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[2000] 2 C.F. 400

T-85-97

Sierra Club du Canada, organisme national voué à la protection et à la restauration de l’environnement et organisme à but non lucratif dûment constitué par lettres patentes le 7 avril 1992 sous le régime de la Loi sur les corporations canadiennes (demandeur)

c.

Ministre des Finances du Canada, ministre des Affaires étrangères du Canada, ministre du Commerce international du Canada et Procureur général du Canada (défendeurs)

et

Énergie Atomique du Canada Limitée (EACL) (intervenante)

Répertorié : Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances) (1re inst.)

Section de première instance, juge Pelletier—Ottawa, 10 septembre et 26 octobre 1999.

Pratique Affidavits Requête à huis clos visant à obtenir, en vertu de la règle 312 des Règles de la Cour fédérale (1998), l’autorisation de produire un affidavit supplémentaire auquel seront annexés des documents confidentiels préparés dans le cadre du processus réglementaire chinois Requête s’inscrivant dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du gouvernement du Canada d’accorder une aide financière relativement à la vente de réacteurs Candu par EACL à la République populaire de ChineEACL a déposé les documents exigés pour empêcher le Sierra Club de demander une évaluation environnementale en vertu des art. 8 et 54 de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale Pour déterminer si la règle 312 des Règles s’applique, il s’agit au premier chef de savoir si les documents complémentaires sont dans l’intérêt de la justice, s’ils serviront à éclairer le juge et s’ils ne causeront pas un grave préjudice à la partie adverse Si les documents permettent au tribunal de disposer d’éléments qui ont rapport à un des points litigieux qu’il doit trancher, leur recevabilité est dans l’intérêt de la justice, sauf si l’on peut démontrer qu’ils causeront un préjudice à la partie adverse Les documents confidentiels se rapportent à la question de la réparation qu’il convient d’accorderLe préjudice que le Sierra Club pourrait subir serait causé par le retard qu’accuse la présentation des documentsExplication du retard, qui n’est pas attribuable à une inertie de la part d’EACL Retard compensé par les avantages que comporte le fait pour la Cour de disposer de l’ensemble du dossier — Autorisation accordée.

Pratique — Ordonnances de confidentialité — Demande d’ordonnance de confidentialité se rapportant à une demande d’autorisation de déposer un affidavit supplémentaire accompagné de documents confidentiels, ainsi que l’affidavit et les documents confidentiels eux-mêmes — Requête s’inscrivant dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du gouvernement du Canada d’accorder une aide financière relativement à la vente de réacteurs Candu par EACL à la République populaire de ChineAux termes de l’art. 151 des Règles de la Cour fédérale (1998), la Cour peut ordonner que des documents ou éléments matériels qui seront déposés soient considérés comme confidentiels, à condition d’être convaincue que la nécessité de protéger la confidentialité l’emporte sur l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires — Documents confidentiels propriété des autorités chinoises — Divulgation autorisée uniquement si la Cour rend une ordonnance de confidentialité — Les questions en litige sont du domaine public et ne portent pas uniquement sur des droits individuels — Les documents renferment des renseignements dont la divulgation pourrait nuire à EACL — Respect de l’élément subjectif du critère permettant de savoir s’il y a lieu de prononcer une ordonnance de confidentialité : EACL estime que la divulgation des documents nuirait à sa position concurrentielle — Respect du volet subjectif du critère : les autorités chinoises et EACL ont toujours considéré les renseignements comme confidentielsEn outre, la divulgation des renseignements risquerait, selon la prépondérance des probabilités, de compromettre les droits commerciaux d’EACL — En droit public, troisième volet au critère objectif : l’intérêt du public à l’égard de la divulgation l’emporte-t-il sur le préjudice que la divulgation risque de causer à une personne? — Lorsque la production est facultative, comme en l’espèce, le document peut être mis en preuve sous une autre forme ou d’autres documents peuvent être déposés pour prouver les mêmes faits — Absence de preuve sur d’autres modes de présentation possibles à la Cour d’éléments de preuve pertinents qui n’exigeraient pas le prononcé d’une ordonnance de confidentialité, mais possibilité de retrancher les passages délicats — La nécessité de protéger le caractère confidentiel des documents ne l’emporte pas sur l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires — La charge de justifier le prononcé de l’ordonnance de confidentialité est onéreuse lorsque la question est une question d’intérêt public importante — Rien ne permet de penser que les renseignements contenus dans les documents intéresseraient la Cour — L’absence d’ordonnance de confidentialité n’empêchera pas EACL de préparer une défense pleine et entière, sauf si elle choisit de ne pas porter sous une forme ou une autre les éléments de preuve à la connaissance de la Cour — Le public bénéficiera de la publicité des débats judiciaires — Refus du juge d’examiner les documents, parce qu’ils sont trop volumineux, qu’ils portent sur les aspects techniques d’une installation nucléaire et qu’il ne pourrait les évaluer dans leur contexte.

Juges et tribunaux Publicité des débats judiciaires — Demande d’ordonnance de confidentialité se rapportant à un affidavit accompagné de documents confidentiels dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du gouvernement d’accorder une aide financière relativement à la vente de réacteurs Candu par EACL à la République populaire de ChineDocuments confidentiels propriété des autorités chinoises — En droit public, il y a lieu de se demander si l’intérêt du public à l’égard de la divulgation l’emporte sur le préjudice que la divulgation risque de causer à une personne — Question intéressant les Canadiens au plus haut point — Débat public sur le rôle du Canada à titre de vendeur de technologies nucléaires — La Cour n’est pas convaincue que la nécessité de protéger le caractère confidentiel des documents l’emporte sur l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires — Conclusion tirée sans examiner la série d’ouvrages volumineux portant sur les aspects techniques d’une installation nucléaire dont se composent les documents confidentiels, étant donné que le juge ne serait pas davantage éclairé s’il examinait ces documents.

Il s’agit d’une requête entendue à huis clos visant à obtenir, en vertu de la règle 312 des Règles de la Cour fédérale (1998), l’autorisation de produire un affidavit supplémentaire auquel seront annexés certains documents, ainsi qu’une ordonnance de confidentialité fondée sur la règle 151 et portant sur la présente demande, les affidavits supplémentaires et les documents confidentiels. La requête s’inscrit dans le cadre d’une demande présentée par le Sierra Club en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision du gouvernement du Canada d’accorder une aide financière relativement à la vente de réacteurs Candu par EACL à la République populaire de Chine. Dans sa réponse initiale à la demande du Sierra Club, EACL a déposé l’affidavit souscrit par un cadre supérieur d’EACL, qui cite et résume certains documents préparés dans le cadre du processus réglementaire chinois (les documents confidentiels). Avant de le contre-interroger au sujet de son affidavit, le Sierra Club a présenté une demande en vue d’obtenir la production des documents eux-mêmes, ce qui a été refusé pour diverses raisons, notamment le fait que les documents étaient la propriété des autorités chinoises qui n’en avaient pas autorisé la communication. EACL a depuis obtenu l’autorisation de communiquer les documents mais uniquement à la condition qu’ils soient protégés par une ordonnance de confidentialité. L’alinéa 5(1)b) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (LCEE) exige qu’un projet soit soumis à une évaluation environnementale avant qu’une autorité fédérale puisse accorder un financement à un promoteur en vue de l’aider à mettre en œuvre le projet. La thèse du Sierra Club est que l’alinéa 5(1)b) s’applique au protocole d’autorisation qui autorise certaines opérations financières et que, par conséquent, une évaluation environnementale doit avoir lieu. EACL affirme que la Loi ne s’applique pas aux sociétés d’État et que le protocole d’autorisation n’est pas visé par le libellé de l’article 5. EACL ajoute qu’elle a besoin des documents pour pouvoir se défendre contre la possibilité que le Sierra Club prétende que le paragraphe 8(1) s’applique à la présente opération ou encore qu’il invoque l’article 54. Dans un cas comme dans l’autre, EACL se propose de se fonder sur le contenu des documents confidentiels pour démontrer qu’une évaluation des incidences environnementales du projet a déjà eu lieu. Finalement, EACL affirme que les documents confidentiels permettent de résoudre la question des réparations. Le Sierra Club s’oppose à la production des documents au motif qu’ils ne sont pas pertinents et que leur production à ce moment-ci ne ferait que retarder inutilement encore davantage le déroulement de l’instance.

Jugement : la demande d’autorisation de déposer l’affidavit supplémentaire et les documents confidentiels devrait être accueillie et la demande d’ordonnance de confidentialité devrait être rejetée.

1) Pour décider si la règle 312 s’applique, il s’agit au premier chef de savoir si les documents complémentaires sont dans l’intérêt de la justice, s’ils serviront à éclairer le juge et s’ils ne causent pas un grave préjudice à la partie adverse. La question de savoir si le dépôt des documents en question est dans l’intérêt de la justice et s’il servira à éclairer le juge est une question de pertinence. Si les documents permettent au tribunal de disposer d’éléments qui ont rapport à un des points litigieux qu’il doit trancher, leur recevabilité est dans l’intérêt de la justice, sauf si l’on peut démontrer qu’ils causeront un préjudice à la partie adverse.

Les documents confidentiels se rapportent à la question de la réparation qu’il convient d’accorder. L’article 5 prévoit qu’une évaluation environnementale doit être effectuée dès qu’une des conditions énumérées est réalisée. Une évaluation environnementale est une évaluation effectuée conformément à la Loi. Les documents confidentiels ne constituent pas une évaluation environnementale au sens de la Loi. Il semble toutefois qu’EACL désirait soutenir que, compte tenu de divers facteurs, dont l’existence des documents confidentiels, la Cour ne devait rendre aucune ordonnance au motif que toute ordonnance serait fondamentalement inutile. La thèse d’EACL est qu’il est superflu de répéter ce que d’autres (les autorités chinoises) ont fait dans des circonstances dans lesquelles les autorités canadiennes n’ont aucun droit de regard sur les travaux ou que le processus réglementaire chinois est l’équivalent fonctionnel d’une évaluation environnementale, de sorte que l’esprit de la loi a été respecté. Le Sierra Club affirme que la réparation sollicitée ne doit pas être refusée au motif qu’elle est futile.

Le préjudice que le Sierra Club pourrait subir serait causé par les délais, lesquels auront à leur tour une incidence sur les moyens qu’EACL voudra invoquer, par exemple, l’état d’avancement des travaux et l’état des engagements financiers. Le retard qu’accuse la présentation des documents, même s’il n’est pas souhaitable, est compensé par les avantages que comporte le fait de soumettre l’ensemble du dossier à la Cour. EACL sera donc autorisée à signifier et à déposer l’affidavit supplémentaire et les documents confidentiels.

2) Aux termes de la règle 151 des Règles, la Cour peut ordonner que des documents ou éléments matériels qui seront déposés soient considérés comme confidentiels, à condition d’être convaincue que la nécessité de protéger la confidentialité l’emporte sur l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires. Il s’agit d’une question qui intéresse un grand nombre de Canadiens. Les questions en litige sont du domaine public et ne portent pas uniquement sur des droits individuels, bien que l’issue du débat pourrait avoir des incidences sur les activités d’EACL. Il s’ensuit que le présent débat judiciaire doit être public. En revanche, les documents en question sont la propriété des autorités chinoises et EACL n’a la permission de les verser au dossier que s’ils sont protégés au moyen d’une ordonnance de confidentialité.

Bien qu’elles soient permises par les Règles, les ordonnances de confidentialité constituent une exception au principe de la publicité des débats judiciaires. Le critère élaboré, en matière de brevets, pour déterminer dans quels cas une ordonnance de confidentialité peut être prononcée comporte un élément subjectif : le requérant doit démontrer qu’il croit que les renseignements en question sont confidentiels et que leur divulgation nuirait à ses intérêts. En l’espèce, on a satisfait à l’élément subjectif du critère : il est évident qu’EACL estime que la divulgation des documents nuirait à sa position concurrentielle. Le second volet du critère exige que la personne qui en réclame le prononcé démontre, de façon objective, que l’ordonnance est nécessaire. Pour ce faire, il faut que les renseignements aient été en tout temps considérés comme confidentiels par l’intéressé et que celui-ci démontre, selon la prépondérance des probabilités, que la divulgation des renseignements risquerait de compromettre ses droits exclusifs, commerciaux et scientifiques. On a également satisfait au second volet du critère. Les autorités chinoises et EACL ont toujours considéré les renseignements comme confidentiels. En outre, la divulgation des renseignements risquerait, selon la prépondérance des probabilités, de compromettre les droits commerciaux d’EACL. Toutefois, dans les affaires de droit public, le critère objectif comporte, ou devrait comporter, un troisième volet, en l’occurrence la question de savoir si l’intérêt du public à l’égard de la divulgation l’emporte sur le préjudice que la divulgation risque de causer à une personne. Il est très important de souligner que la question en litige ne se pose pas dans le contexte de la production obligatoire de documents, mais dans le contexte du dépôt volontaire de documents visant à étayer la thèse d’une des parties. Lorsque la production est obligatoire, il est plus facile de justifier une restriction à l’accès du public à des renseignements qu’une partie n’a pas le loisir de refuser de communiquer, d’autant plus qu’on peut démontrer que leur divulgation causera un préjudice. Mais lorsqu’il est loisible à un plaideur de choisir de produire ou non un document, ce ne sont pas les mêmes considérations qui entrent en ligne de compte. Le contenu du document peut être mis en preuve sous une autre forme ou d’autres documents peuvent être déposés pour prouver les mêmes faits. Le principe de la publicité des débats judiciaires pèse plus lourd dans la balance en pareil cas que lorsque la production des documents est forcée.

N’eût été le fait qu’elle est intervenue à l’action à sa propre demande, on pourrait considérer EACL comme un participant involontaire. Les documents qu’elle désire soumettre à la Cour ont été rédigés par d’autres personnes à d’autres fins. Elle est tenue, en raison de ses intérêts commerciaux et des droits de propriété de ses clients, de se plier au refus des autorités chinoises d’autoriser le dépôt des documents en question si une ordonnance de confidentialité n’est pas prononcée. On pourrait résoudre le problème en supprimant des documents déposés les extraits qui, de l’avis des autorités chinoises, nuisent à leurs intérêts. Compte tenu de tous ces éléments, la nécessité de protéger le caractère confidentiel des documents ne l’emporte pas sur l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires. La question du rôle du Canada à titre de vendeur de technologies nucléaires est une question d’intérêt public importante. La charge de justifier le prononcé d’une ordonnance de confidentialité dans ces circonstances est très onéreuse. Bien que les documents contiennent des renseignements délicats, il n’a pas été démontré que ce sont les renseignements délicats qui intéresseraient la Cour. EACL a le choix de retrancher les passages délicats des documents qu’elle se propose de déposer. L’absence d’ordonnance de confidentialité ne l’empêchera nullement de préparer une défense pleine et entière, sauf si elle choisit de ne pas porter sous une forme ou une autre les éléments de preuve à la connaissance de la Cour. Par ailleurs, le public bénéficiera de la publicité des débats judiciaires.

La Cour n’a pas examiné les documents confidentiels, malgré une certaine jurisprudence suivant laquelle un juge ne devrait pas se prononcer sur la question de l’opportunité de rendre une ordonnance de confidentialité sans avoir examiné les documents eux-mêmes. Comme les documents confidentiels se composent d’une série d’ouvrages volumineux portant sur les aspects techniques d’une installation nucléaire, le juge ne serait pas davantage éclairé s’il examinait ces documents et il ne pourrait les évaluer en fonction de leur contexte.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37, art. 5(1), 8(1), 54(2) (mod. par L.C. 1993, ch. 34, art. 37).

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 151, 312.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Fogal et al. c. Canada et al. (1999), 161 F.T.R. 121 (C.F. 1re inst.); AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1998), 83 C.P.R. (3d) 428; 161 F.T.R. 15 (C.F. 1re inst.).

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3; (1992), 88 D.L.R. (4th) 1; [1992] 2 W.W.R. 193; 84 Alta. L.R. (2d) 129; 3 Admin. L.R. (2d) 1; 7 C.E.L.R. (N.S.) 1; 132 N.R. 321.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd. (1994), 56 C.P.R. (3d) 437; 82 F.T.R. 147 (C.F. 1re inst.); Maislin Industries Limited c. Ministre de l’Industrie et du Commerce, [1984] 1 C.F. 939 (1984), 10 D.L.R. (4th) 417; 8 Admin. L.R. 305; 27 B.L.R. 84 (1re inst.); Eli Lilly and Co. c. Interpharm Inc. (1993), 50 C.P.R. (3d) 208; 156 N.R. 234 (C.A.F.).

DEMANDE entendue à huis clos visant à obtenir : (i) l’autorisation de produire un affidavit supplémentaire auquel seront annexés certains documents dont les autorités chinoises ont autorisé la divulgation uniquement si ces documents sont protégés par une ordonnance de confidentialité; (ii) une ordonnance de confidentialité visant cette demande, les affidavits supplémentaires et les documents confidentiels. La demande d’autorisation est accueillie, mais l’ordonnance de confidentialité est refusée.

ONT COMPARU :

Timothy J. Howard pour le demandeur.

Brian J. Saunders pour les défendeurs.

Peter J. Chapin et Brett G. Ledger pour l’intervenante.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sierra Legal Defence Fund, Vancouver, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.

Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto, pour l’intervenante.

Ce qui suit est la version française des motifs et ordonnance rendus par

[1]        Le juge Pelletier : EACL [Énergie Atomique du Canada Limitée] a introduit la présente requête, qui a été entendue à huis clos conformément à une ordonnance de notre Cour, en vue d’obtenir :

— l’autorisation de produire un affidavit supplémentaire auquel seront annexés certains documents (les documents confidentiels);

— une ordonnance de confidentialité relativement à la présente demande, à l’affidavit supplémentaire, aux documents confidentiels et à la présente ordonnance.

[2]        La présente requête s’inscrit dans le cadre d’une demande présentée par le Sierra Club en vue d’obtenir l’annulation des ententes financières sous-jacentes à la vente par EACL de réacteurs nucléaires à la République populaire de Chine. Dans sa réponse initiale à la demande du Sierra Club, EACL a déposé l’affidavit souscrit par M. Simon Pang, un cadre supérieur d’EACL. M. Pang a cité et résumé certains documents qui avaient été rédigés dans le cadre du processus réglementaire chinois. Ces documents sont les documents confidentiels. Avant de contre-interroger M. Pang au sujet de son affidavit, le Sierra Club a présenté une demande en vue d’obtenir la production des documents eux-mêmes, au motif qu’il ne pouvait vérifier la validité du témoignage de M. Pang si on ne lui permettait pas de consulter les documents. EACL s’est opposée à la production de ces documents en invoquant plusieurs moyens. Elle a notamment fait valoir que les documents étaient la propriété des autorités chinoises et qu’elle n’était pas autorisée à les communiquer. Les documents n’ont pas été communiqués à ce moment-là. EACL a depuis obtenu l’autorisation de communiquer les documents mais uniquement à la condition qu’ils soient protégés par une ordonnance de confidentialité, d’où la présente demande. Le Sierra Club s’oppose maintenant à la production des documents au motif qu’ils ne sont pas pertinents et que leur production à ce moment-ci ne ferait que retarder inutilement encore davantage le déroulement de l’instance.

[3]        Les documents confidentiels auraient pu être déposés sans opposition au moment du dépôt du premier affidavit de M. Pang. La seule question en litige aurait alors été celle de l’ordonnance de confidentialité. Compte tenu du fait que la règle 312 des [Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106][1] exige maintenant une autorisation pour pouvoir déposer les documents, quelles sont les nouvelles considérations qui entrent en jeu?

[4]        Les principes régissant l’application de la règle 312 ont été exposés succinctement par le protonotaire Hargrave dans la décision Fogal et al. c. Canada et al. (1999), 161 F.T.R. 121 (C.F. 1re inst.). Dans cette décision, le protonotaire Hargrave a déclaré [à la page 124] que « la règle générale en matière d’affidavits complémentaires pose qu’il s’agit au premier chef de savoir si les documents complémentaires sont dans l’intérêt de la justice, s’ils serviront à éclairer le juge et s’ils ne causent pas un grave préjudice à la partie adverse ». Il y a par ailleurs toujours lieu de se demander si l’accumulation des pièces ne risque pas de dénaturer le caractère sommaire de la demande de contrôle judiciaire. En revanche, ce n’est pas parce qu’une demande de contrôle judiciaire constitue une procédure sommaire que les questions en litige se prêtent nécessairement à un jugement sommaire. Lorsqu’une partie cherche à faire annuler des opérations complexes au motif qu’elles contreviennent à d’importantes dispositions législatives, même une procédure sommaire peut s’avérer lourde.

[5]        La question de savoir si le dépôt des documents en question est dans l’intérêt de la justice et s’il servira à éclairer le juge est, dans le cas qui nous occupe, une question de pertinence. Si les documents n’ont rien à voir avec les questions à trancher dans la présente demande, ils ne sont pas dans l’intérêt de la justice et ils ne pourront servir à éclairer le tribunal. Si, en revanche, les documents en cause permettent au tribunal de disposer d’éléments qui ont rapport à un des points litigieux qu’il doit trancher, on peut alors dire que leur recevabilité est dans l’intérêt de la justice, sauf si l’on peut démontrer qu’ils causeront un préjudice à la partie adverse.

[6]        En l’espèce, les documents se rapporteraient à l’application des articles 8[2] et 54 [mod. par L.C. 1993, ch. 34, art. 37][3] de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37 dans le présent litige et à la question des réparations. Le Sierra Club demande le contrôle judiciaire de la décision du gouvernement du Canada d’accorder une aide financière relativement à la vente de réacteurs Candu par EACL à la République populaire de Chine. Sa Majesté et EACL ont convenu que la décision à l’examen est un protocole d’autorisation signé le 8 novembre 1996 par les ministres des Finances et du Commerce international en vue d’autoriser certaines opérations financières. EACL n’est pas partie à cette entente, mais la décision qui nous intéresse en l’espèce ne saurait en être une autre en ce qui la concerne. Voici les moyens invoqués dans l’avis de la demande au soutien de la demande de contrôle judiciaire :

[traduction]

MOYENS INVOQUÉS AU SOUTIEN DE LA DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE ET OBJET DE LA DEMANDE

6. La présente demande est fondée sur les moyens ci-après articulés.

7. Tous les éléments essentiels et suffisants sont réunis pour donner lieu à l’obligation faite par la LCEE, notamment à son art. 5(1), de soumettre le projet à une évaluation environnementale. Il y a une « autorité fédérale » (plusieurs, en fait), un « projet » au sens de la Loi et l’élément déclencheur d’une telle évaluation environnementale, à savoir l’octroi d’une aide financière.

[…]

L’ÉVALUATION ENVIRONNEMENTALE EXIGÉE PAR LA LOI

19. La LCEE s’applique, de sorte qu’une évaluation environnementale complète doit avoir lieu, notamment aux termes de l’art. 5(1)b) de la LCEE, compte tenu du fait qu’en réalité et en pratique, des autorités fédérales doivent exercer des attributions en ce qui concerne l’octroi d’une aide financière en vue d’aider le promoteur à mettre en œuvre son projet en tout ou en partie. C’est bien le cas en l’espèce.

20. Le paragraphe 8(2) de la LCEE ne s’applique pas en l’espèce de manière à empêcher la tenue de l’évaluation environnementale qui est exigée par la LCEE, notamment par l’alinéa 5(1)b) de celle-ci.

[7]        L’alinéa 5(1)b) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale prévoit ce qui suit :

5. (1) L’évaluation environnementale d’un projet est effectuée avant l’exercice d’une des attributions suivantes :

[…]

b) une autorité fédérale accorde à un promoteur en vue de l’aider à mettre en œuvre le projet en tout ou en partie un financement, une garantie d’emprunt ou toute autre aide financière, sauf si l’aide financière est accordée sous forme d’allégement—notamment réduction, évitement, report, remboursement, annulation ou remise—d’une taxe ou d’un impôt qui est prévu sous le régime d’une loi fédérale, à moins que cette aide soit accordée en vue de permettre la mise en œuvre d’un projet particulier spécifié nommément dans la loi, le règlement ou le décret prévoyant l’allégement;

[8]        Comme nous l’avons vu, la thèse du Sierra Club est que l’alinéa 5(1)b) s’applique au protocole d’autorisation et que, par conséquent, une évaluation environnementale doit avoir lieu. EACL adopte pour sa part le point de vue selon lequel la Loi dans son ensemble ne s’applique pas aux sociétés d’État comme EACL et qu’en tout état de cause, le protocole d’autorisation n’est pas visé par le libellé de l’article 5. On constate donc que les deux thèses tournent autour de l’interprétation de la Loi et du protocole d’autorisation. Les questions portant sur la nature et la portée du processus réglementaire chinois ne sont d’aucune utilité lorsqu’il s’agit de résoudre cette question.

[9]        EACL va toutefois plus loin et affirme qu’elle a besoin des documents pour pouvoir se défendre contre la possibilité que le Sierra Club prétende que le paragraphe 8(1) s’applique aussi à la présente opération. EACL fait ressortir le libellé large de l’avis de demande qui permettrait au Sierra Club de faire valoir un tel argument. Si le Sierra Club essaie effectivement d’invoquer l’article 8, EACL se propose de se fonder sur le contenu des documents confidentiels pour démontrer qu’une évaluation des incidences environnementales du projet a déjà eu lieu. EACL craint en outre que le Sierra Club n’invoque l’article 54 de la Loi pour le cas où les deux arguments précédents seraient jugés mal fondés. En pareil cas, EACL désire pouvoir soutenir que les documents confidentiels constituent une évaluation qui satisfait aux exigences de la Loi[4]. Finalement, EACL affirme que les documents confidentiels permettent de résoudre la question des réparations. La thèse d’EACL est que, même si le Sierra Club a raison sur la question de la portée de la Loi, il ne s’ensuit pas que la Cour doive rendre l’ordonnance sollicitée.

[10]      Si l’on permet leur dépôt au motif qu’ils permettent de répondre à une des questions en litige, les documents en question pourront être invoqués au soutien de toute autre question soumise à la Cour. Il n’est donc pas nécessaire que je décide avec quelles questions ils sont sans rapport, étant donné qu’une fois admis en preuve, ils pourront être utilisés à toutes fins que de droit. Il suffit que je constate qu’ils se rapportent à une des questions en litige.

[11]      Je conclus que les documents confidentiels se rapportent à la question de la réparation qu’il convient d’accorder. L’article 5 prévoit qu’une évaluation environnementale doit être effectuée dès qu’une des conditions énumérées est réalisée. Une évaluation environnementale est une évaluation effectuée conformément à la Loi. Nul ne saurait prétendre que les documents confidentiels constituent une évaluation environnementale au sens de la Loi. Il semble toutefois qu’EACL désire soutenir que, compte tenu de divers facteurs, dont l’existence des documents confidentiels, la Cour ne devrait rendre aucune ordonnance, même si le Sierra Club obtient gain de cause, étant donné que toute ordonnance serait fondamentalement inutile. La thèse d’EACL est qu’il est superflu de répéter ce que d’autres ont fait dans des circonstances dans lesquelles les autorités canadiennes n’ont aucun droit de regard sur les travaux. À titre subsidiaire, EACL voudra peut-être faire valoir que, bien que le processus réglementaire chinois ne constitue pas une évaluation environnementale au sens de la Loi, il est l’équivalent fonctionnel d’une telle évaluation, de sorte que l’esprit de la loi a été respecté. Les documents confidentiels seraient donc pertinents lorsqu’il s’agit de se prononcer sur ces deux arguments.

[12]      Le Sierra Club soutient qu’il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur le bien-fondé du processus réglementaire chinois et que la question qui se pose n’est pas celle de savoir qui contrôle les travaux, mais qui contrôle le financement gouvernemental. Il affirme également que la réparation sollicitée ne doit pas être refusée au motif qu’elle est futile. Il invoque certaines observations incidentes formulées par le juge La Forest dans l’arrêt Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, dans lequel le juge déclare [à la page 80] :

La délivrance d’un bref de prérogative devrait être refusée pour motif de futilité seulement dans les rares cas où sa délivrance serait vraiment inefficace. Par exemple, le cas où l’ordonnance ne pourrait pas être exécutée […] Ce n’est pas du tout la même situation lorsque l’on ne peut déterminer à priori qu’une ordonnance de la nature d’un bref de prérogative n’aura aucune incidence sur le plan pratique.

[13]      Le juge La Forest poursuit en déclarant, dans la phrase qui suit l’extrait précité :

En l’espèce […] il n’est pas du tout évident que l’application du Décret sur les lignes directrices, même à cette étape tardive, n’aura pas un certain effet sur les mesures susceptibles d’être prises pour atténuer toute incidence environnementale néfaste que pourrait avoir le barrage sur un domaine de compétence fédérale.

En l’espèce, les autorités canadiennes ne sont pas en mesure de recommander ou de mettre en application des mesures d’atténuation, étant donné que les ouvrages visés sont situés sur le territoire d’un autre État et qu’ils relèvent de celui-ci. À cet égard, il peut exister en l’espèce un élément de futilité qui n’existait pas dans l’affaire Oldman River. C’est au juge qui entendra la demande qu’il appartiendra d’en juger. J’en conclus donc que l’affidavit supplémentaire et les documents confidentiels se rapportent à une des questions en litige et que, s’il est établi que le Sierra Club ne subira aucun préjudice, la Cour devrait par conséquent en permettre la signification et le dépôt.

[14]      En quoi consisterait le préjudice que le Sierra Club pourrait subir si l’affidavit supplémentaire et les documents confidentiels étaient signifiés et déposés? Ce préjudice serait causé par les délais, lesquels auront à leur tour une incidence sur les moyens qu’EACL voudra invoquer, par exemple, l’état d’avancement des travaux au moment où la demande sera finalement entendue. En revanche, reste à savoir si c’est l’état des travaux ou l’état des engagements financiers prévus par le protocole d’autorisation qui aura un effet déterminant sur la question de la futilité.

[15]      Dans la mesure où des délais ont déjà été causés en l’espèce, ils sont en partie attribuables à la présentation des requêtes interlocutoires. EACL et le Sierra Club ont en effet tous les deux présenté de telles requêtes. Le retard qu’accuse la présentation des documents a déjà été expliqué : il n’est pas imputable à une inertie de la part d’EACL. En conséquence, je conclus que les retards causés par la présentation de ces documents, même s’il n’est pas souhaitable, sont compensés par les avantages que comporte le fait de soumettre l’ensemble du dossier à la Cour. Pour ce motif, la Cour prononcera une ordonnance autorisant EACL à signifier et à déposer l’affidavit supplémentaire souscrit par M. Simon Pang, ainsi que les documents confidentiels.

[16]      La question suivante porte sur la demande d’ordonnance de confidentialité présentée par EACL en vertu de la règle 151 des Règles de la Cour fédérale (1998) :

151. (1) La Cour peut, sur requête, ordonner que des documents ou éléments matériels qui seront déposés soient considérés comme confidentiels.

(2) Avant de rendre une ordonnance en application du paragraphe (1), la Cour doit être convaincue de la nécessité de considérer les documents ou éléments matériels comme confidentiels, étant donné l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires.

[17]      Avant de pouvoir rendre une telle ordonnance, je dois être convaincu que la nécessité de protéger la confidentialité l’emporte sur l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires. Les arguments qui militent en faveur de la publicité des débats judiciaires en l’espèce sont importants. Il s’agit d’une question qui intéresse un grand nombre de Canadiens. Il existe depuis longtemps un débat au sujet du rôle du Canada comme vendeur de technologies nucléaires et la présente demande représente la dernière escarmouche dans ce débat. Les questions en litige sont du domaine public et ne portent pas uniquement sur des droits individuels, bien que l’issue du débat pourrait avoir des incidences sur les activités d’EACL. Il s’ensuit donc que le présent débat judiciaire doit être public.

[18]      En revanche, il ressort des éléments qui ont été portés à ma connaissance que les documents en question sont la propriété des autorités chinoises et qu’EACL n’a la permission de les verser au dossier que s’ils sont protégés au moyen d’une ordonnance de confidentialité. On m’informe que les documents confidentiels ne seront déposés que si une ordonnance de confidentialité est prononcée.

[19]      Bien qu’elles soient permises par les Règles, les ordonnances de confidentialité constituent une exception au principe de la publicité des débats judiciaires. Le juge Muldoon a bien exprimé ce principe dans le jugement Eli Lilly and Co. Novopharm Ltd. (1994), 56 C.P.R. (3d) 437 (C.F. 1re inst.) dans lequel il a déclaré [à la page 439] :

Une ordonnance de ce genre va contre de la nature propre et les impératifs constitutionnels de la présente Cour. C’est un affront que la Cour doit subir uniquement dans les cas de besoin impérieux et manifeste, si tant est qu’elle doive le subir.

[20]      Les mêmes sentiments ont été exprimés par le juge en chef adjoint Jerome dans le jugement Maislin Industries Limited c. Ministre de l’Industrie et du Commerce, [1984] 1 C.F. 939 (1re inst.) [à la page 942] :

En ce qui concerne les audiences à huis clos, les débats devant nos tribunaux doivent être publics et être tenus en présence de toutes les parties. Il peut y avoir à l’occasion des exceptions à ce principe, mais ces exceptions doivent se limiter aux cas de nécessité absolue. Même alors, les directives doivent permettre de sauvegarder l’intérêt qu’a le public dans l’administration de la justice et les droits de toutes les parties qui sont exclues du débat.

[21]      Pour ce qui est du critère permettant de déterminer dans quels cas une telle ordonnance peut être prononcée, il existe, en matière de brevets, une série de décisions dans lesquelles ont été précisées les conditions qui doivent être réunies pour que soit prononcée ce qu’il est convenu d’appeler une ordonnance conservatoire, laquelle correspond essentiellement à une ordonnance de confidentialité. Le requérant doit démontrer qu’il croit que les renseignements en question sont confidentiels et que leur divulgation nuirait à ses intérêts. C’est l’élément subjectif. Si l’ordonnance est contestée, la personne qui en réclame le prononcé doit démontrer, de façon objective, que l’ordonnance est nécessaire (voir le jugement AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1998), 83 C.P.R. (3d) 428 (C.F. 1re inst.).

[22]      En l’espèce, on a satisfait à l’élément subjectif du critère. Il est évident en effet qu’EACL estime que la divulgation des documents nuirait à sa position concurrentielle. La question qui se pose est celle de savoir si l’on a satisfait à l’élément objectif du critère. Dans le jugement AB Hassle, précité, le juge Tremblay-Lamer a précisé que l’élément objectif était assujetti à un critère à deux volets [à la page 434] :

À mon avis, le critère applicable à cette étape-ci comporte lui aussi deux volets. Premièrement, il exige que les renseignements aient été en tout temps considérés comme confidentiels par l’intéressé. Il serait illogique de soutenir que des renseignements sont confidentiels lorsque l’intéressé ne les a pas considérés comme tels.

En second lieu, il exige que la partie qui revendique la confidentialité démontre, selon la prépondérance des probabilités, que la divulgation des renseignements risquerait de compromettre ses droits exclusifs, commerciaux et scientifiques.

[23]      À mon avis, on a satisfait en l’espèce au critère objectif tel que défini ci-dessus. Il est acquis aux débats que tant EACL que les autorités chinoises ont toujours considéré les renseignements comme confidentiels. Je suis également convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la divulgation des renseignements risquerait de compromettre les droits commerciaux d’EACL. J’estime toutefois aussi que, dans les affaires de droit public, le critère objectif comporte, ou devrait comporter, un troisième volet, en l’occurrence la question de savoir si l’intérêt du public à l’égard de la divulgation l’emporte sur le préjudice que la divulgation risque de causer à une personne.

[24]      Il est très important, pour résoudre la question en litige, de souligner que celle-ci ne se pose pas dans le contexte de la production obligatoire de documents, comme cela serait le cas dans le cadre d’une action, mais bien dans le contexte du dépôt volontaire de documents visant à étayer la thèse d’une des parties. Lorsque la production est obligatoire, il est plus facile de saisir la nécessité de l’ordonnance de confidentialité : dans ce cas, en effet, la divulgation est involontaire et les renseignements ont jusqu’alors été gardés secrets. Il est plus facile de justifier une restriction à l’accès du public à des renseignements qu’une partie n’a pas le loisir de refuser de communiquer, d’autant plus qu’on peut démontrer que leur divulgation causera un préjudice. Mais lorsqu’il est loisible à un plaideur de choisir de produire ou non un document, ce ne sont pas les mêmes considérations qui entrent en ligne de compte. Le contenu du document peut en effet être mis en preuve sous une autre forme. D’autres documents peuvent être déposés pour prouver les mêmes faits. En pareil cas, une partie réclame une ordonnance de confidentialité pour protéger une décision tactique. Ce qui ne veut pas dire que ces décisions tactiques soient sans importance pour le plaideur. Ces décisions peuvent avoir des incidences sur des droits fort importants, comme c’est le cas en l’espèce. Il est également dans l’intérêt du public de permettre aux plaideurs de contester les décisions qui ont une incidence sur leurs droits. Toutefois, la décision d’une partie de produire ou non certains documents ne fait pas appel à des considérations d’équité comme celles qui sont sous-jacentes à la protection de renseignements qui sont divulgués contre le gré de l’intéressé. Il ne s’ensuit pas qu’une telle ordonnance ne devrait pas être prononcée, mais que le principe de la publicité des débats judiciaires pèse plus lourd dans la balance en pareil cas que lorsque la production des documents est forcée.

[25]      Cette distinction fait écho au point de vue adopté par la Cour d’appel fédérale au sujet de l’engagement implicite qui s’applique aux documents obtenus au cours de l’enquête préalable, engagement par lequel l’intéressé promet de ne pas se servir des renseignements en cause au cours du procès. Dans l’affaire Eli Lilly and Co c. Interpharm Inc. (1993), 50 C.P.R. (3d) 208, la Cour d’appel fédérale avait à se prononcer sur une ordonnance qui permettait à la demanderesse à une action en contrefaçon de se servir dans une instance connexe des renseignements contenus dans un affidavit déposé par la défenderesse en réponse à une demande d’injonction interlocutoire. Le débat portait sur la question de savoir si l’engagement implicite s’appliquait au document en question. La Cour [à la page 213] a estimé que la demanderesse ne pouvait se servir de la sorte de ces éléments :

J’estime qu’il ne devrait exister aucun engagement implicite dans le cas de documents déposés volontairement devant la Cour par voie d’affidavits ou dans des exposés des faits et du droit.

[26]      Bien que cette décision ne soit pertinente que par analogie, la Cour d’appel y précise bien que les renseignements communiqués volontairement doivent être traités différemment de ceux qui sont fournis sous la contrainte.

[27]      EACL se retrouve dans la position d’une défenderesse en l’espèce, étant donné qu’un autre plaideur a introduit une instance à laquelle elle doit répondre. N’eût été le fait qu’elle est intervenue à l’action à sa propre demande, on pourrait la considérer comme un participant involontaire. Les documents qu’elle désire soumettre à la Cour ont été rédigés par d’autres personnes à d’autres fins. Elle est tenue, en raison de ses intérêts commerciaux et des droits de propriété de ses clients, de se plier au refus des autorités chinoises d’autoriser le dépôt des documents en question si une ordonnance de confidentialité n’est pas prononcée. On pourrait résoudre le problème en supprimant des documents déposés les extraits qui, de l’avis des autorités chinoises, nuisent à leurs intérêts. Il y a d’autres passages dans ces documents dont la divulgation pourrait nuire aux intérêts commerciaux d’EACL. Là encore, la solution consistant à supprimer des passages est une possibilité.

[28]      Il semble que ces documents fassent l’objet d’une demande d’accès à l’information aux États-Unis. On ne peut présumer que la demande présentée aux États-Unis sera accueillie, mais si c’est le cas, toute ordonnance de confidentialité que notre Cour pourrait prononcer aurait pour effet d’empêcher de prendre connaissance de ce que le reste de l’univers sait.

[29]      Finalement, pour décider si l’ordonnance de confidentialité est nécessaire, on peut examiner de nouveau la question de la pertinence, mais sous un autre angle. Si l’on suppose que la question de l’atteinte que la divulgation pourrait causer aux intérêts d’EACL est tranchée en faveur d’EACL, l’opportunité de rendre une ordonnance de confidentialité dépend alors de la pertinence de l’ordonnance. Si l’on réussit à démontrer que les documents sont très importants en ce qui concerne une question cruciale, les exigences de la justice militent en faveur du prononcé d’une ordonnance de confidentialité. Si les documents ne sont pertinents que d’une façon accessoire, le caractère facultatif de la production milite contre le prononcé de l’ordonnance de confidentialité. J’ai déjà décidé que les affidavits supplémentaires et les documents confidentiels sont importants pour résoudre la question de la réparation qu’il convient d’accorder, ce qui constitue une question importante pour le cas où EACL échouerait sur la question principale.

[30]      En rassemblant tous ces éléments, on obtient le tableau suivant. EACL désire faire valoir que le processus réglementaire chinois a permis de parvenir effectivement au même résultat que l’évaluation environnementale visée par la Loi et qu’en conséquence, il serait parfaitement inutile d’ordonner la tenue d’une telle évaluation. Pour ce faire, elle désire déposer certains documents générés dans le cadre du processus réglementaire chinois, documents que les autorités chinoises refusent de verser au dossier public et qui renferment par ailleurs des renseignements dont la divulgation pourrait nuire aux intérêts commerciaux d’EACL. On ne m’a soumis aucun élément de preuve permettant de savoir comment les éléments de preuve pertinents pourraient être portés à la connaissance de la Cour sans devoir nécessairement prononcer une ordonnance de confidentialité, mais la possibilité de retrancher les renseignements délicats doit être considérée comme une option. Les documents sont pertinents en ce qui concerne un aspect important, en l’occurrence la réparation appropriée. Il existe peut-être d’autres considérations qui auraient des incidences sur l’ordonnance prononcée pour le cas où le Sierra Club obtiendrait gain de cause, comme l’état d’avancement des travaux, la possibilité de prendre des mesures d’atténuation et la nature des engagements pris conformément au protocole d’autorisation. La question de la réparation appropriée ne dépend peut-être pas exclusivement de l’équivalence des processus réglementaires canadiens et chinois.

[31]      Compte tenu de tous ces éléments, je ne suis pas convaincu que la nécessité de protéger le caractère confidentiel des documents l’emporte sur l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires. La question du rôle du Canada à titre de vendeur de technologies nucléaires est une question d’intérêt public importante qui donne lieu à des prises de position énergiques. La charge de justifier le prononcé d’une ordonnance de confidentialité dans ces circonstances est très onéreuse. Bien que les documents contiennent des renseignements délicats, on ne m’a pas démontré que ce sont les renseignements délicats qui intéresseraient la Cour. EACL a le choix de retrancher les passages délicats des documents qu’elle se propose de déposer. L’absence d’ordonnance de confidentialité ne l’empêchera nullement de préparer une défense pleine et entière, sauf si elle choisit de ne pas porter sous une forme ou une autre les éléments de preuve à la connaissance de la Cour. Les documents sont effectivement pertinents, mais ils se rapportent à une question qui comporte plusieurs aspects. L’absence de ces documents, si tel est le choix d’EACL, n’empêchera pas celle-ci de faire valoir un argument équivalent en ce qui concerne les autres aspects de la même question, en affirmant par exemple que la Cour ne devrait pas prononcer d’ordonnance parce qu’une évaluation environnementale canadienne serait futile, étant donné qu’aucune mesure d’atténuation ne pourrait être prise puisque les travaux sont sous le contrôle d’un État souverain étranger. En dernière analyse, je suis convaincu qu’EACL disposera quand même d’un droit de défense complet même sans l’ordonnance de confidentialité qu’elle réclame. Par ailleurs, le public bénéficiera de la publicité des débats judiciaires.

[32]      J’en suis arrivé à cette conclusion sans examiner les documents confidentiels, bien que j’aie eu l’avantage de lire les affidavits de M. Pang. Je sais qu’il existe un courant jurisprudentiel suivant lequel un juge ne devrait pas se prononcer sur la question de l’opportunité de rendre une ordonnance de confidentialité sans avoir examiné les documents eux-mêmes. En l’espèce, les documents confidentiels n’ont pas été portés à ma connaissance, sans doute en raison de la décision antérieure dans laquelle j’avais statué qu’ils ne devaient m’être soumis que s’ils étaient également communiqués aux avocats du Sierra Club à des conditions qui en protégeraient le caractère confidentiel tant que la présente requête serait en instance. Je me suis également dit alors d’avis que je ne serais pas en mesure d’évaluer les documents dans leur contexte, ce que je crois toujours. Les documents confidentiels se composent d’une série d’ouvrages volumineux portant sur les aspects techniques d’une installation nucléaire. Je ne serais pas davantage éclairé si j’examinais ces documents, étant donné qu’il m’est impossible de savoir ce qui relève du domaine public et ce qui n’en fait pas partie, de me prononcer sur le caractère délicat de certains renseignements portant sur le marché, ou de formuler une opinion sur le bien-fondé des préoccupations des autorités chinoises. J’ai pour l’essentiel accepté telles quelles la plupart des observations qui ont été formulées devant moi sur ces questions.

[33]      Il ne serait pas juste envers EACL de se contenter de rejeter cette partie de sa requête sans aborder la question d’un dépôt futur. Je vais autoriser EACL à déposer l’affidavit supplémentaire et les documents confidentiels. Pour plus de certitude, je vais confirmer qu’EACL a le droit qu’on lui remette les documents confidentiels qu’elle a déposés au soutien de la présente requête. Je vais également autoriser EACL à déposer des versions modifiées des documents confidentiels, si elle choisit de le faire. Si elle ne dépose pas l’affidavit supplémentaire ou les documents confidentiels, dans une version modifiée ou dans leur version originale, EACL sera autorisée à déposer les documents portant sur le processus réglementaire chinois en général et sur l’application du processus réglementaire au présent projet à condition qu’elle le fasse dans les 60 jours du prononcé de la présente ordonnance. J’accorde cette réparation à EACL pour lui éviter de devoir présenter une nouvelle requête. J’ai déjà décidé que ces documents seraient pertinents en ce qui concerne une question en litige. J’ai indiqué qu’EACL atteindrait ses objectifs en matière de preuve en soumettant sous une autre forme à la Cour le contenu des documents confidentiels. Pour lui éviter la nécessité de présenter une autre requête portant sur des questions que j’ai déjà tranchées, j’autoriserai EACL à produire des documents supplémentaires, à condition qu’elle les dépose et les signifie dans les 60 jours de la date des présents motifs. Toute objection visant le contenu ou la pertinence de ces documents supplémentaires devra être formulée devant le juge qui entendra la demande.

[34]      À l’audition de la présente affaire, EACL et le Sierra Club ont convenu que, si l’affidavit supplémentaire et les documents confidentiels étaient déposés, certaines conditions amélioratives que le Sierra Club a réclamées seraient adoptées. Si elles réussissent à s’entendre sur ces questions, je demande aux parties de me faire parvenir leurs observations écrites que j’intégrerai au texte d’une ordonnance. Si elles ne réussissent pas à s’entendre, je prononcerai une autre ordonnance portant sur des questions comme les frais de déplacement de M. Pang pour le cas où celui-ci se présenterait pour être contre-interrogé au sujet de son affidavit.

ORDONNANCE

LA COUR :

1) AUTORISE EACL à déposer et à signifier l’affidavit supplémentaire souscrit par Simon Pang et les documents confidentiels qui y sont mentionnés, soit sous leur forme originale, soit dans une version de laquelle seront supprimés les renseignements qu’EACL juge confidentiels;

2) AUTORISE EACL, si elle choisit de ne pas déposer les documents confidentiels, à déposer des documents supplémentaires portant sur la nature et la portée du processus réglementaire nucléaire qui existe en République populaire de Chine, tant en général qu’en ce qui concerne le projet qui fait l’objet de la présente instance, à condition que ces documents soient déposés et signifiés dans les 60 jours de la date de la présente ordonnance. Toute objection visant le contenu ou la pertinence de ces documents supplémentaires devra être formulée devant le juge qui entendra la demande;

3) REJETTE la demande d’ordonnance de confidentialité présentée par EACL en vertu de la règle 151;

4) ORDONNE la tenue d’une conférence téléphonique sur la gestion de l’instance à l’expiration du délai de 60 jours fixé au paragraphe 2;

5) ORDONNE que les dépens de la présente requête suivent l’issue de la cause.



[1]  312. Une partie peut, avec l'autorisation de la Cour:

a) déposer des affidavits complémentaires en plus de ceux visés aux règles 306 et 307;

b) effectuer des contre-interrogatoires au sujet des affidavits en plus de ceux visés à la règle 308;

c) déposer un dossier complémentaire.

[2]  8. (1) Les sociétés d'État, au sens de la Loi sur la gestion des finances publiques, ou les personnes morales dont elles ont le contrôle, avant d'exercer une attribution visée aux alinéas 5(1)a), b) ou c) à l'égard d'un projet, veillent à ce que soit effectuée, le plus tôt possible au stade de la planification de celui-ci, avant la prise d'une décision irrévocable, l'évaluation des effets environnementaux du projet conformément aux règlements pris aux termes de l'alinéa 59j).

[3]  54. […]

(2) Sous réserve du paragraphe (3), le gouvernement du Canada ou toute autorité fédérale veille à ce que les accords que l'autorité fédérale conclut—ou que le gouvernement conclut en son nom—avec soit un gouvernement, soit une personne, un organisme ou une institution, peu importe qu'ils soient ou non affiliés à un gouvernement ou en fassent partie, en vertu desquels une autorité fédérale exerce une attribution visée à l'alinéa 5(1)b) au titre de projets dont les éléments essentiels ne sont pas déterminés qui doivent être mis en œuvre à la fois à l'étranger et hors du territoire domanial, prévoient, dans la mesure du possible, tout en étant compatibles avec les accords dont le Canada ou une autorité fédérale est déjà signataire à leur entrée en vigueur, l'évaluation des effets environnementaux des projets, cette évaluation devant être effectuée le plus tôt possible au stade de leur planification, avant la prise d'une décision irrévocable, conformément à la présente loi et aux règlements ou au processus, compatible avec la présente loi, d'évaluation des effets environnementaux de projets applicable dans l'État étranger où ceux-ci doivent être mis en œuvre.

[4]  Je ne tiens pas compte de plusieurs arguments préliminaires et accessoires qui ont été invoqués au sujet de chacun de ces articles, étant donné qu'en l'espèce, les exigences de ces articles constituent la seule question qui se pose.

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