue. Aucun intérêt commercial n’est en cause, comme c’est fréquemment le cas avec des propos diffamatoires; la situation ne joue donc pas contre l’auteur de propos haineux. En second lieu, il faut se garder de formuler un critère pour l’octroi d’une injonction provisoire qui, à toutes fins utiles, lierait les mains du Tribunal appelé à se prononcer sur une plainte déposée par la Commission. Si le critère est trop rigoureux et oblige la partie sollicitant l’injonction provisoire à démontrer, avec une certitude quasi absolue, une atteinte à l’article 13 de la LCDP, la Cour pourrait à toutes fins utiles devoir substituer sa compétence à celle du tribunal spécialisé chargé de la mise en œuvre de la LCDP.

[35]C’est fort de ces éléments qu’il faut développer un critère approprié. Après avoir soupesé soigneusement ces facteurs, je suis d’avis que le seuil établi dans l’arrêt Rapp, pour l’octroi d’une injonction interdisant des propos diffamatoires doit être adapté de manière à tenir compte des caractéristiques propres à la propagande haineuse. Par conséquent, l’injonction provisoire ne devrait être accordée que si les propos reprochés portent si manifestement atteinte à l’article 13 de la LCDP que toute conclusion à l’effet contraire serait considérée hautement suspecte par une cour de révision. Autrement dit, et en adaptant le raisonnement de l’arrêt Rapp, l’injonction ne devrait pas être accordée s’il est impossible d’affirmer qu’en toute probabilité, des membres raisonnables du Tribunal concluront à une atteinte à l’article 13.

C) Ce critère a‑t‑il été rempli en l’espèce?

[36]Trois éléments doivent être établis suivant la prépondérance de la preuve pour démontrer qu’il y a eu atteinte à l’article 13 de la LCDP : 1) l’intimé, seul ou agissant d’un commun accord avec des tiers, a‑t‑il transmis ou fait transmettre les propos qui font l’objet de la plainte? 2) les propos ont‑ils été communiqués par téléphone ou par Internet? 3) les propos sont‑ils susceptibles d’exposer à la haine des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base d’un motif de distinction illicite? (Payzant c. Tony McAleer, Canadian Liberty Net et Harry Voccaro, [1994] D.C.D.P. no 4 (T.C.D.P.) (QL)); conf. par [sub. nom McAleer c. Canada (Commission des droits de la personne)] [1996] 2 C.F. 345 (1re inst.).)

[37]D’emblée, je dois dire que je suis tout à fait d’accord avec la requérante, et ce pour les motifs qu’elle a énoncés par écrit et de vive voix. En premier lieu, l’intimé n’a pas nié avoir communiqué les propos reprochés. En fait, ce dernier indique dans son exposé de précisions qu’il expliquera les motifs pour lesquels il a agi comme il l’a fait. Le plaignant, M. Warman, a lui aussi clairement démontré que M. Winnicki—lui‑même ou empruntant un pseudonyme—a bel et bien écrit et signé les propos faisant l’objet de la plainte (voir l’affidavit de Richard Warman ainsi que la pièce H jointe à celui‑ci).

[38]Si on a pu débattre de l’applicabilité de l’article 13 de la LCDP à des propos communiqués au moyen de l’Internet, la question ne se pose plus. Par suite des modifications apportées par la promulgation de la Loi antiterroriste le 24 décembre 2001 (L.C. 2001, ch. 41, art. 88), le paragraphe 13(2) a été modifié à la LCDP pour viser explicitement et clairement les communications transmises par Internet.

[39]En ce qui concerne le troisième élément à prouver, je pense qu’il est juste de dire que les propos affichés sur les sites Web susmentionnés—et dont je n’ai reproduit qu’un échantillon au début des présents motifs—sont susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes de religion et d’origine juive, ainsi que des personnes de race noire. Les mots clés de l’article 13 ont été définis comme suit dans l’arrêt Nealy c. Johnston, [1989] D.C.D.P. no 10 (T.C.D.P.) (QL) [à la page 53], et cités avec approbation par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Taylor [aux pages 927 et 928] :

Le terme « hatred » connote un ensemble d’émotions et de sentiments comportant une malice extrême envers une autre personne ou un autre groupe de personnes. Quand on dit qu’on « hait » quelqu’un, c’est que l’on ne trouve aucune qualité qui rachète ses défauts. Toutefois, il s’agit d’un terme qui ne fait pas appel nécessairement au processus mental de « regarder quelqu’un de haut ». Il est fort possible de « haïr » quelqu’un que l’on estime supérieur à soi en intelligence, en richesse ou en pouvoir. Aucun des synonymes utilisés dans le dictionnaire pour le terme « hatred » ne donne d’indice sur les motifs de la malice. Par contraste, « contempt » est un terme qui suggère le processus mental consistant à « regarder quelqu’un de haut » ou à le traiter comme inférieur.

[40]Plusieurs messages affichés par M. Winnicki sont discriminatoires à l’endroit des personnes de foi hébraïque; ce sont en fait des menaces qu’il profère. M. Winnicki déclare que les Juifs haïssent la beauté et la noblesse européennes et qu’ils sont des assassins. Il utilise des lettres de grande taille dans certains de ses messages, donnant ainsi l’impression qu’il est en colère. Ses messages renforcent le mythe selon lequel des personnes de foi hébraïque contrôlent l’État et toutes nos institutions importantes. Il insinue également que les Juifs disposent d’un pouvoir et d’un contrôle disproportionnés dans les médias, et que les Juifs menacent le monde civilisé en autorisant les Noirs à y être. Il déclare à plusieurs reprises que les Juifs et les groupes juifs visent à détruire la culture, les valeurs et les libertés européennes. Le vocabulaire choisi est en soi fort offensant et ne laisse aucun doute quant à la conviction de l’auteur que les gens de foi hébraïque ne peuvent se racheter et qu’ils sont une menace pour la civilisation occidentale. En résumé, les thèmes qui sous‑tendent les messages contestés sont identiques à ceux que l’on trouve pour l’essentiel dans la propagande antisémite, à savoir que les Juifs sont des criminels, des voleurs et des menteurs; qu’ils cherchent à obtenir un degré disproportionné de pouvoir et de contrôle sur les médias et sur l’État; et qu’ils constituent une menace pour la race aryenne.

[41]Après avoir pris connaissance de l’ensemble de ces messages et de leur contexte, je n’ai pas le moindre doute qu’ils sont susceptibles d’exposer les personnes de foi hébraïque à la haine et au mépris, telles que ces notions ont été définies dans l’arrêt Nealy, et approuvées dans l’arrêt Taylor. Il en va de même pour les messages visant les personnes de race noire. Ces messages sont sans doute aussi vils qu’on peut l’imaginer; ils sont non seulement discriminatoires envers les victimes qu’ils visent, mais constituent également des menaces à leur endroit. L’un des thèmes sous‑jacents des messages de M. Winnicki est que les Noirs et les autres non‑Blancs sont en train de détruire le pays et qu’ils devraient être ségrégués. Ils constituent une menace pour notre civilisation et ne sont pas les bienvenus dans une société blanche. Ce sont des animaux, des criminels, des sous‑humains. Ils sont également inférieurs sur le plan intellectuel, et ils sont dangereux.

[42]En guise de conclusion, je n’ai aucune hésitation à conclure que les propos reprochés sont si manifestement contraires à la lettre et à l’esprit de l’article 13 de la LCDP qu’une conclusion à l’effet contraire serait considérée hautement suspecte. Il est clair qu’il ne s’agit pas ici d’une situation dans laquelle il est impossible d’affirmer que des membres raisonnables du Tribunal concluront, en toute probabilité, à une atteinte à l’article 13. En fait, je suis prêt à affirmer qu’une formation raisonnable du Tribunal conclura en toute probabilité que les propos reprochés portent atteinte à l’article 13.

[43]Avant de clore les présents motifs, j’ajouterais que les deuxième et troisième volets du critère applicable à l’octroi d’une injonction provisoire (le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients) sont si facilement remplis en l’espèce qu’il n’est même pas nécessaire d’en débattre. Compte tenu du caractère abject de ces messages et de leurs conséquences probables sur les personnes et les groupes minoritaires ayant précisément souffert—l’histoire le démontre—du genre de préjugés sous‑tendant ces viles attaques, on peut supposer sans se tromper que le préjudice subi entraînera des conséquences à long terme et pourrait être extrêmement difficile à réparer. Quant à la prépondérance des inconvénients, contraindre l’intimé à interrompre ses inepties pendant quelques mois—au cas où le Tribunal conclurait autrement— serait un bien modeste prix à payer comparativement aux conséquences dramatiques que ces messages pourraient avoir sur la dignité et l’estime de soi de ceux et celles qu’ils visent. Comme l’a dit le juge Muldoon dans les motifs de son jugement faisant droit à une injonction interlocutoire dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, aux pages 189 et 190 : « [à] n’en pas douter, le fait d’être dénigré et tourné en dérision simplement parce qu’on respire représente davantage qu’un simple inconvénient alors qu’il n’est pas terrible du tout pour les intimés d’être contraints pour un temps au silence ».

[44]Tels sont les motifs pour lesquels, en dépit de l’importance fondamentale qu’il convient d’accorder à la liberté d’expression dans notre démocratie, j’ai décidé d’accorder l’injonction interlocutoire interdisant à l’intimé de communiquer au moyen de l’Internet des messages analogues à ceux qui se trouvent dans les documents déposés à l’appui de la présente demande.

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