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[2000] 2 C.F. 292

A-50-97

Sandra Gernhart (appelante)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

Répertorié : Gernhart c. Canada (C.A.)

Cour d’appel, juges Rothstein, Noël et Sexton J.C.A. —Ottawa, 21 septembre et 1er novembre 1999.

Impôt sur le revenu — Saisies — Lorsqu’un contribuable interjette appel d’une cotisation, l’art. 176(1) de la LIR prévoit que le MRN doit transférer tous les documents fiscaux de la partie appelante à la C.C.I., et il est ainsi possible pour le public d’examiner les documents — Bien que les déclarations de revenu ne bénéficient que d’un moindre degré de confidentialité, l’art. 176(1) de la Loi est inconstitutionnel parce qu’il permet une saisie abusive, en violation de l’art. 8 de la Charte et que cette atteinte n’est pas justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Fouilles, perquisitions ou saisies abusives — L’art. 176(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu prévoit que le MRN doit, lorsqu’un contribuable interjette appel d’une cotisation, transférer tous les documents fiscaux de la partie appelante à la C.C.I., et il est ainsi possible pour le public d’examiner les documents — Bien que les déclarations de revenu ne bénéficient que d’un moindre degré de confidentialité, l’art. 176(1) de la Loi est sans conteste devenu inutile; il est inconstitutionnel parce qu’il permet une saisie abusive en violation de l’art. 8 de la Charte et que cette atteinte n’est pas justifiée en vertu de l’article premier de la Charte — Une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte n’est pas limitée aux « activités d’enquêtes ».

Juges et tribunaux — L’art. 124 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale) traite les documents transmis par le MRN comme « éléments du dossier de la Cour » mais ils ne constituent pas des éléments de preuve à moins qu’ils n’aient été présentés à ce titre — Il est inapproprié qu’un juge examine le dossier qui peut renfermer des éléments qui n’ont pas été présentés conformément aux règles de la preuve — Dans notre système contradictoire, le procès n’est pas censé être une exploration scientifique où le juge joue le rôle de directeur des recherches.

Quand le contribuable a interjeté appel de la cotisation de sa déclaration de revenus pour l’année 1994 devant la Cour canadienne de l’impôt, le paragraphe 176(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR) obligeait le ministre du Revenu national à transmettre à la Cour de l’impôt des copies des déclarations, avis de cotisation, avis d’opposition et de toute notification pertinents à l’appel, et, par l’application de la règle 16 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), tous ces documents sont devenus accessibles au grand public.

Le contribuable cherchant à protéger la confidentialité de sa déclaration d’impôt, a présenté une demande à la Section de première instance de la Cour fédérale visant à faire déclarer inconstitutionnel le paragraphe 176(1) de la LIR parce qu’il permet une saisie abusive, en violation de l’article 8 de la Charte. Après avoir établi une distinction d’avec les arrêts de principe de la Cour suprême du Canada sur les saisies abusives au motif que ces affaires portaient sur l’application de l’article 8 de la Charte dans le cadre « d’activités d’enquête », le juge de la Section de première instance a décidé que le simple fait de transférer ces documents à la Cour en vue d’un appel ne peut être considéré comme une saisie et a rejeté la demande. Il s’agit d’un appel interjeté contre cette décision.

Arrêt : l’appel est accueilli.

La première question en litige était de savoir si le transfert de tous les documents du MRN à la Cour de l’impôt effectué conformément au paragraphe 176(1) de la LIR constituait une saisie abusive, par dérogation à l’article 8 de la Charte.

Quand il produit une déclaration, le contribuable a une attente raisonnable en matière de vie privée en raison de l’article 241 de la LIR. Le MRN doit considérer qu’une déclaration de revenus d’un contribuable est confidentielle en raison de l’obligation de respecter la dignité et la vie privée d’un contribuable.

L’article 8 de la Charte n’est pas restreint qu’aux circonstances où une enquête est effectuée. En l’espèce, l’application du paragraphe 176(1) de la LIR a l’effet d’une saisie. Le libellé de l’article 8 n’établit pas de distinction entre les saisies effectuées dans le cadre d’enquêtes et celles qui ne le sont pas. La logique ne commande pas une telle distinction.

Le fait que les contribuables s’attendent peu à ce que l’on garde confidentiels les renseignements ayant trait à leur revenu est tempéré par l’attente que les demandes de renseignements aient des limites et qu’elles respectent des modalités justes et raisonnables : R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627. Le paragraphe 176(1) de la LIR constitue une atteinte importante au droit à la vie privée d’un individu. Même si l’on suppose qu’une déclaration de revenus ne bénéficie que d’un moindre degré de confidentialité, ce moindre degré de confidentialité serait inévitablement anéanti par la divulgation de la déclaration de revenus d’un contribuable au grand public en général.

À une époque où l’on ne pouvait pas facilement faire des photocopies, le paragraphe 176(1) était une méthode simple pour les décideurs d’obtenir de l’information sur les contestations relatives à l’impôt qu’ils allaient entendre. Il a été admis que le paragraphe 176(1) était devenu anachronique et inutile en raison de l’évolution des mœurs, de la technologie et de la pratique du droit.

Le paragraphe 176(1) a permis une saisie abusive. Bien que le paragraphe provienne de la LIR, et bien que l’on ait de façon générale de moindres attentes en matière de vie privée à l’égard d’une déclaration de revenus, l’atteinte à la vie privée d’un contribuable est potentiellement énorme. Le paragraphe 176(1) rend possible que toute personne puisse consulter la déclaration d’un contribuable, que la déclaration soit ou non présentée en preuve au procès. Étant donné que le MRN a reconnu que le paragraphe 176(1) ne sert plus aucun intérêt légitime, cette atteinte, en revanche, n’était pas contrebalancée par un objectif suffisamment important du gouvernement. Un des objectifs que vise la Charte est d’assurer que la loi reflète les valeurs de son temps.

La deuxième question en litige était de savoir si le paragraphe 176(1) de la LIR constituait une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte.

L’admission du MRN voulait également dire que le paragraphe 176(1) de la LIR ne satisfaisait pas au premier volet de l’analyse établie dans l’arrêt ; La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, relativement à l’article premier de la Charte, qui exige que le gouvernement démontre que la disposition inconstitutionnelle se rapporte « à un objectif suffisamment important ».

Bien que le contribuable ait seulement cherché à contester la divulgation au public de sa déclaration de revenus, le paragraphe 176(1) de la LIR devrait, conformément à l’arrêt de la Cour suprême du Canada Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, être invalidé intégralement.

Il est inapproprié que les juges examinent le dossier de la Cour, qui peut renfermer des éléments qui n’ont pas été présentés conformément aux règles de la preuve, en présence des deux parties. Agir ainsi est incompatible avec notre système contradictoire dans lequel le rôle du juge du procès n’est pas celui d’un directeur des recherches : Phillips et al. v. Ford Motor Co. of Canada et al., [1971] 2 O.R. 637 (C.A.).

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 8.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52(1).

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 169(1) (mod. par L.C. 1994, ch. 7, ann. II, art. 140), 176(1), 239(2.2) (mod., idem, ann. VIII, art. 136), 241(1) (mod., idem, art. 137; 1998, ch. 19, art. 236), (2) (mod. par L.C. 1994, ch. 7, ann. VIII, art. 137), (3) (mod., idem; 1998, ch. 19, art. 236), (4)a) (mod. par L.C. 1994, ch. 7, ann. VIII, art. 137; 1998, ch. 19, art. 236).

Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 231(3).

Loi sur la protection des renseignements personnels, S.C. 1980-81-82-83, ch. 111, ann. II.

Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), DORS/90-688, art. 16 (mod. par DORS/95-113, art. 2), 124.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; (1988), 73 Nfld. & P.E.I.R. 13; 55 D.L.R. (4th) 503; 229 A.P.R. 13; 45 C.C.C. (3d) 244; 66 C.R. (3d) 348; 10 M.V.R. (2d) 1; 89 N.R. 249; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; (1990), 67 D.L.R. (4th) 161; 54 C.C.C. (3d) 417; 29 C.P.R. (3d) 97; 76 C.R. (3d) 129; 47 C.R.R. 1; 106 N.R. 161; 39 O.A.C. 161; R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20; (1994), 110 D.L.R. (4th) 297; 87 C.C.C. (3d) 193; 26 C.R. (4th) 289; 19 C.R.R. (2d) 193; 49 M.V.R. (2d) 161; 162 N.R. 321; 69 O.A.C. 81; Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; (1984), 55 A.R. 291; 11 D.L.R. (4th) 641; [1984] 6 W.W.R. 577; 33 Alta. L.R. (2d) 193; 27 B.L.R. 297; 14 C.C.C. (3d) 97; 2 C.P.R. (3d) 1; 41 C.R. (3d) 97; 9 C.R.R. 355; 84 DTC 6467; 55 N.R. 241; R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627; (1990), 68 D.L.R. (4th) 568; 55 C.C.C. (3d) 530; [1990] 2 C.T.C. 103; 76 C.R. (3d) 283; 47 C.R.R. 151; 90 DTC 6243; 106 N.R. 385; 39 O.A.C. 385; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; (1987), 38 D.L.R. (4th) 508; [1987] 3 W.W.R. 699; 13 B.C.L.R. (2d) 1; 33 C.C.C. (3d) 1; 56 C.R. (3d) 193; 28 C.R.R. 122; 74 N.R. 276; La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 65 N.R. 87; 14 O.A.C. 335; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; (1995), 127 D.L.R. (4th) 1; 100 C.C.C. (3d) 449; 62 C.P.R. (3d) 417; 31 C.R.R. (2d) 189; 187 N.R. 1; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; (1992), 93 D.L.R. (4th) 1; 92 CLLC 14,036; 10 C.R.R. (2d) 1; 139 N.R. 1; R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3 W.W.R. 481; 37 Alta. L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385; 85 CLLC 14,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81; Phillips et al. v. Ford Motor Co. of Canada Ltd. et al., [1971] 2 O.R. 637; (1971), 18 D.L.R. (3d) 641 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

Comité paritaire de l’industrie de la chemise c. Potash; Comité paritaire de l’industrie de la chemise c. Sélection Milton, [1994] 2 R.C.S. 406; (1994), 115 D.L.R. (4th) 702; 91 C.C.C. (3d) 315; 4 C.C.E.L. (2d) 214; 94 CLLC 14,034; 21 C.R.R. (2d) 193; 168 N.R. 241; 61 Q.A.C. 241; British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3; (1995), 123 D.L.R. (4th) 462; [1995] 5 W.W.R. 129; 4 B.C.L.R. (3d) 1; 97 C.C.C. (3d) 505; 7 C.C.L.S. 1; 38 C.R. (4th) 133; 180 N.R. 241.

DOCTRINE

Sopinka, John et al. The Law of Evidence in Canada. Toronto : Butterworths, 1992.

APPEL d’une décision de la Section de première instance (Gernhart c. R., [1997] 2 C.T.C. 23; (1997), 97 DTC 5038; 132 F.T.R. 2) qui a rejeté une demande visant à faire déclarer inconstitutionnel le paragraphe 176(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu parce qu’il permet une saisie abusive, en violation de l’article 8 de la Charte. L’appel est accueilli.

ONT COMPARU :

Richard W. Pound, c.r., et Pierre Martel pour l’appelante.

Roger Leclaire pour l’intimée.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stikeman, Elliott, Montréal, pour l’appelante.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Sexton, J.C.A. :

INTRODUCTION

[1]        Quand Sandra Gernhart a produit sa déclaration de revenus pour l’année 1994, elle s’attendait à ce que son contenu ne soit pas divulgué par Revenu Canada. Les déclarations de revenus peuvent contenir de l’information sur les contribuables telle que : leur état matrimonial ou s’ils vivent en union de fait, les sources et les montants de leurs revenus, s’ils ont des personnes à charge, leur âge et leur état physique s’ils sont handicapés, les montants et les bénéficiaires de dons aux œuvres de bienfaisance ou de contributions politiques, et les modalités de leur pension. Si un contribuable demande des crédits d’impôt, il doit fournir des détails sur les gens qu’il emploie et pour qui il engage des frais de représentation, s’il entend déduire les coûts en tant que dépenses d’entreprise.

[2]        Il n’aurait jamais été possible pour le public d’examiner la déclaration de revenus de Sandra Gernhart si elle n’avait pas été en désaccord avec les fonctionnaires du ministère du Revenu. Lorsqu’elle a interjeté appel de leur décision, par effet de la loi, sa déclaration de revenus est devenue accessible au grand public. Quiconque pouvait payer des frais de 0 40 $ la page pouvait obtenir des copies de sa déclaration.

LES FAITS

[3]        Au mois d’avril 1994, Sandra Gernhart a interjeté appel de la cotisation du ministre du Revenu national (ci-après le ministre) relative à sa déclaration de revenus. La Cour canadienne de l’impôt devait entendre l’appel.

[4]        Une fois l’appel de Mme Gernhart entamé, le paragraphe 176(1) de la Loi [Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1] obligeait le ministre à :

176. (1) […] fait transmettre à cette cour […] des copies des déclarations, avis de cotisation, avis d’opposition et de toute notification pertinents à l’appel.

[5]        L’article 16 [mod. par DORS/95-113, art. 2] des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), DORS/90-688 (ci-après « la procédure générale ») permet généralement à « toute personne » :

16. […]

a) [d’] examiner les dossiers de la Cour portant sur une question dont celle-ci est saisie;

b) […] obtenir une photocopie de tout document contenu dans un dossier de la Cour.

[6]        Mme Gernhart a présenté une demande au juge Dubé visant à faire déclarer inconstitutionnel le paragraphe 176(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu parce qu’il permet une saisie abusive, en violation de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Le juge Dubé a rejeté sa demande [[1997] 2 C.T.C. 23 (C.F. 1re inst.)]. Mme Gernhart interjette appel de la décision.

[7]        Mme Gernhart soutient que l’effet combiné du paragraphe 176(1) de la Loi et de l’article 16 de la procédure générale permet à tout membre du public de consulter un document dans les dossiers de la Cour.

[8]        Ainsi, si un contribuable décide d’interjeter appel de la cotisation du ministre relative à sa déclaration, tout membre du grand public a pratiquement toute la latitude voulue pour consulter la déclaration de revenus de ce contribuable.

[9]        Cette latitude pour consulter les documents existe, que les documents soient déposés en preuve ou non par l’une des parties. Par conséquent, selon Mme Gernhart, le fait que le public ait pratiquement toute la latitude voulue pour consulter les documents confidentiels d’un contribuable viole l’article 8 de la Charte à titre de saisie abusive.

[10]      Mme Gernhart déplore également l’effet combiné du paragraphe 176(1) [de la Loi] et le paragraphe 124(2) de la procédure générale qui permet à un juge de la Cour canadienne de l’impôt d’examiner de façon indépendante des documents transmis par le ministre, que les parties décident ou non de les présenter en preuve.

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

Charte canadienne des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[…]

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

[Loi consituttionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

Loi de l’impôt sur le revenu [art. 169(1) (mod. par L.C. 1994, ch. 7, ann. II, art. 140), 239(2.2) (mod., idem, ann. VIII, art. 136), 241(1) (mod., idem, art. 137; 1998, ch. 19, art. 236), (2) (mod. par L.C. 1994, ch. 7, ann. VIII, art. 137), (3) (mod., idem; 1998, ch. 19, art. 236), (4)g) (mod. par L.C. 1994, ch. 7, ann. VIII, art. 137; 1998, ch. 19, 236)].

169. (1) Lorsqu’un contribuable a signifié un avis d’opposition à une cotisation, prévu à l’article 165, il peut interjeter appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt pour faire annuler ou modifier la cotisation :

a) après que le ministre a ratifié la cotisation ou procédé à une nouvelle cotisation;

b) après l’expiration des 90 jours qui suivent la signification de l’avis d’opposition sans que le ministre ait notifié au contribuable le fait qu’il a annulé ou ratifié la cotisation ou procédé à une nouvelle cotisation;

toutefois, nul appel prévu au présent article ne peut être interjeté après l’expiration des 90 jours qui suivent la date où avis a été expédié par la poste au contribuable, en vertu de l’article 165, portant que le ministre a ratifié la cotisation ou procédé à une nouvelle cotisation.

[…]

176. (1) Dès que cela est réalisable, après réception d’un avis d’appel à la Cour canadienne de l’impôt—sauf s’il s’agit d’un appel visé à l’article 18 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt—, le ministre fait transmettre à cette cour et à l’appelant des copies des déclarations, avis de cotisation, avis d’opposition et de toute notification pertinents à l’appel.

[…]

239. […]

(2.2) Commet une infraction et encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, une amende maximale de 5 000 $ et un emprisonnement maximal de 12 mois, ou l’une de ces peines, toute personne :

a) soit qui contrevient au paragraphe 241(1);

[…]

241. (1) Sans autorisation prévue au présent article, il est interdit à un fonctionnaire :

a) de fournir sciemment à quiconque un renseignement confidentiel ou d’en permettre sciemment la prestation;

b) de permettre sciemment à quiconque d’avoir accès à un renseignement confidentiel;

c) d’utiliser sciemment un renseignement confidentiel en dehors du cadre de l’application ou de l’exécution de la présente loi, du Régime de pensions du Canada, de la Loi sur l’assurance-chômage ou de la Loi sur l’assurance-emploi, ou à une autre fin que celle pour laquelle il a été fourni en application du présent article.

(2) Malgré toute autre loi ou règle de droit, nul fonctionnaire ne peut être requis, dans le cadre d’une procédure judiciaire, de témoigner, ou de produire quoi que ce soit, relativement à un renseignement confidentiel.

(3) Les paragraphes (1) et (2) ne s’appliquent :

[…]

b) ni aux procédures judiciaires ayant trait à l’application ou à l’exécution de la présente loi, du Régime de pensions du Canada, de la Loi sur l’assurance-chômage ou de la Loi sur l’assurance-emploi ou de toute autre loi fédérale ou provinciale qui prévoit l’imposition ou la perception d’un impôt, d’une taxe ou d’un droit.

[…]

(4) Un fonctionnaire peut :

a) fournir à une personne un renseignement confidentiel qu’il est raisonnable de considérer comme nécessaire à l’application ou à l’exécution de la présente loi, du Régime de pensions du Canada, de la Loi sur l’assurance-chômage ou de la Loi sur l’assurance-emploi, mais uniquement à cette fin.

Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), DORS/90-688

16. Sous réserve d’une ordonnance limitant l’accès des tiers à un dossier particulier, que la Cour peut rendre dans des circonstances spéciales, toute personne peut, sous une surveillance appropriée, lorsque les installations et les services de la Cour permettent de le faire sans gêner les travaux ordinaires de celle-ci :

a) examiner les dossiers de la Cour portant sur une question dont celle-ci est saisie;

b) sur paiement de 0 40 $ par page, obtenir une photocopie de tout document contenu dans un dossier de la Cour.

[…]

124. (1) La ou les parties qui demandent au greffier de fixer les temps et lieu de l’audience doivent produire, avec la demande, un dossier de l’audience contenant les actes de procédure, les détails, les aveux de fait ou l’admission de documents, toutes les directives relatives à la tenue de l’audience et tous les autres documents déposés devant la Cour qui devraient être soumis au juge.

(2) Lorsqu’en vertu d’une disposition de la loi, des documents afférents à la cotisation d’impôt faisant l’objet de l’appel ont été transmis à la Cour par le ministre du Revenu national, ces documents ne doivent pas être inclus dans le dossier de l’audience, mais ils doivent être traités comme éléments du dossier de la Cour.

(3) Pour plus de certitude, il est précisé que rien de ce qui figure dans les documents mentionnés au paragraphe (2) ne constitue une preuve d’une question de fait que l’appelant ou l’intimée a soulevée dans l’appel à moins que le document en question n’ait été présenté séparément comme preuve, et accepté à ce titre, pendant l’audience.

LE JUGEMENT DE LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

[11]      Le juge Dubé a statué que le paragraphe 176(1) de la Loi ne constituait pas une « saisie abusive ». Il a établi une distinction d’avec les arrêts Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; Comité paritaire de l’industrie de la chemise c. Potash; Comité paritaire de l’industrie de la chemise c. Sélection Milton, [1994] 2 R.C.S. 406; R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627; et British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3, qui traitent tous de « saisies abusives », au motif que ces affaires portaient sur l’application de l’article 8 dans le cadre « d’activités d’enquête ». Il a ajouté que « [l]e simple fait de transférer ces documents à la Cour en vue d’un appel ne peut être considéré comme une saisie » (au paragraphe 11 [page 28]).

[12]      Cependant, le juge Dubé a reconnu que la situation était inéquitable. Il a dit [aux paragraphes 13 et 14, pages 28 et 29] :

Cela étant dit, je suis certainement d’accord avec les deux parties que le contribuable a droit à une attente raisonnable de respect de la vie privée et qu’il n’est plus nécessaire, pour administrer la justice, que tout le dossier du contribuable devienne le dossier de la Cour canadienne de l’impôt. Vu les progrès de la technologie moderne, il est possible de trouver, produire et reproduire instantanément les documents pertinents, moyennant des frais relativement modestes. Dans le cadre du système actuel, l’hésitation de certains contribuables à révéler au monde entier leurs affaires personnelles peut peut-être les empêcher d’interjeter appel d’une cotisation du ministre. Par exemple, un contribuable qui déclare des frais d’intérêt considérables pourrait être perçu comme une personne lourdement endettée.

Aux termes du paragraphe 176(1), lorsque la Cour canadienne de l’impôt reçoit un avis d’appel, le ministre doit transmettre tous les documents à la Cour, où le grand public peut les consulter et les copier, qu’ils soient soumis en preuve ou pas au procès. Par ailleurs, le juge lui-même peut examiner le dossier, indépendamment du fait que les documents en question seront produits ou non en preuve, ce qui, dans le concept des litiges civils, est inapproprié. Une partie à un litige a le droit de savoir quelles preuves le décisionnaire a pris en compte. Et les questions que celui-ci a à trancher doivent être celles que les parties ont formulées, de manière consensuelle ou non.

QUESTIONS EN LITIGE

[13]      Le transfert de tous les documents du ministre du Revenu national à la Cour de l’impôt effectué conformément au paragraphe 176(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu constitue-t-il une saisie abusive, en violation de l’article 8 de la Charte?

[14]      Le paragraphe 176(1) constitue-t-il une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte?

ANALYSE

L’application du paragraphe 176(1) constitue-t-elle une « saisie »?

[15]      Lors de l’audition de l’appel, l’avocat de Mme Gernhart a choisi de ne pas faire valoir l’argument selon lequel la préparation initiale et la production d’une déclaration de revenus pourrait constituer une saisie. Ainsi, le ministre n’a pas abordé cet argument. En tenant compte de cela, je ne me prononcerai pas sur le fait de savoir si la production obligatoire d’une déclaration de revenus par un contribuable constitue une « saisie ». Quoi qu’il en soit, il semble évident qu’une telle saisie ne serait pas « abusive ».

[16]      Je supposerai, pour les fins de la présente analyse, que le contribuable a initialement consenti à produire une déclaration de revenus en sachant que l’information serait traitée de façon confidentielle en raison de l’article 241 de la Loi. La question que pose la présente affaire est de savoir si le fait pour le ministre de transmettre la déclaration de revenus à la Cour canadienne de l’impôt conformément au paragraphe 176(1) sur dépôt d’un avis d’appel de la cotisation du ministre peut être qualifié de saisie. Il est évident, en l’espèce, que le contribuable n’a pas consenti à ce que le contenu de sa déclaration de revenus soit divulgué par le ministre.

[17]      La Cour suprême du Canada a déjà dû se prononcer sur une question similaire et dans un contexte analogue. Dans l’arrêt R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, une formation de cinq juges de la Cour suprême du Canada s’est interrogée à savoir si un docteur qui avait recueilli à des fins médicales une éprouvette de sang qui coulait d’une victime inconsciente avait effectué une saisie abusive. Après que le docteur eut recueilli le sang de la victime, il a remis le sang à un agent de police, qui l’a ensuite fait analyser pour savoir si la victime était intoxiquée. Bien que le juge en chef Dickson ait été seul à souscrire entièrement au jugement du juge La Forest, les trois autres membres de la formation étaient d’accord avec l’analyse du juge La Forest sur la nature de la « saisie » qui avait été effectuée dans cette affaire (aux pages 440 et 441).

[18]      Dans cet arrêt, le juge La Forest a reconnu que bien qu’il ait été possible pour M. Dyment d’avoir consenti à la saisie du sang par le docteur, un tel consentement aurait « visé uniquement l’utilisation de l’échantillon à des fins médicales » (à la page 431) (non souligné dans l’original). Il a ajouté que « la protection accordée par la Charte va jusqu’à interdire à un agent de police, qui est un mandataire de l’État, de se faire remettre une substance aussi personnelle que le sang d’une personne par celui qui la détient avec l’obligation de respecter la dignité et la vie privée de cette personne » (à la page 432) (non souligné dans l’original). Plus loin dans sa décision, en réponse à l’allégation que « l’élément de preuve a simplement été remis à l’agent de police après sa conversation avec le médecin, et qu’il ne l’a pas demandé ni procédé à sa saisie » (à la page 434), le juge La Forest a de nouveau indiqué que « lorsque l’agent a reçu l’échantillon des mains du médecin, il a pris quelque chose que le médecin avait en sa possession pour des fins médicales uniquement, sous réserve d’une expectative légitime que cela demeurerait confidentiel » (à la page 434) (non souligné dans l’original).

[19]      Dans son jugement majoritaire, le juge Lamer (maintenant juge en chef) a fourni l’explication suivante (aux pages 440 et 441) :

Pour les raisons données par le juge La Forest, le fait qu’au moment où il a remis l’éprouvette à la police, le médecin avait en sa possession du sang de l’intimé, possession assujettie à l’obligation de respecter le droit à la vie privée de ce dernier, est suffisant pour considérer que la prise de possession par la police de l’éprouvette contenant le sang du patient sans son consentement constitue une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. [Non souligné dans l’original.]

[20]      Quand un contribuable produit une déclaration, le contribuable a une attente raisonnable en matière de vie privée en raison de l’article 241 de la Loi. Le ministre doit considérer qu’une déclaration de revenus d’un contribuable est confidentielle en raison de l’obligation de respecter la dignité et la vie privée d’un contribuable.

[21]      Dans sa décision, le juge Dubé a établi une distinction d’avec plusieurs affaires ayant trait à des actes que l’on a qualifié de « saisies », dont l’arrêt R. c. McKinlay Transport Ltd., précité, pour le motif que ces affaires traitaient d’ « activités d’enquête ». Le juge Dubé n’a pas fourni d’explication à savoir pourquoi « les activités d’enquête » devraient être distinguées des autres types d’activités lorsque l’on détermine si une saisie abusive a été effectuée. Il n’a pas cité de jurisprudence ni de doctrine pour étayer sa proposition et aucune loi n’a été citée par la Cour à cette fin. La logique n’oblige pas non plus à conclure que l’on ne peut être en présence d’une saisie au sens de l’article 8 que lors d’une enquête.

[22]      Je suis convaincu qu’une « saisie » peut être effectuée en dehors du cadre d’une enquête. Dans l’arrêt Dyment, précité, le juge La Forest est d’avis qu’il y a « saisie » « lorsque les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne sans son consentement » [à la page 431]. Dans l’arrêt Thomson Newspapers, précité, le juge La Forest a expliqué qu’il ne voyait « pas vraiment de différence entre le fait de prendre une chose et le fait d’obliger une personne à la remettre » (à la page 505). Il n’a pas posé en prémisse qu’une saisie devait être partie à une enquête.

[23]      La raison pour laquelle la plupart des saisies ont effectivement lieu lors d’enquêtes est que, il est facile de le concevoir, les saisies peuvent grandement contribuer aux enquêtes. À titre d’exemple, dans l’arrêt Dyment, précité, la Cour suprême a décidé que le transfert du sang recueilli par un médecin à un agent de police dans des circonstances où le médecin le détenait avec l’obligation de préserver la confidentialité de l’information constituait une « saisie ». Toutefois, supposons plutôt qu’une disposition législative obligerait tous les Canadiens à fournir un échantillon de sang au ministère de la Santé, et que le gouvernement admettrait qu’il n’avait pas vraiment de raison de le faire. À mon avis, il serait vraiment étrange d’interdire la contestation d’une telle loi simplement parce que la « saisie » n’est pas effectuée dans le cadre d’une enquête. Dans l’arrêt Dyment ainsi que dans la situation hypothétique présentée ci-haut, les autorités prennent quelque chose qui appartient à une personne qui a une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard de la chose.

[24]      En effet, il est normal que la plupart des saisies soient effectuées dans le cadre d’enquêtes, puisque les enquêtes permettent aux représentants de l’État de circonscrire l’objectif de la saisie. Cette situation est profitable et ne devrait pas être dénaturée par une interprétation qui vise à soustraire à l’application de l’article 8 de la Charte les circonstances où les représentants de l’État n’effectuent pas d’enquêtes. À mon avis, cette conclusion permettrait aux représentants de l’État de travailler activement à l’obtention d’information confidentielle, à des fins autres que celles d’une enquête, et de diffuser cette information inconsidérément, malgré le fait que les gens aient pourtant une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard de cette information.

[25]      Un tel résultat irait à l’encontre de l’arrêt que la Cour suprême a rendu à la majorité dans R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20, où le juge La Forest a expliqué que « [l]’article 8 protège d’abord et avant tout le droit à la vie privée des particuliers et doit en conséquence s’interpréter d’une manière qui permet d’atteindre cet objectif » (à la page 60). Il a également cité et souligné [aux pages 60 et 61] l’extrait de l’arrêt Dyment [aux pages 429 et 430] qui est reproduit ci-dessous, dans lequel il a fait un parallèle entre « le droit à la vie privée en matière d’information » et la Loi sur la protection des renseignements personnels [S.C. 1980-81-82-83, ch. 111, ann. II] :

Enfin il y a le droit à la vie privée en matière d’information. Cet aspect aussi est fondé sur la notion de dignité et d’intégrité de la personne. Comme l’affirme le groupe d’étude (à la p. 13) : « Cette conception de la vie privée découle du postulat selon lequel l’information de caractère personnel est propre à l’intéressé, qui est libre de la communiquer ou de la taire comme il l’entend. » Dans la société contemporaine tout spécialement, la conservation de renseignements à notre sujet revêt une importance accrue. Il peut arriver, pour une raison ou pour une autre, que nous voulions divulguer ces renseignements ou que nous soyons forcés de le faire, mais les cas abondent où on se doit de protéger les attentes raisonnables de l’individu que ces renseignements seront gardés confidentiellement par ceux à qui ils sont divulgués, et qu’ils ne seront utilisés que pour les fins pour lesquelles ils ont été divulgués. Tous les paliers de gouvernement ont, ces dernières années, reconnu cela et ont conçu des règles et des règlements en vue de restreindre l’utilisation des données qu’ils recueillent à celle pour laquelle ils le font; voir, par exemple, la Loi sur la protection des renseignements personnels, S.C. 1980-81-82-83, chap. 111. [Non souligné dans l’arrêt Dyment, mais souligné par le juge La Forest dans l’arrêt Colarusso.]

[26]      Par conséquent, je suis convaincu que l’application de l’article 8 de la Charte n’est pas restreint qu’aux circonstances où une enquête est effectuée et qu’en l’espèce, l’application du paragraphe 176(1) a l’effet d’une saisie. Le libellé de l’article 8 n’établit pas de distinction entre les saisies effectuées dans le cadre d’enquêtes et celles qui ne le sont pas. La logique ne commande pas une telle distinction.

L’application du paragraphe 176(1) constitue-t-elle une saisie « abusive »?

[27]      Puisque l’article 8 de la Charte interdit seulement les fouilles, perquisitions ou saisies « abusives », la Cour doit déterminer si une fouille, perquisition ou saisie est « raisonnable ». Une saisie qui viole l’attente raisonnable d’un citoyen en matière de vie privée est une saisie « abusive ». À titre d’exemple, dans l’arrêt Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, aux pages 159 et 160, le juge Dickson (plus tard juge en chef) a fourni l’explication suivante :

La garantie de protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives ne vise qu’une attente raisonnable. Cette limitation […] indique qu’il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi. [Souligné dans l’original.]

[28]      La norme d’examen de ce qui est raisonnable différera selon le contexte. Dans l’arrêt R. c. McKinlay Transport Ltd., précité, le juge Wilson a expliqué que (à la page 645) :

Puisque les attentes des gens en matière de protection de leur vie privée varient selon les circonstances et les différents genres de renseignements et de documents exigés, il s’ensuit que la norme d’examen de ce qui est « raisonnable » dans un contexte donné doit être souple si on veut qu’elle soit réaliste et ait du sens.

[29]      Ce contexte étant pris en compte, l’« intérêt qu’a l’État à contrôler le respect de la Loi doit être soupesé en fonction du droit des particuliers à la protection de leur vie privée » (R. c. McKinlay Transport Ltd., précité, à la page 649). Ou comme le juge Wilson l’a souligné, « [p]lus grande est l’atteinte aux droits à la vie privée des particuliers, plus il est probable que des garanties semblables à celles que l’on trouve dans l’arrêt Hunter seront nécessaires » (R. c. McKinlay Transport Ltd., précité, à la page 649).

[30]      Par conséquent, à la présente étape de mes motifs, je vais mesurer le droit du contribuable à la protection de sa vie privée à l’égard de sa déclaration de revenus, en regard de l’intérêt de l’État dans l’application de la Loi. Cela fait, je déterminerai si la saisie qui a été effectuée dans ces circonstances était « raisonnable ».

Le droit du contribuable à la vie privée—y a-t-il un droit à la vie privée à l’égard des documents en litige?

[31]      Dans l’arrêt R. c. McKinlay Transport Ltd., précité, le juge Wilson a cité un extrait d’article de revue qui expliquait qu’ « [o]n peut considérer que quiconque produit une déclaration d’impôt annuelle s’attend peu à garder pour lui seul les renseignements ayant trait à son revenu » (à la page 646) (souligné dans l’original). Toutefois, cette affirmation a été faite avec la réserve suivante :

La question n’est pas de savoir si des renseignements doivent être communiqués pour répondre aux exigences légitimes de l’État, mais plutôt de savoir quand cela doit se faire, dans quelle mesure et à quelle conditions […] [Le fait que les contribuables s’attendent peu à ce que l’on garde confidentiels les renseignements ayant trait à leur revenu] est sûrement tempéré par l’attente que les demandes de renseignements aient des limites et qu’elles respectent des modalités justes et raisonnables. Voilà de quoi retourne l’article 8 de la Charte. [Soulignement dans l’original enlevé.]

[32]      Certes, à la fin de son jugement, elle a décidé que la saisie visée par le paragraphe 231(3) de la Loi [Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63] était raisonnable et qu’elle ne violait pas l’article 8 de la Charte, en partie parce que « le droit du contribuable à la protection de sa vie privée est garanti autant qu’il est possible de la faire puisque l’art. 241 de la Loi interdit la communication de ses documents et des renseignements qu’ils contiennent à d’autres personnes ou organismes » (à la page 650). Ainsi, il existe bel et bien un droit à la vie privée quant au contenu d’une déclaration de revenus.

[33]      Le paragraphe 176(1) de la Loi est la disposition clé qui permet à quiconque d’obtenir des copies de la déclaration de revenus d’un contribuable. Tous les documents que le ministre transmet à la Cour de l’impôt pourront éventuellement être scrutés par le grand public, qu’ils aient été ou non présentés en preuve par l’une des parties à l’action.

[34]      À mon avis, le paragraphe 176(1) de la Loi constitue une atteinte importante au droit à la vie privée d’un individu. Même si l’on suppose qu’une déclaration de revenus ne bénéficie que d’un moindre degré de confidentialité, ce moindre degré de confidentialité serait inévitablement anéanti par la divulgation de la déclaration de revenus d’un contribuable au grand public en général.

L’intérêt de l’État

[35]      L’avocat du ministre a tenté d’expliquer l’objet du paragraphe 176(1) de la Loi. Il a expliqué que l’on retrouve des libellés similaires à celui du paragraphe 176(1) dans diverses lois relatives à l’impôt sur le revenu depuis 1917. Il a dit que le paragraphe 176(1) servait simplement aux décideurs dans des contestations relatives à l’impôt de moyen d’obtenir l’information sur laquelle fonder leur décision. Comme on ne pouvait pas facilement faire des photocopies jusqu’à il y a approximativement vingt ans, le paragraphe 176(1) était tout bonnement une méthode simple pour les décideurs d’obtenir de l’information sur les contestations relatives à l’impôt qu’ils allaient devoir entendre.

[36]      Dans son mémoire, l’avocat du ministre a également admis que [traduction] « la disposition contestée […] est devenue anachronique en raison de l’évolution des mœurs, de la technologie et de la pratique du droit ». Il a reconnu que [traduction] « les exigences du paragraphe 176(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu semblent avoir le fâcheux effet que le ministre fournit des documents à la Cour de l’impôt en l’absence de l’autre partie ». En plaidoirie, on a encore admis que le paragraphe 176(1) était inutile. Néanmoins, on a fait valoir que le seul fait que la loi soit en retard sur son temps [traduction] « n’en fait pas une violation des valeurs protégées par la Charte ».

[37]      Les prétentions du ministre sont incompatibles avec l’article 52 [de la Loi constitutionnelle de 1982] ainsi qu’avec l’article 8 de la Charte. L’article 52 énonce que la Constitution du Canada est la loi suprême du Canada. L’article prévoit également qu’« elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». En fait, l’article 52 démontre que l’un des objectifs de la Charte est de garantir que la législation reflète les valeurs de son temps : voir par exemple R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295. Par conséquent, les prétentions du ministre fondées sur la seule existence au fil des années de diverses versions de l’article 176(1) de la Loi doivent être rejetées.

[38]      De plus, les prétentions du ministre sont incompatibles avec le texte de l’article 8 de la Charte. Dans l’arrêt Hunter et autres c. Southam Inc., précité, le juge Dickson (plus tard juge en chef) a expliqué les origines des protections offertes par l’article 8 de la Charte. Il a expliqué que les limitations du droit garanti par l’article 8 peuvent être exprimées « sous la forme positive comme le droit de s’attendre “raisonnablement” à la protection de la vie privée » (à la page 159).

[39]      Dans l’arrêt R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, le juge Lamer (maintenant juge en chef) a décidé qu’« [u]ne fouille ne sera pas abusive si elle est autorisée par la loi, si la loi elle-même n’a rien d’abusif et si la fouille n’a pas été effectuée d’une manière abusive » (à la page 278) (non souligné dans l’original).

[40]      Par conséquent, l’article 8 de la Charte crée de façon positive un droit à une attente raisonnable en matière de vie privée, dans les situations où la disposition législative qui commande la divulgation est jugée abusive.

Conclusion sur la « saisie abusive »

[41]      À mon avis, le paragraphe 176(1) permet une « saisie abusive ». Bien que le paragraphe provienne de la Loi de l’impôt sur le revenu, et bien que l’on ait de façon générale de moindres attentes en matière de vie privée à l’égard d’une déclaration de revenus, l’atteinte à la vie privée d’un contribuable est potentiellement énorme. Le paragraphe 176(1) de la Loi rend possible que « toute personne » puisse consulter la déclaration d’un contribuable, que la déclaration soit ou non présentée en preuve au procès. Cette atteinte, en revanche, n’est pas contrebalancée par un objectif suffisamment important du gouvernement. L’avocat du ministre a bien reconnu que le paragraphe 176(1) ne sert plus aucun intérêt légitime.

L’article premier de la Charte

[42]      Les principes essentiels qui sous-tendent l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte ont été élaborés par le juge Dickson (plus tard juge en chef) dans l’arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. En vertu des exigences du premier volet de l’arrêt Oakes, le gouvernement doit démontrer que la disposition inconstitutionnelle se rapporte à « un objectif suffisamment important ». Le juge Dickson a fourni l’explication suivante quant à l’analyse (aux pages 138 et 139) :

[…] l’objectif que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte, doit être « suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution » […] Il faut [que l’] objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour qu’on puisse le qualifier de suffisamment important.

[43]      De même, dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, le juge McLachlin a expliqué que (à la page 328) :

[…] pour qu’une disposition puisse être sauvegardée en vertu de l’article premier, la partie qui défend la loi […] doit établir que la loi qui porte atteinte au droit ou à la liberté garantis par la Charte est « raisonnable ».

Le juge McLachlin a également conclu que (à la page 329) :

[…] les tribunaux doivent […] insister pour que, avant qu’il ne supprime un droit protégé par la Constitution, l’État fasse une démonstration raisonnée du bien visé par la loi par rapport à la gravité de la violation.

[44]      Comme je l’ai mentionné précédemment, l’avocat du ministre n’a pas tenté d’attribuer au paragraphe 176(1) un objectif légitime du gouvernement. Par conséquent, à mon avis, le paragraphe 176(1) ne satisfait pas au premier volet de l’analyse exigée par Oakes, puisqu’il ne se rapporte pas à un objectif suffisamment important pour justifier une atteinte à un droit protégé par la Charte.

Réparation

[45]      En appel, Mme Gernhart a seulement cherché à contester la divulgation au public de sa déclaration de revenus. Elle n’a pas abordé la question de savoir si la divulgation au public des « copies des […] avis de cotisation, avis d’opposition et de toute notification », que le ministre doit également transmettre conformément au paragraphe 176(1), contrevenait à l’article 8 de la Charte. Ainsi, en théorie, la Cour pourrait statuer sur l’appel simplement en retranchant le mot « déclarations » du paragraphe 176(1).

[46]      Dans l’arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, le juge en chef Lamer a expliqué que « si la loi ou la disposition législative ne satisfait pas à la première partie du critère énoncé dans l’arrêt Oakes, en ce que l’objectif ne se rapporte pas à des préoccupations suffisamment urgentes et réelles pour justifier une atteinte à un droit garanti par la Charte » (à la page 703) (non souligné dans l’original), « on détermine [presque toujours] d’une façon très large la partie incompatible à annuler » (à la page 703). En faisant référence à une « disposition législative » qui ne satisfait pas au premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Oakes, le juge en chef Lamer a reconnu que certaines dispositions particulières faisant partie de lois par ailleurs constitutionnelles peuvent ne pas satisfaire au premier volet du critère de l’arrêt Oakes. Selon le juge en chef Lamer, de telles dispositions devraient néanmoins généralement être annulées « d’une façon très large » (à la page 703).

[47]      À mon avis, il serait absurde de donner une interprétation atténuée à une disposition législative qui, de l’aveu général, n’a pas d’objectif légitime. Dans les circonstances, retrancher le mot « déclarations » du paragraphe 176(1) de la Loi ne s’inscrirait pas dans la poursuite d’un but législatif. Ainsi, je suis d’avis que le paragraphe 176(1) de la Loi devrait être invalidé intégralement.

Accès des juges aux dossiers de la Cour

[48]      Le paragraphe 124(2) de la procédure générale traite les documents transmis par le ministre du Revenu national comme « éléments du dossier de la Cour ». Le paragraphe 124(3) de la procédure générale explique que ces documents ne constituent pas « une preuve d’une question de fait […] à moins que le document en question n’ait été présenté séparément comme preuve, et accepté à ce titre, pendant l’audience ». Conséquemment, à mon avis, il est inapproprié que les juges examinent le dossier de la Cour, qui peut renfermer des éléments qui n’ont pas été présentés conformément aux règles de la preuve, en présence des deux parties. Notre système [traduction] « est un système judiciaire contradictoire où la présentation des faits est contrôlée par les parties au litige et par leurs avocats » (voir J. Sopinka et autres, The Law of Evidence in Canada (Toronto : Butterworths, 1992), à la page 2)). Dans l’arrêt Phillips et al. v. Ford Motor Co. of Canada Ltd. et al., [1971] 2 O.R. 637 (C.A.), à la page 657, le juge Evans, J.C.A., a bien décrit la procédure utilisée au Canada lors d’un procès :

[traduction] Le mode de procédure qui régit nos procès se fonde sur le système contradictoire dans lequel les adversaires cherchent à démontrer, éléments de preuve pertinents à l’appui, à un juge des faits impartial, les événements sur lesquels s’appuient leurs allégations. Cette procédure suppose que les parties au litige, assistées de leurs avocats, seront diligentes et qu’elles présenteront tous les éléments de preuve ayant une valeur probante pour appuyer leurs positions respectives et que ces faits contestés vont être considérés avec détachement et impartialité par le juge du procès pour découvrir la vérité quant aux questions en litige. Le procès n’est pas censé être une exploration scientifique où le juge joue le rôle de directeur des recherches; c’est un forum créé en vue d’exercer la justice pour les parties en cause. À n’en pas douter la cour doit être préoccupée par la vérité, au sens où elle tient pour avérés certains témoignages sous serment et rejette d’autres témoignages non crédibles, mais elle ne peut se lancer à la recherche de la vérité « scientifique » ou « technologique » quand une telle aventure va à l’encontre du mandat premier de la cour, qui a toujours été de rendre la justice, conformément à la loi [Cité dans R. J. Delisle, Evidence : Principles and Problems, 5e éd. (Scarborough : Carswell, 1999), à la p. 1)].

[49]      L’appel est accueilli. Comme l’appelante a demandé que les dépens ne soient pas adjugés, ils ne le seront pas.

Le juge Rothstein, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

Le juge Noël, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

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