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IMM‑6468‑03

2006 CF 1301

Hassan Samimifar (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et Sa Majesté la Reine (défendeurs)

Répertorié: Samimifar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)

Cour fédérale, juge Snider—Toronto, 26 septembre; Ottawa, 30 octobre 2006.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Requête en jugement sommaire présentée en vertu des règles 213 à 219 des Règles des Cours fédérales  pour faire rejeter l’action en dommages découlant de la négligence et de délais déraisonnables au motif qu’il n’existait aucune question litigieuse —  Le demandeur essayait d’obtenir le statut de résident permanent depuis 1985 — En 1994, les autorités ont accepté en principe de recevoir et d’instruire la demande de résidence permanente que le demandeur a présentée à partir du Canada, mais la demande a été rejetée en 2003 au motif que le demandeur était interdit de territoire selon l’art. 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) —  Cette décision a été annulée à l’issue d’une instance en contrôle judiciaire et l’affaire a été renvoyée pour nouvelle décision —  Le demandeur a intenté un recours en négligence pour atteinte aux droits qui lui sont garantis aux art. 7 et 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés en raison des délais déraisonnables et de l’abus de procédure —  Étant donné que le demandeur contestait le retard et non le refus de sa demande de résidence permanente, il pouvait intenter l’action même s’il n’avait pas d’abord exercé le recours prévu à l’art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales —  Cependant, les demandes de dommages‑intérêts fondées sur l’absence du statut de résident permanent ont été radiées parce que la demande de résidence permanente du demandeur n’avait pas encore été tranchée et on ignorait s’il était interdit de territoire; aucun lien ne pouvait être établi entre le prétendu retard et ces dommages‑intérêts —  Le droit d’exercer le recours en mandamus pendant la période de retard ne faisait pas obstacle à l’action en dommages —  Ce droit a été épuisé lorsque la demande de résidence permanente a été rejetée en 2003 — Requête rejetée.

Pratique — Jugement sommaire —  Requête en jugement sommaire présentée en vertu des règles 213 à 219 des Règles des Cours fédérales pour faire rejeter l’action alléguant la négligence et un manquement à la Charte canadienne des droits et libertés et découlant de retards déraisonnables à instruire la demande de résidence permanente —  Le jugement sommaire n’est rendu que lorsqu’il n’existe aucune véritable question  litigieuse —   Examen et application des principes et critères pertinents servant à déterminer si un jugement sommaire devrait être rendu en l’espèce.

Couronne — Responsabilité délictuelle — Requête en jugement sommaire présentée en vertu des règles 213 à 219 des Règles des Cours fédérales pour faire rejeter l’action alléguant la négligence et un manquement à la Charte canadienne des droits et libertés —  Application du critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Anns v. Merton London Borough Council —  Le lien de confiance et de proximité entre le demandeur et un agent d’immigration donné qui aurait été chargé d’instruire la demande et avec lequel le demandeur a été régulièrement en contact pendant la période de retard donnait lieu à une obligation de diligence —  Bien que des considérations de politique très importantes justifiaient le rejet de l’action, elles ne font pas obstacle à l’imposition d’une obligation de diligence lorsque, à l’instar de la présente affaire, l’agent d’immigration laisse totalement en souffrance le dossier —  L’allégation de négligence n’était pas une question qui pouvait être réglée dans le cadre d’une requête en jugement sommaire.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité —  Requête en jugement sommaire présentée en vertu des règles 213 à 219 des Règles des Cours fédérales pour faire rejeter l’action en dommages alléguant la négligence et un manquement aux art. 7 et 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés —  Il s’agissait de savoir si l’art. 7 trouvait application et si l’atteinte était contraire aux principes de justice fondamentale —  Il appert de la preuve que le demandeur a subi un préjudice psychologique grave qui allait au‑delà d’une simple peine ou de simples troubles émotifs en raison des délais déraisonnables de traitement de sa demande de résidence permanente —  La conduite des fonctionnaires chargés du dossier du demandeur devra être examinée avec soin —  Il existait une véritable question litigieuse concernant les dommages‑intérêts pouvant être obtenus au titre de la Charte.

Il s’agissait d’une requête en jugement sommaire présentée en vertu des règles 213 à 219 des Règles des Cour fédérales (les Règles) pour faire rejeter la totalité ou une partie de la demande du demandeur contenue dans la nouvelle déclaration modifiée au motif qu’il n’existait aucune question litigieuse. Plus particulièrement, il était allégué que le demandeur n’avait pas exercé les recours en contrôle judiciaire qui lui était ouverts et que les agents d’immigration n’avaient, à l’égard du demandeur, aucune obligation de diligence de droit privé qui pourrait engager la responsabilité de la défenderesse pour négligence ou qui lui donnerait droit à des dommages‑intérêts en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Le demandeur, un Iranien, est arrivé au Canada en 1985 et il essaie depuis d’obtenir le statut de résident permanent. Le 14 novembre 1994, les autorités ont accepté en principe de recevoir et d’instruire sa demande de résidence permanente qui a été présentée à partir du Canada. À partir du moment où le demandeur a déposé sa demande de résidence permanente jusqu’en janvier 2003, lorsqu’il a appris que sa demande avait été rejetée au motif qu’il était interdit de territoire au Canada selon l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) (motifs raisonnables de croire qu’il était membre d’une organisation terroriste), il semblerait que sa demande n’a pas été instruite. En mai 2003, cette décision a été annulée à l’issue d’une instance en contrôle judiciaire; l’affaire a été renvoyée pour nouvelle décision, mais elle n’a pas encore été tranchée. De plus, le demandeur a intenté une action contre le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le 20 août 2003 et a par la suite ajouté Sa Majesté la Reine à titre de défenderesse, affirmant qu’elle avait été négligente ou avait porté atteinte aux droits qui lui sont garantis à l’article 7 et au paragraphe 24(1) de la Charte. Le demandeur prétend essentiellement que les délais déraisonnables et l’abus de procédure ont donné lieu à des pertes provenant d’une entreprise, à une perte d’occasions d’emploi et de possibilités en matière d’études, à des frais qu’il a dû engager à son égard et pour sa conjointe de fait et ses enfants ainsi qu’à des troubles émotifs et des souffrances morales. Il sollicite aussi un jugement déclaratoire au titre de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de1982, mais il a reconnu que cette demande ne peut normalement être jumelée à la demande fondée sur la Charte. La période de délai présumé qui a donné lieu aux demandes de dommages‑intérêts du demandeur a débuté en 1994, lorsque sa demande de résidence permanente a été approuvée en principe, et a pris fin soit en 2001, lorsque des mesures ont commencé à être prises relativement à son dossier, soit en 2003 lorsqu’il a été déclaré interdit de territoire au Canada.

La question principale en litige en l’espèce était de savoir s’il existait une véritable question litigieuse. Cette question se subdivisait de la façon suivante: 1) quel critère s’applique en matière de jugement sommaire; 2) le demandeur pouvait‑il intenter la présente action même s’il n’avait pas exercé le recours extraordinaire prévu par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales; 3) la défenderesse avait‑elle, à l’égard du demandeur, une obligation de diligence de droit privé pouvant donner lieu à une action en responsabilité pour négligence; et 4) le demandeur pouvait‑il demander des dommages‑intérêts pour atteinte aux droits qui lui sont garantis par la Charte?

Jugement: la requête est rejetée.

1) Le jugement sommaire doit être rendu lorsqu’il n’existe aucune véritable question litigieuse. Pour établir si un jugement sommaire devait être rendu en l’espèce, les principes pertinents suivants ont été appliqués : la grande question consiste à déterminer si l’affaire est douteuse et n’est « manifestement pas fondée » au point de ne pas mériter d’être examinée davantage; chaque affaire doit être étudiée en fonction de ses faits particuliers; les questions de fait et de droit peuvent être tranchées dans le cadre de la requête si les éléments présentés à la Cour le permettent; un jugement sommaire ne doit pas être rendu si les faits nécessaires ne peuvent être constatés ou s’il serait injuste de le faire; et l’affaire doit être instruite lorsque l’issue de la cause dépend surtout de la crédibilité des témoins où lorsque les faits matériels sont contestés.

2) Le demandeur pouvait intenter la présente action même s’il n’avait pas d’abord exercé le recours extraordinaire prévu à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Le demandeur contestait le retard et demandait des dommages‑ intérêts en raison des conséquences qui en ont découlé. Ce retard n’était pas une « décision » et il n’avait plus aucune incidence sur le demandeur puisqu’une décision finale relative à sa demande avait été rendue. Il lui était donc loisible d’intenter une action afin de réclamer des dommages. De même, le demandeur ne contestait pas indirectement, au moyen de l’action qu’il a intentée, la décision rendue en janvier 2003 rejetant sa demande de résidence permanente qui aurait pu faire l’objet de recours en contrôle judiciaire. Il appert de la déclaration du demandeur que les dommages allégués découlaient uniquement du temps excessif, et non de l’effet de la décision administrative défavorable (le rejet de sa demande de résidence permanente). Cependant, parce qu’on ne connaît pas encore l’issue de la demande de résidence permanente du demandeur et qu’on ignore s’il est interdit de territoire, aucun lien ne pouvait être établi entre le prétendu retard et le dommage fondé sur l’absence du statut de résident permanent et ces demandes ont dû être radiées. Enfin, l’action en dommages du demandeur n’était pas exclue parce qu’il avait le droit d’exercer un recours en mandamus pendant la période de retard. La demande de résidence permanente présentée en 2003 a épuisé ce recours et un recours en mandamus ne pouvait pas être exercé parce que cela n’aurait pas été possible en pratique et n’aurait pas réglé la question de la période de retard allant de 1994 à 2003.

3) Pour déterminer s’il y avait une responsabilité éventuelle de la défenderesse pour négligence, le critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Anns v. Merton London Borough Council a été appliqué. Selon la première partie du critère—si les circonstances révèlent l’existence d’un préjudice raisonnablement prévisible et un lien suffisant entre les parties pour établir une obligation de diligence prima facie—bien que le lien entre le gouvernement et le justiciable en matière de politique ne soit pas caractérisé, il y a des cas où l’État est assimilé à une personne en matière de responsabilité et où il existe une obligation de diligence. En l’espèce, parce qu’un agent donné aurait été chargé de l’instruction de la demande du demandeur et qu’ils ont été régulièrement en contact pendant une grande partie de la période de retard, il y avait plus qu’un simple retard : il existait un lien de confiance et de proximité entre le demandeur et l’agent d’immigration et le demandeur comptait sur l’agent pour instruire sa demande dans un délai raisonnable et cela a donné lieu à une obligation de diligence. Bien que la loi n’oblige pas le ministre à rendre sa décision dans un délai précis et que les retards dans le traitement des demandes d’immigration constituent un aspect inhérent au système, l’obligation de diligence existant en common law peut s’appliquer si les faits le justifient.

On a répondu par la négative à la deuxième partie du critère—soit s’il existe des considérations de politique résiduelles qui justifient l’exonération de responsabilité. Quoique certaines considérations de politique (notamment où l’imposition d’une obligation de diligence entraverait l’efficacité du système de contrôle en matière d’immigration et où le risque de responsabilité indéterminée serait grande-ment à craindre si l’on reconnaissait en common law une obligation de diligence entre Sa Majesté et un demandeur) soient très importantes, elles ne font pas obstacle à l’imposition d’une obligation de diligence lorsque l’agent d’immigration laisse totalement en souffrance le dossier, ce qui semble avoir été le cas en l’espèce. Par conséquent, l’allégation de négligence n’était pas une question qui pouvait être réglée dans le cadre d’une requête en jugement sommaire.

4) Pour déterminer si le demandeur pouvait réclamer des dommages pour violation des droits qui lui sont garantis par l’article 7 de la Charte, il fallait établir si cet article trouvait application et si l’atteinte était contraire aux principes de justice naturelle. Étant donné que la preuve démontrait que le demandeur avait subi un préjudice psychologique grave qui allait au‑delà d’une simple peine ou de simples troubles émotifs en raison des retards de traitement, il existait une question litigieuse. Dans certains cas, lorsqu’il y a un retard de la part des fonctionnaires, on peut conclure que leur conduite n’a pas été conforme aux principes de justice naturelle et constituait donc un manquement à l’article 7. En l’espèce, il faudra examiner avec soin la conduite des fonctionnaires qui étaient chargés du dossier du demandeur entre 1994 et 2003, question qui doit plutôt être abordée au procès. Pour ce qui est des dommages‑intérêts, si les allégations sont prouvées au procès, elles révéleraient une conduite qui est loin d’être celle que l’on attend de nos fonctionnaires et pourrait donner lieu à une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte. Par conséquent, il existait une véritable question litigieuse concernant les dommages‑intérêts pouvant être obtenus au titre de la Charte à la lumière du préjudice psychologique que le demandeur a subi en raison de la négligence ou d’un délai déraisonnable.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 24(1).

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52.

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C‑50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), 3 (mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36), 10 (mod., idem, art. 40).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2000, ch. 8, art. 14), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(1)f), 34(1)f), 72(1) (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194).

Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), 213, 214, 215, 216, 217, 218, 219.

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 C.F. 853 (1re inst.); Morgan v. Canada (1998), 117 B.C.A.C. 296 (C.A.C.-B.); Zarzour c. Canada, [2000] A.C.F. no 2070 (C.A.) (QL); Khalil c. Canada, 2004 CF 732; Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.); Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307; 2000 CSC 44; Hawley et al. v. Bapoo et al. (2005), 76 O.R. (3d) 649; 134 C.R.R. (2d) 86; [2005] O.T.C. 894 (C.S.J.).

décisions différenciées :

Canada c. Tremblay, [2004] 4 R.C.F. 165; 2004 CAF 172; autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2004] 3 R.C.S. xiii; Canada c. Grenier, [2006] 2 R.C.F. 287; 2005 CAF 348; Mohiuddin c. Canada, 2006 CF 664; Dhalla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 100; W. v. Home Office, [1997] E.W.J. no 3289 (C.A.) (QL); Premakumaran c. Canada, 2005 CF 1131; conf. par [2007] 2 R.C.F. 191; 2006 CAF 213;  Benaissa c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1220; Farzam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1659.

décisions examinées :

Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537; 2001 CSC 79; Pearson c. Canada, 2006 CF 931.

décisions citées :

Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau‑Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405; (2002), 245 R.N.‑B. (2e) 299; 2002 CSC 13; Newtec Print & Copy Inc. v. Woodley (2001), 46 R.P.R. (3d) 123 (C.S.J. Ont.); autorisation de pourvoi à la C.S.J. Ont. refusée [2001] O.J. no 5634 (QL); Mensah v. Robinson, [1989] O.J. no 239 (H.C.J.) (QL); Trojan Technologies, Inc. c. Suntec Environmental Inc., 2004 CAF 140; Bhatnager c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 2 C.F. 315 (1re inst.); A.O. Farms Inc. c. Canada, [2000] A.C.F. no 1771 (1re inst.) (QL); Swerid v. Persoage (1996), 22 R.F.L. (4th) 338 (B.R. Man.); Pinnock v. Ontario, [2001] O.J. no 2921 (C.S.J.); Osborne v. Ontario (Attorney General) (1996), 10 O.T.C. 256 (Div. gen. Ont.); conf. par (1998), 115 O.A.C. 291 (C.A. Ont.); Howell v. Ontario (1998), 159 D.L.R. (4th) 566; 125 C.C.C. (3d) 278; 61 O.T.C. 336 (Div. gén. Ont.).

doctrine citée

Roach, K. Constitutional Remedies in Canada, Aurora, Ont. : Canada Law Book, 2004.

REQUÊTE en jugement sommaire présentée en vertu des règles 213 à 219 des Règles des Cours fédérales pour faire rejeter la totalité ou une partie de la demande en dommages‑intérêts du demandeur relativement à la négligence et aux délais déraisonnables dans le cadre de l’instruction de sa demande de résidence permanente au motif qu’il n’existait aucune question litigieuse. Requête rejetée.

ont comparu :

Lorne Waldman et Lobat Shadrehashemi pour le demandeur.

Marina Stefanovic et Claire A. Le Riche pour les défendeurs.

avocats inscrits au dossier :

Waldman & Associates, Toronto, pour le demandeur.

Le sous‑procureur général du Canada pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par

La juge Snider :

I. Introduction

[1]M. Hassan Samimifar (le demandeur ou M. Samimifar) est ressortissant iranien; il est arrivé au Canada il y a 21 ans, en 1985. Depuis son arrivée, il a essayé, mais sans succès jusqu’ici, d’obtenir le statut de résident permanent au Canada.

[2] Le 14 novembre 1994, les autorités ont accepté en principe de recevoir et d’instruire la demande de résidence permanente qui serait présentée par M. Samimifar à partir du Canada. M. Samimifar a présenté sa demande. Il semble que, à partir de ce moment jusqu’en janvier 2003, rien n’a été fait relativement à cette demande et qu’il y a eu des retards pour des raisons qui, selon le demandeur, sont constitutifs de négligence et d’atteinte aux droits qui lui sont garantis à l’article 7 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Finalement, en janvier 2003, il a appris que sa demande avait été rejetée au motif qu’il était interdit de territoire au Canada selon l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), parce qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était membre d’une organisation terroriste. Cette décision a été annulée à l’issue d’une instance en contrôle judiciaire en mai 2003; une nouvelle décision n’a pas encore été rendue.

[3]En plus de poursuivre les démarches administratives afin de devenir résident permanent, M. Samimifar a intenté une action contre le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en déposant une déclaration auprès de la Cour le 20 août 2003. Il a ensuite modifié sa déclaration, notamment pour ajouter Sa Majesté la Reine à titre de défenderesse. Il prétend que la défenderesse, par l’entremise du ministre qui la représente, a été négligente ou a porté atteinte aux droits qui lui sont garantis à l’article 7 et au paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, (la Charte). Il sollicite également un jugement déclaratoire au titre de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

[4]Dans la requête dont je suis saisie, Sa Majesté la Reine demande à la Cour de rendre un jugement sommaire rejetant, en tout ou en partie, la demande contenue dans la nouvelle déclaration modifiée. Cette requête est présentée en vertu des règles 213 à 219 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)], qui sont reproduits à l’annexe A des présents motifs. En quelques mots, la défenderesse prétend qu’il n’existe aucune question litigieuse étant donné :

· que M. Samimifar n’a pas exercé les recours en contrôle judiciaire qui lui étaient ouverts;

· que les agents d’immigration n’ont, à l’égard de M. Samimifar, aucune obligation de diligence de droit privé qui pourrait engager la responsabilité de la défenderesse pour négligence ou qui lui donnerait droit à des dommages‑intérêts en vertu de la Charte.

II. La partie défenderesse

[5]Dans ses actes de procédure, M. Samimifar a désigné à la fois le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) et Sa Majesté la Reine comme défendeurs à la présente action. M. Samimifar admet que c’est Sa Majesté la Reine qui doit être partie à l’action. La cause d’action sera donc modifiée en conséquence.

III. Les questions en litige

[6]La principale question en litige en l’espèce est la suivante : existe‑t‑il une véritable question litigieuse au sens des Règles des Cours fédérales? Cette question se subdivise ainsi :

1. Quel critère s’applique en matière de jugement sommaire?

2. M. Samimifar peut‑il intenter la présente action même s’il n’a pas exercé le recours extraordinaire prévu par l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)]?

3. La défenderesse a‑t‑elle, à l’égard de M. Samimifar, une obligation de diligence de droit privé pouvant donner lieu à une action en responsabilité pour négligence?

4. M. Samimifar peut‑il demander des dommages‑ intérêts pour atteinte aux droits qui lui sont garantis par la Charte?

[7]La défenderesse a également élevé des doutes quant à la possibilité, pour M. Samimifar, d’obtenir un jugement déclaratoire en vertu de la Charte. M. Samimifar reconnaît que la demande de dommages‑ intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte ne peut normalement être jumelée à la demande de jugement déclaratoire fondée sur le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (Mackin c. Nouveau‑ Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405).

IV. Analyse

A. La nature de la demande

[8]Les questions soulevées par la présente requête ont trait à la nouvelle déclaration modifiée qui a été déposée par M. Samimifar. J’examinerai d’abord la nature des actes de procédure.

[9]M. Samimifar fonde sa demande sur les délais déraisonnables et l’abus de procédure de la part de la défenderesse. Il réclame des dommages‑intérêts de 5 000 000 $ pour négligence et au titre de l’article 7 et du paragraphe 24(1) de la Charte pour : pertes provenant d’une entreprise, perte d’occasions d’emploi et de possibilités en matière d’études, frais qu’il a dû engager, notamment des frais médicaux pour sa conjointe de fait et ses enfants, troubles émotifs et souffrances morales. M. Samimifar prétend que le ministre et les fonctionnaires de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) ont été avisés du retard dans le traitement de ses demandes d’établissement ainsi que de l’angoisse et du préjudice qu’il subissait en conséquence.

[10] M. Samimifar demande également à la Cour de déclarer que les droits qui lui sont garantis à l’article 7 et au paragraphe 24(1) ont été violés.

[11] L’essentiel des prétentions de M. Samimifar est exposé, à mon avis, dans les paragraphes 29 à 31 de sa nouvelle déclaration modifiée :

[traduction]

29.          Le demandeur prétend que le retard dans le traitement de sa demande a été causé par une mauvaise répartition des ressources par le gouvernement canadien. De nombreux dossiers qui faisaient partie de l’arriéré de 1989 ont été envoyés au bureau de Hamilton où, pendant de longues périodes, personne ne s’en est occupé. Le SCRS ne s’est plus intéressé au demandeur à partir de 1995, de sorte que c’est le gouvernement du Canada qui est seul responsable du temps qui s’est écoulé entre la décision initiale et la décision finale—qui a ensuite été infirmée. Cette lenteur n’est pas attribuable à la nécessité de poursuivre l’enquête, mais plutôt à la négligence des autorités de l’immigration.

30.          La défenderesse, y compris les fonctionnaires de l’immigration qui ont instruit le dossier du demandeur, ont une obligation de diligence à l’endroit de celui‑ci. Il y a un lien suffisant entre la défenderesse et le deman-deur pour qu’une obligation de diligence puisse être reconnue. Le demandeur allègue que la défenderesse a manqué à cette obligation et n’a pas respecté la norme de diligence à laquelle il a droit. Étant donné que le demandeur n’a pas de statut permanent au Canada à cause du retard dans le traitement de sa demande et qu’il a, à maintes reprises, informé les autorités de l’immigra-tion de l’angoisse que lui causait ce retard, il était raisonnablement prévisible qu’il subisse un préjudice du fait de ces dernières.

31.          La négligence avec laquelle sa demande a été traitée a gravement perturbé la vie affective et la situation financière du demandeur, ce qui lui a causé des troubles émotifs graves et des pertes économiques importantes.

[12]Si je comprends bien les actes de procédure de M. Samimifar ainsi que son affidavit et les observations appuyant la présente requête, le prétendu retard à l’origine de ses demandes de dommages‑intérêts vise la période qui débute en 1994, lorsque sa demande de résidence permanente a été approuvée en principe, et prend fin soit en 2001, lorsque CIC a commencé à prendre des mesures relativement à son dossier, ou en 2003, lorsque M. Samimifar a été déclaré interdit de territoire au Canada. Ainsi, la période pertinente est de sept à neuf ans. Ces remarques ne sont faites que pour faciliter mon analyse; il ne s’agit pas de conclusions de fait fermes de ma part.

B. Question no 1 : Quel critère s’applique en matière de jugement sommaire?

[13]Les parties conviennent que le jugement sommaire doit être rendu lorsqu’il n’existe aucune véritable question litigieuse (Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 C.F. 853 (1re inst.), au paragraphe 8).

[14]Dans la décision Granville, la Cour a exposé plusieurs facteurs ou principes dont le juge doit tenir compte lorsqu’il est appelé à décider si un jugement sommaire doit être rendu. Ces facteurs et principes ont été largement suivis par la Cour et, dans certains cas, ont été étoffés par la jurisprudence ultérieure. Les plus importants au regard de la requête dont je suis saisie sont les suivants :

i) il n’y a pas de critère déterminant, mais la grande question consiste à déterminer si l’affaire est douteuse au point de ne pas mériter d’être examinée davantage. Il n’est pas nécessaire que le défendeur démontre que le demandeur « n’a aucune chance d’avoir gain de cause », seulement que l’affaire n’est « manifestement pas fondée » (voir aussi Premakumaran c. Canada, [2007] 2 R.C.F. 191 (C.A.F.), au paragraphe 8);

ii) chaque affaire doit être étudiée en fonction de ses faits particuliers;

iii) les questions de fait et de droit peuvent être tranchées dans le cadre de la requête si les éléments présentés à la Cour le permettent; toutefois, lorsque la crédibilité d’un témoin pose une véritable question litigieuse, un procès sera généralement nécessaire pour permettre au juge d’observer le comportement des témoins (Newtec Print & Copy Inc. v. Woodley (2001), 46 R.P.R. (3d) 123 (C.S.J. Ont.), au paragraphe 34; autorisation d’appel à la Cour supérieure de justice de l’Ontario refusée, [2001] O.J. no 5634 (QL); Mensah v. Robinson, [1989] O.J. no 239 (H.C.J.) (QL); voir en particulier Trojan Technologies, Inc. c. Suntec Environmental Inc., 2004 CAF 140, aux paragraphes 19 à 22);

iv) un jugement sommaire ne doit pas être rendu si les faits nécessaires ne peuvent être constatés ou s’il serait injuste de le faire;

v) lorsque l’issue de la cause dépend surtout de la crédibilité des témoins ou lorsque les faits matériels sont contestés, l’affaire doit être instruite (voir ci‑dessus); le juge doit « examiner de près » la preuve et ne pas s’attarder seulement sur les éléments de preuve qui semblent contradictoires.

[15] Ayant ces principes à l’esprit, je vais maintenant me pencher sur les questions précises qui sont soulevées par la présente requête.

C. Question no 2 : Les recours en contrôle judiciaire ouverts

[16] La défenderesse qualifie la demande de M. Samimifar de plainte visant le rejet de sa demande de résidence permanente survenu en janvier 2003; cette décision a été prise au terme d’une période de retard qui a débuté en 1994 lorsque la demande de résidence permanente a été approuvée en principe, et ce retard en est indétachable. Selon elle, M. Samimifar doit contester cette décision par voie d’instance en contrôle judiciaire, et non par une action civile, une instance qui a été introduite et qui se poursuit jusqu’à ce qu’une nouvelle décision soit rendue. Les prétentions de la défenderesse peuvent être résumées ainsi :

· La Cour d’appel fédérale a dit clairement que l’on ne peut intenter une action qui équivaut à une contestation indirecte d’une décision administrative finale et que le demandeur doit épuiser ses recours administratifs avant de réclamer des dommages‑intérêts (Canada c. Tremblay, [2004] 4 R.C.F. 165; autorisation d’appel à la C.S.C. refusée, [2004] 3 R.C.S. xiii, et Canada c. Grenier, [2006] 2 R.C.F. 287 (C.A.F.); ces arrêts ont été appliqués par la Cour dans Mohiuddin c. Canada, 2006 CF 664, et dans Dhalla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 100);

· le paragraphe 72(1) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194] de la LIPR, qui prévoit expressément que « toute mesure—décision, ordon-nance, question ou affaire— prise dans le cadre de la [LIPR] » peut être contestée au moyen d’un contrôle judiciaire, va dans le sens de la thèse de la défenderesse;

· M. Samimifar aurait dû solliciter un bref de mandamus au moyen d’une demande de contrôle judiciaire pendant la période d’inaction des autorités (Morgan v. Canada (1998), 117 B.C.A.C. 296 (C.A. C.‑B.), citant Bhatnager c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 2 C.F. 315 (1re inst.));

· Le recours en bref de mandamus est toujours ouvert à M. Samimifar.

[17] Je commencerai cette partie de l’analyse en passant en revue la jurisprudence sur laquelle s’appuie la défenderesse.

1) Canada c. Tremblay

[18]Dans l’arrêt Tremblay, précité, un ancien membre des Forces canadiennes avait intenté une action afin de contester sa mise à la retraite obligatoire et d’obtenir des dommages‑intérêts, sa réintégration dans son emploi et de solliciter un jugement déclarant que les dispositions réglementaires fixant l’âge de la retraite et une partie de la Loi canadienne sur les droits de la personne [L.R.C. (1985), ch. H-6] étaient invalides. Le passage pertinent des motifs de la Cour d’appel fédérale est le suivant (au paragraphe 14) :

De toute évidence, l’intimé ne peut obtenir sa réintégration dans les Forces canadiennes, ainsi que des dommages pour perte de salaire, que s’il attaque d’abord la décision qui a porté sur sa mise à la retraite, et ce, au motif que les textes législatifs qui sous‑tendent sa mise à la retraite sont inopérants eu égard à la Charte. La nullité de cette décision est au cœur de sa demande et les conclusions recherchées sont fonction de cette nullité alléguée. Ce n’est que lorsque la décision sera déclarée nulle que l’intimé aura droit à sa réintégration. Ce n’est que lorsque la réintégration sera prononcée que des dommages‑ intérêts pourront être réclamés.

[19]S’exprimant explicitement au sujet de la demande de dommages‑intérêts, la Cour d’appel a réitéré que la décision à l’origine de cette demande doit d’abord être invalidée en exerçant le recours en contrôle judiciaire (aux paragraphes 28 à 30).

[20]À mon avis, les faits de cet arrêt de la Cour d’appel fédérale sont différents de l’affaire dont je suis saisie. En l’espèce, M. Samimifar ne conteste pas la décision rendue relativement à sa demande de résidence perma-nente. Il conteste plutôt le retard subi dans l’instruction de sa demande et demande des dommages‑intérêts en raison des conséquences qui en ont découlé.

2) Canada c. Grenier

[21]Dans l’affaire Grenier, un détenu a intenté une action en dommages‑intérêts par suite de la décision du directeur du pénitencier de le placer en isolement préventif pendant 14 jours. Le demandeur n’avait pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision dans le délai de 30 jours qui lui était imparti. En fin de compte, il souhaitait obtenir la réparation qu’il n’avait pas demandée dans les délais légaux au moyen d’un contrôle judiciaire. Cette affaire également est très différente de l’espèce.

[22]Je reproduis le passage suivant tiré de la décision de la Cour fédérale qui faisait l’objet de l’appel dans Grenier et que la Cour d’appel fédérale a cité au paragraphe 15 :

La Cour fédérale a appliqué le principe de l’arrêt Zarzour [Zarzour c. Canada, [2000] A.C.F. no 2070 (C.A.) (QL)] aux faits de l’espèce et on ne saurait lui en faire reproche. Au paragraphe 8 de sa décision, le juge saisi de l’appel a ainsi résumé sa perception de l’état du droit sur la question [2004 CF 1435] :

Il transparaît de la jurisprudence applicable en la matière que, dans les cas où la décision à l’origine du préjudice est encore opérante au moment où le recours est intenté, la partie qui s’estime lésée ne peut avoir recours à une action mais doit plutôt se prévaloir de la demande de contrôle judiciaire : Sweet c. Canada, [1999] A.C.F. no 1539, en ligne : QL; Zarzour, précité; Tremblay, précité. À l’inverse, dans l’éventualité où la décision ayant engendré le prétendu préjudice n’a plus d’effet dans le temps, il est possible pour le requérant d’intenter une action afin de réclamer des dommages : Creed c. Canada (Solliciteur général), [1998] A.C.F. no 199, en ligne : QL; Shaw c. Canada, [1999] A.C.F. no 657, en ligne : QL. [Non souligné dans l’original.]

[23]À mon avis, ce passage va dans le sens de la thèse de M. Samimifar. Je pense que l’on peut dire avec raison que le retard qui aurait été causé par la défenderesse n’a plus d’effet puisqu’une décision finale (qui n’est pas pertinente quant à la demande de dommages‑intérêts de M. Samimifar) a été rendue.

[24]La Cour d’appel fédérale a dit ensuite que, dans cette affaire, la décision continuait de produire ses effets (elle avait notamment des répercussions sur le dossier administratif du demandeur; voir le paragraphe 17) et que la décision d’un organisme fédéral continue d’être en vigueur tant qu’elle n’est pas invalidée (au paragraphe 18). Il se peut que les autres motifs de la Cour d’appel fédérale ne s’appliquent pas en l’espèce étant donné que le retard : a) n’est pas une décision en tant que telle et b) n’a plus aucune incidence sur M. Samimifar. Même si l’on peut dire que le retard est une décision (c’est‑à‑dire une décision de refuser de donner suite à la demande de résidence permanente), cette décision est maintenant nulle puisqu’une décision relative à la demande de résidence permanente a été rendue.

3) La question de la contestation indirecte

[25]On soutient aussi que, selon la jurisprudence Grenier, le demandeur ne peut pas intenter une action par laquelle il conteste indirectement une décision qui peut ou aurait pu faire l’objet d’un recours en contrôle judiciaire.

[26]En fin de compte, M. Samimifar conteste‑t‑il indirectement les décisions administratives qui ont été ou seront prises à son égard? Le seul fait que M. Samimifar souhaite obtenir le statut de résident permanent au Canada, lequel exige que des décisions administratives soient prises par le ministre, ne signifie pas automatiquement qu’il élève une contestation indirecte. En l’espèce, la déclaration révèle que la demande de dommages‑intérêts de M. Samimifar n’est pas fondée de manière générale sur l’effet de la décision administrative (le refus de lui accorder le statut de résident permanent). En fait, la décision concernant l’interdiction de territoire n’a essentiellement aucune importance. Les dommages allégués découlent plutôt uniquement du temps excessif—qui serait déraisonnable —que la défenderesse a pris pour instruire le dossier et prendre finalement une décision.

[27]À mon avis, vu la jurisprudence Grenier, on peut dire qu’une action peut être intentée contre l’organisme fédéral si la décision (ou l’effet du retard à la prendre) n’est plus en vigueur ou n’a plus d’effet sur le demandeur et si l’action n’a pas pour but de contester indirectement une décision administrative.

[28]J’aimerais cependant faire une mise en garde. Les demandes de dommages‑intérêts qui découlent du fait que M. Samimifar n’a pas le statut de résident permanent—la totalité ou une partie des réclamations concernant la perte de revenu ou de possibilités d’affaires ou les frais—ne peuvent être accueillies dans la présente action. On ne connaît pas encore l’issue de la demande de résidence permanente de M. Samimifar. La décision de rejet de cette demande a été annulée à l’issue d’une instance en contrôle judiciaire, avec le consentement de la Couronne, et l’affaire a été renvoyée pour nouvelle décision. Comme on ignore si M. Samimifar est interdit de territoire au Canada, aucun lien ne peut être établi entre le prétendu retard et le dommage fondé sur l’absence du statut de résident permanent parce qu’il n’est pas certain que, si le ministre avait rendu plus tôt une décision sur l’admissi-bilité, M. Samimifar aurait obtenu ce statut. Une telle demande de dommages‑intérêts serait effectivement de la nature d’une contestation indirecte. Aussi, dans la mesure où les demandes de dommages‑intérêts sont fondées sur l’absence du statut de résident permanent, elles doivent être radiées. Par exemple, au paragraphe 38 de la nouvelle déclaration modifiée, M. Samimifar prétend [traduction] « avoir perdu l’occasion de trouver un meilleur emploi, d’obtenir une meilleure éducation et de bénéficier d’occasions d’affaires plus intéressantes ». Je suis d’avis de radier cette partie de la déclaration.

4) Les autres décisions

[29]Une distinction peut aussi être faite avec les autres décisions citées par la défenderesse. Dans la décision Dhalla, précitée, la déclaration « repos[ait] entièrement sur la légitimité de la décision de la défenderesse de refuser la demande de résidence permanente » (au paragraphe 10). Dans la décision Mohiuddin, le demandeur réclamait des dommages‑ intérêts en raison des actes commis par le ministre, qui, selon le demandeur, croyait à tort que le MQM‑A  [Mouvement Mohajir Quami Movement - Altaf] était une organisation terroriste et qui avait remis des documents sur la nature terroriste du MQM‑A aux agents d’immigration.

[30]La seule affaire dans laquelle la question a été examinée dans le contexte d’un retard est Khalil c. Canada, 2004 CF 732. Dans cette affaire, Mme Khalil avait obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention en 1994 et sa demande d’établissement avait été approuvée en principe en 1995. En 2000, elle a appris qu’elle était interdite de territoire au Canada. La demande de contrôle judiciaire visant la décision d’interdiction de territoire a été accueillie et la nouvelle décision n’avait pas encore été rendue au moment où Mme Khalil a intenté une action. La juge Heneghan était saisie d’un appel interjeté à l’encontre de la décision d’une protonotaire de rejeter une requête visant à faire radier la déclaration. L’appel a été rejeté. La juge Heneghan a repris à son compte, au paragraphe 13, la qualification que la protonotaire avait faite de la prétention de la demanderesse :

En ce qui a trait à la demande de réparation pécuniaire des demandeurs, ceux‑ci exercent deux causes d’action—la première étant une action en dommages-intérêts pour une négligence de nature réglementaire. Les demandeurs allèguent un manquement à une obligation de diligence pour le défaut de rendre une décision dans les meilleurs délais. Deuxième-ment, les demandeurs affirment que le délai était tel qu’il y a eu contravention à leurs droits garantis par l’article 7 de la Charte, donnant ainsi lieu aux dommages visés par le paragraphe 24(1) de la Charte. Les instances visent toutes deux une réparation pour les dommages subis et ont été à juste titre introduites par voie d’action.

[31]Ainsi, la décision rendue dans l’affaire Khalil est fondée sur des faits qui sont très semblables à ceux en cause en l’espèce.

[32]En rejetant l’appel, la juge Heneghan a aussi statué que le temps excessif pris pour compléter l’examen de la demande de résidence permanente de la demanderesse ne concernait aucune « mesure—décision, ordonnance, question ou affaire—prise » aux termes du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[33]Vu les arrêts rendus par la Cour d’appel fédérale dans les affaires Tremblay et Grenier, la jurisprudence Khalil n’enseigne pas que le demandeur ne peut pas être forcé de procéder par voie de recours en contrôle judiciaire. Cette jurisprudence est toujours d’actualité toutefois dans les cas où la déclaration ne constitue pas une contestation indirecte de la décision administrative susceptible de contrôle. De plus, je suis d’avis que la jurisprudence Khalil est correcte dans la mesure où la demande de dommages‑intérêts faisant suite à un retard ne concerne pas une « mesure—décision, ordonnance, question ou affaire—prise dans le cadre de la présente loi », comme le prévoit le paragraphe 72(1) de la LIPR. Le retard dans la prise de mesures semble ne pas être visé par la formulation de cette disposition.


5) L’ouverture du recours en mandamus

[34]La défenderesse signale à juste titre que M. Samimifar disposait toujours de son recours en mandamus pendant la période de retard et qu’il ne l’a pas exercé. L’action de M. Samimifar est‑elle exclue au motif qu’il aurait dû exercer ce recours pendant cette période?

[35]M. Samimifar aurait pu exercer ce recours pendant cette période, mais il ne pouvait plus le faire à compter du moment où sa demande de résidence permanente a été rejetée en 2003; en effet, on ne peut plus exercer un recours en mandamus si la décision ou la mesure demandée a été prise. Logiquement, les principes établis dans les jurisprudences Grenier, Tremblay et dans d’autres décisions peuvent s’appliquer uniquement si le recours en contrôle judiciaire est ouvert au demandeur. Comme la Cour l’a dit dans Mohiuddin, au paragraphe 17, « si un contrôle judiciaire est possible, le demandeur doit utiliser cette procédure » [soulignement ajouté]. Le problème en l’espèce, c’est évidemment qu’un contrôle judiciaire était possible, mais qu’il ne l’est peut‑être plus maintenant.

[36]Si M. Samimifar avait intenté son action avant qu’il soit interdit de territoire en 2003, ma conclusion aurait pu être différente. Dans ce cas, un bref de mandamus aurait pu être délivré et avoir des effets concrets.

[37]La protonotaire a traité de cette question lorsqu’elle a rejeté la requête en radiation du demandeur (ordonnance datée du 5 février 2004). Comme il est mentionné dans l’ordonnance, la défenderesse s’est contentée de faire valoir que [traduction] « à n’importe quel moment au cours des huit dernières années, le demandeur aurait pu ou aurait dû exercer devant la Cour son recours en mandamus ». En rendant l’ordonnance, la protonotaire a interprété l’argument de la défenderesse de la manière suivante : le demandeur avait l’obligation de limiter les dommages qui lui étaient causés en exerçant son recours en mandamus. Elle a dit : [traduction] « C’est au juge du procès qu’il incombe de décider si le demandeur avait l’obligation de limiter les dommages [. . .], après avoir conclu à la responsa-bilité du défendeur. » J’abonde dans le sens de la protonotaire.

[38]L’arrêt Morgan, précité, va dans le même sens. Dans cette affaire, des dommages‑intérêts étaient réclamés en raison du défaut de la Commission canadienne des droits de la personne d’instruire rapidement la plainte déposée par M. Morgan contre les Forces armées canadiennes. Au terme du procès, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rejeté la demande, apparemment au motif que M. Morgan aurait pu, pendant la période de retard, exercer son recours en mandamus; en d’autres termes, le retard était largement attribuable à M. Morgan. À mon avis, l’affaire montre que l’ouverture du recours en mandamus dépend des circonstances précises et du comportement du demandeur pendant cette période; ce sont des faits pertinents sur lesquels le juge du procès doit se prononcer.

[39]La défenderesse prétend que M. Samimifar dispose toujours de son recours en mandamus. Bien qu’il puisse peut‑être l’exercer en théorie, cela n’est pas possible en pratique. M. Samimifar attend à l’heure actuelle la tenue d’une nouvelle audience quant à l’interdiction de territoire. Quoi qu’il en soit, la délivrance d’un bref de mandamus ne règlerait pas la question de la période de retard allant de 1994 à 2003.

6) Conclusion relative à la question no 2

[40]À première vue, les conclusions tirées par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Grenier et Tremblay semblent exclure les actions de M. Samimifar. Toutefois, ayant examiné ces arrêts, je ne suis pas convaincue qu’ils peuvent être appliqués aux faits de la présente affaire. On arrondirait beaucoup les angles si l’on tentait de le faire en l’espèce. En résumé, je conclus que :

1. de manière générale, la demande de M. Samimifar ne constitue pas une contestation indirecte de la décision rejetant sa demande de résidence permanente en janvier 2003 au motif qu’il était interdit de territoire au Canada;

2. le retard dont se plaint le demandeur ne se rattache pas à la décision défavorable rendue relativement à sa demande de résidence permanente en janvier 2003;

3. M. Samimifar n’a pas épuisé ses recours administra-tifs;

4. dans la mesure où les demandes de dommages‑ intérêts de M. Samimifar sont fondées sur le rejet de sa demande de résidence permanente, elles doivent être radiées parce qu’elles constituent en fait une contestation indirecte de la décision administrative en cause;

5. le paragraphe 72(1) de la LIPR ne s’applique pas;

6. le fait que M. Samimifar n’a pas exercé son recours en mandamus pendant la période de retard peut servir, au procès, à réduire le montant des dommages‑intérêts, mais qu’il n’est pas pertinent à ce stade.

[41]En conséquence, je conclus que M. Samimifar peut intenter la présente action même s’il n’a pas d’abord exercé le recours extraordinaire prévu à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

D. Question no 3 : La responsabilité éventuelle de la défenderesse pour négligence

[42]La défenderesse soutient que le demandeur ne dispose d’aucun recours en négligence en l’espèce. Elle fait valoir que M. Samimifar n’a pas démontré qu’il existait entre lui et les fonctionnaires mentionnés dans la nouvelle déclaration modifiée un lien qui pourrait donner lieu à un recours en négligence.

[43]Le critère à deux volets qui doit être appliqué a été énoncé dans l’arrêt Anns v. Merton London Borough Council [[1978] A.C. 728 (H.L.)]. Plus précisément, la Cour doit décider :

1. si les circonstances révèlent l’existence d’un préjudice raisonnablement prévisible et un lien suffisant entre les parties pour établir une obligation de diligence prima facie;

2. le cas échéant, s’il existe des considérations de politique résiduelles qui justifient l’exonération de responsabilité.

[44]Ces deux volets constituent la grille d’analyse des actes de procédure produits en l’espèce.

1) L’obligation de diligence prima facie

[45]En général, le lien entre le gouvernement et le justiciable en matière de politique n’est pas caractérisé (Premakumaran c. Canada, [2007] 2 R.C.F. 191 (C.A.F.), au paragraphe 22). Il y a cependant des cas où l’État est assimilé à une personne en matière de responsabilité et où il existe une obligation de diligence (voir les articles 3 [mod. par L.C.2001, ch. 4, art. 36] et 10 [mod. idem, art. 40] de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C‑50 [art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21)]). Il s’agit de savoir si cette obligation peut exister vu les faits en cause.

[46]Toute la jurisprudence citée par la défenderesse semble mettre la barre excessivement haute dans les cas où, comme en l’espèce, des fonctionnaires et des décideurs sont visés. Cette jurisprudence exclut‑elle l’action de M. Samimifar?

a) W. v. Home Office

[47]La demanderesse invoque notamment l’arrêt rendu par la Cour d’appel d’Angleterre dans l’affaire W. v. Home Office, [1997] E.W.J. no 3289 (C.A.) (QL) (cet arrêt a aussi été suivi dans d’autres décisions canadiennes). Dans cet arrêt, le demandeur avait été placé en détention dès son arrivée du Libéria à cause de renseignements erronés. Lorsque l’erreur a été découverte, le demandeur a été immédiatement libéré et il a été admis temporairement au Royaume‑Uni. Il a intenté une action en négligence contre le défendeur. La Cour d’appel s’est dite d’avis que les allégations de négligence étaient de deux types. En premier lieu, le demandeur alléguait que le défendeur avait mené de manière négligente les premières entrevues en ne posant pas les bonnes questions ou en n’exigeant pas qu’il passe le test de nationalité libérienne. En deuxième lieu, il alléguait que le défendeur avait été négligent en versant à son dossier d’immigration le questionnaire et les réponses d’une autre personne.

[48]La Cour d’appel a conclu que l’agent d’immigration n’était pas soumis à une obligation de diligence envers le demandeur. En arrivant à cette conclusion, la Cour d’appel a dit (au paragraphe 28) :

[traduction] Le processus par lequel l’organisme chargé de prendre la décision recueille des éléments d’information et en arrive à une décision ne peut faire l’objet d’une action fondée sur la négligence, ne serait‑ce qu’en raison de l’absence de lien suffisant entre les parties. En recueillant des renseignements et en en tenant compte, les défendeurs agissent conformément aux pouvoirs que la loi leur confère et à l’intérieur de cette sphère de leurs pouvoirs discrétionnaires où seul un abus de pouvoir délibéré pourrait ouvrir un recours de nature privée. Il serait incompatible avec l’exercice de leurs fonctions que les agents d’immigration soient tenus à une obligation de diligence envers les immigrants. Lorsqu’ils recueillent ces renseignements et qu’ils prennent des décisions au sujet des immigrants, notamment lorsqu’ils décident si ceux‑ci doivent être détenus pendant qu’ils recueillent les renseignements en question, les agents d’immigration agissent en qualité de fonctionnaires auxquels les considérations susmentionnées s’appliquent.

[49]La Cour d’appel a jugé qu’il n’y avait, entre le demandeur et les agents d’immigration, aucun lien donnant lieu à une obligation de diligence.

[50]Les faits en l’espèce sont considérablement différents. On peut soutenir qu’il y a un lien entre le demandeur et Mme K., l’agente qui aurait été chargée de l’instruction de sa demande. Mme K. et M. Samimifar ont été régulièrement en contact pendant une grande partie de la période de retard. En outre, M. Samimifar comptait directement sur Mme K. parce qu’il présumait qu’elle instruirait sa demande de résidence permanente dans un délai raisonnable. Finalement, la présente affaire a trait, dans une certaine mesure, au défaut de la défenderesse —et, en particulier, de l’un de ses mandataires— d’exercer les fonctions qui lui étaient attribuées par la loi durant une période de sept à neuf ans.

b)Premakumaran c. Canada

[51]Dans la décision Premakumaran c. Canada, 2005 CF 1131; conf. par [2007] 2 R.C.F. 191(C.A.F.), l’État a présenté une requête en rejet sommaire de l’action intentée par les demandeurs pour déclarations frauduleuses concernant l’utilisation d’un système de points trompeur, faux renseignements fournis avec négligence concernant le fait que certaines catégories d’emplois sont en forte demande au Canada et faux renseignements concernant l’utilisation des frais de traitement des demandes. Les demandeurs, un couple marié, avaient quitté l’Angleterre en 1998 pour immigrer au Canada à titre d’immigrants qualifiés professionnellement.

[52]Le juge von Finckenstein a statué que la défenderesse avait une obligation de diligence à l’égard du public en général, mais non pas à l’égard des deman-deurs en particulier. En conséquence, il a conclu que les demandeurs ne répondaient pas au premier volet du critère énoncé dans Anns. Il a donc statué qu’il n’y avait aucune véritable question litigieuse concernant l’allégation de faux renseignements. Il a accueilli la requête en jugement sommaire et a rejeté l’action des demandeurs.

[53]En confirmant cette décision, la Cour d’appel fédérale a dit (au paragraphe 24) :

Aucune obligation de diligence ne s’impose toutefois en l’espèce. Comme le juge des requêtes l’a conclu à juste titre, aucun lien spécial de proximité et de confiance ne s’applique dans les faits de l’espèce. Aucune assertion de fait personnelle ou particulière sur laquelle les appelants auraient pu raisonnablement se fier n’a été avancée. La documentation et les renseignements écrits qui leur ont été fournis ne constituaient que des documents généraux leur permettant de demander le statut d’immigrant. Comme le juge des requêtes l’a fait remarquer, nul ne peut affirmer que quiconque [au paragraphe 25] « prend une brochure ou lit une affiche au haut‑commissariat est un “voisin” » et a donc droit de bénéficier d’une obligation. Cela ne suffit pas. [Non souligné dans l’original.]

[54]Là encore, en l’espèce, il y a des éléments différents. Le juge von Finckenstein a fait observer, au paragraphe 20, que les demandeurs n’alléguaient pas qu’ils avaient subi un préjudice de la part d’un fonction-naire canadien en particulier. À l’inverse, M. Samimifar allègue, dans sa nouvelle déclaration modifiée, que Mme K. était trop prise par d’autres tâches, n’avait pas la cote de sécurité requise pour instruire sa demande et avait pris un congé de maladie (au paragraphe 19). Bien que M. Samimifar ne dise pas clairement que Mme K. lui a causé un préjudice, c’est ce que l’on peut déduire de plusieurs allégations figurant dans les actes de procédure :

· le retard n’était pas attribuable à la nécessité de poursuivre l’enquête, mais plutôt à la négligence des autorités de l’immigration (au paragraphe 29);

· la défenderesse, notamment les fonctionnaires de l’immigration qui ont instruit le dossier du demandeur, ont, envers lui, une obligation de diligence (au paragraphe 30);

· la négligence avec laquelle sa demande a été traitée a gravement perturbé la vie affective et la situation financière du demandeur, ce qui lui a causé des troubles émotifs graves et des pertes économiques importantes (au paragraphe 31).

[55]Le lecteur comprend qu’un aspect essentiel du recours en négligence vise Mme K.

[56]Les éléments supplémentaires exigés par la Cour d’appel sont présents en l’espèce. Ainsi, M. Samimifar avait des rapports personnels avec les agents d’immigration chargés de son dossier et, en particulier, avec Mme K. Il était en communication constante avec eux pour savoir où en était son dossier. Ces personnes étaient au courant du préjudice que lui causait le retard. M. Samimifar a parlé à maintes reprises aux agents d’immigration et il comptait sur eux pour instruire sa demande dans un délai raisonnable.

c) Benaissa c. Canada (Procureur général)

[57]La défenderesse invoque également la décision Benaissa c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1220, au paragraphe 37, où le protonotaire Lafrenière a cité la jurisprudence W. v. Home Office, précitée; selon lui, elle enseignait que le processus de rassemblement des éléments d’information et de prise de décision ne peut faire l’objet d’une action fondée sur la négligence.

[58]Dans la décision Benaissa, la requête présentée par le défendeur afin de faire radier la déclaration modifiée du demandeur au motif qu’elle ne révélait aucune cause d’action valable et que l’action était sans objet a été accueillie. À première vue, cette décision semble très pertinente car elle avait trait au retard dans l’instruction d’une demande de résidence permanente au Canada. Le demandeur avait intenté une action contre l’État en novembre 2003 sollicitant un jugement déclaratoire portant que CIC avait fait preuve de négligence en ne terminant pas l’instruction de sa demande d’établissement et que les droits que lui garantissait la Charte avaient été violés.

[59]Le protonotaire Lafrenière a conclu que le demandeur avait fait simplement affirmé que des préposés de Sa Majesté dont l’identité n’était pas précisée avaient délibérément omis d’instruire sa demande de résidence permanente dans un délai raison-able. Il a ajouté que les faits avancés ne révélaient l’existence d’aucun fondement factuel justifiant l’alléga-ion que Sa Majesté avait agi de manière négligente. Selon lui, il semblait que, même si le demandeur avait exposé des faits matériels suffisants pour établir les manquements ou les dommages dont il se prétendait victime, Sa Majesté n’avait aucune obligation de diligence envers lui, eu égard aux circonstances particu-ières de l’espèce. Il a dit (au paragraphe 33) : « Un simple retard ne saurait, sans plus de faits, constituer une cause d’action valable. » (Non souligné dans l’original.)

[60] Contrairement à ce qu’a fait le demandeur dans Benaissa, M. Samimifar ne fait pas une simple affirmation; il a exposé des faits au soutient de son allégation selon laquelle la défenderesse a agi avec négligence, et il a désigné une agente d’immigration précise, Mme K. On peut soutenir également qu’il y a plus qu’un simple retard de la part de la défenderesse en l’espèce. À mon avis, les faits de l’affaire Benaissa sont différents parce que ceux qui avaient été invoqués dans la déclaration modifiée du demandeur ne démontraient pas qu’ils donnaient lieu à un recours, alors que les faits avancés par M. Samimifar pourraient, s’ils sont confirmés au procès, donner lieu à un recours en négligence. Bien que la loi n’oblige pas le ministre à rendre sa décision dans un délai précis, l’obligation de diligence existant en common law peut s’appliquer si les faits le justifient. C’est sans doute le cas en l’espèce.

d) Farzam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)

[61]Dans la décision Farzam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), 2005 CF 1659, le demandeur poursuivait l’État par suite des dommages causés par la rupture de son mariage survenue en 1993 au motif qu’elle avait été causée par la négligence des fonctionnaires de l’immigration à Damas lorsqu’ils ont instruit le dossier de permis ministériel ou de visa de résident permanent de son épouse. Le juge Martineau a conclu qu’il serait inéquitable, injuste et déraisonnable d’imposer une obligation de diligence aux fonction-naires de l’immigration, au motif que l’on ne pouvait pas raisonnablement prévoir que Mme Moiti divorcerait du demandeur à cause d’un retard supplémentaire ou d’une déclaration inexacte selon laquelle l’engagement d’aide n’avait pas encore été fourni par le demandeur. S’appuyant sur les décisions A.O. Farms Inc. c. Canada, [2000] A.C.F. no 1771 (1re inst.) (QL), Benaissa, précitée; et Premakumaran, précité, le juge Martineau a affirmé que le lien entre le gouvernement et les justiciables dans leur ensemble ne vise pas des personnes précises. Il a fait cette observation (au paragraphe 105) : « Les retards dans le traitement des demandes d’immigration constituent un aspect inhérent au système. »

[62]La présente affaire est différente de Farzam car il était raisonnablement prévisible, en l’espèce, que la négligence avec laquelle la demande de résidence permanente de M. Samimifar a été instruite lui causerait des troubles émotifs et de l’anxiété. Cependant, comme le juge Martineau l’a dit (au paragraphe 93) :

Cependant, même si j’acceptais que la prévisibilité a été suffisamment établie, la Chambre des lords a dit dans l’arrêt Hill c. Chief Constable of West Yorkshire, [1989] A.C. 53 (H.L.), à la page 60 : [traduction] « […] la prévisibilité d’un préjudice probable n’est pas en soi un critère suffisant de responsabilité en cas de négligence. Il faut invariablement un autre élément pour établir le degré d’étroitesse du lien entre le demandeur et le défendeur […] ».

[63]Même si les retards dans l’instruction des demandes d’immigration constituent un aspect inhérent au système, il y avait davantage, à mon avis, qu’un simple retard en l’espèce.

[64]En résumé, on peut faire une distinction entre la jurisprudence invoquée par la défenderesse et la présente affaire en ce qui concerne la question de l’obligation de diligence. Il est vrai que la nouvelle déclaration modifiée aurait pu être plus claire en ce qui a trait au rôle joué par un agent particulier dans l’instruction de la demande de M. Samimifar. Je crois cependant qu’il conviendrait de permettre à ce dernier de modifier de nouveau sa déclaration afin de corriger cette lacune. En ce qui concerne la question de l’obligation de diligence, je crois que les faits démontrent à première vue que la défenderesse, dans ce cas particulier, avait une obligation de diligence envers M. Samimifar. Ce dernier doit être autorisé à saisir le juge des faits de cette question, qui se prononcera au procès.

2) L’existence de considérations de politique résiduelles

[65]Le deuxième volet du critère formulé dans l’arrêt Anns consiste à décider s’il existe des considérations de politique résiduelles qui justifient l’exonération de responsabilité. Le protonotaire Lafrenière a exposé quatre considérations de politique aux paragraphes 40 à 43 de Benaissa, précitée :

Premièrement, il n’y a rien dans l’économie de la loi qui permette de penser que les simples erreurs commises dans le traitement des demandes d’établissement qui entraînent des retards devraient ouvrir droit à une indemnité. C’est le contraire qui est vrai.

Deuxièmement, d’autres recours sont ouverts à ceux qui demandent la résidence permanente, en l’occurrence le bref de mandamus et le contrôle judiciaire. Une injonction pourrait être demandée en cas de présumée erreur ou inexécution.

Troisièmement, ainsi que la Cour suprême l’a signalé dans l’arrêt Cooper, le risque de responsabilité indéterminée serait grandement à craindre si l’on reconnaissait en common law une obligation de diligence entre Sa Majesté et un demandeur sur le seul fondement des conséquences négatives qu’un retard pourrait avoir sur ce dernier, plutôt que sur la base d’une faute effectivement commise par des fonctionnaires de l’immigra-tion. La catégorie de personnes qui bénéficieraient de l’obligation de diligence est vaste : elle englobe toux ceux qui demandent la résidence permanente au Canada. Imposer une obligation de diligence donnerait lieu à la présentation de nouvelles demandes, ce qui : a) exigerait un investissement de temps et d’argent pour contester ces demandes; b) épuiserait les ressources publiques si les demandeurs obtenaient gain de cause. D’ailleurs, comme la Cour suprême l’a rappelé dans l’arrêt Cooper, il faut tenir compte des répercussions qu’une obligation de diligence aurait sur l’ensemble des contribuables canadiens.

Quatrièmement—et cet aspect est le plus important—, imposer une obligation de diligence entraverait l’efficacité du système de contrôle en matière d’immigration.

[66]Dans la décision Farzam, précitée, le juge Martineau a rappelé la considération de politique qui avait été analysée dans la décision Cooper [Cooper c. Hobart, 3 R.C.S. 537] en ce qui concerne le « risque de responsabilité indéterminée ». Après avoir cité cette décision, il a souligné, au paragraphe 106, qu’« [e]n fait, la Couronne agirait comme un assureur offrant une protection illimitée pour toute perte pécuniaire et affective possible qu’un demandeur prétendrait avoir subie à la suite d’un retard ou d’une erreur de bonne foi dans le traitement d’un dossier d’immigration ».

[67]Quoique ces considérations de politique soient très importantes, je ne suis pas convaincue qu’elles suffisent à exonérer l’État de sa responsabilité en l’espèce. Je ne crois pas que les considérations de politique fassent obstacle à l’imposition d’une obligation de diligence lorsque l’agent d’immigration laisse totalement en souffrance le dossier. M. Samimifar a produit des éléments de preuve troublants qui semblent démontrer que le dossier a été confié à Mme K., même si celle‑ci n’avait pas la cote de sécurité requise, et que, en dépit des demandes d’autres personnes au sein de son ministère, elle a continué de laisser le dossier de M. Samimifar en souffrance. Si ces faits sont véridiques, les actes de Mme K. et, de manière plus générale, ceux des fonctionnaires de CIC sont loin d’être conformes à ce que l’on attend de notre fonction publique. D’ailleurs, ne pas imposer une obligation de diligence aussi minimale serait contraire aux principes de responsabilité de notre fonction publique. On est sûrement en droit d’exiger un service de qualité minimale en matière d’immigration.

[68]Au procès, la défenderesse sera peut‑être en mesure d’expliquer de manière satisfaisante pourquoi le dossier en cause a traîné durant au moins sept ans. Compte tenu de la nature inhabituelle de la demande dont je suis saisie, où le demandeur allègue qu’une agente d’immigration particulière lui a causé un préjudice, je ne suis pas convaincue que la présente action doit être rejetée sommairement pour des considérations de politique générales.

3) Conclusion relative à la question no 3

[69]En résumé, il existe une véritable question litigieuse en ce qui a trait à l’allégation de négligence. M. Samimifar m’a convaincue que l’exercice de son recours en négligence est fondé. Par conséquent, il ne s’agit pas d’une question qui peut être réglée dans le cadre d’une requête en jugement sommaire. Je reconnais que le cas de M. Samimifar présente de nombreuses difficultés. Ce dernier doit néanmoins être autorisé à produire d’autres éléments de preuve au procès et à demander au juge du procès d’examiner la question de la négligence de manière exhaustive.

E. Question no 4 : Les dommages‑intérêts pour violation des droits garantis par la Charte

[70] M. Samimifar fait valoir ce qui suit au paragraphe 39 de sa nouvelle déclaration modifiée :

[traduction] La conduite des fonctionnaires canadiens a causé un stress émotionnel grave qui fait jouer l’article 7 et le retard déraisonnable à rendre une décision était contraire à l’article 7, le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité du demandeur.

Il réclame donc des dommages‑intérêts au titre du paragraphe 24(1) de la Charte.

[71]L’analyse des droits garantis à l’article 7 de la Charte comporte deux volets (voir Blencoe c. Colombie‑ Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 47) :

1. Y a‑t‑il eu atteinte au droit à la « vie, à la liberté et à la sécurité » du demandeur?

2. Cette atteinte était‑elle contraire aux principes de justice naturelle?

1) L’application de l’article 7

[72]En ce qui concerne le premier volet, l’arrêt Blencoe a confirmé le principe selon lequel la « tension psychologique grave causée par l’État » peut constituer une atteinte à la sécurité de la personne. Le juge Bastarache, qui s’exprimait au nom de la majorité dans Blencoe, a cependant formulé la mise en garde suivante au paragraphe 83 :

Ce n’est que dans des cas exceptionnels où l’État s’ingère dans des choix profondément intimes et personnels d’un individu que le délai imputable à l’État, dans des procédures en matière de droits de la personne, pourrait déclencher l’application du droit à la sécurité de la personne garanti par l’art. 7. Même si ces choix personnels fondamentaux comprenaient le droit de prendre des décisions concernant son propre corps sans intervention de l’État ou sans risque de perdre la garde d’un enfant, ils pourraient difficilement inclure le genre de stress, d’angoisse et de stigmatisation qui résulte de procédures administratives ou civiles.

[73]Ainsi, la tension psychologique et les effets causés par le retard dans l’instruction d’une demande de résidence permanente pourraient faire jouer le droit à la sécurité de la personne dans des « cas exceptionnels ». Le critère est cependant très exigeant. La Cour suprême n’a pas admis que M. Blencoe, qui avait attendu trois ans avant qu’une enquête soit menée relativement à des allégations de harcèlement sexuel, répondait au critère d’application de l’article 7, même si elle a reconnu que ces faits avaient « terriblement nui » à la vie de M. Blencoe (au paragraphe 64).

[74]La vie de M. Samimifar a‑t‑elle été perturbée au point où il faut faire jouer l’article 7 de la Charte en l’espèce? Pour répondre à cette question, je me référerai d’abord à la déclaration de M. Samimifar et à l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de la présente requête. Dans sa déclaration, M. Samimifar allègue que la situation a causé [traduction] « des troubles émotifs graves » (au paragraphe 31). Il est aussi question du [traduction] « stress émotionnel grave » et du stress émotionnel causés au demandeur et à son épouse. Or, ces simples affirmations ne peuvent pas, à mon avis, faire jouer le recours de l’article 7. Cependant, M. Samimifar expose en détail les effets du retard subi dans son affidavit. Il affirme au paragraphe 16 :

[traduction] Les retards ont aussi causé des tensions dans ma vie familiale. J’ai souvent de la difficulté à dormir parce que mon avenir et celui de ma famille [sont] très incertains. Je suis désespéré et déprimé à cause de ma situation : ça fait des années que j’attends [une] décision sur mon statut au Canada. J’ignore à quoi m’en tenir depuis plus de 20 ans. Je suis très angoissé au sujet de mon avenir et je m’inquiète sans cesse à cause de la situation précaire et vulnérable de ma famille. Ma fille aînée est au courant de tout ce qui s’est passé. Elle est très inquiète au sujet de l’avenir de notre famille et ça me brise le cœur de voir à quel point tout le processus l’a affecté.

[75]M. Samimifar a produit également des évaluations psychologiques de lui‑même et de son épouse. Le professionnel qui a effectué les évaluations a conclu que M. Samimifar et son épouse souffrent d’une dépression et d’une anxiété chroniques; il a aussi relevé des symptômes associés à la dépression et à l’anxiété. Dans son rapport, il semble établir un lien entre l’état de M. Samimifar et de son épouse et le retard dans l’instruction de sa demande.

[76]À mon avis, cette preuve indique qu’il existe une question litigieuse en l’espèce. Le préjudice allégué ne constitue pas une simple peine ou de simples troubles émotifs, lesquels ne répondraient vraisemblablement pas au critère établi dans Blencoe, précité (Farzam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1659, au paragraphe 115; Swerid v. Persoage (1996), 22 R.F.L. (B.R. Man.)). Malgré les affirmations de la défenderesse, M. Samimifar a produit à tout le moins certains éléments de preuve indiquant qu’il a subi un préjudice psycholo-gique grave. La question de savoir si le genre de stress, d’angoisse et de stigmatisation subi par M. Samimifar répond au critère relatif à une atteinte aux droits garantis à l’article 7 est complexe et exige un examen complet de la preuve dans le cadre d’un procès.

[77]Je conclus donc que les actes de procédure soulèvent la question de l’application de l’article 7.

2) La justice fondamentale

[78]Le deuxième volet du critère exige que la Cour décide si la prétendue atteinte au droit à la sécurité de M. Samimifar était conforme aux principes de justice naturelle. Dans l’arrêt Blencoe, la Cour n’a pas rejeté l’idée que l’on puisse conclure, lorsqu’il y a un retard de la part de fonctionnaires, que leur conduite n’a pas été conforme aux principes de justice naturelle. Plus précisément, la conduite de l’un des fonctionnaires qui était chargé du dossier de M. Samimifar pendant une bonne partie du retard était‑elle indigne au point de ne pas être conforme aux principes de justice fondamentale visés à l’article 7? À la lumière des faits qui ont été avancés, il faut, pour répondre à cette question, examiner avec soin la conduite des fonctionnaires qui étaient chargés du dossier de M. Samimifar entre 1994 et 2003. À mon avis, cette question doit plutôt être abordée au procès.

3) La possibilité d’obtenir des dommages‑intérêts en vertu du paragraphe 24(1)

[79]Le dernier argument de la défenderesse en ce qui a trait à la question relative à la Charte est le suivant : des dommages‑intérêts ne peuvent être obtenus au titre de la Charte que si l’État a agi de mauvaise foi ou avec un aveuglement volontaire (voir la décision Pinnock v. Ontario, [2001] O.J. no 2921 (C.S.J.), où la Cour a défini la mauvaise foi comme étant [traduction] « un aveuglement volontaire »; Osborne v. Ontario (Attorney General) (1996), 10 O.T.C. 256 (Div. gén. Ont.); conf. par (1998), 115 O.A.C. 291 (C.A. Ont.); Howell v. Ontario (1998), 159 D.L.R. (4th) 566 (Div. gén. Ont.)). Je n’en suis cependant pas aussi certaine.

[80]Premièrement, même si les expressions [traduc-tion] « aveuglement volontaire » et [traduction] « mauvaise foi » n’y sont pas employées, les conclusions exposent certainement des faits qui, s’ils étaient prouvés au procès, révéleraient une conduite qui est loin d’être celle que l’on attend de nos fonctionnaires. Aussi, on peut soutenir que les conclusions peuvent donner lieu à une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte.

[81] Deuxièmement, je ne suis pas convaincue que le droit est aussi bien fixé que la défenderesse le prétend. Il se peut que la mauvaise foi ou le mépris délibéré ne soit pas essentiels au recours.

[82] Dans la décision Pearson c. Canada, 2006 CF 931, le juge Yves de Montigny, qui était appelé à décider si le délai de prescription prévu par une loi provinciale s’appliquait à une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte, a fait les observations suivantes (aux paragraphes 48 et 49) :

Il est également bien établi que des dommages‑intérêts compensatoires et punitifs peuvent être obtenus par une personne dont les droits ont été violés par l’État. […] S’il existait encore des doutes sur la question, l’arrêt RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), [1994] 1 R.C.S. 311, les a définitivement dissipés. Les juges Sopinka et Cory, qui ont rédigé les motifs unanimes de la Cour, ont indiqué à la page 342 : « À plusieurs reprises, notre Cour a accepté le principe que des dommages‑intérêts peuvent être accordés relativement à une violation des droits garantis par la Charte. »

Malgré cette déclaration claire que des dommages‑intérêts peuvent réparer une violation de la Charte, de tels dommages‑intérêts ont rarement été accordés. Aussi, on ne sait pas encore avec certitude quel est leur fondement juridique. Dans la plupart des cas où ils ont été accordés, les principes sous‑jacents n’ont pas réellement été analysés. Par exemple, la question de savoir si le paragraphe 24(1) de la Charte crée un droit distinct et autonome à des dommages‑intérêts ou celle de savoir si l’atteinte à un droit garanti doit être assimilée au comportement répréhensible pour lequel la victime peut demander des dommages‑intérêts sous le régime juridique général de la responsabilité civile ont souvent été débattues. De même, l’idée que des dommages‑intérêts ne puissent être accordés que si les acteurs de l’État ont agi de mauvaise foi ne fait pas l’unanimité. Je reviendrai sur ces questions un peu plus loin. [Aux paragraphes 48 et 49.]

[83]Le juge de Montigny ne s’est pas prononcé, dans cette affaire, sur la nécessité de la mauvaise foi, mais il a signalé que, sur cette question, la jurisprudence canadienne était divisée. Il a recommandé la lecture de la décision rendue récemment par le juge Ducharme dans l’affaire Hawley et al. v. Bapoo et al. (2005), 76 O.R. (3d) 649 (C.S.J.), pour avoir un meilleur survol de cette jurisprudence.

[84]Dans la décision Hawley, le juge Ducharme examine en effet de manière approfondie une grande partie du droit pertinent, notamment les décisions invoquées par la défenderesse. Les tribunaux ont parfois exigé qu’il y ait mauvaise foi, parfois non, et parfois imposé des exigences imprécises.

[85]Le juge Ducharme a lui‑même rejeté l’idée d’exiger une faute de la part de l’État ou d’un acteur de l’État car, selon lui, une telle exigence était contraire à l’esprit de la Charte (paragraphes 194 à 197). Il a statué que la malveillance, la mauvaise foi ou la négligence grossière de la part de l’État devaient plutôt être prises en compte pour fixer [traduction] « la réparation juste et appropriée dans le cas particulier » (au paragraphe 196). Au paragraphe 197, il a suivi un passage du manuel intitulé Constitutional Remedies in Canada du professeur Roach :

[traduction] Il y a beaucoup d’arguments qui militent en faveur de l’idée que l’état d’esprit du défendeur ne doit être éventuellement pris en compte que dans la mesure nécessaire, pour constater une atteinte à un droit garanti par la Charte. La malveillance ou la négligence grossière peuvent peut‑être justifier des dommages‑intérêts supplémentaires, mais exiger une faute indépendante de la violation du droit est difficile à concilier avec les principes fondamentaux de l’interprétation de la Charte qui mettent l’accent sur les effets et non sur les buts de l’action de l’État. La structure de la Charte semble indiquer que, lorsqu’il y a eu une atteinte qui n’est pas justifiée en vertu de l’article premier, il faut se demander si des dommages‑intérêts constituent une réparation appropriée et juste. [K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (Aurora, Ont. : Canada Law Book, 2004), au paragraphe 11.560.]

[86]J’estime convaincant le raisonnement du juge Ducharme dans la décision Hawley. M. Samimifar peut donc démontrer qu’il a droit à des dommages‑intérêts au titre de la Charte pour une négligence ou un retard déraisonnables. Compte tenu des faits qui ont été avancés devant moi, je ne peux pas conclure qu’un tel recours est dénué de fondement.

4) Conclusion relative à la question no 4

[87]En conclusion, je crois qu’il existe une véritable question litigieuse concernant les dommages‑intérêts pouvant être obtenus au titre de la Charte pour un préjudice psychologique causé par la négligence ou un retard déraisonnables.

V. Conclusion générale

[88]La Cour peut rejeter les demandes en vertu de la règle 213 des Règles des Cours fédérales si l’affaire est douteuse au point de ne pas mériter d’être examinée davantage par le juge des faits au cours d’un procès éventuel. En l’espèce, je ne suis pas convaincue que le critère régissant les jugements sommaires est rempli. Je ne peux pas conclure que l’affaire est sans fondement. En fait, M. Samimifar a allégué des faits concernant l’instruction de sa demande de résidence permanente qui devraient, à mon avis, être examinés de manière plus approfondie au procès.

[89]Pour ces motifs, la requête sera rejetée.

[90] Comme je l’ai mentionné précédemment, deux points devraient être précisés dans la nouvelle déclaration modifiée. À cet égard, je suis d’avis de laisser du temps à M. Samimifar pour qu’il puisse modifier sa déclaration afin :

a) de préciser sa demande en ce qui a trait aux actes de Mme K.;

b) de supprimer les demandes de dommages‑intérêts qui sont fondées sur le fait qu’il n’a pas le statut de résident permanent.

[91] Bien que la défenderesse ait soutenu que les dépens ne devaient pas être accordés, je ne vois aucune raison de m’écarter de la pratique habituelle qui consiste à accorder les dépens à la partie qui a gain de cause.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1. La requête est rejetée et les dépens sont accordés au demandeur, indépendamment de l’issue de la cause.

2. Le demandeur aura 30 jours à compter de la date de la présente ordonnance pour signifier et déposer une nouvelle déclaration modifiée.

3. La défenderesse aura 30 jours à compter de la date de la signification de la nouvelle déclaration modifiée pour déposer une nouvelle défense modifiée.

4. Les dates de dépôt prévues par la présente ordonnance peuvent être modifiées par consentement des parties et avis écrit à la Cour.

Règles des Cours fédérales

213. (1) Le demandeur peut, après le dépôt de la défense du défendeur—ou avant si la Cour l’autorise—et avant que l’heure, la date et le lieu de l’instruction soient fixés, présenter une requête pour obtenir un jugement sommaire sur tout ou partie de la réclamation contenue dans la déclaration.

(2) Le défendeur peut, après avoir signifié et déposé sa défense et avant que l’heure, la date et le lieu de l’instruction soient fixés, présenter une requête pour obtenir un jugement sommaire rejetant tout ou partie de la réclamation contenue dans la déclaration.

214. (1) Toute partie peut présenter une requête pour obtenir un jugement sommaire dans une action en signifiant et en déposant un avis de requête et un dossier de requête au moins 20 jours avant la date de l’audition de la requête indiquée dans l’avis.

(2) La partie qui reçoit signification d’une requête en jugement sommaire signifie et dépose un dossier de réponse au moins 10 jours avant la date de l’audition de la requête indiquée dans l’avis de requête.

215. La réponse à une requête en jugement sommaire ne peut être fondée uniquement sur les allégations ou les dénégations contenues dans les actes de procédure déposés par le requérant. Elle doit plutôt énoncer les faits précis démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse.

216. (1) Lorsque, par suite d’une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

(2) Lorsque, par suite d’une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue que la seule véritable question litigieuse est :

a) le montant auquel le requérant a droit, elle peut ordonner l’instruction de la question ou rendre un jugement sommaire assorti d’un renvoi pour détermination du montant conformément à la règle 153;

b) un point de droit, elle peut statuer sur celui‑ci et rendre un jugement sommaire en conséquence.

(3) Lorsque, par suite d’une requête en jugement sommaire, la Cour conclut qu’il existe une véritable question litigieuse à l’égard d’une déclaration ou d’une défense, elle peut néanmoins rendre un jugement sommaire en faveur d’une partie, soit sur une question particulière, soit de façon générale, si elle parvient à partir de l’ensemble de la preuve à dégager les faits nécessaires pour trancher les questions de fait et de droit.

(4) Lorsque la requête en jugement sommaire est rejetée en tout ou en partie, la Cour peut ordonner que l’action ou les questions litigieuses qui ne sont pas tranchées par le jugement sommaire soient instruites de la manière habituelle ou elle peut ordonner la tenue d’une instance à gestion spéciale.

217. Le demandeur qui obtient un jugement sommaire aux termes des présentes règles peut poursuivre le même défendeur pour une autre réparation ou poursuivre tout autre défendeur pour la même ou une autre réparation.

218. Lorsqu’un jugement sommaire est refusé ou n’est accordé qu’en partie, la Cour peut, par ordonnance, préciser les faits substantiels qui ne sont pas en litige et déterminer les questions qui doivent être instruites, ainsi que :

a) ordonner la consignation à la Cour d’une somme d’argent représentant la totalité ou une partie de la réclamation;

b) ordonner la remise d’un cautionnement pour dépens;

c) limiter la nature et l’étendue de l’interrogatoire préalable aux questions non visées par les affidavits déposés à l’appui de la requête en jugement sommaire, ou limiter la nature et l’étendue de tout contre‑interrogatoire s’y rapportant, et permettre l’utilisation de ces affidavits lors de l’interrogatoire à l’instruction de la même manière qu’à l’interrogatoire préalable.

219. Lorsqu’elle rend un jugement sommaire, la Cour peut surseoir à l’exécution forcée de ce jugement jusqu’à la détermination d’une autre question soulevée dans l’action ou dans une demande reconventionnelle ou une mise en cause.

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