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[2000] 1 C.F. 146

T-1698-98

Procureur général du Canada (demandeur)

c.

Alliance de la fonction publique du Canada et Commission canadienne des droits de la personne (défenderesses)

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada (1re inst.)

Section de première instance, juge Evans—Ottawa, 31 mai, 1er, 2, 3, 4, 7, 8, 9, 10 juin; Toronto, 19 octobre 1999.

Droits de la personneContrôle judiciaire de la décision du TCDP portant que le Conseil du Trésor a contrevenu à l’art. 11 de la LCDP en pratiquant la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutaient, dans le même établissement, des fonctions équivalentesLa méthode adoptée par le TCDP pour sélectionner les groupes de comparaison à prédominance masculine pour les employés de chaque niveau des groupes plaignants à prédominance féminine omettait les observations relatives aux hommes lorsque la valeur du travail effectué était plus élevée/plus basse que la valeur la plus élevée/la plus faible du travail effectué par les membres du groupe professionnel à prédominance féminineAbsence d’erreur de droitCette méthode comparait indirectement les salaires des membres du groupe plaignant qui exécutaient des fonctions dont la valeur correspondait à la tendance centrale de la valeur de ce groupe avec les salaires des membres de groupes professionnels à prédominance masculine exécutant des fonctions équivalentesL’art. 11 fournit uniquement un cadre législatif large dans lequel les problèmes de discrimination salariale entre les hommes et les femmes doivent être abordés à la lumière de la situation particulière de l’emploi, de la déposition des témoins experts et des objectifs sous-jacents de la loiMéthode conçue pour apprécier l’importance de la discrimination systémique résultant de l’application, au fil du temps, de politiques et de pratiques salariales qui tendaient soit à ignorer, soit à sous-évaluer les fonctions généralement exécutées par des femmes, par un examen le plus détaillé possible de l’incidence des pratiques et politiques de l’employeur en matière de rémunération sur le salaire des hommes et des femmesL’exercice du pouvoir discrétionnaire du TCDP était rationnellement fondé sur la preuve2) Le TCDP a statué qu’une fois démontrée l’existence d’une disparité entre les salaires versés aux hommes et aux femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, il n’est pas nécessaire de prouver que cette disparité est fondée sur le sexeL’art. 27(2) de la LCDP autorise la CCDP à préciser par ordonnance les limites et les modalités de l’application de la LoiDéduction que le Parlement a dû considérer que l’expertise acquise par la Commission l’emportait sur la responsabilité politique de veiller à ce que le pouvoir législatif soit exercé de façon convenableL’art. 14 de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, selon lequel les groupes avec lesquels le groupe plaignant allègue l’existence d’une disparité sont considérés comme un seul groupe, n’est pas incompatible avec les termes de l’attribution du pouvoir légal, interprétés en fonction des objectifs de la Loi, et ne constitue pas un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire de la Commission3) Le TCDP a statué que les groupes professionnels n’ont été utilisés qu’en vue d’identifier les groupes de comparaison du sexe opposé dans le contexte de plaintes de groupeLa mention des « groupes professionnels » dans les art. 12 à 15 de l’Ordonnance renvoie simplement aux groupes identifiés en vertu des art. 12 et 13 comme des groupes à prédominance masculine ou féminineL’art. 15 n’exige pas que les comparaisons portent sur les employés des groupes professionnels à prédominance masculine, échantillonnés selon leur groupeMême si le TCDP avait commis une erreur de droit parce que l’art. 15 l’obligeait à se fonder sur la courbe des salaires des groupes professionnels à prédominance masculine, cette erreur ne justifierait pas l’annulation de la décision du TCDP4) Lorsque les salaires des femmes sont rajustés à la hausse à la suite d’une plainte déposée en vertu de l’art. 11, conformément à la méthode utilisée, tout écart salarial en résultant est autorisé par la LoiIl ne s’agit pas d’une disparité que l’employeur instaure ou pratique5) Le TCDP pouvait adopter la méthode du nouveau calcul annuel afin de déterminer l’écart salarial pour chacune des années en tenant compte des augmentations de salaire versées non seulement aux membres du groupe plaignant, mais aussi aux employés appartenant aux groupes professionnels à prédominance masculine inclus dans la courbe segmentée compte tenu de l’information incomplète disponible.

Fonction publiqueContrôle judiciaire de la décision du Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP) portant que le Conseil du Trésor a contrevenu à l’art. 11 de la LCDP en pratiquant la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentesLe TCDP n’a pas commis d’erreur de droit dans le choix de la méthode utilisée pour sélectionner les groupes de comparaison à prédominance masculine pour les employés de chaque niveau des groupes plaignants à prédominance féminine, c’est-à-dire en omettant les observations relatives aux hommes lorsque la valeur du travail effectué était plus élevée/plus basse que la valeur la plus élevée/la plus faible du travail effectué par les membres du groupe professionnel à prédominance féminineL’art. 11 vise à remédier au problème de l’écart salarial défavorable aux femmes résultant de la ségrégation des emplois fondée sur le sexe et de la sous-évaluation systémique des tâches habituellement exécutées par des femmesTout écart salarial résultant du rajustement effectué en vertu de l’art. 11 est autorisé par la LoiIl ne pourrait donner lieu à une nouvelle plainte en vertu de l’art. 11 de la part des hommes dont le salaire serait alors moindreLe nouveau calcul annuel de l’écart salarial est raisonnableLes coûts qu’entraînerait l’annulation de la décision pour une erreur de nature purement technique dépasseraient l’avantage qui en découlerait pour l’intérêt public.

Droit administratifContrôle judiciaireNorme de contrôleContrôle judiciaire de la décision du TCDP portant que le Conseil du Trésor a contrevenu à l’art. 11 de la LCDP en pratiquant la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentesL’art. 11 n’établit aucun critère objectif pour déterminer si des fonctions qui comportent des tâches différentes sont équivalentesCette disposition a été édictée en tant que principeSa mise en œuvre requiert la maîtrise de connaissances techniques très sophistiquées ainsi qu’une compréhension complète du milieu de travailCela indique qu’elle comporte plus que des questions de droit de portée générale, qu’un raisonnement juridique et que des valeurs quasi constitutionnellesIl est raisonnable de conclure que l’expertise du TCDP en la matière est supérieure à celle de la CourLes décisions de la C.S.C. établissant la norme de la décision correcte comme la norme de contrôle applicable à l’interprétation par le tribunal de sa loi habilitante ne sont pas déterminantesDans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour a le pouvoir discrétionnaire d’accorder ou de refuser la réparation, même lorsque l’auteur de la décision administrative a commis une erreur donnant ouverture au contrôle judiciaireUne demande de contrôle judiciaire est une procédure de droit public; la Cour accorde une réparation pour promouvoir l’intérêt publicLes coûts qu’entraînerait l’annulation de la décision du TCDP pour non-respect de l’art. 15 de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale dépasseraient l’avantage qui en découlerait pour l’intérêt publicDans ce contexte, la justice différée davantage serait un déni de justice.

Interprétation des loisSelon l’art. 11 de la LCDP, constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans un même établissement, des fonctions équivalentesContrairement aux lois portant sur l’équité en matière d’emploi qui traitent de la sous-représentation des femmes et des membres des groupes minoritaires dans certaines fonctions, l’art. 11 vise les disparités salariales systémiques attribuables aux modèles historiques de ségrégation en matière d’emploiIl relève tout à fait du mandat du TCDP, lorsqu’il statue sur une plainte fondée sur l’art. 11, de prendre en considération la sous-représentation des femmes dans des emplois mieux rémunérésLe Parlement savait que l’art. 11 constituait davantage un énoncé de principe qu’une disposition complèteIl est conforme à l’intention du Parlement que l’« arbre vivant » de la Loi se nourrisse de l’expérience qu’ont acquise les autres juridictions lorsqu’elles ont traité de l’injustice sociale visée à l’art. 11Le TCDP pouvait se fonder sur les dépositions de témoins experts qui se sont servis de leur expérience relative aux lois spécialisées en matière d’équité salarialeLes différences entre l’art. 11 et ces autres lois ne sont pas assez importantes pour rendre les lois plus modernes en matière d’équité salariale non pertinentes quant à la résolution des questions dont le tribunal était saisi.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP) portant que le Conseil du Trésor, l’organisme chargé des relations du gouvernement fédéral avec ses employés, a contrevenu à l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne en pratiquant « la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes ». L’article 11 prévoit que le fait pour un employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes, constitue un acte discriminatoire.

En février 1990, l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) a déposé une plainte auprès de la Commission au nom de six des groupes à prédominance féminine qui faisaient l’objet d’une étude mixte syndicale-patronale sur la parité salariale (l’étude sur la parité salariale) portant sur la question de la rémunération insuffisante, dans toute la fonction publique fédérale, de ceux qui exécutent des fonctions habituellement exécutées par des femmes. La plainte alléguait que l’employeur contrevenait à l’article 11 du fait que les employés des six groupes professionnels à prédominance féminine étaient moins bien rémunérés que les employés des cinquante-trois groupes à prédominance masculine faisant l’objet de l’étude qui exécutaient des fonctions équivalentes à celles des membres des groupes à prédominance féminine. En janvier 1991, un tribunal de trois membres a été constitué pour examiner la plainte. Il a été convenu qu’il n’était pas possible de faire une comparaison directe de la valeur du travail effectué par chaque employé des groupes professionnels plaignants et du salaire qui leur était versé. Lorsqu’une comparaison directe de postes n’est pas possible, le paragraphe 15(1) de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale permet l’établissement d’une comparaison indirecte de la valeur du travail et des salaires payés. Une méthode statistique de comparaison indirecte généralement acceptée consiste à utiliser une courbe de régression. Cela signifie situer sur un graphique chaque membre d’un groupe plaignant et d’un groupe de comparaison, l’axe vertical représentant les salaires versés (dollars) et l’axe horizontal représentant la valeur du travail effectué (cotes). Des courbes sont tracées à travers les observations des groupes de comparaison à prédominance masculine et à prédominance féminine, ce qui permet une comparaison. Le TCDP a adopté la méthode de la « courbe segmentée » pour quantifier tout écart salarial. Cette méthode écartait les observations relatives aux hommes lorsque la valeur du travail effectué était plus élevée que la valeur la plus élevée du travail effectué par les membres du groupe professionnel à prédominance féminine et plus basse que la valeur la plus faible du travail effectué par les membres du groupe professionnel à prédominance féminine. Le groupe de comparaison à prédominance masculine était un segment de la courbe composite et ne comprenait que les employés des groupes professionnels à prédominance masculine qui effectuaient un travail ayant une valeur se situant entre les deux extrêmes de la valeur du travail effectué par les membres du groupe à prédominance féminine. Le Conseil du Trésor a objecté que les deux groupes n’exécutaient pas des fonctions équivalentes simplement parce que le travail qu’ils effectuaient avait la même valeur la plus faible et la même valeur la plus élevée; pour déterminer si les groupes exécutaient des fonctions équivalentes, il fallait tenir compte de la distribution des valeurs entre ces deux points. Il a fait valoir que toute méthode choisie en vue de mesurer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes devait garantir la similitude entre le groupe de comparaison à prédominance masculine en tant que groupe et le groupe professionnel à prédominance féminine.

L’article 14 de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale prévoit que, lorsqu’un groupe professionnel plaignant allègue l’existence d’une disparité salariale avec plus d’un autre groupe professionnel, ces autres groupes sont réputés n’en constituer qu’un seul. Le procureur général a soutenu que l’article 14 était ultra vires parce qu’il aurait pour effet de mesurer la différence salariale en tenant compte de différences non fondées sur le sexe. Le TCDP a statué qu’une fois que l’AFPC avait démontré l’existence d’une disparité entre les salaires versés aux hommes et aux femmes qui exécutaient des fonctions équivalentes, elle avait relevé son fardeau de preuve, sous réserve, uniquement, des facteurs mentionnés à l’article 16 de l’Ordonnance, qui justifient l’existence de disparités selon divers critères, dont aucun n’était applicable en l’espèce. Il n’était pas nécessaire de prouver que la disparité entre les salaires versés aux hommes et aux femmes qui exécutaient des fonctions équivalentes était fondée sur le sexe. Le TCDP semble également avoir reconnu que les groupes professionnels ne sont utilisés qu’en vue d’identifier les groupes de comparaison du sexe opposé dans le contexte de plaintes de groupe. Enfin, le TCDP a statué que tout rajustement de salaire requis devait s’appliquer de façon rétroactive à la période comprise entre la date de la décision (1998) et 1985, et être calculé de nouveau pour chacune des années.

Les questions en litige étaient les suivantes : 1) Quelle était la norme de contrôle applicable? 2) Quels principes d’interprétation législative s’appliquaient? 3) Est-ce que la méthode retenue (i) ne mesurait pas les écarts entre les salaires versés aux hommes et aux femmes qui exécutaient des fonctions équivalentes pour évaluer les disparités salariales? (ii) ne mesurait pas seulement la disparité salariale fondée sur le sexe? (iii) ne comparait pas les salaires des plaignantes à ceux des employés appartenant à un groupe professionnel à prédominance masculine?; (iv) produisait un effet de cliquet sur les salaires? 4) Comment devaient être calculés les montants payables pour chacune des années comprises entre 1985 et 1998, à l’exception de l’année 1987? 5) Le gouvernement s’était-il si mal comporté qu’il ne devrait pas obtenir une réparation?

Jugement : la demande est rejetée.

1) Étant donné qu’il n’y avait, dans la LCDP, aucun critère objectif pour déterminer si les fonctions qui comportent des tâches très différentes sont néanmoins équivalentes, l’article 11 laissait beaucoup de latitude à la Commission et au tribunal pour décider de la manière dont le principe doit être mis en pratique dans un contexte d’emploi donné. Les décisions de la Cour suprême du Canada qui ont établi la norme de la décision correcte comme norme de contrôle applicable à l’égard de l’interprétation par le tribunal de sa loi habilitante n’étaient pas déterminantes quant aux questions soulevées en l’espèce. L’article 11 est une disposition législative qui a été édictée en tant que principe et dont la mise en œuvre requiert la maîtrise de connaissances techniques très sophistiquées ainsi qu’une compréhension complète du milieu de travail en cause. Le Parlement n’a pas établi un cadre définitionnel si précis que son application dans tout contexte donné plonge inévitablement le tribunal dans des questions d’interprétation de la loi et, par conséquent, dans des questions de droit, qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Le fait que la mise en œuvre d’une disposition législative fasse appel à une série de connaissances techniques beaucoup plus étendues que celles que possèdent les cours de justice constitue une indication claire qu’elle comporte plus que des questions de droit de portée générale, qu’un raisonnement juridique et que des valeurs quasi constitutionnelles.

Bien que les membres des tribunaux des droits de la personne soient habituellement nommés ad hoc pour entendre des affaires particulières et qu’ils n’aient que des fonctions juridictionnelles, il était raisonnable de conclure de la durée et de la nature de l’audition, des nombreux volumes de preuve documentaire déposés et de la longue période pendant laquelle le TCDP a été plongé dans l’étude des questions en litige, que les membres du TCDP avaient vraisemblablement une meilleure compréhension des problèmes liés à la mise en pratique du principe de l’équité salariale dans la fonction publique fédérale que celle qu’un juge pourrait probablement acquérir, même au fil d’une audience de huit jours et demi sur une demande de contrôle judiciaire.

2) Le procureur général a fait valoir que le TCDP a commis une erreur quand il s’est appuyé sur la déposition des témoins experts, qui était façonnée par leur expérience acquise dans des régimes d’équité salariale prévus par la loi, qui sont différents à certains égards importants de la LCDP. Contrairement au principe de l’équité en matière d’emploi qui traite de la sous-représentation des femmes et des membres des groupes minoritaires dans certains types de fonctions, le TCDP cherchait simplement à résoudre le problème des disparités salariales systémiques entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, disparités attribuables en partie aux modèles historiques de ségrégation en matière d’emploi. Lorsqu’ils statuent sur une plainte fondée sur l’article 11, il relève tout à fait du mandat de la Commission et du tribunal de prendre en considération la sous-représentation des femmes dans des emplois mieux rémunérés. Il semble aussi compatible avec la nature quasi constitutionnelle de la Loi que, lorsqu’elle édicte un principe clairement non autonome, il convient d’en envisager l’interprétation à la lumière de l’expérience acquise subséquemment dans la mise en œuvre de ce principe, en l’absence d’indication claire dans la Loi que la signification de l’article 11 a été établie une fois pour toute au moment de son édiction. Le Parlement savait que l’article 11 constituait davantage un énoncé de principe qu’une disposition complète. Il est conforme à l’intention du Parlement que l’« arbre vivant » de la Loi se nourrisse de l’expérience qu’ont acquise les autres juridictions lorsqu’elles ont traité de l’injustice sociale visée à l’article 11 : la discrimination salariale systémique quant à des fonctions équivalentes, résultant de la ségrégation historique du monde du travail selon le sexe, et la sous-évaluation des fonctions des femmes. Rien dans l’énoncé de l’objectif législatif contenu à l’article 2 n’interdit cette façon de voir. Le tribunal n’a donc pas commis une erreur de droit en se fondant sur les dépositions de témoins experts qui se sont servis de leur expérience relative aux lois spécialisées en matière d’équité salariale.

3)(i) Le TCDP n’a pas commis une erreur de droit quand il a adopté la méthode des courbes segmentées pour déterminer les disparités salariales. Premièrement, la méthode choisie par le TCDP compare, bien qu’indirectement, au moyen d’une courbe de régression, les salaires des membres du groupe plaignant qui exécutaient des fonctions dont la valeur correspondait à la tendance centrale de la valeur de ce groupe avec les salaires des membres de groupes professionnels à prédominance masculine exécutant des fonctions équivalentes. Cela est tout à fait conforme à l’interdiction prévue à l’article 11 quant aux disparités salariales entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes. Le tribunal n’a pas comparé les salaires versés aux membres du groupe à prédominance féminine qui exécutent des fonctions dont la valeur correspond au point central (ou à la tendance centrale) de la valeur des fonctions exécutées par les membres de ce groupe avec les salaires versés aux personnes qui exécutent des fonctions dont la valeur correspond au point central de la valeur des fonctions exécutées par le groupe de comparaison. Deuxièmement, l’article 11 fournit uniquement un cadre législatif large dans lequel les problèmes de discrimination salariale entre les hommes et les femmes doivent être abordés à la lumière de la situation particulière de l’emploi, de la déposition des témoins experts et des objectifs sous-jacents de la Loi. Interpréter cet article comme prescrivant implicitement les caractéristiques des méthodes de comparaison permises, serait incompatible avec l’objectif sous-jacent de l’article 11 et avec le dossier législatif. Il faut laisser la Commission et le tribunal se prononcer au cas par cas sur de nombreux points avec l’aide d’experts. Troisièmement, la politique qui a motivé l’adoption du principe de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes est l’élimination de la discrimination salariale fondée sur le sexe en milieu d’emploi. La discrimination en cause était de nature systémique : elle résultait de l’application au fil du temps de politiques et de pratiques salariales qui tendaient soit à ignorer, soit à sous-évaluer les fonctions généralement exécutées par des femmes. Pour comprendre l’importance d’une telle discrimination dans un contexte d’emploi particulier, il est important de pouvoir examiner de la façon la plus détaillée possible l’incidence, sur le salaire des hommes et sur celui des femmes, des pratiques et politiques de l’employeur en matière de rémunération. La méthode que le TCDP a appliquée visait à atteindre cet objectif, car elle tenait compte de données concernant tous les employés appartenant à des groupes professionnels à prédominance masculine qui exécutaient des fonctions dont la valeur n’était ni inférieure, ni supérieure à l’échelle des valeurs des fonctions qu’exécutaient ceux qui appartiennent au groupe plaignant. La méthode que propose le Conseil du Trésor ne permettrait au tribunal d’examiner qu’une petite partie des données disponibles. Étendre la courbe des salaires de façon qu’elle inclue les employés appartenant à des groupes professionnels à prédominance masculine qui exécutent des fonctions dont la valeur moyenne est supérieure à celle des fonctions qu’exécutent ceux qui font partie du groupe plaignant n’accentuera pas nécessairement la différence que l’on constate au point de la valeur moyenne sur la courbe de régression des données féminines. Des éléments de preuve d’expert dont disposait le TCDP ont établi que l’écart entre le salaire des hommes et celui des femmes exécutant des fonctions équivalentes avait tendance à croître au fur et à mesure que la valeur des fonctions augmentait. Compte tenu de l’interprétation large et libérale qu’il convient de donner à l’objectif législatif qui vise à éliminer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, le TCDP n’aurait pas commis une erreur de droit en se donnant une courbe de comparaison basée sur les employés appartenant à des groupes professionnels à prédominance masculine dont les fonctions avaient une valeur moyenne supérieure à celle des fonctions exécutées par les personnes faisant partie du groupe plaignant. Quatrièmement, dans la mesure où le choix de la méthode de la courbe segmentée relevait du pouvoir discrétionnaire du TCDP, il est clair qu’un tel choix était rationnellement fondé sur la preuve. Des témoins experts ont témoigné qu’il s’agissait d’un choix valable sur le plan statistique et qu’il était toujours préférable d’adopter une méthode qui tienne compte du plus grand nombre possible de données. La méthode que le TCDP a choisie était compatible avec les méthodes qui ont été utilisées dans le cadre d’autres analyses en matière d’équité salariale dans des domaines de compétence où des dispositions législatives en matière d’équité salariale étaient en vigueur. Rien dans le libellé de la Loi, ni dans la politique qui la sous-tend, ne mène à la conclusion que la méthode que le tribunal a choisie était incompatible avec la loi.

(ii) L’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale a été prise en vertu du paragraphe 27(2) de la Loi, lequel autorise la Commission à prendre des ordonnances précisant quelles sont, à son avis, les limites et les modalités de l’application d’une disposition de la loi à une catégorie de cas donnés décrite dans l’ordonnance. La disposition en cause est l’article 11, qui accorde une marge de manœuvre considérable pour ce qui est de son application, vu son libellé et sa nature. Il a été déduit de cette importante délégation d’un pouvoir de statuer par voie réglementaire sur des questions de fond que le Parlement a dû considérer que l’expertise que la Commission acquerrait en s’acquittant des responsabilités qu’il lui conférait par voie législative en matière de recherche et d’éducation du public sur les droits de la personne et de traitement des plaintes, pouvant aller jusqu’au litige, l’emportait sur la responsabilité politique de veiller à ce que le pouvoir législatif que confère le paragraphe 27(2) soit exercé de façon convenable. Compte tenu de la portée du libellé du paragraphe 27(2) et des attributs de l’organisme auquel le pouvoir discrétionnaire a été accordé, une disposition d’une ordonnance ne sera considérée comme invalide que si elle est clairement incompatible avec les termes dans lesquels le pouvoir a été conféré, interprétés en fonction des objectifs de la Loi, ou si elle constitue un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire de la Commission. L’article 14 de l’Ordonnance ne peut être considéré invalide pour l’un ou l’autre de ces motifs.

L’article 14 ne sera invalide pour le premier motif que si l’objectif législatif prévu à l’article 2 exige qu’en interprétant l’article 11 de la Loi, il faille ajouter des mots au libellé de ce dernier. Le paragraphe 11(1) a un sens clair et il n’est pas nécessaire d’y ajouter quoi que ce soit. Premièrement, les articles 5 à 10 de la Loi, qui définissent d’autres actes discriminatoires, ajoutent à la définition que le comportement interdit doit être « fondé sur un motif de distinction illicite ». Le paragraphe 11(1), par contraste, ne prévoit pas que le comportement interdit doit être fondé sur le sexe. Si cette précision a été omise parce que superflue, il n’était pas nécessaire de prévoir dans la définition du comportement interdit qu’il est fondé sur un des motifs de distinction illicites. Deuxièmement, le paragraphe 11(4) prévoit que ne constitue pas un acte discriminatoire au sens du paragraphe 11(1) la disparité salariale entre hommes et femmes fondée sur un facteur reconnu comme raisonnable par une ordonnance de la Commission. On peut déduire du paragraphe 11(4) que la définition de l’acte discriminatoire décrit au paragraphe 11(1) ne se limite pas à la disparité salariale fondée sur le sexe. Autrement, le paragraphe 11(4) ne serait d’aucune utilité. Le fait qu’il ait fallu exclure de la portée de l’article 11 les situations de disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes lorsque cette disparité est fondée sur un « facteur reconnu comme raisonnable », autre que le sexe (paragraphe 11(5)), laisse clairement entendre que, normalement, elles seraient tombées sous le coup de cet article. Par conséquent, dès que l’auteur de la plainte a prouvé qu’il existe une disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, il est établi que cette disparité contrevient à l’article 11, sous réserve uniquement de la preuve faite par l’employeur que cette disparité est fondée sur un « facteur reconnu comme raisonnable » par l’article 16 de l’Ordonnance. Troisièmement, la discrimination systémique « résulte simplement de l’application des méthodes établies de recrutement, d’embauche et de promotion, dont ni l’une ni l’autre n’a été nécessairement conçue pour promouvoir la discrimination. » Le paragraphe 11(1) a remédié au problème de la preuve en édictant une présomption selon laquelle, lorsque les femmes et les hommes reçoivent un salaire différent pour exécuter des fonctions équivalentes, cet écart est fondé sur le sexe, à moins qu’il puisse être attribué à un facteur que la Commission a reconnu comme motif raisonnable dans une ordonnance.

Le procureur général n’a pas prétendu que l’article 14 était invalide en raison de son caractère déraisonnable.

(iii) La question en litige était celle de savoir si l’Ordonnance prescrivait l’adoption de groupes professionnels désignés par l’employeur comme unités de mesure pour la comparaison des écarts salariaux en vertu de l’article 11. Les termes « groupe professionnel » reviennent à maintes reprises dans les articles 12 à 15 de l’Ordonnance, qui précisent certains aspects des modalités d’application de l’article 11 dans le contexte d’une plainte collective. Ces mots ne sont pas définis dans l’Ordonnance, mais il est à tout le moins plausible de tenir pour acquis qu’ils ont le même sens dans chacune des dispositions qui sont liées entre elles. La mention des « groupes professionnels » dans l’Ordonnance renvoie simplement aux groupes identifiés en vertu des articles 12 et 13 comme des groupes à prédominance masculine ou féminine. L’article 15 n’exige pas que les comparaisons portent sur les employés des groupes professionnels à prédominance masculine, échantillonnés selon leur groupe. Même si le TCDP avait commis une erreur de droit parce que l’article 15 de l’Ordonnance l’obligeait à se fonder sur la courbe des salaires des groupes professionnels à prédominance masculine, cette erreur ne justifierait pas l’annulation de la décision du tribunal.

(iv) L’article 11 vise principalement à remédier au problème de l’écart salarial défavorable aux femmes résultant de la ségrégation des emplois fondée sur le sexe et de la sous-évaluation systémique des tâches habituellement exécutées par des femmes. De plus, l’article 14 de l’Ordonnance exprime, dans une disposition législative, l’opinion de la Commission que le principe de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes n’exige pas que les salaires des femmes soient rajustés à la hausse jusqu’au niveau des hommes les mieux rémunérés qui exécutent des fonctions équivalentes. Il suffit que les salaires des femmes ne soient pas inférieurs au salaire moyen des hommes. Par conséquent, une plainte déposée par des hommes, alléguant qu’ils reçoivent un salaire moindre que les femmes dont les salaires ont été rajustés au niveau du salaire moyen des hommes par application de l’article 11, et qu’ils sont donc victimes d’une disparité salariale interdite par l’article 11, ne pourrait être accueillie si l’on entend respecter l’esprit de la Loi. Une interprétation littérale des termes de l’article 11 doit céder le pas à une interprétation qui tient compte du contexte législatif dans lequel ils figurent. Lorsque les salaires des femmes sont rajustés à la hausse à la suite d’une plainte déposée en vertu de l’article 11, conformément à la méthode utilisée par le TCDP en l’espèce, tout écart salarial en résultant entre les salaires des femmes et ceux des hommes dont le salaire se situe en-dessous de la moyenne pourrait à juste titre être considéré comme autorisé par la Loi. Il ne s’agit donc pas d’une disparité que l’employeur instaure ou pratique au sens du paragraphe 11(1). On pourrait aussi dire que, lorsqu’un rajustement des salaires est effectué en vertu de l’article 11 à la suite d’une plainte collective, toute courbe salariale fondée sur le sexe disparaît. Il en résulte une courbe unique pour tous les groupes, indépendamment de la question de savoir s’ils sont à prédominance masculine ou féminine. En pareil cas, lorsqu’une solution systémique a été conçue, une plainte individuelle fondée sur l’article 11 n’a pas sa place.

4) La méthode retenue par le TCDP veut que l’écart salarial soit calculé de nouveau annuellement en tenant compte des augmentations de salaire versées non seulement aux membres du groupe plaignant, mais aussi aux employés appartenant aux groupes professionnels à prédominance masculine inclus dans la courbe segmentée. Le procureur général a objecté que cette méthode tient pour acquis que la valeur des fonctions exécutées par les personnes dont les salaires sont comparés est demeurée constante pendant toute la période de rétroactivité. Il faut donc calculer l’écart salarial en 1987 et le majorer du pourcentage de l’augmentation de salaire accordée aux membres du groupe plaignant. Cette méthode ne mesure pas la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes. Malgré l’existence de données accessibles sur les taux de rémunération, il serait impossible de déterminer la valeur réelle des fonctions exécutées par les membres du groupe plaignant et des groupes de comparaison au cours des années postérieures à 1987. Dans ces circonstances, le tribunal pouvait adopter la méthode du nouveau calcul annuel en tenant compte des augmentations de salaire versées non seulement aux membres du groupe plaignant, mais aussi aux employés appartenant aux groupes professionnels à prédominance masculine inclus dans la courbe segmentée, afin de déterminer l’écart salarial pour chacune des années de la période de rétroactivité. Il a été tenu compte du fait que la méthode proposée par le Conseil du Trésor pour le calcul de l’écart salarial s’appuie sur la prémisse tout aussi improbable que l’écart salarial est demeuré constant au cours de cette période. Compte tenu de l’information incomplète dont il disposait, et notamment du fait que le Conseil du Trésor n’a pas produit de preuve établissant que la valeur des fonctions exécutées par les employés en cause a effectivement changé, la méthode retenue par le TCDP n’était pas déraisonnable.

5) Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour a le pouvoir discrétionnaire d’accorder ou de refuser la réparation sollicitée par le demandeur, même lorsque l’auteur de la décision administrative a commis une erreur donnant ouverture au contrôle judiciaire. Le motif le plus valable de refuser d’accorder réparation tient au fait que l’annulation de la décision du TCDP fondée sur le non-respect de l’article 15 de l’Ordonnance ferait vraisemblablement échec aux buts qui sous-tendent l’article 11 de la LCDP et créerait une injustice pour les fonctionnaires fédéraux qui seraient privés du paiement des arriérés de salaire. Ces éléments doivent évidemment être soupesés en regard du principe voulant que les deniers publics ne soient pas dépensés en exécution de décisions incompatibles avec les directives de la législature, qui ont caractère obligatoire en droit. Une demande de contrôle judiciaire est une procédure de droit public et le tribunal accorde réparation, en dernière analyse, pour promouvoir l’intérêt public. Par conséquent, il y a lieu de refuser d’accorder réparation lorsque l’annulation d’une décision ne servirait pas l’intérêt public, même si elle est viciée par une erreur de droit. Les éléments qui suivent ont été pris en compte pour soupeser les considérations d’intérêt public qui s’opposaient : (i) Compte tenu du long délai écoulé, il est hautement improbable que des données fiables puissent être colligées aux fins de déterminer la valeur des fonctions exécutées par ces groupes. (ii) Un nouvel échantillonnage d’hommes selon le groupe professionnel auquel ils appartiennent, à des fins de comparaison, entraînerait des dépenses considérables et retarderait encore le règlement du litige. Dans ce contexte, la justice indûment différée serait un déni de justice. (iii) Si le tribunal a contrevenu à l’article 15 de l’Ordonnance, cette erreur est de nature purement technique et elle ne contrecarre ni les objets fondamentaux de l’article 11 ni leur mise en œuvre. Si l’on soupèse ces considérations opposées, les coûts qu’entraînerait l’annulation de la décision du tribunal pour non-respect de l’article 15 dépasseraient l’avantage qui en découlerait pour l’intérêt public.

Il a aussi été plaidé que la contestation, par le gouvernement, de la validité de la décision du TCDP était maintenant irrecevable, en raison d’une déclaration faite avant les élections, en 1993, par M. Chrétien qui était alors chef de l’opposition, selon laquelle, si un gouvernement libéral était élu, il mettrait en œuvre sans délai la décision que prononcerait le tribunal relativement au litige. C’est par le processus politique, plutôt que par le processus judiciaire, que l’auteur d’une telle déclaration devrait être forcé d’en rendre compte.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 2 (mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 9), 5, 6, 7, 8, 9 (mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 12), 10, 11, 27 (mod., idem, art. 20).

Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10, art. 18, 28.

Loi sur l’équité en matière d’emploi, L.C. 1995, ch. 44.

Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86-1082, art. 3, 4, 5, 6, 7, 8, 11, 12, 13, 14, 15, 16.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Ministère de la défense nationale), [1996] 3 C.F. 789 (1996), 27 C.H.R.R. D/488; 199 N.R. 81 (C.A.); Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de l’homme), [1987] 1 R.C.S. 1114; (1987), 40 D.L.R. (4th) 193; 27 Admin. L.R. 172; 8 C.H.R.R. D/4210; 87 CLLC 17,022; 76 N.R. 161.

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554; (1993), 100 D.L.R. (4th) 658; 13 Admin. L.R. (2d) 1; 46 C.C.E.L. 1; 17 C.H.R.R. D/349; 93 CLLC 17,006; 149 N.R. 1; Université de la Colombie-Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353; (1993), 102 D.L.R. (4th) 665; 79 B.C.L.R. (2d) 273; 13 Admin. L.R. (2d) 141; 26 B.C.A.C. 241; 18 C.H.R.R. D/310; 152 N.R. 99; 44 W.A.C. 241; Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571; (1996), 133 D.L.R. (4th) 449; 18 B.C.L.R. (3d) 1; 37 Admin. L.R. (2d) 1; 72 B.C.A.C. 1; 25 C.H.R.R. D/87; 194 N.R. 81; 119 W.A.C. 1.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (3d) 1; 43 Imm. L.R. (2d) 117; 226 N.R. 201; Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536; (1985), 52 O.R. (2d) 799; 23 D.L.R. (4th) 321; 17 Admin. L.R. 89; 9 C.C.E.L. 185; 7 C.H.R.R. D/3102; 64 N.R. 161; 12 O.A.C. 241; Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879; (1989), 62 D.L.R. (4th) 385; 11 C.H.R.R. D/1; 89 CLLC 17,022; 100 N.R. 241; Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113 (1998), 167 D.L.R. (4th) 432 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

A.F.P.C. c. Canada (Conseil du Trésor) (no 2) (1996), 29 C.H.R.R. D/349; A.F.P.C. c. Canada (Conseil du Trésor) (1991), 14 C.H.R.R. D/341; Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227; (1979), 25 N.B.R. (2d) 237; 97 D.L.R. (3d) 417; 51 A.P.R. 237; 79 CLLC 14,209; 26 N.R. 341.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (A.F.P.C. c. Canada (Conseil du Trésor) (no 3) (1998), 32 C.H.R.R. D/349; 98 CLLC 230-031) portant que le Conseil du Trésor, l’organisme chargé des relations du gouvernement fédéral avec ses employés, a contrevenu à l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne en pratiquant « la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes ». Demande rejetée.

ONT COMPARU :

Sheila R. Block, Dufferin F. Friesen, c.r., Lubomyr A. Chabursky, Jane S. Bailey pour le demandeur.

Andrew J. Raven et David Yazbeck pour l’Alliance de la fonction publique du Canada, défenderesse.

Rosemary G. Morgan et Marja Bulmer pour la Commission canadienne des droits de la personne, défenderesse.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tory Tory DesLauriers & Binnington, Toronto et le sous-procureur général du Canada, pour le demandeur.

Raven, Allen, Cameron & Ballantyne, Ottawa, pour l’Alliance de la fonction publique du Canada, défenderesse.

Service du contentieux de la Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour la Commission canadienne des droits de la personne, défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Evans :

A.        INTRODUCTION

[1]        Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le procureur général du Canada cherche à obtenir une ordonnance annulant une décision d’un tribunal canadien des droits de la personne [(1998), 32 C.H.R.R. D/349] qui a accueilli une plainte déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne par l’Alliance de la fonction publique du Canada, le syndicat qui représente la plupart des employés de la fonction publique fédérale.

[2]        La plainte alléguait que le Conseil du Trésor, l’organisme chargé des relations du gouvernement fédéral avec ses employés, avait contrevenu à l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, en pratiquant « la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes ».

[3]        Les principales dispositions de l’ordonnance prévoient ce qui suit. L’existence et l’ampleur de toute disparité salariale entre les employés des groupes professionnels à prédominance féminine, au nom de qui la plainte a été déposée, et les employés des groupes professionnels à prédominance masculine doivent être déterminées selon la méthodologie proposée par la Commission. Tout rajustement de salaire qui est jugé requis s’applique de façon rétroactive à la période comprise entre la date de la décision du tribunal, soit le 29 juillet 1998, et mars 1985, et doit être calculé de nouveau pour chacune des années de cette période.

[4]        Le procureur général soutient que la décision du tribunal souffre de trois vices fondamentaux en droit qui résultent d’une interprétation erronée de l’article 11 de la Loi et de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale [DORS/86-1082], qui est un règlement d’application pris par la Commission en vertu de l’article 27 [mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 20] de la Loi. Plus particulièrement, le procureur général prétend que le tribunal a commis une erreur de droit en omettant de :

a) adopter une méthodologie statistique mesurant la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes; b) mesurer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui est fondée sur le sexe; et c) comparer les salaires des plaignantes à ceux des employés appartenant à un ou à des groupes professionnels à prédominance masculine.

[5]        L’Alliance et la Commission nient que le tribunal ait commis une erreur de droit justifiant le contrôle judiciaire. L’Alliance a de plus soutenu que, même si cela avait été le cas, la Cour devait, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, refuser d’annuler la décision du tribunal, au motif que, dans la présente affaire, le gouvernement s’était si mal comporté qu’il ne devrait pas bénéficier de réparation. Les avocats du procureur général ont évidemment nié vigoureusement cette allégation.

[6]        Dans une affaire où les statistiques et l’analyse statistique ressortent à ce point, il n’est peut-être que normal que les chiffres illustrent également la complexité et l’importance des questions qu’ils soulèvent. Les plaintes qui ont parti le bal ont été déposées auprès de la Commission en 1984, soit il y a 15 ans. L’Alliance, qui était la plaignante devant le tribunal dans la présente affaire, représente environ 200 000 fonctionnaires fédéraux qui ont un intérêt dans l’issue de cette dernière. Le tribunal a officiellement commencé ses audiences le 9 septembre 1991 et a rendu sa décision presque sept ans plus tard, soit le 29 juillet 1998. Il a tenu plus de 250 jours d’audience, et il a entendu des témoins déposer pendant des semaines et, dans certains cas, pendant des mois, sans arrêt. Les motifs de la décision du tribunal qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire ont 200 pages; en outre, le tribunal a rendu deux décisions importantes sur des questions préliminaires [A.F.P.C. c. Canada (Conseil du Trésor) (1991), 14 C.H.R.R. D/341; A.F.P.C. c. Canada (Conseil du Trésor) (no 2) (1996), 29 C.H.R.R. D/349].

[7]        L’audition de la présente demande de contrôle judiciaire avait une durée prévue de dix jours et a duré huit jours et demi; le dossier de la demande ainsi que les précisions et les ajouts qui y ont été apportés étaient volumineux. La longueur des présents motifs reflète inévitablement ces facteurs ainsi que les observations exhaustives des avocats.

[8]        Le Conseil du Trésor a fait une offre de règlement qui équivaut maintenant à environ 1,3 milliard de dollars, soit environ le quart du montant auquel la mise en œuvre de la décision du tribunal est parfois évaluée. Bien que cela constitue naturellement une très grosse somme, son ampleur est attribuable au grand nombre de personnes qui se la partageront (environ 200 000) et à la rétroactivité de quatorze ans de l’indemnité accordée par le tribunal.

[9]        Si la décision du tribunal est confirmée, cela entraînera le versement de sommes forfaitaires importantes pour les employés, dont certains sont maintenant à la retraite. Ceux qui étaient employés pendant la majeure partie de la période se situant entre 1985 et 1998 ont le plus à gagner. En outre, la décision donnera lieu à des augmentations futures de salaires et de pensions.

[10]      Cependant, il est aussi important de mettre en proportion la somme totale en jeu par un examen du point de vue de chaque employé. Si on tient pour acquis que la partie rétroactive de la décision du tribunal coûtera 5 milliards de dollars et que le nombre de bénéficiaires s’élève à 200 000, le montant moyen payable à chaque employé se situera à un peu moins de 2 000 $ par année de service, ce qui est naturellement assujetti à l’impôt sur le revenu et à d’autres retenues à la source.

[11]      Malgré le montant d’argent en jeu et l’importance des questions soulevées, la décision relative à la présente demande de contrôle judiciaire dépend, comme toutes les autres, des motifs prévus par la loi en vertu desquels la Cour peut contrôler les décisions du tribunal, de la norme de contrôle devant être appliquée, de l’interprétation des dispositions législatives pertinentes et de leur application aux faits.

B.        LES FAITS

[12]      Mon résumé des très nombreux faits sous-jacents à la décision du tribunal se limite à ce qui est nécessaire pour bien comprendre les questions soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire.

[13]      En décembre 1984, une plainte a été déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne par le groupe d’employés Commis aux écritures et règlements (CR) de la fonction publique fédérale. Ceux-ci alléguaient que les membres de ce groupe à prédominance féminine étaient moins bien rémunérés que les membres du groupe Administration des programmes (PA) à prédominance masculine, même s’ils exécutaient des fonctions équivalentes. Ce n’était pas la première plainte du genre à être déposée auprès de la Commission par des fonctionnaires fédéraux, mais elle semble avoir incité le gouvernement à entreprendre un examen de la question de la rémunération insuffisante, dans toute la fonction publique fédérale, des femmes ou, plus exactement, de ceux qui exécutent des fonctions habituellement exécutées par des femmes.

[14]      Au début de l’année 1985, les syndicats de la fonction publique ont été invités à se joindre à ce projet, qui a été appelé par la suite le Comité mixte syndical-patronal sur la mise en œuvre de la parité salariale (le Comité mixte). On a également demandé à la Commission canadienne des droits de la personne de participer, ce qu’elle a fait, en bonne partie en faisant part de ses opinions au Comité mixte, qui dirigeait la démarche. La Commission a aussi accepté de suspendre la plainte déposée en 1984 et de ne donner suite à aucune autre plainte de discrimination salariale reçue par la suite contre le Conseil du Trésor en attendant l’achèvement de l’étude sur la mise en œuvre de la parité salariale, menée par le Comité mixte (l’étude sur la parité salariale).

[15]      L’étude a identifié neuf groupes professionnels à prédominance féminine et cinquante-trois groupes à prédominance masculine dans la fonction publique fédérale. Le nombre de membres de ces groupes variait considérablement, le plus grand groupe étant le groupe Commis aux écritures et règlements qui comprenait environ 50 000 membres. Les membres d’un groupe n’exécutaient pas nécessairement les mêmes fonctions et ces fonctions n’étaient pas équivalentes. Cela était particulièrement vrai pour le groupe CR, qui était divisé en sept niveaux distincts et dont les membres exécutaient un très large éventail de fonctions pour lesquelles la valeur correspondante différait.

[16]      Ces regroupements professionnels existaient depuis plusieurs années et, lorsque la négociation collective a été introduite dans la fonction publique fédérale à la fin des années 60, ils ont constitué le fondement des unités de négociation. Il n’est pas surprenant qu’au fil des ans, les fonctions réellement effectuées par les employés dans un groupe professionnel donné soient susceptibles de s’être modifiées radicalement par rapport à leurs descriptions de tâches. Lorsque le Comité mixte a été mis sur pied, il n’y avait aucune norme unique et universelle en place qui mesurait la valeur du travail des fonctionnaires fédéraux.

[17]      La réalisation la plus importante du Comité mixte a été l’approbation et l’adoption de sa part d’un plan pour évaluer les fonctions exécutées par les employés poste par poste au moyen de l’utilisation d’une base commune de mesure. Une firme de consultants en gestion de Seattle, Norman Willis & Associates, a été mandatée à cette fin. M. Willis avait une vaste expérience aux États-Unis et au Canada dans le cadre de démarches semblables, bien qu’il ait reconnu que l’étude sur la parité salariale menée par le Comité mixte était, à sa connaissance, l’étude la plus vaste en matière d’équité salariale.

[18]      Le « plan Willis » comportait la conception et l’administration d’un questionnaire très long et sophistiqué qui visait à découvrir la vraie nature et la véritable portée des tâches réellement exécutées par les employés dans le cadre de leurs postes. Notamment, le questionnaire cherchait à obtenir des renseignements pertinents aux fins des critères prévus au paragraphe 11(2) de la Loi et précisés aux articles 3 à 8 de l’Ordonnance en vue d’évaluer la valeur du travail en fonction du niveau de qualifications, des efforts et des responsabilités nécessaires, compte tenu des conditions de travail.

[19]      Les questionnaires ont été soumis à environ 3 200 employés : 1 800 employés des neuf groupes professionnels à prédominance féminine et 1 400 employés des cinquante-trois groupes à prédominance masculine. Les échantillons comparatifs des employés des groupes professionnels à prédominance masculine ont été choisis au hasard par poste occupé plutôt que par groupe professionnel.

[20]      Cela signifie que l’échantillon des employés d’un groupe professionnel à prédominance masculine donné pourrait constituer un pourcentage trop faible des employés de ce groupe pour pouvoir fournir des renseignements statistiquement fiables au sujet du groupe dans son ensemble, d’autant plus qu’il y avait presque six fois plus de groupes professionnels à prédominance masculine que de groupes à prédominance féminine et que, malgré cela, l’échantillon total des employés exécutant des « fonctions masculines » était plus petit que celui des employés exécutant des « fonctions féminines ».

[21]      Le Comité mixte a créé des sous-comités, dont les membres étaient chargés d’évaluer la valeur du travail effectué par les employés selon les renseignements fournis dans les questionnaires. Un exercice de ce genre comporte inévitablement un élément subjectif, malgré la nature relativement objective des critères prévus par la loi pour déterminer la valeur du travail et malgré l’expertise technique qui a été acquise dans l’évaluation de la valeur du travail, notamment la compréhension des raisons pour lesquelles le travail effectué par les femmes a souvent été invisible ou sous-évalué de façon systémique.

[22]      Fait qui n’est pas étonnant, l’exercice d’évaluation des fonctions a causé des tensions entre les membres du syndicat et de la direction au sein de certains sous-comités du Comité mixte. Du côté de l’employeur, on soupçonnait que les sous-comités gonflaient la valeur du travail effectué par les employés des groupes professionnels à prédominance féminine et minimisaient la valeur du travail effectué par les employés des groupes professionnels à prédominance masculine. Si cela était vrai, cela tendrait naturellement à créer ou à élargir une disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes.

[23]      Même si cela signifie prendre de l’avance sur la chronologie des événements, il est important de souligner à ce stade-ci que l’exactitude de l’évaluation des fonctions, ou l’attribution des « cotes Willis », comme on les a appelées, n’est pas en litige dans la présente instance. Cela est dû au fait que cette question a fait l’objet d’une requête présentée au tribunal, qui a conclu dans sa décision de la « Phase I » que le Conseil du Trésor n’avait pas démontré que les différences dans l’évaluation des fonctions faites par les consultants et les sous-comités étaient attribuables à une partialité fondée sur le sexe. Cette décision n’a pas été contestée par voie de demande de contrôle judiciaire.

[24]      Pour des raisons qui ne sont pas pertinentes pour les fins de l’espèce, l’étude sur la parité salariale a pris fin lorsque les syndicats de la fonction publique ont cessé de collaborer vers la fin de 1989. Peu de temps après, en janvier 1990, le Conseil du Trésor a unilatéralement offert des rajustements paritaires à des membres de trois groupes professionnels à prédominance féminine à la lumière de l’étude sur la parité salariale, ce qu’ils ont accepté.

[25]      En février 1990, l’Alliance a déposé une plainte auprès de la Commission au nom de six des groupes à prédominance féminine qui faisaient l’objet de l’étude sur la parité salariale. La plainte alléguait que les résultats de l’étude sur la parité salariale démontraient que l’employeur contrevenait à l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, du fait que les employés des six groupes professionnels à prédominance féminine étaient moins bien rémunérés que les employés des cinquante-trois groupes à prédominance masculine faisant l’objet de l’étude qui exécutaient des fonctions équivalentes à celles des membres des groupes à prédominance féminine.

[26]      La plainte a fait l’objet d’une enquête de la part de la Commission qui, à ce moment-là, s’était familiarisée avec les questions en cause étant donné qu’elle s’était penchée sur les plaintes déposées en 1984 et auparavant, et qu’elle avait participé à l’étude sur la parité salariale. La Commission a retenu les services de M. Alan Sunter, un ancien directeur de Statistique Canada, pour l’assister. Son expertise a été particulièrement utile aux fins de l’analyse des données que comportait l’étude sur la parité salariale et aux fins de l’élaboration d’une méthode statistique pour mesurer toute disparité salariale fondée sur le sexe dans la fonction publique fédérale.

[27]      Se fondant sur le rapport de M. Sunter et sur les autres documents contenus dans le rapport de l’enquêteur, la Commission a décidé, le 16 octobre 1990, de demander la constitution d’un tribunal pour examiner la plainte déposée en 1990 par l’Alliance.

[28]      En janvier 1991, un tribunal de trois membres a été constitué. La présidente, Mme Gillis, a déjà pratiqué le droit du travail, mais elle travaille depuis dans le domaine des ressources humaines. Un autre membre, M. Fetterly, est également avocat; il a présidé des tribunaux administratifs et a agi en tant qu’arbitre. Le troisième membre, Mme Cowan-McGuigan, est une travailleuse sociale chargée de l’élaboration de programmes visant à aider ceux qui souffrent d’une dépendance à la drogue au Nouveau-Brunswick.

[29]      Le tribunal a entendu un nombre impressionnant de témoins experts : des statisticiens (M. Sunter et M. Shillington qui ont été assignés par la Commission, et M. Swimmer qui a été assigné par l’Alliance), et des experts en matière d’équité salariale (M. Armstrong, M. Weiner et M. Willis qui ont été assignés par la Commission, et M. Ranger qui a été assigné par l’Alliance). En outre, M. Sadler et M. Durber, des représentants de la Commission, ont témoigné au sujet de la façon dont la Commission interprétait les dispositions pertinentes de la loi, et notamment au sujet de l’Ordonnance qu’elle avait promulguée, ainsi qu’au sujet de l’opinion de la Commission sur la méthode utilisée par M. Sunter pour mesurer la disparité salariale entre les femmes et les hommes qui exécutent des fonctions équivalentes. Ces témoins ont été contre-interrogés de façon exhaustive par les avocats du Conseil du Trésor, qui n’a assigné aucun témoin.

C.        LE CADRE LÉGISLATIF

[30]      Les dispositions pertinentes de la Loi canadienne sur les droits de la personne sont pertinentes aux fins de la présente demande de contrôle judiciaire.

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

[…]

11. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes.

(2) Le critère permettant d’établir l’équivalence des fonctions exécutées par des salariés dans le même établissement est le dosage de qualifications, d’efforts et de responsabilités nécessaire pour leur exécution, compte tenu des conditions de travail.

[…]

(4) Ne constitue pas un acte discriminatoire au sens du paragraphe (1) la disparité salariale entre hommes et femmes fondée sur un facteur reconnu comme raisonnable par une ordonnance de la Commission canadienne des droits de la personne en vertu du paragraphe 27(2).

(5) Des considérations fondées sur le sexe ne sauraient motiver la disparité salariale.

(6) Il est interdit à l’employeur de procéder à des diminutions salariales pour mettre fin aux actes discriminatoires visés au présent article.

[…]

27. […]

(2) Dans une catégorie de cas donnés, la Commission peut, sur demande ou de sa propre initiative, décider de préciser, par ordonnance, les limites et les modalités de l’application de la présente loi.

(3) Les ordonnances prises en vertu du paragraphe (2) lient, jusqu’à ce qu’elles soient abrogées ou modifiées, la Commission et le membre instructeur désigné en vertu du paragraphe 49(2) lors du règlement des plaintes déposées conformément à la partie III.

[31]      Les disposition suivantes de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale sont également pertinentes.

Plaintes individuelles

11. (1) Lorsqu’une plainte dénonçant une situation de disparité salariale est déposée par un individu qui fait partie d’un groupe professionnel identifiable, ou est déposée au nom de cet individu, la composition du groupe selon le sexe est prise en considération avant qu’il soit déterminé si la situation constitue un acte discriminatoire fondé sur le sexe.

(2) Si une comparaison peut être établie avec au moins deux autres employés exécutant des fonctions équivalentes à celle du plaignant visé au paragraphe (1), le salaire moyen pondéré versé à ces employés doit être utilisé dans le calcul du rajustement qui doit être apporté au salaire du plaignant.

Plaintes collectives

12. Lorsqu’une plainte dénonçant une situation de disparité salariale est déposée par un groupe professionnel identifiable ou en son nom, ce groupe doit être composé majoritairement de membres d’un sexe et le groupe auquel il est comparé doit être composé majoritairement de membres de l’autre sexe.

13. Pour l’application de l’article 12, un groupe professionnel est composé majoritairement de membres d’un sexe si, dans l’année précédant la date du dépôt de la plainte, le nombre de membres de ce sexe représentait au moins :

a) 70 pour cent du groupe professionnel, dans le cas d’un groupe comptant moins de 100 membres;

b) 60 pour cent du groupe professionnel, dans le cas d’un groupe comptant de 100 à 500 membres;

c) 55 pour cent du groupe professionnel, dans le cas d’un groupe comptant plus de 500 membres.

14. Si le groupe professionnel ayant déposé la plainte est comparé à plusieurs autres groupes professionnels, ceux-ci sont considérés comme un seul groupe.

15. (1) Pour l’application de l’article 11 de la Loi, lorsque la plainte déposée dénonce une situation de disparité salariale entre un groupe professionnel et un autre groupe professionnel et qu’une comparaison directe de ces deux groupes ne peut être faite quant à l’équivalence des fonctions et aux salaires des employés, une comparaison indirecte de ces éléments peut être faite.

(2) Pour la comparaison des salaires des employés des groupes professionnels visés au paragraphe (1), la courbe des salaires du groupe professionnel mentionné en second lieu doit être utilisée pour établir l’écart, s’il y a lieu, entre les salaires des employés du groupe professionnel en faveur de qui la plainte est déposée et de l’autre groupe professionnel.

D.        LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[32]      Il est difficile de résumer les motifs de la décision du tribunal en peu de mots : après tout, ces motifs s’étendent sur environ 200 pages. Cependant, puisque les parties avaient soulevé devant le tribunal la plupart des arguments invoqués dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, je peux limiter mon résumé des motifs du tribunal à la façon dont il a traité les principales questions en litige qui lui étaient soumises, lesquelles sont également pertinentes dans la présente instance.

1.         Égalité de rémunération pour fonctions équivalentes

a)         La position des parties

[33]      Chaque partie a proposé une méthode statistique différente pour déterminer si les employés des groupes professionnels à prédominance féminine visés par la plainte de l’Alliance étaient moins bien rémunérés que les employés des groupes professionnels à prédominance masculine qui exécutent des fonctions équivalentes.

[34]      Tous étaient cependant d’accord pour dire que la première étape de toute analyse était d’identifier et de différencier les groupes professionnels qui étaient à prédominance masculine et ceux qui étaient à prédominance féminine. L’article 12 de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale prévoit que, lorsqu’une plainte est déposée au nom d’un groupe professionnel, ce groupe et le groupe professionnel avec lequel la comparaison est faite doivent avoir une prédominance de sexes différents. Les groupes professionnels où aucun sexe n’est prédominant ne sont pas pertinents aux fins de cet exercice et ils ne faut donc pas en tenir compte.

[35]      L’article 13 de l’Ordonnance définit les groupes où un sexe est prédominant. Ainsi, un petit groupe professionnel de moins de 100 membres doit être formé d’au moins 70 p. 100 de membres d’un sexe pour être « composé majoritairement » de membres de ce sexe. Par ailleurs, un grand groupe professionnel de 500 membres et plus sera à prédominance masculine ou féminine si au moins 55 p. 100 de ses membres appartiennent à ce sexe.

[36]      Les groupes plaignants satisfaisaient tous aux critères établis par la loi pour être à prédominance féminine, et la comparaison n’a été faite qu’avec les employés des groupes professionnels qui étaient à prédominance masculine.

[37]      On a également convenu qu’il n’était pas possible de faire une comparaison directe de la valeur du travail effectué par chaque employé des groupes professionnels plaignants et du salaire qui leur était versé. Cela était dû au fait qu’il était très improbable que, pour chaque employé des groupes plaignants, il y ait un employé des groupes de comparaison qui exécute des fonctions équivalentes. Lorsqu’une comparaison directe de postes n’est pas possible, le paragraphe 15(1) de l’Ordonnance permet l’établissement d’une comparaison indirecte de la valeur du travail et des salaires payés.

[38]      Une méthode statistique de comparaison indirecte généralement acceptée consiste à utiliser une courbe de régression. Cela signifie situer sur un graphique chaque membre d’un groupe plaignant et d’un groupe de comparaison visés dans l’échantillon (les observations) : l’axe vertical du graphique représente les dollars (les salaires versés), et l’axe horizontal, les « cotes Willis » (la valeur du travail effectué). Des courbes peuvent être tracées à travers les observations des groupes de comparaison à prédominance féminine et à prédominance masculine pour « résumer » les données et permettre une comparaison entre les employés masculins et féminins.

[39]      Il n’était pas non plus contesté qu’étant donné que les employés des groupes professionnels plaignants exécutaient des fonctions différentes, la valeur du travail effectué par les membres d’un groupe, selon les cotes Willis, doit être considérée comme la tendance centrale du groupe. La « tendance centrale » est une expression visant précisément le milieu des données, notamment en l’espèce la moyenne ou les valeurs médianes du travail effectué par les employés des groupes plaignants à prédominance féminine. Pour les fins de la méthode utilisée par le tribunal, il n’était pas pertinent de déterminer la tendance centrale de la valeur du travail effectué par les employés des groupes à prédominance masculine, bien que, comme nous le verrons, le gouvernement a prétendu que le tribunal aurait dû le faire.

[40]      Par conséquent, le point de départ pour mesurer toute disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes consiste à déterminer les salaires versés aux employés du groupe à prédominance féminine pour des fonctions considérées comme représentant la tendance centrale de la valeur du travail effectué par les employés de ce groupe.

[41]      En l’espèce, la sélection des groupes de comparaison à prédominance masculine appropriés se situe au cœur du litige. L’Alliance a soutenu que les groupes de comparaison à prédominance masculine devaient comprendre tous les employés échantillonnés des cinquante-trois groupes professionnels à prédominance masculine, peu importe la valeur du travail que ces employés effectuaient. Chacune de ces observations serait ensuite indiquée sur un graphique comparant les salaires et la valeur du travail, et une courbe de régression serait tracée à travers ces observations pour produire le « meilleur ajustement » des données. C’est la « courbe composite ».

[42]      On mesurerait ensuite toute disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes en repérant la tendance centrale de la valeur du travail effectué par le groupe professionnel à prédominance féminine et en traçant sur le graphique une ligne verticale allant de ce point jusqu’à la courbe composite des données masculines. Cela identifie, sur la courbe composite des données masculines, les salaires versés aux membres des groupes professionnels à prédominance masculine qui exécutent des fonctions équivalentes par rapport à ceux qui correspondent à la tendance centrale de la valeur du travail effectué par les membres du groupe professionnel à prédominance féminine. La disparité salariale consiste en la différence entre les montants versés aux employés des groupes professionnels à prédominance masculine et ceux versés aux employés du groupe à prédominance féminine qui effectuent un travail d’une valeur égale à la tendance centrale de la valeur du travail effectué par le groupe à prédominance féminine.

[43]      La méthode proposée par la Commission était essentiellement semblable, à l’exception du fait qu’elle omettait les observations relatives aux hommes lorsque la valeur du travail effectué était plus élevée que la valeur la plus élevée du travail effectué par les membres du groupe professionnel à prédominance féminine et plus basse que la valeur la plus faible du travail effectué par les membres du groupe professionnel à prédominance féminine. C’est-à-dire que le groupe de comparaison à prédominance masculine était un segment de la courbe composite et ne comprenait que les employés des groupes professionnels à prédominance masculine qui effectuaient un travail ayant une valeur se situant entre les deux extrêmes de la valeur du travail effectué par les membres du groupe à prédominance féminine.

[44]      La segmentation de la courbe composite des données masculines pouvait avoir comme effet d’éliminer un grand nombre d’employés des groupes à prédominance masculine qui effectuaient un travail d’une valeur qui était supérieure à la valeur la plus élevée du travail effectué par les employés du groupe à prédominance féminine. Même si on peut généralement s’attendre à ce que les salaires augmentent selon la valeur du travail effectué, il ne s’ensuit pas nécessairement que « tronquer » les données de cette manière modifiera la pente de la courbe de régression.

[45]      Si les salaires augmentent en proportion de la valeur du travail effectué, l’inclusion des employés qui effectuent un travail d’une valeur plus élevée ne devrait avoir aucun effet sur la pente. Si la valeur du travail effectué augmente plus rapidement, en proportion, que les salaires versés, la courbe de régression sera alors aplatie par l’inclusion de ceux qui effectuent un travail ayant une valeur plus élevée. L’inclusion de ceux qui effectuent un travail ayant une valeur plus élevée n’aura pour effet d’accentuer la pente de la courbe de régression que si le ratio salaires/valeur du travail augmente dans le cas de ces employés.

[46]      Le Conseil du Trésor s’est opposé tant à la méthode de la courbe composite qu’à celle de la courbe segmentée au motif qu’elles ne mesuraient pas la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, comme l’exige l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le principal argument invoqué était que, même selon la méthode de la « courbe segmentée » qui a été proposée par la Commission, le groupe à prédominance féminine n’exécuterait pas des fonctions équivalentes à celles du groupe de comparaison à prédominance masculine si la tendance centrale de la valeur du travail effectué par les membres du groupe de comparaison à prédominance masculine était beaucoup plus élevée que la tendance centrale de la valeur du travail effectué par le groupe à prédominance féminine.

[47]      En d’autres termes, on ne pouvait pas dire que les deux groupes exécutaient des fonctions équivalentes simplement parce que le travail qu’ils effectuaient avait la même valeur la plus faible et la même valeur la plus élevée. Pour déterminer si les groupes exécutent des fonctions équivalentes, il est aussi important de tenir compte de la distribution des valeurs entre ces deux points.

[48]      Par conséquent, si la plupart des membres du groupe à prédominance féminine effectuaient un travail ayant une valeur se situant près du bas de l’échelle tandis que la plupart des membres du groupe à prédominance masculine effectuaient un travail se situant près du haut de l’échelle, les groupes n’exécuteraient pas des fonctions équivalentes. Les salaires versés aux membres du groupe à prédominance masculine qui effectuent un travail ayant une valeur égale à celle de la tendance centrale du groupe à prédominance féminine sont plus élevés que ceux qui sont versés aux membres du groupe à prédominance féminine parce que la pente de la courbe de régression comparant les salaires à la valeur est accentuée par les salaires plus élevés versés aux employés du groupe à prédominance masculine qui effectuent un travail ayant une valeur plus élevée que la tendance centrale de la valeur du travail effectué par les employés des groupes à prédominance féminine.

[49]      En conséquence, le Conseil du Trésor a prétendu qu’afin d’être conforme à l’article 11 de la Loi, toute méthode choisie en vue de mesurer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes devait garantir la similitude entre le groupe de comparaison à prédominance masculine en tant que groupe et le groupe professionnel à prédominance féminine. Notamment, il doit y avoir similitude dans la distribution des valeurs du travail effectué à l’intérieur de chacun de ces groupes. C’est seulement à ce moment-là qu’on pourrait dire que les membres du groupe à prédominance masculine et ceux du groupe à prédominance féminine exécutaient des fonctions équivalentes.

[50]      Le Conseil du Trésor a proposé une méthode qui, selon lui, respecterait les exigences prescrites par la loi : cette méthode est maintenant connue sous le nom de « méthode des groupes entiers ». Pour les fins des présents motifs, il suffit de souligner que son élément essentiel est le principe qu’un groupe professionnel à prédominance masculine n’est un groupe de comparaison suivant la loi que si la tendance centrale de la valeur du travail effectué par ses membres est la même, ou presque, que celle du groupe professionnel à prédominance féminine.

[51]      La méthode des « groupes entiers » réduirait le montant de toute disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes si les salaires versés aux employés qui effectuent un travail ayant une valeur plus élevée augmentaient plus rapidement par rapport à la valeur du travail que ce n’était le cas pour ceux qui effectuent un travail ayant une valeur moins élevée.

b)         La décision

[52]      Le tribunal a décidé d’adopter la méthode proposée par la Commission pour sélectionner les groupes de comparaison à prédominance masculine appropriés pour les employés de chaque niveau des groupes plaignants à prédominance féminine. C’est-à-dire qu’il a utilisé la méthode niveau/segment pour identifier et quantifier tout écart salarial. Il a justifié sa conclusion de trois façons.

[53]      En premier lieu, l’objet de l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne vise à remédier à la discrimination salariale systémique causée par la sous-évaluation historique du travail effectué par les femmes. Il est bien établi que les lois portant sur les droits de la personne sont par nature quasi constitutionnelles et que leurs dispositions doivent être interprétées de façon large et libérale de manière à favoriser leurs objets sous-jacents.

[54]      En deuxième lieu, l’article 11 vise essentiellement les fonctions équivalentes exécutées par les hommes et les femmes. Son libellé n’indique pas que la comparaison pertinente se rapporte à la valeur du travail effectué par les groupes d’employés. Il est vrai que, lorsqu’une plainte est déposée au nom d’un groupe professionnel, l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale exige l’examen des groupes. Cependant, cela n’a que l’objet restreint de déterminer si les groupes plaignants sont à prédominance masculine ou féminine et de garantir que les groupes de comparaison sont à prédominance de l’autre sexe.

[55]      En troisième lieu, les témoins experts qui ont déposé devant le tribunal préféraient tous la méthode de la courbe composite, qu’elle soit segmentée ou non, à la méthode des « groupes entiers » préconisée par le Conseil du Trésor. Les experts en matière d’équité salariale ont témoigné qu’il s’agissait de la façon d’aborder les études portant sur l’équité salariale qui était généralement utilisée en vertu des lois provinciales en la matière et dans les États américains où des lois semblables étaient en vigueur.

[56]      Les statisticiens ont témoigné que la méthode de la courbe composite ou la méthode des courbes segmentées étaient préférables parce qu’elles intégraient le plus grand nombre d’observations recueillies à partir des questionnaires soumis aux employés travaillant au sein des groupes professionnels à prédominance masculine. Par opposition, la méthode préconisée par le Conseil du Trésor exigerait l’abandon d’un grand nombre de données parce qu’elles ne sont pas liées aux employés des groupes professionnels où la tendance centrale de la valeur du travail des employés se rapproche de celle des groupes professionnels plaignants à prédominance féminine.

[57]      De plus, étant donné que l’échantillonnage des employés des groupes à prédominance masculine et des groupes à prédominance féminine a été fait en fonction de la présomption que la comparaison serait effectuée au moyen d’une courbe composite, et non pas entre des groupes professionnels donnés, il pourrait fort bien ne pas y avoir suffisamment de données pour permettre une comparaison statistiquement fiable si la méthode prônée par le Conseil du Trésor est utilisée.

2.         Les disparités salariales, le sexe et le lien de causalité

a)         La position des parties

[58]      Le Conseil du Trésor a également justifié sa méthode statistique en prétendant que cette méthode, ou une méthode semblable, était exigée par la loi parce que la compétence du tribunal se limitait à remédier aux disparités salariales fondées sur le sexe. Il ne fallait donc pas tenir compte des disparités salariales attribuables à d’autres facteurs, comme le pouvoir de négociation ou les forces du marché.

[59]      Pour garantir qu’il ne remédiait qu’aux disparités salariales causées par la discrimination systémique fondée sur le sexe, le tribunal était tenu de comparer les salaires versés aux employés du groupe plaignant pour les fonctions représentant la tendance centrale de la valeur du travail du groupe aux salaires versés pour des fonctions équivalentes aux employés d’un groupe professionnel à prédominance masculine qui a une tendance centrale semblable, pourvu que ce groupe ne soit pas mieux rémunéré que les autres groupes à prédominance masculine qui exécutent des fonctions équivalentes. Étant donné que la disparité salariale existant entre deux groupes professionnels à prédominance masculine ne peut pas être fondée sur le sexe, il ne faut donc pas tenir compte des salaires des membres d’un groupe professionnel à prédominance masculine qui sont mieux rémunérés que les autres pour les fins de l’article 11.

[60]      Le Conseil du Trésor a également soutenu que, dans la mesure où l’article 14 de l’Ordonnance était incompatible avec cette position, il était ultra vires de la Loi. Cet article prévoit que, lorsqu’un groupe professionnel plaignant allègue l’existence d’une disparité salariale avec plus d’un autre groupe professionnel, ces autres groupes sont réputés n’en constituer qu’un seul. Si l’article 14 était valide, il aurait donc pour effet de mesurer la différence salariale en tenant compte de différences qu’on ne peut pas prétendre être fondées sur le sexe.

[61]      L’Alliance a prétendu qu’une fois qu’elle avait démontré l’existence d’une disparité entre les salaires versés aux hommes et aux femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, elle avait relevé son fardeau de preuve, sous réserve, uniquement, des facteurs mentionnés à l’article 16 de l’Ordonnance, qui justifient l’existence de disparités selon divers critères, dont aucun n’était applicable en l’espèce.

[62]      On a prétendu qu’étant donné la difficulté d’établir le lien de causalité dans ce domaine, il serait contraire à la Loi, interprétée de façon large et en fonction de son objet, d’exiger la preuve que la disparité entre les salaires versés aux hommes et aux femmes qui exécutent des fonctions équivalentes était fondée sur le sexe. Par conséquent, la validité de l’article 14 est inattaquable.

b)         La décision

[63]      Le tribunal a adopté le raisonnement mis de l’avant au nom de l’Alliance, que la Commission appuyait également, essentiellement pour les mêmes motifs exposés dans les deux paragraphes qui précèdent. En calculant la différence salariale pour les fins de l’article 11 en fonction des salaires versés aux hommes et aux femmes qui exécutent des fonctions équivalentes (c’est-à-dire, la tendance centrale de la valeur du travail du groupe à prédominance féminine), le tribunal a accompli ce qu’il a appelé « l’équité en moyenne ».

[64]      Le tribunal voulait dire par là qu’il n’a pas mesuré la disparité salariale en comparant le salaire des employés les mieux rémunérés ou celui des employés les moins bien rémunérés faisant partie d’un groupe professionnel à prédominance masculine, qui exécutent des fonctions équivalentes à la tendance centrale du groupe à prédominance féminine. En considérant tous les employés figurant sur la courbe segmentée comme un seul groupe professionnel, le tribunal s’est contenté d’accepter le fait que certains hommes seraient encore mieux rémunérés que les femmes exécutant des fonctions équivalentes tandis que d’autres pouvaient être moins bien rémunérés.

[65]      Par conséquent, la contestation de la validité de l’article 14 de l’Ordonnance, lequel permet ce résultat, a été rejetée. Encore une fois, le tribunal a appuyé sa conclusion sur la déposition des témoins experts.

3.         Les disparités salariales et les groupes professionnels

a)         La position des parties

[66]      Le troisième argument principal avancé par le Conseil du Trésor contre les méthodes proposées par l’Alliance et la Commission était que ces méthodes ne se conformaient pas à l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale. Le Conseil du Trésor a notamment prétendu que l’article 15 de l’Ordonnance exigeait clairement que, lorsqu’une plainte allègue l’existence de disparités salariales contraires à la Loi entre un groupe professionnel et tout autre groupe professionnel, la question soit tranchée sur la base d’une comparaison des employés de ces groupes professionnels.

[67]      La plainte déposée par l’Alliance en 1990 était visée par l’article 15. En conséquence, toute méthode utilisée par le tribunal doit être fondée sur une comparaison des groupes professionnels. On ne pouvait pas dire que tous les employés échantillonnés dans les groupes professionnels à prédominance masculine, ou ceux figurant sur la courbe composite segmentée, constituaient un groupe professionnel pour les fins de l’article 15.

[68]      L’Alliance a soutenu qu’il serait contraire à l’esprit de la loi de restreindre de cette manière les groupes de comparaison à prédominance masculine. Étant donné que les groupes professionnels sont unilatéralement circonscrits par l’employeur et que, vu la nature variable du travail, ils perdent souvent la cohésion qu’ils peuvent avoir eue dans le passé, leur importance dans la mise en œuvre des dispositions législatives en matière d’équité salariale doit être limitée. Par conséquent, l’importance en droit des groupes professionnels assujettis à l’Ordonnance doit être restreinte à la détermination du sexe prédominant dans tout groupe professionnel, de sorte que l’on puisse identifier les populations pertinentes à des fins de comparaisons.

b)         La décision

[69]      La façon dont le tribunal a traité cette question n’est pas tout à fait claire. Lorsqu’il a abordé l’article 15 de l’Ordonnance, le tribunal a souligné que cet article prévoyait une comparaison indirecte des salaires versés pour des fonctions équivalentes lorsqu’une plainte était déposée par un groupe professionnel et qu’une comparaison directe, poste par poste, n’était pas possible. Le tribunal semble également avoir accepté l’argument de l’Alliance, selon lequel l’interprétation fondée sur l’objet de l’Ordonnance mène à la conclusion que les groupes professionnels ne jouent qu’un rôle limité dans la mise en œuvre du principe, établi par la loi, de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes. C’est-à-dire que les groupes professionnels ne sont utilisés qu’en vue d’identifier les groupes de comparaison du sexe opposé dans le contexte de plaintes de groupe.

[70]      De toute manière, le tribunal ayant adopté une méthode qui, selon la défenderesse, était incompatible avec l’article 15 de l’Ordonnance, il a nécessairement rejeté l’interprétation de cette disposition que préconisait le Conseil du Trésor.

E.        LES QUESTIONS EN LITIGE ET L’ANALYSE

[71]      En bref, les avocats du procureur général ont soutenu que le tribunal avait mal interprété l’article 11 de la Loi ainsi que l’Ordonnance, et qu’il avait donc commis une erreur de droit en adoptant la méthode de la Commission pour déterminer et mesurer toute disparité salariale entre les employés des groupes plaignants, ou de niveaux se situant à l’intérieur de ces groupes, et les employés des groupes professionnels à prédominance masculine.

[72]      J’aborderai à tour de rôle chacune des questions soulevées par le procureur général, mais il faut tout d’abord examiner deux questions qui aideront à établir le cadre de l’analyse.

1.         La norme de contrôle

[73]      Le choix de la norme de contrôle applicable à l’interprétation par le tribunal de sa loi habilitante ne peut pas être débattu devant cette Cour. La Cour suprême du Canada a clairement établi que le principe de la retenue judiciaire ne s’appliquait pas à l’égard de l’interprétation donnée par les tribunaux administratifs aux dispositions législatives en matière de droits de la personne, y compris les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et qu’il incombait à la cour de révision d’interpréter elle-même les dispositions de la Loi qui font l’objet du litige : Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554. Cela signifie que, si l’interprétation de la cour de révision est différente de celle du tribunal, il s’ensuit que le tribunal a commis une erreur de droit et que sa décision est susceptible d’être annulée.

[74]      Cependant, il faut examiner la portée de ces propositions et leur application aux faits de la présente affaire.

a)         L’interprétation de la loi

[75]      En premier lieu, il est important de souligner que l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne est la seule disposition qui porte sur la disparité des salaires versés aux hommes et aux femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, et que seul le paragraphe 11(1) est directement pertinent quant aux questions en litige dans la présente affaire.

11. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes.

[76]      Bien que ce paragraphe soit certes élégant dans sa concision, l’absence des précisions que l’on retrouve habituellement dans les lois portant sur l’équité salariale dans les provinces et dans les États américains qui en ont adopté une laisse inévitablement beaucoup de latitude à la Commission et au tribunal pour décider, avec l’aide d’experts en matière d’équité salariale et de rémunération et de statisticiens, de la manière dont le principe doit être mis en pratique dans un contexte d’emploi donné.

[77]      D’ailleurs, le Parlement était conscient qu’on ne pouvait pas trouver dans la formulation lapidaire de l’article 11 la réponse à plusieurs questions relativement à la mise en œuvre du principe de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes. C’est pourquoi, lorsqu’il a présenté les dispositions en cause, le ministre de la Justice et procureur général de l’époque, l’honorable S. R. Basford, a répondu à l’observation d’un député, selon laquelle il n’y avait aucun critère objectif pour déterminer si les fonctions qui comportent des tâches très différentes sont néanmoins équivalentes.

[78]      Soulignant que certaines législatures provinciales avaient reculé devant la difficulté d’aller au-delà de l’interdiction de disparités salariales fondées sur le sexe pour des fonctions équivalentes, il a dit :

[traduction] Le gouvernement fédéral a adopté une méthode différente, soit que nous devons intégrer le principe [de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes] à la loi et, avec l’aide de la Commission et de ses efforts pour établir des lignes directrices, résoudre ces problèmes. (Dossier conjoint des défenderesses, vol. IV, aux p. 1138 et 1139.)

Je ne doute pas que M. Basford aurait exprimé la même opinion relativement aux problèmes méthodologiques avec lesquels la Commission et le tribunal étaient aux prises en l’espèce.

[79]      En bref, j’estime que la bonne interprétation de l’article 11 est que le Parlement avait l’intention de conférer aux organismes créés pour appliquer la Loi une marge de manœuvre pour décider, à la lumière de chaque affaire et avec l’aide de l’expertise technique disponible, comment appliquer le principe, inscrit dans la loi, de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes dans un cadre d’emploi donné.

[80]      J’estime que les décisions de la Cour suprême du Canada qui ont établi la norme de la décision correcte comme étant la norme de contrôle applicable à l’égard de l’interprétation par le tribunal de sa loi habilitante ne sont pas déterminantes aux fins des questions soulevées dans la présente affaire. L’article 11 est une disposition législative qui a été édictée en tant que principe et dont la mise en œuvre requiert la maîtrise de connaissances techniques très sophistiquées ainsi qu’une compréhension complète du milieu de travail en cause.

[81]      Par opposition, on pourrait dire à juste titre que l’interprétation des expressions, créées par la loi, « situation de famille » (Mossop, précité), « services ou installations habituellement offerts au public » (Université de la Colombie-Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353); et « offre ou fournit au public des services, des biens ou des installations » (Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571), comportait des questions de droit de portée générale ou faisait intervenir un raisonnement juridique qui reposait surtout sur la faculté d’interprétation et d’autres compétences juridiques attribuées à des juges ainsi que sur la compréhension de l’égalité et de la discrimination que les tribunaux ont tirée de leur expérience en matière de litiges de nature constitutionnelle.

[82]      Il est vrai qu’à la lumière des faits particuliers de ces affaires, la délimitation de la portée précise des dispositions législatives en cause n’était peut-être pas claire et évidente. Ne l’était toutefois pas non plus le genre de principe flou figurant à l’article 11, qu’il faut préciser régulièrement avant de pouvoir l’appliquer à un contexte d’emploi donné.

[83]      Pour revenir à l’article 11, je ne peux pas conclure qu’en édictant le principe de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes, le Parlement avait l’intention d’établir de ce fait un cadre définitionnel si précis que son application dans tout contexte donné plonge inévitablement le tribunal dans des questions d’interprétation de la loi et, par conséquent, dans des questions de droit, qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

[84]      Le fait que la mise en œuvre d’une disposition législative fasse appel à une série de connaissances techniques beaucoup plus étendues que celles que possèdent les cours de justice constitue une indication claire qu’elle comporte plus que des questions de droit de portée générale, qu’un raisonnement juridique et que des valeurs quasi constitutionnelles.

b)         L’expertise du tribunal

[85]      Une des raisons pour lesquelles la Cour suprême du Canada a choisi la norme de la décision correcte sur l’échelle des normes de contrôle relativement au contrôle des questions de droit tranchées par les tribunaux des droits de la personne est que les membres de ces tribunaux sont habituellement nommés ad hoc pour entendre des affaires particulières et qu’ils n’ont que des fonctions juridictionnelles. Ils ne possèdent donc pas l’expertise des membres des organismes permanents qui sont chargés de la réglementation et de l’élaboration des politiques dans le domaine d’activité qui fait l’objet de leur mandat.

[86]      Ces observations s’appliquent naturellement aux membres du tribunal dont la décision fait l’objet de la demande de contrôle en l’espèce. Je souligne toutefois que le tribunal a tenu au-delà de 250 jours d’audience, dont plusieurs ressemblaient à des séminaires de formation dirigés par les témoins experts au bénéfice des parties et du tribunal, et qu’il a étudié plusieurs volumes de preuves documentaires et a vécu avec la présente affaire pendant sept ans. On peut raisonnablement en conclure que les membres du tribunal avaient vraisemblablement une meilleure compréhension des problèmes liés à la mise en pratique du principe de l’équité salariale dans la fonction publique fédérale que celle qu’un juge pourrait probablement acquérir, même au fil d’une audience de huit jours et demi sur une demande de contrôle judiciaire.

[87]      L’avocate du procureur général a soutenu que, malgré la compréhension des questions de méthode et de principe que le tribunal peut avoir acquis, celui-ci n’avait aucune expertise en droit. D’ailleurs, a-t-elle dit, le tribunal peut fort bien avoir perdu ses points de repère juridiques à force de tenter de comprendre les explications techniques des statisticiens et des consultants en matière d’équité salariale.

[88]      Avec égards, ce n’est pas l’impression que j’ai eue en lisant les motifs de la décision du tribunal, qui mettent en évidence les dispositions législatives pertinentes et les lignes directrices en matière d’interprétation que contiennent les arrêts pertinents. J’ajoute également que deux des membres du tribunal avaient une formation juridique et qu’ils avaient de l’expérience professionnelle en matière de droit et de pratique des relations de travail et de l’emploi.

[89]      Bien que je puisse ne faire preuve d’aucune retenue à l’égard de l’opinion du tribunal sur l’interprétation de la loi, cela ne signifie pas que je dois refuser de tenir compte des motifs de sa décision. Cela ne signifie pas non plus qu’à la lumière du fait que le tribunal a fait face pendant longtemps aux questions soulevées par le présent litige et de la nature évolutive de la norme législative pertinente, je ne devrais pas éviter de qualifier trop rapidement un point de question de droit lorsqu’il existe un doute à cet égard, pour paraphraser les termes bien choisis du juge Dickson (plus tard juge en chef) dans l’arrêt Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227.

[90]      Le désir de ne pas étendre les questions d’interprétation de manière à empiéter sur des fonctions relevant du domaine d’expertise des tribunaux des droits de la personne semble avoir incité le juge Bastarache, dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, à la page 1017, à observer que :

[…] le degré précis de retenue dont il faudrait faire preuve envers un tribunal des droits de la personne [peut] toujours être sujet à controverse […]

2.         L’interprétation de la loi

[91]      Les avocats étaient d’accord qu’il faut donner une interprétation large et fondée sur l’objet à l’article 11 de la Loi et aux lignes directrices adoptées en vue d’étoffer ce qui constituerait autrement un cadre législatif maigre. La Cour suprême du Canada a de façon constante décidé que la nature quasi constitutionnelle des lois sur les droits de la personne n’en exige pas moins. En outre, cependant, il y avait des différences importantes dans la façon dont les avocats m’ont pressé d’aborder l’interprétation des dispositions législatives pertinentes.

[92]      L’avocate du procureur général a fait valoir que, bien que certaines assemblées législatives provinciales aient édicté des lois spécialisées en matière d’équité salariale qui traitent des disparités salariales entre les hommes et les femmes exécutant des fonctions équivalentes, le législateur fédéral s’est contenté de laisser la Loi canadienne sur les droits de la personne régler le problème. Elle a prétendu que des lois spécialisées en matière d’équité salariale, édictées au Manitoba, en Nouvelle-Écosse, au Nouveau-Brunswick, à l’Île-du-Prince-Édouard, en Ontario et au Québec, ont généralement des caractéristiques qui ne se trouvent pas dans les lois sur les droits de la personne plus traditionnelles, fondées sur les plaintes, telle que la loi à l’étude en l’espèce. À titre d’exemple, les lois sur l’équité salariale prévoient généralement une administration proactive; elles sont appliquées par leurs propres agences hautement spécialisées; elles comportent des dispositions détaillées et particulières en ce qui a trait à la mise en œuvre de l’équité salariale et elles ont trait au versement d’un salaire équivalent ou comparable.

[93]      En conséquence, l’article 11 doit être interprété dans le contexte de la Loi canadienne sur les droits de la personne et, en particulier, de l’article 2. Cette disposition prévoit que la Loi a pour objet de donner effet au principe suivant : le droit des individus, dans la mesure compatible avec leurs responsabilités au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, « indépendamment des considérations fondées sur […] le sexe ».

[94]      On a donc soutenu que la Loi ne traitait pas des inégalités structurelles découlant des attentes, des postulats et des normes sociales qui ont entraîné la sous-représentation des femmes dans de nombreux secteurs mieux rémunérés du marché du travail. Le problème en l’espèce concerne l’équité en matière d’emploi, un concept dont la portée est beaucoup plus large que celle que vise l’article 11, à savoir l’élimination des différences fondées sur le sexe en ce qui a trait au salaire versé pour des fonctions équivalentes exécutées par des hommes et des femmes. Dans la mesure restreinte où la Loi traite du refus de donner accès aux femmes à des emplois mieux rémunérés, c’est par l’intermédiaire des articles 7 et 10 qu’elle le fait.

[95]      Il s’ensuit, également, compte tenu du fait que le tribunal n’a pas apprécié l’objet relativement restreint de l’article 11, en raison de son inclusion dans un système législatif général relatif aux droits de la personne fondé sur les plaintes, que le tribunal a commis une erreur quand il s’est appuyé sur la déposition des témoins experts, qui était façonnée par leur expérience acquise dans des régimes d’équité salariale prévus par la loi, qui, comme nous l’avons mentionné précédemment, sont différents à certains égards importants de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[96]      Je ne trouve pas cette analyse convaincante. Premièrement, le principe de l’équité en matière d’emploi, édicté dans la Loi sur l’équité en matière d’emploi, L.C. 1995, ch. 44, et, autrefois, dans la législation ontarienne, traite de la sous-représentation des femmes et des membres des groupes minoritaires dans certains types de fonctions ou de lieux de travail en augmentant l’accès des membres du groupe exclu à ces postes. Au contraire, le tribunal cherchait simplement à résoudre le problème des disparités salariales systémiques entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, disparités attribuables en partie aux modèles historiques de ségrégation en matière d’emploi.

[97]      À mon avis, lorsqu’ils statuent sur une plainte fondée sur l’article 11, il relève tout à fait du mandat de la Commission et du tribunal de prendre en considération la sous-représentation des femmes dans des emplois mieux rémunérés. Cela ressort implicitement de l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Ministère de la Défense nationale), [1996] 3 C.F. 789 (C.A.), dans lequel le juge Hugessen a adopté, dans le contexte de l’article 11, l’analyse d’une discrimination systémique qui résulte en partie d’une ségrégation en matière d’emploi, ce que, selon la conclusion du juge en chef Dickson dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, la Loi, compte tenu d’une interprétation large et libérale de celle-ci, était destinée à régler.

[98]      Deuxièmement, il me semble compatible avec la nature quasi constitutionnelle de la Loi que, lorsqu’elle édicte un principe clairement non autonome, il convient d’en envisager l’interprétation à la lumière de l’expérience acquise subséquemment dans la mise en œuvre de ce principe, en l’absence d’indication claire dans la Loi que la signification de l’article 11 a été établie une fois pour toute au moment de son édiction.

[99]      Comme je l’ai déjà souligné, le Parlement savait que l’article 11 constituait davantage un énoncé de principe qu’une disposition complète : la reconnaissance par le ministre que la Commission devrait s’attaquer aux difficultés relatives à la définition de la valeur du travail de façon à lui donner une expression concrète dans un ensemble de faits donnés s’applique de la même manière à d’autres aspects de la disposition. On ne retrouve pas en l’espèce les considérations qui ont convaincu la Cour dans l’arrêt Mossop, précité, de conclure que, en modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne, le législateur avait arrêté le sens de la « situation de famille » au moment de l’édiction de façon à exclure les couples de même sexe. En particulier, la Cour a mis l’accent sur le fait que, lorsqu’il a ajouté la « situation de famille » aux motifs de distinction illicites, le législateur a également rejeté une modification qui aurait ajouté l’orientation sexuelle à la liste des motifs illicites.

[100]   En conséquence, il est conforme à l’intention du Parlement que l’« arbre vivant » de la Loi se nourrisse de l’expérience qu’ont acquise les autres juridictions lorsqu’elles ont traité de l’injustice sociale visée à l’article 11 : discrimination salariale systémique quant à des fonctions équivalentes, résultant de la ségrégation historique du monde du travail selon le sexe, et la sous-évaluation des fonctions des femmes. Je ne vois rien dans l’énoncé de l’objectif législatif contenu à l’article 2 qui interdise cette façon de voir.

[101]   L’avocate du procureur général a fait valoir à maintes reprises que l’article 11 n’était pas une « mesure législative relative à l’équité salariale », mais qu’il s’agissait d’une mesure législative sur les droits de la personne. En fait, dans l’arrêt Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier , [1999] 1 C.F. 113 (C.A.), à la page 118, le juge Décary de la Cour d’appel a noté que :

Les mots « équité salariale » ne font toujours pas partie de la réglementation et de la législation fédérales […]

« Afin d’éviter toute confusion », a-t-il indiqué (à la page 119), les mots précis employés à l’article 11 devraient être utilisés pour décrire l’objet de cette disposition, à savoir les « plaintes en matière de disparité salariale ».

[102]   Par ailleurs, le juge Hugessen de la Cour d’appel dans l’arrêt Ministère de la Défense nationale, précité, qui portait sur l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, n’a exprimé aucune préoccupation de la sorte quant à la nomenclature, affirmant (à la page 795) : « C’est l’équité salariale qui est en cause en l’espèce ». En fait, partout dans ses motifs de jugement, le juge Hugessen de la Cour d’appel a utilisé le terme « équité salariale » pour décrire la nature du litige.

[103]   En ce qui me concerne, je ne suis pas convaincu de l’importance de la question de savoir si l’article 11 est qualifié de disposition relative à l’« équité salariale », bien qu’il convienne de noter que l’équité salariale est habituellement associée au principe contenu au paragraphe 11(1), à savoir qu’il ne devrait y avoir aucune disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes. Par ailleurs, on devrait également se rappeler que des lois spécialisées en matière d’équité salariale peuvent prescrire expressément des façons particulières d’aborder les questions litigieuses et être destinées à être utilisées par les parties de façon proactive comme fondement au rajustement des salaires.

[104]   On a également indiqué que le fait que la plupart des lois en matière d’équité salariale édictaient le principe de la parité salariale pour fonctions équivalentes ou comparables leur donne une portée plus large que la Loi canadienne sur les droits de la personne, dans laquelle le terme précis « équivalent » est utilisé. Cependant, le mot « comparable » semblerait renvoyer tout simplement à des fonctions jugées équivalentes par suite d’une comparaison indirecte au moyen de l’utilisation de courbes de salaires ou de courbes de régression. Il s’agit, bien entendu, d’une technique qui est expressément permise par l’article 15 de l’Ordonnance.

[105]   À mon avis, donc, le tribunal n’a pas commis une erreur de droit en se fondant sur les dépositions de témoins experts qui se sont servis de leur expérience relative aux lois spécialisées en matière d’équité salariale. Les différences qui existent entre l’article 11 et ces autres lois ne sont pas assez importantes pour rendre les lois plus modernes en matière d’équité salariale non pertinentes quant à la résolution des questions dont était saisi le tribunal.

3.         « Fonctions équivalentes » : le problème de définition

a)         La position du procureur général

[106]   L’avocate du procureur général a réitéré, précisé et commenté les allégations qui avaient été soumises au tribunal pour le compte du Conseil du Trésor. L’idée maîtresse de ces allégations, rappelons le, était que la méthode des courbes segmentées était contraire à la Loi parce qu’elle nécessitait une comparaison de groupes d’employés qui n’exécutaient pas des fonctions équivalentes. Dans la mesure où elle compare les salaires des membres d’un groupe plaignant à prédominance féminine ou d’un niveau au sein d’un groupe déterminé à prédominance féminine avec les salaires des membres des groupes professionnels à prédominance masculine, qui exécutent des fonctions ayant une valeur de tendance centrale beaucoup plus élevée, on ne pourrait pas dire que cette méthode permet de mesurer les disparités salariales entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes.

[107]   Les avocats ont cherché à démontrer de diverses manières le caractère arbitraire de la méthode de la courbe segmentée. Ainsi, la présence d’une seule observation à l’extrémité supérieure de la courbe des valeurs féminines pourrait faire que la courbe composite segmentée des données masculines compte un nombre relativement élevé d’employés des groupes professionnels à prédominance masculine qui exécutent des fonctions ayant une valeur beaucoup plus grande que les fonctions exécutées par tous les membres du groupe professionnel à prédominance féminine sauf un. Comme les employés qui exécutent des fonctions d’une plus grande valeur ont des chances d’être rémunérés en conséquence, leur inclusion tendra à accroître la pente de la courbe de régression et, donc, à accroître la disparité salariale entre les hommes et les femmes tel que le révèle la valeur de tendance centrale des fonctions exécutées par les employés féminins.

[108]   En outre, la courbe segmentée peut inclure les « valeurs planchers » des groupes professionnels à prédominance masculine, dont la plupart des membres exécutent des fonctions qui ont une valeur tellement plus élevée que les fonctions exécutées par qui que ce soit dans le groupe professionnel à prédominance féminine qu’on ne saurait dire qu’ils font partie de la même population d’employés. Par exemple, les avocats qui débutent dans la fonction publique exécutent peut-être des fonctions qui ont la même valeur que celles exécutées par des employés se trouvant à l’extrémité supérieure de la courbe des valeurs féminines. Or, les salaires de départ pour les avocats, et pour les autres groupes professionnels qui sont fortement en demande, seront vraisemblablement fixés en fonction des salaires de membres plus anciens de ces groupes—lesquelles personnes exécutent des fonctions qui ont une valeur beaucoup plus élevée que celles exécutées par qui que ce soit dans le groupe plaignant à prédominance féminine—et des forces du marché. L’inclusion des « valeurs planchers » des groupes professionnels à prédominance masculine, dont la plupart des membres exécutent des fonctions qui ont une valeur beaucoup plus élevée que les fonctions exécutées par qui que ce soit dans le groupe plaignant à prédominance féminine, aura pour effet d’accroître la disparité salariale tel que le révèle la valeur de tendance centrale des fonctions exécutées par les membres du groupe professionnel à prédominance féminine.

[109]   L’avocate du procureur général a également utilisé une analogie qui, a-t-elle prétendu, montrait les failles fondamentales de la position de l’Alliance et de la Commission. Si vous voulez comparer le niveau d’instruction des habitants des villes A et B, il ne suffit pas de savoir qu’au cours des dix dernières années, dans chacune de ces villes un élève du primaire a abandonné l’école et un élève diplômé du secondaire a poursuivi ses études pour finalement devenir professeur de droit. Si l’on veut faire une comparaison significative des niveaux d’instruction de ces deux populations, il faut évidemment tenir compte aussi de la distribution des populations entre ces deux extrêmes. En conséquence, si 10 p. 100 des diplômés du secondaire dans la ville A sont allés à l’université, contre 50 p. 100 dans la ville B, on n’osera pas affirmer que les deux groupes ont le même niveau d’instruction du simple fait que chacun d’eux compte un cas d’abandon au primaire et un cas de réussite à l’université.

b)         Analyse

[110]   Malgré l’attrait de ses présentations assistées par ordinateur, je ne suis pas convaincu que l’avocate du procureur général a établi que le tribunal a commis une erreur de droit parce qu’il a mal interprété l’article 11 quand il a adopté la méthode des courbes segmentées pour déterminer les disparités salariales. À mon avis, l’article 11 ne prescrit pas aussi précisément que l’a prétendu l’avocate les caractéristiques qu’une méthode doit posséder pour permettre de déterminer l’existence d’un écart salarial prohibé. Par ailleurs, dans la mesure où le choix d’une méthode supposait l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par le tribunal, on ne peut pas dire que ce dernier a exercé ce pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable ou sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait.

[111]   Premièrement, il est difficile de nier que la méthode choisie par le tribunal compare, bien qu’indirectement, au moyen d’une courbe de régression, les salaires des membres du groupe plaignant qui exécutent des fonctions qui ont une valeur qui correspond à la tendance centrale de la valeur de ce groupe avec les salaires des membres de groupes professionnels à prédominance masculine exécutant des fonctions équivalentes. Cela semblerait tout à fait conforme à l’interdiction prévue à l’article 11 quant aux disparités salariales entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes.

[112]   Il est important de souligner que le tribunal n’a pas comparé les salaires versés aux membres du groupe à prédominance féminine qui exécutent des fonctions qui ont une valeur correspondant au point central (ou à la tendance centrale) de la valeur des fonctions exécutées par les membres de ce groupe avec les salaires versés aux personnes qui exécutent des fonctions qui ont une valeur correspondant au point central de la valeur des fonctions exécutées par le groupe de comparaison. En conséquence, l’analogie de l’avocate quant à la façon dont on mesurerait les niveaux d’instruction de deux populations n’a pas fait avancer sa cause.

[113]   Bien entendu, la façon dont la réussite scolaire au sein d’une population est distribuée entre les deux extrêmes influera sur son niveau moyen d’éducation et donc sur le niveau d’éducation dont on peut dire qu’elle jouit. En outre, on peut s’attendre à ce que la personne possédant un niveau moyen d’instruction, qui appartient à la population plus instruite, exécute des fonctions d’une plus grande valeur et gagne un salaire plus élevé que la personne qui appartient à l’autre population et qui possède le niveau moyen d’éducation de ce groupe.

[114]   Cependant, il n’y a à priori aucune raison de penser qu’il y aurait une disparité salariale en faveur de la personne qui appartient à la population plus instruite et qui a le même niveau d’instruction que la personne d’instruction moyenne appartenant au groupe moins instruit. Il y aurait une disparité salariale si les salaires des membres du groupe plus instruit qui ont un niveau d’instruction élevé augmentaient beaucoup trop vite par comparaison aux salaires des personnes qui possèdent un niveau d’instruction inférieur.

[115]   Deuxièmement, l’article 11 ne traite pas de la façon dont le groupe de comparaison masculin doit être établi lorsqu’il n’est pas possible de faire une comparaison directe entre les salaires payés aux hommes et ceux versés aux femmes qui exécutent des fonctions équivalentes. En l’absence d’indications législatives sur ce point, je ne suis pas d’accord que le principe de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes, même dans le contexte de la Loi canadienne sur les droits de la personne (par opposition aux lois plus modernes, spécialisées en matière d’équité salariale), exige que les groupes de comparaison se limitent aux groupes professionnels à prédominance masculine qui exécutent des fonctions qui ont une valeur de tendance centrale identique ou très semblable à celle du groupe plaignant.

[116]   L’article 11 fournit uniquement un cadre législatif large dans lequel les problèmes de discrimination salariale entre les hommes et les femmes doivent être abordés à la lumière de la situation particulière de l’emploi, de la déposition des témoins experts et des objectifs sous-jacents de la loi. À mon avis, interpréter l’article comme prescrivant implicitement, de la manière précise proposée par l’avocate du procureur général, les caractéristiques des méthodes de comparaison permises, serait incompatible avec l’objectif sous-jacent de l’article 11 et avec le dossier législatif. Il faut inévitablement laisser la Commission et le tribunal se prononcer au cas par cas sur de nombreux points avec l’aide d’experts.

[117]   Troisièmement, la politique qui a motivé l’adoption du principe de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes est l’élimination de la discrimination salariale fondée sur le sexe en milieu d’emploi. La discrimination en cause en l’espèce est de nature systémique, c’est-à-dire qu’elle résulte de l’application au fil du temps de politiques et de pratiques salariales qui tendaient soit à ignorer, soit à sous-évaluer les fonctions généralement exécutées par des femmes.

[118]   Pour comprendre l’importance d’une telle discrimination dans un contexte d’emploi particulier, il est important de pouvoir examiner de la façon la plus détaillée possible l’incidence, sur le salaire des hommes et sur celui des femmes, des pratiques et politiques de l’employeur en matière de rémunération. La méthode que le tribunal a appliquée visait à atteindre cet objectif, car elle tenait compte de données concernant tous les employés appartenant à des groupes professionnels à prédominance masculine qui exécutaient des fonctions dont la valeur n’était ni inférieure, ni supérieure à l’échelle des valeurs des fonctions qu’exécutaient ceux qui appartiennent au groupe plaignant. Par contraste, la méthode que propose le Conseil du Trésor ne permettrait au tribunal d’examiner qu’une petite partie des données disponibles.

[119]   Étendre la courbe des salaires de façon qu’elle inclue les employés appartenant à des groupes professionnels à prédominance masculine qui exécutent des fonctions dont la valeur moyenne est supérieure à celle des fonctions qu’exécutent ceux qui font partie du groupe plaignant n’accentuera pas nécessairement la différence que l’on constate au point de la valeur moyenne sur la courbe de régression des données féminines.

[120]   Si l’adoption de la méthode de la courbe segmentée a eu un tel effet, c’est parce que les salaires versés aux employés appartenant à des groupes professionnels à prédominance masculine qui ont exécuté des fonctions dont la valeur moyenne était supérieure à celle des fonctions qu’ont exécutées les employés appartenant à des groupes professionnels à prédominance féminine ont proportionnellement augmenté plus rapidement que la valeur des fonctions qu’ils ont exécutées.

[121]   En effet, des éléments de preuve d’expert dont disposait le tribunal ont établi que l’écart entre le salaire des hommes et celui des femmes exécutant des fonctions équivalentes avait tendance à croître au fur et à mesure que la valeur des fonctions augmentait : voir, par exemple, M. Shillington, D.C.D., vol. VII, aux pages 2465 et 2466.

[122]   Supposons que cela soit le cas pour les fonctionnaires fédéraux, de sorte que l’écart salarial croissait au fur et à mesure que la valeur des fonctions augmentait, et que les femmes étaient sous-représentées parmi les employés exécutant des fonctions d’une valeur supérieure. Compte tenu de l’interprétation large et libérale qu’il convient de donner à l’objectif législatif qui vise à éliminer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, le tribunal ne commettrait pas une erreur de droit en se donnant une courbe de comparaison basée sur les employés appartenant à des groupes professionnels à prédominance masculine dont les fonctions avaient une valeur moyenne supérieure à celle des fonctions exécutées par les personnes faisant partie du groupe plaignant.

[123]   Quatrièmement, dans la mesure où le choix de la méthode de la courbe segmentée relevait du pouvoir discrétionnaire du tribunal, il est clair qu’un tel choix était rationnellement fondé sur la preuve. Des témoins experts ont témoigné qu’il s’agissait d’un choix valable sur le plan statistique et qu’il était toujours préférable d’adopter une méthode qui tienne compte du plus grand nombre possible de données.

[124]   Les statisticiens n’ont pas été préoccupés outre mesure par l’incidence que pouvait avoir sur la courbe de régression des données masculines la présence d’« observations isolées » dans la partie supérieure de la courbe de régression des données féminines : M. Sunter, D.C.D., vol. VII, aux pages 2391 à 2397; M. Shillington, loc. cit., aux pages 2445 et 2446. Comme les statisticiens avaient déjà identifié et rejeté les observations aberrantes qui étaient suspectes d’un point de vue statistique, il n’y avait aucune raison de penser que ces observations n’étaient pas aussi fiables que les autres : M. Sunter, loc. cit., aux pages 2311 à 2318, 2331 à 2336, 2348 et 2349; M. Shillington, loc. cit., à la page 2502.

[125]   En outre, ils n’ont pas non plus considéré que le fait que la méthode de la courbe segmentée tenait compte des « valeurs planchers » des données relatives aux groupes professionnels dont la plupart des membres exécutaient des fonctions d’une valeur supérieure à celle des fonctions qu’exécutait toute employée faisant partie du groupe plaignant était pertinent d’un point de vue statistique : M. Shillington, loc. cit. , aux pages 2400 à 2404, 2420, 2421 et 2484 à 2488.

[126]   Par contraste, les statisticiens ont témoigné que le tribunal agirait de façon irrationnelle en choisissant une méthode telle que la méthode « des groupes entiers » que proposait le Conseil du Trésor, étant donné que celle-ci ne tenait pas compte d’une quantité suffisante de données disponibles : M. Shillington, loc. cit., aux pages 2405 à 2407, 2421 à 2424, 2487 et 2517 à 2519.

[127]   En outre, les données n’avaient pas été recueillies dans le cadre de l’étude sur la parité salariale en vue de comprendre un échantillon représentatif de chaque groupe professionnel à prédominance masculine de la fonction publique fédérale : voir, par exemple, les pièces PSAC-2 et PSAC-3, D.C.D., vol. V, aux pages 1230 à 1233. Il n’était donc pas clair que les données permettaient de tirer des conclusions fiables du point de vue statistique sur le lien qui existait entre la valeur des fonctions exécutées et les salaires versés aux employés appartenant à des groupes professionnels entiers, dont les fonctions avaient une valeur qui dénotait la même tendance centrale que celle des fonctions qu’exécutaient les employés qui font partie du groupe plaignant.

[128]   Les experts en matière d’équité salariale ont également témoigné qu’ils favorisaient l’utilisation d’une méthode qui tienne compte du plus grand nombre possible de données, ce que, bien entendu, ne fait pas la méthode des groupes entiers : Mme Weiner, D.C.D., vol. VI, aux pages 2008, 2009 et 2016. La méthode que le tribunal a choisie était compatible avec les méthodes, qu’ils connaissaient bien, qui ont été utilisées dans le cadre d’autres analyses en matière d’équité salariale dans des domaines de compétence où des dispositions législatives en matière d’équité salariale étaient en vigueur.

c)         Conclusion

[129]   Pour ces motifs, je ne trouve rien ni dans le libellé de la Loi, ni dans la politique qui la sous-tend, qui m’amène à conclure que la méthode que le tribunal a choisie était incompatible avec la loi.

[130]   Le concept de discrimination systémique, le fléau que l’article 11 vise principalement, peut être difficile à saisir. Comme il ressort clairement de la présente affaire, l’élucidation et l’application du principe de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes appelle une étude multidisciplinaire du type de celle que le tribunal a effectuée. J’ajouterais également que, comme les pièces susmentionnées l’indiquent, jusqu’à l’éclatement du Comité mixte, le Conseil du Trésor avait agi en présumant qu’on mesurerait la disparité salariale entre les hommes et les femmes en appliquant la méthode de la courbe composite.

[131]   Bien qu’elle ne soit pas exempte de difficultés techniques et qu’elle ne soit pas étayée par de la preuve d’expert, la méthode des groupes entiers, qui a été proposée pour le compte du procureur général à titre d’exemple d’une méthode satisfaisant aux exigences de la Loi, pourrait néanmoins être adoptée par le tribunal dans une autre affaire en vue de mesurer un écart salarial.

[132]   En conséquence, je suis convaincu que, compte tenu de la preuve dont il disposait, le tribunal a amplement satisfait au critère de la décision rationnelle lorsqu’il a déterminé, en exerçant son pouvoir discrétionnaire, la méthode qu’il adopterait pour mettre en œuvre le principe large de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes dans le contexte d’emploi en cause.

4.         Le lien de causalité

[133]   L’avocate du procureur général a soutenu que la méthode que le tribunal a choisie était également déficiente sur le plan juridique parce qu’elle ne permettait pas d’apprécier uniquement les disparités salariales engendrées par la discrimination fondée sur le sexe. Elle a fait valoir que l’article 2 circonscrit l’objet de la Loi en prévoyant que celle-ci vise à éliminer les inégalités découlant de « considérations fondées sur » [soulignement ajouté] des motifs de distinction illicites. En l’espèce, le motif de distinction illicite est, bien entendu, le sexe.

[134]   Le tribunal n’était donc pas autorisé à combler les disparités salariales entre les hommes et les femmes qui résultaient de conditions et de structures sociales qui avaient entraîné la sous-représentation des femmes au sein des emplois plus rémunérateurs. La Loi canadienne sur les droits de la personne n’a pas rempli les fonctions plus larges d’une loi sur l’équité en matière d’emploi.

[135]   Il s’ensuit que, selon l’avocate, le fait que le tribunal a inclus dans son groupe de comparaison à prédominance masculine des hommes qui avaient un salaire supérieur à celui d’autres hommes exécutant des fonctions équivalentes a invalidé la méthode vu que ces disparités ne pouvaient être fondées sur le sexe. En conséquence, seuls les groupes professionnels à prédominance masculine les moins bien rémunérés dont les fonctions avaient la même valeur de tendance centrale que celle des fonctions qu’exécutaient les employés qui font partie du groupe plaignant pouvaient être utilisés pour mesurer toute disparité salariale entre des hommes et des femmes exécutant des fonctions équivalentes. De toute évidence, aucune disparité salariale plus importante entre de tels employés ne saurait être fondée sur le sexe; pareille disparité pourrait plutôt être attribuable à des facteurs tels le pouvoir de négociation ou la demande sur le marché.

[136]   Sur le fondement de cette analyse de l’article 11, l’avocate a soutenu que l’article 14 de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale devait être déclaré ultra vires étant donné qu’il prévoit que lorsque l’on se sert de plus d’un groupe professionnel pour fins de comparaison, les groupes sont considérés comme un seul groupe. En conséquence, l’Ordonnance ne limite pas les groupes de comparaison acceptables aux employés du groupe professionnel à prédominance masculine le moins bien rémunéré, qui exécutent des fonctions équivalentes à celles qu’exécutaient les personnes appartenant au groupe plaignant.

[137]   L’Ordonnance a été prise en vertu du paragraphe 27(2) de la Loi, lequel autorise la Commission à prendre des ordonnances (qui, faut-il ajouter, ont un effet obligatoire tant qu’elles sont en vigueur : paragraphe 27(3)) :

27. […]

(2) Dans une catégorie de cas donnés, la Commission peut, sur demande ou de sa propre initiative, décider de préciser, par ordonnance, les limites et les modalités de l’application de la présente loi.

[138]   Cette disposition confère un pouvoir discrétionnaire considérable à la Commission, qui peut ainsi déterminer les limites et les modalités de l’application d’une disposition de la loi à une catégorie de cas donnés. La disposition en cause dans la présente affaire est, bien entendu, l’article 11, qui, comme je l’ai déjà mentionné, accorde une marge de manœuvre considérable pour ce qui est de son application vu son libellé et sa nature.

[139]   Je fais également remarquer que le Parlement a, chose inhabituelle, accordé à un organisme administratif, la Commission canadienne des droits de la personne, le pouvoir de statuer par voie réglementaire sur des questions de fond, par opposition à des questions de pratique et de procédure. Sur le plan fédéral, de tels pouvoirs sont habituellement accordés au gouverneur en conseil, ou encore leur exercice est assujetti à l’approbation de ce dernier.

[140]   Je déduis de cette importante délégation de pouvoir que le Parlement a dû considérer que l’expertise que la Commission acquerrait en s’acquittant des responsabilités qu’il lui conférait par voie législative en matière de recherche et d’éducation du public sur les droits de la personne et de traitement des plaintes, pouvant aller jusqu’au litige, l’emportait sur la responsabilité politique de veiller à ce que le pouvoir législatif que confère le paragraphe 27(2) soit exercé de façon convenable.

[141]   Compte tenu de la portée du libellé du paragraphe 27(2) et des attributs de l’organisme auquel le pouvoir discrétionnaire a été accordé, une disposition d’une ordonnance ne sera considérée comme invalide que si elle est clairement incompatible avec les termes, interprétés en fonction des objectifs de la Loi, dans lesquels le pouvoir a été conféré, ou si elle constitue un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire de la Commission. À mon avis, l’article 14 de l’Ordonnance ne peut être considéré invalide pour l’un ou l’autre de ces motifs.

[142]   L’argument selon lequel l’article 14 est invalide pour le premier motif ne peut être retenu que si l’objectif législatif prévu à l’article 2 exige qu’en interprétant l’article 11 de la Loi, il faille ajouter des mots au libellé de ce dernier. Rappelons que le paragraphe 11(1) ne fait qu’empêcher un employeur d’instaurer ou de pratiquer « la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes ».

[143]   L’avocate du procureur général a soutenu qu’étant donné que la définition d’acte discriminatoire prévoit qu’un tel acte est fondé sur un motif de distinction illicite, il est clair que l’acte discriminatoire mentionné et interdit à l’article 11, soit le fait d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, doit nécessairement se limiter à la disparité fondée sur le sexe ou engendrée par celui-ci.

[144]   Dans le cas où une telle interprétation serait fondée, on pourrait certainement soutenir qu’en prenant une ordonnance élargissant la définition du comportement interdit par le paragraphe 11(1), la Commission outrepasserait largement son pouvoir de préciser, par ordonnance, les limites et les modalités de l’application d’une disposition de la Loi pour une catégorie de cas donnés. À mon avis, cependant, la prémisse sur laquelle cet argument est fondé n’est pas valable : le paragraphe 11(1) a un sens clair et il n’est pas nécessaire d’y ajouter quoi que ce soit.

[145]   Premièrement, les articles 5 à 10 [article 9 (mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 12)] de la Loi, qui définissent d’autres actes discriminatoires, ajoutent à la définition que le comportement interdit doit être « fondé sur un motif de distinction illicite ». Le paragraphe 11(1), par contraste, ne prévoit pas que le comportement interdit, soit le fait d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, doit être fondé sur le sexe.

[146]   On pourrait soutenir, bien entendu, qu’il serait superflu de préciser dans une disposition interdisant la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes que la disparité doit être fondée sur le sexe. Cela ressort clairement tant de la matière sur laquelle porte l’article 11 que sur le libellé de l’article 2, dans lequel les objectifs de la Loi sont énoncés. Cependant, si l’on avait analysé les articles 5 à 10 de façon similaire, on aurait pu également soutenir que, compte tenu de l’article 2, il n’était pas nécessaire de prévoir dans la définition du comportement interdit en tant qu’acte discriminatoire qu’un tel comportement était fondé sur un des motifs de distinction illicites.

[147]   Deuxièmement, le paragraphe 11(4) prévoit que ne constitue pas un acte discriminatoire au sens du paragraphe 11(1) la disparité salariale entre hommes et femmes fondée sur un facteur reconnu comme raisonnable par une ordonnance de la Commission. Le paragraphe 11(5) ajoute que des considérations fondées sur le sexe ne sauraient motiver la disparité salariale.

[148]   On peut déduire du paragraphe 11(4) que la définition de l’acte discriminatoire que décrit le paragraphe 11(1) ne se limite pas à la disparité salariale fondée sur le sexe. Si, comme l’a soutenu l’avocate du procureur général, l’article 11 n’interdisait la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes que lorsque cette dernière est fondée sur le sexe, le paragraphe 11(4) ne serait d’aucune utilité.

[149]   Par exemple, l’alinéa 16h) de l’Ordonnance prévoit que la disparité salariale entre les hommes et les femmes exécutant des fonctions équivalentes qui est attribuable à l’existence d’une pénurie interne de main-d’œuvre relativement à un emploi particulier n’est pas visée par l’article 11 de la Loi. Si l’on conférait à l’article 11 le sens étroit que propose le procureur général, une disparité salariale engendrée par une quelconque pénurie de main-d’œuvre n’aurait pas été visée par la définition de ce que constitue un acte discriminatoire, parce qu’elle n’aurait pas été causée par le sexe.

[150]   Le fait qu’il ait fallu exclure de la portée de l’article 11 les situations de disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes lorsque cette disparité est fondée sur un « facteur reconnu comme raisonnable », autre que le sexe (paragraphe 11(5)), laisse clairement entendre que, normalement, elles seraient tombées sous le coup de cet article. Par conséquent, dès que l’auteur de la plainte a prouvé qu’il existe une disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, il est établi que cette disparité contrevient à l’article 11, sous réserve uniquement de la preuve faite par l’employeur que cette disparité est fondée sur un « facteur reconnu comme raisonnable » par l’article 16 de l’Ordonnance.

[151]   Troisièmement, en raison de la nature de la discrimination systémique, il est souvent difficile de prouver que la situation défavorable dans laquelle se trouvent de nombreux membres de groupes particuliers dans leur milieu de travail est fondée sur les caractéristiques reliées aux groupes auxquels ils appartiennent. Pour reprendre les propos tenus par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, (à la page 1139), cette difficulté tient au fait que la discrimination systémique « résulte simplement de l’application des méthodes établies de recrutement, d’embauche et de promotion, dont ni l’une ni l’autre n’a été nécessairement conçue pour promouvoir la discrimination. » Par conséquent, les politiques et les pratiques salariales d’un employeur peuvent être fondées sur des prémisses et des normes sociales tellement profondément ancrées, quant à la valeur des fonctions exécutées par les femmes, qu’il serait extrêmement difficile d’établir dans un contexte judiciaire que, le cas échéant, c’est en raison de leur sexe que les femmes reçoivent un salaire inférieur aux hommes qui exécutent des fonctions équivalentes.

[152]   On peut donc croire que le paragraphe 11(1) a remédié au problème de la preuve en édictant une présomption selon laquelle, lorsque les femmes et les hommes reçoivent un salaire différent pour exécuter des fonctions équivalentes, cet écart est fondé sur le sexe, à moins qu’il puisse être attribué à un facteur que la Commission a reconnu comme motif raisonnable dans une ordonnance. Par analogie, on peut souligner qu’une fois une situation de discrimination établie à première vue, le fardeau de la preuve passe à l’employeur, à qui il incombe de la justifier en démontrant, par exemple, que la prise de mesures d’accommodement à l’égard de l’employé qui se plaint de la discrimination lui imposerait une contrainte excessive : Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536, aux pages 558 et 559.

[153]   Trois autres éléments qui repoussent l’argument sur la causalité plaidé au nom du procureur général peuvent aussi être soulignés brièvement. Premièrement, l’Ordonnance n’inclut pas les « forces du marché » comme explication raisonnable d’un écart salarial, et ce, à n’en pas douter, pour l’excellente raison que le marché n’est pas lui-même exempt de tendances discriminatoires.

[154]   Deuxièmement, la principale représentante du milieu patronal au sein du Comité mixte, Mme Lise Ouimet, haute fonctionnaire au Conseil du Trésor, a accueilli favorablement la méthode de la « moyenne pondérée » lorsqu’elle a été intégrée à l’article 14 de l’Ordonnance : D.C.D, vol. V, à la page 1265. La Commission avait retenu cette méthode en partie parce que le gouvernement l’avait utilisée lors du règlement volontaire des demandes portant sur l’équité salariale à la fin des années 1970 et au début des années 1980.

[155]   Troisièmement, pour établir l’existence d’une discrimination illicite fondée sur un motif interdit par la législation en matière de droits de la personne, il suffit que le comportement en cause se fonde en partie sur le motif interdit. Il n’est pas nécessaire que ce soit la seule raison de ce comportement.

[156]   Par conséquent, la structure et l’objet de la Loi ne commandent pas l’ajout, au paragraphe 11(1), de mots qui n’y figurent pas. L’article 14 de l’Ordonnance se situe donc dans les limites de l’attribution de pouvoir énoncée au paragraphe 27(2).

[157]   L’avocate du procureur général n’a pas prétendu que l’article 14, s’il n’outrepassait pas les limites du paragraphe 27(2) parce qu’il porte sur « les limites et les modalités » de l’application du paragraphe 11(1), était néanmoins invalide en raison de son caractère déraisonnable. Je suis d’avis que cet argument n’aurait pas tenu, si l’on s’en remet aux faits.

[158]   Je dois également souligner dans le présent contexte que la législation provinciale en matière d’équité salariale n’aborde pas cette question de façon uniforme. Les lois de l’Ontario et de la Nouvelle-Écosse précisent expressément que la comparaison doit se faire avec la classe d’emplois des hommes les moins bien rémunérés, alors que, pour leur part, le Manitoba, le Nouveau-Brunswick et l’Île-du-Prince-Édouard exigent que les salaires soient rajustés au niveau du salaire moyen des hommes.

[159]   Pour conclure, l’article 14 de l’Ordonnance est autorisé par le paragraphe 27(2) de la Loi et permet au tribunal de faire ce qu’il a fait en l’espèce : c’est-à-dire, traiter les groupes professionnels à prédominance masculine comme un seul groupe pour mesurer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes. Le tribunal n’a pas contrevenu à la Loi en rajustant à la hausse les salaires du groupe plaignant jusqu’à la courbe du salaire moyen pondéré des groupes de comparaison à prédominance masculine.

5.         « Groupes professionnels »

a)         La position du procureur général

[160]   L’avocate du procureur général a fait valoir que le non-respect, par le tribunal, de l’article 15 de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale constitue la troisième erreur fondamentale dans son raisonnement. Elle a soutenu que, par application de cet article, lorsqu’un « groupe professionnel identifiable » dépose une plainte en vertu de l’article 11 de la Loi, comme en l’espèce, la comparaison quant à l’équivalence des fonctions et aux salaires doit nécessairement se faire avec les employés appartenant à d’autres groupes professionnels. C’est-à-dire que la comparaison doit se faire avec le groupe professionnel en entier, et non simplement avec des employés qui appartiennent tous à des groupes professionnels à prédominance masculine.

[161]   Selon elle, la méthode retenue par le tribunal n’a pas utilisé, comme éléments de comparaison avec les employés appartenant au groupe plaignant, les employés appartenant à d’autres groupes professionnels. La courbe composite de tous les employés des groupes professionnels à prédominance masculine ne constitue pas en soi un groupe professionnel au sens de l’Ordonnance.

[162]   De plus, la courbe segmentée peut inclure des fragments des groupes professionnels. Cela peut se produire lorsque certains employés d’un groupe professionnel exécutent des fonctions qui se situent à l’extérieur des paramètres des valeurs du groupe plaignant, alors que d’autres exécutent des fonctions qui se situent à l’intérieur de ces paramètres. La courbe segmentée n’établit donc pas une comparaison avec des groupes professionnels, mais avec des employés qui exécutent des fonctions dont la valeur se retrouve dans la gamme de valeurs des fonctions exécutées par les membres du groupe plaignant. Ces employés ne peuvent se transformer ainsi en un « groupe professionnel » pour l’application de l’Ordonnance.

[163]   L’avocate a aussi fait valoir que, selon le paragraphe 15(2) de l’Ordonnance, pour établir une comparaison entre les salaires des employés appartenant au groupe professionnel plaignant et ceux des employés du groupe ou des groupes professionnels auxquels se sont comparés les employés du groupe professionnel, il faut utiliser la courbe des salaires ou la courbe de régression des employés appartenant au groupe ou aux groupes de comparaison. Elle a affirmé qu’il est clair que ce n’est pas ce que le tribunal a fait, en utilisant une courbe segmentée fondée sur les données recueillies sur des postes, pris individuellement, et qu’il a de ce fait commis une erreur de droit.

[164]   L’expression « groupes professionnels » doit s’entendre de catégories d’employés désignées par l’employeur aux fins de la rémunération et à d’autres fins d’emploi et de gestion, selon la nature des fonctions exécutées par ces employés. En l’espèce, comme je l’ai déjà souligné, les groupes professionnels créés par l’employeur au sein de la fonction publique fédérale ont aussi servi de base aux unités de négociation établies au moment de l’instauration de la négociation collective.

[165]   Ainsi, lorsque l’Alliance a déposé sa plainte devant la Commission en 1991, elle l’a fait au nom du groupe professionnel des Commis aux écritures et aux règlements, et elle a comparé les salaires des employés appartenant à ce groupe à ceux des employés de cinquante-trois groupes professionnels à prédominance masculine.

b)         La position de l’Alliance et de la Commission

[166]   Les avocats de l’Alliance et de la Commission ont soutenu que le tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en rejetant l’interprétation de l’article 15 proposée par le Conseil du Trésor. Ils ont fait valoir que l’utilisation des groupes professionnels créés par l’employeur pour mesurer la disparité salariale ne servirait pas l’objet de l’article 11 de la Loi, savoir, l’élimination de la disparité entre les salaires des hommes et des femmes qui exécutent des fonctions équivalentes résultant d’une discrimination systémique fondée sur le sexe. L’article 11 ne fait nullement mention de « groupes professionnels »; il ne faut donc pas leur accorder l’importance que leur a attribuée le Conseil du Trésor aux fins de l’appréciation des écarts salariaux.

[167]   En outre, les groupes professionnels de la fonction publique fédérale, désignés unilatéralement par le Conseil du Trésor, ne constituaient vraiment pas des unités de mesure convenables aux fins de l’équité salariale. D’abord, comme ils ont été créés il y a plus de trente ans, ils risquaient d’être fondés sur des prémisses stéréotypées quant à la valeur relative des fonctions typiquement exécutées par les hommes ou par les femmes et ils pouvaient de ce fait être considérés comme l’un des éléments du problème de la discrimination systémique, plutôt que de sa solution.

[168]   Les avocats ont aussi prétendu que, sous d’autres aspects, les groupes professionnels étaient désuets et ne convenaient même plus aux fonctions relatives à l’emploi pour lesquelles ils ont été créés. Par conséquent, si la méthode retenue par le tribunal, en minimisant l’importance de ces groupes professionnels à des fins de comparaison des salaires, a eu pour effet de perturber la « fixation ordonnée des salaires » dans ces groupes, ce n’était pas nécessairement regrettable, car ces groupes avaient depuis longtemps perdu toute la cohérence qu’ils ont pu avoir autrefois comme fondement à la fixation de la rémunération des employés.

[169]   Par exemple, la définition de nombreux groupes professionnels n’a pas été modifiée pour suivre la nature changeante des fonctions exécutées par les employés qui y sont affectés. Souvent, les descriptions de fonctions ne dressent pas un portrait exact de l’éventail complet des tâches effectivement accomplies par les employés qui occupent des postes particuliers au sein de ces groupes. Certains groupes professionnels, comme celui des Commis aux écritures et aux règlements, qui a déposé la plainte, sont très vastes et regroupent des employés qui accomplissent des tâches très différentes faisant appel à l’exécution de fonctions dont la valeur varie grandement. Enfin, une minorité appréciable d’employés sont affectés à un groupe professionnel inopportun.

c)         Analyse

[170]   Les motifs du tribunal sur cet aspect ne m’ont pas paru très faciles à comprendre. Le tribunal traite de l’interprétation de l’article 15 de l’Ordonnance aux paragraphes 337 à 345 [pages D/467 et D/468] des motifs de sa décision.

[171]   Les propos du tribunal sont axés presque exclusivement sur le fait que le paragraphe 15(1) permet une comparaison indirecte des salaires dans le contexte d’une plainte collective, lorsqu’une comparaison directe entre les postes n’est pas possible, et sur le fait que le paragraphe 15(2) prévoit que la comparaison indirecte doit être établie au moyen de la courbe des salaires du groupe professionnel de comparaison.

[172]   Au paragraphe 343 [page D/468], le tribunal dit aussi :

En outre, nous estimons que l’expression « groupe professionnel » à l’art. 15 de l’Ordonnance s’interprète de la même façon et vise le même objet qu’à l’art. 14 de l’Ordonnance, et qu’il fait référence aux groupes visés par l’application de l’art. 13 de l’Ordonnance, à savoir des groupes composés majoritairement soit de femmes, soit d’hommes.

[173]   Les prétentions de l’Alliance et de la Commission ont certainement beaucoup de poids à l’encontre de l’adoption de groupes professionnels désignés par l’employeur comme unités de mesure pour la comparaison des écarts salariaux en vertu de l’article 11 de la Loi. Toutefois, la question à laquelle j’estime devoir répondre est celle de savoir si l’Ordonnance, interprétée correctement, prévoit qu’il faut procéder ainsi.

[174]   Étant donné que le sens de l’expression « groupe professionnel » figurant dans l’Ordonnance est une question d’interprétation des lois, je dois déterminer, selon la norme de la décision correcte, si le tribunal a commis une erreur en tirant la conclusion à laquelle il est parvenu. De plus, les motifs exprimés par le tribunal sur cette question, qui sont assez peu étoffés, ne m’ont pas beaucoup éclairé. Cependant, comme l’Ordonnance émane de la Commission, conformément à la responsabilité que le Parlement lui a confiée en raison de son expérience de première ligne en matière de discrimination, les observations présentées en son nom méritent qu’on leur accorde une attention particulière.

[175]   Les termes « groupe professionnel » reviennent à maintes reprises dans les articles 12 à 15 de l’Ordonnance, qui précisent certains aspects des modalités d’application de l’article 11 dans le contexte d’une plainte collective. Ces mots ne sont pas définis dans l’Ordonnance, mais il est à tout le moins plausible de tenir pour acquis qu’ils ont le même sens dans chacune des dispositions qui sont liées entre elles.

[176]   Il est utile de récapituler maintenant certains des points saillants du régime législatif et du contexte factuel dans lequel se situe la présente instance. L’Alliance a déposé la plainte au nom d’un « groupe professionnel identifiable » et comparé les salaires des employés appartenant à ce groupe aux salaires versés aux employés de cinquante-trois autres groupes professionnels de la fonction publique. Le groupe plaignant et les groupes de comparaison étaient tous des groupes professionnels créés par l’employeur.

[177]   Il a été établi, conformément aux articles 12 et 13 de l’Ordonnance, que le groupe plaignant était à prédominance féminine et que les cinquante-trois autres groupes professionnels étaient à prédominance masculine.

[178]   Les données auxquelles la Commission, puis le tribunal, ont eu accès relativement aux salaires des employés des groupes professionnels à prédominance masculine et à la valeur des fonctions qu’ils exécutent ont été recueillies dans le cadre de l’étude sur la parité salariale. Ces données sont représentatives de l’ensemble de cette population, parce qu’elles ont été tirées de questionnaires distribués à un échantillon aléatoire d’employés sélectionnés en fonction du poste qu’ils occupaient et non du groupe professionnel auquel ils appartenaient.

[179]   Par conséquent, ces données ont permis de dresser un tableau statistique fidèle des pratiques salariales de l’employeur, ou du rapport entre le salaire et la valeur des fonctions, pour la totalité des employés travaillant dans les groupes professionnels à prédominance masculine. Elles n’ont toutefois pas nécessairement fourni de renseignements statistiques fiables sur les salaires et la valeur des fonctions de chaque groupe professionnel ni, par conséquent, des cinquante-trois groupes professionnels cumulativement.

[180]   Les avocats de l’Alliance et de la Commission n’ont pas proposé d’interpréter l’expression « groupe professionnel » figurant dans l’Ordonnance autrement que comme s’entendant des groupes professionnels créés par l’employeur. Leurs arguments laissaient plutôt entendre que, parce que ces groupes ne convenaient pas au règlement des plaintes en matière d’équité salariale, il fallait interpréter l’Ordonnance de façon à faire jouer le rôle le plus négligeable possible aux groupes professionnels dans cet exercice. Ils ont plaidé, plus particulièrement, que les groupes professionnels perdent toute pertinence, sur le plan juridique, après avoir été utilisés pour déterminer si un groupe est à prédominance féminine ou masculine et pour s’assurer que les groupes retenus pour la comparaison sont composés majoritairement de personnes du sexe opposé.

[181]   L’avocate du procureur général a fait valoir que cette façon de concevoir le rôle attribué aux groupes professionnels par l’Ordonnance était trop restrictive dans le cadre de plaintes collectives. Ainsi, l’article 14 prévoit que, lorsqu’une comparaison est établie avec les salaires et les fonctions exécutées par plusieurs « autres groupes professionnels, ceux-ci sont considérés comme un seul groupe. » [Soulignements ajoutés.]

[182]   De plus, le paragraphe 15(1) dispose que « lorsque la plainte déposée dénonce une situation de disparité salariale entre un groupe professionnel et un autre groupe professionnel », et qu’une comparaison directe de « ces deux groupes » [soulignements ajoutés] ne peut être faite quant à l’équivalence des fonctions et aux salaires des employés, une comparaison indirecte de ces éléments peut être faite.

[183]   L’élément peut-être le plus révélateur est que le paragraphe 15(2) prévoit que, lorsqu’une comparaison indirecte est faite, « la courbe des salaires du groupe professionnel mentionné en second lieu doit être utilisée pour établir l’écart, s’il y a lieu » entre les employés du « groupe professionnel » plaignant et « l’autre groupe professionnel. » [Soulignements ajoutés.]

[184]   Par conséquent, l’avocate a conclu que l’Ordonnance prévoit clairement que, pour établir s’il existe une disparité salariale au sens de l’article 11 et, le cas échéant, en déterminer l’ampleur, le tribunal doit établir une comparaison entre le groupe plaignant et les employés appartenant aux groupes professionnels dont la majorité des membres sont de l’autre sexe. Pour mener à bien cet exercice, le tribunal doit disposer de données qui lui permettent de comparer des groupes professionnels. Les données auxquelles le tribunal a eu accès en l’espèce ne lui permettaient pas d’établir ce type de comparaison.

[185]   Bien que l’interprétation proposée par l’avocate du procureur général corresponde au « sens ordinaire » de ces dispositions, si l’Ordonnance est interprétée à la lumière de l’interprétation attribuée par le tribunal à l’article 11 de la Loi, à laquelle j’ai souscrit, il est difficile de voir quel objectif l’Ordonnance favoriserait en exigeant que la comparaison soit effectuée au niveau du groupe professionnel, plutôt qu’au niveau des employés appartenant aux groupes professionnels à prédominance masculine, échantillonnés selon leur poste, sans distinction quant à leur groupe professionnel.

[186]   Quoi qu’il en soit, compte tenu du grand nombre de groupes professionnels à prédominance masculine en cause, il est peu probable que la courbe de régression tracée pour résumer les données quant aux salaires et à la valeur des fonctions des employés échantillonnés selon leur groupe professionnel, fondue en une courbe composite conformément à l’article 14 de l’Ordonnance et tronquée pour former un segment, diffère beaucoup de la courbe produite à partir des données tirées d’un échantillon aléatoire des employés sélectionnés selon leur poste.

[187]   En conséquence, je crois que la mention des « groupes professionnels » dans l’Ordonnance renvoie simplement aux groupes identifiés en vertu des articles 12 et 13 comme des groupes à prédominance masculine ou féminine. Je ne puis conclure que l’article 15, si on l’interprète dans le contexte de l’article 11, compris correctement, et des risques inhérents à l’attribution d’une importance accrue aux groupes désignés par l’employeur aux fins de l’équité salariale, exige que les comparaisons portent sur les employés des groupes professionnels à prédominance masculine, échantillonnés selon leur groupe.

[188]   Si je fais erreur sur ce point, et si le tribunal avait commis une erreur de droit parce que l’article 15 de l’Ordonnance l’oblige à se fonder sur la courbe des salaires des groupes professionnels à prédominance masculine, cette erreur ne justifierait pas l’annulation de la décision du tribunal. Je traite de cette question plus loin, sous la rubrique « G. RÉPARATION À CARACTÈRE DISCRÉTIONNAIRE ».

6.         L’effet de cliquet

[189]   Un argument plaidé devant le tribunal par le Conseil du Trésor, et repris dans la présente instance par l’avocate du procureur général, portait que la méthode proposée par la Commission, et plus tard adoptée par le tribunal, produirait inévitablement un effet de cliquet sur les salaires. Il en résulterait qu’un rajustement aux fins de l’équité salariale en entraînerait inévitablement un autre, et ce dernier un autre encore, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous les employés reçoivent un jour le même salaire que les employés les mieux rémunérés parmi ceux qui exécutent des fonctions équivalentes, sans égard au sexe.

[190]   Cela se produirait parce que la méthode retenue par le tribunal exige que les salaires des groupes professionnels à prédominance féminine soient rehaussés au niveau de la courbe de régression représentant la moyenne des salaires versés aux employés des groupes professionnels à prédominance masculine. Par définition, il se trouvera des employés masculins dont les salaires seront inférieurs à la moyenne masculine et, partant, inférieurs aux salaires versés aux femmes à la suite du rajustement effectué en vertu de l’article 11.

[191]   Tous les employés, qu’ils soient de sexe masculin ou féminin, peuvent se prévaloir de l’article 11. Par conséquent, les hommes dont les salaires sont inférieurs à la moyenne masculine et, à la suite d’un rajustement effectué en vertu de l’article 11, inférieurs à ceux des femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, peuvent déposer une plainte alléguant qu’il existe une disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes.

[192]   L’augmentation du salaire de ces hommes au niveau de la courbe du salaire moyen des hommes entraînerait évidemment une élévation de cette courbe. Apparaîtrait alors un écart salarial entre les salaires versés aux hommes et aux femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, puisque les salaires versés aux femmes seraient désormais inférieurs à la nouvelle moyenne masculine. Cet écart donnerait lieu à une nouvelle plainte de la part des femmes et mènerait à un nouveau rajustement à la hausse de leurs salaires au niveau de la nouvelle moyenne masculine. Les hommes dont le salaire serait inférieur au nouveau salaire rajusté des femmes déposeraient à leur tour une plainte en vertu de l’article 11 et leurs salaires seraient rajustés en fonction de la nouvelle moyenne masculine. Ce processus ne prendrait fin que lorsque tous les employés, peu importe leur sexe, recevraient la même rémunération maximale pour exécuter des fonctions équivalentes.

[193]   L’avocate du procureur général a affirmé que cette question était expressément réglée par l’arrêt Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879 (l’arrêt SEPQA), dans lequel le juge Sopinka a adhéré à une interprétation particulière de l’article 11 permettant d’éviter l’effet de cliquet sur les salaires, qu’il estimait contraire à l’objet de la Loi parce que (à la page 888) :

[…] l’art. 11 garantirait non pas la parité salariale entre les sexes, mais le paiement d’un salaire égal pour des fonctions équivalentes indépendamment du sexe des employés.

[194]   L’avocate a fait valoir que l’effet de cliquet ne pourrait pas se produire avec la méthode proposée par le gouvernement pour éliminer la disparité salariale entre les hommes et les femmes, parce que les salaires du groupe professionnel plaignant à prédominance féminine ne seraient rehaussés que jusqu’au niveau du groupe professionnel à prédominance masculine exécutant des fonctions équivalentes le moins bien rémunéré.

[195]   Le tribunal a rejeté cet argument et il a dit, au paragraphe 393 [page D/491] :

L’objet d’une méthode de rajustement salarial dans le cadre de l’examen des plaintes à l’étude par le Tribunal c’est d’établir une courbe des salaires des hommes afin de cerner la politique salariale pratiquée par l’employeur à l’égard des hommes. À notre avis, cette démarche ne peut se traduire par le dépôt d’une plainte par des hommes alléguant qu’ils ont fait l’objet d’une pratique discriminatoire. En l’instance, l’effet de cliquet ne cadre pas avec les objectifs fondamentaux de l’équité salariale et, pour cette raison, il n’est pas compatible avec l’objet de l’art. 11.

[196]   À mon avis, cette conclusion est éminemment sensée. Toutefois, elle ne peut être déterminante quant à la question qui m’est soumise, portant que l’effet de cliquet paraît ne pas avoir causé de problème dans le contexte des autres lois en matière d’équité salariale lorsqu’une méthode semblable à celle retenue par le tribunal a été utilisée pour mesurer les écarts salariaux. De telles lois ne permettent habituellement qu’aux groupes à prédominance féminine de déposer une plainte.

[197]   Avec égards, il ne suffit pas non plus à l’avocate de la Commission d’affirmer que la Commission n’accepterait pas une plainte déposée par des hommes dans le cas où la disparité salariale alléguée entre les hommes et les femmes résulterait d’un rajustement effectué précédemment en vertu de l’article 11 à la suite d’une plainte déposée par des femmes.

[198]   La question qui est pertinente est celle de savoir si une plainte déposée par des hommes dans cette situation hypothétique alléguerait, en somme, que l’employeur instaure ou pratique la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes et contreviendrait de ce fait à l’article 11, interprété correctement.

[199]   J’estime que ce ne serait pas le cas. Certes, l’article 11 n’exclut pas les plaintes déposées par des hommes alléguant qu’ils reçoivent un salaire moindre que les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, mais aucune interprétation de l’article 11 ne peut faire abstraction du fait qu’il vise principalement à remédier au problème de l’écart salarial défavorable aux femmes résultant de la ségrégation des emplois fondée sur le sexe et de la sous-évaluation systémique des tâches habituellement exécutées par des femmes.

[200]   De plus, l’article 14 de l’Ordonnance exprime, dans une disposition législative, l’opinion de la Commission que le principe de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes n’exige pas que les salaires des femmes soient rajustés à la hausse jusqu’au niveau des hommes les mieux rémunérés qui exécutent des fonctions équivalentes. Il suffit que les salaires des femmes ne soient pas inférieurs au salaire moyen des hommes.

[201]   Par conséquent, une plainte déposée par des hommes, alléguant qu’ils reçoivent un salaire moindre que les femmes dont les salaires ont été rajustés au niveau du salaire moyen des hommes par application de l’article 11, et qu’ils sont donc victimes d’une disparité salariale interdite par l’article 11, ne pourrait être accueillie si l’on entend respecter l’esprit de la loi. Une interprétation littérale des termes de l’article 11 doit céder le pas à une interprétation qui tient compte du contexte législatif dans lequel ils figurent.

[202]   Lorsque les salaires des femmes sont rajustés à la hausse à la suite d’une plainte déposée en vertu de l’article 11, conformément à la méthode utilisée par le tribunal en l’espèce, tout écart salarial en résultant entre les salaires des femmes et ceux des hommes dont le salaire se situe en-dessous de la moyenne pourrait à juste titre être considéré comme autorisé par la loi. Il ne s’agirait donc pas d’une disparité que l’employeur instaure ou pratique au sens du paragraphe 11(1).

[203]   On pourrait aussi dire que, lorsqu’un rajustement des salaires est effectué en vertu de l’article 11 à la suite d’une plainte collective, toute courbe salariale fondée sur le sexe disparaît. Il en résulte une courbe unique pour tous les groupes, indépendamment de la question de savoir s’ils sont à prédominance masculine ou féminine. En pareil cas, lorsqu’une solution systémique a été conçue, une plainte individuelle fondée sur l’article 11 n’a pas sa place.

[204]   Cette conclusion n’est pas non plus incompatible avec l’arrêt prononcé dans l’affaire SEPQA, précitée, portant sur des faits très différents de ceux qui me sont soumis, et dans laquelle la question principale en litige touchait les obligations procédurales de la Commission et la possibilité d’en contester les décisions par voie de contrôle judiciaire en vertu des articles 18 ou 28 de la Loi sur la Cour fédérale, [S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10] avant les modifications apportées en 1993.

[205]   En outre, il semble que, dans le passage où figure la phrase déjà citée, le juge Sopinka ait simplement expliqué, sans nécessairement l’adopter, la façon dont la Commission avait évité l’effet de cliquet. L’interprétation de l’article 11 que j’ai retenue évite aussi l’effet de cliquet, même si ce n’est apparemment pas de la façon décrite dans l’arrêt SEPQA, précité.

F.         NOUVEAU CALCUL

[206]   Lors de l’audition de la demande de contrôle judiciaire, tous reconnaissaient que, si les données recueillies dans le cadre de l’étude sur la parité salariale révélaient l’existence, en 1987, d’un écart salarial contraire à l’article 11 de la Loi, toute réparation pécuniaire accordée pour combler cet écart devait s’appliquer rétroactivement entre la date de la décision du tribunal, soit le 29 juillet 1998, et le mois de mars 1985 où l’étude sur la parité salariale a été annoncée et où la défenderesse a accepté de laisser en suspens toutes les plaintes existantes et éventuelles en matière d’équité salariale soumises à la Commission. Les parties ne s’entendaient toutefois pas sur la question de savoir comment les montants payables au cours de chacune de ces années, autres que 1987, devaient être calculés.

[207]   Le tribunal a retenu la méthode proposée par la Commission et l’Alliance. Cette méthode veut que l’écart salarial soit calculé de nouveau annuellement en tenant compte des augmentations de salaire versées non seulement aux membres du groupe plaignant, mais aussi aux employés appartenant aux groupes professionnels à prédominance masculine inclus dans la courbe segmentée. Par conséquent, l’écart salarial devrait augmenter si les salaires des membres des groupes de comparaison ont augmenté plus rapidement que ceux des plaignants et diminuer si les augmentations de salaire des plaignants ont été supérieures.

[208]   Le procureur général ne semble pas s’être opposé en principe à cette méthode de calcul, mais son avocate a soutenu qu’elle ne pouvait pas être utilisée légalement en l’espèce compte tenu des faits en cause. Et ce, parce qu’elle tient pour acquis que la valeur des fonctions exécutées par les personnes dont les salaires sont comparés est demeurée constante pendant toute la période de rétroactivité. Or, dans son témoignage, M. Willis a expliqué que, en raison de la nature changeante des fonctions, la valeur des fonctions exécutées au cours d’une période de dix ans, par exemple, ne devrait habituellement pas demeurer constante. Par conséquent, plus on s’éloigne de 1987, l’année sur laquelle porte l’étude sur la parité salariale, moins on peut se fier aux données pour déterminer la valeur des fonctions exécutées par les employés appartenant au groupe plaignant et aux groupes professionnels de comparaison.

[209]   Ainsi, il serait contraire à l’article 11 de la Loi de mesurer l’écart salarial au cours d’une année donnée par référence, par exemple, au niveau des salaires pour l’année 1995 et à la valeur des fonctions exécutées pour l’année 1987, parce que la mesure de l’écart salarial ne tiendrait pas compte des changements qui sont probablement survenus quant à la valeur des fonctions exécutées. Par conséquent, il se peut que l’écart salarial mesuré au moyen de la méthode de calcul retenue par le tribunal ne constitue pas une disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes. Toute disparité salariale pour ces années pourrait donc ne pas être imputée au sexe.

[210]   L’avocate a donc fait valoir qu’il faut calculer l’écart salarial une fois pour toutes en 1987, et le majorer du pourcentage de l’augmentation de salaire accordée aux membres du groupe plaignant. Par conséquent, selon la formule proposée par le Conseil du Trésor, si les membres du groupe plaignant ont obtenu une augmentation de salaire de 2 p. 100 en 1988 à la suite de négociations collectives, la somme payable pour l’année 1988 correspondrait à la somme payable pour l’année 1987, majorée de 2 p. 100, sans égard à ce qui est advenu des salaires des membres des groupes professionnels de comparaison à prédominance masculine.

[211]   La faiblesse de cette proposition tient, bien sûr, au fait qu’elle ne mène pas au résultat visé par la Loi, c’est-à-dire mesurer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes.

[212]   Il a été admis que, malgré l’existence de données accessibles sur les taux de rémunération, il serait impossible de déterminer la valeur réelle des fonctions exécutées par les membres du groupe plaignant et des groupes de comparaison au cours des années postérieures à 1987. L’absence de données pertinentes crée sans aucun doute un grave problème pratique au tribunal. Toutefois, le tribunal était tenu de faire de son mieux à l’aide des données dont il disposait pour mettre en œuvre les dispositions de l’article 11, interprété de façon large et libérale.

[213]   À mon avis, le tribunal pouvait, dans ces circonstances, adopter la méthode du nouveau calcul annuel afin de déterminer l’écart salarial pour chacune des années de la période de rétroactivité. J’ai tiré cette conclusion en prenant aussi en compte le fait que la méthode proposée par le Conseil du Trésor pour le calcul de l’écart salarial s’appuie sur la prémisse tout aussi improbable que l’écart salarial est demeuré constant au cours de cette période.

[214]   À l’appui de la méthode retenue par le tribunal, on peut aussi souligner que le Conseil du Trésor lui-même avait accepté de retenir la méthode du nouveau calcul annuel dans certaines transactions conclues avec l’Alliance en matière d’équité salariale. De plus, lorsque le Conseil du Trésor a accordé unilatéralement un montant au titre de l’équité salariale en 1990, il a aussi calculé les écarts salariaux au moyen de la méthode du nouveau calcul annuel que le tribunal a retenue plus tard en l’espèce.

[215]   L’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Ministère de la Défense nationale), [1996] 3 C.F. 789 (C.A.), appuie aussi indirectement la décision du tribunal. Dans cette affaire, le juge Hugessen de la Cour d’appel a dit qu’il était compatible avec les principes édictés par la législation en matière de droits de la personne de présumer qu’une fois établie l’existence d’un écart salarial, cet écart existait aussi avant le début de la période à l’étude. En conséquence, après que l’Alliance a établi, à partir de données pour l’année 1987, l’existence d’une disparité salariale d’une certaine ampleur, il incombait à l’employeur de démontrer que la valeur des fonctions exécutées ou les salaires avaient changé et que ces changements avaient modifié l’ampleur de l’écart salarial pour l’application de l’article 11.

[216]   À mon avis, la preuve offerte par M. Willis, selon laquelle il est vraisemblable que des changements sont survenus dans le type de fonctions exécutées au cours d’une période de dix ans et ont rendu les données pour 1987 moins fiables en ce qui concerne la valeur des fonctions exécutées par les employés comparés, ne suffit pour décharger le Conseil du Trésor de son fardeau de preuve et ne fait donc pas de la décision du tribunal un moyen déraisonnable de mettre en œuvre les objectifs généraux de l’article 11 de la Loi. Aucune preuve n’a été produite quant à savoir si de tels changements sont effectivement survenus et, le cas échéant, s’ils ont élargi ou rétréci l’écart salarial.

[217]   La remarque suivante formulée par le juge Hugessen de la Cour d’appel (à la page 815) est tout aussi pertinente quant à la situation dans laquelle se trouvait le tribunal en l’espèce :

[…] la Cour, sachant que la partie demanderesse a subi des dommages, ne peut refuser d’accorder réparation uniquement parce que le montant précis des dommages est difficile ou impossible à établir. Le juge doit faire de son mieux à l’aide des éléments dont il dispose. [Non souligné dans l’original.]

[218]   En résumé, compte tenu de l’information incomplète dont il disposait, et notamment du fait que le Conseil du Trésor n’a pas produit de preuve établissant que la valeur des fonctions exécutées par les employés en cause a effectivement changé, je ne puis qualifier la méthode retenue par le tribunal de déraisonnable, d’autant plus que la solution de rechange proposée par le Conseil du Trésor ne respectait pas plus fidèlement l’objet de l’article 11.

[219]   Pour ces motifs, j’estime que le tribunal n’a commis aucune erreur de droit en retenant la méthode du nouveau calcul annuel afin de déterminer l’ampleur de l’écart salarial pour la période s’échelonnant de 1985 à 1998.

G.        RÉPARATION À CARACTÈRE DISCRÉTIONNAIRE

[220]   Si, contrairement à l’opinion que j’ai déjà exprimée, le tribunal a commis une erreur de droit en ne comparant pas les salaires des employés du groupe professionnel et la valeur des fonctions qu’ils exécutent aux salaires et aux fonctions des groupes professionnels à prédominance masculine de la façon prescrite par l’Ordonnance, il ne s’ensuit pas nécessairement que la décision du tribunal doit être annulée.

[221]   Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour a le pouvoir discrétionnaire d’accorder ou de refuser la réparation sollicitée par le demandeur, même lorsque l’auteur de la décision administrative a commis une erreur donnant ouverture au contrôle judiciaire. Il existe plusieurs motifs pouvant justifier le refus de la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire, dont certains peuvent être pertinents en l’espèce.

[222]   Ainsi, l’inconduite du demandeur peut justifier le refus de lui accorder réparation. L’avocat de l’Alliance a plaidé énergiquement que c’était le cas en l’espèce.

[223]   Il a invoqué plus particulièrement le fait que, pendant l’étude sur la parité salariale, le Conseil du Trésor a tenu pour acquis que la courbe de comparaison masculine serait constituée comme une courbe composite de tous les membres des groupes professionnels à prédominance masculine, échantillonnés selon les fonctions qu’ils exécutent et non selon le groupe professionnel auquel ils appartiennent. Le Conseil du Trésor ne pouvait donc pas alléguer par la suite devant le tribunal et devant la Cour que la courbe de comparaison masculine devait être établie d’après le groupe professionnel.

[224]   Je crois néanmoins que ce n’est pas là le genre de comportement qui empêche le gouvernement, en sa qualité de représentant de l’intérêt public, de faire valoir plus tard, en toute bonne conscience, après avoir examiné la loi plus attentivement, qu’il conçoit maintenant différemment les exigences de la loi. Comme l’avocate du procureur général l’a bien expliqué, au cours de l’étude sur la parité salariale, toutes les parties ont appris à quel point il était complexe d’identifier et de mesurer la discrimination salariale systémique, leur accord quant à la méthode à utiliser n’était que provisoire, aucune jurisprudence n’existait quant à l’interprétation de la disposition législative pertinente et, à l’époque, l’Alliance et le Conseil du Trésor travaillaient de concert.

[225]   Je n’accorde pas beaucoup de poids non plus à la preuve selon laquelle le gouvernement a simplement changé d’idée sur les limites prescrites par la Loi et l’Ordonnance quant à la méthode à utiliser lorsqu’il s’est rendu compte que les données sur la valeur des fonctions exécutées par les membres du groupe plaignant à prédominance féminine révélaient que la disparité salariale était beaucoup plus prononcée qu’il l’avait d’abord cru. La préoccupation du gouvernement de ne pas dépenser plus de deniers publics que la loi ne l’exige ou ne le permet est tout à fait légitime.

[226]   Pour la même raison, je ne pense pas que le Conseil du Trésor s’est mal conduit en mettant en doute devant le tribunal la fiabilité des évaluations des fonctions exécutées par les membres du groupe plaignant ou l’utilisation par le tribunal des données recueillies à l’aide de questionnaires confidentiels. Ces arguments n’ont pas été retenus, mais ils n’étaient pas futiles.

[227]   Il a aussi été plaidé que la contestation, par le gouvernement, de la validité de la décision du tribunal était maintenant irrecevable, en raison d’une déclaration faite avant les élections, en 1993, par M. Chrétien qui était alors chef de l’opposition. M. Chrétien avait alors déclaré que, si un gouvernement libéral était élu, il mettrait en œuvre sans délai la décision que prononcerait le tribunal relativement au présent litige. Peu importe que cette déclaration puisse être considérée ou non comme devant s’appliquer uniquement à une décision juridiquement valide du tribunal, comme l’a soutenu l’avocate, c’est par le processus politique, plutôt que par le processus judiciaire, que l’auteur d’une telle déclaration devrait être forcé d’en rendre compte.

[228]   Le motif le plus valable de refuser d’accorder réparation tient au fait que l’annulation de la décision du tribunal, fondée sur le non-respect de l’article 15 de l’Ordonnance, ferait vraisemblablement échec aux buts qui sous-tendent l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et créerait une injustice importante pour les milliers de fonctionnaires fédéraux, dont beaucoup sont maintenant à leur retraite, qui seraient privés du paiement des arriérés de salaire, de la rémunération future et des augmentations de pension auxquels ils ont droit.

[229]   Ces éléments doivent évidemment être soupesés en regard du principe voulant que les tribunaux administratifs soient tenus d’exercer les pouvoirs décisionnels que la loi leur confère en conformité avec leur loi habilitante et que les deniers publics ne soient pas dépensés en exécution de décisions incompatibles avec les directives de la législature, qui ont caractère obligatoire en droit.

[230]   Dans ce contexte, il est important de se rappeler qu’une demande de contrôle judiciaire est une procédure de droit public et que le tribunal accorde réparation, en dernière analyse, pour promouvoir l’intérêt public. Par conséquent, il y a lieu de refuser d’accorder réparation lorsque l’annulation d’une décision ne servirait pas l’intérêt public, même si elle est viciée par une erreur de droit. C’est le principe fondamental qui sous-tend les différents motifs pouvant justifier le refus d’accorder les réparations à caractère discrétionnaire qui peuvent être obtenues par voie de contrôle judiciaire.

[231]   En soupesant les considérations d’intérêt public opposées susmentionnées, j’ai tenu compte des éléments qui suivent.

[232]   Premièrement, il serait à toute fin pratique impossible d’échantillonner à nouveau la population de comparaison en fonction des groupes professionnels. Des questionnaires détaillés devraient être remplis pour que l’on puisse connaître la valeur des fonctions que les membres de ces groupes exécutaient à l’époque pertinente, il y a plus de dix ans. Compte tenu de ce long délai, auquel est aussi attribuable le grand nombre de membres des groupes professionnels en cause qui ont pris leur retraite et qui ont quitté la fonction publique pour d’autres raisons, il est hautement improbable que des données fiables puissent être colligées aux fins de déterminer la valeur des fonctions exécutées par ces groupes.

[233]   Deuxièmement, même si cela était possible en théorie, un nouvel échantillonnage d’hommes selon le groupe professionnel auquel ils appartiennent, à des fins de comparaison, entraînerait des dépenses considérables et retarderait encore le règlement du litige. L’affaire a déjà trop traîné et elle a déjà coûté trop cher à tous les intéressés. Je serais réticent à accorder une réparation qui aurait pour effet d’entraîner un nouveau retard, en raison duquel beaucoup de personnes subiraient une injustice. Dans ce contexte, la justice différée serait vraisemblablement un déni de justice.

[234]   En ce qui a trait à l’intérêt qu’a le public à ce que la loi soit appliquée et que les deniers publics soient dépensés en toute légalité, je ne puis affirmer que si le tribunal a commis une erreur de droit du fait qu’il n’aurait pas respecté l’Ordonnance, cette erreur est négligeable; aucune preuve n’a été offerte sur la question de savoir dans quelle mesure le résultat de l’instance aurait été différent en bout de ligne. Je ne crois toutefois pas que cette différence aurait été bien grande, mais je ne peux en être sûr. Et je ne sais pas non plus, par ailleurs, à quelle partie elle aurait été favorable.

[235]   Enfin, pour les motifs déjà exposés, si le tribunal a contrevenu à l’article 15 de l’Ordonnance, cette erreur est de nature purement technique et elle ne contrecarre ni les objets fondamentaux de l’article 11 ni leur mise en œuvre.

[236]   Après avoir soupesé ces considérations opposées, je conclus que les coûts qu’entraînerait l’annulation de la décision du tribunal pour non-respect de l’article 15 dépasseraient l’avantage qui en découlerait pour l’intérêt public, même si je me contentais de renvoyer l’affaire dans le seul but de faire corriger cette erreur éventuelle.

H.        CONCLUSION

[237]   J’estime que la position défendue par le procureur général en l’espèce comporte deux failles quant à la façon dont elle est structurée. Premièrement, sa démarche relativement à l’interprétation de la Loi canadienne sur les droits de la personne et de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale est trop abstraite : elle ne s’appuie pas suffisamment sur les réalités factuelles du contexte de l’emploi en cause, sur le témoignage de la batterie de témoins experts qui ont assisté la Commission et le tribunal ni sur les lois analogues en vigueur dans d’autres ressorts.

[238]   Le procureur général a tenté de transformer en questions de droit général et d’interprétation des lois certains aspects de l’application d’une mesure législative prise par le Parlement pour édicter le principe de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes, alors qu’il convient plutôt de les envisager comme des questions factuelles, techniques ou discrétionnaires, ou comme des questions mixtes de fait et de droit, confiées à des organismes spécialisés responsables de l’administration de la loi.

[239]   Deuxièmement, l’argumentation du procureur général était fondée sur l’interprétation la plus étroite possible de la Loi canadienne sur les droits de la personne, y compris de la définition du problème visé par l’article 11 et des mesures que le tribunal était autorisé à prendre, en vertu de la loi, pour y remédier. Elle ne tenait compte que pour la forme des avertissements servis par la Cour suprême du Canada selon lesquels la législation en matière de droits de la personne doit, de par sa nature quasi constitutionnelle, recevoir une interprétation large et libérale.

[240]   Le procureur général a trop souvent semblé considérer les dispositions pertinentes de la Loi comme un carcan qui limite le tribunal, plutôt que comme un outil qui aide les organismes spécialisés à appliquer une solution aux problèmes, existant de longue date, de disparité salariale systémique découlant de la ségrégation des emplois selon le sexe et de la sous-évaluation du travail des femmes.

[241]   Trois conséquences découlent de l’interprétation attribuée par le procureur général à la Loi canadienne sur les droits de la personne et à l’Ordonnance. Premièrement, le tribunal n’est pas autorisé à identifier et à mesurer une disparité salariale au moyen d’une méthode qui tiendrait compte du fait que les femmes sont sous-représentées parmi les employés qui exécutent des fonctions de valeur supérieure, pour lesquelles la rémunération augmente plus rapidement que la valeur des fonctions. Plutôt que d’adopter une méthode approuvée par tous les témoins experts qui ont déposé devant lui, le tribunal devrait en adopter une qui ne bénéficie de l’appui d’aucun des témoins.

[242]   Deuxièmement, le tribunal n’est pas autorisé à identifier ni à mesurer une disparité salariale en comparant les salaires des employés appartenant aux groupes professionnels à prédominance féminine au salaire moyen des employés appartenant aux groupes à prédominance masculine qui exécutent des fonctions équivalentes. Il doit plutôt limiter sa comparaison aux salaires des employés appartenant au groupe à prédominance masculine le moins bien rémunéré.

[243]   Troisièmement, le tribunal doit fonder sa comparaison sur les groupes professionnels, malgré leur utilité limitée comme fondement à la fixation des salaires en général et aux exercices d’équité salariale en particulier.

[244]   Je suis d’avis qu’on ne peut supposer que le Parlement a voulu l’une de ces conséquences lorsqu’il a édicté le principe de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes dans l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne dans l’espoir d’éradiquer la discrimination salariale systémique résultant de la ségrégation des emplois selon le sexe et de la sous-évaluation du travail habituellement exécuté par des femmes.

[245]   Pour les motifs que j’ai exposés, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[246]   En grande partie parce que l’Alliance a eu gain de cause en l’espèce, je lui adjuge ses dépens, malgré l’importance des questions soulevées par le demandeur. Je rejette toutefois la prétention de l’Alliance portant que l’adjudication des dépens selon l’échelle la plus élevée est justifiée.

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