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[2000] 2 C.F. 117

A-68-96

(T-2257-93)

Richard Sauvé (intimé) (demandeur)

c.

Le directeur général des élections du Canada, le solliciteur général du Canada, le procureur général du Canada (appelants) (défendeurs)

(T-1084-94)

Sheldon McCorrister, président, Lloyd Knezacek, vice-président en leur nom et au nom du Comité chargé du bien-être des détenus de l’établissement de Stony Mountain et Clair Woodhouse, président, Aaron Spence, vice-président en leur nom et au nom de la Fraternité des Autochtones de l’établissement de Stony Mountain et Serge Bélanger, Emile A. Bear et Randy Opoonechaw (intimés) (demandeurs)

c.

Le procureur général du Canada (appelant) (défendeur)

Répertorié : Sauvé c. Canada (Directeur général des élections) (C.A.)

Cour d’appel, juge en chef Isaac, juges Desjardins et Linden J.C.A.—Ottawa, 8 et 9 juin et 21 octobre 1999.

Droit constitutionnel Charte des droits Droits démocratiques Les intimés contestaient la constitutionnalité de l’art. 51e) de la Loi électorale du CanadaLa Couronne a admis que la disposition contestée contrevient à l’art. 3 de la CharteCette disposition est-elle validée par l’art. premier de la Charte?Application du critère énoncé dans l’arrêt OakesLes objectifs de la Loi sont suffisamment urgents et réels pour justifier une atteinte à un droit protégé par la CharteLien rationnel entre la loi et l’objectif poursuiviL’art. 51e) porte une atteinte minimale au droit garanti par la CharteLe Parlement n’est pas tenu d’avoir recours au moyen le moins restrictif pour atteindre l’objectif de la loiLa Loi vise à rendre les auteurs des infractions les plus graves inhabiles à voterElle constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique au sens de l’art. 1 de la Charte.

Droit constitutionnel Charte des droits Droits à l’égalité Les intimés tentaient d’obtenir un jugement déclaratoire portant que l’art. 51e) de la Loi électorale du Canada est contraire à l’art. 15 de la CharteL’état de prisonnier ne constitue pas un motif analogue aux fins de l’art. 15 de la CharteIl ne constitue pas une caractéristique personnelle immuable, modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelleLes prisonniers ne constituent pas un groupe analogue justifiant la protection accordée par la disposition de la Charte garantissant le droit à l’égalitéL’art. 51e) de la Loi électorale du Canada n’est pas contraire à l’art. 15(1) de la Charte.

Élections L’art. 51e) de la Loi électorale du Canada, modifié, rend inhabiles à voter seulement les prisonniers purgeant une peine de deux ans ou plusCette disposition satisfait-elle aux critères de l’atteinte minimale et de la proportionnalité requis par l’art. premier de la Charte?Revue de l’historique de l’inhabilité à voter des prisonniers avant et après l’entrée en vigueur de la CharteL’ancien art. 51e) avait été invalidé par la C.S.C. parce qu’il avait une portée trop largeLe Parlement a voulu édicter une nouvelle loi conforme à la Charte et à la jurisprudenceC’est une disposition de nature hybride, à la fois pénale et électoraleElle ne touche que les contrevenants coupables des infractions les plus gravesProportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de la mesure.

Pénitenciers Les intimés sont inhabiles à voter à une élection fédérale parce qu’ils purgent une peine de deux ans ou plusL’art. 51e) de la Loi électorale du Canada refuse le droit de vote seulement aux personnes purgeant une peine de deux ans ou plus, et non à toute personne détenue dans un établissement pénitentiaireLe parlement peut ajouter des conséquences civiles à une sanction criminelleLes effets préjudiciables de la disposition contestée sont proportionnels à l’importance des objectifs et aux effets bénéfiques de la mesureLe contexte de chaque affaire revêt une importance primordialeL’art. 51e) de la Loi électorale du Canada est contraire à l’art. 3 de la Charte, mais validé par l’art. premier.

Il s’agissait d’un appel et d’un appel incident de la décision par laquelle la Section de première instance a invalidé l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada au motif qu’il contrevient à l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés et qu’il ne peut être validé par l’article premier de la Charte. L’intimé Sauvé, qui avait été déclaré coupable de meurtre au premier degré et condamné à un emprisonnement de 25 ans, désirait obtenir un jugement déclaratoire portant que l’alinéa 51e) de la loi est contraire aux articles 3 et 15 de la Charte. Il est maintenant en liberté conditionnelle. Les autres intimés, qui sont des détenus autochtones de l’établissement de Stony Mountain, au Manitoba, ont déposé une déclaration en vue d’obtenir la même réparation. Dans deux instances antérieures, la Cour d’appel de l’Ontario et la Cour d’appel fédérale avaient déclaré inconstitutionnel l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada, qui prévoyait, dans sa version antérieure, que toute personne purgeant une peine dans un établissement pénitentiaire pour avoir commis quelque infraction était inhabile à voter à une élection. Ces décisions ont été confirmées par la Cour suprême du Canada qui a statué que l’alinéa 51e) avait une portée trop large et ne satisfaisait pas au critère de la proportionnalité. Peu après, l’alinéa 51e) a été modifié, de sorte que seuls les prisonniers purgeant une peine de deux ans ou plus dans un établissement correctionnel sont privés du droit de vote à une élection fédérale. La principale question en appel était de savoir si l’alinéa 51e) de la Loi peut être validé par l’article premier de la Charte, et plus précisément s’il satisfait aux critères de l’atteinte minimale et de la proportionnalité qui doivent être appliqués en vertu de l’article premier de la Charte.

Arrêt (le juge Desjardins, J.C.A., dissidente) : l’appel est accueilli, l’appel incident est rejeté.

Le juge Linden, J.C.A. : Lorsqu’on procède à une analyse en vertu de l’article premier, le contexte est important. Il faut aborder des concepts comme l’atteinte minimale et la proportionnalité en tenant compte des faits soumis à la Cour. Selon le premier volet du critère établi dans l’arrêt Oakes, les objectifs de la loi doivent être suffisamment urgents et réels pour justifier une dérogation à un droit protégé par la Charte. Les deux objectifs de l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada, proposés par la Couronne et retenus par le juge de première instance consistent à : a) rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit et b) faire ressortir les objets généraux de la sanction pénale. Le gouvernement a prouvé selon la probabilité la plus forte que les objectifs invoqués sont bel et bien ceux qui ont motivé l’adoption des mesures législatives et le juge de première instance n’a commis aucune erreur en les retenant. Le gouvernement fédéral a édicté cette Loi dans l’exercice à la fois de son pouvoir en matière de droit criminel et de son droit de légiférer en matière de droit électoral. Les objectifs consistant à rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit et à faire ressortir les objets de la sanction pénale sont suffisamment urgents et réels pour justifier une atteinte à un droit garanti par la Charte. La promotion du sens du devoir civique et du respect de la primauté du droit est assez important, dans certains cas, pour justifier la restriction des droits garantis par la Charte. La sanction pénale peut être utilisée d’une manière qui peut porter atteinte aux droits garantis par la Charte.

La première condition fixée par l’arrêt Oakes étant remplie, la deuxième exigence porte sur le critère de proportionnalité. Pour démontrer qu’une disposition attentatoire à un droit protégé par la Charte est validée par l’article premier, le gouvernement doit prouver qu’il existe un lien rationnel entre les objectifs qu’il vise et les moyens qu’il a choisis pour les réaliser. Il existe un lien rationnel entre la loi et l’objectif qu’elle vise si la loi a) est conçue pour atteindre son objectif, b) n’est pas arbitraire et c) s’appuie sur des prémisses qui, appliquées logiquement, poursuivent cet objectif. La loi contestée a un lien rationnel avec le premier objectif du gouvernement qui consiste à rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit. Il existe aussi un lien rationnel entre l’inhabilité à voter des prisonniers et l’objectif consistant à mettre en relief la sanction pénale. Tout compte fait, il existe un lien rationnel entre la loi et les objectifs urgents et réels qui en ont motivé l’adoption. La deuxième condition du critère fixé dans l’arrêt Oakes est de savoir si l’atteinte portée au droit en cause par la mesure contestée est minimale. Il n’est pas nécessaire que le Parlement adopte les moyens les moins radicaux de mettre en œuvre ses objectifs. Lorsqu’il évalue l’atteinte minimale, le tribunal doit faire preuve d’une certaine retenue à l’égard du législateur. La retenue dont les tribunaux doivent faire preuve à l’égard de la restriction par le Parlement d’un droit garanti par la Charte est tributaire du contexte de chaque cause. Il incombe au Parlement de préserver et de rehausser l’intégrité du processus électoral. Les choix du Parlement concernant la gravité des infractions et la sévérité de la peine infligée à la suite d’une condamnation doivent bénéficier d’une retenue considérable. Le juge de première instance a tiré une conclusion erronée en statuant que le retrait du droit de vote par voie judiciaire constituerait un moyen moins radical d’atteindre l’objectif visé que la Loi actuelle. Cette loi a été soigneusement adaptée pour ne toucher que les contrevenants canadiens coupables d’infractions les plus graves. L’inhabilité ne touche que les personnes effectivement incarcérées après avoir été condamnées à une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus. La loi ne constitue pas exclusivement une tentative d’ajouter un peine fixée par le Parlement à celle imposée par une instance judiciaire. En plus de sa composante électorale, elle crée une conséquence à une déclaration de culpabilité criminelle, mais cela n’en fait pas une loi touchant la détermination de la peine. Il est bien établi qu’une loi peut valablement prévoir l’incapacité civile résultant d’une déclaration de culpabilité criminelle. Les conséquences civiles d’un acte criminel ne sont pas nécessairement considérées comme faisant partie de la sanction criminelle. L’interdiction prévue par cette loi est hybride car elle comporte des éléments qui procèdent à la fois de la sanction criminelle et de l’incapacité civile fondée sur le droit électoral. Le Parlement peut, en s’appuyant sur sa politique électorale, ajouter des conséquences civiles à la sanction criminelle par des mesures ingénieuses, multidimensionnelles.

Le troisième volet du cràitère de la proportionnalité consiste à savoir si les effets préjudiciables des mesures sont proportionnés à l’importance de ses objectifs et à ses effets bénéfiques. Le contexte de chaque affaire revêt toujours une importance primordiale et on ne saurait appliquer un critère rigide pour apprécier la proportionnalité. Les motivations à l’origine de l’adoption de cette loi étaient, outre des considérations électorales, les aspects punitif et exemplaire de la sanction pénale. Les tribunaux ne peuvent pas empêcher le Parlement de porter une atteinte proportionnée aux droits garantis par la Charte afin de réprouver le crime, même s’ils sont en désaccord avec sa philosophie pénale. La Loi a effectivement des effets bénéfiques et des objectifs valables qui ont été exposés à la Cour. Le principal effet bénéfique de la Loi est qu’elle exprime de façon marquante le sens des valeurs sociales de la collectivité en rapport avec le comportement criminel et le droit de vote dans la société. Elle véhicule un message mettant en relief les valeurs canadiennes, selon lequel les personnes reconnues coupables des infractions les plus graves perdront, pendant leur isolement de la société, leur accès à l’un des leviers du pouvoir électoral. La Loi proclame que les valeurs du sens civique sont importantes pour les Canadiens. Ce signal constitue en soi un avantage important découlant de la loi. De plus, le retrait du droit de vote constitue une sanction significative qui n’échappe pas aux contrevenants. Enfin, cette loi peut être considérée comme une solution de rechange moins dure, plus humaine, à une incarcération additionnelle. Les tribunaux ne peuvent limiter le Parlement à un seul outil punitif, dans sa lutte à la criminalité. D’autre part, le seul effet nuisible de la loi est la privation du droit de vote garanti par la Charte. Bien que cette privation soit grave, plusieurs faits qui en atténuent le caractère nuisible ont été portés à l’attention de la Cour. Il faut conclure que cette mesure est proportionnée, si on l’envisage comme une conséquence civile imposée à titre de mesure de rechange à une période d’incarcération additionnelle dans le cas des peines les plus sévères pour les infractions le plus graves.

La dernière question en litige était de savoir si l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada contrevient à l’article 15 de la Charte. Le récent arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) de la Cour suprême du Canada constitue maintenant le point de départ de toute analyse de la question de la discrimination interdite par le paragraphe 15(1) de la Charte. Le demandeur doit démontrer premièrement que la loi ou la mesure prise par l’État établit une distinction entre lui et d’autres personnes; deuxièmement, que cette distinction est fondée sur un motif énuméré ou analogue; et, troisièmement, que la distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue est de nature discriminatoire. L’état de prisonnier ne constitue pas un motif analogue aux fins de l’article 15 de la Charte. Il ne peut être décrit comme une caractéristique personnelle qui est soit immuable, soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle. Les prisonniers ne constituent pas, en soi, un groupe analogue aux personnes énumérées au paragraphe 15(1) de la Charte. Bien qu’il contrevienne à l’article 3 de la Charte, l’alinéa 51e) de la loi constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte.

Le juge Desjardins, J.C.A. (dissidente) : L’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada conserve des relents de stéréotypes dépassés concernant le statut social des prisonniers. L’inhabilité à voter des prisonniers est un concept anachronique. Le caractère dominant de la disposition législative est l’imposition d’une sanction supplémentaire au détenu à la suite de la perpétration d’un crime grave. Le lien entre le crime et le système électoral est assez lointain, mais le caractère pénal de cette mesure législative en est le point central. Seule la restriction d’un droit ou d’une liberté qui satisfait aux deux volets du critère établi dans l’arrêt Oakes est justifiée au sens de l’article premier de la Charte. Ce critère doit être appliqué avec souplesse et en tenant compte du contexte. Le premier volet du critère énoncé dans Oakes consiste à déterminer si les objectifs de la mesure législative contestée sont suffisamment urgents et réels pour justifier une atteinte aux droits protégés. Dans la nouvelle version de l’alinéa 51e), l’État restreint les droits fondamentaux d’un groupe de personnes historiquement vulnérables dans un but punitif, au nom de l’ensemble de la société. C’est un cas où l’État agit en qualité d’« adversaire singulier ». Les justifications proposées par les appelants concernant le processus électoral sont très abstraites. Le témoignage de leurs experts établit uniquement que cette mesure législative pourrait générer des avantages éventuels à long terme. Ils n’ont pas établi que cette disposition remédiait à un problème dont l’existence aurait été démontrée, ni qu’un préjudice concret surviendrait en son absence. Les avantages visés et les préjudices évités doivent être raisonnablement établis, dès maintenant, pour que le Parlement puisse les invoquer pour justifier une atteinte aux droits protégés par la Constitution. Compte tenu des avantages abstraits et incertains que pourrait engendrer l’alinéa 51e ) de la Loi, c’est avec une certaine réserve qu’il faut retenir la conclusion du juge de première instance que les objectifs de la mesure législative contestée répondaient à un problème urgent et réel.

Le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt Oakes comporte trois éléments. Premièrement, les mesures retenues doivent avoir un lien rationnel avec les objectifs de la disposition. Le juge de première instance a noté l’absence de preuve empirique qui laisserait croire que l’inhabilité à voter des prisonniers joue effectivement un rôle édifiant. On ne peut passer outre l’absence de lien rationnel entre l’inhabilité à voter et la mise en œuvre des objectifs de réadaptation. La mise en relief du droit criminel et la transmission d’un message moralisateur sont les seuls objectifs qui ont un lien rationnel avec les buts visés par la Loi. Deuxièmement, ces mesures doivent porter « le moins possible » atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution. La mesure législative en cause, n’étant pas adaptée aux buts qu’elle vise, ne satisfait pas au critère de l’atteinte minimale. Elle demeure une forme générale d’ostracisme ou de bannissement, même avec le critère de deux ans ou plus d’emprisonnement. Le juge qui impose la peine serait mieux placé pour prononcer l’inhabilité à voter comme châtiment supplémentaire. La suspension automatique du droit de vote est excessive par nature. Il se pourrait que le juge qui prononce la sentence n’applique pas facilement cette sanction, mais ce processus serait moins arbitraire et plus significatif. Le juge de première instance a bien appliqué le critère de l’atteinte minimale. Ce n’est pas un cas où les tribunaux substituent leurs opinions à celles du législateur. C’est un cas où la Charte joue un rôle dans l’élaboration de la loi. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures qui portent atteinte aux droits garantis par la Charte et les objectifs de la loi et il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques. La plus grande partie de la preuve offerte par les appelants à l’appui de la mesure législative contestée se résume à une conjecture raisonnée plutôt qu’à une démonstration claire exigée par l’article premier de la Charte. Les affirmations faites par les témoins des appelants ne constituent pas le type de preuve qui appuie une analyse effectuée sous le régime de l’article premier. La disposition contestée, dernier vestige des pratiques d’exclusion, ne peut résister à l’application de la Charte et est donc invalide.

LOI ET RÈGLEMENTS

Acte constitutionnel de 1791, 31 Geo. III, ch. 31 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 3], art. XXIII.

Acte du cens électoral, S.C. 1885, ch. 40, art. 3(1).

Acte du cens électoral de 1898, S.C. 1898, ch. 14, art. 6(4).

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 3, 12, 15.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 748(1) (mod. par L.C. 1995, ch. 22, art. 6).

Election Act, R.S.B.C. 1996, ch. 106, art. 30b).

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5].

Loi électorale, C.P.L.M., ch. E-30.

Loi électorale, L.R.N.-B. 1973, ch. E-3.

Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1er suppl.), ch. 14, art. 14(4)e).

Loi électorale du Canada, L.R.C. (1985), ch. E-2, art. 14(4), 51e) (mod. par L.C. 1993, ch. 19, art. 23), 77(1) (mod., idem, art. 34).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 57(5) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19).

Loi sur la pension de la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-36, art. 42(1).

Loi sur le divorce, L.C. 1967-68, ch. 24.

Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P-1, art. 41(2).

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 78(1).

Motor Vehicle Act, R.S.B.C. 1979, ch. 288.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS SUIVIES :

La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 65 N.R. 87; 14 O.A.C. 335; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; (1999), 170 D.L.R. (4th) 1; 236 N.R. 1.

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Belczowski c. Canada, [1991] 3 C.F. 151(1991), 5 C.R. (4th) 218; 6 C.R.R. (2d) 345; 42 F.T.R. 98 (1re inst.); Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; (1995), 124 D.L.R. (4th) 609; 95 CLLC 210-025; 29 C.R.R. (2d) 79; 182 N.R. 161; 12 R.F.L. (4th) 201; Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; (1991), 77 D.L.R. (4th) 385; 4 C.R.R. (2d) 60; 120 N.R. 241; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; (1992), 89 D.L.R. (4th) 449; [1992] 2 W.W.R. 577; 70 C.C.C. (3d) 129; 11 C.R. (4th) 137; 8 C.R.R. (2d) 1; 78 Man. R. (2d) 1; 134 N.R. 81; 16 W.A.C. 1; Jackson c. Pénitencier de Joyceville, [1990] 3 C.F. 55(1990), 55 C.C.C. (3d) 50; 75 C.R. (3d) 174; 1 C.R.R. (2d) 327; 32 F.T.R. 96 (1re inst.); Olson c. Canada, [1996] 2 C.F. 168(1996), 107 F.T.R. 81 (1re inst.); Alcorn c. Canada (Commissaire du Service correctionnel), [1999] A.C.F. no 330 (1re inst.) (QL); Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] R.C.S. 203; (1999), 173 D.L.R. (4th) 1; [1999] 3 C.N.L.R. 19; 239 N.R. 1.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Sauvé v. Canada (Attorney General) (1992), 7 O.R. (3d) 481; 89 D.L.R. (4th) 644; 55 O.A.C. 219 (C.A.); Belczowski c. Canada, [1992] 2 C.F. 440(1992), 90 D.L.R. (4th) 330; 12 C.R. (4th) 219; 9 C.R.R. (2d) 14; 132 N.R. 183 (C.A.); Sauvé c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 438; (1993), 15 C.R.R. (2d) 1; 153 N.R. 242; 64 O.A.C. 124; Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876; (1996), 178 N.B.R. (2d) 161; 137 D.L.R. (4th) 142; 454 A.P.R. 161; 37 C.R.R. (2d) 189; 201 N.R. 1; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; (1995), 127 D.L.R. (4th) 1; 100 C.C.C. (3d) 449; 62 C.P.R. (3d) 417; 31 C.R.R. (2d) 189; 187 N.R. 1; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3; (1999), 171 D.L.R. (4th) 577; 238 N.R. 179; 21 O.A.C. 1 (C.S.C.); Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; Lévesque c. Canada (Procureur général), [1986] 2 C.F. 287(1985), 25 D.L.R. (4th) 184; 20 C.R.R. 15 (1re inst.); Badger v. Canada (Attorney General) et al. (1988), 55 Man. R. (2d) 211 (B.R.); Badger v. Canada (Attorney General) (1988), 55 D.L.R. (4th) 177; [1989] 1 W.W.R. 216; 55 Man. R. (2d) 198 (C.A.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1989] 1 R.C.S. v; Jolivet and Barker and The Queen and Solicitor General of Canada, Re (1983), 1 D.L.R. (4th) 604 (C.S.C.-B.); Procureur général du Canada c. Gould, [1984] 1 C.F. 1133; (1984), 13 D.L.R. (4th) 485; 42 C.R. (3d) 88; 54 N.R. 232 (C.A.); Sauvé v. Canada (Attorney General) (1988), 66 O.R. (2d) 234; 53 D.L.R. (4th) 595 (H.C.); Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; (1998), 38 O.R. (3d) 735; 159 D.L.R. (4th) 385; 226 N.R. 1; 109 O.A.C. 201; Lavoie c. Canada, [2000] 1 C.F. 3(1999), 174 D.L.R. (4th) 588 (C.A.); R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485; (1991), 11 W.A.C. 161; 61 B.C.L.R. (2d) 145; 5 B.C.A.C. 161; 67 C.C.C. (3d) 481; 8 C.R. (4th) 82; 7 C.R.R. (2d) 1; 31 M.V.R. (2d) 137; 131 N.R. 1; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500; (1996), 73 B.C.A.C. 81; 105 C.C.C. (3d) 327; 46 C.R. (4th) 260; 194 N.R. 321; Provincial Secretary of Prince Edward Island v. Egan, [1941] R.C.S. 396; (1941), 3 D.L.R. 305; 76 C.C.C. 227; Armstrong c. R., [1996] 1 C.T.C. 2745 (C.C.I.).

DÉCISIONS CITÉES :

Byatt et al. v. Alberta et al. (1998), 216 A.R. 100; 158 D.L.R. (4th) 644; 62 Alta. L.R. (3d) 10 (C.A.); Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825; (1996), 133 D.L.R. (4th) 1; 37 Admin. L.R. (2d) 131; 195 N.R. 81; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; (1997), 151 D.L.R. (4th) 577; 96 B.C.A.C. 81; 218 N.R. 161; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; (1995), 124 D.L.R. (4th) 693; 29 C.R.R. (2d) 189; [1995] I.L.R. 1-3185; 10 M.V.R. (3d) 151; 181 N.R. 253; 81 O.A.C. 253; 13 R.F.L. (4th) 1; Driskell v. Manitoba (Attorney General), [1999] M.J. no 352 (B.R.) (QL); Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 1518 (T.U.A.C.) c. KMart Canada Ltd., [1999] A.C.S. no 44 (QL); Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; (1994), 120 D.L.R. (4th) 12; 94 C.C.C. (3d) 289; 34 C.R. (4th) 269; 25 C.R.R. (2d) 1; 175 N.R. 1; 76 O.A.C. 81; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004; 2 C.R.R. (2d) 1; 118 N.R. 1; 45 O.A.C. 1; Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483; [1991] 1 W.W.R. 577; (1990), 52 B.C.L.R. (2d) 1; 91 CLLC 17,003; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; (1998), 212 A.R. 237; 156 D.L.R. (4th) 385; [1999] 5 W.W.R. 451; 67 Alta. L.R. (3d) 1; 224 N.R. 1; Reynolds v. A.G.B.C. (1984), 53 B.C.L.R. 394 (C.A.); Badger et al. v. Attorney General of Manitoba (1986), 30 D.L.R. (4th) 108; 39 Man. R. (2d) 107; 27 C.C.C. (3d) 158; 51 C.R. (3d) 163; 21 C.R.R. 277 (B.R.); Grondin v. Ontario (Attorney General) (1988), 65 O.R. (2d) 427 (H.C.); Gould c. Procureur général du Canada, [1984] 1 C.F. 1119; (1984), 42 C.R. (3d) 78 (1re inst.); Gould c. Procureur général du Canada et autre, [1984] 2 R.C.S. 124; (1984), 13 D.L.R. (4th) 485; 42 C.R. (3d) 88; 53 N.R. 394; R. v. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; (1986), 35 D.L.R. (4th) 1; 30 C.C.C. (3d) 385; 87 CLLC 14,001; 55 C.R. (3d) 193; 28 C.R.R. 1; 71 N.R. 161; 19 O.A.C. 239; États-Unis d’Amérique c. Cotroni; États-Unis d’Amérique c. Le Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469; (1989), 23 Q.A.C. 182; 96 N.R. 321; 48 C.C.C. (3d) 193; R. c. Laba, [1994] 3 R.C.S. 965; (1994), 120 D.L.R. (4th) 175; 94 C.C.C. (3d) 385; 34 C.R. (4th) 360; 25 C.R.R. (2d) 92; 174 N.R. 321; 76 O.A.C. 241; R. v. Guiller (1986), 48 C.R. (3d) 226 (C. distr. Ont.); R. c. Luxton, [1990] 2 R.C.S. 711; (1990), 111 A.R. 161; [1990] 6 W.W.R. 137; 76 Alta. L.R. (2d) 43; 58 C.C.C. (3d) 449; 79 C.R. (3d) 193; 50 C.R.R. 175; 112 N.R. 193; Condo v. Ontario (Registrar of Motor Vehicles), [1999] O.J. No. 1601 (C. Div.) (QL); R. v. Joslin (1981), 59 C.C.C. (2d) 512; 10 M.V.R. 29 (C.A. Ont.); Ross c. Registraire des véhicules automobiles et autre, [1975] R.C.S. 5; (1973), 42 D.L.R. (3d) 68; 14 C.C.C. (2d) 322; 23 C.R.N.S. 319; 1 N.R. 9; Barclay (D. & G.) Builders Ltd. and St. Jane Plaza Ltd., Re, [1973] 1 O.R. 579; (1973), 31 D.L.R. (3d) 675 (C. Div.); R. v. Mitri, [1989] O.J. no 1873 (C. prov.) (QL); Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480; (1996), 182 N.B.R. (2d) 81; 139 D.L.R. (4th) 385; 463 A.P.R. 81; 110 C.C.C. (3d) 193; 2 C.R. (5th) 1; 203 N.R. 169; Pelech c. Pelech, [1987] 1 R.C.S. 801; (1987), 38 D.L.R. (4th) 641; [1987] 4 W.W.R. 481; 14 B.C.L.R. (2d) 145; 17 C.P.C. (2d) 1; 76 N.R. 81; 7 R.F.L. (3d) 225; R. v. Stewart (1991), 27 M.V.R. (2d) 187 (C.S.C.-B.); Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; (1997), 31 O.R. (3d) 574; 142 D.L.R. (4th) 385; 207 N.R. 171; Bande indienne de Batchewana (membres non résidents) c. Bande indienne de Batchewana, [1997] 1 C.F. 689(1996), 142 D.L.R. (4th) 122; [1997] 3 C.N.L.R. 21; 206 N.R. 85 (C.A.); McKinnon (R.J.) c. M.R.N., [1991] 2 C.T.C. 2284; (1991), 91 DTC 1002 (C.C.I.); Mulligan c. Canada, [1996] T.C.J. no 1688 (C.C.I.) (QL); Wells c. R., [1997] 1 C.T.C. 2112 (C.C.I.).

DOCTRINE

Beaudoin, Gérald A. et Errol P. Mendes, éds., Charte canadienne des droits et libertés, 3e éd. Montréal : Wilson et Lafleur, 1996.

Canada. Chambre des communes. Comité spécial sur la réforme électorale. Procès-verbaux et témoignages, Fascicule no 10, 1993.

Débats de la Chambre des communes, vol. 14, 3e sess., 34e Lég., 1993.

Hampton, Jean. « Punishment, Feminism, and Political Identity : A Case Study in the Expressive Meaning of the Law » (1998), 11 Can. J. Law & Jur. 23.

Hogg, P. W. and A. A. Bushell. « The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures » (1997), 35 Osgoode Hall L. J. 75.

Landreville, P. et L. Lemonde. « Le droit de vote des personnes incarcérées » dans Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis. Les Droits démocratiques et la réforme électorale au Canada (Collection d’études; 10). Toronto : Dundurn Press, 1991.

MLA Committee Making Recommendations on Restrictions on Prisoner Voting in the Alberta Election Act. Promoting Responsible Citizenship : Report to the Minister of Justice. Edmonton : The Committee, 1998.

Mewett & Manning on Criminal Law, 3rd ed. par A. W. Mewett et M. Manning. Markham, Ont. : Butterworths, 1994.

Morley, Gareth. « A Just Measure of Pain? Sentencing and Sentencing Reform in the Era of the Charter » (1997), 55 U.T. Fac. L. Rev . 269.

Ruby, Clayton. Sentencing, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1980.

APPEL et APPEL INCIDENT d’une décision ([1996] 1 C.F. 857(1995), 132 D.L.R. (4th) 136; 106 F.T.R. 241) par laquelle la Section de première instance a invalidé l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada au motif qu’il contrevient à l’article 3 de la Charte et qu’il ne peut être validé par l’article premier. Appel accueilli, appel incident rejeté.

ONT COMPARU :

David G. Frayer, c.r., et Gérald L. Chartier pour les appelants.

Arne Peltz pour les intimés McCorrister et al.

Fergus J. O’Connor pour l’intimé Richard Sauvé.

Gerald D. Chipeur pour le procureur général de l’Alberta, intervenant.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Le sous-procureur général du Canada pour les appelants.

Public Interest Law Centre, Winnipeg, pour les intimés McCorrister et al.

Fergus J. O’Connor, Kingston (Ontario), pour l’intimé Richard Sauvé.

Fraser Milner, Calgary, pour le procureur général de l’Alberta, intervenant.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Desjardins, J.C.A. (dissidente) : Nous sommes saisis, pour la deuxième fois, de la question du droit des prisonniers de voter à une élection fédérale. Une loi fédérale antérieure, qui privait tous les prisonniers du droit de vote aux élections fédérales, a été invalidée par la Cour suprême du Canada. La Loi a alors été modifiée. La mesure législative en cause en l’espèce, l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada[1] (la LEC ou la Loi), interdit aux prisonniers qui purgent une peine de deux ans ou plus dans un établissement correctionnel de voter à une élection fédérale. Voici le libellé de cette disposition, qui est entrée en vigueur le 6 mai 1993 :

51. Les individus suivants sont inhabiles à voter à une élection et ne peuvent voter à une élection :

[…]

e) toute personne détenue dans un établissement correctionnel et y purgeant une peine de deux ans ou plus.

[2]        Les intimés soutiennent que la loi porte indûment atteinte au droit des détenus de voter aux élections fédérales que leur garantit l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte). L’article 3 dispose :

3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.

[3]        Les appelants, représentés par le procureur général du Canada, ont reconnu que cette inhabilité à voter contrevient à première vue à l’article 3 de la Charte. La seule question en litige dans l’appel est donc de savoir essentiellement si l’inhabilité à voter est justifiée en regard de l’article premier de la Charte, qui prévoit :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[4]        Les intimés ont formé un appel incident. Ils prétendent que l’alinéa 51e) de la Loi contrevient à l’article 15 de la Charte.

[5]        J’examinerai l’appel avant de me prononcer sur l’appel incident.

A.        L’appel

[6]        Les faits en cause ont été exposés par mon collègue, le juge Linden, J.C.A., qui a aussi fait un bref historique de la législation prévoyant l’inhabilité à voter des prisonniers au Canada avant l’entrée en vigueur de la Charte et passé en revue les décisions judiciaires rendues depuis l’avènement de la Charte sur cette question. Je peux donc passer directement à l’analyse du droit. Toutefois, avant de m’y attaquer, je tiens à préciser que, lorsque les pourvois formés à l’encontre des décisions Sauvé v. Canada (AttorneyGeneral)[2] et Belczowski c. Canada[3] ont été entendus ensemble par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Sauvé c. Canada (Procureur général)[4], [ci-après appelée] Sauvé no 1, la Cour suprême a rejeté les appels parce qu’elle estimait que :

[…] l’al. 51e) a une portée trop large et ne satisfait pas au critère de la proportionnalité, particulièrement en ce qui concerne l’élément de l’atteinte minimale, énoncé dans la jurisprudence de notre Cour touchant l’article premier. [Non souligné dans l’original.]

[7]        Je remarque que, dans cette affaire, la Cour suprême du Canada a exprimé sa préoccupation quant au critère de la proportionnalité, particulièrement en ce qui concerne l’élément de l’atteinte minimale.

[8]        C’est en gardant ce contexte à l’esprit que j’aborde l’appel qui nous est soumis.

I.          La nature et l’objet de l’alinéa 51e) de la Loi

[9]        Pour déterminer si l’alinéa 51e) de la Loi satisfait aux conditions posées par l’article premier de la Charte, il faut d’abord en déterminer la nature et l’objet.

[10]      Devant le juge de première instance[5] et devant nous, les appelants ont fait valoir que les objectifs de la Loi consistent à :

(1) rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit; et

(2) faire ressortir les objets généraux de la sanction pénale.

[11]      Les appelants soutiennent que le premier objectif de l’alinéa 51e) de la Loi consiste à inculquer chez les citoyens canadiens le sens des liens entre les droits des personnes et les responsabilités qu’elles ont envers la société, c’est-à-dire les obligations d’un bon citoyen. Ils plaident que la disposition contestée vise à dénoncer les individus qui, par leur comportement particulièrement répréhensible, ont fait montre d’un manque de respect flagrant à l’endroit de la vie, des biens ou de la dignité de leurs concitoyens. Ce message accusateur vise à affirmer le lien entre la participation au processus électoral et le respect de la primauté du droit.

[12]      Les appelants soutiennent que le deuxième objectif de la disposition législative est de faire ressortir les objets généraux de la sanction pénale. À leur avis, la suspension du droit de vote du détenu jusqu’à sa mise en liberté transmet un message qui a une fonction punitive, exemplaire et édifiante.

[13]      Les intimés affirment que l’inhabilité à voter des prisonniers ne sert aucune fin utile sur quelque plan que ce soit et qu’elle représente simplement un vestige des pratiques d’exclusion du passé. Ils soulignent qu’une grande partie de la société était autrefois marginalisée par l’assujettissement de l’habilité à voter à des conditions fondées sur le sexe et sur la qualité de propriétaire[6]. Ils soulignent que l’idée que les prisonniers doivent être bannis de la société et privés de tous leurs droits civiques a été abandonnée avec les autres pratiques d’exclusion. Ils font valoir que l’exclusion de deux ans est arbitraire et n’a été retenu que par commodité administrative[7] et que les témoins experts de la Couronne n’ont réussi à prouver l’existence d’aucun avantage réel pour la société qui découlerait de l’inhabilité à voter des prisonniers[8].

[14]      Le juge de première instance a étudié minutieusement l’historique de la disposition législative contestée afin de déterminer avec certitude les motifs sur lesquels elle se fonde.

[15]      Il a noté que la loi en vigueur à l’époque des arrêts Sauvé no 1 et Belczowski[9] été modifiée sur le fond en 1993 par le Projet de loi C-114[10] et que, plus tôt, en novembre 1989, une Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis (la Commission Lortie) avait été créée et chargée de mener une enquête sur les principes et processus devant régir, notamment, l’élection des membres de la Chambre des communes. Les membres du Parlement qui ont voté relativement à la modification apportée à la Loi étaient donc bien informés des études et du rapport de la Commission Lortie. Voici les propos tenus à ce sujet par le juge de première instance[11] :

Comme c’est habituellement le cas des rapports présentés par les commissions royales, de nombreuses études étaient jointes aux recommandations de la Commission Lortie. L’inhabilité à voter des prisonniers, quant à elle, a été examinée dans un article de P. Landreville et L. Lemonde intitulé « Le droit de vote des personnes incarcérées » [dans Les droits démocratiques et la réforme électorale au Canada, volume 10 de la collection d’études], dans lequel les auteurs ont recommandé que le droit de vote soit accordé à tous les prisonniers. La Commission Lortie n’a pas accepté cette recommandation; elle est plutôt arrivée à la conclusion que les personnes qui avaient été reconnues coupables d’une infraction assujettie à une peine d’emprisonnement à perpétuité et qui avaient été condamnées à une peine d’emprisonnement d’au moins dix ans ne devraient pas avoir le droit de voter pendant qu’elles étaient incarcérées (Recommandation 1.2.7.). De toute évidence, les membres du Parlement avaient entièrement accès aux études ainsi qu’au Rapport final de la Commission royale.

[16]      Une étude intensive a été menée à la Chambre des communes par un Comité spécial sur la réforme électorale. Le juge de première instance en parle dans les termes suivants[12] :

Les procès-verbaux du Comité spécial sur la réforme électorale font état du désir du Parlement que les tribunaux s’en remettent à celui-ci en ce qui a trait à l’inhabilité à voter des prisonniers. Le Comité spécial s’est longuement attardé à la question de savoir si la limite de deux ans à l’égard de l’inhabilité à voter était justifiée, ou si une période de cinq ans, sept ans ou même dix ans (selon la recommandation de la Commission Lortie) convenait davantage. Finalement, le Comité spécial a recommandé une période d’exclusion de deux ans étant donné que, à son avis, les individus ayant commis de graves infractions sont probablement des personnes qui ont été condamnées à purger une peine d’au moins deux ans dans un établissement correctionnel. De façon générale, il s’agira d’un pénitencier fédéral, mais ce n’est pas toujours le cas. [Non souligné dans l’original.]

[17]      Le juge de première instance a souligné, en s’appuyant sur les procès-verbaux du Comité spécial, qu’il était clair que le Comité avait examiné l’objectif de mettre en relief la sanction pénale en privant les prisonniers de leur droit de vote[13]. Ainsi, au cours des travaux du Comité, certains membres ont fait valoir que le droit de vote devait être assujetti à certaines restrictions et que la punition englobait le retrait du droit de vote à tous les contrevenants incarcérés. Le juge de première instance a déduit des commentaires tirés des Débats de la Chambre des communes[14] :

[…] que le gouvernement voulait que la disposition retirant le droit de vote des détenus ait un effet éducatif.

[18]      Il a aussi écrit[15] :

D’autres députés ont soutenu que les personnes qui choisissent d’agir à l’encontre de la société doivent subir les conséquences de leurs actes, y compris la perte de la liberté et des privilèges dont jouissent les citoyens libres et responsables, notamment le droit de vote. [Non souligné dans l’original.]

[19]      Il a poursuivi en affirmant que l’application de l’alinéa 51e) n’était pas axée sur le contrevenant, en ce sens que cette disposition ne tient pas compte de la situation particulière du détenu avant et après l’incarcération. Elle est plutôt axée sur la peine. Le juge de première instance était convaincu que les peines d’emprisonnement de deux ans ou plus sont liées à des crimes graves qu’un tribunal a jugés répréhensibles au point de justifier ces peines. Voici comment il s’est exprimé[16] :

Les nombreuses études et discussions qui ont porté sur l’inhabilité à voter des prisonniers avant l’adoption du Projet de loi C-114 indiquent que le Parlement était manifestement préoccupé par la nécessité d’inculquer le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit dans la société canadienne. De plus, il semble que le Parlement avait l’intention de punir les personnes qui commettent des actes graves antisociaux.

Plus précisément, il appert du libellé de la disposition ainsi que des procès-verbaux du Comité spécial sur la réforme électorale que la disposition visait sans conteste à imposer le retrait du droit de vote comme sanction supplémentaire à l’égard d’un crime grave. L’éducation morale semble constituer un autre motif justifiant cette sanction supplémentaire. L’objectif de rehausser le sens du devoir civique par l’application de l’alinéa 51e) de la LEC est moins évident. Néanmoins, une lecture des Débats de la Chambre des communes indique que le législateur a tenu compte du fait que la disposition attaquée pouvait transmettre aux contrevenants et au grand public un message au sujet de l’importance du droit de vote dans une démocratie. [Non souligné dans l’original.]

[20]      Compte tenu de ce qui précède, chacun des deux objectifs de la loi proposés par les appelants peuvent être segmentés en deux composantes plus précises :

1.         a) faire savoir à chaque citoyen que le droit de vote n’est reconnu qu’aux citoyens qui respectent la loi;

b) exprimer la désapprobation, par le Parlement, de la conduite du prisonnier[17].

2.         a) imposer une sanction supplémentaire aux prisonniers qui ont commis des crimes graves;

b) favoriser la réadaptation des contrevenants en leur fournissant un motif supplémentaire de s’amender et de réintégrer la société pour obtenir le droit de vote[18].

[21]      Le juge de première instance a conclu qu’en fait, les buts visés par la Loi étaient les deux objectifs proposés par les appelants[19]. Je retiens sa conclusion, avec une observation.

[22]      Compte tenu de l’historique de l’inhabilité à voter des prisonniers, je suis portée à croire que l’alinéa 51e) de la Loi conserve des relents de stéréotypes dépassés concernant le statut social des prisonniers. L’inhabilité à voter des prisonniers est un concept anachronique. La disposition législative contestée s’apparente à la mort civile dans la loi d’Édouard III, que mon collègue le juge Linden mentionne au paragraphe 63 de ses motifs[20], et aux anciens articles 30 à 38 du Code civil du Bas-Canada qui, jusqu’en 1906, prévoyaient que les prisonniers condamnés à mort ou à toute autre peine afflictive perpétuelle perdaient leurs droits civils. Des changements sont maintenant survenus dans certains ressorts. Les prisonniers des établissements fédéraux et provinciaux peuvent voter aux élections générales provinciales en Ontario, au Québec et à Terre-Neuve[21]. Au Québec, tous les prisonniers peuvent voter aux élections provinciales depuis 1981[22]. Par contre, la loi de la Colombie-Britannique est semblable à la loi fédérale[23]. Pour sa part, l’Alberta étudie présentement l’opportunité d’édicter de nouvelles restrictions[24] à la suite de l’annulation, par la Cour d’appel de l’Alberta, des dispositions législatives prévoyant l’inhabilité à voter[25]. Tous les prisonniers fédéraux et provinciaux ont pu voter au référendum fédéral de 1992 après les arrêts rendus par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Belczowski et par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Sauvé no 1[26]. Mais l’actuel alinéa 51e) de la Loi a ensuite été édicté.

[23]      Le Rapport de la Commission Lortie et la Chambre des communes ont pris soin de noter le caractère à la fois criminel et électoral de la loi. Néanmoins, comme l’a fait remarquer le juge de première instance, l’objectif de rehausser le sens du devoir civique par l’application de l’alinéa 51e) de la Loi est moins évident. Et la réadaptation est inexistante, comme nous le verrons plus loin. Le juge de première instance a tiré une conclusion de fait portant que la mesure législative contestée nuit à la réadaptation[27].

[24]      Le caractère dominant de la disposition législative est sans conteste l’imposition d’une sanction supplémentaire au détenu à la suite de la perpétration d’un crime grave. Cela ressort clairement des deux objectifs de la disposition, mais plus particulièrement des quatre composantes susmentionnées que l’on obtient en segmentant ces objectifs. En réalité, par la disposition contestée, le Parlement exprime sa désapprobation de la conduite des personnes qui enfreignent gravement la loi en les privant de leur droit de participer au processus législatif. Toutefois, le lien entre le crime et le système électoral est assez lointain. La présente affaire doit être distinguée de la cause Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général)[28], dans laquelle la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur la constitutionnalité d’une disposition déclarant inhabiles à voter et à siéger à la législature les personnes déclarées coupables de corruption ou de manœuvre frauduleuse en vertu de la Loi électorale du Nouveau-Brunswick [L.R.N.-B. 1973, ch. E-3]. Dans cette affaire, l’inhabilité résultait d’une violation du processus électoral même. En l’espèce, tout crime puni par une détention de deux ans ou plus entraîne la perte du droit de vote pour les personnes détenues au moment d’une élection, dans le but de rehausser la valeur du processus électoral. Bien que cette mesure législative vise à la fois un objectif pénal et un objectif électoral, son caractère pénal en est le point central.

[25]      Cette caractérisation est essentielle à l’analyse effectuée sous le régime de l’article premier de la Charte.

II.         La norme d’examen prescrite par le critère énoncé dans l’arrêt Oakes

[26]      Seule la restriction d’un droit ou d’une liberté qui satisfait aux deux volets du critère établi dans l’arrêt Oakes [La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103] est justifiée au sens de l’article premier de la Charte. Le critère énoncé dans Oakes a lui-même été précisé dans la jurisprudence ultérieure. Le principe capital est bien sûr que ce critère doit être appliqué avec souplesse et en tenant compte du contexte[29]. Le premier volet du critère énoncé dans Oakes exige que le tribunal détermine si les objectifs de la mesure législative contestée sont suffisamment urgents et réels pour justifier une atteinte aux droits protégés par la Constitution. Le deuxième volet du critère énoncé dans Oakes exige que le tribunal évalue les moyens choisis par le législateur pour mettre en œuvre les objectifs visés afin de déterminer s’ils sont raisonnables et s’ils peuvent se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique. Ce deuxième volet de l’analyse comporte trois éléments. Premièrement, les mesures retenues doivent avoir un lien rationnel avec les objectifs de la disposition. Deuxièmement, ces mesures doivent porter « le moins possible » atteinte aux droits et libertés garanties par la Constitution. La formulation de ce deuxième élément a varié au cours des ans. L’expression « le moins possible » a été reprise dans l’arrêt Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick[30], mais cette décision dit également que « la restriction doit être minimale de façon à ce que l’atteinte au droit ne dépasse pas ce qui est nécessaire »[31]. En ajoutant cette phrase, le juge La Forest, s’exprimant au nom de la Cour, s’est appuyé sur les propos tenus par le juge McLachlin dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général)[32], selon lesquels « le gouvernement doit établir que les mesures en cause restreignent le droit […] aussi peu que cela est raisonnablement possible » et « la loi doit être soigneusement adaptée de façon à ce que l’atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire ». Un an plus tard, dans l’arrêt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), on a utilisé les mots « pas […] plus qu’il n’est raisonnablement nécessaire »[33]. (Non souligné dans l’original.) Mais dans la cause récente Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 1518 (T.U.A.C.) c. KMart Canada Ltd.[34], la Cour est revenue au critère énoncé dans RJR-MacDonald Inc. Je suis d’avis que ces différentes expressions renvoient au même critère. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures qui portent atteinte aux droits garantis par la Charte et les objectifs de la loi jugés « suffisamment importants » et, dans le cas où ces objectifs ne sont que partiellement atteints, « il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques »[35]. [Souligné dans l’original.]

[27]      Deux autres aspects de l’évolution du critère établi dans l’arrêt Oakes sont pertinents en l’espèce. Premièrement, la condition selon laquelle les objectifs de la loi attentatoire doivent être « urgents et réels » a été assouplie dans le cas de mesures législatives en matière civile qui peuvent être caractérisées comme de nature « administrative et réglementaire » ou « socio-économique ». Ce changement semble être dû aux difficultés auxquelles s’est heurté le gouvernement lorsqu’il a voulu créer des programmes administratifs adaptés aux différents groupes de la société compte tenu de la portée générale de la protection du droit à l’égalité accordée par l’article 15 de la Charte. Le juge McIntyre a expliqué pourquoi la norme avait été abaissée, dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia[36] :

Dans l’arrêt Oakes, on a décidé que pour justifier la suppression d’un droit garanti par la Charte, l’objectif doit se rapporter à des préoccupations « urgentes et réelles » dans une société libre et démocratique. Cependant, étant donné la vaste portée des mesures législatives qui doivent être adoptées pour répondre à divers aspects du droit civil qui se rapportent dans une large mesure à des questions administratives et réglementaires, et compte tenu de la nécessité que la législature établisse de nombreuses distinctions entre les individus et les groupes à ces fins, il est possible que la norme des préoccupations « urgentes et réelles » soit trop stricte pour s’appliquer dans tous les cas. Prétendre le contraire aurait souvent pour effet de priver l’ensemble de la collectivité des bénéfices liés à une loi socio-économique juste. À mon avis, en abordant une affaire comme celle qui nous est soumise, la première question que devrait se poser le tribunal doit porter sur la nature et l’objet de la mesure législative en vue de décider si la restriction constitue un exercice légitime du pouvoir législatif visant à réaliser un objectif social souhaitable qui justifierait la suppression de droits garantis par la Constitution.

[28]      Le deuxième aspect de l’évolution du critère établi dans Oakes, qu’il faut garder à l’esprit, touche le deuxième élément de la composante de la proportionnalité de l’analyse, connu comme le critère de « l’atteinte minimale ». Dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général)[37], la Cour suprême du Canada nous a rappelé que « lorsque les tribunaux sont appelés à contrôler les résultats des délibérations du législateur, surtout en matière de protection de groupes vulnérables, ils doivent garder à l’esprit la fonction représentative du pouvoir législatif ». Lorsque l’État agit en qualité d’« adversaire singulier » d’une personne dont le droit a été violé, il doit démontrer que les moyens qu’il a choisis pour réaliser ses objectifs constituent les « moyens les moins radicaux » qui s’offraient à lui pour atteindre ses objectifs. L’État agit ainsi principalement, mais pas exclusivement, dans le domaine du droit criminel[38]. Par ailleurs, si les actes de l’État visent plutôt « la conciliation de revendications contraires de groupes ou d’individus ou la répartition de ressources gouvernementales limitées »[39], les moyens choisis par l’État seront évalués au regard d’une norme moins sévère. Dans l’arrêt Stoffman c. Vancouver General Hospital, le juge La Forest a expliqué que la raison d’être d’une norme plus stricte en droit criminel tient au fait que, en raison de leur expérience dans ce domaine, les tribunaux sont bien placés pour soupeser les intérêts de l’État par rapport à ceux des individus, rôle qu’ils ne peuvent jouer aussi bien sur le plan de la répartition des ressources[40].

[29]      J’analyserai maintenant le premier et le deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Oakes.

III.I. Premier volet du critère énoncé dans Oakes : Les objectifs visés sont-ils suffisamment urgents et réels pour justifier la suppression d’un droit garanti?

[30]      Le juge de première instance a reconnu que les objectifs visés par l’alinéa 51e) de la Loi étaient urgents et réels. Il a abordé l’affaire à partir d’un niveau relativement élevé d’abstraction. Voici ce qu’il a dit[41] :

À ce stade, il convient d’examiner avec attention les idéaux démocratiques que le Canada, comme société libre et démocratique, cherche à promouvoir. Il se peut que la théorie politique ne repose sur aucune tradition occidentale unifiée, mais il appert clairement de la preuve présentée en l’espèce que le sens du devoir civique et la responsabilité morale constituent des éléments clés de nos traditions démocratiques libérales. En fait, selon le préambule de la Charte, le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent « la primauté du droit ». La primauté du droit peut se prêter à différentes interprétations, notamment la nécessité d’adopter des règles sur les questions d’intérêt public ou des règles régissant la vie en société : J. Rawls, A Theory of Justice (Cambridge, Mass., 1971), aux pages 235 à 243. Les idéaux sous-jacents à la primauté du droit traduisent la nécessité de formuler des règles de droit de façon à assurer le respect volontaire de la norme de conduite fixée par lesdites règles. Bien entendu, il serait vain de souhaiter que toutes les règles d’un système de droit donné soient connues du public, mais il est important, pour façonner l’ordre social volontaire, de faire en sorte que les personnes sachent à l’avance quelles pourraient être les conséquences de leurs actes : E. Colvin, « Criminal Law and The Rule of Law » dans Crime, Justice & Codification (Toronto : Carswell, 1986), à la page 125.

L’alinéa 51e) de la LEC comporte un aspect punitif. Le châtiment est sans doute un concept qui n’est pas étranger aux sanctions imposées en matière pénale. Effectivement, les peines sont, dans tous les cas, de nature punitive, du moins en partie. Comme l’a dit le juge La Forest dans l’arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la page 329 : « Dans un système rationnel de détermination des peines, l’importance respective de la prévention, de la dissuasion, du châtiment et de la réinsertion sociale variera selon la nature du crime et la situation du délinquant ». Voir également l’arrêt R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, à la page 503.

En conséquence, je suis d’avis que les objectifs de l’alinéa 51e) de la LEC se rapportent à des préoccupations urgentes et réelles.

[31]      Selon moi, c’est la formulation stricte du critère énoncé dans l’arrêt Oakes, plutôt que la version assouplie figurant dans les arrêts Andrews et Stoffman, qui sert à justifier l’alinéa 51e). Tout comme la disposition en cause dans les affaires Sauvé no 1 et Belczowski, la nouvelle version de l’alinéa 51e) fait en sorte que l’État restreint les droits fondamentaux d’un groupe de personnes historiquement vulnérables dans un but punitif, au nom de l’ensemble de la société. C’est un cas où l’État agit en qualité d’« adversaire singulier ». L’alinéa 51e) n’est pas de nature purement pénale, car il rattache des conséquences civiles à l’incarcération en privant un détenu de son droit de vote, dans le but de rehausser le droit de vote, mais une telle conséquence civile comporte plusieurs des éléments d’un châtiment et doit être assujettie au même critère de justification. La disposition législative contestée ne peut certainement pas être qualifiée de mesure de nature « administrative et réglementaire » ou « socio-économique » donnant lieu à l’application de la norme de justification moins stricte décrite par le juge McIntyre dans l’affaire Andrews.

[32]      Les justifications proposées par les appelants concernant le processus électoral sont très abstraites. Le témoignage des experts des appelants établit uniquement que cette mesure législative pourrait générer des avantages éventuels à long terme. Ils n’ont certes pas établi que cette disposition remédiait à des problèmes existants, ni qu’un préjudice concret surviendrait en son absence[42]. Le Parlement peut bien sûr édicter des lois dans le but de générer des avantages futurs ou d’éviter des préjudices futurs, mais ces avantages et ces préjudices doivent être raisonnablement établis pour que le Parlement puisse les invoquer pour justifier une atteinte aux droits protégés par la Constitution. Bien qu’assurer le respect volontaire des lois constitue un objectif important dans une démocratie, aucune preuve n’a été présentée pour établir que cette mesure législative est nécessaire pour compléter le Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] et les autres règles de droit visant à réalisation de cet objectif.

[33]      Compte tenu des avantages abstraits et incertains que pourrait engendrer l’alinéa 51e) de la Loi, c’est avec une certaine réserve que je retiens la conclusion du juge de première instance selon laquelle les objectifs avoués de la mesure législative contestée répondaient à un problème urgent et réel.

III.II. Deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Oakes : Les moyens choisis sont-ils raisonnables et peuvent-ils se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique?

III.II.I.   Partie 1 : Lien rationnel

[34]      Le juge de première instance a conclu que l’objectif de faire ressortir la sanction pénale constituait le véritable lien entre les moyens choisis et les buts visés par la loi. Il l’a exprimé très clairement[43] :

Même s’il n’existe pas de données empiriques indiquant que l’inhabilité à voter des prisonniers abaisse le crime (que ce soit de façon générale ou spécifique), qu’elle joue un rôle édifiant ou qu’elle pourrait constituer une punition efficace, j’estime qu’il existe un lien rationnel entre la disposition attaquée et l’objectif avoué de mettre en relief la sanction pénale. Comme auxiliaire à la peine imposée, il est bien certain que la disposition impose une sanction et dénonce la mauvaise conduite. Dans la présente affaire, la sanction prend la forme de la perte du droit de vote en plus de la perte de la liberté. Un droit démocratique fondamental a été retiré par suite des crimes qui ont été commis et MM. Sauvé et Spence considèrent indéniablement la suppression de ce droit comme une privation. Il est également raisonnable de conclure que l’imposition d’une sanction transmet un message moralisateur aux contrevenants et peut-être même à l’ensemble de la population. Bien entendu, il se peut que le message ne soit ni entendu ni compris, mais cette possibilité n’atténue pas le lien entre le moyen et le second objectif. [Non souligné dans l’original.]

[35]      Le juge de première instance a retenu l’hypothèse que l’inhabilité à voter des prisonniers transmet un message moralisateur aux contrevenants et au public en général. Il a toutefois noté l’absence de preuve empirique qui laisserait croire que l’inhabilité à voter des prisonniers joue effectivement un rôle édifiant. Dans son analyse de l’atteinte minimale, il a étoffé ses propos sur ce point et tiré la conclusion qui suit[44] :

De toute évidence, la politique correctionnelle met l’accent sur la réadaptation du contrevenant et sur sa réinsertion sociale. Même si les défendeurs soutiennent que le retrait du droit de vote peut favoriser la réadaptation, je retiens plutôt la preuve des demandeurs selon laquelle l’alinéa 51e) de la LEC nuit à la réadaptation des contrevenants et leur réinsertion sociale. La disposition ne sert qu’à isoler davantage les prisonniers de la société dans laquelle ils doivent retourner et au sein de laquelle leurs familles vivent. En conséquence, les effets punitifs de l’alinéa 51e) sont nuisibles, parce qu’ils vont à l’encontre de l’objet et des principes énoncés dans la LSCMLC. [Non souligné dans l’original.]

[36]      On ne peut passer outre à l’absence de lien rationnel entre l’inhabilité à voter et la mise en œuvre des objectifs de réadaptation. La mise en relief du droit criminel et la transmission d’un message moralisateur sont les seuls objectifs qui ont un lien rationnel avec les buts visés par la Loi.

III.II.II.  Partie 2 : L’atteinte minimale

[37]      Le juge de première instance était très conscient du fait que c’était la deuxième fois que le Parlement débattait de la question du droit de vote des prisonniers et que celui-ci a droit à une certaine marge de manœuvre quant au choix des mesures à prendre pour mettre en œuvre les objectifs législatifs. L’aspect de la loi contestée qu’il a rejeté est son application automatique. Il s’est exprimé dans les termes suivants[45] :

Les demandeurs soulignent que l’alinéa 51e) de la LEC ne respecte pas le critère de l’atteinte minimale parce qu’il est arbitraire dans son application. Selon eux, la restriction découle de la peine imposée plutôt que des faits et des circonstances donnant lieu à un acte criminel donné. Les demandeurs ajoutent que seuls deux types d’exclusion pourraient satisfaire au critère de l’atteinte minimale : une exclusion cas par cas au moment de la détermination de la peine ou une exclusion des personnes reconnues coupables de trahison ou de haute trahison au sens des articles 46 à 48 du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46].

Les demandeurs soutiennent aussi que la disposition attaquée ne satisfait pas au critère de l’atteinte minimale parce que le gouvernement dispose de moyens moins envahissants pour atteindre les objectifs qu’il vise. Ces moyens comprennent le pouvoir discrétionnaire du juge qui prononce la peine de retirer le droit de vote au contrevenant; l’application de la recommandation de la Commission Lortie, qui visait les infractions les plus graves (celles qui sont passibles d’une peine d’emprisonnement à perpétuité) et les peines les plus lourdes (soit les peines d’emprisonnement d’au moins dix ans); l’adoption d’une disposition axée sur l’infraction, qui définirait les types de crimes pouvant être perçus comme des infractions ayant un lien rationnel avec le droit de vote, et l’adoption d’une règle permettant le rétablissement du droit de vote par suite du bon comportement du détenu en prison.

[…]

Comme je l’ai mentionné précédemment, la Commission Lortie a recommandé que l’inhabilité à voter soit décrétée à l’endroit du contrevenant qui a été reconnu coupable d’un crime pour lequel il est passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité et pour lequel il a été condamné à une peine d’incarcération d’au moins dix ans. De toute évidence, le Parlement a étudié cette recommandation et l’a rejetée. Il a également envisagé la possibilité d’adopter une période d’exclusion de cinq ans ou de sept ans et a rejeté les deux options. De plus, le Parlement a examiné les droits de vote que possèdent les prisonniers dans d’autres pays démocratiques. Il en est finalement arrivé à une période d’exclusion de deux ans à l’égard de l’inhabilité à voter. Selon les défendeurs, cette restriction permet au Parlement de s’assurer que le droit de vote est retiré seulement aux personnes ayant commis des crimes graves.

Dans ce contexte, les statistiques déposées par M. Colin Meredith démontrent que, pour les 654 détenus échantillonnés, qui représentaient 4,5 % de la population carcérale totale des établissements fédéraux, environ 29,5 condamnations avaient été prononcées en moyenne par détenu. De plus, 75,3 % des détenus échantillonnés avaient accumulé plus de dix condamnations par suite de leurs activités criminelles. Dans le cadre de cette analyse, aucune différence importante sur le plan statistique n’a été décelée entre les détenus autochtones et les autres détenus. Les statistiques confirment que la population carcérale fédérale se compose d’individus ayant un lourd passé criminel. Ces statistiques semblent donc donner raison au Parlement d’avoir choisi une période de deux ans comme période d’exclusion pour le retrait du droit de vote aux contrevenants qui se sont rendus coupables d’actes criminels.

Le Parlement doit disposer d’une certaine marge de manœuvre dans le choix des solutions qui s’offrent à lui. C’est pour cette raison que je rejette l’argument des demandeurs au sujet des autres solutions de rechange. Il existe cependant une exception. En effet, il faut reconnaître que le Parlement disposait d’une dernière option selon laquelle le droit de vote pourrait être retiré à chaque détenu, au gré du juge appelé à prononcer la peine. De cette façon, l’inhabilité ne serait pas automatique, mais serait plutôt imposée par un juge qui aurait estimé à propos de suspendre le droit de vote du contrevenant dans le cadre de la détermination de la peine, compte tenu des circonstances personnelles de l’accusé : R. c. Goltz, précité.

[…]

Les témoins experts des défendeurs ont présenté un certain nombre d’arguments sérieux et convaincants à l’appui de l’inhabilité à voter. Si le Parlement décide d’adopter une autre loi, il n’y a aucune raison pour laquelle ces arguments ne pourraient former les critères qui seraient retenus. Le juge qui prononce la peine pourrait tenir compte de la nature du crime et des circonstances personnelles de l’accusé en même temps que des principes sous-jacents à la détermination de la peine : arrêt R. c. Goltz, précité. À mon avis, il s’agirait là d’un moyen beaucoup moins envahissant et tout aussi efficace de restreindre le droit de vote du citoyen. Si le juge est investi de la responsabilité de priver une personne de sa liberté, ne devrait-il pas également avoir pour tâche de déterminer si l’inhabilité à voter est justifiée?

La malhonnêteté existe dans l’ensemble de la société, et non seulement dans les établissements correctionnels. La disposition législative actuelle ne permet pas de distinguer le type de contrevenant dont la malhonnêteté est grave au point de menacer les principes de notre société libre et démocratique. C’est pourquoi je suis d’avis que l’alinéa 51e) de la LEC ne satisfait pas au critère de l’arrêt Oakes en ce qui a trait à l’élément de l’atteinte minimale. [Non souligné dans l’original.]

[38]      Pour les mêmes motifs, je crois que la mesure législative en cause ne satisfait pas au critère de l’atteinte minimale.

[39]      Elle n’est tout simplement pas adaptée aux buts qu’elle vise. La mesure législative contestée demeure une forme générale d’ostracisme—ou de bannissement, même avec le critère de deux ans ou plus d’emprisonnement. Le retrait du droit de vote favoriserait davantage la réalisation des buts visés par cette disposition s’il était envisagé dans chaque cas individuellement. Le juge qui impose la peine serait mieux placé pour prononcer l’inhabilité à voter comme châtiment supplémentaire car il serait davantage en mesure de repérer les personnes qui ne sont pas aptes à exercer démocratiquement leur droit de vote et qui méritent pareil châtiment supplémentaire. Par conséquent, le juge chargé d’infliger la peine transmettrait le message du Parlement dans les cas où cela s’avérerait pertinent. La suspension automatique du droit de vote est excessive par nature. Certes, il se pourrait que le juge qui prononce la sentence n’applique pas facilement cette sanction, mais ce processus serait moins arbitraire et plus significatif. Bien que la portée de la disposition contestée soit plus étroite que celle de la mesure en cause dans l’affaire Sauvé no 1, et en tenant pour acquis que le Parlement doit pouvoir faire un choix entre les solutions raisonnables, le juge de première instance a estimé que ces solutions n’étaient pas acceptables s’il existait un moyen de favoriser effectivement la réalisation des objectifs de la loi contestée sans prendre une mesure d’une portée trop grande. J’estime qu’il a bien appliqué le critère de l’atteinte minimale, qu’il soit formulé en utilisant les mots « le moins possible », « ne dépasse pas ce qui est nécessaire », « aussi peu que cela est raisonnablement possible » ou « pas plus qu’il n’est raisonnablement nécessaire »[46], car je crois que ces différentes expressions renvoient au même critère. Il a dit, et je le répète[47] :

La disposition législative actuelle ne permet pas de distinguer le type de contrevenant dont la malhonnêteté est grave au point de menacer les principes de notre société libre et démocratique.

[40]      À mon avis, le juge de première instance a eu raison de tirer la conclusion à laquelle il est parvenu. Sa préoccupation concernant l’atteinte minimale fait écho au problème posé par la législation antérieure en cause dans l’affaire Sauvé no 1 et décrit en termes généraux par la Cour suprême du Canada. Le critère de l’atteinte minimale a été élaboré par la jurisprudence précisément pour régler les situations de ce type. Ce n’est pas un cas où les tribunaux substituent leurs opinions à celles du législateur. C’est un cas où la Charte joue un rôle dans l’élaboration de la loi.

III.II.III. Partie 3 : La proportionnalité

[41]      L’élément de la proportionnalité du critère énoncé dans l’arrêt Oakes commande un examen et un équilibre des effets préjudiciables et des effets bénéfiques de la mesure législative en cause. Dans un cas comme celui soumis à la Cour en l’espèce, où la disposition contestée est loin d’atteindre pleinement les objectifs visés, il faut qu’il y ait, d’une part, proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures qui portent atteinte au droit garanti par la Charte et les objectifs de la loi et, d’autre part, proportionnalité entre les effets préjudiciables de ces mesures et leurs effets bénéfiques[48].

[42]      Le juge de première instance n’a trouvé aucune preuve établissant que la mesure législative en cause produit effectivement des effets bénéfiques. La Couronne n’a été en mesure de produire aucune preuve d’un préjudice concret qui découlerait du droit de vote des prisonniers. La plus grande partie de la preuve offerte par les appelants à l’appui de la mesure législative contestée se résume à une conjecture raisonnée plutôt qu’à une démonstration claire exigée par l’article premier de la Charte.

[43]      Par exemple, M. Ernest Van den Haag, un criminologue qui a témoigné pour la Couronne, a affirmé ce qui suit lors de son réinterrogatoire[49] :

[traduction] Q. Monsieur, mon collègue, Me Peltz, qui vous a interrogé plus tôt, dans son contre-interrogatoire, vous a laissé entendre que cette loi avait un effet symbolique et vous lui avez dit que oui, elle en avait un. Selon vous, cette loi a-t-elle un effet seulement symbolique?

R. Non, monsieur, elle n’a pas un effet seulement […] il est concevable, il me semble, par exemple, que les prisonniers incarcérés pour avoir enfreint une loi particulière puissent, en votant contre le châtiment qu’impose la loi, servir leurs propres intérêts plutôt que les intérêts de l’ensemble de la population. Alors, dans ce sens, elle pourrait avoir éventuellement un effet concret. Permettez-moi de préciser aussi que, comme je l’ai déjà souligné, elle dit carrément au sujet des prisonniers qui ont enfreint gravement la loi qu’ils sont, temporairement du moins, exclus de la collectivité, empêchés de participer à ses affaires, et elle fait ainsi valoir une opinion morale aussi énergiquement que possible.

[44]      L’exemple donné par le témoin concernant les prisonniers qui, si on leur permet de voter relativement à une loi pénale, risquent de placer au premier plan leurs intérêts plutôt que le bien public, ne dit rien des autres votants qui pourrait faire de même, par exemple, sur des questions de libre échange ou sur la prestation des services médicaux (la réorganisation des hôpitaux). De plus, l’exemple donné par M. Van den Haag est, comme il le dit lui-même, un effet possible et non un effet prouvé de la loi.

[45]      Le professeur Christopher P. Manfredi, qui a également témoigné pour la Couronne, a écrit ce qui suit dans son rapport[50] :

[traduction] L’inhabilité à voter des prisonniers, qui prive du droit de vote les personnes qui ont manifestement démontré leur manque de civisme, peut ainsi être perçue comme un moyen par lequel un régime politique démocratique libéral renforce la notion que le vote est, en fait, un attribut des bons citoyens. De cette façon, l’inhabilité à voter contribue à inculquer le sens du devoir qui atténue le penchant naturel des personnes à ne pas voter. L’inhabilité à voter des prisonniers produit ainsi un avantage collectif important en modifiant l’évaluation individuelle des avantages et des inconvénients, qui rend le vote irrationnel et qui menace la viabilité de la démocratie libérale.

[46]      Dans son témoignage de vive voix, le professeur Manfredi n’a pas été en mesure d’identifier un préjudice immédiat, concret, que le Parlement voulait éviter en adoptant la disposition législative contestée. Il a parlé des effets à long terme pour la société. M. Manfredi a décrit le [traduction] « préjudice clé » que le Parlement voulait éviter, comme [traduction] « l’érosion graduelle du lien entre la participation politique et la responsabilité du citoyen »[51]. Il a affirmé que ces phénomènes pouvaient se mesurer, mais il a avoué ne connaître aucun élément de preuve qui appuierait l’existence de ce préjudice[52]. Il a admis ne posséder aucune preuve des effets négatifs[53] malgré le fait que les prisonniers exercent pleinement leur droit de vote à certaines élections provinciales et dans plusieurs autres pays. Ses affirmations demeurent théoriques.

[47]      Le professeur Jean Hampton, philosophe, a bien résumé l’aspect punitif de cette mesure législative lorsqu’elle a déclaré[54] :

[traduction] Suspendre le droit de vote d’un prisonnier est une façon pour la collectivité lésée par la perpétration d’un crime d’importance, comme un meurtre, un viol ou des voies de fait, de dire au criminel […]

[…] vous nous avez trahi, et vous avez bafoué les valeurs qui rendent notre société possible; par conséquent, nous vous retirons votre droit de participer aux élections, pour que vous puissiez réfléchir sur la façon dont l’adhésion à ces valeurs rend une société démocratique, et le processus électoral, possibles.

La communication de ce message au criminel fait partie de la réaction punitive de la collectivité face à ses actes : c’est une façon pour elle de faire valoir l’importance morale de la collectivité, et des valeurs qu’elle juge essentielles à son fonctionnement.

[48]      Néanmoins, lorsque vient le temps d’établir les avantages de la Loi, elle affirme[55] :

[traduction] Les personnes qui contesteraient l’alinéa 51e) pourraient le considérer comme une sorte de réaction mesquine aux criminels, qui ne peut que les blesser, et qui ne peut leur faire aucun bien. Ce point de vue ne tient pas compte de la façon dont le châtiment efficace porte l’espoir d’édifier le criminel et la société en général. Cette loi me paraît susceptible d’être très efficace à titre de réaction édifiante. [Non souligné dans l’original.]

[49]      L’avantage qui réside dans le fait qu’une mesure est « susceptible d’être très efficace » demeure une simple conjecture raisonnée.

[50]      Dans l’ensemble, les affirmations faites par les témoins des appelants ne constituent pas le type de preuve qui appuie une analyse effectuée sous le régime de l’article premier. Dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général)[56], le juge McLachlin a décrit l’analyse effectuée sous le régime de l’article premier dans les termes suivants :

Il ne s’agit pas de procéder par simple intuition, ou d’affirmer qu’il faut avoir de l’égard pour le choix du Parlement. Il s’agit d’un processus de démonstration. Cela renforce la notion propre au terme « raisonnable » selon laquelle il faut tirer une inférence rationnelle de la preuve ou des faits établis. [Souligné dans l’original.]

[51]      Il n’y a pas eu de véritable démonstration en l’espèce. Le juge de première instance a conclu à bon droit, à mon avis[57] :

[…] les effets bénéfiques que les défendeurs invoquent sont bien minces par rapport au retrait du droit de vote, qui est un droit démocratique, et sont insuffisants pour satisfaire à la norme de preuve en matière civile.

[52]      Lorsqu’il a voté relativement à l’alinéa 51e) de la Loi, le Parlement avait entre les mains l’étude préparée par P. Landreville et L. Lemonde de la Commission Lortie[58]. Il a décidé de ne pas suivre les recommandations de ces auteurs. Leurs propos expriment toutefois bien les valeurs intégrées dans la Charte. L’extrait suivant mérite d’être lu[59] :

Le refus d’accorder le droit de vote aux personnes incarcérées doit être vu comme un relent des pratiques d’exclusion du passé.

D’une part, il s’agit de l’exclusion du criminel de la société sous forme de bannissement, de déportation, de la perte de la citoyenneté ou de la mort civile. Le criminel était exclu, il perdait ses droits. D’autre part, le suffrage universel s’est implanté très progressivement, même dans les pays les plus démocratiques. Le droit de vote a été réservé pendant longtemps à certains groupes de citoyens. Les pauvres, les illettrés, les Noirs, les autochtones et les femmes étaient exclus du processus démocratique. Les personnes condamnées ou incarcérées subissaient cette double exclusion.

La tendance moderne favorise cependant l’égalité des droits, la participation de tous à la vie politique, même des membres des groupes impopulaires ou marginaux. Le Canada peut être vu comme un des pays démocratiques du peloton de tête en ce qui concerne l’accès à l’égalité juridique et politique. Comme nous l’avons vu, les tribunaux canadiens et les politiques correctionnelles reconnaissent que les personnes incarcérées conservent tous leurs droits civils autres que ceux dont elles ont été privées expressément par la loi. Par ailleurs, la Charte canadienne des droits et libertés concrétise l’égalité des droits pour tous les citoyens, dont le droit de vote. Les exclusions sont de moins en moins acceptables et nous croyons qu’il ne devrait pas y avoir d’exceptions quant au droit de vote et que la Loi électorale du Canada devrait être révisée pour accorder à toutes les personnes incarcérées le droit de vote. [Non souligné dans l’original.]

[53]      La présente instance a pour but de trancher la question de savoir si le dernier vestige des pratiques d’exclusion peut résister à l’application de la Charte. Je suis d’avis que la disposition contestée n’y résiste pas et qu’elle est donc invalide.

IV.       Conclusion quant à l’appel

[54]      Je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

B.        L’appel incident

[55]      Je suis d’accord avec mon collègue, le juge Linden, J.C.A., pour dire qu’il n’y a pas de contravention à l’article 15 de la Charte et que l’appel incident doit être rejeté avec dépens.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Linden, J.C.A. :

I.          Introduction

[56]      L’instance représente un nouvel épisode du dialogue incessant entre les tribunaux et les législatures sur la question du vote des prisonniers[60]. En 1992 et 1993, deux tribunaux d’appel et la Cour suprême du Canada ont statué que l’inhabilité générale des prisonniers à voter, prévue par l’ancienne loi alors contestée, contrevenait à l’article 3 de la Charte et ne pouvait être validée par l’article premier de la Charte[61]. Le Parlement a réagi à cette opinion judiciaire en édictant des dispositions législatives visant à réaliser en partie ses objectifs, tout en respectant la Charte. Ces dispositions, qui sont contestées en l’espèce, ne privent du droit de vote que les prisonniers qui purgent une peine de deux ans ou plus.

[57]      La principale question qui doit être tranchée dans le cadre de l’appel est celle de savoir si l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada (la LEC ou la Loi) peut être validé par l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Il faut décider, plus particulièrement, si une disposition qui retire le droit de vote à « toute personne détenue dans un établissement correctionnel et y purgeant une peine de deux ans ou plus » satisfait aux critères de l’atteinte minimale et de la proportionnalité qui doivent être appliqués en vertu de l’article premier de la Charte. Dans des motifs étoffés et réfléchis, le juge de première instance a conclu qu’elle n’y satisfaisait pas[62]. Pour les motifs qui suivent, je crois pour ma part qu’elle y satisfait.

[58]      Les intimés soutiennent en outre que cette disposition est contraire au paragraphe 15(1) de la Charte. Je suis toutefois d’avis que cette disposition législative ne contrevient pas au paragraphe 15(1) de la Charte.

[59]      L’intimé Sauvé a contribué, avec d’autres personnes, au décès par balle de Bill Matiyek, survenu le 18 octobre 1978. M. Sauvé, qui appartenait alors au groupe de motards Satan’s Choice, a été déclaré coupable de meurtre au premier degré et condamné à une peine d’emprisonnement de 25 ans. M. Sauvé a déposé une déclaration le 24 septembre 1993, dans le but d’obtenir un jugement déclaratoire portant que l’alinéa 51e) de la LEC est contraire aux articles 3 et 15 de la Charte. M. Sauvé a été mis en liberté conditionnelle en mai 1994. Les intimés McCorrister et al., détenus à l’établissement de Stony Mountain, au Manitoba, ont déposé une déclaration en mai 1994, dans le but d’obtenir le même redressement que l’intimé Sauvé. Trois des intimés McCorrister, Sheldon McCorrister, Lloyd Knezacek et Aaron Spence, sont membres de la Fraternité des Autochtones, un groupe qui représente les détenus autochtones de l’établissement de Stony Mountain. Les deux actions ont été réunies et entendues simultanément par le juge de première instance en juin 1995. Le 27 décembre 1995, le juge de première instance a prononcé un jugement annulant l’alinéa 51e) de la LEC, parce que la contravention (admise) à l’article 3 de la Charte ne pouvait être validée par l’article premier de la Charte. La Couronne interjette maintenant appel de ce jugement.

[60]      L’appel ne porte pas sur la question de savoir si l’alinéa 51e) constitue une politique pénale ou gouvernementale valable. Il n’appartient pas à la Cour de décider ce qui convient ou non sur le plan de la politique pénale. Il n’est pas de son ressort de déterminer quelles théories de la science pénale devraient être retenues par nos législatures élues. L’instance porte sur les mesures attentatoires au droit de vote des prisonniers que le Parlement est autorisé ou non à prendre, le cas échéant, en regard de l’article premier de la Charte. La question à trancher est celle de savoir si l’interdiction légale est suffisamment adaptée et bien proportionnée à son objectif, ou si le Parlement doit tenter d’édicter une autre interdiction de portée plus restreinte, adopter une approche différente ou renoncer carrément à son objectif. Il n’existe pas de réponse simple à cette question à la fois importante et complexe.

II.         Le fait admis par la Couronne et les dispositions législatives pertinentes

[61]      La Couronne a admis devant la Cour que l’alinéa 51e) de la LEC contrevient à l’article 3 de la Charte, mais elle soutient que cette disposition est validée par l’article premier de la Charte.

[62]      Les dispositions législatives pertinentes sont l’alinéa 51e) de la LEC, l’article 3 de la Charte et l’article premier de la Charte. Voici l’alinéa 51e) de la LEC :

51. Les individus suivants sont inhabiles à voter à une élection et ne peuvent voter à une élection :

[…]

e) toute personne détenue dans un établissement correctionnel et y purgeant une peine de deux ans ou plus.

L’article 3 de la Charte dispose :

3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.

L’article premier de la Charte prévoit :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

III. Bref historique de l’inhabilité à voter des prisonniers au Canada avant l’entrée en vigueur de la Charte

[63]      L’inhabilité à voter des prisonniers remonte à la notion de « mort civile », selon laquelle l’une des conséquences d’une déclaration de culpabilité de félonie était la perte de tous les droits civiques. L’un des plus anciens textes témoignant de la mort civile est la loi d’Édouard III intitulée De Catallis Felonum[63]. Cette loi établissait la doctrine de la déchéance et précisait qu’un hors-la-loi était déchu non seulement de ses biens meubles, mais de tous ses droits et moyens d’acquérir des biens.

[64]      L’Acte constitutionnel de 1791[64], qui établissait le Haut et le Bas Canada, déclarait expressément les prisonniers inhabiles à voter. Il prévoyait notamment que « personne ne pourra voter à aucune élection d’un membre qui doit servir dans telle Assemblée dans l’une ou l’autre des dites Provinces […] qui aura été atteint de trahison ou de félonie dans aucune cour de Loi d’aucun des Territoires de sa Majesté. »[65] Par la suite, l’article 41 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1 [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] a maintenu le statu quo et autorisé le Parlement à fixer les qualités requises pour être éligible à la Chambre des communes et pour voter. Voici le texte de cette disposition :

41. Jusqu’à ce que le parlement du Canada en ordonne autrement,—toutes les lois en force dans les diverses provinces, à l’époque de l’union, concernant les questions suivantes ou aucune d’elles, savoir : —l’éligibilité ou l’inéligibilité des candidats ou des membres de la chambre d’assemblée ou assemblée législative dans les diverses provinces,—les votants aux élections de ces membres, —les serments exigés des votants, —les officiers-rapporteurs, leurs pouvoirs et leurs devoirs, —le mode de procéder aux élections, —le temps que celles-ci peuvent durer, —la décision des élections contestées et les procédures y incidentes, —les vacations des sièges en parlement et l’exécution de nouveaux brefs dans les cas de vacations occasionnées par d’autres causes que la dissolution,— s’appliqueront respectivement aux élections des membres envoyés à la Chambre des communes par ces diverses provinces.

Mais, jusqu’à ce que le parlement du Canada en ordonne autrement, à chaque élection d’un membre de la Chambre des communes pour le district d’Algoma, outre les personnes ayant droit de vote en vertu de la loi de la province du Canada, tout sujet anglais du sexe masculin, âgé de vingt-et-un ans ou plus et tenant feu et lieu, aura droit de vote.

[65]      La première loi électorale canadienne, l’Acte du cens électoral[66], ne mentionnait pas expressément l’inhabilité des prisonniers. Toutefois, selon le paragraphe 3(1) de cette loi, une personne pouvait voter seulement si elle était « âgée de vingt-et-un an révolus et si le présent acte ou aucune autre loi du Canada ne la priv[ait] du droit de vote ou ne lui interdi[sait] de voter. » Par conséquent, l’inhabilité à voter édictée par l’Acte constitutionnel de 1791 et maintenue en vigueur par l’article 41 de la Loi constitutionnelle de 1867 constituait vraisemblablement la règle de droit applicable à l’époque.

[66]      La question a été clarifiée en 1898. Cette année-là, l’Acte du cens électoral de 1898 a privé du droit de vote aux élections fédérales « [t]out individu qui, lors d’une élection, sera incarcéré comme prisonnier dans une geôle ou prison pour y subir la punition de quelque acte criminel »[67]. Cette interdiction générale applicable aux prisonniers est presque identique à celle qui s’appliquait au moment de l’entrée en vigueur de la Charte et qui a été contestée avec succès dans des instances antérieures. L’ancienne disposition, jugée inconstitutionnelle, se lisait comme suit :

14. […]

(4) Les individus suivants sont inhabiles à voter à une élection et ne doivent pas voter à une élection :

[…]

e) toute personne détenue dans un établissement pénitentiaire et y purgeant une peine pour avoir commis quelque infraction[68].

[67]      La loi actuelle est beaucoup moins radicale, car elle refuse le droit de vote uniquement aux personnes qui purgent une peine de deux ans ou plus, plutôt qu’à toute personne détenue dans un établissement pénal.

IV.       L’inhabilité à voter des prisonniers depuis l’entrée en vigueur de la Charte

[68]      Différents tribunaux, dont la présente Cour, ont déjà examiné cette question. Plusieurs recours judiciaires fondés sur l’article 3 de la Charte ont été engagés pour contester cette disposition ou celle qu’elle a remplacée. Nous étudierons d’abord cette jurisprudence pour situer le présent appel dans son contexte. Des dispositions provinciales semblables ont aussi été attaquées dans plusieurs instances, que je ne résumerai pas ici[69]. On verra que les décisions judiciaires portant sur l’ancienne disposition, établissant l’interdiction générale de voter pour les prisonniers, ne dénotent pas une grande unanimité dans le raisonnement, comme on peut s’y attendre de la jurisprudence touchant des questions épineuses, à forte connotation politique.

[69]      En 1983, le juge Taylor de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a reconnu la validité de l’ancienne disposition édictant l’inhabilité à voter des prisonniers[70]. Selon son raisonnement, les prisonniers ne pouvant pas faire un [traduction] « choix électoral libre et démocratique », il convenait que le Parlement leur refuse le droit de vote :

[traduction] Il est clair que l’emprisonnement, comme châtiment pour une contravention au droit criminel, peut se justifier dans une société libre et démocratique. Il s’ensuit que le fait de priver les prisonniers des droits constitutionnels qui ne peuvent nécessairement pas être exercés par les personnes qui purgent une peine d’emprisonnement peut également se justifier et doit être considéré comme autorisé par l’article premier de la Charte.

[70]      Un an plus tard, dans l’affaire Procureur général du Canada c. Gould[71], la Cour a été appelée à décider si elle devait accueillir une requête interlocutoire sollicitant une injonction pour permettre au requérant de voter à une élection imminente. Tous les membres de la Cour étaient d’accord pour dire que la disposition, telle qu’elle était alors libellée, contrevenait à première vue à la Charte, mais ils ne partageaient pas tous la même opinion quant à savoir si une injonction devait être accordée pour permettre au requérant de voter. Ces décisions n’ont donné aucune indication qui puisse guider les tribunaux dans leur analyse des dispositions restreignant le droit de vote des détenus en regard de l’article premier. Une question semblable a été soulevée dans l’affaire Lévesque c. Canada (Procureur général), dans laquelle le juge Rouleau a statué qu’une injonction devait être délivrée pour permettre au requérant, un prisonnier, de voter à l’élection qui devait avoir lieu peu après[72].

[71]      En 1988, le juge Hirschfield de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba a tiré la même conclusion que le juge Scollin, qui avait déclaré les dispositions de la Loi électorale du Manitoba [C.P.L.M., ch. E-30] inopérantes dans une cause antérieure[73]. En tirant la même conclusion, le juge Hirschfield a cité abondamment la décision antérieure[74]. Dans une remarque incidente digne de mention, il a toutefois exprimé l’avis que, si l’exclusion de tous les prisonniers du processus électoral avait une portée trop large, l’inhabilité à voter des détenus fédéraux purgeant une peine relativement à un acte criminel serait vraisemblablement acceptable :

[traduction] Si les termes « établissement pénitentiaire » étaient définis comme s’entendant uniquement d’un pénitencier fédéral, et les termes « quelque infraction » comme s’entendant d’un acte criminel, la décision que je m’apprête à annoncer serait radicalement différente. Selon moi, l’application du critère de la proportionnalité décrit dans Oakes aurait alors fait pencher la balance en faveur de l’inhabilité[75].

[72]      La Cour d’appel du Manitoba a infirmé la décision du juge Hirschfield[76], en statuant que l’inhabilité des prisonniers constituait une limite raisonnable au droit de vote. Après avoir résumé les dispositions concernant l’inhabilité des électeurs dans d’autres sociétés démocratiques, le juge en chef Monnin, a écrit que le lien entre l’inhabilité à voter et la qualité de candidat justifiait l’inhabilité complète des prisonniers :

[traduction] Je conclus que le juge Hirschfield a commis une erreur lorsqu’il a décidé que la contravention à l’art. 3 n’était pas validée par l’article premier de la Charte. L’alinéa 14(4)e) constitue une limite raisonnable, dont la justification peut être démontrée, au droit de vote que l’art. 3 de la Charte garantit aux citoyens canadiens; il est donc valide. Si les détenus se voient reconnaître le droit de vote, ils auront automatiquement le droit de se porter candidats aux élections fédérales. La loi ne contient aucune disposition en vertu de laquelle une personne serait inhabile à offrir ses services en qualité de candidat. Il suffit d’avoir la qualité d’électeur pouvant s’inscrire sur la liste électorale et de satisfaire aux conditions de résidence. On se rappellera qu’il y a quelques années un membre du Sinn Fein a été élu au Parlement de la Grande-Bretagne à Westminster, alors qu’il se trouvait dans un pénitencier en Irlande du Nord. Je ne me rappelle pas si son élection a été annulée par la Haute Cour de justice du Parlement britannique qui avait compétence pour trancher la question de l’éligibilité de ses membres.

[…]

Le droit de vote ne constitue donc pas un droit absolu, même s’il est essentiel dans une démocratie. Malheureusement, il arrive que, pour des motifs valables, ce droit ne puisse pas être exercé[77].

[73]      Trois jours après le prononcé de la décision du juge Hirschfield, le juge Van Camp de la Cour de l’Ontario a reconnu la validité constitutionnelle de la disposition que le juge Hirschfield avait jugée inopérante. Le juge Van Camp a noté la valeur historique attribuée à la constitution d’un électorat responsable :

L’historique de l’inhabilité à voter des électeurs au cours des ans témoigne des différentes conceptions de ce qu’est une personne responsable. La question précise soumise à la cour est celle de savoir s’il est justifiable que la personne qui enfreint la loi participe au choix des personnes qui la font. Le droit de voter de tout citoyen ne fait pas partie de notre histoire. Historiquement, un vote est réputé vraisemblablement responsable si la personne dont il émane :

(1) peut démontrer qu’elle a un intérêt dans la collectivité et les affaires publiques;

(2) s’intéresse activement aux affaires publiques;

(3) est suffisamment bien informée des questions publiques.

Par conséquent, par le passé, des conditions ont été fixées en ce qui touche la propriété, la fortune, l’alphabétisme et la résidence. Toutefois, ces différentes conditions ont été abolies car ce critère est apparu inopportun pour évaluer la responsabilité requise. Demeure donc la condition relative à la citoyenneté, avec sa condition incluse touchant l’âge. Jusqu’à maintenant, l’inhabilité des criminels et des personnes impliquées dans des manœuvres électorales frauduleuses a été maintenue, parce que ces personnes ne sont pas des citoyens responsables et ont démontré, hors de tout doute, leur manque d’engagement envers le bien-être de la collectivité[78].

[74]      Bien que, selon le raisonnement du juge Van Camp, ni le châtiment, ni la commodité administrative ne puissent suffire pour justifier l’inhabilité à voter des prisonniers, elle a reconnu que l’inhabilité pouvait être maintenue comme gage d’un électorat responsable :

[traduction] Je retiendrais la prétention que l’objectif du châtiment n’est pas assez important pour écarter un droit fondamental.

Je partagerais l’opinion exprimée par le juge Reed dans l’affaire Gould c. P.-G. Can. […], et par le juge Rouleau dans Lévesque c. P.-G. Can. […], selon laquelle des motifs administratifs ou de sécurité ne peuvent empêcher l’exercice d’un droit reconnu par la Constitution et l’emprisonnement n’entraîne pas nécessairement la perte du droit de vote.

Cependant, il me semble que le Parlement était justifié de limiter le droit de vote parce qu’un régime démocratique libéral exige que les citoyens soient honnêtes et responsables. Un tel régime exige que les citoyens obéissent volontairement; l’efficacité pratique des lois s’appuie sur la volonté de s’y conformer des personnes qui y sont assujetties. L’État doit se protéger en excluant symboliquement les criminels des personnes pouvant élire les artisans de la loi. En outre, l’exclusion des criminels des personnes ayant le droit de vote renforce le concept des citoyens honnêtes et responsables essentiel à une démocratie libérale[79]. [Citations omises, non souligné dans l’original.]

[75]      En ce qui concerne la proportionnalité, le juge Van Camp a statué que l’inhabilité temporaire de tous les prisonniers était une mesure proportionnée. Elle a écrit :

[traduction] L’objectif de la Loi consistait à protéger une valeur essentielle de notre société démocratique actuelle, en reconnaissant l’importance du vote. La loi ne supprime pas ce droit. Elle n’établit pas de distinction fondée sur une caractéristique innée quant à la race ou au sexe. Le droit lui-même n’était pas la confirmation d’un droit pré-existant très ancien. La disposition même de la Charte commandait l’établissement d’une limite. Les critères d’exclusion établis par les représentants du peuple étaient raisonnables compte tenu de l’histoire du droit de vote, de son effet et de la pratique dans d’autres sociétés libres et démocratiques. Le Parlement a soigneusement examiné la question de savoir dans quelle mesure les personnes déclarées coupables devaient être inhabiles. Il ne leur a pas retiré leur droit de citoyenneté. Il n’a pas déclaré inhabiles toutes les personnes déclarées coupables. Il n’a pas prévu d’inhabilité permanente. Il n’a pas assujetti le rétablissement du droit de vote à une décision ultérieure. La personne qui cesse d’être détenue recouvre automatiquement son droit. Il a prévu le rétablissement du droit de vote avant l’expiration de la peine, dès que le prisonnier a prouvé qu’il pouvait réintégrer graduellement la société. L’inhabilité touche en fait les personnes qui ont choisi de devenir inhabiles. Elles ne sont privées d’aucune de leurs libertés fondamentales[80]. [Non souligné dans l’original.]

[76]      En 1991, avant l’audition de l’appel interjeté à l’encontre de la décision du juge Van Camp, le juge Strayer (alors juge de première instance) s’est prononcé sur la même disposition dans l’affaire Belczowski c. Canada[81]. Le juge Strayer a rejeté les objectifs consistant à « proclamer et sauvegarder le caractère sacré du droit de vote dans notre démocratie » et à « préserver l’intégrité du processus électoral » comme des objectifs urgents et réels. Aucun de ces objectifs particuliers n’a cependant été invoqué devant cette Cour. Un troisième objectif visé par la disposition abrogée a été proposé au juge Strayer, soit celui d’imposer des sanctions aux contrevenants. Le juge Strayer a jugé qu’il existait un lien rationnel entre cet objectif et la loi, mais il a conclu que la loi ne satisfaisait pas aux critères de l’atteinte minimale et de la proportionnalité. Voici ce qu’il a dit :

Ici encore, cependant, on ne saurait dire que ce mode de châtiment porte atteinte « le moins possible » au droit prévu à l’article 3. Au contraire, il abolit directement et totalement ce droit pour la durée de l’emprisonnement. Il se distingue en cela de l’abolition incidente, résultant de l’emprisonnement, des autres droits et libertés prévus à la Charte, telle la liberté d’association, d’assemblée ou d’expression.

Enfin, pour ce qui est de la perte de la capacité de voter comme châtiment, le gouvernement n’a pas démontré à ma satisfaction que le retrait absolu du droit de vote à tous les détenus est proportionné à cet objectif. D’abord, on peut noter que l’alinéa 51e) s’applique quelle que soit la gravité de l’acte pour lequel le détenu est puni. En second lieu, l’effet réel sur le droit de vote du détenu sera fort arbitraire, selon des circonstances fortuites tel le moment où des élections fédérales auront lieu par rapport à celui où il purgera sa peine. Ainsi, un individu incarcéré pendant deux semaines pour n’avoir pas réglé des contraventions au règlement sur le stationnement pourrait perdre son droit de vote pour quatre ans si sa peine coïncidait par hasard avec des élections fédérales. Par contre, un autre, condamné pour fraude ou agression sexuelle et bénéficiant d’une libération conditionnelle après trois ans et demi pourrait ne jamais rater l’occasion de voter. Ainsi, il n’existe aucune coordination nécessaire entre le fait de purger une peine d’emprisonnement et la perte effective de son droit de vote. En troisième lieu, il y a un manque de proportion entre l’objectif et le retrait du droit de vote en ceci que depuis cinquante ans, la théorie de la correction au Canada a évolué en direction de la réhabilitation et de la préparation des détenus à leur réinsertion sociale[82].

[77]      La décision du juge Strayer a été confirmée en appel par cette Cour. Le juge Hugessen, J.C.A., qui a rédigé l’opinion de la Cour, a conclu que les objectifs proposés étaient trop abstraits pour justifier une atteinte aux droits protégés par la Constitution. Il s’est exprimé en ces termes :

L’élément le plus frappant des prétendus objectifs de l’alinéa 51e), étudiés ensemble et collectivement, est qu’ils sont tous symboliques et abstraits. L’appelante l’admet, mais elle soutient qu’ils n’en demeurent pas moins des objectifs légitimes d’une mesure législative. Avec égards, il me semble que cette prétention frappe à faux. Il est vrai qu’une disposition législative peut légitimement avoir un objectif purement symbolique. Le premier volet du critère Oakes ne porte toutefois pas sur le caractère légitime de l’objectif législatif, mais sur son importance, c’est-à-dire que l’on doit se demander s’il se rapporte à des préoccupations « urgentes et réelles ». Pour ma part, je dois dire que je doute sérieusement qu’un objectif complètement symbolique puisse être suffisamment important pour justifier la suppression de droits qui sont eux-mêmes à tel point importants et fondamentaux qu’ils ont été reconnus dans notre Constitution. Il me semble bien dangereux d’admettre le symbolisme à titre de motif légitime de la suppression de droits garantis par la Charte. Même au chapitre du critère moins exigeant de « l’objectif social souhaitable » proposé dans l’arrêt Andrews, j’aurais cru qu’un tel objectif devrait se traduire en un véritable avantage espéré et non seulement en une notion abstraite ou symbolique. Adopter l’autre voie nous exposerait, il me semble, au fameux sarcasme de Voltaire selon lequel les Anglais avaient exécuté l’amiral Byng sur sa propre plage arrière « pour encourager les autres ».

Tout en présumant, toutefois, pour le plaisir de la discussion, qu’un objectif purement symbolique peut être suffisamment important dans certaines circonstances, je suis d’avis qu’en l’espèce, ce ne peut être le cas. Priver les détenus de leur droit de vote n’est pas une déclaration de principe publique, retentissante et non équivoque. Au contraire, il s’agit d’une atteinte à peine perceptible aux droits d’un groupe de personnes qui, aussi longtemps qu’elles demeurent détenues, sont une honte nationale, presque universellement laissées pour compte et oubliées. Si, par conséquent, comme je le pense, le symbolisme du prétendu objectif échappe à la grande majorité des citoyens, on ne peut caractériser cet objectif d’urgent et réel[83].

[78]      Le juge Hugessen, J.C.A., a refusé de reconnaître les objectifs du gouvernement. Il croyait que le véritable objectif de l’inhabilité des prisonniers était de les dégrader encore davantage :

Subsidiairement, et beaucoup moins louablement, il m’apparaît que le véritable objectif de l’alinéa 51e) vise peut-être à satisfaire un stéréotype largement répandu selon lequel le détenu représente une forme de vie inférieure et nuisible à laquelle tous les droits devraient être enlevés sans distinction. Cela, il va de soi, n’est pas un objectif qui justifierait l’application de l’article premier de la Charte[84].

[79]      Le juge Hugessen a néanmoins suggéré que le retrait du droit de vote aux personnes déclarées coupables de certains crimes pouvait être acceptable. Pour lui, il était inacceptable que tous les prisonniers soient inhabiles comme simple conséquence de leur état. Voici les propos qu’il a tenus :

Le retrait du droit de vote aux personnes déclarées coupables de trahison ou de félonie peut facilement être vu comme la sanction de ces crimes. Cette déchéance imposée seulement à ceux qui sont effectivement détenus semble être plus une conséquence de cet état que la sanction du comportement qui en est responsable[85].

[80]      En ce qui concerne le critère de la proportionnalité, le juge Hugessen partageait l’avis du juge Strayer, selon lequel l’ancienne disposition n’était pas proportionnée. Le juge Hugessen a statué que la loi ne satisfaisait à aucun des éléments du critère de la proportionnalité. Premièrement, il a soutenu que le fait d’être en prison ne constituait pas une indication rationnelle que le détenu est un citoyen irresponsable :

En premier lieu, l’alinéa 51e) doit avoir un lien rationnel avec les objectifs en question. Ce n’est pas le cas. Le fait d’être emprisonné n’est pas, en aucune façon, une indication sûre et rationnelle que le détenu est un citoyen malhonnête et irresponsable. J’ai déjà mentionné les personnes qui font défaut de payer une amende et qui, il est révoltant, constituent une proportion énorme de notre population carcérale. En aucune façon ces gens ne doivent être qualifiés, par le fait même, de citoyens malhonnêtes et irresponsables. Il n’est également pas impossible, dans notre société, que des personnes soient détenues pour des motifs de conscience, et je doute que, comme société, nous jugions ces personnes malhonnêtes et irresponsables, indépendamment de ce que nous pouvons penser d’elles à d’autres égards.[86]

[81]      Quant à l’atteinte minimale, le juge Hugessen a statué que, compte tenu de la structure de la loi, le retrait du droit de vote était injuste et irrationnel :

Il n’y a que peu de choses à dire sur le deuxième volet de cette partie du critère qui requiert que la mesure législative porte le moins possible atteinte au droit garanti. Je me contenterai de remarquer que non seulement le droit est retiré dans son ensemble, mais, en raison de la nature même du droit de vote lui-même, il est retiré de façon injuste et irrationnelle : les personnes qui sont détenues le jour du recensement ou du scrutin, peu importe la brièveté de leur peine, perdent leur droit de vote; d’autres peuvent purger jusqu’à quatre ans et trois cent soixante-quatre jours et n’être jamais privés de leur droit de vote[87].

[82]      Sur la question de la proportionnalité, le juge Hugessen a jugé que la loi était à la fois trop générale et insuffisante, car elle ne comportait aucun élément visant à établir un équilibre entre la gravité de la conduite du contrevenant et les effets de la loi :

Enfin, le troisième volet du critère consiste à étudier la proportionnalité entre les effets de la disposition législative et ses objectifs. Pour des motifs déjà formulés, l’alinéa 51e) ne peut satisfaire à ce critère. J’ai déjà traité du caractère à la fois trop général et insuffisant de la disposition législative lorsqu’elle est étudiée dans le contexte de ses prétendus objectifs. J’ai également mentionné qu’elle ne tente pas de soupeser, d’évaluer ou de concilier la gravité du comportement qui a entraîné l’emprisonnement et la suppression conséquente du droit garanti par la Charte. Enfin, j’ai mentionné qu’à titre de conséquence inévitable de la disposition, et non seulement de son application imparfaite, son effet véritable dans un cas particulier dépendra de circonstances tout à fait fortuites qui n’ont aucun lien avec soit les objectifs en question ou le comportement des détenus dont les droits sont ainsi supprimés. Même en supposant que ces objectifs soient valides, on ne peut tout simplement pas considérer l’alinéa 51e) comme un moyen modéré et proportionnel de les atteindre, compte tenu de l’importance des droits supprimés[88].

[83]      Peu de temps après le prononcé de l’arrêt Belczowski par la Cour, la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la décision du juge Van Camp dans l’affaire Sauvé. Le juge Arbour (alors de la Cour d’appel), qui s’est exprimée au nom de la Cour, était d’accord avec le juge Hugessen pour dire que la nature symbolique des objectifs en atténuait l’importance comme justification de la privation du droit de vote garanti par la Charte. Dans une remarque incidente, dont les parties en l’espèce ont débattu avec vigueur, elle a affirmé :

[traduction] J’ajouterais que la lente progression des démocraties occidentales vers le suffrage universel a franchi un point de non-retour au Canada en 1982 lorsque l’article 3 de la Charte a été édicté. Je doute que qui que ce soit puisse maintenant être privé du droit de vote pour le motif, non simplement symbolique, mais dont la preuve a été faite, que cette personne n’est pas honnête ou responsable. Au moment de l’entrée en vigueur de la Charte, les exclusions au droit de vote étaient si peu nombreuses dans notre pays qu’on peut supposer à juste titre que nous avions abandonné l’idée que l’électorat doit se limiter aux « citoyens honnêtes et responsables », définis auparavant par des caractéristiques comme le fait d’être propriétaire de biens-fonds ou le sexe, en faveur d’un électorat pluraliste, qui peut très bien inclure des Canadiens qui sont des ennemis de l’État[89].

[84]      Bien que le juge Arbour ait reconnu que l’objectif proposé le plus plausible était l’imposition de sanctions aux contrevenants, elle estimait qu’une disposition qui punit les détenus en général n’atteignait pas cet objectif. Voici ce qu’elle a écrit :

[traduction] Si l’objectif de l’alinéa 51e) consiste à punir les contrevenants, une disposition qui punit les détenus, et qui a donc une portée à la fois trop large et insuffisante, ne l’atteint absolument pas. Que l’on envisage la question sous l’angle de la proportionnalité ou de l’objectif, le résultat demeure le même : ce n’est pas une justification valable sur le plan constitutionnel. Cela vaut pour chacun des trois objectifs qui, même considérés ensemble, ne sont ni assez importants ni acceptables, ou se traduisent par des moyens qui n’ont pas de lien rationnel avec les objectifs ou qui portent beaucoup plus atteinte au droit de vote que c’est nécessaire. Je ne crois pas utile d’analyser en détail les lacunes de la loi sur le plan de la proportionnalité, car je souscris, pour l’essentiel, aux motifs exprimés par les juges Strayer et Hugessen dans l’affaire Belczowski, précitée, sur la question de la proportionnalité[90].

[85]      La Cour suprême a rejeté, ensemble, les pourvois formés à l’encontre des décisions de la Cour d’appel de l’Ontario et de cette Cour. Les motifs du jugement de la Cour suprême sont reproduits intégralement ci-dessous :

Nous sommes tous d’avis qu’il y a lieu de rejeter ces pourvois.

Le procureur général du Canada a concédé à bon droit que l’al. 51e) de la Loi électorale du Canada, L.R.C. (1985), ch. E-2, enfreint l’art. 3 de la Charte canadienne des droits et libertés, mais il prétend qu’il est sauvegardé par l’article premier de la Charte. Nous ne sommes pas d’accord. À notre avis, l’al. 51e) a une portée trop large et ne satisfait pas au critère de la proportionnalité, particulièrement en ce qui concerne l’élément de l’atteinte minimale, énoncé dans la jurisprudence de notre Cour touchant l’article premier.

Par conséquent, la première question constitutionnelle reçoit une réponse affirmative et la seconde, une réponse négative.

En conséquence, les deux pourvois sont rejetés avec dépens[91].

Il faut souligner que la Cour suprême dit seulement que l’ancien article a « une portée trop large » et, plus particulièrement qu’il ne satisfait pas au critère de la proportionnalité en ce qui concerne l’élément de l’atteinte minimale, énoncé dans la jurisprudence de la Cour touchant l’article premier. Aucun élément des motifs de la Cour suprême ne met l’article 3 à l’abri d’éventuelles limites conformes aux exigences de l’article premier de la Charte.

[86]      Peu de temps avant l’arrêt prononcé par la Cour suprême dans les affaires Sauvé et Belczowski, le Parlement a adopté des modifications à la LEC et notamment la disposition prévoyant l’inhabilité des prisonniers qui est contestée en l’espèce[92]. C’est donc une nouvelle règle de droit qui est attaquée, et lorsque le Parlement l’a édictée, il l’a voulue conforme à la Charte et à la jurisprudence. Les décisions antérieures peuvent donc être utiles pour comprendre le contexte du présent appel, mais elles ne lient pas la Cour. L’ancienne disposition s’appliquait à tous les prisonniers, sans égard à l’infraction commise ni à la durée de leur peine. La disposition maintenant en vigueur est très différente, de portée beaucoup plus limitée, et doit donc faire l’objet d’un nouvel examen.

V.        L’alinéa 51e) est-il validé par l’article premier de la Charte?

1. Introduction : quelle démarche faut-il adopter sous le régime de l’article premier de la Charte?

[87]      Peu importe la démarche adoptée sous le régime de l’article premier de la Charte, il faut commencer par se reporter au texte même de cette disposition :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[88]      La Cour suprême a souvent insisté sur l’importance que l’on doit attribuer au contexte lorsqu’on procède à une analyse en vertu de l’article premier. Elle a indiqué qu’on ne peut apprécier la proportionnalité qu’en examinant avec attention les particularités et les faits de l’espèce[93]. Le critère énoncé dans l’arrêt Oakes ne doit donc pas, et ne peut, en fait, être appliqué de façon rigide. Il faut aborder des concepts comme l’atteinte minimale et la proportionnalité en tenant compte des faits soumis à la Cour. En attribuant à ces concepts une interprétation uniforme applicable dans tous les cas, on créerait un critère qui ne serait d’aucun secours dans bien des cas. Comme je l’expliquerai plus loin, l’application du critère énoncé dans l’arrêt Oakes est particulièrement liée au contexte dans la présente affaire.

[89]      Ce n’est que dans le contexte de chaque cas particulier que la norme de preuve appropriée peut être établie. Dans nombre de cas, la preuve scientifique et concluante des effets de la loi est impossible. Bien que le gouvernement ait toujours le fardeau de justifier les violations de la Charte selon la probabilité la plus forte, le tribunal doit être disposé à conclure à l’existence d’un lien causal entre la loi et les avantages escomptés en s’appuyant sur la raison, la déduction et l’inférence[94].

[90]      Le cadre fondamental de l’analyse effectuée en regard de l’article premier, établi par l’arrêt La Reine c. Oakes, demeure applicable, mais il a été clarifié par la jurisprudence subséquente. Ce cadre analytique a été reformulé dans Egan c. Canada, et cité avec approbation dans Eldridge et Vriend :

L’atteinte à une garantie constitutionnelle sera validée à deux conditions. Dans un premier temps, l’objectif de la loi doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles. Dans un deuxième temps, le moyen utilisé pour atteindre l’objectif législatif doit être raisonnable et doit pouvoir se justifier dans une société libre et démocratique. Cette seconde condition appelle trois critères : (1) la violation des droits doit avoir un lien rationnel avec l’objectif législatif; (2) la disposition contestée doit porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte, et (3) il doit y avoir proportionnalité entre l’effet de la mesure et son objectif de sorte que l’atteinte au droit garanti ne l’emporte pas sur la réalisation de l’objectif législatif. Dans le contexte de l’article premier, il incombe toujours au gouvernement de prouver selon la prépondérance des probabilités que la violation peut se justifier[95].

[91]      Le premier volet du critère établi par l’arrêt Oakes est bien connu. L’objectif de la loi doit être « urgent et réel » pour être suffisamment important pour justifier une dérogation à un droit ou à une liberté qui bénéficie d’une protection constitutionnelle.

[92]      Si cette condition est remplie, le deuxième volet fait appel à un critère de proportionnalité. Ce critère comporte trois éléments. Premièrement, il doit exister un lien rationnel entre la mesure qui restreint un droit garanti par la Charte et l’objectif qu’elle vise. En d’autres termes, cette mesure doit être conçue de façon à atteindre cet objectif sans être arbitraire, injuste ni fondée sur des considérations irrationnelles. Deuxièmement, les mesures restrictives ne doivent porter atteinte au droit garanti par la Charte que dans la mesure où c’est nécessaire[96]. Troisièmement, les effets de la mesure en cause doivent être proportionnels à l’importance de l’objectif visé et il doit y avoir proportionnalité entre ses effets bénéfiques et ses effets nuisibles. Une disposition qui restreint un droit garanti par la Charte et qui ne satisfait pas à ce critère ne sera pas validé par l’article premier.

2. Les objectifs de la loi sont-ils suffisamment urgents et réels pour justifier une atteinte à un droit garanti par la Charte?

[93]      La première tâche que doit accomplir le juge qui évalue la justification proposée d’une contravention à la Charte consiste à identifier les objectifs qui sous-tendent la loi. La Couronne soutient que la loi contestée en l’espèce vise deux objectifs, soit ceux retenus par la juge de première instance. Les voici :

(a) rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit;

(b) faire ressortir les objets généraux de la sanction pénale.

Dans la présente affaire, le juge de première instance a examiné les prétentions des parties, l’historique législatif de la disposition en cause et le texte de cette disposition, puis il a conclu que la preuve pouvait établir qu’elle avait été édictée pour promouvoir deux objectifs. Il a conclu :

Plus précisément, il appert du libellé de la disposition ainsi que des procès-verbaux du Comité spécial sur la réforme électorale que la disposition visait sans conteste à imposer le retrait du droit de vote comme sanction supplémentaire à l’égard d’un crime grave. L’éducation morale semble constituer un autre motif justifiant cette sanction supplémentaire. L’objectif de rehausser le sens du devoir civique par l’application de l’alinéa 51e) de la LEC est moins évident. Néanmoins, une lecture des Débats de la Chambre des communes indique que le législateur a tenu compte du fait que la disposition attaquée pouvait transmettre aux contrevenants et au grand public un message au sujet de l’importance du droit de vote dans une démocratie[97].

[94]      Les tribunaux d’appel sont réticents à infirmer les conclusions touchant les faits de la cause, car c’est le juge de première instance qui bénéficie de l’exposé le plus complet des faits. On note donc une grande retenue à l’égard des conclusions de fait tirées en première instance.

[95]      Bien que les conclusions touchant les cas prévus par la loi n’aient pas droit au même degré de retenue que celles touchant les faits de la cause[98], elles méritent le respect. En l’espèce, j’ai passé la preuve en revue et je suis d’accord avec le juge de première instance pour dire que le gouvernement a prouvé selon la probabilité la plus forte que les objectifs invoqués sont bel et bien ceux qui ont motivé l’adoption des mesures législatives. Le juge de première instance n’a commis aucune erreur en retenant ces objectifs.

[96]      En examinant la preuve, j’ai étudié le débat tenu par le Parlement. J’ai noté, avec intérêt, que le Parlement, en session générale et en comité, a tenu un débat animé sur cette mesure. Le comité parlementaire qui a examiné la question a étudié avec soin les observations de la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis (la Commission Lortie), qui recommandait l’inhabilité de tous les prisonniers purgeant des peines de dix ans ou plus. La session du Parlement a débattu et rejeté, en bout de ligne, une motion visant à abolir l’inhabilité, ainsi qu’une motion subsidiaire en vertu de laquelle l’inhabilité ne serait survenue que lorsqu’une sentence imposant une peine de cinq ans ou plus a été prononcée[99].

[97]      Il faut noter que les intimés ne contestent pas les objectifs législatifs retenus. En fait, dans ses observations écrites bien peaufinées, Me Peltz reconnaît les deux objectifs de la loi et tente d’établir une correspondance entre eux et les objectifs proposés, mais rejetés, dans l’affaire antérieure Sauvé[100]. Bien que la loi ait été motivée par des objectifs semblables à ceux qui appuyaient auparavant l’inhabilité totale, la présente mesure législative diffère suffisamment de l’ancienne pour commander un nouvel examen. Lorsqu’ils ont abordé cette question, le Rapport de la Commission Lortie, le Comité parlementaire et la Chambre des communes ont tous pris soin de noter la nature hybride, à la fois pénale et électorale, de cette disposition. De plus, le Parlement l’a édictée après avoir tenu pleinement compte de la Charte, en réaction aux décisions de cette Cour et de la Cour d’appel de l’Ontario, confirmées par la Cour suprême du Canada, qui avaient déclaré la disposition antérieure inconstitutionnelle. Conscient que la disposition actuelle serait elle aussi contestée devant les tribunaux, le Parlement a voulu viser des objectifs moins « symboliques », visant à mettre en œuvre ce que le Parlement considérait comme une politique pénale et électorale valable[101] .

[98]      Devant la Cour, le gouvernement de l’Alberta[102] a plaidé énergiquement que la nature électorale de ces dispositions devait être reconnue. Le gouvernement de l’Alberta craint plus particulièrement que, si la Cour caractérise cette loi de pur exercice des pouvoirs en matière de droit criminel, la compétence des gouvernements provinciaux pour déclarer les prisonniers inhabiles soit remise en question. La Cour n’est pas disposée à se prononcer en l’espèce sur la question de savoir dans quelle mesure les gouvernements provinciaux peuvent déclarer les prisonniers inhabiles à voter à une élection provinciale. Selon moi, le gouvernement fédéral a édicté cette loi dans l’exercice à la fois de son pouvoir en matière de droit criminel et de son droit de légiférer en matière de droit électoral. Cela ressort nettement de ce qui a été dit pendant le débat parlementaire qui a précédé son adoption. Je ne me prononcerai pas sur la mesure dans laquelle des objectifs de nature électorale peuvent ou non motiver, à bon droit, la prise de pareilles mesures législatives par une province.

[99]      Je laisserai aussi aux philosophes la question de la « véritable nature » de l’inhabilité à voter. On pourrait plaider que la loi agit à différents égards—elle impose une conséquence civile, elle établit une incapacité civile, elle impose une sanction pénale, elle poursuit un but civique, elle favorise la réalisation d’un but électoral ou elle fait partie intégrante de la détermination de la peine. Je crois que ces arguments, seuls, ne sont que d’une utilité limitée. Des éléments de tous ces concepts ou idéaux sont en jeu en l’espèce. Nous sommes toutefois saisis de la question de savoir si la loi, compte tenu de ses objectifs et de ses effets, peut être validée par l’article premier de la Charte. Sur ce point, le libellé de la loi et, dans une moindre mesure, les débats du Parlement, revêtent une importance capitale. En s’intéressant exclusivement à la nature de l’inhabilité, on traiterait le processus parlementaire comme un processus différent du processus complexe et collectif qu’il constitue.

[100]   Ayant conclu que le Parlement était motivé par les objectifs consistant à rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit et à faire ressortir les sanctions pénales, je partage l’opinion du juge de première instance selon laquelle ces objectifs sont suffisamment urgents et réels pour justifier une atteinte à un droit protégé par la Charte. Bien que Me Peltz ait fait valoir, au nom des intimés McCorrister, que ces objectifs sont trop abstraits et symboliques pour justifier une atteinte à un droit protégé par la Charte, et bien que la portée du premier objectif soit assez large, en fait, je reconnais que la promotion du sens du devoir civique et du respect de la primauté du droit sont assez importants, dans certains cas, pour justifier la restriction des droits garantis par la Charte[103]. Je crois aussi que la sanction pénale peut être utilisée d’une manière qui peut porter atteinte aux droits garantis par la Charte. Le juge de première instance a examiné cette question et tiré la conclusion qui suit :

À ce stade, il convient d’examiner avec attention les idéaux démocratiques que le Canada, comme société libre et démocratique, cherche à promouvoir. Il se peut que la théorie politique ne repose sur aucune tradition occidentale unifiée, mais il appert clairement de la preuve présentée en l’espèce que le sens du devoir civique et la responsabilité morale constituent des éléments clés de nos traditions démocratiques libérales. En fait, selon le préambule de la Charte, le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent « la primauté du droit ». La primauté du droit peut se prêter à différentes interprétations, notamment la nécessité d’adopter des règles sur les questions d’intérêt public ou des règles régissant la vie en société : J. Rawls, A Theory of Justice […], aux pages 235 à 243. Les idéaux sous-jacents à la primauté du droit traduisent la nécessité de formuler des règles de droit de façon à assurer le respect volontaire de la norme de conduite fixée par lesdites règles. Bien entendu, il serait vain de souhaiter que toutes les règles d’un système de droit donné soient connues du public, mais il est important, pour façonner l’ordre social volontaire, de faire en sorte que les personnes sachent à l’avance quelles pourraient être les conséquences de leurs actes : E. Colvin, « Criminal Law and The Rule of Law » dans Crime, Justice & Codification […], à la page 125.

L’alinéa 51e) de la LEC comporte un aspect punitif. Le châtiment est sans doute un concept qui n’est pas étranger aux sanctions imposées en matière pénale. Effectivement, les peines sont, dans tous les cas, de nature punitive, du moins en partie. Comme l’a dit le juge La Forest dans l’arrêt R. c. Lyons, […], à la page 329 : « Dans un système rationnel de détermination des peines, l’importance respective de la prévention, de la dissuasion, du châtiment et de la réinsertion sociale variera selon la nature du crime et la situation du délinquant ». Voir également l’arrêt R. c. Goltz, […], à la page 503[104].

[101]   Je souscris à la conclusion tirée par le juge de première instance sur ce point.

3. Existe-t-il un lien rationnel entre ces objectifs et la loi visant à les mettre en œuvre?

[102]   Pour démontrer que la loi restreignant un droit garanti par la Charte est validée par l’article premier de la Charte, le gouvernement doit établir qu’il existe un lien rationnel entre les objectifs qu’elle vise et les moyens qu’il a choisis pour les atteindre. Comme je l’ai dit récemment[105], j’estime qu’un « lien rationnel » n’est rien de plus—ni un « lien démontré » ni un « lien établi », mais un « lien rationnel ». Le débat sur les effets de la loi, et notamment le recours à la preuve scientifique et concluante des effets allégués, appartient à plus juste titre à l’évaluation de la proportionnalité, dont il a été question plus tôt. Je crois qu’il existe un lien rationnel entre la loi et l’objectif qu’elle vise si la loi (a) est conçue pour atteindre son objectif, (b) n’est pas arbitraire et (c) s’appuie sur des prémisses qui, appliquées logiquement, poursuivent cet objectif.

[103]   Ce raisonnement reconnaît et intègre la perception fondée sur le bon sens adoptée par la Cour suprême concernant la définition de la portée du critère du lien rationnel. Par exemple, dans l’affaire récente M. c. H., les juges Cory et Iacobucci, qui se sont exprimés au nom de la majorité sur cette question, ont déclaré simplement :

À la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article premier, l’accent ne porte plus seulement sur l’objectif mais sur le lien entre l’objectif des dispositions contestées et les moyens choisis par le gouvernement pour mettre en œuvre cet objectif. Comme je l’ai déjà dit, les moyens choisis comprennent à la fois la disposition contestée et l’omission en cause. Il incombe à la partie qui invoque l’article premier de démontrer qu’il existe un lien rationnel entre l’objectif et les moyens[106]. [Citation omise.]

[104]   Dans Thomson Newspapers, le juge Gonthier, dissident pour d’autres motifs, a décrit ainsi la perception fondée sur le bon sens du critère du lien rationnel :

[traduction] « L’essence du lien rationnel est l’existence d’un lien de causalité entre l’objectif de la règle de droit et les mesures édictées par celle-ci. Ce lien de causalité est souvent difficile à établir en preuve, et la Cour suprême du Canada n’a pas toujours insisté pour qu’on en fasse la preuve directe » […] Dans l’arrêt RJR-MacDonald , précité, la Cour a accepté à l’unanimité qu’un lien de causalité entre la publicité et la consommation de produits du tabac pouvait être fondé sur le bon sens, la raison ou la logique (le juge La Forest, au par. 86; le juge McLachlin, aux par. 156 à 158; et le juge Iacobucci, au par. 184), même si la preuve peut, reconnaît-on, être non concluante. Dans Butler, précité, le juge Sopinka a conclu, à la p. 502, qu’il est « raisonnable de supposer » qu’il existe un lien de causalité entre l’obscénité et le préjudice causé à la société. De même, dans Ross , précité, le juge La Forest, s’exprimant au nom de la Cour, a conclu, au par. 101, qu’il était « raisonnable de s’attendre » à ce qu’il existe un lien de causalité entre les activités antisémites d’enseignants à l’extérieur des écoles et les attitudes discriminatoires qui avaient cours à l’intérieur de celles-ci[107]. [Citation omise.]

[105]   En l’espèce, le juge de première instance a eu raison de conclure qu’il existait un lien rationnel entre la loi et ses objectifs, malgré l’absence de preuve empirique. En ce qui a trait au premier objectif, le juge de première instance a examiné en détail la preuve d’expert et statué qu’il existait un lien rationnel entre l’inhabilité à voter, d’une part, et un accroissement du sens du devoir civique et du respect de la primauté du droit, d’autre part. Il semble avoir retenu la preuve émanant de MM. Thomas Pangle et Christopher Manfredi, dont le témoignage portait qu’il existe un lien rationnel entre l’objectif législatif consistant à rehausser le sens du devoir civique et à promouvoir le respect de la primauté du droit et des mesures législatives qui réprouvent le manque de respect pour la voie légale et le contrat social, et restreignent l’habilité à voter comme moyen de démontrer un lien avec le régime politique canadien[108].

[106]   Je suis d’accord avec le juge de première instance pour dire qu’il existe un lien rationnel entre la loi et le premier objectif du gouvernement. Bien qu’il soit possible de prétendre que toutes les mesures législatives visent à rehausser le sens du devoir civique et le respect de la primauté du droit, un gouvernement peut restreindre un droit garanti par la Charte pour favoriser l’atteinte d’objectifs formulés en termes généraux. Un objectif gouvernemental abstrait n’est pas, en soi, irrationnel. Un objectif formulé en des termes démesurément larges peut, bien sûr, créer des difficultés à d’autres étapes du critère, mais le caractère rationnel d’un objectif ne peut être diminué du seul fait de sa portée très large.

[107]   En ce qui concerne le deuxième objectif, le juge de première instance a conclu, à la page 892 de ses motifs, qu’il existait un lien rationnel entre l’inhabilité à voter des prisonniers et l’objectif consistant à mettre en relief la sanction pénale :

Même s’il n’existe pas de données empiriques indiquant que l’inhabilité à voter des prisonniers abaisse le crime (que ce soit de façon générale ou spécifique), qu’elle joue un rôle édifiant ou qu’elle pourrait constituer une punition efficace, j’estime qu’il existe un lien rationnel entre la disposition attaquée et l’objectif avoué de mettre en relief la sanction pénale. Comme auxiliaire à la peine imposée, il est bien certain que la disposition impose une sanction et dénonce la mauvaise conduite. Dans la présente affaire, la sanction prend la forme de la perte du droit de vote en plus de la perte de la liberté. Un droit démocratique fondamental a été retiré par suite des crimes qui ont été commis et MM. Sauvé et Spence considèrent indéniablement la suppression de ce droit comme une privation. Il est également raisonnable de conclure que l’imposition d’une sanction transmet un message moralisateur aux contrevenants et peut-être même à l’ensemble de la population. Bien entendu, il se peut que le message ne soit ni entendu ni compris, mais cette possibilité n’atténue pas le lien entre le moyen et le second objectif.

[108]   Je partage l’opinion du juge de première instance et je retiens son raisonnement sur ce point. En bout de ligne, je conclurais qu’il existe un lien rationnel entre la loi et les objectifs urgents et réels qui en ont motivé l’adoption.

4. L’atteinte portée par l’alinéa 51e) de la LEC au droit garanti par la Charte est-elle minimale?

[109]   Le critère de l’atteinte minimale exige qu’on détermine si l’atteinte portée au droit en cause par la mesure contestée est minimale. La jurisprudence la plus ancienne exigeait que le Parlement ait recours au « moyen le moins restrictif » pour mettre en œuvre ses objectifs législatifs. Toutefois, même dans les décisions rendues au tout début, la Cour suprême a tenté d’insuffler une certaine souplesse au critère énoncé dans l’arrêt Oakes, car elle était consciente qu’une application rigide du critère de l’atteinte minimale risquerait d’amener les tribunaux à usurper indûment le rôle du législateur fédéral et à « substituer des opinions judiciaires à celles du législateur quant à l’endroit où tracer une ligne de démarcation[109] ». Avec le temps, la Cour suprême a aussi parlé d’un critère « modifié » établi par l’article premier dans les cas où le Parlement a choisi de trouver un équilibre entre des groupes concurrents. Selon cette démarche modifiée, la question à laquelle il convient plutôt de répondre est celle de savoir si le Parlement aurait raisonnablement pu choisir des moyens qui n’auraient pas autant, ou pas du tout porté atteinte au droit, tout en favorisant aussi efficacement la réalisation de l’objectif visé. Par contraste, la Cour a affirmé que dans les cas où l’État agit plutôt comme « adversaire singulier » d’un individu, les tribunaux doivent procéder à un examen plus strict des mesures législatives contestées[110]. En l’espèce, le juge de première instance a eu raison de tenir compte de plusieurs décisions plus récentes soulignant qu’il n’est pas nécessaire que le Parlement adopte les moyens les moins radicaux de mettre en œuvre ses objectifs[111].

[110]   Dans le récent pourvoi Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, le juge La Forest a résumé ainsi, au nom de la Cour à l’unanimité, le critère d’appréciation de l’atteinte minimale :

Aux pages 342 et 343 de l’arrêt RJR-MacDonald, précité, le juge McLachlin explique que la restriction doit être minimale de façon à ce que l’atteinte au droit ne dépasse pas ce qui est nécessaire. Elle ajoute :

Le processus d’adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation[112].

[111]   Lorsqu’il évalue l’atteinte minimale, le tribunal doit donc faire preuve d’une certaine retenue à l’égard du législateur. Dans une affaire comme celle dont la Cour est saisie, il faut déterminer quel degré de retenue s’impose sur ce point.

[112]   Dans Thomson Newspapers, précité, le juge Bastarache a écrit (dans l’opinion majoritaire) que la retenue dont les tribunaux doivent faire preuve à l’égard de la restriction par le Parlement d’un droit garanti par la Charte est tributaire du contexte de chaque cause[113]. Il a indiqué que les facteurs à prendre en compte pour déterminer le degré de retenue requis sont notamment la vulnérabilité du groupe qu’on veut protéger[114], l’existence d’inférences logiques réfutant l’existence d’un préjudice ou problème social[115], l’opposition de groupes d’intérêt[116] et le caractère réel ou éventuel du préjudice que la loi est destinée à contrer[117].

[113]   Le contexte de chaque cause doit déterminer le degré de retenue dont doit bénéficier le Parlement. Bien qu’il soit important de tenir compte de la position d’« adversaire singulier » de l’État, cet élément ne peut être et n’est pas le seul élément déterminant quant au contexte[118]. Par exemple, dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc., précité, la Cour suprême s’est penchée sur la validité constitutionnelle de restrictions à la publicité sur le tabac. À l’instar de la présente espèce, ce pourvoi portait sur l’exercice du pouvoir du législateur fédéral en matière criminelle, en dehors du Code criminel. Selon le raisonnement adopté par le juge McLachlin, le critère de l’« adversaire singulier » n’est pas toujours facile à appliquer et, dans bien des cas, il ne peut constituer en soi une analyse complète de la question de la retenue :

Relié au contexte, il y a le degré de respect dont les tribunaux doivent faire preuve envers le Parlement […] Par exemple, on a affirmé qu’il y aurait lieu de faire preuve d’un plus grand respect pour le législateur fédéral ou provincial dans le cas où une loi vise les droits contradictoires de divers secteurs de la société, que dans le cas où il s’agit d’une contestation entre le particulier et l’État : Irwin Toy, précité, aux pp. 993 et 994; Stoffman c. Vancouver General Hospital, […], à la p. 521. Cependant, ces distinctions pourraient ne pas être toujours faciles d’application. Par exemple, on considère généralement que le droit criminel opposera l’État et l’accusé; cependant, il nécessitera aussi une répartition des priorités entre l’accusé et la victime, véritable ou éventuelle. Les présents pourvois offrent un exemple convaincant. Nous sommes en présence d’une loi de nature pénale, qui oppose l’État et le contrevenant. Cependant, les valeurs sociales présentes dans cette loi amènent le juge La Forest à conclure que « la Loi est précisément le type de loi envers laquelle notre Cour a généralement fait preuve d’une grande retenue » (par. 70). Cela dit, je reconnais que le problème auquel la loi tente de remédier risque d’avoir une incidence sur le degré de respect dont le tribunal devrait faire preuve à l’égard du choix du Parlement. De même, la difficulté de concevoir des solutions législatives à des problèmes sociaux qui pourraient bien n’être que partiellement compris peut aussi avoir une incidence sur le degré de respect dont les tribunaux feront preuve envers le législateur fédéral ou provincial. Comme je l’ai affirmé dans l’arrêt Comité pour la République du Canada c. Canada, […], à la p. 248 : « il convient d’avoir de l’égard pour les législateurs et les difficultés inhérentes au processus de rédaction des règles d’application générale. Il ne faudrait pas annuler une limite prescrite par une règle de droit tout simplement parce que le tribunal peut concevoir une autre solution qui lui semble moins restrictive »[119]. [Non souligné dans l’original; citations omises.]

[114]   En l’espèce, le Parlement a choisi de retirer un droit à un groupe de personnes relativement dénuées de pouvoir—celles qui purgent une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus—et ce choix est assujetti, pour cette raison, à un examen assez sévère. Par contre, la loi en cause est un exemple de l’établissement par l’État des règles fondamentales régissant son processus électoral. Même si la notion de constitution d’un électorat « honnête » et « responsable » n’occupe peut-être plus une bien grande place dans la société actuelle, il incombe au Parlement de préserver et de rehausser l’intégrité du processus électoral[120]. De telles considérations sont, par définition, de nature politique et doivent bénéficier d’une certaine retenue. La loi contestée constitue aussi un exercice du pouvoir en matière de droit pénal, qui est nécessairement lié à la sanction criminelle. J’estime que le Parlement a droit à une grande retenue relativement à ses choix en matière de politique pénale. Dans l’affaire R. c. Goltz, la Cour suprême a statué qu’une peine minimale obligatoire imposée par la Motor Vehicle Act de la Colombie-Britannique [R.S.B.C. 1979, ch. 288] n’était pas contraire à la protection contre les traitements ou peines cruels et inusités prévue par l’article 12 de la Charte. S’exprimant au nom de la majorité des membres de la Cour, le juge La Forest a précisé que les choix du Parlement concernant la gravité des infractions et la sévérité de la peine infligée à la suite d’une condamnation doivent bénéficier d’une retenue considérable :

[traduction] Il n’appartient pas au tribunal de se prononcer sur la sagesse du législateur fédéral en ce qui concerne la gravité de diverses infractions et les différentes peines qui peuvent être infligées aux personnes reconnues coupables de les avoir commises. Le législateur jouit d’une compétence discrétionnaire étendue pour interdire certains comportements considérés comme criminels et pour déterminer quelle doit être la sanction appropriée. Si le jugement définitif quant à savoir si une peine excède les limites constitutionnelles fixées par la Charte constitue à bon droit une fonction judiciaire, le tribunal devrait néanmoins hésiter à intervenir dans les vues mûrement réfléchies du législateur et ne le faire que dans les cas les plus manifestes[121].

[115]   Il faut aussi noter que la Cour suprême a reconnu la validité constitutionnelle des peines obligatoires[122] et que les plafonds des peines d’une durée déterminée ont été jugées inappropriés dans certains cas. Dans l’affaire R. c. M. (C.A.) [[1996] 1 R.C.S. 500], la Cour suprême a statué qu’une peine plus longue que celle prévue par le Code criminel peut, dans les cas opportuns, favoriser le continuum traditionnel des objectifs de la détermination de la peine, qui vont de la dissuasion à la protection de la société, en passant par la réprobation et la réadaptation[123].

[116]   Je reconnais que les juge Hugessen J.A. [dans l’arrêt Belczowski] et Arbour J.A. [dans l’arrêt Sauvé] croyaient que les dispositions remplacées par la présente loi, qui privaient tous les prisonniers de leur droit de vote, devaient faire l’objet d’un examen strict. Je partage entièrement leur opinion selon laquelle, dans le contexte de ces affaires, un examen strict est justifié. Depuis ces décisions, des changements considérables se sont produits, non seulement en ce qui concerne la réduction de la portée de la loi contestée et l’application du critère énoncé dans l’arrêt Oakes, comme je l’ai déjà expliqué, mais également en ce qui a trait à l’attitude des Canadiens relativement à la sanction pénale. La Cour peut à bon droit noter que, depuis 1992, le Canada a connu deux élections fédérales dans lesquelles les points de vue sur la criminalité et le châtiment ont joué un rôle important. Depuis 1992, la criminalité et les comportements criminels sont réprouvés avec de plus en plus de force au Canada. Le gouvernement fédéral a renforcé de nombreux aspects du droit criminel dans le but de donner écho à l’intolérance croissante face au crime qu’on peut constater dans nos collectivités. Il convient de mentionner que le Parlement a aussi affecté davantage de ressources à la recherche de solutions de rechange à l’incarcération et a mis l’accent sur les droits des victimes. Certes, il importe de se rappeler que la raison d’être de la Charte est de protéger les personnes vulnérables des humeurs abusives de la population, mais il faut aussi être sensible aux changements légitimes dans les attitudes du Parlement à l’égard de ce qui constitue ou non une saine politique pénale. En l’espèce, le Parlement a tenu un débat animé sur la mesure en cause et tenté de remédier aux problèmes constitutionnels soulevés par la présente Cour et par la Cour d’appel de l’Ontario relativement à l’ancienne disposition législative. Lors de son examen de la disposition maintenant abrogée, la Cour suprême du Canada a eu l’occasion d’affirmer que le Parlement ne pouvait pas priver les détenus de leur droit de vote. Elle s’en est abstenue, choisissant plutôt de statuer que l’ancienne législation avait une portée trop large. Elle a ainsi laissé au Parlement la possibilité d’édicter une loi de portée plus étroite.

[117]   En l’espèce, le juge de première instance a reconnu qu’une certaine retenue était justifiée, mais il a statué que le choix du Parlement comportait une grave lacune du fait qu’il n’avait pas envisagé le retrait individualisé du droit de vote par les instances judiciaires. À la page 897 de ses motifs, il affirme :

En adoptant l’alinéa 51e) de la LEC, le législateur n’a pas envisagé la possibilité de confier aux tribunaux la tâche de déterminer, lors du prononcé de la peine, si l’accusé devrait perdre son droit de vote. L’évolution de la disposition législative indique, de façon plutôt imprécise, une volonté apparente de tenir les tribunaux à l’écart en ce qui a trait à l’examen de cette question. Au cours des Débats de la Chambre des communes, certains se sont demandé si un criminel comme Clifford Olsen devrait être autorisé à voter. Si l’inhabilité à voter était examinée dans chaque cas, un contrevenant manifestement malhonnête et immoral comme Clifford Olsen pourrait bien être déclaré inhabile à voter par le tribunal qui prononce la sentence.

[118]   Selon le raisonnement adopté par le juge de première instance, les tribunaux sont au cœur du processus de détermination de la peine et le retrait du droit de vote par voie judiciaire constituerait un moyen moins radical d’atteindre l’objectif visé par la loi. Le juge de première instance a de plus exprimé l’avis que l’inhabilité prononcée par le tribunal serait communiquée à plus grande échelle que sous le régime de la loi actuelle :

Comme je le mentionne plus loin, l’inhabilité à voter des prisonniers n’est pas bien connue ni n’est bien visible au Canada. Ce facteur pourrait certainement être pris en compte lors de toute réforme envisagée de la règle de droit. La communication des sanctions au public est le seul moyen évident d’en assurer l’efficacité. L’atténuation des disparités est certes un objectif important et seuls les juristes pourront peut-être s’y retrouver dans le dédale des décisions judiciaires; néanmoins, si l’interdiction de voter est imposée par un tribunal plutôt que par le législateur, comme c’est le cas actuellement, le public aura plus de chances d’être informé du retrait du droit de vote au prisonnier.

Les témoins experts des défendeurs ont présenté un certain nombre d’arguments sérieux et convaincants à l’appui de l’inhabilité à voter. Si le Parlement décide d’adopter une autre loi, il n’y a aucune raison pour laquelle ces arguments ne pourraient former les critères qui seraient retenus. Le juge qui prononce la peine pourrait tenir compte de la nature du crime et des circonstances personnelles de l’accusé en même temps que des principes sous-jacents à la détermination de la peine : arrêt R. c. Goltz, précité. À mon avis, il s’agirait là d’un moyen beaucoup moins envahissant et tout aussi efficace de restreindre le droit de vote du citoyen. Si le juge est investi de la responsabilité de priver une personne de sa liberté, ne devrait-il pas également avoir pour tâche de déterminer si l’inhabilité à voter est justifiée[124]?

[119]   Malgré les motifs réfléchis prononcés par le juge de première instance, je crois qu’il a tiré une conclusion erronée.

[120]   Premièrement, il est important de se rappeler que la loi a été soigneusement adaptée pour ne toucher que les contrevenants canadiens coupables des infractions les plus graves. Une personne ne peut perdre son droit de vote que si elle est déclarée coupable hors de tout doute raisonnable d’une infraction grave et que si elle est condamnée à une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus. Dans notre système de justice pénale, une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus est une chose grave qui entraîne normalement l’incarcération dans un pénitencier fédéral[125]. En général, les personnes condamnées à un emprisonnement de plus de deux ans ont été déclarées coupables d’infractions graves, notamment de meurtre, de viol ou de vol qualifié, ou sont des récidivistes. Par exemple, le 6 avril 1995, le nombre de condamnations par détenu fédéral était estimé en moyenne à 29,5. Je traiterai en détail de ces statistiques plus loin. De plus, l’inhabilité ne touche que les personnes effectivement incarcérées après avoir été condamnées à une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus. Les accusés qui sont en liberté sous caution peuvent voter aux élections fédérales, tout comme les personnes qui bénéficient d’une libération conditionnelle et celles qui ont été déclarées coupables, mais qui ont été remises en liberté jusqu’à l’issue de leur appel. L’ancienne disposition a été invalidée parce que ses véritables objectifs n’étaient pas appropriés et qu’il n’existait pas de lien rationnel entre eux et la loi, mais on ne peut en dire autant de la disposition actuelle. Le Parlement a étudié la question et savait quels crimes étaient punissables d’une peine de deux ans ou plus (voir le tableau ci-dessous); il a tenu compte des propos de cette Cour et de la Cour d’appel de l’Ontario pour concevoir des mesures législatives adaptées qui priveraient de leur droit de vote uniquement les auteurs des infractions les plus graves commises au Canada.

[121]   Deuxièmement, le juge de première instance lui-même a noté que l’historique législatif révèle que le Parlement a adapté la loi après avoir envisagé et rejeté l’inhabilité à voter prononcée par un juge, citant « une volonté apparente de tenir les tribunaux à l’écart en ce qui a trait à l’examen de cette question »[126]. Il est évident que la complexité additionnelle qui serait ajoutée à l’exercice de détermination de la peine et les ressources supplémentaires requises pour administrer un tel système n’avaient rien d’attrayant pour le Parlement. En outre, le droit de vote pourrait dépendre de l’efficacité de la plaidoirie des avocats sur la question de la peine, ce qui serait nettement inacceptable, compte tenu de l’importance de l’article 3 dans notre société. Le fait que le législateur ait envisagé et rejeté cette solution devrait indiquer aux tribunaux qu’il n’a pas agi arbitrairement ou à la hâte. Je suis d’avis que le Parlement n’est pas tenu d’examiner dans le menu détail chacune des solutions possibles pour pouvoir bénéficier de la retenue judiciaire. Il n’est pas non plus obligé de choisir le moyen le moins radical de réaliser un objectif législatif, plus particulièrement lorsque la loi a notamment pour objectif de réprouver fortement un comportement criminel grave. Avant d’arriver à cette conclusion, le Parlement a étudié expressément la recommandation de la Commission Lortie voulant que les prisonniers purgeant une peine de dix ans ou plus soient privés de leur droit de vote, après quoi il a examiné et rejeté une motion visant à édicter l’inhabilité à voter lorsqu’une peine de cinq ans ou plus a été infligée, ainsi qu’une motion visant l’abolition pure et simple de l’inhabilité à voter. Bien qu’on ne puisse affirmer que le législateur a expressément envisagé le retrait du droit de vote pour une liste donnée d’infractions, il était conscient que la disposition retenue s’appliquerait à un nombre précis d’infractions, soit celles pouvant entraîner une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus. Toutes ces possibilités ont été examinées et rejetées. On ne saurait dire qu’en l’espèce le Parlement a agi arbitrairement, qu’il n’a pas étudié suffisamment la question ou qu’il a retenu une solution déraisonnable pour régler cet épineux problème social.

[122]   Troisièmement, bien que l’arrêt Harvey, précité, ne porte pas directement sur cette question, l’analyse qui y est faite de l’atteinte minimale est éclairante. Dans cette affaire, la Cour suprême s’est penchée sur la constitutionnalité d’une disposition de la Loi électorale du Nouveau-Brunswick qui interdisait aux personnes reconnues coupables de manœuvre électorale frauduleuse de se porter candidates aux élections dans les cinq ans suivant leur condamnation. Le juge La Forest, qui a rédigé l’opinion de la majorité, a traité de l’inéligibilité établie à l’avance et il a examiné, comme en l’espèce, l’argument portant qu’une période déterminée d’inéligibilité est excessive parce que des personnes seraient touchées en partie à cause du hasard, c’est-à-dire, selon le nombre d’élections tenues pendant leur période d’inéligibilité. Il a conclu qu’une période déterminée d’inéligibilité était acceptable :

L’imposition d’une période d’inéligibilité de cinq ans soulève une question plus épineuse. Si l’on admet, comme je le fais, l’existence d’un lien rationnel entre l’imposition d’une période d’inéligibilité et l’objectif recherché, la question se limite alors à déterminer la période d’inéligibilité qui constitue une atteinte minimale aux droits garantis à l’appelant par l’art. 3 de la Charte. De toute évidence, il est logique que l’appelant ne soit pas autorisé à se porter candidat à l’élection complémentaire rendue nécessaire par la vacance de son siège, mais jusqu’à quand l’interdiction devrait-elle durer? En optant pour une période d’inéligibilité de cinq ans, le législateur a fait en sorte que l’appelant ne puisse pas se porter candidat à l’élection générale suivante. Même s’il est vrai qu’il pourrait y avoir plusieurs élections durant cette période, le législateur a choisi de fixer une période déterminée, vraisemblablement en raison de la certitude qu’ajoute cette solution. De plus, la période d’inéligibilité de cinq ans est un temps de purification qui permet de rétablir l’intégrité du processus électoral tant dans les faits que dans l’esprit des électeurs.

Notre Cour a, maintes fois, affirmé sa réticence à critiquer après coup le choix que le législateur a fait entre des solutions acceptables. Dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd. […] à la p. 782, le juge en chef Dickson a indiqué que « [l]es tribunaux ne sont pas appelés à substituer des opinions judiciaires à celles du législateur quant à l’endroit où tracer une ligne de démarcation », et dans l’arrêt RJR-MacDonald, précité, le juge McLachlin ajoute, aux pp. 342 et 343 :

Le processus d’adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation […]

En l’espèce, je ne vois pas pourquoi notre Cour devrait modifier l’équilibre établi par le législateur. Une certaine déférence s’impose de façon particulière dans la présente affaire où les dispositions législatives contestées visent les députés de l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick qui y contreviennent. Les membres de ce corps législatif sont certes les mieux placés pour choisir les différentes solutions disponibles pour dissuader les députés d’abuser de la confiance qui existe entre eux, les électeurs et l’Assemblée législative dans son ensemble[127]. [Non souligné dans l’original.]

[123]   Ici aussi, le Parlement a voulu poursuivre des objectifs électoraux en fixant une période au cours de laquelle il est interdit à une personne déclarée coupable d’une infraction parmi les plus graves de participer au processus législatif. Je ne vois pas pourquoi la Cour devrait déclarer invalide le choix fait par le législateur en l’espèce dans la recherche d’un équilibre.

[124]   Quatrièmement, le juge de première instance semble avoir cru que la loi peut être caractérisée d’exercice touchant uniquement la détermination de la peine et il a statué, pour cette raison, qu’il est préférable que ce soient les juges qui prononcent les sentences qui déterminent la peine. Je ne peux qualifier les mesures législatives en cause exclusivement de tentative d’ajouter un peine fixée par le Parlement à celle imposée par une instance judiciaire. Le législateur a édicté la loi pour réaliser des objectifs qui ne sont pas aussi unidimensionnels. Il est incontestable que cette disposition, en plus de sa composante électorale, crée une conséquence à une déclaration de culpabilité criminelle[128]. Cela n’en fait toutefois pas une disposition touchant la détermination de la peine. Règle générale, la sanction criminelle ne se limite pas à la détermination de la peine. Par exemple, dans la deuxième édition de son ouvrage, intitulé Sentencing, Clayton Ruby fait une distinction entre les ordonnances que peuvent rendre les juges de première instance à la suite d’une déclaration de culpabilité et les sanctions criminelles qui s’appliquent par effet de la loi :

[traduction] Il faut distinguer ces ordonnances [judiciaires] des sanctions qui s’appliquent strictement par effet de la loi. En pareils cas, le juge de première instance n’a pas compétence pour rendre quelque ordonnance que ce soit. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Berger, ([1971] 1 O.R. 765 (C.A.)), le juge de première instance a voulu, à la suite d’une déclaration de culpabilité pour possession de biens importés illégalement au Canada, imposer à l’accusé une peine équivalente à la valeur des biens et en ordonner la confiscation. La Cour a statué que le juge de première instance n’avait pas compétence pour rendre pareille ordonnance; étant donné que ces sanctions s’appliquent par effet de la loi en vertu des dispositions de la Loi sur les douanes, elles ne font pas partie de la peine imposée par le tribunal[129]. [Non souligné dans l’original.]

[125]   Il est en outre bien établi que la loi peut valablement prévoir l’incapacité civile résultant d’une déclaration de culpabilité criminelle. Par exemple, dans l’affaire Provincial Secretary of Prince Edward Island v. Egan[130], le juge Rinfret a tenu les propos suivants dans une affaire portant sur un permis de pêche provincial :

[traduction] Le caractère véritable de la loi provinciale en cause la situe dans la catégorie de sujets attribués aux législatures provinciales; il s’agit d’une loi régissant des permis dont la portée se limite à l’Île-du-Prince-Édouard. […] Il ne s’agit pas d’une sanction additionnelle imposée pour une contravention au droit criminel. La loi prévoit une incapacité civile découlant d’une déclaration de culpabilité criminelle. […] Elle ne crée pas d’infraction et n’emporte pas d’ajout ni de modification à la procédure à suivre pour assurer l’application d’une disposition du Code criminel. Elle traite purement et simplement de certains droits civils dans la province de l’Île-du-Prince-Édouard[131].

[126]   Les conséquences civiles d’un acte criminel ne sont pas nécessairement considérées comme faisant partie de la sanction criminelle. Elles ne créent pas d’infraction et n’emportent pas d’ajout ni de modification au châtiment prévu par le Code criminel. En fait, il est bien établi que de telles conséquences ne sont pas considérées comme un châtiment en droit[132]. Le fait que des conséquences civiles découlent d’une activité criminelle ou s’y rattachent ne diminue en rien leur légitimité ou leur efficacité[133]. Bien que la différence entre la conséquence civile découlant d’une déclaration de culpabilité et la sanction criminelle puisse sembler obscure à l’occasion, le Parlement et les législatures provinciales peuvent édicter des lois qui prévoient de telles conséquences, même si celles-ci ressemblent à une sanction criminelle[134].

[127]   Cinquièmement, le raisonnement du juge de première instance, qui exige en réalité le retrait individualisé du droit de vote, néglige les éléments individualisés de cette sanction. Cette loi intègre une certaine proportionnalité quant à ses conséquences pour un contrevenant particulier. Règle générale, des élections ont lieu tous les quatre ou cinq ans. Si les contrevenants sont incarcérés pour deux ans seulement, il se peut qu’ils ne soient pas effectivement privés de l’exercice de leur droit de vote selon, évidemment, le moment de l’élection. Par contre, une personne incarcérée pour vingt ans ne pourra vraisemblablement pas voter à plusieurs élections. Bien que le lien entre la durée de la peine et la gravité de la privation du droit de vote ne soit pas parfait, il demeure rationnel : les personnes déclarées coupables des infractions les plus graves—et qui se voient imposer les peines les plus sévères—seront inhabiles à voter plus longtemps que celles qui purgent une peine de deux ans seulement.

[128]   Il ne faut surtout pas oublier non plus que cette loi ne s’applique pas aux personnes bénéficiant d’une libération conditionnelle. Le Parlement a fait un choix selon lequel une personne n’est privée de son droit de vote que pendant son incarcération. Une fois mise en liberté conditionnelle, la personne peut à nouveau exercer son droit de vote aux élections fédérales. Ainsi, les prisonniers déclarés coupables qui sont considérés prêts à recommencer à vivre à l’extérieur de la prison recouvrent le droit de participer à l’élection de nos représentants. Dans la mesure où le retrait du droit de vote est significatif, la promesse du rétablissement automatique de ce droit pour les personnes en liberté conditionnelle constitue une mesure additionnelle incitant les prisonniers déclarés coupables à se comporter convenablement pendant leur emprisonnement et à se réadapter.

[129]   En conclusion, cette interdiction est hybride car elle comporte des éléments qui procèdent à la fois de la sanction criminelle et de l’incapacité civile fondée sur le droit électoral. Bien qu’elle soit liée à l’exercice du pouvoir en matière de droit criminel, cette disposition vise également des buts valables de nature électorale. Le juge de première instance en a réduit l’essence en concluant qu’elle se résumait à une mesure supplémentaire touchant la détermination de la peine. Le Parlement peut, en s’appuyant sur sa politique électorale, ajouter des conséquences civiles à la sanction criminelle par des mesures ingénieuses, multidimensionnelles. C’est exactement ce que fait la loi contestée—un mélange complexe de droit criminel et de droit électoral qui crée une inhabilité découlant d’une déclaration de culpabilité, un type de mesure qui n’est pas inconnu dans la législation fédérale[135]. Le choix du Parlement peut résister à un examen en regard de l’article premier de la Charte si le législateur a envisagé des mesures de rechange et choisi une loi qui « se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables »[136]. Comme l’a expliqué le juge McLachlin en des termes très utiles :

… il convient d’avoir de l’égard pour les législateurs et les difficultés inhérentes au processus de rédaction des règles d’application générale. Il ne faudrait pas annuler une limite prescrite par une règle de droit tout simplement parce que le tribunal peut concevoir une autre solution qui lui semble moins restrictive[137].

5. L’alinéa 51e) de la LEC est-il proportionné?

[130]   L’élément de la proportionnalité inclus dans le critère énoncé dans Oakes a été reformulé récemment. Cette reformulation, selon laquelle les tribunaux doivent soupeser les effets bénéfiques et les effets nuisibles de la loi, ne modifie pas la directive prépondérante selon laquelle le critère énoncé dans Oakes doit être souple et fondé principalement sur le contexte de l’affaire. Dans l’arrêt Dagenais, le juge en chef Lamer a résumé comme suit sa reformulation de l’analyse de la proportionnalité :

Je reprendrais donc la troisième partie du critère Oakes comme suit : il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures restreignant un droit ou une liberté et l’objectif, et il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques[138]. [Souligné dans l’original.]

[131]   Dans le récent pourvoi Thomson Newspapers, le juge Bastarache a étoffé ses motifs sur l’analyse des effets bénéfiques et des effets nuisibles dans le contexte général du critère énoncé dans Oakes. Voici ce qu’il a dit :

Les première et deuxième étapes de l’analyse de la proportionnalité ne portent pas sur le rapport entre les mesures et le droit en question garanti par la Charte, mais plutôt sur le rapport entre les objectifs de la loi et les moyens employés. Même si l’étape de l’atteinte minimale du critère de la proportionnalité tient nécessairement compte de la mesure dans laquelle il est porté atteinte à une valeur prévue par la Charte, la norme qui doit être appliquée en bout de ligne consiste à se demander s’il est porté atteinte le moins possible au droit garanti par la Charte compte tenu de la validité de l’objectif législatif. La troisième étape de l’analyse de la proportionnalité donne l’occasion d’apprécier, à la lumière des détails d’ordre pratique et contextuel qui ont été dégagés aux première et deuxième étapes, si les avantages découlant de la limitation sont proportionnels aux effets préjudiciables, mesurés au regard des valeurs consacrées par la Charte[139].

[132]   Ainsi, la troisième partie du critère de la proportionnalité comporte une analyse de la question de savoir si les effets nuisibles des mesures sont proportionnés à l’importance de ses objectifs et à leurs effets bénéfiques. Cette analyse constitue toujours un processus ardu et imprécis. Le contexte de chaque affaire revêt toujours une importance primordiale et on ne saurait appliquer un critère rigide pour apprécier la proportionnalité[140]. Le tribunal qui évalue la proportionnalité entre les mesures et les objectifs urgents et réels d’une disposition doit donc tenir compte de facteurs tels que l’importance et la nature des objectifs de l’État, la disponibilité d’éléments de preuve, la preuve de l’efficacité des objectifs, les avantages engendrés par la loi, la nature du droit garanti par la Charte et la mesure dans laquelle il n’est pas respecté, ainsi que la manière, par exemple directe ou indirecte, dont une atteinte est portée au droit protégé par la Charte[141].

[133]   Dans l’arrêt Harvey, précité, la Cour suprême a principalement pris en considération, malgré la jurisprudence susmentionnée, la question de savoir si les moyens retenus dans la loi étaient proportionnés aux objectifs en cause, et n’en a pas soupesé expressément les effets bénéfiques et les effets nuisibles[142]. Bien que cela ne soit d’aucune façon déterminant quant à l’analyse appropriée de la proportionnalité en l’espèce, elle met encore davantage en lumière l’importance primordiale du contexte dans l’analyse décrite dans Oakes.

[134]   Dans le contexte de la présente affaire, la loi représente, en grande partie, un exercice du pouvoir en matière de droit criminel qui est nécessairement lié à la sanction criminelle. En adoptant cette mesure législative, l’État a toutefois retiré le droit de vote à un groupe de citoyens pour la durée de leur incarcération dans un pénitencier fédéral. Cette mesure est-elle proportionnée? À titre préliminaire, soulignons qu’il est difficile de parler d’effets bénéfiques dans le contexte d’une sanction pénale, plus particulièrement à une époque où il existe peu de preuves établissant que la sanction pénale est efficace pour réduire la criminalité, dissuader les criminels ou empêcher les récidives. Autrement dit, il est très difficile pour le gouvernement de démontrer empiriquement les effets bénéfiques en l’espèce. Cet élément ne saurait toutefois être déterminant. S’il l’était, toutes les sanctions pénales, y compris les peines d’emprisonnement, seraient remises en question, car il n’est vraiment pas facile d’en démontrer scientifiquement l’efficacité pour réduire la criminalité.

[135]   Il ne fait aucun doute que les motivations à l’origine de l’adoption de cette loi étaient, outre des considérations électorales, les aspects punitif et exemplaire de la sanction pénale. Bien que de nombreux spécialistes de la science pénale puissent désapprouver ces buts, ils constituent des objectifs importants et légitimes que le Parlement peut poursuivre, dans sa sagesse. Les tribunaux ne peuvent pas empêcher le Parlement de porter une atteinte proportionnée aux droits garantis par la Charte afin de réprouver le crime, même s’ils sont en désaccord avec sa philosophie pénale.

[136]   Bien que l’examen des effets bénéfiques du châtiment et de la réprobation s’avère difficile, la loi a effectivement des effets bénéfiques et des objectifs valables qui ont été exposés à la Cour.

[137]   Le principal effet bénéfique de la loi est complexe, mais important. La loi exprime de façon marquante le sens des valeurs sociales de la collectivité en rapport avec le comportement criminel et le droit de vote dans la société. Elle n’est pas purement symbolique. La loi véhicule un message mettant en relief les valeurs canadiennes, selon lequel les personnes reconnues coupables des infractions les plus graves perdront, pendant leur isolement de la société, leur accès à l’un des leviers du pouvoir électoral. Ce message est extrêmement important et il n’est pas transmis par la seule incarcération. L’incarcération consiste essentiellement à isoler une personne de la collectivité. L’incarcération seule exprime la réprobation du comportement antisocial du contrevenant et révèle l’espoir de la société de parvenir à sa réadaptation en l’isolant de la collectivité. L’incarcération en soi n’entrave toutefois pas la possibilité pour les personnes coupables des infractions les plus graves d’utiliser tous les leviers du pouvoir électoral auxquels tout citoyen respectueux de la loi a accès. L’égalité politique entre les auteurs des crimes les plus graves et leurs victimes est donc préservée. L’inhabilité à voter exprime toutefois la réprobation du comportement antisocial du contrevenant et fait savoir que les personnes reconnues coupables d’avoir fait subir les pires affronts à autrui seront privées de l’un des aspects de l’égalité politique des citoyens—le droit de vote[143]. On peut dire que, dans ce contexte, traduction] « la bonté envers le criminel peut constituer de la cruauté envers ses victimes et l’ensemble de la collectivité »[144].

[138]   Sous cet angle, l’adoption de cette mesure est bénéfique en soi et l’inhabilité à voter transmet un message. Le fait qu’une loi pénale peut valablement mettre en relief les valeurs de notre pays a été confirmé par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Butler, dans lequel le juge Sopinka a écrit, au nom de la Cour :

Par contre, je ne puis souscrire à l’opinion de l’appelant que le Parlement n’a pas le droit de légiférer en se fondant sur une certaine conception fondamentale de la moralité aux fins de protéger les valeurs qui font partie intégrante d’une société libre et démocratique. Comme l’indique Dyzenhaus, précité, à la p. 376 :

[traduction] La désapprobation morale est reconnue comme une réponse appropriée lorsqu’elle repose sur les valeurs de la Charte.

Comme l’intimée et de nombreux intervenants l’ont fait ressortir, une bonne partie du droit criminel repose sur des conceptions morales de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, et le simple fait qu’un texte législatif soit fondé sur la moralité ne le rend pas automatiquement illégitime[145].

[139]   La loi proclame que les valeurs du sens civique sont importantes pour les Canadiens. Ce signal constitue en soi un avantage important découlant de la loi[146]. Il est double : il exprime l’opinion que la collectivité a du crime et désavoue l’affront fait aux victimes du crime. Lorsqu’une personne démontre son mépris pour les valeurs de notre société, en perpétrant une infraction grave, son droit de vote peut à bon droit être suspendu. En fait, le défaut d’agir ainsi minerait nos valeurs démocratiques[147].

[140]   Ce point de vue a été présenté à l’instruction par les témoins experts de la Couronne. Par exemple, dans son rapport d’expert, M. Thomas Pangle explique la disposition en cause comme un énoncé public des normes du sens civique adoptées par la collectivité :

[traduction] Car les honneurs et les peines, les avantages et les désavantages, les habilités et les inhabilités que prescrit le code juridique ne doivent pas être considérés uniquement comme des récompenses et des châtiments« à des fins punitives, dissuasives ou de réadaptation—mais encore, dans certains cas (comme dans celui de l’habilité à voter), comme un moyen d’éducation civique mutuelle des membres de la collectivité, par l’énoncé public officiel des normes du sens civique adoptées par la collectivité. Nos lois racontent notre histoire[148] .

[141]   En contexte, la loi formule un énoncé des principes qui régissent la vie des Canadiens. C’est un rôle que le Parlement peut jouer valablement. L’adoption officielle de ces principes revêt autant d’importance que les éventuels effets tangibles de la loi. Cet exercice n’a pas pour but de choisir un électorat « vertueux » ou « honnête ». Comme M. Pangle l’a indiqué dans son témoignage, un énoncé des valeurs transmet aux prisonniers le message que leur comportement criminel grave a pour conséquence de les priver de l’un des leviers du pouvoir politique. M. Pangle a aussi indiqué dans son témoignage que le retrait temporaire du droit de vote rappelle aux prisonniers les normes auxquelles la société exige qu’ils satisfassent pour recouvrer l’accès à tous les leviers du pouvoir politique[149]. M. Manfredi, qui a témoigné pour la Couronne, a exposé un point de vue semblable du retrait du droit de vote, en faisant ressortir la fonction d’éducation morale engendrée par le lien entre un bon comportement de citoyen—qui englobe notamment le fait de ne pas commettre les crimes les plus odieux imaginables—et la privation de l’un des leviers du pouvoir politique. M. Seymour Martin Lipset, soulignant l’accent que le Canada met sur la collectivité, laisse entendre dans son témoignage que cette disposition est cohérente avec la culture politique canadienne[150].

[142]   Ainsi, la suspension du droit de vote—et pas nécessairement la perte réelle d’un vote—devient significative. Un citoyen qui commet une ou plusieurs infractions parmi les plus graves, des crimes qui renient le sens de la collectivité du Canada et qui réduisent à néant la dignité de leurs victimes, verra son comportement réprouvé par le retrait du droit de vote, qui constitue l’un des leviers du pouvoir politique[151] . La loi devient un médium, et ce médium transmet un message.

[143]   Deuxièmement, une preuve a été présentée à la Cour relativement à un effet bénéfique particulier de la loi, soit le fait que le retrait du droit de vote constitue une sanction significative qui n’échappe pas aux contrevenants. Lorsqu’il a témoigné devant la Section de première instance, le demandeur Aaron Spence s’est fait poser des questions par la Couronne sur l’effet de l’inhabilité pour lui. M. Spence était conscient de nombreux droits dont les prisonniers étaient privés et il a indiqué que la perte du droit de vote n’était pas négligeable :

Q. Je comprends. Mais pour répondre à ma question, monsieur, vous avez réfléchi aux conséquences de votre peine, et cette peine est assez désagréable.

R. C’est sûr.

Q. Oui. Et, en fait, l’une des raisons, l’une des raisons pour lesquelles elle est désagréable, M. Spence, c’est parce que pendant que vous êtes ici, vous ne pouvez pas faire bien des choses auxquelles vous aviez accès à l’extérieur, n’est-ce pas? La réponse à ma question est évidente, n’est-ce pas?

R. Pas vraiment, ce n’est pas une question évidente, parce que dans cet établissement, je suis parvenu à un degré d’acceptation dans ma réconciliation holistique qui fait que je me contente de ce que j’ai.

Q. M. Spence, permettez-moi de vous poser la question une fois de plus. Ici, en prison, pendant que vous purgez votre peine, qui est assez désagréable, vous l’avez admis, vous êtes en fait privé de bien des choses dont vous bénéficieriez à l’extérieur, cette question est très simple, est-ce exact?

R. C’est exact. 

Q. Oui?

R. Oui.

Q. Et certaines de ces choses ont en fait de la valeur à vos yeux, par exemple le droit de voter, pas vrai?

R. Ouais. Je dirais que beaucoup de choses sont touchées, et comme je l’ai dit plus tôt en répondant à une question que vous m’avez déjà posée, l’une des choses les plus importantes pour moi, en tant que personne, et pas simplement en tant que personne autochtone, mais les choses qui touchent ma famille à l’extérieur, c’est ce qui fait vraiment mal aussi. Ma famille, mes amis, mon cercle familial.

Q. Vous, vous-même, en tant que personne condamnée incarcérée au pénitencier de Stony Mountain, vous êtes privé de certaines choses dont vous aimeriez bénéficier à l’extérieur, la question est simple, non?

R. À part, à part le fait de ne pas avoir ma famille avec moi quotidiennement, je ne suis pas entièrement d’accord avec vous. Ce n’est pas le Club Fed, mais je vous dis que dans mon être holistique, mon parcours et à l’intérieur, ici, j’en suis venu à vivre avec moi et à m’accepter. Je m’aime. Je dors bien tous les soirs. Cet endroit est l’enfer sur terre, mais je dors bien tous les soirs.

Q. Le fait d’être privé de votre droit de vote ne vous dérange pas?

R. Oui. Oui ça me dérange.

Q. La réponse à ma question alors, M. Spence, à moins que je ne vous comprenne pas, c’est que vous êtes en fait privé de certaines choses qui ont de la valeur pour vous?

R. Certainement.

Q. Comme le droit de vote?

R. C’est vrai[152].

[144]   Enfin, la loi peut être considérée comme une solution de rechange moins dure, plus humaine, à une incarcération additionnelle. Le Parlement aurait facilement pu choisir, plutôt que de priver les auteurs d’infractions graves du droit de vote, de réprouver leur crime de façon plus marquée en augmentant la durée de la peine de toutes les personnes condamnées à deux ans de prison ou plus. En fait, Me O’Connor, l’avocat de M. Sauvé a fait valoir que si le Parlement avait voulu punir davantage les contrevenants, il aurait dû augmenter la durée de leur peine. Je ne partage pas son opinion. La Cour peut à bon droit prendre connaissance judiciaire du fait que le Parlement doit être autorisé à chercher des solutions de rechange préférables à une plus longue incarcération. À une époque où l’efficacité d’un emprisonnement prolongé est mis en doute, nos législateurs peuvent et doivent envisager d’autres moyens de réprouver le crime. Les tribunaux ne peuvent limiter le Parlement à un seul outil punitif, dans sa lutte à la criminalité. Plutôt que d’augmenter la durée des peines des prisonniers condamnés à deux ans ou plus, le Parlement a choisi une solution de rechange au prolongement de l’incarcération en retirant le droit de vote aux auteurs des infractions les plus graves pendant qu’ils purgent leur peine.

[145]   À l’opposé de ces effets bénéfiques, le seul effet nuisible de la loi est la privation d’un droit garanti par la Charte. Bien que cette privation soit grave—et totale, dans la mesure où une personne est inhabile pendant une élection donnée—plusieurs faits qui en atténuent le caractère nuisible ont été portés à l’attention de la Cour. La corrélation entre la durée de la peine et la durée de l’inhabilité à voter est individualisée, dans une certaine mesure. De plus, un rapport préparé pour la Couronne par le témoin expert Colin Meredith démontre que 75 p. 100 des prisonniers incarcérés dans les pénitenciers fédéraux purgent des peines de 5 ans ou moins. Normalement, ces prisonniers seront empêchés de voter à une seule élection[153]. Le rapport de M. Meredith contient des statistiques révélant que la loi—visant à priver de leur droit de vote les contrevenants coupables des infractions les plus graves—atteint son objectif. M. Meredith a produit un tableau du nombre et du pourcentage de détenus des pénitenciers fédéraux qui purgent des peines pour des infractions données. Le voici :

Infraction

Nombre

Pourcentage

Meurtre

2 041

14,4

Tentative de meurtre

   451

  3,2

Homicide involontaire coupable

   780

  5,5

Agression sexuelle

1 236

  8,7

Infractions sexuelles commises contre des enfants

   574

  4,0

Autres infractions sexuelles

   961

  6,8

Voies de fait

2 914

20,6

Enlèvement

1 129

  8,0

Vol qualifié

4 633

32,7

Infractions relatives aux armes à feu

1 488

10,5

Bris de prison

   221

  1,6

Incendie criminel

   129

  0,9

Introduction par effraction

1 733

12,2

Fraude

   345

  2,4

Commerce illégal

1 606

11,3

Importation/exportation de stupéfiants illégaux

   321

  2,3

Culture de stupéfiants illégaux

    37

  0,3

Possession de biens obtenus par la perpétration de certaines infractions

    61

  0,4

Nombre total de détenus

14 179

Le total des pourcentages ne correspond pas à 100 parce qu’ils sont fondés sur le nombre d’infractions plutôt que sur le nombre de détenus.

[146]   Par ailleurs, M. Meredith a conclu que le nombre total de déclarations de culpabilité pour l’échantillon de détenus fédéraux s’élevait à 29,5[154]. Cette donnée laisse croire que la disposition contestée atteint avec précision les auteurs d’infractions multiples. M. Meredith a également conclu que le nombre moyen de condamnations inscrites avant la plus récente était de 25,2 pour l’échantillon de détenus fédéraux[155]. On peut donc croire que la disposition atteint avec précision non seulement les auteurs des infractions les plus graves, mais aussi les récidivistes.

[147]   Le juge de première instance a estimé que, si les effets bénéfiques de la disposition ne pouvaient être identifiés avec certitude en l’espèce, ses effets nuisibles étaient évidents. Il a écrit que le fait que le public ignore que le droit de vote était retiré aux prisonniers annihilait tout effet bénéfique éventuel de cette mesure[156].

[148]   En toute déférence, je crois que le juge de première instance a commis une erreur en mettant l’accent sur la connaissance de la disposition par le public comme gage de l’efficacité de ses effets bénéfiques. Comme je l’ai souligné, on ne peut parler d’effets bénéfiques dans le contexte de la loi comme on le pourrait dans la poursuite d’objectifs plus traditionnels. De plus, il existe des effets bénéfiques, dont il a été question plus tôt, qui ne sont pas liés à la connaissance de la disposition par le public—celle-ci réprouve fortement la criminalité, sans augmenter la durée des peines d’emprisonnement.

[149]   On a allégué devant la Cour que l’ignorance de la disposition par le public annihile sa proportionnalité. Après réflexion, j’estime que cet argument rate sa cible. Je suis disposé à tenir pour acquis que l’inhabilité n’est pas bien connue du public, mais on ne peut présumer que les juges qui prononcent les sentences et les avocats de la défense n’en sont pas informés. En fait, il est raisonnable de s’attendre que les juges connaissent toutes les conséquences des peines qu’ils prononcent. Les avocats de la défense peuvent les mentionner dans les observations qu’ils présentent avant le prononcé de la peine. Contrairement à l’ancienne disposition qui retirait le droit de vote à tous les prisonniers, punissant ainsi l’emprisonnement en général, la disposition actuellement en vigueur ne rend les contrevenants inhabiles à voter qu’après qu’ils ont été mis en accusation, déclarés coupables hors de tout doute raisonnable d’une infraction grave et condamnés à purger une peine de deux ans ou plus. De plus, pour être empêché d’exercer son droit de vote, le prisonnier doit avoir épuisé tous ses droits d’appel, y compris à l’encontre de la peine, et il doit avoir commencé à purger sa peine d’emprisonnement. On peut présumer que les juges qui prononcent les peines prennent en compte et apprécient cette conséquence avant de condamner une personne à une peine de deux ans ou plus.

[150]   Pour terminer, il est important de se rappeler que les accusés bénéficient, en vertu de la Charte, de deux protections qui défient directement le droit inconditionnel du Parlement de fixer la sanction criminelle. En effet, nul ne peut être privé de sa liberté si ce n’est en conformité avec les principes de justice fondamentale, et chacun a droit à la protection contre les traitements et peines cruels et inusités. Aucune de ces dispositions n’a été invoquée pour contester l’alinéa 51e). J’ai la certitude que si ces dispositions avaient été jugées applicables, elles auraient été plaidées par les avocats très compétents qui ont comparu en l’espèce.

[151]   Je dois donc conclure que cette mesure est proportionnée, si on l’envisage comme une conséquence civile imposée à titre de mesure de rechange à une période d’incarcération additionnelle dans le cas des peines les plus sévères pour les infractions les plus graves. Une conclusion contraire irait à l’encontre du droit du Parlement d’utiliser la loi pour rehausser le sens du devoir civique et pour établir des conséquences qui expriment l’aversion du Canada pour les crimes graves. Je statuerais donc que l’alinéa 51e) de la LEC constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte.

VI.       L’alinéa 15e) de la LEC contrevient-il à l’article 15 de la Charte?

[152]   Bien que les juges de la Cour suprême n’aient pas toujours exprimé par le passé des opinions concordantes quant à la façon dont il convient d’aborder le paragraphe 15(1) de la Charte, ces divergences se sont estompées avec le temps[157] et se sont finalement dissipées dans le récent arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[158], qui marque un point tournant dans la jurisprudence sur l’égalité au Canada. Dans l’affaire Law, le juge Iacobucci a synthétisé les opinions divergentes sur l’application correcte du paragraphe 15(1) de la Charte pour décrire une nouvelle démarche, acceptée unanimement par ses collègues. L’arrêt Law constitue maintenant le point de départ de toute analyse de la question de la discrimination interdite par la Charte.

[153]   Voici comment le juge Iacobucci a résumé, au paragraphe 39 [pages 523 et 524] de ses motifs, la démarche qu’il faut adopter relativement au paragraphe 15(1) :

À mon avis, pour analyser une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) de la Charte, il convient de faire une synthèse de ces différentes démarches. Appliquant l’analyse énoncée dans Andrews, précité, et l’analyse en deux étapes décrite notamment dans Egan et Miron, précités, le tribunal appelé à décider s’il y a eu discrimination au sens du par. 15(1) devrait se poser les trois grandes questions suivantes. Premièrement, la loi contestée a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxièmement, le demandeur a-t-il subi un traitement différent en raison d’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisièmement, la différence de traitement était-elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique? Les deuxième et troisième questions servent à déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination réelle au sens du par. 15(1).

[154]   La partie qui veut prouver une contravention au paragraphe 15(1) de la Charte doit donc répondre à trois questions—ce qui n’est pas très différent de la situation antérieure à l’arrêt Law. Premièrement, le demandeur doit démontrer que la loi ou la mesure prise par l’État—ou ses effets« établit une distinction entre lui et d’autres personnes. Deuxièmement, le demandeur doit démontrer que cette distinction est fondée sur un motif énuméré ou analogue[159]. Troisièmement, le demandeur doit démontrer que la distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue est de nature discriminatoire.

[155]   La reformulation de l’analyse effectuée en vertu de l’article 15 dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) n’a pas changé le critère selon lequel une distinction n’est contraire à la Charte que si elle est fondée sur un motif énuméré ou analogue. Dans l’arrêt M. c. H., les juges Cory et Iacobucci ont écrit, au nom de la Cour :

Les distinctions créées par les lois n’emportent pas toutes discrimination. Avant de pouvoir conclure à la discrimination, il faut établir qu’un droit à l’égalité a été nié sur le fondement d’un motif énuméré ou analogue et que cette différence de traitement est « réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte » : Law, précité, au par. 39 (souligné dans l’original)[160].

[156]   Les intimés soutiennent que le juge de première instance a commis une erreur en rejetant leurs prétentions fondées sur l’article 15 de la Charte. Je ne partage pas entièrement l’opinion du juge de première instance sur ce point. Je suis plus particulièrement préoccupé par le raisonnement du juge de première instance selon lequel il n’y a pas discrimination parce que toutes les personnes privées de l’exercice de leur droit de vote subissent le même préjudice[161]. Selon moi, une mesure prise par l’État, qui est neutre en apparence, peut être discriminatoire dans certains contextes. Je ne suis toutefois pas convaincu que le juge de première instance a tiré une conclusion erronée sur ce point.

[157]   En l’espèce, j’estime que l’état de prisonnier ne constitue pas un motif analogue aux fins de l’article 15 de la Charte et je conclurais donc qu’il n’y a pas eu contravention à cet article. Plusieurs décisions ont déjà porté sur cette question. Dans l’affaire Jackson c. Pénitencier de Joyceville, le juge MacKay est parvenu à la même conclusion :

En l’espèce, les détenus sont effectivement, aux termes de l’article 41.1 du Règlement, traités d’une manière différente de la plupart sinon de la totalité des autres Canadiens et l’on peut donc affirmer que cette disposition porte atteinte à leur droit à l’égalité devant la loi. Je ne suis pourtant pas convaincu que cette distinction ou atteinte soit discriminatoire au sens du paragraphe 15(1). Elle ne me semble pas se rapporter à l’un ou l’autre des motifs énumérés et interdits, ou motifs analogues, qui touchent des caractéristiques personnelles. Le traitement distinct dont font l’objet les détenus en l’occurrence, en tant que groupe, ne découle pas de caractéristiques personnelles mais bien de leur conduite passée, qui était répréhensible et antisociale[162]. [Non souligné dans l’original.]

[158]   Dans la décision qu’il a rendue dans l’affaire Belczowski c. Canada, le juge Strayer (siégeant alors en première instance) a écrit que, selon lui, les prisonniers ne constituaient pas un groupe analogue justifiant la protection accordée par la disposition de la Charte garantissant le droit à l’égalité :

Je crois qu’il est maintenant clair, depuis des arrêts tels R. c. Turpin […] et Reference Re Workers’ Compensation Act […] que pour qu’il y ait « discrimination » au sens où l’interdit le paragraphe 15(1), les motifs de discrimination doivent être ceux qu’il précise ou d’autres motifs analogues. Je ne peux pas conclure que l’application d’une loi au demandeur, à son détriment, parce qu’il a commis un acte criminel et qu’il est incarcéré en vertu d’une condamnation légitime, constitue de la discrimination pour un motif analogue à ceux que spécifie le paragraphe 15(1).

Je statue donc que l’alinéa 51e) de la Loi électorale du Canada, comme celui qui l’a précédé, soit l’alinéa 14(4)e), n’est pas incompatible avec l’article 15 de la Charte[163].

[159]   La Cour canadienne de l’impôt s’est prononcée à trois occasions sur la question de savoir si les détenus constituent un groupe analogue aux fins du paragraphe 15(1) de la Charte. Chaque fois, elle a répondu à cette question par la négative. En 1991, dans la décision McKinnon (R.J.) c. M.R.N., le juge Sobier de la C.C.I. a cité et approuvé le raisonnement du juge Strayer mentionné plus haut[164]. En 1995, le juge Mogan de la Cour canadienne de l’impôt a examiné cette question dans l’affaire Armstrong c. R. Il a lui aussi souscrit au raisonnement adopté par le juge Strayer dans la décision Belczowski, précitée, statuant qu’un prisonnier ne fait pas partie d’une « minorité distincte et isolée » et n’est pas emprisonné en raison d’une « caractéristique subjective »[165]. Enfin, en 1996, dans la décision Mulligan c. Canada, le juge Bowie a adopté le raisonnement suivi par le juge Mogan dans l’affaire Armstrong c. R., après quoi il a noté que les prisonniers « sont bien loin de satisfaire à la norme » d’appartenance à un groupe analogue établie par la Cour suprême[166].

[160]   Dans l’affaire Olson c. Canada, le juge adjoint Heald, siégeant en qualité de juge désigné de la Section de première instance, a réitéré que les prisonniers ne peuvent se prévaloir de la même protection de la loi en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte :

Le troisième volet de l’analyse présente cependant un problème pour le demandeur. Il requiert que la distinction soit fondée sur une caractéristique personnelle non pertinente énumérée au paragraphe 15(1) ou sur une caractéristique analogue. La jurisprudence a établi que les différences de traitement des détenus ne dépendent pas de caractéristiques personnelles mais découlent plutôt d’une « conduite passée, qui était répréhensible et antisociale ». Comme le troisième volet du critère de l’arrêt Egan n’a pas été rempli, je ne puis recevoir la prétention du demandeur selon laquelle la défenderesse aurait porté atteinte au droit à l’égalité que lui garantit le paragraphe 15(1) de la Charte[167]. [Note en bas de page omise.]

[161]   Enfin, dans la décision récente Alcorn c. Canada (Commissaire du Service correctionnel), le juge en chef adjoint Richard s’est dit d’accord pour affirmer que les prisonniers ne constituent pas un groupe analogue à ceux énumérés au paragraphe 15(1) de la Charte. Il a retenu le raisonnement du juge de première instance en l’espèce et il a déclaré :

En ce qui concerne la seconde exigence, c’est-à-dire la question de savoir « si cette négation constitue une discrimination fondée sur un motif énuméré au par. 15(1) ou sur un motif analogue », je ne suis pas persuadé que la discrimination dont font état les demandeurs est « fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus ».

[…]

Quoi qu’il en soit, je rappelle la position qui est celle de la Cour et selon laquelle les prisonniers et/ou les détenus ne constituent pas un groupe analogue aux fins de l’article 15 de la Charte, comme la Cour l’a d’ailleurs précisé dans l’affaire Sauvé c. Canada[168].

[162]   La jurisprudence est unanime pour dire que les prisonniers ne constituent pas un groupe analogue à ceux énumérés au paragraphe 15(1) de la Charte.

[163]   Toutes ces décisions ont du poids, mais ne lient pas strictement la Cour et, comme la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada a donné de nouvelles indications relativement au critère à appliquer pour déterminer ce qui constitue un motif analogue, je résumerai brièvement l’évolution de cette question, qui confirme mon opinion que les prisonniers ne constituent pas un groupe analogue aux fins du paragraphe 15(1) de la Charte.

[164]   La Cour suprême s’est prononcée récemment sur la question des motifs énumérés et analogues dans l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), dont les motifs ont été déposés le même jour que dans l’affaire M. c. H., précitée. Dans ce pourvoi, les juges McLachlin et Bastarache ont résumé ainsi le but sous-jacent des motifs analogues :

Les motifs énumérés sont des indicateurs législatifs de l’existence de motifs suspects, associés à des processus décisionnels discriminatoires et fondés sur des stéréotypes. Ils sont l’expression, dans la loi, d’une caractéristique générale, et non une conclusion, fondée sur le contexte et les faits pertinents, relativement à l’existence ou à l’absence de discrimination dans une affaire donnée. En tant que tels, les motifs énumérés doivent être distingués d’une conclusion portant qu’il y a discrimination dans une affaire donnée. Puisque les motifs énumérés ne constituent que des indicateurs de l’existence de motifs de distinction suspects, il s’ensuit que les décisions fondées sur ces motifs ne sont pas toujours discriminatoires; s’il en était autrement, il serait inutile de procéder à l’examen distinct de la discrimination à la troisième étape de l’analyse exposée par notre Cour dans l’arrêt Law, précité, motifs du juge Iacobucci.

La même observation s’applique à l’égard des motifs qui ont été reconnus par notre Cour comme « analogues » à ceux énumérés à l’art. 15. Affirmer qu’un motif de distinction est un motif analogue ne fait qu’indiquer qu’un certain processus décisionnel est suspect parce qu’il aboutit souvent à la discrimination et au déni du droit à l’égalité réelle. Tout comme les distinctions fondées sur des motifs énumérés, celles qui reposent sur des motifs analogues peuvent fort bien ne pas être discriminatoires. Toutefois, cela ne veut pas dire pour autant que ces motifs ne sont pas analogues ou qu’ils ne le sont que dans certaines circonstances. De la même manière que nous ne disons pas d’un motif énuméré qu’il existe dans une situation et non dans une autre, nous ne devrions pas dire d’un motif analogue qu’il existe dans certaines circonstances et non dans d’autres. Les motifs énumérés et les motifs analogues constituent des indicateurs permanents de l’existence d’un processus décisionnel suspect ou de discrimination potentielle. La variable est la réponse à la question de savoir s’ils sont source de discrimination dans les circonstances particulières d’une affaire donnée[169]. [Non souligné dans l’original.]

[165]   Après avoir relevé que les motifs analogues existent dans le but de repérer les processus décisionnels suspects, l’opinion majoritaire explique la méthode à appliquer pour identifier les motifs analogues. Voici comment se sont exprimés les juges McLachlin et Bastarache :

En conséquence, quels sont les critères qui permettent de qualifier d’analogue un motif de distinction? La réponse est évidente, il s’agit de chercher des motifs de distinction analogues ou semblables aux motifs énumérés à l’art. 15—la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. Il nous semble que le point commun entre ces motifs est le fait qu’ils sont souvent à la base de décisions stéréotypées, fondées non pas sur le mérite de l’individu mais plutôt sur une caractéristique personnelle qui est soit immuable, soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle. Ce fait tend à indiquer que l’objet de l’identification de motifs analogues à la deuxième étape de l’analyse établie dans Law est de découvrir des motifs fondés sur des caractéristiques qu’il nous est impossible de changer ou que le gouvernement ne peut légitimement s’attendre que nous changions pour avoir droit à l’égalité de traitement garantie par la loi. Autrement dit, l’art. 15 vise le déni du droit à l’égalité de traitement pour des motifs qui sont immuables dans les faits, par exemple la race, ou qui sont considérés immuables, par exemple la religion. D’autres facteurs, que la jurisprudence a rattachés aux motifs énumérés et analogues, tel le fait que la décision produise des effets préjudiciables à une minorité discrète et isolée ou à un groupe qui a historiquement fait l’objet de discrimination, peuvent être considérés comme émanant du concept central que sont les caractéristiques personnelles immuables ou considérées immuables, caractéristiques qui ont trop souvent servi d’ersatz illégitimes et avilissants de décisions fondées sur le mérite des individus[170]. [Non souligné dans l’original.]

[166]   En appliquant le droit à la présente affaire, je ne puis décrire l’état de prisonnier comme « une caractéristique personnelle qui est soit immuable, soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle ». L’emprisonnement n’est ni immuable ni impossible à modifier; pour la presque totalité des prisonniers, c’est un état qui peut changer avec le temps. De plus, on ne peut affirmer que « le gouvernement ne peut légitimement s’attendre » que les prisonniers changent « pour avoir droit à l’égalité de traitement garantie par la loi ». En fait, l’inverse est vrai—le gouvernement a toutes les raisons de s’attendre que les personnes déclarées coupables d’une infraction criminelle modifient leur comportement pour avoir droit à l’égalité de traitement garantie par la loi. C’est la raison d’être de l’emprisonnement. Par conséquent, je ne puis conclure que les prisonniers constituent un groupe analogue pour les fins du paragraphe 15(1) de la Charte.

[167]   Je suis conforté dans mon opinion par l’existence de l’article 12 de la Charte, qui interdit à l’État d’infliger une peine cruelle et inusitée. Voici cette disposition :

12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.

[168]   L’existence de l’article 12 de la Charte indique que les prisonniers doivent, comme chacun, être traités humainement et ne peuvent recevoir un châtiment disproportionné. La Charte contient donc une disposition qui vise expressément à protéger les prisonniers. Cette disposition reconnaît que, d’une certaine façon, les prisonniers peuvent subir un traitement inégal et des atteintes importantes à leurs droits, mais tente de garantir que ces atteintes soient proportionnées. Bien qu’il existe d’autres contextes dans lesquels une personne qui est emprisonnée peut se prévaloir du paragraphe 15(1) de la Charte, je conclus que les prisonniers ne constituent pas, en soi, un groupe analogue aux personnes énumérées au paragraphe 15(1) de la Charte aux fins de la présente instance.

[169]   Enfin, la Cour a été saisie d’un argument subsidiaire selon lequel l’emprisonnement doit être reconnu comme motif analogue parce que les Autochtones constituent un pourcentage disproportionné de la population carcérale. Cet argument ne me convainc pas. Premièrement, selon les données produites, la loi prive 1 837 Autochtones de leur droit de vote[171]; on ne peut donc pas affirmer que la surreprésentation des Autochtones dans le système pénitentiaire a une incidence négative sur l’expression politique des peuples autochtones en général, car le Canada compte plus de six cent mille Autochtones inscrits[172]. Si l’ensemble des Autochtones ou un groupe particulier d’Autochtones pouvaient démontrer que l’inhabilité à voter a une incidence négative réelle sur leur expression politique, il serait concevable qu’une exemption constitutionnelle à l’application de l’alinéa 51e) de la LEC soit justifiée. Une telle incidence n’a pas été démontrée. Deuxièmement, on ne peut affirmer que la surreprésentation des Autochtones dans la population carcérale est à ce point considérable qu’elle justifierait une conclusion portant que toute loi visant les prisonniers vise de fait les Autochtones. Si la surreprésentation des Autochtones dans la population carcérale atteint un niveau qui permette de dire qu’une loi visant les prisonniers vise de fait les Autochtones, il sera possible d’envisager une exemption constitutionnelle à l’application de l’alinéa 51e) de la LEC. Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce. Par conséquent, je ne puis retenir les arguments présentés par les intimés à cet égard.

VI.       Dispositif

[170]   Pour les motifs qui précèdent, je conclurais que, bien qu’il contrevienne à l’article 3 de la Charte, l’alinéa 51e) de la LEC constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte. De plus, l’alinéa 51e) de la LEC n’est pas contraire au paragraphe 15(1) de la Charte. En définitive, j’accueillerais l’appel et je rejetterais l’appel incident. Compte tenu de l’historique et de l’importance de la question constitutionnelle visée par l’appel et parce qu’il était souhaitable qu’elle soit tranchée, la Cour ne prononcera pas d’ordonnance d’adjudication des dépens.



[1] L.R.C. (1985), ch. E-2, art. 51e) [mod. par L.C. 1993, ch. 19, art. 23].

[2] (1992), 7 O.R. (3d) 481 (C.A.).

[3] [1992] 2 C.F. 440 (C.A.).

[4] [1993] 2 R.C.S. 438, aux p. 439 et 440, le juge Iacobucci.

[5] Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), [1996] 1 C.F. 857 (1re inst.), à la p. 871.

[6] Mémoire des faits et du droit des intimés McCorrister, aux p. 11 à 13.

[7] Voir [1996] 1 C.F. 857 (1re inst.), à la p. 871.

[8] Mémoire des faits et du droit des intimés McCorrister, aux p. 16 à 28.

[9] La loi examinée dans ces causes était la version antérieure de l’alinéa 51e), qui privait tous les prisonniers du droit de vote aux élections fédérales. En voici le texte :

51. Les individus suivants sont inhabiles à voter à une élection et ne peuvent voter à une élection :

[…]

e) toute personne détenue dans un établissement pénitentiaire et y purgeant une peine pour avoir commis quelque infraction.

[10] Loi modifiant la Loi électorale du Canada, 3e sess., 34e Lég., 1993.

[11] Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), [1996] 1 C.F. 857 (1re inst.), à la p. 876.

[12] Ibid., à la p. 877.

[13] Ibid.

[14] Ibid., à la p. 878.

[15] Ibid.

[16] Ibid., aux p. 879 et 880.

[17] Voir l’extrait pertinent de la décision du juge de première instance reproduit au par. 18 des présents motifs.

[18] Voir l’extrait pertinent de la décision du juge de première instance reproduit au par. 19 des présents motifs.

[19] Voir [1996] 1 C.F. 857 (1re inst.), à la p. 881.

[20] Le professeur Jean Hampton, témoin pour les appelants, a écrit que [traduction] « la perte de droits reconnus par la loi était aussi normale dans l’Angleterre anglo-saxonne, étant justifiée par l’idée que le criminela déclaré la guerre à la collectivité” en enfreignant la loi et, qu’en conséquence,la collectivité lui déclare la guerre.” » Cahier d’appel, vol. VII, à la p. 1205.

[21] Voir [1996] 1 C.F. 857 (1re inst.), à la p. 907. En ce qui concerne le Manitoba, voir l’affaire récente Driskell v. Manitoba (Attorney General), [1999] M.J. no 352 (B.R.) (QL).

[22] Cahier d’appel, vol. V, à la p. 793. Voir aussi [1996] 1 C.F. 857 (1re inst.), à la p. 907.

[23] Election Act, R.S.B.C. 1996, ch. 106, art. 30b).

[24] Voir Promoting Responsible Citizenship : Report to the Minister of Justice, présenté par les députés membres du Committee Making Recommandations on Restrictions on Prisoner Voting in the Alberta Election Act, le 16 novembre 1998.

[25] Byatt et al. v. Alberta et al. (1998), 216 A.R. 100 (C.A.).

[26] Cahier d’appel, vol. V, aux p. 803 à 806.

[27] [1996] 1 C.F. 857 (1re inst.), à la p. 913.

[28] [1996] 2 R.C.S. 876.

[29] Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 826, au par. 78, p. 871 et 872.

[30] Ibid., au par. 99, p. 880.

[31] Ibid., au par. 103, p. 882.

[32] [1995] 3 R.C.S. 199, à la p. 342.

[33] [1997] 3 R.C.S. 624, au par. 86, p. 686. Voir aussi M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, au par. 118, p. 77; et Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, par. 163, p. 503.

[34] [1999] A.C.S. no 44 (QL), au par. 71.

[35] Ce dernier élément a été ajouté par le juge Lamer dans Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, aux p. 887 à 889.

[36] [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 184.

[37] [1989] 1 R.C.S. 927, à la p. 993.

[38] Ibid., aux p. 993 et 994; voir aussi McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, à la p. 401, le juge Wilson, dissidente.

[39] Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483, à la p. 521, le juge La Forest, citant Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, à la p. 994.

[40] Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483, à la p. 521.

[41] Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), [1996] 1 C.F. 857 (1re inst.), aux p. 882 et 883.

[42] Mémoire des faits et du droit des intimés McCorrister, aux p. 8 à 10.

[43] [1996] 1 C.F. 857 (1re inst.), à la p. 892.

[44] Ibid., à la p. 913.

[45] Ibid., aux p. 894 à 899.

[46] RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, à la p. 342; et Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 1518 c. KMart Canada Ltd., [1999] A.C.S. no 44 (QL), au par. 71.

[47] [1996] 1 C.F. 857 (1re inst.), à la p. 899.

[48] Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, aux p. 887 à 889.

[49] Transcription des procédures, vol. V, aux p. 1008 et 1009.

[50] Cahier d’appel, vol. VI, à la p. 1041.

[51] Transcription des procédures, vol. IV, à la p. 662.

[52] Transcription des procédures, vol. IV, aux p. 662 à 665.

[53] Transcription des procédures, vol. IV, aux p. 763 et 764.

[54] Cahier d’appel, vol. VII, à la p. 1216.

[55] Cahier d’appel, vol. VII, à la p. 1218.

[56] [1995] 3 R.C.S. 199, à la p. 329.

[57] Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), [1996] 1 C.F. 857 (1re inst.), à la p. 916.

[58] P. Landreville et L. Lemonde. « Le droit de vote des personnes incarcérées », dans Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis. Les droits démocratiques et la réforme électorale au Canada, Volume 10 de la collection d’études (la Commission Lortie).

[59] Ibid., à la p. 99.

[60] Voir P. W. Hogg et A. A. Bushell, « The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures » (1997), 35 Osgoode Hall L. J. 75. Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, aux par. 138 et 139, p. 565 et 566 (Vriend).

[61] Sauvé c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 438; Sauvé v. Canada (Attorney General) (1992), 7 O.R. (3d) 481 (C.A.), à la p. 487; Belczowski c. Canada, [1992] 2 C.F. 440 (C.A.).

[62] Motifs publiés dans [1996] 1 C.F. 857 (1re inst.).

[63] La date précise de promulgation de cette loi demeure incertaine, mais on sait qu’elle est entrée en vigueur entre 1235 et 1377.

[64] 31 Geo. III, ch. 31 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 3].

[65] Ibid., art. 23.

[66] S.C. 1885, ch. 40.

[67] S.C. 1898, ch. 14, art. 6(4).

[68] Art. 14(4)e), S.R.C. 1970 (1er Supp.), ch. 14, devenu l’art. 51e) de la Loi électorale du Canada, L.R.C. (1985), ch. E-2, modifié en 1993.

[69] Parmi les instances dans lesquelles une disposition provinciale a été contestée, citons Reynolds v. A.G.B.C. (1984), 53 B.C.L.R. 394 (C.A.); Badger et al v. Attorney General of Manitoba (1986), 30 D.L.R. (4th) 108 (B.R. Man.); et Grondin v. Ontario (Attorney General) (1988), 65 O.R. (2d) 427 (H.C.).

[70] Jolivet and Barker and The Queen and Solicitor General of Canada, Re (1983), 1 D.L.R. (4th ) 604 (C.S. C.-B.), aux p. 608 et 609.

[71] [1984] 1 C.F. 1133 (C.A.), infirmant [1984] 1 C.F. 1119 (1re inst.), conf. sans motifs écrits par [1984] 2 R.C.S. 124.

[72] [1986] 2 C.F. 287 (1re inst.).

[73] Cette cause antérieure, Badger et al. v. Attorney General of Manitoba est publiée dans (1986), 30 D.L.R. (4th) 108 (B.R. Man.).

[74] Badger v. Canada (Attorney General) et al. (1988), 55 Man. R. (2d) 211 (B.R.).

[75] Ibid., à la p. 214.

[76] Badger v. Canada (Attorney General) (1988), 55 D.L.R. (4th) 177 (C.A. Man.); autorisation de pourvoi refusée [1989] 1 R.C.S. v.

[77] Ibid., aux p. 185 et 186.

[78] Sauvé v. Canada (Attorney General) (1988), 66 O.R. (2d) 234 (H.C.) [à la p. 237].

[79] Ibid., à la p. 238.

[80] Ibid., aux p. 239 et 240.

[81] [1991] 3 C.F. 151 (1re inst.).

[82] Ibid., aux p. 172 et 173.

[83] ;Belczowski c. Canada, [1992] 2 C.F. 440 (C.A.), aux p. 456 et 457.

[84] Ibid., à la p. 459.

[85] Ibid., à la p. 458.

[86] Ibid., à la p. 459.

[87] Ibid., à la p. 460.

[88] Ibid., aux p. 460 et 461.

[89] Sauvé v. Canada (Attorney General) (1992), 7 O.R. (3d) 481 (C.A.), à la p. 487.

[90] Ibid., aux p. 488 et 489.

[91] Sauvé c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 438, aux p. 439 et 440.

[92] L’avocat de l’intimé Sauvé a laissé entendre à la Cour que si les motifs de la Cour suprême étaient brefs, c’était notamment parce que le Parlement avait modifié la loi en cause peu de temps avant la date fixée pour l’audition par la Cour suprême. La Cour suprême a entendu et tranché le pourvoi le 27 mai 1993. L’art. 51e) actuellement en vigueur a reçu la sanction royale le 6 mai 1993.

[93] Voir Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, au par. 87, p. 939.

[94] RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, au par. 88, p. 295 (RJR-MacDonald).

[95] Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, au par. 182, p. 605, le juge Iacobucci; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, au par. 84, p. 684 et 685, le juge La Forest; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, au par. 108, p. 554, le juge Iacobucci.

[96] Voir Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, par 103, p. 882 et 883.

[97] Précité, note 62, aux p. 879 et 880.

[98] RJR-Macdonald, précité, aux par. 79 à 81, p. 285 à 289, le juge La Forest « je conclus qu’une cour d’appel peut modifier une conclusion d’un juge de première instance concernant un fait législatif ou social en cause dans une détermination de la constitutionnalité lorsqu’elle décide que le juge de première instance a commis une erreur dans son examen ou son évaluation de la question. »

[99] Les deux motions en cause ont été présentées à la Chambre des communes par M. Peter Milliken (Kingston et les Îles). Voir Débats de la Chambre des communes, 34e Lég., 3e session, vol. 14, à la p. 18011 et suiv. (2 avril 1993).

[100] Au par. 139 de son long mémoire, Me Peltz soutient que [traduction] « les objectifs du châtiment et de la vertu civique ont été rejetés dans ces arrêts [antérieurs Sauvé et Belczowski] et ils doivent être rejetés encore une fois. »

[101] Voir, par ex. la recommandation de la Commission Lortie, Cahier d’appel, aux p. 648 à 652. Voir aussi Procès-verbaux et témoignages du Comité spécial sur la réforme électorale, 28 et 29 janvier 1993, Cahier d’appel, aux p. 673 et 674, 680 à 682.

[102] Réputé partie à l’instance par une ordonnance en date du 10 juillet 1997 conformément à l’art. 57(5) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, mod. [par L.C. 1990, ch. 8, art. 19].

[103] Dans l’arrêt Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876, la Cour suprême a déclaré valides, à la majorité, des objectifs abstraits similaires. Au par. 38, p. 902, le juge La Forest a écrit :

Je ne doute pas que la loi contestée ait principalement pour but de maintenir et de renforcer l’intégrité du processus électoral. Je ne doute pas non plus qu’un tel objectif soit toujours une préoccupation urgente et réelle de toute société qui prétend suivre les préceptes d’une société libre et démocratique.

[104] Précité, note 62, aux p. 882 et 883.

[105] Voir Lavoie c. Canada, [2000] 1 C.F. 3 (C.A.), à la p. 98 (C.A.) (le juge Linden, J.C.A., dissident pour d’autres motifs).

[106] M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, au par. 108, p. 73 (M. c. H.).

[107] Thomson Newspapers, précité, note 93, au par. 39, p. 913 et 914.

[108] Précité, note 62, aux p. 885 à 887.

[109] Voir R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, à la p. 782, le juge en chef Dickson. Voir aussi États-Unis d’Amérique c. Cotroni; États-Unis d’Amérique c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469, à la p. 1489, le juge La Forest « La difficulté que je vois dans ce point de vue est qu’on cherche à appliquer le critère de l’arrêt Oakes d’une manière trop rigide, sans égard au contexte dans lequel il doit être appliqué. »

[110] Voir, par ex., Irwin Toy c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, aux p. 993 et 994.

[111] Sauvé, précité, note 62, à la p. 892, citant RJR-MacDonald Inc., précité, aux p. 342 et 343; et R. c. Laba, [1994] 3 R.C.S. 965, à la p. 1009.

[112] Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, au par. 103, p. 882 et 883.

[113] Voir Thomson Newspapers c. Canada (Procureur général), précité, note 93, au par. 111 à 117, p. 955 à 962.

[114] Ibid., au par. 111, p. 955.

[115] Ibid., au par. 113, p. 956 et 957.

[116] Ibid., au par. 114, p. 957 et 958.

[117] Ibid., au par. 116, p. 960 et 961.

[118] Dans un article instructif, le professeur Errol Mendes souligne que même en matière criminelle, lorsque l’État agit comme « adversaire singulier », la Cour suprême du Canada fait preuve de retenue à l’égard des choix du Parlement. Voir Errol P. Mendes « The Crucible of the Charter : Judicial Principles v. Judicial Deference in the Context of Section 1 » dans Charte canadienne des droits et libertés, sous la direction de Beaudoin et Mendes (Montréal : Wilson et Lafleur, 1996), aux p. 124 à 128.

[119] RJR-MacDonald Inc., précité, au par. 135, p. 331 et 332.

[120] Voir Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), précité, au par. 38, p. 901 et 902.

[121] R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, à la p. 502, citant R. v. Guiller (1986), 48 C.R. (3d) 226 (C. dist. Ont.), le juge Borins.

[122] Voir R. c. Luxton, [1990] 2 R.C.S. 711, le juge en chef Lamer. À la p. 725, le juge en chef Lamer a reproduit l’extrait de R. v. Guiller, supra.

[123] On trouve un article très critique des récentes tendances à la retenue relativement à la détermination de la peine dans Gareth Morley, « A Just Measure of Pain? Sentencing and Sentencing Reform in the Era of the Charter » (1997), 55 U.T. Fac. L. Rev. 269.

[124] Précité, note 62, aux p. 898 et 899.

[125] C’est précisément pour cette raison que des infractions graves n’entraînent parfois qu’une peine de deux ans moins un jour, pour garder le contrevenant à l’écart des pénitenciers fédéraux.

[126] Précité, note 62, à la p. 897.

[127] Harvey, précité, aux par. 46 et 47, p. 905 et 906.

[128] En ce sens, la loi suit la théorie selon laquelle une déclaration de culpabilité pour une infraction criminelle grave constitue un préjudice causé à l’ensemble de la collectivité. Voir, par ex., Alan W. Mewett et Morris Manning, Mewett and Manning on Criminal Law (3e éd.) (Markham, Ont. : Butterworths, 1994), à la p. 19 [traduction] « Ainsi, l’essence du droit criminel est sa nature publique. Un crime est, en fait, non pas un acte fautif envers la personne qui subit effectivement un préjudice, s’il en est une—qu’on peut appeler la victime (bien qu’il puisse constituer aussi, par coïncidence, un acte fautif de nature civile) —mais un acte fautif contre l’ensemble de la collectivité. »

[129] Clayton Ruby, Sentencing (2e éd.) (Toronto : Butterworths, 1980), aux p. 331 et 332.

[130] [1941] R.C.S. 396.

[131] Ibid., aux p. 414 à 416. Voir aussi Condo v. Ontario (Registrar of Motor Vehicles), [1999] O.J. no 1601 (C. div.) (QL); R. v. Joslin (1981), 59 C.C.C. (2d) 512 (C.A. Ont.).

[132] Voir, par ex., Ross c. Registraire des véhicules automobiles et autre, [1975] 1 R.C.S. 5, à la p. 13, le juge Pigeon « Il faut maintenant tenir pour réglé que les conséquences civiles d’un acte criminel ne doivent pas être considérées comme unepeine” de façon à faire relever la question de la compétence exclusive du Parlement. »

[133] Voir, par ex., Barclay (D. & G.) Builders Ltd. and St. Jane Plaza Ltd., Re, [1973] 1 O.R. 579 (C. div.).

[134] Dans R. v. Mitri, [1989] O.J. no 1873 (C. prov.) (QL), le juge Megginson avoue avoir de la difficulté à tracer une ligne entre la conséquence civile et la sanction criminelle [à la p. 2] :

[traduction] Je dois m’interrompre à nouveau ici. L’aspect « interprovincial » de la présente affaire complique les choses. Le code de la route ontarien impose une « suspension du permis de conduire » automatique résultant d’une déclaration de culpabilité d’une infraction « relative à la conduite d’un véhicule » comme celle en cause en l’espèce qui outrepasse de beaucoup les pouvoirs (minimums) de détermination de la peine du juge de la cour criminelle relativement à l’affaire dont il est saisi : voir le Code de la route, art. 28. Toutefois, une telle « conséquence civile résultant de la déclaration de culpabilité » (la perte du permis de conduire) n’a absolument rien à voir et n’a aucun lien avec la fonction qu’exerce à juste titre le juge de la cour criminelle en déterminant la sentence qui doit être prononcée (y compris une ordonnance d’interdiction de conduire au Canada en vertu de l’[actuel] art. 259 du Code criminel), une fois le contrevenant reconnu coupable d’une infraction « relative à la conduite d’un véhicule ». La distinction entre une ordonnance d’interdiction sous le régime de l’[actuel] art. 259 du Code criminel (qui fait partie de la peine infligée par la Cour à la suite d’une déclaration de culpabilité relativement à l’infraction criminelle) et une « conséquence civile résultant » de cette déclaration de culpabilité (qui prend la forme d’une suspension du permis de conduire en vertu du code de la route provincial applicable, qui varie d’une province à l’autre) est mal comprise, même par les avocats. Ce sont des éléments distincts en droit, et qui ne coïncident pas nécessairement. L’« interdiction » sous le régime de l’[actuel] art. 259 du Code criminel est de la nature d’une ordonnance in personam interdisant à l’accusé de conduire où que ce soit au Canada, pour une période de 3 mois à 3 ans, et fait partie de la peine que lui inflige le tribunal qui l’a reconnu coupable en tenant compte des principes habituels de détermination de la peine concernant les faits de l’espèce; la « suspension du permis de conduire » sous le régime provincial est une conséquence civile « automatique » rattachée à la déclaration de culpabilité relativement à une infraction criminelle et peut avoir une durée différente (qui se prolonge peut-être au-delà) de celle de la peine infligée par la Cour qui prononce la déclaration de culpabilité. [Non souligné dans l’original.]

[135] De nombreuses lois fédérales créent des sanctions « additionnelles » qui se rattachent à une déclaration de culpabilité criminelle par effet de la loi. La plupart de ces sanctions relèvent du pouvoir discrétionnaire du fonctionnaire fédéral compétent. L’attribution d’un pouvoir discrétionnaire au fonctionnaire fédéral dans le cadre d’une enquête est sensée sur le plan de la politique, car elle engendre une certaine souplesse et incite les personnes « visées » par l’enquête à collaborer avec les enquêteurs. Il existe toutefois de nombreuses sanctions qui s’appliquent automatiquement à la suite d’une condamnation. Par exemple, l’art. 77(1) [mod. par L.C. 1993, ch. 19, art. 34] de la LEC, en cause dans l’affaire Harvey, prive une personne du droit de se porter candidate à une élection si elle a été déclarée coupable, à l’occasion d’une élection, d’une infraction qui constitue une manœuvre frauduleuse. À titre d’exemples, citons aussi l’art. 748(1) [mod. par L.C. 1995, ch. 22, art. 6] du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, en vertu duquel la charge occupée par une personne condamnée à un emprisonnement de deux ans ou plus après avoir été déclarée coupable d’un acte criminel devient vacante; l’art. 78(1) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, en vertu duquel la charge de chef ou de conseiller d’une bande indienne devient vacante lorsque son titulaire est déclaré coupable d’un acte criminel; l’art. 41(2) de la Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P-1, en vertu duquel le député reconnu coupable d’avoir reçu une rémunération pour influencer la Chambre des communes ou le Sénat ne peut pas siéger à la Chambre des communes dans les cinq ans suivant sa condamnation; et l’art. 42(1) de la Loi sur la pension de la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-36, qui prévoit une conséquence automatique en autorisant le gouverneur en conseil à prendre des règlements prévoyant la réduction de la pension payable à une personne déclarée coupable d’un acte criminel commis par elle alors qu’elle était employée de la fonction publique.

[136] RJR-MacDonald, précité, au par. 160, p. 342, le juge McLachlin.

[137] Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, à la p. 248; cité avec approbation dans RJR-MacDonald Inc., précité, au par. 135, p. 331 et 332.

[138] Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, à la p. 889.

[139] Thomson Newspapers, précité, note 93, au par. 125, p. 969.

[140] On trouve un exemple de l’importance prépondérante du contexte dans le critère de la proportionnalité dans l’arrêt Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, aux par. 62 et 63, p. 512 et 513, le juge La Forest « Dans RJR-MacDonald, précité, j’ai souligné que les exigences en matière de preuve dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier varient considérablement en fonction de la nature du droit en cause […] Bien que la liberté d’expression constitue indubitablement une valeur fondamentale, il existe d’autres valeurs fondamentales qui méritent aussi d’être protégées et examinées par les tribunaux. En cas de conflit entre ces valeurs, comme cela se produit souvent, les tribunaux sont appelés à faire des choix fondés non pas sur une analyse abstraite, platonicienne, mais sur une appréciation concrète de l’importance relative de chacune des valeurs pertinentes dans notre collectivité dans le contexte en question. »

[141] Voir Thomson Newspapers, précité, note 93, aux par. 123 à 127, p. 967 à 971; voir aussi Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, aux p. 888 et 889.

[142] Voir Harvey, précité, au par. 48, p. 906, le juge La Forest « La dernière étape de l’analyse proposée dans Oakes consiste à déterminer si les effets de l’al. 119c), à savoir la destitution de l’appelant de sa charge de député de Carleton-Nord et la période d’inéligibilité de cinq ans, sont proportionnels à l’objectif de cette disposition, qui est de garantir l’intégrité du processus électoral. »

[143] L’un des témoins experts du gouvernement a écrit un article expliquant ce point de vue—qu’elle a fait valoir lors de l’instruction—sous un angle féministe. Voir Jean Hampton, « Punishment, Feminism, and Political Identity : A Case Study in the Expressive Meaning of the Law. » (1998), 11 Can. J. Law & Jur. 23, p. 43. Bien que sa conclusion soit de portée plus étroite que celle tirée dans les présents motifs, son argument portant que [traduction] « cette loi lie l’exercice de la liberté à la responsabilité relativement à ses effets » est crucial dans mon opinion que la loi est proportionnée. Comme l’affirme Mme Hampton, [traduction] « En fait, ne pas prévoir un châtiment qui transmet ce message […] mine indirectement les valeurs d’une société démocratique. »

[144] Ibid.

[145] R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, à la p. 493.

[146] On a souvent recours à la législation pour mettre en relief des changements dans les normes de la société. Par exemple, dans l’arrêt Pelech c. Pelech, [1987] 1 R.C.S. 801, à la p. 828, la Cour suprême note expressément que la Loi sur le divorce de 1968 [S.C. 1967-68, ch. 24] envoie un signal en reconnaissant le divorce « sans notion de faute » au Canada. Dans le contexte de la sanction pénale, les tribunaux ont noté que le signal transmis par des mesures législatives qui prévoient une peine plus longue en fonction des condamnations antérieures joue un rôle important dans l’efficacité des peines : voir, par ex., R. v. Stewart (1991), 27 M.V.R. (2d) 187 (C.S.C.-B.), à la p. 205 : [traduction] « Le Parlement a décidé de ne pas adopter une limite arbitraire et la loi transmet un message clair à la population qui consomme de l’alcool selon lequel une condamnation antérieure, même ancienne, est grave et sera pertinente quant à la détermination de la peine si le comportement illégal se répète. »

[147] Voir l’article précité, note 143.

[148] Rapport de M. Thomas Pangle, Cahier d’appel, aux p. 954 et 955.

[149] Transcription de l’instruction, Vol. II, aux p. 404 et 405.

[150] Transcription de l’instruction, Vol. I, aux p. 169 et 170.

[151] Dans une remarque incidente digne de mention, le juge Arbour de la Cour d’appel de l’Ontario a écrit, [dans Sauvé v. Canada (Attorney General)] (1992), 7 O.R. (3d) 481, à la p. 487 :

Au moment de l’entrée en vigueur de la Charte, les exclusions au droit de vote étaient si peu nombreuses dans notre pays qu’on peut supposer à juste titre que nous avions abandonné l’idée que l’électorat doit se limiter aux « citoyens honnêtes et responsables » […] en faveur d’un électorat pluraliste, qui peut très bien inclure des Canadiens qui sont des ennemis de l’État.

Je partage entièrement son avis que notre électorat est pluraliste et que les personnes qui utilisent les leviers du pouvoir politique dans le but de modifier radicalement ou même de détruire la fédération canadienne ont le droit d’agir ainsi sous notre régime démocratique. Je n’interprète toutefois pas ses remarques comme signifiant qu’il est interdit à l’État d’empêcher de voter les personnes déclarées coupables de trahison ou d’autres infractions graves.

[152] Contre-interrogatoire du demandeur Aaron Spence, Cahier d’appel, aux p. 896 à 899.

[153] Rapport de M. Colin Meredith, Cahier d’appel, à la p. 1064. Malheureusement, M. Meredith ne fournit aucune donnée concernant la durée réelle des peines purgées avant l’obtention d’une libération conditionnelle.

[154] Rapport de M. Colin Meredith, Cahier d’appel, à la p. 1066. Pour un échantillon de la taille de celui analysé dans son rapport, la valeur réelle de cette mesure devrait se situer entre 26,9 et 32,2 condamnations, 19 fois sur 20. Bien qu’il soit dommage que nous n’ayons pas de valeurs médianes pour ce calcul, ni d’histogramme selon le nombre de condamnations, je suis convaincu qu’on peut raisonnablement tirer la conclusion que la loi atteint effectivement les auteurs d’infractions multiples.

[155] Rapport de M. Colin Meredith, Cahier d’appel, à la p. 1067. Pour un échantillon de la taille de celui analysé dans son rapport, la valeur réelle de cette mesure devrait se situer entre 22,6 et 27,7 condamnations, 19 fois sur 20. Bien qu’il soit dommage que nous n’ayons pas de valeurs médianes pour ce calcul, ni d’histogramme selon le nombre de condamnations antérieures à la plus récente, je suis convaincu qu’on peut raisonnablement tirer la conclusion que la loi atteint effectivement les récidivistes.

[156] Précité, note 62, aux p. 914 à 916.

[157] Comparer les arrêts de la Cour suprême dans les affaires Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; et Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513 avec les arrêts Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 247; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; et Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493.

[158] [1999] 1 R.C.S. 497 (l’arrêt Law).

[159] Subsidiairement, le demandeur peut démontrer que la mesure prise par l’État établit une distinction contre un groupe fondée sur une convergence de motifs énumérés ou analogues. Par exemple, l’État ne peut pas adopter des mesures législatives qui établissent une distinction fondée sur deux facteurs, comme la race et le sexe, et prétendre ensuite qu’on n’a pas satisfait au deuxième critère parce que la mesure législative contestée n’est pas fondée sur un motif unique. Il vaut évidemment mieux reporter à une autre occasion l’examen de la manière dont une convergence de facteurs peut avoir une incidence sur l’analyse effectuée en regard du paragraphe 15(1). Bande indienne de Batchewana (Membres non-résidents) c. Bande indienne de Batchewana, [1997] 1 C.F. 689(C.A.), aux p. 727 et 728; voir aussi Law, précité, note 158, au par. 37, p. 523.

[160] M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, au par. 63, p. 52.

[161] Précité, note 62, à la p. 921.

[162] Jackson c. Pénitencier de Joyceville, [1990] 3 C.F. 55 (1re inst.), à la p. 112.

[163] Belczowski, précité, note 81, à la p. 162.

[164] McKinnon (R.J.) c. M.R.N., [1991] 2 C.T.C. 2284 (C.C.I.), à la p. 2287.

[165] Armstrong c. R., [1996] 1 C.T.C. 2745 (C.C.I.), à la p. 2750. « Un détenu ne se trouve pas en prison à cause d’une caractéristique subjective; il est là en raison d’un comportement quelconque et, avant son incarcération, rien ne permettait d’établir une distinction entre lui et les autres membres de la société. Une fois incarcéré, ce membre de la société ne peut invoquer l’un des motifs énumérés à l’article 15 ou un autre motif de discrimination analogue. Ce n’est qu’à cause d’un accident de parcours, d’un comportement qui a été jugé de nature criminelle, que cette personne est détenue, et cela ne constitue pas un motif de discrimination. Le fait d’être détenue la distingue manifestement des citoyens qui sont libres, mais elle ne fait pas l’objet de discrimination simplement parce qu’elle est reconnue comme étant une personne ayant commis un crime. »

[166] Mulligan c. Canada, [1996] A.C.I. no 1688 (C.C.I.) (QL), au par. 7; suivi dans Wells c. R., [1997] C.T.C. 2112 (C.C.I.).

[167] Olson c. Canada, [1996] 2 C.F. 168(1re inst.), au par. 14, p. 175 et 176.

[168] Alcorn c. Canada (Commissaire du Service correctionnel), [1999] A.C.F. no 330 (1re inst.) (QL), aux par. 79 et 91.

[169] Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; (1999), 173 D.L.R. (4th) 1, aux par. 7 et 8, p. 13.

[170] Ibid., au par. 13, p. 15.

[171] Voir le rapport de M. Colin Meredith, Cahier d’appel, à la p. 1065.

[172] Statistique Canada, données de 1998.

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