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[2000] 1 C.F. 619

IMM-6496-98

Sunil Bhagwandass (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Bhagwandass c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Gibson—Calgary, 22 novembre; Ottawa, 10 décembre 1999.

Citoyenneté et Immigration Exclusion et renvoi Renvoi de résidents permanents Avis de dangerIncidence sur l’arrêt Williams de la C.A.F. de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), de la C.S.C.L’avis de danger est une décision importante ayant des conséquences capitales sur l’avenir de la personne viséeL’obligation d’équité n’est pas simplement de nature minimaleLe défendeur a violé l’obligation d’équité qui lui incombait à l’égard du demandeur lorsqu’il a omis de lui communiquer les rapports récapitulatifs et de lui donner l’occasion d’y répondre, et d’inclure toute réponse à ces rapports dans les documents qu’il a envoyés à son représentantObiter dictum : la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer en l’espèce est celle de la décision raisonnable simpliciter.

Droit administratif Contrôle judiciaire Avis de danger fondé sur l’art. 70(5) de la Loi sur l’immigrationCaractérisation de l’incidence d’un avis de dangerL’obligation d’équité qui incombe au ministre lorsqu’il formule son avis sur le danger n’est pas simplement de nature minimaleLa norme de contrôle de la décision raisonnable simpliciter s’applique à l’avis de danger.

Le demandeur, un citoyen de la Guyane, est arrivé au Canada en 1989 alors qu’il était âgé de onze ans. Il a été reconnu coupable d’avoir commis un certain nombre d’infractions en tant que jeune contrevenant et, plus tard, en tant qu’adulte, plusieurs de ces infractions étant liées au trafic de la cocaïne. En décembre 1998, un avis a été formulé pour le compte du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, conformément au paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, selon lequel le demandeur constituait un danger pour le public au Canada. Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire contre cette décision. Les questions litigieuses sont l’incidence, le cas échéant, que l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, de la Cour suprême du Canada a sur l’arrêt Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (C.A.), l’arrêt-clé concernant les principes applicables aux demandes de contrôle judiciaire d’avis de danger fondés sur le paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, à l’égard des points suivants : la caractérisation de l’incidence de l’avis de danger; la portée de l’obligation d’équité qui incombe au défendeur lorsqu’il formule son avis; et la norme de contrôle judiciaire qu’il convient d’appliquer à un tel avis.

Jugement : la demande est accueillie.

L’arrêt Baker de la Cour suprême du Canada a une incidence importante sur l’arrêt Williams. Les principes qui découlent de l’arrêt Baker en ce qui concerne la caractérisation de l’incidence d’une décision (ou d’un avis) sur la personne visée, le contenu de l’obligation d’équité en fonction de cette incidence et la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer supplantent ceux qui avaient été énoncés dans l’arrêt Williams, de sorte qu’ils constituent dorénavant les principes applicables en la matière.

L’incidence de l’arrêt Baker sur l’arrêt Williams découle en grande partie de la façon dont Mme le juge L’Heureux-Dubé caractérise l’incidence, sur la ou les personnes visées, de la décision d’ordre humanitaire faisant l’objet du contrôle; cette caractérisation diffère sensiblement de celle de la Cour d’appel fédérale en ce qui concerne l’incidence, sur la ou les personnes visées, de l’avis selon lequel la personne constitue un danger pour le public. La Cour d’appel fédérale avait conclu qu’un avis selon lequel la personne visée constitue un danger pour le public voulait simplement dire que le droit d’interjeter appel en vertu de l’alinéa 70(1)a) était remplacé par le droit de présenter une demande de contrôle judiciaire, ce qui, selon la Cour, ne portait pas gravement atteinte aux droits de cette personne, mais Mme le juge L’Heureux-Dubé a conclu, dans l’arrêt Baker, que la décision d’ordre humanitaire défavorable qui avait été prise dans cette affaire avait pour effet de déclencher l’exécution de la mesure d’expulsion, sous réserve de la détermination de l’endroit vers lequel la personne visée serait renvoyée. On peut dire exactement la même chose de l’avis de danger qui faisait l’objet d’un contrôle dans l’affaire Williams, et de l’avis de danger qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. En conséquence, la démarche que la Cour d’appel fédérale avait adoptée dans l’affaire Williams est supplantée par celle que le juge des requêtes avait adoptée dans cette affaire (il avait considéré que l’avis de danger constituait essentiellement une mesure d’expulsion) et c’est cette dernière démarche qu’il convient d’appliquer en l’espèce. L’avis de danger est une décision importante qui a des conséquences capitales sur l’avenir de la ou des personnes visées.

Vu la façon dont il convient de caractériser l’incidence, malgré l’arrêt Williams, et compte tenu de l’arrêt Baker, la Cour conclut que, sur la base des faits de la présente affaire, l’obligation d’équité n’est pas simplement de nature « minimale ». « Au contraire, les circonstances nécessitent un examen complet et équitable des questions litigieuses, et le demandeur et les personnes dont les intérêts sont profondément touchés par la décision doivent avoir une possibilité valable de présenter les divers types de preuves qui se rapportent à leur affaire et de les voir évalués de façon complète et équitable » : Baker.

L’omission, de la part du défendeur, de communiquer les rapports récapitulatifs au demandeur et de donner à ce dernier l’occasion d’y répondre, et, par la suite, d’inclure toute réponse à ces rapports dans les documents qu’il a envoyés à son représentant sans analyse autre que celle que son représentant a lui-même faite, constituait une violation de l’obligation d’équité qui incombait au défendeur à l’égard du demandeur, compte tenu des faits de la présente affaire. Il s’agissait de documents différents de tous les autres documents du dossier; ils visaient plutôt à influer de façon prééminente sur le décideur et, vu l’absence de toute preuve contraire, la Cour conclut qu’ils ont eu un tel effet.

Obiter dictum : vu l’analyse que la Cour suprême a faite dans l’arrêt Baker, et compte tenu de l’incidence sur le demandeur de l’avis selon lequel il constitue un danger pour le public, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la présente demande de contrôle judiciaire est celle de la décision raisonnable simpliciter.

Question certifiée : le défendeur viole-t-il l’obligation d’équité qui lui incombe à l’égard de la personne qui fait l’objet d’un avis de danger, fondé sur le paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, si un rapport récapitulatif d’une « Demande d’un avis ministériel » et un « Rapport sur l’avis du ministre selon lequel il y a danger pour le public », ou des documents équivalents considérablement semblables à ceux dont il est question dans la présente affaire, font partie des documents soumis au représentant du défendeur qui formule l’avis et dont les rapports n’ont pas été communiqués à la personne concernée, et si cette personne n’a pas raisonnablement eu l’occasion d’y répondre ou, dans le cas où elle y a répondu, si sa réponse n’est pas communiquée au représentant du défendeur sans autre analyse ni remarque?

LOIS ET RÈGLEMENTS

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), ch. Y-1.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 46.01(1)e) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 36), 70(1) (mod. par L.C. 1995, ch. 15, art. 13), (2) (mod., idem), a) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18), b) (mod., idem), (5) (mod. par L.C. 1995, ch. 15, art. 13), 73(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18), 83(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73).

Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 1 C.F. 431 (1996), 139 D.L.R. (4th) 658; 121 F.T.R. 212 (1re inst.); Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 1 C.F. 457 (1996), 121 F.T.R. 226; 35 Imm. L.R. (2d) 286 (1re inst.).

DÉCISION NON SUIVIE :

Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (1997), 147 D.L.R. (4th) 93; 212 N.R. 63 (C.A.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1997] 3 R.C.S. xv.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Aparicio c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] F.C.J. no 1658 (1re inst.) (QL); Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] F.C.J. no 1367 (1re inst.) (QL).

DÉCISION CITÉE :

Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.).

DEMANDE de contrôle judiciaire contre un avis, formulé pour le compte du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, portant que le demandeur constitue un danger pour le public au Canada. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Charles R. Darwent pour le demandeur.

William B. Hardstaff pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Darwent Law Office, Calgary, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Gibson :

INTRODUCTION

[1]        Les présents motifs font suite à une demande de contrôle judiciaire visant l’avis, formulé pour le compte du défendeur, selon lequel le demandeur constitue un danger pour le public au Canada. L’avis, formulé conformément au paragraphe 70(5) [mod. par L.C. 1995, ch. 15, art. 13] de la Loi sur l’immigration[1], est daté du 2 décembre 1998.

[2]        Voici le paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration :

70. […]

(5) Ne peuvent faire appel devant la section d’appel les personnes, visées au paragraphe (1) ou aux alinéas (2)a) ou b), qui, selon la décision d’un arbitre :

a) appartiennent à l’une des catégories non admissibles visées aux alinéas 19(1)c), c.1), c.2) ou d) et, selon le ministre, constituent un danger pour le public au Canada;

b) relèvent du cas visé à l’alinéa 27(1)a.1) et, selon le ministre, constituent un danger pour le public au Canada;

c) relèvent, pour toute infraction punissable aux termes d’une loi fédérale d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans, du cas visé à l’alinéa 27(1)d) et, selon le ministre, constituent un danger pour le public au Canada.

Le fait que le demandeur est visé par le paragraphe 70(1) [mod., idem] ou les alinéas 70(2)a) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1995, ch. 15, art. 13] ou b) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18] de la Loi sur l’immigration n’a pas été contesté devant moi, pas plus que ne l’a été le fait qu’il s’agit d’une personne contre laquelle une mesure d’expulsion ou une mesure d’expulsion conditionnelle a été prise et qu’un arbitre a déterminé qu’il faisait partie de l’une des catégories décrites aux alinéas 70(5)a) à c)[2].

LE CONTEXTE

[3]        Le demandeur est un citoyen de la Guyane. Il est arrivé au Canada en tant que résident permanent, en compagnie de son père, le 4 décembre 1989. Il était alors âgé de onze ans. Sa mère et sa sœur sont restées en Guyane; elles n’ont jamais rejoint le demandeur et son père au Canada. Le père du demandeur s’est remarié au Canada. Le deuxième mariage étant instable, le demandeur a été élevé dans un atmosphère d’incertitude et d’agitation.

[4]        Le demandeur a contrevenu à maintes reprises à la Loi sur les jeunes contrevenants [L.R.C. (1985), ch. Y-1] et, plus tard, au Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46]. Le 19 mars 1996, un tribunal de la jeunesse l’a condamné à 21 jours de garde en milieu fermé pour avoir fait le trafic de cocaïne. Plus récemment, soit le 4 avril 1997, il a été reconnu coupable de trafic de cocaïne par un tribunal pour adultes. À cette occasion, il a été condamné à 15 mois d’emprisonnement. Le 22 avril 1997, il a été reconnu coupable de vol qualifié et condamné à une peine d’emprisonnement de neuf mois, peine consécutive à la peine de 15 mois d’emprisonnement qu’il purgeait déjà. Il ressort du dossier qu’un certain nombre de ces condamnations étaient liées à sa propre consommation de stupéfiants.

[5]        Dans une lettre datée du 18 juin 1998, un fonctionnaire du ministère du défendeur a avisé le demandeur que l’on demanderait au défendeur de donner son avis, conformément au paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, sur la question de savoir s’il constituait un danger pour le public au Canada. Les documents sur lesquels le défendeur se fonderait pour formuler son avis ont été communiqués au demandeur, à qui on a donné l’occasion de fournir des observations écrites, en guise de réponse, qu’il pourrait étayer par tout document qu’il considérerait pertinent. Le demandeur, par l’entremise de l’avocat dont il avait retenu les services à l’époque, a donc fourni des observations écrites.

LES QUESTIONS LITIGIEUSES

[6]        Même si les questions de savoir si le défendeur a commis ou non une erreur de droit lorsqu’il a tenu compte des infractions à la Loi sur les jeunes contrevenants en formulant l’avis qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, et de savoir si cet avis était absurde ou arbitraire, ont été soulevées dans les documents qui ont été déposés à la Cour pour le compte du demandeur, elles n’ont pas vraiment été approfondies devant la Cour, et je suis convaincu que la présente demande de contrôle judiciaire ne saurait être accueillie sur la base de celles-ci.

[7]        Les questions litigieuses plus importantes découlent de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[3] de la Cour suprême du Canada, arrêt qui a été rendu après la formulation de l’avis selon lequel le demandeur constitue un danger pour le public et le dépôt de documents relatifs à la présente demande de contrôle judiciaire. Voici les questions liées à l’arrêt Baker :

l’incidence, le cas échéant, que l’arrêt Baker a sur l’arrêt Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[4], l’arrêt-clé concernant les principes applicables aux demandes de contrôle judiciaire d’avis, fondés sur le paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, selon lesquels la personne visée constitue un danger pour le public, à l’égard des points suivants :

a) la caractérisation de l’incidence de l’avis selon lequel la personne visée constitue un danger pour le public;

b) la portée de l’obligation d’équité qui incombe au défendeur lorsqu’il formule son avis;

c) la norme de contrôle judiciaire qu’il convient d’appliquer à un tel avis.

L’ARRÊT WILLIAMS

[8]        Dans l’arrêt Williams, M. le juge Strayer, s’exprimant au nom de la Cour, a conclu que le juge des requêtes [[1997] 1 C.F. 431 [1997] 1 C.F. 457 (1re inst.)] dont la décision avait été portée en appel avait essentiellement considéré que l’avis du ministre selon lequel l’appelant constituait un danger pour le public était une mesure d’expulsion. Il a conclu que le juge des requêtes exagérait ainsi l’incidence de cet avis. Il a écrit, au paragraphe 12 [pages 661 et 662] :

Qu’a donc perdu l’intimé du fait de la formulation par le ministre de l’avis selon lequel l’intimé constitue un danger pour le public au Canada? Il a perdu le droit d’interjeter appel en vertu de l’alinéa 70(1)a) sur une question de droit ou de fait, ou sur une question mixte de droit et de fait. À la place, il a obtenu le droit de demander un contrôle judiciaire, recours qui serait au moins aussi efficace à l’égard d’une question de droit, mais qui ne permettrait peut-être pas un examen aussi complet des conclusions de fait. L’intimé n’a pas exercé ce droit, et il n’est pas donné à entendre qu’il a vraiment le désir non partagé de soutenir que l’arbitre a commis une erreur de fait ou de droit en prenant la mesure d’expulsion. Quoi qu’il en soit, la substitution d’un contrôle judiciaire à un droit d’appel, du fait de l’avis donné par le ministre, ne me paraît pas constituer une atteinte grave aux droits de l’intimé.

[9]        Au paragraphe 17 [pages 663 et 664] de l’arrêt Williams, la Cour dit :

Il est frappant que le paragraphe 70(5) dispose que ne peut faire appel l’intéressé qui constitue un danger « selon le ministre » (soulignement ajouté) et non « selon le juge ». Par ailleurs, le législateur n’a pas formulé la disposition de manière objective, c’est-à-dire en prescrivant qu’une attestation interdisant un autre appel peut uniquement être délivrée s’il est « établi » ou « décidé » que l’appelant constitue un danger pour le public au Canada. Le législateur a plutôt eu recours à une formulation subjective pour énoncer le pouvoir de tirer une telle conclusion : le critère n’est pas celui de savoir si le résident permanent constitue un danger pour le public, mais celui de savoir si, « selon le ministre » (soulignement ajouté), il constitue un tel danger. Il existe une jurisprudence abondante selon laquelle, à moins que toute l’économie de la Loi n’indique le contraire en accordant par exemple un droit d’appel illimité contre un tel avis, ces décisions subjectives ne peuvent pas être examinées par les tribunaux, sauf pour des motifs comme la mauvaise foi du décideur, une erreur de droit ou la prise en considération de facteurs dénués de pertinence. En outre, lorsque la Cour est saisie du dossier qui, selon une preuve non contestée, a été soumis au décideur, et que rien ne permet de conclure le contraire, celle-ci doit présumer que le décideur a agi de bonne foi en tenant compte de ce dossier. [Citations omises.]

[10]      Au paragraphe 20 [page 665], la Cour dit :

Premièrement, pour les motifs exposés plus haut, je ne suis pas disposé à présumer qu’un avis donné en vertu du paragraphe 70(5) devrait être assimilé à une mesure d’expulsion. Au pire, l’avis remplace un appel sur le droit et les faits par un contrôle judiciaire, remplace le pouvoir discrétionnaire de la section d’appel par le pouvoir discrétionnaire dont le ministre est investi d’accorder une dispense pour des raisons d’ordre humanitaire et remplace la certitude d’un sursis d’exécution d’origine législative par l’éventualité d’un sursis d’exécution judiciaire.

[11]      Au paragraphe 36 [pages 671 et 672], la Cour ajoute :

Il ne reste plus qu’à examiner […] la question de savoir si le fait que le paragraphe 70(5) n’oblige pas le ministre à motiver « la décision selon laquelle une personne constitue un danger pour le public au Canada » est un déni de justice fondamentale qui rend cette disposition inopérante pour cette raison. Il est évidemment admis que les exigences procédurales de la justice fondamentale varient selon le contexte dans lequel elles sont invoquées. C’est la raison pour laquelle il est important, comme je l’ai mentionné plus haut, de comprendre la signification véritable de l’avis donné par le ministre. Cet avis n’est pas une mesure d’expulsion. Il s’applique aux personnes qui font déjà l’objet d’une mesure d’expulsion légale et, comme l’intimé le déplore en l’espèce, peut entraîner la substitution d’une forme de redressement discrétionnaire à une autre, ou la substitution d’un sursis d’exécution discrétionnaire à un sursis d’exécution d’origine législative. [Non souligné dans l’original; citation omise.]

[12]      La Cour a poursuivi, en confirmant au paragraphe 38 [page 672], « qu’il est généralement sinon toujours préférable que les cours de justice et les tribunaux motivent leurs décisions ». Mme le juge L’Heureux-Dubé paraît souscrire expressément à cet aspect des motifs de la Cour au paragraphe 39 [pages 845 et 846] des motifs qu’elle a exposés pour le compte des juges majoritaires dans l’arrêt Baker. La Cour a conclu que le paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration n’était pas invalide du fait qu’il n’exigeait pas que des motifs soient exposés. Sur le fondement de ce qu’elle décrit comme étant les « véritables conséquences » d’un avis, décrit plus haut, selon lequel la personne constitue un danger pour le public, la Cour a conclu que « les exigences de la justice fondamentale ne sont pas très profondes ». Elle a poursuivi, au paragraphe 47 [page 676] :

[…] j’estime que le défaut de fournir des motifs en l’espèce ou dans des affaires similaires ne porte nullement atteinte à la justice fondamentale.

[13]      Enfin, en ce qui concerne la question de la « justice naturelle » et de l’« équité », la Cour a conclu, au paragraphe 49 [page 678] :

Selon moi, il est juste de présumer que les exigences de « justice naturelle » sont subsumées dans la catégorie générale de l’« équité », particulièrement en ce qui a trait à une décision administrative comme celle qui nous intéresse. Il est indiscutable que les exigences en matière d’équité varient selon la gravité de la décision qui est prise. À mon sens, comme je l’ai mentionné plus haut, cette décision n’est pas assimilable à une mesure d’expulsion, mais entraîne le retrait du pouvoir discrétionnaire de dispenser M. Williams d’une expulsion légale, ce pouvoir étant plutôt exercé par le ministre par la suite. Cette décision substitue également l’éventualité d’un sursis d’exécution discrétionnaire à un sursis d’origine législative automatique. Le processus décisionnel autorisé par le paragraphe 70(5) n’est pas un processus judiciaire ou quasi-judiciaire qui, par nature, comporte l’application de principes juridiques préexistants à des décisions factuelles précises, mais réside plutôt dans la formulation d’un avis de bonne foi basé sur les probabilités perçues par le ministre au moyen d’un examen des documents pertinents et sur une évaluation de l’acceptabilité du risque probable. Dans de telles circonstances, les exigences en matière d’équité sont minimes et ont sûrement été respectées pour des motifs identiques à ceux que j’ai donnés pour conclure que les exigences de justice fondamentale, le cas échéant, ont été respectées.

L’ARRÊT BAKER

[14]      Dans l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada ne traitait pas d’une affaire dans laquelle un avis selon lequel la personne visée constituait un danger pour le public avait été formulé, mais plutôt du rejet, par un agent d’immigration, de la demande du droit d’établissement que Mme Baker avait présentée sans quitter le Canada, sur le fondement de motifs d’ordre humanitaire. À l’instar de M. Williams, Mme Baker faisait l’objet d’une mesure d’expulsion. En outre, comme dans l’affaire Williams, le décideur dans l’affaire Baker disposait de notes qu’un agent d’immigration avait prises, mais pas des motifs étayant la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire. Au paragraphe 5 [page 826] de ses motifs, Mme le juge L’Heureux-Dubé a présumé non seulement que les notes de l’agent d’immigration avaient été remises au décideur, mais également que « [le décideur les] a utilisées pour rendre sa décision ».

[15]      À l’instar des motifs exposés dans l’arrêt Williams, les motifs de Mme le juge L’Heureux-Dubé comportent une réflexion sur l’incidence de la décision d’ordre humanitaire dont la Cour était saisie dans l’affaire Baker. Elle écrit, au paragraphe 15 [page 834] :

[…] même si, en droit, une décision d’ordre humanitaire est une décision qui prévoit une dispense d’application du règlement ou de la Loi, en pratique, il s’agit d’une décision, dans des affaires comme celle dont nous sommes saisis, qui détermine si une personne qui est au Canada, mais qui n’a pas de statut, peut y demeurer ou sera tenue de quitter l’endroit où elle s’est établie. Il s’agit d’une décision importante qui a des conséquences capitales sur l’avenir des personnes visées.

[16]      Avec égards, j’estime que Mme le juge L’Heureux-Dubé a peut-être exagéré l’incidence d’une décision d’ordre humanitaire favorable. À mon avis, la Loi sur l’immigration et son règlement d’application [Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172] prévoient qu’une décision d’ordre humanitaire favorable, de la nature de celle dont la Cour suprême était saisie dans l’affaire Baker, donne à la personne le droit de présenter une demande visant à obtenir le droit d’établissement sans devoir quitter le Canada, mais pas nécessairement le droit de « demeurer » au Canada. Une décision d’ordre humanitaire favorable, si je ne m’abuse, est plutôt de nature semblable à une décision de ne pas formuler d’avis selon lequel la personne constitue un danger pour le public. Une telle décision « défavorable » ne donne pas à la personne visée le droit de demeurer au Canada; elle maintient plutôt son droit de s’adresser à la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en vue d’obtenir une réparation par suite de l’incidence d’une mesure de renvoi ou, autrement dit, de demander une réparation qui lui permettrait de demeurer au Canada.

[17]      Mme le juge L’Heureux-Dubé a souligné que, à l’instar des agents qui formulent, pour le compte du défendeur, les avis selon lesquels la personne constitue un danger pour le public, les agents d’immigration qui prennent des décisions d’ordre humanitaire disposent de lignes directrices.

[18]      Mme le juge L’Heureux-Dubé a également examiné en détail la question de l’obligation d’équité procédurale. Elle a souligné, au paragraphe 21 [page 837] :

L’existence de l’obligation d’équité, toutefois, ne détermine pas quelles exigences s’appliqueront dans des circonstances données. Comme je l’écrivais dans l’arrêt Knight c. Indian Head School Division No. 19, […], « la notion d’équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas ». Il faut tenir compte de toutes les circonstances pour décider de la nature de l’obligation d’équité procédurale […] [Citation omise.]

Elle a poursuivi, aux paragraphes 22 et 23 [pages 837 et 838] :

Bien que l’obligation d’équité soit souple et variable et qu’elle repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés, il est utile d’examiner les critères à appliquer pour définir les droits procéduraux requis par l’obligation d’équité dans des circonstances données. Je souligne que l’idée sous-jacente à tous ces facteurs est que les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leur points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur.

La jurisprudence reconnaît plusieurs facteurs pertinents en ce qui a trait aux exigences de l’obligation d’équité procédurale en common law dans des circonstances données.

Aux paragraphes 23 à 28 [pages 838 à 841], Mme le juge L’Heureux-Dubé a établi une liste non exhaustive de cinq facteurs :

— la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;

— la nature du régime législatif et les « termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme en question »;

— l’importance de la décision pour la ou les personnes visées;

— les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et

— les choix de procédure que l’organisme fait lui-même, particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures, ou quand l’organisme a une expertise dans le choix des procédures appropriées dans les circonstances.

Mme le juge L’Heureux-Dubé a conclu, au paragraphe 28 [page 841] :

Les valeurs qui sous-tendent l’obligation d’équité procédurale relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d’un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision.

[19]      En ce qui concerne la question des « droits de participation » dans le contexte de l’obligation d’équité et, plus particulièrement, de l’omission, sur la base des faits soumis à la Cour, d’accorder une audition orale, Mme le juge L’Heureux-Dubé a écrit, au paragraphe 30 [page 842] :

Au cœur de cette analyse, il faut se demander si, compte tenu de toutes les circonstances, les personnes dont les intérêts étaient en jeu ont eu une occasion valable de présenter leur position pleinement et équitablement.

[20]      Mme le juge L’Heureux-Dubé a conclu que la tenue d’une audition orale n’était pas une exigence générale à l’égard des décisions d’ordre humanitaire. Elle a écrit, aux paragraphes 31 et 32 [pages 842 et 843] :

Plusieurs des facteurs susmentionnés [les cinq facteurs déjà énumérés dans les présents motifs] servent à déterminer quel type de droits de participation sont requis par l’obligation d’équité procédurale dans les circonstances. En premier lieu, une décision d’ordre humanitaire est très différente d’une décision judiciaire, car elle suppose l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire étendu et l’examen de facteurs multiples. Deuxièmement, son rôle est aussi, dans le cadre du régime législatif, une exception aux principes généraux du droit canadien de l’immigration. Ces facteurs militent en faveur d’une application moins stricte de l’obligation d’équité. D’autre part, il n’existe pas de procédure d’appel, bien qu’il puisse y avoir un contrôle judiciaire sur autorisation de la Cour fédérale, Section de première instance. En outre, au vu du troisième facteur, il s’agit là d’une décision qui, en pratique, a une importance exceptionnelle sur la vie des personnes concernées—le demandeur et les membres de sa famille proche, ce qui accroît l’étendue de l’obligation d’équité. Enfin, appliquant le cinquième facteur ci-haut décrit, la loi donne au ministre une grande latitude pour décider de la procédure appropriée, et les agents d’immigration, dans la pratique, ne procèdent pas à des entrevues dans tous les cas. Les pratiques et les choix institutionnels que fait le ministre sont importants, bien que ce ne soient évidemment pas des facteurs déterminants dans l’analyse. On peut donc voir que, si certains facteurs indiquent des exigences plus strictes en matière d’obligation d’équité, d’autres indiquent des exigences moins strictes, plus éloignées du modèle judiciaire.

Pondérant ces facteurs, je ne suis pas d’accord avec la conclusion de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Shah, [Shah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 170 N.R. 238] […], que l’obligation d’équité dans ces circonstances est simplement « minimale ». Au contraire, les circonstances nécessitent un examen complet et équitable des questions litigieuses, et le demandeur et les personnes dont les intérêts sont profondément touchés par la décision doivent avoir une possibilité valable de présenter les divers types de preuves qui se rapportent à leur affaire et de les voir évalués de façon complète et équitable.

[21]      Mme le juge L’Heureux-Dubé a ensuite poursuivi en examinant s’il existait une exigence en ce qui concerne les motifs, et elle a souligné les avantages que procuraient des motifs écrits, en renvoyant à Williams ainsi qu’à d’autres affaires. Elle a fait remarquer qu’on pouvait répondre aux préoccupations que suscitait l’exigence d’exposer des motifs écrits en veillant à ce que toute exigence de motiver la décision en raison de l’obligation d’équité laisse aux décideurs assez de latitude, en acceptant comme suffisants divers types d’explications écrites. Elle a conclu, aux paragraphes 43 et 44 [page 848] :

À mon avis, il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, l’obligation d’équité procédurale requerra une explication écrite de la décision. Les solides arguments démontrant les avantages de motifs écrits indiquent que, dans des cas comme en l’espèce où la décision revêt une grande importance pour l’individu, dans des cas où il existe un droit d’appel prévu par la loi, ou dans d’autres circonstances, une forme quelconque de motifs écrits est requise […] Les circonstances de l’espèce, à mon avis, constituent l’une de ces situations où des motifs écrits sont nécessaires. L’importance cruciale d’une décision d’ordre humanitaire pour les personnes visées […], milite en faveur de l’obligation de donner des motifs. Il serait injuste à l’égard d’une personne visée par une telle décision, si essentielle pour son avenir, de ne pas lui expliquer pourquoi elle a été prise.

J’estime, toutefois, que cette obligation a été remplie en l’espèce par la production des notes de l’agent Lorenz à l’appelante. Les notes ont été remises à Mme Baker lorsque son avocat a demandé des motifs. Pour cette raison, et parce qu’il n’existe pas d’autres documents indiquant les motifs de la décision, les notes de l’agent subalterne devraient être considérées, par déduction, comme les motifs de la décision. [Non souligné dans l’original.]

[22]      Mme le juge L’Heureux-Dubé conclut [au paragraphe 51, page 852] que la loi et le règlement applicables aux décisions d’ordre humanitaire « délèguent un très large pouvoir discrétionnaire au ministre ». Elle souligne que le libellé du régime « témoigne de l’intention de laisser au ministre une grande latitude dans sa décision d’accorder ou non une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire ». La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Williams, est parvenue à la même conclusion en ce qui concerne la formulation d’avis selon lesquels la personne visée constitue un danger pour le public; à son avis, de tels avis ne peuvent faire l’objet d’un contrôle que pour certains motifs tels la mauvaise foi du décideur, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire à des fins illégitimes, et l’utilisation de considérations non pertinentes. Contrairement à la Cour d’appel fédérale, cependant, Mme le juge L’Heureux-Dubé a exprimé, au paragraphe 53 [pages 853 et 854], un point de vue plus large en ce qui concerne la question de savoir si les décisions discrétionnaires pouvaient faire l’objet d’un contrôle :

[…] ces principes englobent deux idées centrales—qu’une décision discrétionnaire, comme toute autre décision administrative, doit respecter les limites de la compétence conférée par la loi, mais que les tribunaux devront exercer une grande retenue à l’égard des décideurs lorsqu’ils contrôlent ce pouvoir discrétionnaire et déterminent l’étendue de la compétence du décideur. Ces principes reconnaissent que lorsque le législateur confère par voie législative des choix étendus aux organismes administratifs, son intention est d’indiquer que les tribunaux ne devraient pas intervenir à la légère dans de telles décisions, et devraient accorder une marge considérable de respect aux décideurs lorsqu’ils révisent la façon dont les décideurs ont exercé leur discrétion. Toutefois, l’exercice du pouvoir discrétionnaire doit quand même rester dans les limites d’une interprétation raisonnable de la marge de manœuvre envisagée par le législateur, conformément aux principes de la primauté du droit […], suivant les principes généraux de droit administratif régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire, et de façon conciliable avec la Charte canadienne des droits et libertés [] [Citations omises.]

[23]      Mme le juge L’Heureux-Dubé a adopté une démarche « pragmatique et fonctionnelle » pour traiter de la question de la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer. Plus précisément, elle a examiné et soupesé les quatre facteurs suivants sur la base des faits dont disposait la Cour :

— l’absence d’une clause privative dans la Loi sur l’immigration , bien que le droit d’obtenir un contrôle judiciaire soit restreint au premier niveau par une exigence relative à la certification d’une question grave de portée générale;

— l’expertise du décideur, en l’espèce, le défendeur ou son représentant;

— l’objet de la disposition en vertu de laquelle la décision est prise de même que la Loi dans son ensemble; et

— la nature du problème en question, particulièrement s’il s’agit de droit ou de faits.

S’appuyant sur ces facteurs, et adoptant une démarche « pragmatique et fonctionnelle », Mme le juge L’Heureux-Dubé a conclu que la norme de contrôle qu’il convenait d’appliquer aux décisions d’ordre humanitaire était celle de la « décision raisonnable simpliciter », par opposition à celle du caractère « manifestement déraisonnable ».

L’ANALYSE

[24]      Je conclus que l’arrêt Baker a une incidence importante sur l’arrêt Williams. En particulier, j’estime que les principes qui découlent de l’arrêt Baker en ce qui concerne la caractérisation de l’incidence d’une décision (ou d’un avis) sur la personne visée, le contenu de l’obligation d’équité en fonction de cette incidence et la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer supplantent ceux qui avaient été énoncés dans l’arrêt Williams, de sorte qu’ils constituent dorénavant les principes applicables en la matière. Je traiterai tour à tour de chacune de ces incidences.

a)         La caractérisation de l’incidence des avis sur le danger

[25]      L’incidence de l’arrêt Baker sur l’arrêt Williams découle en grande partie, du moins à mon avis, de la façon dont Mme le juge L’Heureux-Dubé caractérise l’incidence, sur la ou les personnes visées, de la décision d’ordre humanitaire faisant l’objet du contrôle; cette caractérisation diffère sensiblement de celle de la Cour d’appel fédérale en ce qui concerne l’incidence, sur la ou les personnes visées, de l’avis selon lequel la personne constitue un danger pour le public. Comme je l’ai déjà souligné, la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Williams, était en désaccord avec la façon dont le juge des requêtes avait caractérisé, dans cette affaire, l’incidence d’un avis, formulé en vertu du paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, selon lequel la personne visée constituait un danger pour le public. Le juge des requêtes a essentiellement conclu qu’un tel avis avait la même incidence qu’une mesure d’expulsion. Au paragraphe 9 [page 660], la Cour d’appel fédérale dit :

En toute confraternité, il me semble que cette qualification des effets de l’avis attribue une importance excessive à l’avis et fausse donc l’analyse des exigences de la justice fondamentale dans les circonstances.

Il ressort clairement des passages précités de l’arrêt Williams que la Cour d’appel fédérale a caractérisé l’avis, formulé en vertu du paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, selon lequel la personne visée constituait un danger pour le public, en renvoyant seulement à son incidence immédiate sur le plan juridique. Elle a conclu, entre autres, que le paragraphe 70(5) avait pour effet de substituer une détermination par le défendeur accompagnée d’un droit d’en obtenir le contrôle judiciaire, sous réserve d’autorisation, à un appel au pouvoir discrétionnaire de la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié « eu égard aux circonstances particulières de l’espèce », accordant ainsi au défendeur le pouvoir discrétionnaire de faire une telle détermination, au détriment de la section d’appel. On pourrait soutenir que cette conclusion omet de tenir compte de la « solution de rechange mitoyenne » qui s’offre à la section d’appel en vertu du paragraphe 73(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18] de la Loi sur l’immigration. En vertu de ce paragraphe, la section d’appel peut non seulement accueillir ou rejeter un appel, mais également surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi « eu égard aux circonstances particulières de l’espèce » ou pour « des motifs d’ordre humanitaire ». Une telle « solution de rechange mitoyenne » ne s’offre pas au défendeur lorsque celui-ci détermine s’il doit ou non formuler un avis selon lequel la personne constitue un danger pour le public. Une telle solution de rechange ne s’offre pas non plus à notre Cour, lorsqu’elle tranche une demande de contrôle judiciaire visant un tel avis. En conséquence, le fait de substituer le pouvoir discrétionnaire du défendeur à celui de la section d’appel entraîne une perte de souplesse. La Cour d’appel fédérale a en outre conclu que le processus de formulation d’un avis selon lequel la personne constitue un danger pour le public substitue un sursis judiciaire de la mesure d’expulsion à la certitude d’un sursis légal[5].

[26]      Mme le juge L’Heureux-Dubé paraît avoir adopté une démarche moins restrictive pour caractériser l’incidence des décisions d’ordre humanitaire, une démarche qui s’apparente davantage à celle que le juge des requêtes avait adoptée dans l’arrêt Williams. Comme je l’ai déjà souligné, dans l’affaire Baker, Mme Baker faisait l’objet d’une mesure d’expulsion, à l’instar de M. Williams dans l’affaire Williams et du demandeur en l’espèce. Mme le juge L’Heureux-Dubé a conclu que la décision d’ordre humanitaire défavorable qui avait été prise dans l’arrêt Baker avait pour effet de déclencher l’exécution de la mesure d’expulsion, sous réserve de la détermination de l’endroit vers lequel Mme Baker serait renvoyée. Or, on peut dire exactement la même chose de l’avis sur le danger qui faisait l’objet d’un contrôle dans l’affaire Williams, et de l’avis sur le danger qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[27]      Compte tenu de la démarche que la Cour suprême du Canada a adoptée dans l’arrêt Baker pour caractériser l’incidence, je dois forcément conclure que la démarche que la Cour d’appel fédérale avait adoptée dans l’affaire Williams est supplantée par celle que le juge des requêtes avait adoptée dans cette affaire, et que c’est cette dernière démarche qu’il convient d’appliquer en l’espèce. J’expose donc la façon appropriée de caractériser l’incidence de l’avis fondé sur le paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, en paraphrasant les propos que Mme le juge L’Heureux-Dubé a tenus au paragraphe 15 [page 834] de l’arrêt Baker. Il s’agit d’un avis qui, en droit, ne permet qu’une variation de l’application du régime législatif à un résident permanent qui n’a pas, d’une façon plus ou moins grave, respecté la norme de conduite dont on s’attend des personnes qui se trouvent au Canada, mais qui constitue tout de même essentiellement un avis qui, dans les cas comme la présente affaire, détermine si une personne qui a passé toute sa jeunesse et sa vie adulte au Canada, mais qui n’a pas la citoyenneté canadienne, peut demeurer au pays ou sera tenue de le quitter. Il s’agit d’un avis qui enjoint à la personne visée de quitter le Canada, pays où elle s’est établie, si elle est réputée en mesure de s’établir ailleurs. Pour paraphraser les propos que Mme le juge L’Heureux-Dubé a tenus au paragraphe 15 [page 834] de l’arrêt Baker, il s’agit d’une décision importante qui a des conséquences capitales sur l’avenir de la ou des personnes visées.

b)         L’obligation d’équité

[28]      Vu la façon dont il convient, selon moi, de caractériser l’incidence, malgré l’arrêt Williams, et compte tenu de la liste non exhaustive, établie par Mme le juge L’Heureux-Dubé, des facteurs qui influent sur le contenu de l’obligation d’équité, je conclus que, sur la base des faits de la présente affaire, l’obligation d’équité n’est pas simplement de nature « minimale ». Il s’agit de la conclusion que Mme le juge L’Heureux-Dubé a tirée sur le fondement des faits de l’affaire Baker dont la Cour suprême a été saisie. Je cite de nouveau ses propos, par souci de commodité [au paragraphe 32, page 843] :

Au contraire, les circonstances nécessitent un examen complet et équitable des questions litigieuses, et le demandeur et les personnes dont les intérêts sont profondément touchés par la décision doivent avoir une possibilité valable de présenter les divers types de preuves qui se rapportent à leur affaire et de les voir évalués de façon complète et équitable.

[29]      Comme dans l’affaire Baker, l’avis ou la décision faisant l’objet du présent contrôle n’était pas étayé par des motifs. En outre, comme dans cette affaire, il ressort des documents qui ont été soumis à la Cour en l’espèce que le représentant du défendeur disposait de « notes » qui prenaient la forme de deux documents : premièrement, un formulaire de demande de l’avis du ministre comprenant un résumé sur le danger que le demandeur était susceptible de constituer et les considérations sur le risque auquel ce dernier serait exposé s’il était renvoyé, résumé qui contenait également les remarques et recommandations de l’agent qui a examiné le cas et qui faisait état non seulement des recommandations de l’agent mais également de l’avis concordant d’un analyste principal de l’examen des cas rattaché à la Direction générale du règlement des cas; deuxièmement, un rapport faisant état de l’avis du ministre selon lequel le demandeur constituait un danger pour le public. Ces deux documents paraissent ensemble résumer les documents qui, selon ce qu’on a dit au demandeur, auraient servi au défendeur pour déterminer s’il devait ou non formuler un avis selon lequel le demandeur constituait un danger pour le public, de même que la réponse du demandeur face à ces documents. Le demandeur a eu l’occasion de faire des observations et de fournir des documents concernant tous les autres documents dont le représentant du défendeur a été saisi, mais il n’a pu consulter ces deux documents « récapitulatifs » et n’a pas eu l’occasion d’y répondre. On pourrait soutenir à tout le moins, ce que l’avocat du demandeur a d’ailleurs fait devant moi, que ces documents ne constituaient pas un résumé équilibré.

[30]      Sur le fondement des faits, Mme le juge L’Heureux-Dubé a conclu dans l’arrêt Baker que l’occasion que Mme Baker s’est vue offrir de produire une documentation complète à l’égard de tous les aspects de sa demande visant à obtenir un contrôle pour des motifs d’ordre humanitaire satisfaisait aux droits de participation qu’exigeait l’obligation d’équité dans cette affaire. Mme le juge L’Heureux-Dubé n’a pas traité de l’omission de communiquer le document récapitulatif, les notes de l’agent d’immigration dont disposait le décideur, et elle n’a pas non plus traité de l’omission de fournir à Mme Baker et à ses enfants l’occasion d’examiner si ces notes étaient équitables et de faire des observations écrites en réponse à celles-ci. Contrairement à l’affaire Baker, il n’a pas été allégué devant moi que les documents récapitulatifs ou les notes dont disposait le représentant du défendeur suscitaient une crainte raisonnable de partialité de sa part. Néanmoins, l’interprétation, que permettent les documents récapitulatifs, de l’ensemble des documents sur lesquels ils étaient fondés aurait fort bien pu fournir au demandeur le fondement nécessaire pour faire d’autres observations[6].

[31]      Je cite encore une fois, par souci de commodité, la conclusion de Mme le juge L’Heureux-Dubé selon laquelle les notes de l’agent d’immigration dans l’affaire Baker constituaient, en fait, les motifs de sa décision [au paragraphe 44, page 848] :

J’estime, toutefois, que cette obligation a été remplie en l’espèce par la production des notes de l’agent [d’immigration] à l’appelante. Les notes ont été remises à Mme Baker lorsque son avocat a demandé des motifs. Pour cette raison, et parce qu’il n’existe pas d’autres documents indiquant les motifs de la décision, les notes de l’agent subalterne devraient être considérées, par déduction, comme les motifs de la décision.

[32]      Je suis convaincu que ce passage fait ressortir l’importance que la Cour suprême du Canada a accordée, dans cette affaire, aux notes de l’agent d’immigration. Sans adopter, pour les fins de cet aspect de mon analyse, la façon dont les notes ou les rapports récapitulatifs ont été caractérisés, je suis convaincu qu’il convient d’accorder la même importance aux deux rapports récapitulatifs dont disposait le décideur, soit le représentant du défendeur. J’adopte un tel point de vue compte tenu de l’importance des documents récapitulatifs parmi les documents qui ont été soumis au représentant du défendeur et, chose plus importante, en raison de leur nature même, soit un prétendu « résumé » de la plupart, voire de l’ensemble des éléments importants des documents. Je reviendrai instamment sur ce point.

[33]      Par analogie avec le raisonnement que la Cour suprême a tenu dans l’arrêt Baker, je suis convaincu que l’omission, de la part du défendeur, de communiquer les rapports récapitulatifs au demandeur et de donner à ce dernier l’occasion d’y répondre, et, par la suite, d’inclure toute réponse à ces rapports dans les documents qu’il a envoyés à son représentant sans analyse autre que celle que son représentant a lui-même faite, constituait une violation de l’obligation d’équité qui incombait au défendeur à l’égard du demandeur, compte tenu des faits de la présente affaire. Je suis parvenu à cette conclusion en raison d’une préoccupation particulière, compatible avec l’analyse qui a été faite dans l’arrêt Baker, à l’égard de l’importance suprême, pour le demandeur, du résultat de l’examen de la question de savoir s’il constitue un danger pour le public.

[34]      Comme il a déjà été souligné dans les présents motifs, la Cour d’appel fédérale dit, au paragraphe 17 [page 664] de l’arrêt Williams :

[…] lorsque la Cour est saisie du dossier qui, selon une preuve non contestée, a été soumis au décideur, et que rien ne permet de conclure le contraire, celle-ci doit présumer que le décideur a agi de bonne foi en tenant compte de ce dossier.

J’accepte sans réserve ce principe. Cela dit, je ne saurais conclure que les documents récapitulatifs dont disposait le représentant du défendeur dans la présente affaire avaient été préparés pour rien. Selon le dossier dont dispose la Cour, ils occupaient une place de choix parmi l’ensemble des documents qui ont été envoyés au représentant du défendeur. Je ne peux que présumer qu’ils ont été préparés pour réduire la quantité de documents dont le représentant du défendeur doit tenir compte dans des affaires comme l’espèce. Je conclus qu’il s’agissait de documents différents de tous les autres documents du dossier; ils visaient plutôt à influer de façon prééminente sur le décideur et, vu l’absence de toute preuve contraire, je conclus qu’ils ont eu un tel effet. Je suis convaincu que cette conclusion est compatible avec la conclusion de Mme le juge L’Heureux-Dubé, selon laquelle les notes de l’agent d’immigration dont disposait le décideur dans l’affaire Baker constituaient, vu l’absence d’autres motifs, les motifs de la décision. Par analogie, j’estime, vu l’absence d’autres motifs, que les documents récapitulatifs dans la présente affaire que le représentant du défendeur a vraisemblablement produits au moment de faire son examen, doivent être considérés comme les motifs que celui-ci a exposés pour étayer son avis selon lequel le demandeur constitue un danger pour le public au Canada.

[35]      Pour résumé, je suis convaincu, à l’encontre des lignes directrices que fournit l’arrêt Baker, que le défendeur a violé l’obligation d’équité qui lui incombait à l’égard du demandeur compte tenu des faits de la présente affaire, lorsqu’il a omis de communiquer à ce dernier les documents récapitulatifs, de lui fournir une occasion raisonnable d’y répondre, et d’inclure une telle réponse dans les documents qu’il a envoyés à son représentant.

c)         La norme de contrôle

[36]      Vu la conclusion que j’ai tirée en ce qui concerne la question de l’équité procédurale, il n’est pas nécessaire que j’aille plus loin. Néanmoins, je ferai une brève remarque sur la « norme de contrôle » qu’il convient d’appliquer aux affaires telle l’espèce.

[37]      Vu l’analyse que la Cour suprême a faite dans l’arrêt Baker, et compte tenu de l’incidence sur le demandeur de l’avis selon lequel il constitue un danger pour le public, je conclus que la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la présente demande de contrôle judiciaire est celle de la décision raisonnable simpliciter. Je suis convaincu que la conclusion, qui se reflète au paragraphe 17 [page 664] de l’arrêt Williams, que des décisions subjectives, tel un avis, fondé sur le paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, selon lequel la personne visée constitue un danger pour le public, « ne peuvent pas être examinées par les tribunaux, sauf pour des motifs comme la mauvaise foi du décideur, une erreur de droit ou la prise en considération de facteurs dénués de pertinence », est supplantée par l’arrêt Baker . Je suis également convaincu que l’avis, qui fait l’objet du présent contrôle, selon lequel le demandeur constitue un danger pour le public, peut être annulé, bien qu’il s’agisse d’une décision subjective, si, compte tenu des faits de l’affaire, la décision est déraisonnable ou si l’obligation d’équité n’a pas été respectée.

LES CONCLUSIONS

[38]      Un avis, fondé sur le paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, selon lequel la personne visée constitue un danger pour le public représente une importante décision qui a une incidence fondamentale sur l’avenir d’un individu.

[39]      Le demandeur en l’espèce est une personne qui a passé toute sa jeunesse et le début de sa vie adulte au Canada et qui pourrait être convenablement décrite comme un produit du milieu regrettable dans lequel elle a grandi au Canada plutôt que du milieu dans lequel elle a vécu les premières années de sa vie, en Guyane. Vu l’incidence de l’avis, qui fait l’objet du présent contrôle, selon lequel le demandeur constitue un danger pour le public, j’estime que le défendeur n’a pas rempli l’obligation d’équité qui lui incombait à l’égard de ce dernier. En particulier, le défendeur a omis d’accorder au demandeur ses droits de participation, lorsqu’il a omis de lui fournir l’occasion d’examiner et, le cas échéant, de répondre aux rapports récapitulatifs et, dans le cas où il avait fourni une telle réponse, de soumettre cette dernière à son représentant.

[40]      Bien que je n’aie pas à décider de la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à une demande de contrôle judiciaire comme celle dont je suis présentement saisi, je conclus néanmoins qu’il s’agit de la norme de la décision raisonnable simpliciter.

[41]      En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, l’avis du défendeur, fondé sur le paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, selon lequel le demandeur constitue un danger pour le public au Canada est annulée, et l’affaire est renvoyée au défendeur pour qu’il statue de nouveau sur celle-ci.

LA CERTIFICATION D’UNE OU DE QUESTIONS

[42]      À ma connaissance, l’analyse que j’ai faite, dans les présents motifs, des incidences de l’arrêt relativement récent que la Cour suprême du Canada a rendu dans l’affaire Baker sur la décision Williams, est une première. Je suis convaincu qu’elle soulève une question grave de portée générale. L’avocat du demandeur a proposé que les questions suivantes soient certifiées :

Vu l’arrêt Baker c. M.C.I. (1999), no du greffe : 25823, de la Cour suprême du Canada, la norme de contrôle applicable à une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un représentant du ministre fondée sur le paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration est-elle dorénavant celle de la « décision raisonnable simpliciter », par opposition à celle que prescrit l’arrêt Williams c. M.C.I. [1997] 2 C.F. 646 savoir s’il était raisonnablement loisible ou non au décideur de prendre la décision?

L’agent d’immigration qui soumet des documents au représentant du ministre dans le cadre d’une demande de formulation d’un avis, fondé sur le paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, selon lequel la personne visée constitue un danger pour le public au Canada, viole-t-il l’obligation d’équité qui lui incombe à l’égard de cette dernière lorsqu’il soumet au représentant du ministre, pour fins d’examen, un résumé des documents (« Rapport sur l’avis du ministre »), sans que ce résumé soit communiqué à la personne concernée et que celle-ci ait l’occasion d’y répondre?

L’avocat du demandeur a avisé la Cour que l’avocat du défendeur acceptait que la première question soit certifiée, mais qu’il n’était pas convaincu que la deuxième question proposée était grave, compte tenu du paragraphe 16 des motifs de l’arrêt Williams et du fait que la Cour suprême avait, dans cette affaire, refusé l’autorisation de pourvoi.

[43]      Voici le paragraphe 16 [page 663] des motifs de l’arrêt Williams, paragraphe qui n’avait pas encore été cité dans les présents motifs :

Bref, M. Williams est menacé d’expulsion parce que, en tant que non-citoyen, il a commis des crimes graves au Canada. Il n’est pas donné à entendre que les procès qui ont abouti aux déclarations de culpabilité prononcées contre M. Williams ont été inéquitables, que la mesure d’expulsion prise contre celui-ci était erronée en droit ou quant aux faits, ou qu’on n’a pas donné à M. Williams la possibilité d’exprimer ses opinions sur tous les documents soumis au ministre (mis à part le « Rapport sur l’avis du ministre » résumant le dossier préparé à l’intention du délégué du ministre qui n’a pas été remis à l’intimé à ce moment-là, mais a été produit en vue d’un examen judiciaire dans le cadre du contrôle judiciaire).

[44]      Pour mériter d’être certifiée, une question doit non seulement être grave et de portée générale[7], mais également être déterminante pour ce qui est de l’issue d’un appel[8]. Comme je l’ai déjà souligné dans les présents motifs, la conclusion que j’ai tirée à l’égard de la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer n’est pas au cœur de ma décision. Par conséquent, une réponse à la première question proposée ne serait pas déterminante pour ce qui est de l’issue d’un appel. Aucune variante de la première question proposée n’est certifiée.

[45]      Je suis parvenu à une autre conclusion en ce qui concerne la deuxième question. Je suis convaincu non seulement qu’il s’agit d’une question « grave » et de « portée générale », mais également que la réponse à cette question permettrait, le cas échéant, de trancher un appel interjeté dans la présente affaire. En conséquence, une variante de la deuxième question proposée sera certifiée :

Le défendeur viole-t-il l’obligation d’équité qui lui incombe à l’égard de la personne qui fait l’objet d’un avis, fondé sur le paragraphe 70(5) de la Loi sur l’immigration, selon lequel elle constitue un danger pour le public au Canada, si un rapport récapitulatif d’une « Demande d’un avis ministériel » et un « Rapport sur l’avis du ministre selon lequel il y a danger pour le public », ou des documents équivalents considérablement semblables à ceux dont il est question dans la présente affaire, font partie des documents soumis au représentant du défendeur qui formule l’avis et dont les rapports n’ont pas été communiqués à la personne concernée, et si cette personne n’a pas raisonnablement eu l’occasion d’y répondre ou, dans le cas où elle y a répondu, si sa réponse n’est pas communiquée au représentant du défendeur sans autre analyse ni remarque?

LES DÉPENS

[46]      Aucune ordonnance n’est rendue pour ce qui est des dépens.

ANNEXE

(Voir la note 5)

[…] les décisions de la Cour fédérale sont contradictoires pour ce qui est de la question de savoir si l'avis du ministre selon lequel la personne visée constitue un danger pour le public met fin en soi au sursis, prévu par la loi, de l'exécution de la mesure de renvoi. Dans Solis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) ([1997] 2 C.F. 693 (1re inst.)), le juge Gibson a conclu que le sursis prévu par la loi demeurait en vigueur malgré le fait que le ministre s'était dit d'avis que la personne visée constituait un danger pour le public, et ce jusqu'à ce que la Section d'appel de l'immigration ait tranché l'appel qui avait été interjeté contre la mesure d'expulsion. Dans Pratt c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) ((1997), 130 F.T.R. 137, aux par. 49 à 55) et Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Condello ([1998] 3 C.F. 575 (1re inst.)), le juge MacKay a conclu que l'avis que le ministre a donné en vertu du paragraphe 70(5) « a effectivement fait disparaître » le sursis prévu par l'alinéa 49(1)b), même si la Section d'appel de l'immigration n'avait toujours par tranché l'appel dont elle était saisie (ibid., au par. 55]. Dans Darabanitei c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (ordonnance non publiée (25 juillet 1997) rendue dans le dossier no IMM-2524-97 (C.F. 1re inst.)), mon ancien collègue le juge Wetston est parvenue à la même conclusion.

Dans Pratt, le juge MacKay s'est fondé sur le passage suivant de l'arrêt Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Williams ([1997] 2 C.F. 646 (C.A.), au par. 15) de la Cour d'appel:

L'avis donné par le ministre en application en application du paragraphe 70(5) a donc pour effet de substituer le droit de demander un contrôle judiciaire au droit d'interjeter appel de la mesure d'expulsion, de substituer l'exercice par le ministre du pouvoir discrétionnaire dont elle est investie de dispenser une personne une personne d'expulsion légale à l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire semblable conféré à la section d'appel par l'alinéa 70(1)b), et de substituer le droit de demander un sursis judiciaire au droit d'obtenir un sursis d'origine législative.

Les motifs de la décision qui a été rendue dans l'affaire Solis ont été exposés la veille de la tenue de l'audition de l'affaire Williams. Rien n'indique qu'en entendant l'affaire Williams, la Cour d'appel a directement tenu compte de la décision Solis ou de la question particulière qui a été soulevée dans cette affaire. Comme il a déjà été mentionné, les décisions Pratt et Condello ont été rendues après l'arrêt Williams. Les décisions qui ont été rendues dans les affaires Solis, Pratt, Condello et Darabanitei n'ont ni fait l'objet d'un appel, ni certifié une question grave.

L'analyse solide que le juge MacKay a faite dans les décisions Pratt et Condello était fondée sur des remarques incidentes que la Cour d'appel avait faites dans l'arrêt Williams. Cependant, on peut dire avec justesse que la Cour d'appel n'a pas expressément et directement traité de la question de savoir si le sursis prévu dans la loi était toujours en vigueur après que le ministre avait donné son avis que la personne visée constituait un danger pour le public alors que la Section d'appel de l'immigration n'avait pas encore rejeté l'appel formé contre la mesure d'expulsion pour absence de compétence. À mon avis, le demandeur a soulevé une question grave sur la base des décisions contradictoires de la Section de première instance.



[1] L.R.C. (1985), ch. I-2.

[2]  Le même jour que l'avis sur le danger qui fait l'objet de la présente demande a été signé pour le compte du défendeur, un avis similaire a été signé conformément à l'art. 46.01(1)e) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 36] de la Loi sur l'immigration. La Cour ne disposait pas de l'avis sur le danger fondé sur l'art. 46.01(1)e).

[3]  [1999] 2 R.C.S. 817.

[4]  [1997] 2 C.F. 646 (C.A.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. rejetée, [1997] 3 R.C.S. xv.

[5]  En ce qui concerne la substitution d'un sursis judiciaire de nature discrétionnaire à la certitude d'un sursis légal, une question qui ne paraît pas avoir été directement traitée devant la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Williams, j'ai exprimé des doutes, que certains de mes collègues de la Section de première instance ne partagent pas. M. le juge Lutfy a décrit les points de vue divergents aux paragraphes 12 à 15 des motifs qu'il a exposés en tranchant une demande visant à obtenir le sursis de l'exécution d'une mesure d'expulsion, dans la décision Aparicio c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] F.C.J. no 1658 (1re inst.) (QL). Les parties pertinentes de ces paragraphes sont rapportées de façon intégrale dans l'annexe des présents motifs.

[6]  Sur la même question, voir les motifs que j'ai exposés, en particulier aux par. 15 et 16, dans la décision Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] F.C.J. no 1367 (1re inst.) (QL). Avis d'appel déposé le 22 septembre 1999, no du greffe: A-587-99, où j'ai certifié la question suivante [au par. 28]:

L'agent d'immigration qui examine une demande de droit d'établissement au Canada pour motifs d'ordre humanitaire en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration viole-t-il l'obligation d'équité qui est due à un demandeur, lorsqu'il se fonde sur un document préparé à sa demande, tel que les recommandations et les motifs d'un agent de révision des revendications refusées, lorsqu'un tel document n'est pas communiqué au demandeur et qu'il ne lui est pas donné l'occasion d'y répondre?

[7]  Voir l'art. 83(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi sur l'immigration.

[8]  Voir Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.).

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