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T-101-05

2005 CF 1454

L'honorable Paul Cosgrove (demandeur)

c.

Le Conseil canadien de la magistrature et le procureur général du Canada (défendeurs)

et

Le procureur général de l'Ontario, l'Association canadienne des juges des cours supérieures, la Criminal Lawyers' Association et le Conseil canadien des avocats de la défense (intervenants)

Répertorié : Cosgrove c. Conseil canadien de la magistrature (C.F.)

Cour fédérale, juge Mactavish--Toronto, 29 et 30 août; Ottawa, 26 octobre 2005.

Juges et tribunaux -- Responsabilité de la magistrature -- Contrôle judiciaire d'une décision par laquelle un comité d'enquête du Conseil canadien de la magistrature (CCM) avait rejeté la contestation par le demandeur de la validité constitutionnelle de l'art. 63(1) de la Loi sur les juges -- La contestation avait été formulée après que le procureur général de l'Ontario (PGO) eut demandé, en vertu de l'art. 63(1), l'ouverture d'une enquête sur la conduite du demandeur en vue d'établir s'il y avait lieu de le révoquer -- Il existe une tension, sous le rapport de l'intérêt public, entre la responsabilité et l'indépendance de la magistrature -- La question en litige était de savoir si l'art. 63(1), qui dispense le ministre de la Justice et les PG des provinces du processus habituel d'examen préliminaire des plaintes suivi au CCM, constitue un moyen raisonnable de responsabiliser les magistrats ou porte atteinte de manière inadmissible à l'indépendance de la magistrature -- L'art. 63(1) fait craindre à la personne raisonnable et bien informée que les juges ne puissent être intimidés dans l'exercice de leurs fonctions par la possibilité d'une ingérence politique -- Les garanties de procédure des processus d'enquête et autres du CCM ne dissipent pas l'inquiétude créée par le droit inconditionnel des PG des provinces et du ministre à soumettre un juge à une enquête -- La présomption de bonne foi des PG ne suffit pas à garantir l'indépendance de la magistrature -- L'art. 63(1) fait raisonnablement craindre que le pouvoir de demander l'ouverture d'une enquête ne puisse être utilisé pour sanctionner les juges dont les décisions mécontentent le gouvernement -- Contrairement à l'art. 63(2), l'art. 63(1) ne suffit pas à écarter la crainte que le ministre ou les PG provinciaux ne soient en mesure d'exercer une influence illégitime -- Le pouvoir que confère l'art. 63(1) aux PG des provinces n'est pas nécessaire, puisque la plainte formée sous le régime de l'art. 63(2) donnerait lieu à une enquête dans le cas où la faute reprochée au juge serait assez grave, si elle était établie, pour justifier sa révocation -- Quoi qu'il en soit, les PG des provinces et le ministre auraient d'autres recours si le CCM décidait de ne pas ouvrir d'enquête -- L'art. 63(1) est donc invalide pour ce qui concerne les PG des provinces -- Demande accueillie.

Droit constitutionnel -- Principes fondamentaux -- Indépendance de la magistrature -- Il s'agissait de savoir si l'art. 63(1) de la Loi sur les juges, qui dispose que le CCM doit mener toute enquête que lui confie le ministre fédéral de la Justice ou le procureur général d'une province sur la conduite d'un juge, porte atteinte à l'indépendance, garantie par la Constitution, de la magistrature -- Il faut se demander à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique -- Le principe de l'indépendance de la magistrature doit être mis en balance avec le principe de la responsabilité judiciaire -- La question est donc de savoir si l'art. 63(1) de la Loi constitue un moyen raisonnable de responsabiliser la magistrature ou au contraire porte atteinte de manière inadmissible à son indépendance -- Comme l'octroi aux procureurs généraux des provinces du pouvoir spécial d'obliger le CCM à enquêter ne répond pas, ou guère, à un besoin d'ordre public, il n'y a pas grand-chose pour contrebalancer la menace que représente l'art. 63(1) pour l'indépendance de la magistrature -- Cette disposition enfreint le principe de l'indépendance de la magistrature.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Libertés fondamentales -- Il s'agissait de savoir si l'art. 63(1) de la Loi sur les juges portait atteinte à la liberté d'expression du demandeur, en violation de l'art. 2b) de la Charte -- La Charte est conçue pour protéger les personnes physiques, et non les pouvoirs législatif ou judiciaire dans l'exercice de leurs attributions -- L'art. 63(1) de la Loi n'a pas pour objet de porter atteinte à la liberté d'expression des juges, mais de prévenir l'abus du pouvoir judiciaire.

Il s'agissait d'une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un comité d'enquête institué par le Conseil canadien de la magistrature (CCM) avait rejeté la demande par laquelle le demandeur contestait la validité constitutionnelle du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges. Ce paragraphe dispose que le CCM mène les enquêtes que lui confie le ministre de la Justice ou le procureur général d'une province sur la conduite d'un juge. Les plaintes de toute autre origine sont formées sous le régime du paragraphe 63(2), qui dispose que le CCM peut enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge. Le paragraphe 63(1) autorise donc le ministre de la Justice ou le procureur général d'une province à contourner le processus d'examen préliminaire auquel le CCM soumet normalement les plaintes.

Dans la présente affaire, le procureur général de l'Ontario (PGO) a demandé l'ouverture d'une enquête sur la conduite du demandeur, afin d'établir s'il convenait de le révoquer pour l'un ou l'autre des motifs énumérés aux alinéas b) à d) du paragraphe 65(2) de la Loi, c'est-à-dire si sa conduite sapait la confiance du public en l'administration de la justice et l'avait rendu inapte à remplir utilement ses fonctions. Cette demande découlait de la conduite du demandeur pendant le procès R. v. Elliott, qu'il avait présidé. La décision rendue dans ce procès avait par la suite été annulée par la Cour d'appel de l'Ontario, qui avait sévèrement critiqué la manière dont le demandeur l'avait conduit.

Le demandeur a présenté une requête pour faire statuer que le paragraphe 63(1) de la Loi enfreint la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi que l'alinéa 2b) de la Charte. Il faisait valoir que le pouvoir de prescrire la tenue d'une enquête conféré par ce paragraphe au procureur général d'une province portait atteinte à son indépendance de magistrat, ainsi qu'à sa liberté d'expression. Sa requête a été rejetée.

Jugement : la demande doit être accueillie. Les termes « ou le procureur général d'une province » doivent être supprimés du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges.

Après avoir examiné le processus de discipline judiciaire sous le rapport des juges des cours supérieures et de son utilisation antérieure, la Cour a analysé la nature, l'objet et le contenu de l'indépendance de la magistrature. Le but de l'indépendance de la magistrature est le maintien de la confiance du public en l'impartialité du pouvoir judiciaire. Il ne suffit pas que les juges soient indépendants dans les faits : il faut en outre qu'ils soient perçus ainsi. Par conséquent, pour établir si un juge jouit des conditions ou des garanties objectives nécessaires à son indépendance, il faut se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique? » La Cour a brièvement examiné une liste non exhaustive de conditions essentielles à l'indépendance de la magistrature, ainsi qu'un certain nombre d'affaires portant sur ce sujet.

Il existe, sous le rapport de l'intérêt public, une tension entre la responsabilité de la magistrature et l'indépendance de cette dernière. Les deux principes doivent être appliqués pour que le public ait confiance en l'appareil judiciaire. Il s'agissait donc de savoir si le pouvoir conféré au ministre de la Justice et aux procureurs généraux des provinces par le paragraphe 63(1) de la Loi, soit celui d'obliger le CCM à enquêter sur la conduite d'un juge, constitue un moyen raisonnable de responsabiliser la magistrature, ou au contraire une atteinte inadmissible à son indépendance. Le critère à appliquer pour répondre à cette question est celui de la « personne raisonnable et bien informée » évoqué plus haut. Plusieurs facteurs sont à prendre en considération dans l'examen de ladite question. La Cour les a examinés tour à tour.

Le comité d'enquête n'a pas commis d'erreur en concluant que le paragraphe 63(1) n'a pas d'effet inhibiteur sur les juges. Les membres du comité d'enquête avaient une expertise considérable, et il leur était loisible de rejeter les affirmations du demandeur dans la mesure où elles ne concordaient pas avec leur propre expérience. Cependant, il fallait aussi se demander si le paragraphe 63(1) ne pouvait pas donner à une personne raisonnable et bien informée l'impression que les juges puissent se sentir ainsi intimidés dans l'exercice de leurs fonctions judiciaires. Une telle personne s'inquiéterait de la possibilité d'ingérence politique créée par le fait que ce paragraphe confère des pouvoirs spéciaux aux procureurs généraux des provinces. En outre, étant donné qu'une enquête disciplinaire constitue une « épreuve traumatisante » pour le juge qui en fait l'objet, la personne raisonnable conclurait que le pouvoir d'obliger le CCM à enquêter sur la conduite d'un juge a des conséquences importantes et défavorables pour ce dernier.

Les garanties de procédure que prévoient les processus d'enquête et autres du CCM ne dissipent pas l'inquiétude suscitée par le droit inconditionnel, que sont seuls à avoir le ministre de la Justice et les procureurs généraux des provinces, de soumettre un juge à une enquête. Ce fait était particulièrement préoccupant dans la présente affaire, où le PGO était partie au litige qui a donné lieu à la plainte. S'il est vrai que les procureurs généraux jouent un rôle particulier dans l'administration de la justice et que la procédure d'appel ne suffit tout simplement pas à réparer certains dommages, il reste loisible au procureur général de déposer une plainte auprès du CCM sous le régime du paragraphe 63(2). L'histoire montre que ce ne sont pas toutes les demandes d'enquête formulées par un ministre de la Justice ou un procureur général provincial qui se sont révélées suffisamment bien fondées pour donner lieu à une recommandation de révocation. La présomption de bonne foi des procureurs généraux ne constitue pas une garantie suffisante de l'indépendance de la magistrature. Par exemple, la C.S.C. a statué que la disposition législative habilitant le PG de l'Alberta à décider du lieu de résidence d'un juge portait atteinte à l'indépendance judiciaire, en dépit de la présomption de bonne foi du PG, au motif que cette disposition faisait naître la crainte raisonnable que le gouvernement n'usât du pouvoir de fixer leur lieu de résidence pour sanctionner les juges dont les décisions le mécontenteraient ou pour récompenser ceux qui statueraient dans le sens qu'il souhaitait. La même crainte existait dans la présente affaire. De même, bien que les gouvernements soient présumés agir de bonne foi dans la négociation de la rémunération des juges, la C.S.C. a statué qu'une institution telle qu'une commission indépendante devait faire tampon entre le pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs de l'État.

Le processus d'examen préliminaire du CCM sert de « crible institutionnel » en ce qu'il réduit au minimum les conséquences défavorables des plaintes pour les juges pris individuellement, tout en protégeant pleinement le droit des plaignants pris individuellement à une audition complète de leurs plaintes, lorsque les circonstances le justifient. Le paragraphe 63(1) habilite un membre de l'exécutif du gouvernement fédéral ou d'un gouvernement provincial à contourner ce dispositif de criblage. De plus, le processus d'enquête lui-même ne suffit pas à écarter la crainte que le procureur général d'une province ou le ministre ne soient en mesure d'exercer une influence illégitime. Peu importe que l'enquête soit menée par les pairs du juge qui en fait l'objet. Le paragraphe 63(1) confère au ministre de la Justice et aux procureurs généraux des provinces le droit inconditionnel de soumettre un juge à l'épreuve d'une enquête du CCM, pouvoir qui n'est pas partagé par les plaideurs ordinaires qui affrontent régulièrement les gouvernements fédéral ou provinciaux devant les tribunaux.

Enfin, le paragraphe 63(1) n'est pas nécessaire. Dans le cas où l'inconduite reprochée à un juge serait assez grave pour pouvoir justifier sa révocation, le dépôt d'une plainte par le ministre de la Justice ou le PG d'une province sous le régime du paragraphe 63(2) entraînerait inévitablement l'ouverture d'une enquête par le CCM et, par le fait même, la constitution d'un dossier pour le ministre de la Justice et le Parlement. Dans le cas où le CCM déciderait de ne pas ouvrir d'enquête, le ministre ou le PG provincial pourrait demander le contrôle judiciaire de cette décision. En outre, en vertu de l'article 71 de la Loi sur les juges, le ministre de la Justice conserverait le pouvoir de constituer sous le régime de la Loi sur les enquêtes une commission d'enquête sur la conduite du juge, ou encore de demander directement au Parlement la présentation d'une adresse des deux Chambres en vue de sa révocation.

Comme l'octroi aux procureurs généraux des provinces du pouvoir spécial d'obliger le CCM à enquêter sur la conduite d'un juge ne répond pas à un besoin impérieux d'ordre public, il n'y a pas grand-chose pour contrebalancer la menace que représente le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges pour l'indépendance de la magistrature. Ce paragraphe fait raisonnablement craindre que ce pouvoir ne puisse être utilisé pour punir les juges dont les décisions mécontenteraient le gouvernement en question; par conséquent, il porte atteinte à l'indépendance, garantie par la Constitution, de la magistra-ture, et il est donc invalide pour ce qui concerne les procureurs généraux des provinces. Il s'ensuit que le comité d'enquête n'avait pas compétence pour mener l'enquête considérée.

Comme la présente affaire portait sur une demande d'enquête formulée par le procureur général d'une province, la Cour n'a pas tranché la question de la constitutionnalité du paragraphe 63(1) pour ce qui concerne le ministre fédéral de la Justice.

Quant à savoir si le paragraphe 63(1) enfreint l'alinéa 2b) de la Charte, la Cour fait observer que celle-ci est destinée à garantir les droits des personnes physiques et n'a jamais été conçue pour protéger les organes législatif ou judiciaire de l'État dans l'exercice de leurs attributions. Le paragraphe 63(1) n'a pas pour objet de porter atteinte à la liberté des juges de s'exprimer dans l'exercice légitime de leurs fonctions, mais de prévenir l'abus du pouvoir judiciaire.

lois et règlements cités

Act of Settlement (The), 1700 (R.-U.), 12 & 13 Will. III, ch. 2.

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b), 11d).

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], préambule, art. 96, 97, 98, 99, 100, 101.

Loi modifiant la Loi sur les juges et la Loi sur l'administration financière, S.C. 1970-71-72, ch. 55, art. 11.

Loi sur les enquêtes, S.R.C. 1970, ch. I-13.

Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, art. 60(2)c), 61(3), 63 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 106), 64 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 111(A)), 65 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 27, art. 5; L.C. 2002, ch. 8, art. 111(A)), 71.

Provincial Court Judges Act, S.A. 1981, ch. P-20.1.

Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes, DORS/2002-371, art. 3, 6(1), 8.

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; (2003), 223 D.L.R. (4th) 599; [2002] 5 W.W.R. 1; 179 B.C.A.C. 170; 11 B.C.L.R. (4th) 1; 48 Admin. L.R. (3d) 1; 302 N.R. 34; 2003 CSC 19; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539; (2005), 258 D.L.R. (4th) 193; 339 N.R. 1; 2005 CSC 51.

décisions examinées :

R. v. Elliott (2003), 181 C.C.C. (3d) 118; 114 C.R.R. (2d) 1; 179 O.A.C. 219 (C.A. Ont.); infirmant [1999] O.J. no 3265 (C.S.) (QL); Monsanto Canada Inc. c. Ontario (Surintendant des services financiers), [2004] 3 R.C.S. 152; (2004), 242 D.L.R. (4th) 193; 17 Admin. L.R. (4th) 1; 45 B.L.R. (3d) 161; 324 N.R. 259; 189 O.A.C. 201; 2004 CSC 54; Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Laseur, [2003] 2 R.C.S. 504; (2003), 217 N.S.R. (2d) 301; 231 D.L.R. (4th) 385; 4 Admin. L.R. (4th) 1; 29 C.C.E.L. (3d) 1; 110 C.R.R. (2d) 233; 310 N.R. 22; 2003 CSC 54; Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249; (2002), 245 R.N.-B. (2e) 201; 209 D.L.R. (4th) 1; 36 Admin. L.R. (3d) 1; 281 N.R. 201; 2002 CSC 11; Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267; (1995), 130 D.L.R. (4th) 1; 35 Admin. L.R. (2d) 1; 33 C.R.R. (2d) 269; 190 N.R. 1; Gratton c. Conseil canadien de la magistrature, [1994] 2 C.F. 769; (1994), 115 D.L.R. (4th) 81; 26 Admin. L.R. (2d) 120; 78 F.T.R. 214 (1re inst.); Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard; Renvoi relatif à l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; (1997), 204 A.R. 1; 121 Man. R. (2d) 1; 156 Nfld. & P.E.I.R. 1; 150 D.L.R. (4th) 577; 118 C.C.C. (3d) 193; 11 C.P.C. (4th) 1; 217 N.R. 1; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; (1986), 30 D.L.R. (4th) 481; 26 C.R.R. 59; 70 N.R. 1; Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298; (2000), 184 D.L.R. (4th) 706; 21 Admin. L.R. (3d) 27; 44 C.P.C. (4th) 1; 253 N.R. 252 (C.A.); Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405; (2002), 245 R. N.-B. (2e) 299; 209 D.L.R. (4th) 564; 31 C.C.P.B. 55; 17 C.P.C. (5th) 1; 91 C.R.R. (2d) 1; 282 N.R. 201; 2002 CSC 13.

décisions citées :

Barrie Public Utilities c. Assoc. canadienne de télévision par câble, [2003] 4 R.C.S. 476; (2003), 225 D.L.R. (4th) 206; 49 Admin. L.R. (3d) 161; 304 N.R. 1; 2003 CSC 28; Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100; (2005), 254 D.L.R. (4th) 200; 28 Admin. L.R. (4th) 161; 197 C.C.C. (3d) 233; 30 C.R. (6th) 39; 335 N.R. 229; 2005 CSC 40; Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673; (1985), 52 O.R. (2d) 779; 24 D.L.R. (4th) 161; 23 C.C.C. (3d) 193; 49 C.R. (3d) 97; 19 C.R.R. 354; 37 M.V.R. 9; 64 N.R. 1; 14 O.A.C. 79; Ell c. Alberta, [2003] 1 R.C.S. 857; (2003), 227 D.L.R. (4th) 217; [2003] 10 W.W.R. 401; 16 Alta. L.R. (4th) 1; 2 Admin. L.R. (4th) 167; 35 C.P.C. (5th) 1; 11 C.R. (6th) 207; 109 C.R.R. (2d) 47; 306 N.R. 1; 2003 CSC 35; Public School Boards' Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), [2000] 1 R.C.S. 44; (2000), 250 A.R. 314; 182 D.L.R. (4th) 561; [2000] 10 W.W.R. 187; 82 Alta. L.R. (3d) 211; 9 C.P.C. (5th) 36; 251 N.R. 1; 2000 CSC 2; MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796; (1989), 94 N.S.R. (2d) 1; 61 D.L.R. (4th) 688; 41 Admin. L.R. 236; 50 C.C.C. (3d) 449; 72 C.R. (3d) 129; 100 N.R. 81; Proulx c. Québec (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 9; (2001), 206 D.L.R. (4th) 1; 159 C.C.C. (3d) 225; 7 C.C.L.T. (3d) 157; 46 C.R. (5th) 1; 276 N.R. 201; 2001 CSC 66; Allen v. Manitoba (Judicial Council), [1993] 3 W.W.R. 749; (1993), 15 C.P.C. (3d) 283; 83 Man. R. (2d) 136 (C.A.).

doctrine citée

Conseil canadien de la magistrature. Rapport au Conseil canadien de la magistrature du comité nommé conformément au paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges pour mener une enquête sur le juge Bernard Flynn relativement aux propos tenus par celui-ci à une journaliste dont l'article a paru dans le journal Le Devoir du 23 février 2002. Le Conseil, le 12 décembre 2002.

Conseil canadien de la magistrature. Rapport au Conseil canadien de la magistrature déposé par le comité d'enquête nommé conformément aux dispositions du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges à la suite d'une demande du procureur général de la Nouvelle-Écosse. Le Conseil, 1990.

Conseil canadien de la magistrature. Rapport du Conseil canadien de la magistrature présenté au ministre de la Justice du Canada en vertu de l'art. 65(1) de la Loi sur les juges et concernant le juge Jean-Guy Boilard de la Cour supérieure du Québec. Le Conseil, le 19 décembre 2003.

Débats de la Chambre des communes (14 juin 1971), à la p. 6666.

Déclaration universelle sur l'indépendance de la justice, adoptée par la Première conférence mondiale sur l'indépendance de la justice, Montréal, 10 juin 1983, dans Shimon Shetreet et Jules Deschênes (dir.), Judicial Independence : The Contemporary Debate. Boston : Martinus Nijhoff, 1985.

Friedland, Martin L. Une place à part : l'indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada. Ottawa : Conseil canadien de la magistrature, 1995.           

Procédures relatives à l'examen des plaintes déposées au Conseil canadien de la magistrature au sujet de juges de nomination fédérale : « Procédures relatives aux plaintes ». Approuvées par le Conseil canadien de la magistrature le 27 septembre 2002.

Shetreet, Shimon et Jules Deschênes, dir. Judicial Independence : The Contemporary Debate. Boston : Martinus Nijhoff, 1985.

Sullivan, Ruth. Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4th ed. Toronto : Butterworths, 2002.

DEMANDE de contrôle judiciaire d'une décision d'un comité d'enquête du Conseil canadien de la magistrature (Dans l'affaire de l'enquête du Conseil canadien de la magistrature concernant le juge Paul Cosgrove, motifs ayant trait à la constitutionnalité du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, 16-12-04) rejetant la contestation par le demandeur de la constitutionnalité du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges. Demande accueillie.

ont comparu :

Chris G. Paliare et Richard P. Stephenson pour le demandeur.

Donald J. Rennie, Kathryn A. Hucal et Christine E. Mohr pour le défendeur le procureur général du Canada.

Personne n'a comparu pour le comité d'enquête du Counseil canadien de la magistrature.

Earl A. Cherniak, c.r., et Christine P. Snow pour l'avocat indépendant siégeant au comité d'enquête du Conseil canadien de la magistrature.

S. Zachary Green et Elaine M. Atkinson pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.

Alan D. Gold et Maureen J. McGuire pour les intervenants la Criminal Lawyers' Association et le Conseil canadien des avocats de la défense.

James T. Eamon et Katherine Reiffenstein pour l'intervenante l'Association canadienne des juges des cours supérieures.

avocats inscrits au dossier :

Paliare Roland Rosenberg Rothstein LLP, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur le procureur général du Canada.

Lerners LLP, Toronto, pour l'avocat indépendant siégeant au comité d'enquête du Conseil canadien de la magistrature.

Ministère du Procureur général (Ontario), Direction du droit constitutionnel, pour l'interve-nant le procureur général de l'Ontario.

Gold & Associates, Toronto, pour les intervenants la Criminal Lawyers' Association et le Conseil canadien des avocats de la défense.

Code Hunter LLP, Calgary, pour l'intervenante l'Association canadienne des juges des cours supérieures.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance et de l'ordonnance rendus par

[1]La juge Mactavish: Si la responsabilité et l'indépendance de la magistrature sont toutes deux essentielles au maintien de la confiance du public en notre système judiciaire, elles ne coexistent pas toujours facilement. Ainsi, la présente demande pose la question de savoir si une disposition de la Loi sur les juges destinée à responsabiliser les magistrats est nulle au motif qu'elle porte atteinte de manière inadmissible à l'indépendance judiciaire.

Introduction

[2]Quiconque estime qu'un juge nommé par le gouvernement fédéral s'est rendu coupable d'une faute a le droit de porter plainte devant le Conseil canadien de la magistrature (le CCM). Dans la plupart des cas, une telle plainte sera soumise à un examen préliminaire dans le cadre du CCM lui-même. Il ne sera ouvert d'enquête sur la conduite du juge en question que si le CCM conclut que l'affaire pourrait être suffisamment grave pour justifier sa révocation.

[3]Cependant, le paragraphe 63(1) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 106] de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, oblige le CCM à mener les enquêtes que lui demandent le ministre fédéral de la Justice ou le procureur général d'une province. Il s'ensuit que les demandes d'enquête de ces instances sont automatique-ment dispensées du processus d'examen préliminaire auquel procède normalement le CCM.

[4]En avril 2004, le procureur général de l'Ontario a demandé que soit menée une enquête sur la conduite du juge Paul Cosgrove. À l'ouverture de cette enquête, le juge Cosgrove a déposé une demande contestant la validité du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, au motif qu'il porte atteinte à l'indépendance de la magistrature, garantie par la Constitution. Le juge Cosgrove a en outre fait valoir que cette disposition porte également atteinte à la liberté d'expression que lui garantit l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [[L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], et ce, d'une manière qui ne peut se justifier sous le régime de l'article premier de ladite Charte.

[5]Le comité d'enquête du CCM a rejeté la demande du juge Cosgrove. La présente espèce est une demande de contrôle judiciaire de cette décision du comité [Dans l'affaire de l'enquête du Conseil canadien de la magistrature concernant le juge Paul Cosgrove, motifs ayant trait à la constitutionnalité du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, 16-12-04]. Tout en reconnaissant que les juges ne peuvent jouir de l'impunité et doivent répondre de leurs fautes, le juge Cosgrove soutient que le comité d'enquête a commis une erreur de droit en concluant à la constitutionnalité du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges et que, par conséquent, sa décision devrait être infirmée. Il sollicite en outre un jugement déclaratoire portant que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges enfreint la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1), [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], ainsi que l'alinéa 2b) de la Charte, et est par conséquent invalide.

[6]Pour les motifs qui suivent, je conclus que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, pour autant qu'il confère au procureur général d'une province le droit d'obliger le CCM à enquêter sur la conduite d'un juge, ne remplit pas les conditions minimales qui doivent être appliquées pour assurer le respect du principe de l'indépendance de la magistrature, et qu'il est par conséquent invalide.

Contexte

[7]Le juge Cosgrove a été nommé à la Cour de comté de l'Ontario en 1984. Il siège maintenant à ce qu'on appelle, depuis la réorganisation de l'appareil judiciaire ontarien, la Cour supérieure de Justice de l'Ontario pour la région de l'Est.

[8]Depuis 1984, le juge Cosgrove a présidé des centaines, voire des milliers d'instances, dont des centaines où le procureur général de l'Ontario était partie.

L'affaire Elliott

[9]En septembre 1997, le juge Cosgrove a commencé à instruire des requêtes préliminaires relatives au procès de Julia Elliott, inculpée de meurtre au deuxième degré et d'indignité envers un cadavre humain. Ce procès, dont on prévoyait au début qu'il durerait de cinq à six semaines, s'est poursuivi pendant deux ans, jusqu'à ce que le juge Cosgrove prononce une suspension de l'instance le 7 septembre 1999. Le juge Cosgrove a également ordonné au ministère public de payer à Mme Elliott les frais de justice supportés depuis l'introduction de l'instance.

[10]Au cours du procès de Mme Elliott, le juge Cosgrove a conclu à plus de 150 violations des droits à elle garantis par la Charte, de sorte que son droit à un procès juste s'en est trouvé selon lui miné. Parmi les personnes impliquées dans ces violations de la Charte, on comptait 11 avocats du ministère public et haut fonctionnaires du ministère ontarien du Procureur général. Étaient aussi impliqués au moins 15 agents nommément désignés de trois corps de police, des membres anonymes de la Police provinciale de l'Ontario et de la Gendarmerie royale du Canada, ainsi que des fonctionnaires de plusieurs autres organismes d'État.

[11]Bon nombre des infractions alléguées à la Charte étaient graves : il y aurait notamment eu parjure, fabrication, destruction délibérée et dissimulation de preuves, subornation de témoins et déclarations fausses ou trompeuses à la Cour.

[12]Le ministère public a contesté devant la Cour d'appel de l'Ontario la décision du juge Cosgrove de suspendre l'instance. Bien que l'avis de cet appel ait été signifié en septembre 1999, ce n'est qu'en septembre 2003 qu'il a fini par être entendu. Durant tout cet intervalle, le juge Cosgrove a continué à siéger et a présidé des instances, aussi bien civiles que pénales, où la Couronne était partie.

La décision de la Cour d'appel de l'Ontario

[13]Dans une décision du 4 décembre 2003 [R. v. Elliott (2003), 181 C.C.C. (3d) 118], la Cour d'appel de l'Ontario a fait droit à l'appel du ministère public, infirmé la décision du juge Cosgrove de suspendre l'instance [[1999] O.J. no 3265 (C.S.J.) (QL)], ainsi que son ordonnance adjugeant les dépens à Mme Elliott, et ordonné la tenue d'un nouveau procès pour cette dernière.

[14]La Cour d'appel de l'Ontario a sévèrement critiqué dans son arrêt la façon dont le juge Cosgrove avait mené le procès. Elle a ainsi qualifié ses décisions contre le ministère public et ses conclusions relatives à diverses violations alléguées de la Charte de [traduction] « mal fondées », « injustifiées », « peu judicieuses », « absolument dénuées de fondement », « étranges », « erronées », « préoccupantes », « inexactes quant aux faits » et « non confirmées par la preuve ».

[15]La Cour d'appel a en outre conclu que les conclusions du juge Cosgrove touchant les violations alléguées à la Charte présentaient en général les caractéristiques communes suivantes, au paragraphe 123  :

[traduction]

1.    Ces conclusions n'étaient pas étayées par des faits.

2.    [Le juge Cosgrove] comprenait mal la preuve.

3.    [Le juge Cosgrove] concluait à une violation de la Charte sans exposer de fondement en droit sous-tendant la conclusion.

4.    En tout état de cause, cette conclusion n'était pas fondée en droit.

5.    [Le juge Cosgrove] comprenait mal la portée de la Charte.

6.    [Le juge Cosgrove] se conduisait de manière inéquitable envers la personne dont la conduite était attaquée.

[16]En outre, sous l'intertitre [traduction] « Recours abusif à l'outrage au tribunal », la Cour d'appel a exprimé ses préoccupations touchant la façon dont le juge Cosgrove exerçait son pouvoir de sanctionner les outrages et conclu qu'il s'était apparem-ment mépris sur l'objet de ce pouvoir. Examinant un incident où le juge Cosgrove avait déclaré, sans justification apparente, qu'il envisageait d'assigner l'avocat du ministère public pour outrage au tribunal, la Cour d'appel, au paragraphe 144, a formulé la remarque suivante : [traduction] « Un observateur raisonnable pourrait craindre que le juge du procès ne paraisse avoir un parti pris contre la police et leur avocat à cause de ce malheureux incident ».

[17]La Cour d'appel a aussi conclu que le recours à la Charte par le juge Cosgrove pour accorder réparation à l'égard d'allégations frivoles et dénuées de fondement déconsidérait aussi bien la Charte que l'administration de la justice.

[18]L'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario a été largement médiatisé.

[19]Aucune demande d'autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada n'a été déposée et le délai imparti pour ce faire a expiré le 2 février 2004.

La demande du procureur général de l'Ontario

[20]Par une lettre en date du 22 avril 2004 adressée à la très honorable Beverley McLachlin, juge en chef de la Cour suprême du Canada et présidente du Conseil canadien de la magistrature, M. Michael Bryant, procureur général de l'Ontario, a demandé en vertu du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges l'ouverture d'une enquête sur la conduite du juge Cosgrove dans l'affaire Elliott. Le procureur général a précisé qu'il demandait une telle enquête dans le but d'établir s'il convenait de révoquer le juge Cosgrove pour l'un ou l'autre des motifs énumérés aux alinéas b) à d) du paragraphe 65(2) de ladite loi [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 27, art. 5; L.C. 2002, ch. 8, art. 111(A)].

[21]Les alinéas 65(2)b) à d) de la Loi sur les juges disposent que le CCM peut recommander la révocation d'un juge s'il est d'avis que celui-ci est inapte à remplir utilement ses fonctions pour avoir manqué à l'honneur et à la dignité, pour avoir manqué aux devoirs de sa charge, ou en raison d'une situation d'incompatibilité, qu'elle lui soit imputable à lui-même ou à toute autre cause. L'alinéa 65(2)a), qui n'est pas invoqué dans la présente espèce, prévoit la révocation en raison de l'âge ou de l'incapacité.

[22]On peut lire le passage suivant dans la lettre du procureur général de l'Ontario à la juge en chef McLachlin :

[traduction] J'estime, avec égards, que la conduite du juge Cosgrove pendant toute la durée du long procès qui a donné lieu à la décision Regina c. Elliott a sapé la confiance du public en l'administration de la justice en Ontario et l'a rendu lui-même incapable de s'acquitter de sa charge. En conséquence, j'estime que le juge Cosgrove est inapte à remplir utilement ses fonctions au sens du paragraphe 65(2) de la Loi.

[23]Le procureur général de l'Ontario récapitulait ensuite, de manière passablement approfondie, le déroulement de l'affaire Elliott, et proposait au CCM un exposé détaillé des conclusions de la Cour d'appel de l'Ontario.

[24]Le procureur général concluait sa lettre par l'observation suivante :

[traduction] Étant donné cette situation on ne peut plus regrettable, j'estime que le juge Cosgrove s'est conduit durant ce procès de telle manière que rien de moins qu'une enquête du Conseil de la magistrature ne pourra rétablir la confiance du public en l'administration de la justice relativement à cette affaire.

Les procédures engagées devant le CCM et le comité d'enquête

[25]Sur réception de la lettre du procureur général, le CCM a notifié au juge Cosgrove la demande d'enquête qui y était formulée, ainsi que son intention de publier un communiqué de presse à ce sujet.

[26]Le 27 avril 2004, le CCM a annoncé publique-ment qu'une enquête serait tenue sur la conduite du juge Cosgrove à la demande du procureur général de l'Ontario. Le fait que le CCM allait mener une enquête a fait l'objet d'une importante couverture médiatique.

[27]Le 29 avril 2004, l'honorable Heather Smith, juge en chef de la Cour supérieure de Justice de l'Ontario, a demandé au juge Cosgrove de s'abstenir de présider des instances jusqu'à la conclusion de l'enquête. Les dossiers dont le juge Cosgrove était saisi ont été attribués à d'autres juges, et il n'a pas siégé depuis.

[28]Le CCM a constitué un comité d'enquête réunissant deux juges en chef et un juge en chef adjoint. En outre, le ministre fédéral de la Justice y a nommé deux membres influents du Barreau de l'Ontario, conformément au paragraphe 63(3) de la Loi sur les juges.

[29]Par avis de requête en date du 18 octobre 2004, le juge Cosgrove a demandé qu'il soit statué que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges enfreint la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi que l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Il a fait valoir que le pouvoir de prescrire la tenue d'une enquête conféré par le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges au procureur général d'une province portait atteinte à son indépendance de magistrat, ainsi qu'à sa liberté d'expression.

[30]Le même jour, le juge Cosgrove a déposé un avis détaillé de question constitutionnelle où il exposait les faits invoqués à l'appui de sa thèse de l'inconstitution-nalité du paragraphe 63(1). Il a formulé dans les termes suivants les questions constitutionnelles à trancher par le comité d'enquête :

[traduction]

i)     Le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, est-il nul et de nul effet en vertu de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, au motif qu'il contrevient aux principes de l'indépendance de la magistrature inhérents à la Loi constitutionnelle de 1982 et à la Loi constitutionnelle de 1867?

ii)     Le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, est-il nul et de nul effet en vertu de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, au motif qu'il porte atteinte à la liberté d'expression que garantit l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?

[31]Le comité d'enquête a entendu la requête du juge Cosgrove les 8 et 9 décembre 2004. Le procureur général du Canada aussi bien que celui de l'Ontario ont comparu devant le comité d'enquête en tant qu'intervenants, ainsi que l'Association canadienne des juges des cours supérieures (l'ACJCS), la Criminal Lawyers' Association et le Conseil canadien des avocats de la défense. Les deux procureurs généraux ont défendu la constitutionnalité de la disposition attaquée, tandis que l'ACJCS et les deux associations d'avocats criminalistes appuyaient la thèse du juge Cosgrove.

[32]A aussi comparu à cette audience Me Earl Cherniak, c.r., l'avocat indépendant nommé par le CCM dans cette affaire. Me Cherniak a défendu la constitutionnalité de la disposition en cause.

La décision du comité d'enquête

[33]Le comité d'enquête a rendu sa décision le 16 décembre 2004; il y rejetait la requête du juge Cosgrove, concluant que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges était constitutionnel au motif qu'il ne dérogeait ni au principe de l'indépendance de la magistrature, ni à l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés.

[34]Ce faisant, le comité d'enquête a conclu que, si le principe de l'indépendance de la magistrature est inviolable, il n'en reste pas moins légitime que la conduite des juges soit soumise à l'examen des autres branches de l'État. La fonction exceptionnelle de gardiens de l'intérêt public assignée aux procureurs généraux ainsi que leur rôle historiquement reconnu dans l'administration de la justice expliquent, toujours selon le comité, que leur soit conféré le pouvoir de prescrire la tenue d'une enquête dans le cas où un juge est accusé d'inconduite grave.

[35]À ce propos, le comité d'enquête a noté, au paragraphe 36, que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges :

[. . .] permet au principal représentant du public dans le système judiciaire, soit un procureur général, de s'assurer qu'une allégation d'inconduite grave de la part d'un juge soit examinée, en premier lieu par des juges et en définitive, si nécessaire, par le Parlement lui-même. Nous ne croyons pas que cela est inconstitutionnel.

[36]Le comité d'enquête a également conclu que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges offre aux juges nommés par le gouvernement fédéral toutes les garanties fondamentales auxquelles ils peuvent raisonnablement s'attendre, et par conséquent « une grande protection contre toute crainte que le paragraphe 63(1) puisse donner une influence indue au procureur général ou au ministre » (au paragraphe 21).

[37]Le comité d'enquête a pris en considération les affidavits du juge Cosgrove et de l'honorable James Chadwick, c.r. (que le comité qualifie d' « ancien juge respecté de la Cour supérieure de l'Ontario ») touchant l'effet « paralysant » attribué au paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges. Dans ce contexte, le comité d'enquête a formulé l'observation suivante, au paragraphe 41 :

Notre propre expérience, soit celle des trois juges et des deux avocats supérieurs du comité d'enquête, ne porte aucunement à conclure que les juges sont intimidés de quelque manière que ce soit par le fait qu'un procureur général puisse obliger leurs collègues du CCM à enquêter sur leur conduite.

[38]Concernant la question de l'indépendance de la magistrature, le comité d'enquête a conclu comme suit, au paragraphe 38 :

Toute analyse constitutionnelle implique une conciliation d'intérêts opposés. À notre avis, lorsque le Parlement, en vertu du paragraphe 63(1), a donné au ministre de la Justice et aux procureurs généraux le pouvoir d'obliger le CCM à enquêter dans l'intérêt public sur les allégations d'inconduite grave de la part des juges, il a apporté une limite minimale et raisonnable à l'indépendance de la magistrature.

[39]Quant à la thèse subsidiaire du juge Cosgrove selon laquelle le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges enfreint l'alinéa 2b) de la Charte et exerce un effet inhibiteur sur les juges, le comité d'enquête a conclu que cet alinéa ne pouvait trouver application en l'espèce. Selon le comité, la Charte n'a jamais eu pour objet de protéger une branche de l'État contre une autre.

[40]En outre, le comité d'enquête a estimé que les protections dont est assortie la liberté d'expression des juges relevaient entièrement de la garantie constitutionnelle de l'indépendance de la magistrature. À ce propos, il faisait observer ce qui suit, au paragraphe 47 :

Dans l'exercice de leurs fonctions judiciaires, les juges étaient tout aussi libres avant l'adoption de la Charte, en 1982, qu'ils le sont depuis ce temps de s'exprimer pleinement, ouvertement et franchement, à la seule condition qu'ils le fassent de bonne foi et qu'ils n'abusent pas des pouvoirs de leur charge. La Charte n'a rien changé à cet égard.

[41]Expliquant sa conclusion que l'alinéa 2b) ne s'appliquait pas, le comité d'enquête a dit que la Charte est destinée à garantir les droits des personnes physiques, n'ayant jamais été conçue pour protéger les branches législative ou judiciaire de l'État dans l'exercice de leurs attributions.

Les questions en litige

[42]Bien qu'elles ne soient pas tout à fait d'accord sur la manière de les formuler, les parties sont convenues que la Cour est saisie de trois questions en l'espèce :

1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

2. Le comité d'enquête a-t-il commis une erreur en concluant que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges est valide au motif qu'il ne porte pas atteinte à l'indépendance de la magistrature, garantie par la Constitution?

3. Le comité d'enquête a-t-il commis une erreur en concluant que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges ne porte pas atteinte à l'alinéa 2b) de la Charte d'une manière qui ne peut être sauvegardée au regard de l'article premier?

La norme de contrôle

[43]Les parties s'accordent à dire que, pour autant que le comité d'enquête était appelé à trancher des questions constitutionnelles, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. Cependant, l'avocat du ministre de la Justice ainsi que l'avocat indépendant désigné par le CCM font valoir que, dans la mesure où le comité d'enquête a tiré des conclusions de fait, celles-ci doivent être contrôlées suivant la norme de la décision manifestement déraisonnable.

[44]Dans l'arrêt Monsanto Canada Inc. c. Ontario (Surintendant des services financiers), [2004] 3 R.C.S. 152, au paragraphe 6, la Cour suprême a fait observer que la norme de contrôle applicable est une question de droit qui doit être tranchée par la Cour, même si les parties s'entendent sur ce que cette norme devrait être.

[45]Cela dit, dans l'arrêt Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Laseur, [2003] 2 R.C.S. 504, le juge Gonthier a déclaré que la norme de contrôle judiciaire des décisions de tribunaux administratifs fondées sur la Charte canadienne des droits et libertés est toujours celle de la décision correcte. « L'erreur de droit qu'un tribunal administratif commet en interprétant la Constitution [poursuivait le juge] peut toujours faire l'objet d'un contrôle complet par une cour supérieure » (au paragraphe 31). (Voir aussi Barrie Public Utilities c. Assoc. canadienne de télévision par câble, [2003] 1 R.C.S. 476, au paragraphe 66; et Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100, au paragraphe 37, où la Cour suprême a récemment réaffirmé que la norme de contrôle applicable aux questions de droit est celle de la décision correcte.)

[46]Lorsqu'il s'agit de la contestation constitution-nelle d'une disposition législative, il ne peut être répondu que par l'affirmative ou la négative. Par conséquent, j'estime établi que, dans la mesure où le comité d'enquête a tranché des questions d'ordre constitutionnel, sa décision doit être contrôlée suivant la norme de la décision correcte.

[47]Cependant, je constate aussi que dans son examen des questions constitutionnelles, le comité d'enquête a formulé plusieurs conclusions de fait, notamment celle que, vu les motifs exposés par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt R. v. Elliott, il n'y avait raisonnablement pas lieu de penser que c'était dans un but illégitime que le procureur général de l'Ontario avait invoqué le paragraphe 63(1) pour demander une enquête sur la conduite du juge Cosgrove. Le comité d'enquête a aussi formulé cette autre conclusion de fait que le paragraphe 63(1) n'exerce pas d'effet paralysant ou inhibiteur sur les juges.

[48]La question se pose donc de savoir de quel degré de retenue notre Cour devrait faire preuve dans l'examen de ces conclusions de fait. Il convient de noter que, dans l'arrêt Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249, la Cour suprême du Canada faisait observer à propos d'un conseil provincial de la magistrature que « [p]our l'évaluation de la norme de révision applicable, un tribunal administratif chargé d'imposer des mesures disciplinaires aux juges des cours provinciales ne cadre pas avec la dichotomie traditionnelle entre les tribunaux spécialisés et les tribunaux non spécialisés » (au paragraphe 44). La Cour ajoutait plus loin qu'« [i]l serait absurde pour un juge siégeant seul et pour un tribunal d'appel de faire preuve de peu de retenue à l'égard des décisions du Conseil dans un domaine où ils n'ont aucune expertise additionnelle » (au paragraphe 50).

[49]Ces observations qu'on trouve dans Moreau-Bérubé ont cependant été formulées dans le cadre de l'examen de la norme de contrôle applicable à la décision d'un conseil de la magistrature touchant l'aptitude d'un juge à rester en fonction, et non de la contestation de la constitutionnalité d'une disposition législative. Dans le contexte de la présente espèce, il s'avère donc nécessaire d'effectuer une analyse pragmatique et fonctionnelle afin d'établir la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer aux conclusions de fait du comité d'enquête.

[50]L'examen des quatre facteurs énumérés par la Cour suprême du Canada, entre autres dans l'arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, révèle ce qui suit :

i) La Loi sur les juges ne comporte pas de clause privative, ce qui semble diminuer le degré de retenue dont il convient de faire preuve à l'égard des conclusions d'un comité d'enquête. Cependant, cette Loi ne prévoit pas non plus de mécanisme d'appel, ce qui donne à penser que les décisions du comité d'enquête doivent faire l'objet de retenue judiciaire.

ii) Comme le faisait remarquer la Cour suprême du Canada dans Moreau-Bérubé, au paragraphe 53, les conseils de la magistrature sont des tribunaux d'un caractère unique possédant un certain niveau de spécialisation et au moins aussi qualifiés, voire plus, que l'instance de révision pour ce qui concerne les questions de discipline de la magistrature. Par conséquent, les conclusions de tels conseils relativement à l'aptitude d'un juge à rester en fonction devraient appeler une grande retenue. À mon sens, bien que la Cour suprême les ait formulées dans le contexte de l'examen du bien-fondé d'une plainte d'inconduite d'un juge, ces observations donnent à penser qu'il convient de faire preuve d'une grande déférence à l'égard des conclusions de fait tirées par des conseils de la magistrature. Qui plus est, le degré de spécialisation des juges que réunit le comité d'enquête découle en partie de leur expérience de juges siégeants, ce qui donne aussi à penser qu'il convient de faire preuve d'une grande retenue à l'égard des conclusions de fait de ce Comité.

iii) Pour ce qui concerne l'objet de la législation en cause, l'article 63 de la Loi sur les juges s'inscrit dans un régime légal conçu pour s'assurer que la révocation d'un juge ne puisse se faire qu'en conformité avec le principe de l'indépendance de la magistrature. Cela fait intervenir des principes constitutionnels et milite contre la retenue judiciaire.

iv) Les questions en litige sont des questions de fait, qui appellent une grande retenue judiciaire.

[51]L'objet de l'analyse pragmatique et fonctionnelle est d'établir l'intention du Parlement quant au degré de retenue dont il convient de faire preuve à l'égard d'un décideur, compte tenu de la nature de la question à laquelle il lui faut répondre.

[52]Dans la présente espèce, un des quatre facteurs susmentionnés milite contre la thèse de la retenue à l'égard des conclusions de fait du comité d'enquête. Néanmoins, compte tenu des observations formulées par la Cour suprême dans Moreau-Bérubé quant à l'expertise des conseils de la magistrature, et étant donné le degré de spécialisation du comité d'enquête pour ce qui concerne les conclusions de fait, j'estime qu'il y a néanmoins lieu de faire preuve d'une grande retenue à l'égard des conclusions de fait de ce comité, et par conséquent de les contrôler suivant la norme de la décision manifestement déraisonnable.

[53]C'est en gardant à l'esprit cette interprétation de la norme de contrôle applicable que j'aborde à présent l'examen au fond de la demande de contrôle judiciaire du juge Cosgrove.

Le comité d'enquête a-t-il commis une erreur en concluant que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges est valide au motif qu'il ne porte pas atteinte à l'indépendance de la magistrature, garantie par la Constitution?

[54]Avant d'examiner les moyens des parties, il importe de bien comprendre le processus de discipline judiciaire applicable aux juges des cours supérieures. Comme ce processus est largement tributaire des particularités qui lui sont propres et des garanties dont jouissent les juges qui font l'objet d'une plainte, il faut l'examiner de manière passablement approfondie.

i)     Le régime de la Loi sur les juges et le processus de discipline judiciaire

[55]Le point de départ de cet examen doit être l'article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi libellé :

99. (1) Sous réserve du paragraphe (2) du présent article, les juges des cours supérieures resteront en fonction durant bonne conduite, mais ils pourront être révoqués par le gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des Communes.

(2) Un juge d'une cour supérieure, nommé avant ou aprés l'entrée en vigueur du présent article, cessera d'occuper sa charge lorsqu'il aura atteint l'âge de soixante-quinze ans, ou à l'entrée en vigueur du présent article si, à cette époque, il a déjà atteint ledit âge.

[56]Avant 1971, le seul mécanisme de responsabili-sation de la magistrature était le pouvoir du ministre de la Justice d'ouvrir, sous le régime de la Loi sur les enquêtes, S.R.C. 1970, ch. I-13, une enquête sur la conduite des juges des cours supérieures. À l'issue de cette enquête, un rapport était soumis au ministre, qui pouvait donner lieu à la présentation d'une adresse par le Sénat et la Chambre des communes et à la révocation du juge en question par le gouverneur général.

[57]Le CCM a été créé en 1971, à la suite de modifications apportées à la Loi sur les juges [S.C. 1970-71-72, ch. 55, art. 11] du moins en partie pour répondre aux préoccupations que suscitait le caractère ad hoc du processus de discipline judiciaire. Ces préoccupations sont passées à l'avant-scène dans les années 1960 en raison des vices dont sont apparues entachées les procédures relatives au juge Léo Landreville; voir à ce sujet Martin L. Friedland, Une place à part : l'indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada, Conseil canadien de la magistrature, 1995, aux pages 99 et 100.

[58]On a donc attribué au CCM un rôle particulier dans le processus de révocation. Dans le cadre du mandat confié au CCM d'améliorer la qualité du service judiciaire dans les cours supérieures en promouvant la responsabilité de la magistrature de manière compatible avec l'indépendance de cette dernière, l'alinéa 60(2)c) de la Loi sur les juges habilite le CCM à enquêter sur les plaintes ou accusations d'inconduite des juges.

[59]Comme nous le disions plus haut, l'article 63 de la Loi sur les juges prévoit que les enquêtes sur la conduite des juges peuvent être menées de l'une ou l'autre de deux manières. Les dispositions pertinentes de cet article disposent :

63. (1) Le Conseil mène les enquêtes que lui confie le ministre ou le procureur général d'une province sur les cas de révocation au sein d'une juridiction supérieure pour tout motif énoncé aux alinéas 65(2)a) à d).

(2) Le Conseil peut en outre enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge d'une juridiction supérieure. [Non souligné dans l'original.]

[60]Il en ressort donc que le paragraphe 63(1) prescrit la tenue d'une enquête, tandis que le paragraphe 63(2) confère au CCM le pouvoir discrétionnaire d'enquêter ou non sur une plainte d'inconduite d'un juge.

[61]Bien que la Loi sur les juges ne définisse aucun des deux termes anglais correspondant à « enquête », soit inquiry et investigation, le comité d'enquête a conclu que le premier s'applique à un processus plutôt formel comportant des procédures préparatoires et une audience, tandis que le second désigne un processus moins structuré, au départ en tout cas.

[62]À cette étape du raisonnement, il convient de rappeler que le texte anglais de la loi comporte des termes différents d'un paragraphe à l'autre--inquiry au paragraphe 63(1) et investigation au paragraphe 63(2) --, alors que le texte français emploie des variantes du même terme dans les deux paragraphes, soit « enquêtes » au paragraphe 63(1) et « enquêter » au paragraphe 63(2).

[63]Comme la Cour suprême du Canada l'a récemment réaffirmé dans l'arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2. R.C.S. 539, au paragraphe 25, il convient d'interpréter les dispositions législatives bilingues suivant la règle du « sens partagé ou commun », c'est-à-dire que si les deux versions de ces dispositions ne disent pas la même chose, il faut adopter leur sens commun, qui est normalement le plus restreint, à moins que, pour une raison ou une autre, ce sens ne soit inacceptable. Voir aussi Ruth Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e édition, Toronto : Butterworths, 2002, à la page 80.

[64]« Enquêtes » et « enquêter » équivalent à la fois à investigations et inquiries, mais je suis néanmoins d'accord avec le comité d'enquête pour dire que ces deux termes anglais ont un sens légèrement différent, inquiry ayant une signification un peu plus étroite et s'appliquant à un processus plus formel (qui comporte des procédures préparatoires et une audience) que le terme investigation. L'application de la règle du sens partagé ou commun me convainc donc qu'il convient d'interpréter l'article 63 de la manière proposée par le comité d'enquête. Cette interprétation est également conforme à celle qu'en a donnée le CCM lui-même.

[65]Le paragraphe 63(3) règle la constitution des comités d'enquête, et le paragraphe 63(4) confère à ces comités le pouvoir de contraindre les témoins à comparaître et la production de documents. Les paragraphes 63(5) et (6) concernent la publicité du processus, le CCM étant habilité à décider dans quelle mesure celui-ci sera public. La seule limite fixée à ce dernier pouvoir du CCM est la faculté conférée au ministre de la Justice d'ordonner la publicité des enquêtes. Ce dernier n'a pas exercé cette faculté en l'espèce.

[66]Par ces dispositions, le Parlement a accordé une autonomie et un pouvoir discrétionnaire considérables au CCM touchant l'établissement de la procédure relative aux enquêtes visées à l'article 63 de la Loi sur les juges. C'est ainsi que l'alinéa 61(3)c) autorise le CCM à régir cette procédure par règlement administratif.

[67]Le CCM a exercé ce pouvoir en adoptant une série de dispositions réglementaires et de règles de procédure donnant forme à un processus complet d'administration des plaintes. Il a ainsi pris le Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes [DORS/2002-371] en vertu du paragraphe 61(3) de la Loi sur les juges, et établi des « Procédures relatives aux plaintes » [Procédures relatives à l'examen des plaintes déposées au Conseil canadien de la magistrature au sujet de juges de nomination fédérale, 27 septembre 2002] qui constituent une déclaration de principes de nature moins formelle sur l'examen des plaintes.

[68]Les « Procédures relatives aux plaintes » ré-gissent la conduite des enquêtes, y compris la question de savoir si les enquêtes se tiendront à huis clos ou non, sous réserve du paragraphe 63(6) évoqué plus haut qui confère au ministre de la Justice le pouvoir d'ordonner que l'enquête se déroule en public, pouvoir qui n'est pas accordé aux procureurs généraux des provinces.

[69]Aucune disposition de la Loi sur les juges, ni du Règlement administratif ou des Procédures relatives aux plaintes n'oblige le CCM à s'abstenir de rendre public le fait qu'une plainte a été déposée sous le régime du paragraphe 63(2). Si le CCM a pour habitude de mener de telles enquêtes à huis clos, il lui est arrivé de publier les conclusions de sous-comités à l'issue de certaines enquêtes.

[70]En outre, aucune disposition de la Loi sur les juges, ni du Règlement administratif ou des Procédures relatives aux plaintes du CCM n'interdit à l'auteur d'une plainte présentée sous le régime du paragraphe 63(2) de rendre public le fait qu'il a déposé une telle plainte.

[71]Le Règlement administratif prévoit un examen préliminaire des plaintes portées devant le CCM sous le régime du paragraphe 63(2). Le processus établi dans les Procédures relatives aux plaintes comporte quatre étapes :

1. C'est le directeur exécutif du CCM qui reçoit toute plainte ou accusation relative à un juge. Il la transmet ensuite au président du comité du CCM sur la conduite des juges, qui peut clore le dossier s'il estime que la plainte est « frivole ou vexatoire » ou qu'elle est « manifestement dénuée de fondement ». Si tel n'est pas le cas, il est donné au juge dont la conduite est mise en cause la possibilité de présenter des observations sur la plainte ou l'accusation, après quoi l'affaire peut être classée pour les mêmes raisons que ci-dessus, ou parce qu'il est décidé qu'elle n'est manifestement pas assez grave pour justifier la révocation dudit juge.

2. Le président du comité sur la conduite des juges peut aussi demander la tenue d'une « enquête supplé-mentaire », qui est en général effectuée par un avocat indépendant. Si une enquête supplémentaire est ouverte, l'avocat indépendant doit informer le juge faisant l'objet de la plainte de la substance des allégations portées contre lui et lui communiquer les éléments de preuve que révèle l'enquête. Le juge en cause doit aussi avoir la possibilité de répondre à ces allégations et éléments de preuve.

3. Si le président du comité sur la conduite des juges n'a pas clos le dossier à cette étape, celui-ci est transmis à un sous-comité de ce comité. Le sous-comité peut : soit décider qu'il n'y a pas lieu de mener une enquête parce que la plainte est mal fondée ou que son objet n'est manifestement pas assez grave pour justifier la révocation, soit soumettre le dossier au CCM avec son rapport et sa conclusion qu'une enquête se justifie sous le régime du paragraphe 63(2) de la Loi sur les juges.

4. Le juge dont la conduite est examinée doit recevoir copie du rapport soumis par le sous-comité au CCM. Ce juge a alors le droit de présenter des observations écrites et orales au CCM, qui décide ensuite s'il y a lieu de mener une enquête sous le régime du paragraphe 63(2) de la Loi sur les juges. Si le CCM décide qu'une enquête s'impose, il est constitué un comité d'enquête sous le régime du paragraphe 63(3).

[72]C'est à cette étape que le processus à suivre relativement aux plaintes formées sous le régime du paragraphe 63(2) de la Loi sur les juges devient identique à celui à suivre dans le cas où une demande d'enquête est présentée par le ministre de la Justice ou le procureur général d'une province. Dans l'un et l'autre cas, l'article 64 [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 111] de la Loi sur les juges prévoit pour le juge dont la conduite est sous examen un ensemble de garanties procédurales, soit le droit d'être informé de l'objet de l'enquête, ainsi que des date, heure et lieu de l'audition, ainsi que la possibilité de se faire entendre, de présenter des éléments de preuve et de contre-interroger les témoins.

[73]Quelle que soit l'origine de la plainte, la procédure du comité d'enquête est régie par le Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes. Dans le cas où un comité d'enquête est constitué, l'article 3 du Règlement administratif dispose que le président ou le vice-président du comité sur la conduite des juges doit nommer un avocat indépendant, lequel doit être membre du barreau d'une province depuis au moins 10 ans et posséder une compétence et une expérience reconnues au sein de la communauté juridique.

[74]Comme nous le disions plus haut, c'est Me Earl Cherniak, c.r., qui a été désigné en l'espèce comme avocat indépendant pour siéger au comité d'enquête.

[75]Le paragraphe 3(2) du Règlement administratif assigne à l'avocat indépendant la tâche de présenter l'affaire au comité d'enquête, et son paragraphe 3(3) dispose que l'avocat indépendant doit s'acquitter de ses fonctions avec impartialité et conformément à l'intérêt public.

[76]Ainsi que l'a confirmé la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267, aux paragraphes 72 et 73, « le débat qui prend place devant [le comité d'enquête] n'est [. . .] pas de l'essence d'un litige dominé par une procé-dure contradictoire mais se veut plutôt l'expression de fonctions purement investigatrices, marquées par la recherche active de la vérité ». Par conséquent, conclut la Cour suprême, « [t]oute idée de poursuite se trouve [. . .] écartée sur le plan structurel ».

[77]Le paragraphe 6(1) du Règlement administratif dispose que le comité d'enquête tient l'audience en public, sauf s'il conclut que l'intérêt public et la bonne administration de la justice exigent le huis clos total ou partiel, mais ce, sous réserve du paragraphe 63(6) de la Loi sur les juges, qui, ainsi qu'on l'a vu plus haut, confère au ministre de la Justice le pouvoir d'ordonner que l'enquête se déroule en public.

[78]L'article 8 du Règlement administratif porte que le comité d'enquête soumet au CCM un rapport où il consigne les résultats de l'enquête et ses conclusions sur la question de savoir s'il y a lieu de recommander la révocation du juge. Le paragraphe 8(3) dispose que si l'audience a été tenue publiquement, le rapport doit être rendu public.

[79]Le juge dont la conduite est en cause a ensuite la possibilité de répondre, oralement ou par écrit, au rapport du comité d'enquête. Le CCM examinera ensuite le rapport du comité d'enquête, ainsi que les observations formulées, le cas échéant, par le juge et par l'avocat indépendant.

[80]Le paragraphe 65(1) de la Loi sur les juges oblige le CCM à présenter ensuite au ministre de la Justice un rapport sur ses conclusions et à lui communiquer le dossier de l'enquête. Si le CCM estime que le juge en cause est inapte à remplir utilement ses fonctions en raison de l'âge ou de l'invalidité, d'un manquement à l'honneur et à la dignité, d'un manque-ment aux devoirs de sa charge, ou encore d'une situation d'incompatibilité, le paragraphe 65(2) de la même loi l'habilite à recommander la révocation au ministre.

[81]Le CCM a défini dans les termes suivants le critère à appliquer pour décider s'il y a lieu de recommander la révocation d'un juge (voir Rapport au Conseil canadien de la magistrature déposé par le comité d'enquête nommé conformément aux dispositions du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges à la suite d'une demande du procureur général de la Nouvelle-Écosse, août 1990) [à la page 28] (Rapport de l'enquête Marshall)).

La conduite reprochée porte-t-elle si manifestement et si totalement atteinte aux notions d'impartialité, d'intégrité et d'indépendance de la justice qu'elle ébranle suffisamment la confiance de la population pour rendre le juge incapable de s'acquitter des fonctions de sa charge?

[82]Ni le comité d'enquête ni le CCM ne peuvent infliger quelque sanction que ce soit à un juge, encore qu'il arrive de temps à autre que le CCM exprime des inquiétudes touchant la conduite du magistrat en cause. Le processus d'examen de la conduite suivi devant le CCM ne peut donner lieu qu'à une recommandation de révocation. Le pouvoir de révocation comme tel appartient au gouverneur général, qui ne l'exerce que sur adresse du Sénat et de la Chambre des communes, sous le régime du paragraphe 99(1) de la Loi constitutionnelle de 1867. La recommandation du CCM concernant le juge en cause est transmise au Parlement par le ministre de la Justice.

[83]Enfin, même si le CCM refuse de recommander la révocation, les deux Chambres du Parlement conservent, en vertu de l'article 71 de la Loi sur les juges (ici reproduit), le pouvoir que leur confère le paragraphe 99(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 :

71. Les articles 63 à 70 n'ont pas pour effet de porter atteinte aux attributions de la Chambre des communes, du Sénat ou du gouverneur en conseil en matière de révocation des juges ou des autres titulaires de poste susceptibles de faire l'objet des enquêtes qui y sont prévues.

[84]Comme le rappelait le juge Strayer [tel était alors son titre] dans la décision Gratton c. Conseil canadien de la magistrature, [1994] 2 C.F. 769 (1re inst.), aux pages 802 et 803, c'est au Parlement qu'il appartient de décider en dernière instance s'il y a lieu ou non de recourir au mécanisme de l'adresse conjointe des deux Chambres, et aucune disposition de la Loi sur les juges n'a pour effet d'empêcher le Parlement d'agir en vertu de l'article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867 sans recommandation préalable du CCM.

[85]Ainsi, il est loisible au ministre de la Justice, par exemple, de constituer une commission d'enquête en vertu de la Loi sur les enquêtes, dans le cas où le CCM ne déférerait pas une affaire au Parlement. De même, le ministre pourrait soumettre directement au Parlement la question de la révocation.

ii)     Historique du processus d'examen des plaintes concernant des juges nommés par le gouvernement fédéral

[86]Maintenant que nous nous sommes familiarisés avec le processus à suivre dans l'examen de la conduite des juges nommés par le gouvernement fédéral, il serait également utile de nous faire une idée de la fréquence du recours à ce mécanisme, dans l'absolu et selon l'origine de la plainte.

[87]Ces dernières années, on a déposé environ 165 plaintes par an sous le régime du paragraphe 63(2) de la Loi sur les juges. Bon nombre de ces plaintes portaient sur des décisions de juges, plutôt que sur leur conduite. Depuis 1971, le CCM n'a jugé que six de ces plaintes suffisamment graves pour justifier la constitution d'un comité d'enquête.

[88]Dans la même période, il est arrivé sept fois, en plus de la demande du procureur général de l'Ontario relative au juge Cosgrove, que le ministre fédéral de la Justice ou le procureur général d'une province demande l'ouverture d'une enquête sur la conduite d'un juge.

[89]Dans deux de ces sept cas, le juge en cause a démissionné avant que le comité d'enquête n'entame son examen de la plainte sur le fond. Dans au moins trois des cinq cas qui ont atteint l'étape de l'enquête, le juge faisant l'objet de la plainte a repris ses fonctions après que le comité d'enquête constitué pour examiner cette plainte eut publié un rapport ne recommandant pas sa révocation.

[90]La présente affaire est le premier cas où le procureur général de l'Ontario a demandé l'ouverture d'une enquête sur la conduite d'un juge en vertu du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges.

iii)     La nature, l'objet et le contenu de l'indépendance de la magistrature

[91]Pour établir si les dispositions du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges sont conformes à la Constitution ou constituent au contraire une atteinte injustifiable à l'indépendance du pouvoir judiciaire, il faut se faire une idée de la nature, de l'objet et du contenu de l'indépendance de la magistrature.

[92]L'article 2.02 de la Déclaration universelle sur l'Indépendance de la Justice (dont on trouve le texte français dans S. Shetreet et J. Deschênes, éditeurs, Judicial Independence : The Contemporary Debate, chapitre 40, Boston (Mass.), Martinus Nijhoff, 1985, à la page 465), nous offre un bon point de départ pour cette analyse :

2.02    Le juge est libre et tenu de régler les affaires dont il est saisi en toute impartialité, selon son interprétation des faits et de la loi, sans être soumis à des restrictions, des influences, des incitations, des pressions, des menaces ou des ingérences, directes ou indirectes, de quelque origine que ce soit.

[93]L'indépendance de la magistrature au Canada trouve son origine dans des principes constitutionnels non écrits, qui remontent à The Act of Settlement, 1700 [(R.-U.), 12 & 13 Will. III, ch. 2] : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard; Renvoi relatif à l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 83 [ci-après Renvoi relatif aux juges de l'I.-P.-É.]. Ces principes sont reconnus et confirmés par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, ses dispositions relatives à la magistrature et à l'organisation judiciaire (articles 96 à 101), ainsi que par l'alinéa 11d) de la Charte, qui prévoit :

11. Tout inculpé a le droit :

[. . .]

d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable.

[94]La Cour suprême du Canada formulait les observations suivantes dans l'arrêt Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, à la page 69 :

Historiquement, ce qui a généralement été accepté comme l'essentiel du principe de l'indépendance judiciaire a été la liberté complète des juges pris individuellement d'instruire et de juger les affaires qui leur sont soumises : personne de l'extérieur--que ce soit un gouvernement, un groupe de pression, un particulier ou même un autre juge--ne doit intervenir en fait, ou tenter d'intervenir, dans la façon dont un juge mène l'affaire et rend sa décision.

(Voir aussi Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673, le juge Le Dain, à la page 685.)

[95]Le juge Strayer a fait écho à cette opinion à la page 782 de la décision Gratton : « il importe tout autant de se rappeler que la protection de l'inamovibilité [traduction] "vise à profiter non pas aux juges mais bien aux justiciables" ».

[96]C'est donc dire que l'objet de l'indépendance de la magistrature n'est pas de conférer un privilège aux juges canadiens, mais plutôt de faire en sorte que ceux qui comparaissent devant eux puissent avoir confiance en leur impartialité.

[97]L'indépendance judiciaire comporte à la fois une dimension individuelle et une dimension institutionnelle, dont chacune dépend de l'existence de conditions ou de garanties objectives propres à assurer à la magistrature la liberté d'agir sans ingérence de quelque autre entité que ce soit : Ell c. Alberta, [2003] 1 R.C.S. 857, au paragraphe 18.

[98]Comme le but de l'indépendance de la magistrature est le maintien de la confiance du public en l'impartialité du pouvoir judiciaire, il ne suffit pas que les juges soient indépendants dans les faits : il faut aussi qu'ils soient perçus ainsi. Par conséquent, pour établir si un juge jouit des conditions ou des garanties objectives nécessaires à son indépendance, il faut se demander : « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique? » (voir Valente, aux pages 684 et 689).

[99]Pour répondre à cette question dans la présente espèce, il faut aussi tenir compte de ce que les tribunaux ont pu dire sur le contenu de l'indépendance de la magistrature.

[100]La Cour suprême du Canada a établi que l'indépendance judiciaire dépend de trois conditions essentielles : l'inamovibilité, la sécurité pécuniaire, et l'indépendance institutionnelle pour ce qui concerne les questions administratives liées à l'exercice des fonctions judiciaires : Valente, aux pages 694, 704 et 708; voir aussi Renvoi relatif aux juges de l'Î.-P.-É., au paragraphe 115.

[101]Cette liste de conditions n'est cependant pas exhaustive, et il est depuis longtemps établi que la portée de la garantie constitutionnelle de l'indépendance judiciaire, pour ce qui concerne les juges pris individuellement, s'étend au-delà des questions qui pourraient conduire directement à leur révocation. L'indépendance judiciaire peut également exiger que les juges soient protégés contre les influences extérieures risquant d'être considérées comme nuisibles à leur aptitude à statuer de manière impartiale.

[102]Par exemple, la Cour suprême du Canada a conclu, au paragraphe 226 du Renvoi relatif aux juges de l'Î.-P.-É., qu'une disposition de la Provincial Court Judges Act [S.A. 1981, ch. P-20.1] de l'Alberta qui autorisait le procureur général de cette province à décider du lieu de résidence d'un juge donné, même après sa nomination, faisait raisonnablement craindre que ce pouvoir puisse servir à punir les juges dont les décisions ne plairaient pas au gouvernement ou, inversement, à récompenser ceux dont les décisions lui seraient favorables. La Cour suprême a en conséquence statué que cette disposition portait atteinte à l'indépendance administrative de la Cour provinciale de l'Alberta.

[103]De même, au paragraphe 28 de Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298, la Cour d'appel fédérale a fait observer que l'indépendance judiciaire serait gravement battue en brèche si l'on pouvait poursuivre les juges relativement à leurs décisions :

Si les juges savaient qu'on peut les poursuivre suite à leurs décisions, celles-ci ne seraient peut-être pas fondées sur un examen objectif des faits et du droit en cause. Elles pourraient plutôt être influencées par la réalisation que l'une des parties serait plus disposée que l'autre à engager une poursuite si elle était déçue du résultat, ou par l'idée qu'une approche juste, mais innovatrice, à un problème juridique difficile pourrait être contestée par la suite dans une poursuite en dommages-intérêts contre le juge. Tout cela à cause d'une simple menace de procès. Comme le dit lord Denning (dans Sirros v. Moore, [1974] 3 All ER 776 (C.A.)), un juge devrait [traduction] « feuilleter ses recueils en tremblant et en se demandant : "Si je prends ce parti, suis-je exposé à une action en responsabilité?" »

[104]Ces principes s'appliquent-ils à la présente espèce et, dans l'affirmative, en quoi?

iv)     Analyse

[105]Il est essentiel, afin d'assurer l'intégrité du système judiciaire, qu'il existe des mécanismes propres à faire en sorte que les juges aient à rendre des comptes s'ils commettent des fautes. En effet, la possibilité de l'examen de la conduite des juges est certainement nécessaire à la préservation de l'intégrité de l'ensemble de l'appareil judiciaire et de la confiance du public en celui-ci.

[106]Cependant, le pouvoir judiciaire doit aussi res-ter indépendant, afin que les citoyens pris individuel-lement soient sûrs que les décisions judiciaires qui les touchent sont rendues à l'abri des influences extérieures.

[107]Comme le faisait observer le professeur Friedland, il existe, sous le rapport de l'intérêt public, une tension entre la responsabilité de la magistrature et l'indépendance de cette dernière. Le défi, selon le professeur Friedland, consiste à concevoir un système qui garantisse la responsabilité tout en restant équitable pour la magistrature et en ne diminuant pas la capacité des juges pris individuellement à rendre des décisions honnêtes et conformes au droit. (Voir Une place à part : L'indépendance et la responsabilité de la magis-trature au Canada, aux pages 144 et 145.)

[108]Il s'agit donc de savoir si le pouvoir conféré au ministre de la Justice et aux procureurs généraux des provinces par le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, soit celui d'obliger le CCM à enquêter sur la conduite d'un juge, constitue un moyen raisonnable de responsabiliser la magistrature, ou au contraire une atteinte inadmissible à son indépendance.

[109]Comme nous le disions plus haut, le critère à appliquer ici consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique ». Plusieurs facteurs sont à prendre en considération pour répondre à cette question; nous allons maintenant les examiner tour à tour.

a)     Le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges a-t-il dans les faits un effet inhibiteur sur les juges?

[110]Une personne raisonnable et bien renseignée se demanderait d'abord si le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges exerce de fait un effet inhibiteur sur les juges.

[111]Dans l'affaire qui nous occupe, le Comité d'enquête a conclu que le paragraphe 63(1) n'a pas, dans les faits, d'effet paralysant sur les magistrats. Tout en reconnaissant que ce n'est pas là une conclusion de fait au sens traditionnel, le juge Cosgrove soutient néanmoins que le comité d'enquête a commis une erreur en la formulant, en rejetant la preuve non contredite produite devant lui sous la foi du serment et en substituant les vues personnelles de ses membres aux opinions des déposants.

[112]Il convient de noter que, bien que chacun d'eux puisse se targuer d'une longue carrière dans la magistrature et que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges soit en vigueur depuis plus de 30 ans, ni le juge Cosgrove ni Me Chadwick n'affirment avoir jamais été eux-mêmes inhibés par le pouvoir que ce paragraphe confère au ministre de la Justice et aux procureurs généraux des provinces.

[113]Dans sa déposition, le juge Cosgrove se déclare [traduction] « préoccupé par le fait que l'aptitude unilatérale du procureur général à exercer les pouvoirs que lui confère le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, sans que la magistrature ait son mot à dire, produit un effet inhibiteur sur les autres juges ». Quant à Me Chadwick, il dit s'inquiéter de ce que la faculté d'un procureur général de faire ouvrir une enquête sur un juge dans un cas tel que celui-ci risque très vraisemblablement d'être perçue par les juges de l'ensemble de l'Ontario, et peut-être de l'ensemble du pays, comme un vigoureux avertissement selon lequel le juge qui statuera de manière insatisfaisante pour le procureur général s'expose à un examen tout à fait public de ses actions.

[114]Si les opinions exprimées par le juge Cosgrove et Me Chadwick sont sans aucun doute sincères, elles ne représentent en fin de compte rien de plus que des opinions individuelles, encore que provenant de deux juges très expérimentés. Les membres du comité d'enquête étaient tout aussi bien placés pour professer des opinions sur le sujet, et, étant donné leur expertise considérable, il leur était loisible, à mon sens, de rejeter les dépositions du juge Cosgrove et de Me Chadwick dans la mesure où elles ne concordaient pas avec leur propre expérience.

[115]Le juge Cosgrove invoque aussi le fait de la production devant le comité d'enquête d'un certain nombre d'articles de journaux rapportant les opinions de divers juges d'un peu partout au Canada, selon lesquelles le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges exerce un effet inhibiteur sur la magistrature. Mais comme ces articles ne représentent en somme rien de plus que des déclarations par ouï-dire non mises à l'épreuve, le comité d'enquête était raisonnablement fondé à accorder peu d'importance, voire aucune, à ces éléments de preuve : Public School Boards' Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), [2000] 1 R.C.S. 44, au paragraphe 14.

[116]En conséquence, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion du comité d'enquête selon laquelle le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges n'exerce pas, dans les faits, d'effet inhibiteur sur les magistrats.

[117]Cependant, la question de savoir si le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges produit ou non, dans les faits, un effet inhibiteur sur les juges ne constitue que la moitié de l'équation. En effet, comme le notait la Cour suprême du Canada au paragraphe 38 de l'arrêt Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405, « non seulement faut-il qu'un tribunal soit effectivement indépendant, il faut aussi qu'on puisse raisonnablement le percevoir comme l'étant ». La Cour suprême ajoutait un peu plus loin :

Par conséquent, pour qu'il y ait indépendance au sens constitutionnel, il faut qu'une personne raisonnable et bien informée puisse conclure non seulement à l'existence de l'indépendance dans les faits, mais également constater l'existence de conditions suscitant une perception raisonnable d'indépendance. Seules des garanties juridiques objectives sont en mesure de satisfaire à cette double exigence.

[118]On voit donc que, même si les juges ne se laissent pas, dans les faits, influencer ou « inhiber » par le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, il faut aussi se demander si ce paragraphe ne pourrait pas produire sur des personnes raisonnables et bien informées l'impression que l'aptitude du ministre de la Justice ou du procureur général d'une province à faire subir une enquête aux juges les intimide dans l'exercice de leurs fonctions judiciaires. Un tel examen se révèle nécessaire pour autant que l'impression qu'un juge peut avoir été influencé « pourrait déconsidérer notre système de justice » : MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796, à la page 833.

[119]Il y a en l'occurrence un certain nombre de facteurs qui pourraient influer sur la perception de la personne raisonnable et bien informée, que nous examinerons maintenant un à un.

b)     La possibilité d'ingérence politique

[120]Une personne raisonnable se demanderait s'il est possible qu'un procureur général abuse à des fins politiques du pouvoir que lui confère le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges.

[121]Rappelons d'abord les observations proposées en 1971 par Albert Béchard, secrétaire parlementaire du ministre de la Justice, lors de la deuxième lecture du projet de loi C-243, qui modifiait la Loi sur les juges et portait création du CCM (débats de la chambre des communes (14 juin 1971), à la page 6666) :

Les pouvoirs exécutif et législatif ne devraient pas normalement intervenir dans l'administration ou le contrôle du pouvoir judiciaire. Leur intervention constituerait un abus du pouvoir exécutif du gouvernement, et amoindrirait le respect et l'indépendance que s'est assurée la magistrature, ce qui détruirait le fragile équilibre des pouvoirs dont jouit la démocratie canadienne depuis le début de la Confédération.

[122]Dans Une place à part : L'indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada, le professeur Friedland a examiné la question de savoir s'il est justifié sur le plan des principes que les procureurs généraux des provinces disposent du pouvoir spécial que leur confère le paragraphe 63(1). Il expose dans les termes suivants le raisonnement qui l'amène à répondre à cette question par la négative à la page 156 :

Les procureurs généraux des provinces devraient-ils avoir le même droit? En fait, ce pouvoir n'a été que rarement exercé. Il n'est arrivé qu'une fois qu'un procureur général d'une province ordonne une enquête. C'était dans le dossier concernant les juges de la Cour d'appel dans l'affaire Marshall. Néanmoins, je suis d'avis que seul le ministre de la Justice devrait avoir le pouvoir d'ordonner une enquête. Un procureur général d'une province peut toujours demander au Conseil d'examiner une question, mais il reviendrait alors au Conseil de déterminer si l'affaire justifie une enquête officielle complète. Le danger que comporterait l'attribution d'un tel pouvoir aux procureurs généraux des provinces réside dans le fait que ceux-ci pourraient ordonner une enquête à des fins politiques, bien qu'il soit admis qu'aucun abus n'a été commis à ce jour. Si le procureur général d'une province désire une enquête publique, il peut, selon moi, persuader le Conseil de l'entreprendre, ou le ministre de la Justice du Canada de l'ordonner. [Non souligné dans l'original.]

[123]Si les observations du professeur Friedland ne constituent, elles aussi, rien de plus que l'opinion d'une personne sur le risque d'ingérence politique qu'entraîne le pouvoir conféré aux procureurs généraux des provinces par le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, on ne peut certainement pas dire qu'il n'est pas une personne raisonnable et bien informée, pas plus qu'on ne peut dire qu'il n'a pas réfléchi à cette question de manière approfondie durant des années.

[124]En outre, j'ai la conviction que les préoccupations formulées par MM. Béchard et Friedland seraient partagées par la personne raisonnable et bien informée dont parlait la Cour suprême.

c)     Les conséquences du processus d'enquête pour les juges

[125]Dans l'examen de la perception que crée le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, une personne raisonnable et bien informée prendrait aussi en considération les opinions exprimées par les tribunaux sur les conséquences possibles des mécanismes de responsabilisation de la magistrature pour les juges pris individuellement.

[126]Par exemple, la Cour suprême a reconnu au paragraphe 44 de l'arrêt Moreau-Bérubé, la nécessité de la responsabilisation de la magistrature pour assurer la confiance du public dans le système judiciaire; néanmoins, elle a souscrit à l'idée du professeur Friedland selon laquelle cette responsabilisation pourrait avoir sur les juges un effet inhibiteur ou paralysant.

[127]En ce qui concerne les conséquences possibles du processus d'enquête pour les juges dont la conduite est en cause, le juge Sopinka--dissident, mais non sur ce point--a fait observer dans Ruffo, qu'une enquête disciplinaire est une « épreuve traumatisante » pour le juge qui en fait l'objet.

[128]S'il est vrai que l'arrêt Ruffo concernait une juge nommée par le gouvernement provincial et faisait donc intervenir des considérations constitutionnelles différentes, je n'en suis pas moins d'avis qu'on peut dire la même chose des conséquences du processus d'enquête sur les juges nommés par le gouvernement fédéral.

[129]En outre, même si les faits démontrent que les juges peuvent poursuivre, et poursuivent en fait, leur carrière après que des enquêtes ont établi l'absence de motifs suffisants justifiant leur révocation, la simple ouverture de telles enquêtes peut sérieusement porter atteinte à leur réputation : Gratton, à la page 803.

[130]Une personne raisonnable et bien informée conclurait donc que le pouvoir d'obliger le CCM à enquêter sur la conduite d'un juge a des conséquences importantes et défavorables pour ce dernier.

d)     Les garanties de procédure dans les processus d'enquête et autres du CCM

[131]Il faudrait aussi prendre en considération les garanties de procédure qui sont offertes aux juges dans les processus d'enquête et autres du CCM.

[132]À ce propos, le comité d'enquête a conclu que dès que le comité est saisi du dossier, le juge jouit d'un éventail complet de garanties procédurales destinées à assurer le caractère équitable du processus. En outre, c'est le CCM lui-même qui, le cas échéant, recommandera la révocation du juge en cause, et l'article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867 garantit que, en fin de compte, seul le gouverneur général, sur adresse des deux Chambres du Parlement, pourra révoquer un juge de cour supérieure. Selon le comité d'enquête, ces garanties assurent aux juges le bénéfice de nombreux mécanismes d'« examen initial » de leur affaire avant qu'elle ne soit portée devant le Parlement.

[133]J'admets que ces garanties protègent dans une mesure notable l'inamovibilité des juges, mais elles ne dissipent pas pour autant l'inquiétude que suscite le droit inconditionnel du ministre de la Justice ou du procureur général d'une province de soumettre un juge à l'épreuve d'une enquête--droit qui n'est accordé à aucun autre plaideur.

[134]Cela pose problème dans tous les cas, mais est d'autant plus préoccupant lorsque, comme c'est ici le cas, la plainte vise les décisions rendues par un juge, exerçant son pouvoir discrétionnaire, dans un litige où le procureur général en question--en l'occurrence celui de l'Ontario--était partie.

e)     Le rôle du procureur général dans le système judiciaire

[135]Une personne raisonnable et bien informée prendrait aussi en compte le rôle du ministre de la Justice et des procureurs généraux des provinces dans le système judiciaire.

[136]À cet égard, les avocats du ministre de la Justice et du procureur général de l'Ontario font valoir que leurs clients ne sont pas des plaideurs ordinaires, lesquels, expliquent-ils, comprennent l'objet du processus de discipline judiciaire, de sorte qu'il est peu probable qu'ils déposent des plaintes frivoles. De plus, ils sont présumés agir de bonne foi, et rien dans les annales ne donne à penser qu'ils aient jamais abusé du pouvoir que leur confère le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges.

[137]En outre, affirment ces avocats, les procureurs généraux fédéral aussi bien que provinciaux ont un rôle important à jouer dans l'administration de la justice. Les juges ne sont pas seuls à assumer la responsabilité de la confiance du public en un pouvoir judiciaire indépendant. Il incombe tout autant au ministre de la Justice et aux procureurs généraux des provinces de préserver la confiance du public en notre système judiciaire.

[138]Je reconnais que les procureurs généraux ne sont pas des plaideurs ordinaires et qu'ils jouent un rôle à la fois particulier et important dans l'administration de la justice : Proulx c. Québec (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 9, au paragraphe 81, la juge L'Heureux-Dubé, dissidente, mais non sur ce point.

[139]Je reconnais aussi que la procédure d'appel ne suffit pas à réparer certains dommages et que le procureur général peut fort bien être amené, dans certains cas, à penser que la conduite d'un juge donné a miné la confiance du public en l'administration de la justice. Cependant, dans de tels cas, il resterait loisible au procureur général de déposer une plainte auprès du CCM sous le régime du paragraphe 63(2) de la Loi sur les juges. Si cette plainte est vraiment susceptible de donner lieu à une recommandation de révocation, il s'ensuivra vraisemblablement une enquête du CCM et la communication d'un rapport au ministre de la Justice.

[140]Le ministre de la Justice fait valoir que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges ne serait invoqué qu'en cas d'inconduite la plus grave, mais cette loi ne limite pas explicitement aux allégations graves d'inconduite le pouvoir de l'exécutif de demander la tenue d'une enquête. Qui plus est, l'histoire montre que ce ne sont pas toutes les demandes d'enquête formulées par un ministre de la Justice ou un procureur général provincial qui se sont avérées suffisamment bien fondées pour donner lieu à une recommandation de révocation; voir, par exemple, le Rapport au Conseil canadien de la magistrature du comité nommé conformément au paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges pour mener une enquête sur le juge Bernard Flynn relativement aux propos tenus par celui-ci à une journaliste dont l'article a paru dans le journal Le Devoir du 23 février 2002 (12 décembre 2002) et le Rapport au Conseil canadien de la magistrature déposé par le comité d'enquête, 27 août 1990 (le Rapport de l'enquête Marshall).

[141]En fait, comme nous l'avons vu plus haut, le CCM a conclu dans l'affaire Boilard que la demande d'enquête déposée par le procureur général du Québec n'établissait même pas une preuve prima facie d'une inconduite du juge en cause.

[142]Néanmoins, en raison du pouvoir conféré par le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, les juges mis en cause dans ces affaires ont été soumis à l'épreuve du processus d'enquête, et au risque qui s'ensuit de ternissement de leur réputation, sans que les demandes d'enquêtes n'aient fait l'objet d'un examen préalable par des juges ou été soumises à un « crible institutionnel ».

f)     La présomption de bonne foi

[143]Il faudrait aussi tenir compte du fait que le ministre de la Justice et les procureurs généraux des provinces sont présumés agir de bonne foi et dans l'intérêt public. En fait--il n'est pas inutile de le répéter ici --, le comité d'enquête a conclu que, vu les motifs exposés par la Cour d'appel de l'Ontario dans R. v. Elliott, il n'y avait pas raisonnablement lieu de penser que c'était dans un but illégitime que le procureur général de l'Ontario avait invoqué le paragraphe 63(1) pour demander une enquête sur la conduite du juge Cosgrove. Étant donné le dossier dont je dispose, cette conclusion paraît inattaquable.

[144]Cependant, je ne suis pas convaincue que la présomption de bonne foi des procureurs généraux constitue une garantie objective suffisante de l'indépendance de la magistrature. Il convient à cet effet de rappeler que, dans le Renvoi relatif aux juges de l'Î.-P.-É., la Cour suprême du Canada a statué que le pouvoir conféré au procureur général de l'Alberta de décider du lieu de résidence d'un juge après sa nomination portait atteinte à l'indépendance judiciaire. La Cour suprême est arrivée à cette conclusion en dépit du fait que, comme tout autre procureur général, celui de l'Alberta serait présumé prendre une telle décision de bonne foi et dans l'intérêt public.

[145]Ce qui préoccupait la Cour suprême dans le Renvoi relatif aux juges de l'Î.-P.-É, c'était que la disposition législative en question faisait naître la crainte raisonnable que le gouvernement n'use du pouvoir de fixer leur lieu de résidence pour sanctionner les juges dont les décisions le mécontenteraient ou pour récompenser ceux qui statueraient dans le sens qu'il souhaitait. La même crainte existe en l'espèce.

[146]Dans le même ordre d'idées, les gouvernements sont aussi présumés agir de bonne foi dans la négociation de la rémunération des juges. Néanmoins, la Cour suprême du Canada a statué que, afin d'éviter la possibilité, ou l'apparence, d'ingérence politique par des moyens pécuniaires, une institution telle qu'une commission indépendante devait faire tampon entre le pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs de l'État; voir le Renvoi relatif aux juges de l'Î.-P.-É.

g)     Le processus d'examen préliminaire du CCM en tant que « crible institutionnel »

[147]Une personne raisonnable et bien informée voudrait aussi savoir dans quelle mesure le processus d'examen préliminaire du CCM remplit une fonction de « crible institutionnel ».

[148]Le Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes et les Procédures relatives aux plaintes du CCM forment un mécanisme soigneusement conçu pour concilier la nécessité de la responsabilité de la magistrature et celle du maintien de son indépendance. Ce mécanisme comprend un « crible institutionnel » revêtant la forme d'un processus d'examen préliminaire par des juges, qui maintient un juste rapport entre le pouvoir judiciaire et les influences extérieures. La plainte est d'abord examinée à l'interne, et ne fait l'objet d'une enquête que si le CCM lui-même décide qu'elle est suffisamment grave et fondée pour pouvoir justifier la révocation du juge en cause.

[149]Cette étape d'examen préliminaire--où le juge Strayer a reconnu, dans Gratton, une garantie de procédure importante pour les juges contre les plaintes non fondées--réduit au minimum les conséquences défavorables des plaintes pour les juges pris individuellement, tout en protégeant pleinement le droit à une audition complète de la plainte lorsque les circonstances le justifient.

[150]Cependant, le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges habilite un membre de l'exécutif du gouvernement fédéral ou provincial à contourner ce dispositif de criblage judiciaire et à obliger le CCM à enquêter sur la conduite d'un juge sans que ce dernier puisse répondre préalablement aux accusations portées contre lui et sans qu'il bénéficie d'un mécanisme d'examen préliminaire par des juges, propre à garantir que le fondement de la demande d'enquête est suffisamment grave pour pouvoir justifier une révocation.

[151]La question de savoir si l'enquête sera publique ou non appartient en général, il est vrai, au CCM et non au procureur général provincial; mais même si l'enquête est tenue à huis clos, la demande aura sans aucun doute un effet traumatisant sur le juge. Elle peut également lui coûter cher au sens propre, puisque le juge devra vraisemblablement engager un avocat pour le représenter dans le cadre de l'enquête. Qui plus est, bien qu'il appartienne au juge en chef de la juridiction en question, et non au procureur général, de décider si le juge continuera à siéger pendant l'enquête, en pratique, comme le montrent les faits de la présente espèce, le dépôt d'une demande d'enquête par l'exécutif peut entraîner la suspension du juge en cause, exacerbant ainsi l'effet traumatisant.

h)     Le processus d'enquête en tant que « crible institutionnel »

[152]Il faudrait aussi se demander si le processus d'enquête lui-même constitue un tampon institutionnel suffisant entre les pouvoirs exécutif et judiciaire.

[153]Comme il a été dit plus haut, le ministre de la Justice avance l'argument que la demande présentée sous le régime du paragraphe 63(1) ne fait que déclencher le processus d'enquête : ce n'en est pas moins le CCM, ou un comité d'enquête constitué par lui, qui mène l'enquête et qui, le cas échéant, recommandera la révocation. Le ministre soutient que le comité d'enquête a eu raison de conclure que ce fait suffit à écarter la crainte qu'un procureur général ou le ministre de la Justice ne soient en mesure d'exercer une influence illégitime.

[154]L'établissement d'une analogie avec le principe de l'immunité judiciaire fait apparaître, à mon sens, la faille que comporte ce raisonnement. S'il était possible de poursuivre un juge pour ses dires ou ses décisions, peu importerait en définitive que l'affaire soit instruite par un membre d'un appareil judiciaire indépendant dont on s'attendrait qu'il assure au juge poursuivi un procès équitable. Comme le faisait observer la Cour d'appel fédérale dans Taylor, le simple risque de poursuites pose problème. Ce risque a pour conséquence que les juges peuvent être, ou raisonnablement perçus comme étant, inhibés dans l'exercice de leurs fonctions judiciaires par l'éventualité d'un procès, de sorte que l'indépendance de la magistrature s'en trouve compromise.

[155]De même, dans la présente espèce, le fait que toute enquête sur la conduite d'un juge soit effectuée par ses pairs ne change rien au fait que le paragraphe 63(1) confère au ministre de la Justice et aux procureurs généraux des provinces le droit inconditionnel de soumettre un juge à l'épreuve d'une enquête du CCM. En outre, ce pouvoir n'est pas partagé par les plaideurs ordinaires qui font normalement face aux gouvernements fédéral ou provincial devant les tribunaux du pays.

i)     L'objet du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges

[156]Enfin, une personne raisonnable et bien informée s'interrogerait sur l'objet que remplit le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges.

[157]Un examen attentif de la question me convainc qu'il n'a pas été avancé d'arguments convaincants à l'appui de la nécessité du pouvoir particulier que le paragraphe 63(1) confère aux procureurs généraux des provinces.

[158]L'avocat du ministre de la Justice fait valoir que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges n'envisage le dépôt de demandes d'enquête par ce ministre ou par le procureur général d'une province que dans les cas où l'inconduite reprochée au juge serait suffisamment grave pour donner lieu, si elle s'avérait, à sa révocation. Dans ce contexte, le paragraphe 63(1) garantit la constitution d'un dossier adéquat dans de tels cas, de sorte que le ministre de la Justice ainsi que le Parlement puissent bénéficier du meilleur avis possible du CCM avant de décider de l'opportunité de présenter une adresse des deux Chambres. En outre, ce rapport joue un rôle important dans le rétablissement de la confiance du public en l'administration de la justice. S'il n'y avait pas le paragraphe 63(1), affirme le ministre de la Justice, aucun mécanisme ne lui permettrait d'obtenir le point de vue de la magistrature touchant l'aptitude d'un juge donné à rester en fonction.

[159]Je ne puis accepter cet argument. Dans le cas où l'inconduite reprochée à un juge serait véritablement assez grave pour pouvoir justifier sa révocation, le dépôt d'une plainte par le ministre de la Justice ou le procureur général d'une province sous le régime du paragraphe 63(2) de la Loi sur les juges entraînerait inévitablement l'ouverture d'une enquête par le CCM et, par le fait même, la constitution d'un dossier pour le ministre de la Justice et le Parlement.

[160]Dans le cas--peu probable--où le CCM déciderait de ne pas ouvrir d'enquête sur la conduite d'un juge alors que les allégations portées contre lui sont très sérieuses, le ministre ou le procureur général d'une province ne resteraient pas sans recours. En supposant que la décision du CCM ne les amène pas à réviser leur évaluation de la gravité de ce qu'ils estiment être l'inconduite du juge, l'un ou l'autre pourrait déposer devant notre Cour une demande de contrôle judiciaire de la décision du CCM.

[161]En outre, on peut soutenir qu'en vertu de l'article 71 de la Loi sur les juges, le ministre de la Justice conserverait le pouvoir de constituer sous le régime de la Loi sur les enquêtes une commission d'enquête sur la conduite du juge, ou encore de s'adresser directement au Parlement pour demander la présentation d'une adresse des deux Chambres.

[162]Qui plus est, même si le ministre fait valoir que le paragraphe 63(1) garantit la tenue d'une enquête et la constitution d'un dossier complet sur la conduite en question, il ne s'ensuit pas nécessairement que tous les faits de chaque affaire feront effectivement l'objet d'un examen intégral au fond.

[163]En effet, le CCM, ou le comité d'enquête qu'il a constitué, peut refuser de donner suite à une demande d'enquête présentée par le ministre de la Justice ou le procureur général d'une province sous le régime du paragraphe 63(1) si elle ne s'appuie pas sur des arguments défendables en faveur de la révocation; voir à ce sujet le Rapport du Conseil canadien de la magistrature présenté au ministre de la Justice du Canada en vertu de l'art. 65(1) de la Loi sur les juges concernant le juge Jean-Guy Boilard de la Cour supérieure du Québec, 19 décembre 2003, à la page 3.

[164]L'avocat du procureur général de l'Ontario et l'avocat indépendant soutiennent à juste titre que la nécessité n'est pas le critère à appliquer à la contestation de la validité constitutionnelle d'une disposition législative telle que celle qui fait l'objet de la présente espèce. Il n'appartient pas à notre Cour, font-ils valoir, d'évaluer après coup la sagesse des choix politiques du législateur à cet égard. Cela est certes vrai mais, comme le comité d'enquête l'a fait observer dans l'exposé de ses motifs, une contestation de constitutionnalité comme celle en l'espèce exige la recherche d'un équilibre entre des intérêts opposés. En l'occurrence, les intérêts opposés sont la nécessité de disposer de mécanismes efficaces garantissant la responsabilité de la magistrature et le besoin d'assurer l'indépendance de celle-ci.

[165]Le fait que l'octroi aux procureurs généraux des provinces du pouvoir spécial d'obliger le CCM à enquêter sur la conduite d'un juge ne réponde pas, ou guère, à un besoin impérieux d'ordre public signifie qu'il n'y a pas grand-chose pour contrebalancer la menace que représente le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges pour l'indépendance de la magistrature.

j)     Conclusion

[166]Tout ce qui précède me convainc que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges fait raisonnablement craindre que le pouvoir d'obliger le CCM à enquêter sur la conduite des juges ne puisse être utilisé pour punir les juges dont les décisions mécontenteraient le gouvernement en question et que, par conséquent, il porte atteinte à l'indépendance, garantie par la Constitution, de la magistrature.

[167]Le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges confère ce pouvoir aussi bien au ministre fédéral de la Justice qu'aux procureurs généraux des provinces. Or, la présente espèce porte sur une demande d'enquête provenant du procureur général d'une province et non du ministre fédéral de la Justice. Je reconnais qu'étant donné le rôle que ce ministre joue dans le processus de révocation, d'autres facteurs peuvent influer sur la constitutionnalité du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges en ce qui le concerne.

[168]Par conséquent, je préfère que soit tranchée dans une autre instance, mettant en cause une demande d'enquête du ministre fédéral de la Justice, la question de la constitutionnalité du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges en ce qui a trait à ce ministre.

[169]Cependant, dans la mesure où c'est au procureur général d'une province que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges confère le pouvoir d'obliger le CCM à enquêter sur la conduite d'un juge, je conclus que ce paragraphe ne remplit pas les conditions minimales garantissant le respect du principe de l'indépendance judiciaire, et qu'il est donc invalide.

[170]En conséquence, la décision du comité d'enquête est annulée. Le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges est nul et de nul effet dans la mesure où il confère au procureur général d'une province le droit d'obliger le CCM à enquêter sur la conduite d'un juge. Les termes « ou le procureur général d'une province » et « or the attorney general of a province » devraient donc être supprimés de ce paragraphe.

[171]Il s'ensuit de ma conclusion à cet égard que le comité d'enquête n'a pas compétence pour mener l'enquête.

Le comité d'enquête a-t-il commis une erreur en concluant que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges ne porte pas atteinte à l'alinéa 2b) de la Charte d'une manière qui ne peut être sauvegardée au regard de l'article premier?

[172]Comme j'ai conclu que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges est inconstitutionnel dans la mesure où il autorise le procureur général d'une province à exiger du CCM qu'il enquête sur la conduite d'un juge, il n'est pas nécessaire d'examiner les arguments du juge Cosgrove fondés sur l'alinéa 2b) de la Charte. Cependant, au cas où mes conclusions sur la question constitutionnelle seraient erronées, je traiterai brièvement ces arguments.

[173]Le comité d'enquête a conclu que l'alinéa 2b) n'est pas applicable à l'affaire qui nous occupe, étant donné que la Charte n'a jamais eu pour objet de protéger une branche de l'État contre une autre. Selon le comité d'enquête, les protections dont est assortie la liberté d'expression des juges relèvent entièrement de la garantie constitutionnelle de l'indépendance judiciaire. Le comité d'enquête a conclu que la Charte est destinée à garantir les droits des personnes physiques, n'ayant jamais été conçue pour protéger les branches législative ou judiciaire de l'État dans l'exercice de leurs attributions.

[174]Je souscris à la conclusion du comité d'enquête selon laquelle l'alinéa 2b) de la Charte n'est d'aucun secours au juge Cosgrove. À cet égard, je fais mien le raisonnement suivi par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Moreau-Bérubé, où l'on peut lire ce qui suit au paragraphe 59 :

Même si on ne saurait trop insister sur le fait que les juges doivent être libres de s'exprimer dans l'exercice de leurs fonctions et qu'ils doivent être perçus comme tels, il y aura inévitablement des cas où leurs actes seront remis en question. Cette restriction à l'indépendance judiciaire trouve sa justification dans l'objectif du Conseil de protéger l'intégrité de la magistrature dans son ensemble.

[175]S'il en allait autrement, un juge ne pourrait jamais être sanctionné pour des propos tenus dans l'exercice de ses fonctions. Il s'ensuivrait une diminution de la confiance du public en l'intégrité de la magistrature dans son ensemble. Interprété comme il se doit, le paragraphe 63 de la Loi sur les juges n'a pas pour objet de porter atteinte à la liberté des juges de s'exprimer dans l'exercice légitime de leurs fonctions, mais de prévenir l'abus du pouvoir judiciaire : Allen v. Manitoba (Judicial Council), [1993] 3 W.W.R. 749 (C.A. Man.), à la page 755.

Conclusion

[176]Dans notre pays, les juges ne jouissent pas de l'impunité et doivent répondre des fautes qu'ils commettent. Mais il faut dire du même souffle que la magistrature doit rester indépendante, afin que les citoyens pris individuellement puissent être sûrs que les décisions judiciaires qui les touchent sont exemptes d'influences extérieures.

[177]Les procureurs généraux des provinces jouent un rôle important dans l'administration de la justice, et il est essentiel qu'aux fins de l'exercice de leurs fonctions, ils puissent recourir facilement à un mécanisme de plaintes lorsqu'ils estiment qu'il y a eu inconduite d'un juge. Le paragraphe 63(2) de la Loi sur les juges met à leur disposition un tel mécanisme.

[178]Cependant, pour les motifs exposés ci-dessus, je conclus que le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, qui autorise le procureur général d'une province à exiger du Conseil canadien de la magistrature qu'il enquête sur la conduite d'un juge, porte atteinte de manière injustifiable à l'indépendance de la magistrature.

[179]Pour ces motifs, la demande est accueillie.

ORDONNANCE

[180]LA COUR ORDONNE :

1.     La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.     La décision du Comité d'enquête en date du 16 décembre 2004 est annulée.

3.     La Cour déclare que, dans la mesure où il confère au procureur général d'une province le droit d'obliger le Conseil canadien de la magistrature à enquêter sur la conduite d'un juge, le paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges ne remplit pas les conditions minimales garantissant le respect du principe de l'indépendance judiciaire, et est en conséquence invalide.

4.     La Cour déclare en outre que le comité d'enquête n'a pas compétence pour mener l'enquête.

5.     Il n'a pas été demandé de dépens, et il n'en est pas adjugé.

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