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[2000] 2 C.F. 3

T-1980-88

Mary T. Collins (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada (défenderesse)

Répertorié : Collins c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, juge Rothstein Toronto, 2, 3, 4, 5, 8, 9, 10, 11 février; Halifax, 24, 25, 26 février; Ottawa, 8 mars; Toronto, 26 mars; Halifax, 6, 7, 8, 9 avril; Ottawa, 25 octobre 1999.

Droit constitutionnel Charte des droits Droits à l’égalité La demanderesse et son mari se sont séparés en 1975En 1984, le mari, atteignant l’âge de 65 ans, a commencé à toucher la pension de sécurité de la vieillesse (PSV) et le supplément de revenu garanti (SRG)L’art. 19(1)a) de la Loi sur la sécurité de la vieillesse prévoit une allocation pour les conjoints (AC) non séparés de pensionnés, et dont l’âge se situe entre 60 et 64 ansAyant atteint l’âge de 61 ans, la demanderesse a fait une demande d’AC, mais sa demande a été rejetée parce qu’elle était séparée du conjoint pensionnéViolation de l’art. 15(1) de la Charte qui garantit le droit au même bénéfice de la loi(i) L’art. 19(1)a) de la Loi et l’art. 17 du Règlement établissent une distinction formelle entre ceux qui ont droit à l’AC et ceux qui n’y ont pas droit pour cause de séparationL’état de personne séparée est une caractéristique personnelleLe déni de l’admissibilité à l’AC représente au fond un traitement différent pour les conjoints séparés, ce traitement consistant à dénier expressément un bénéfice patrimonial pour cause de séparation, et à porter atteinte à la liberté de choix de l’individu dans une question personnelle (cohabitation avec le conjoint)(ii) L’état de personne séparée est un avatar de l’état matrimonial; celui-ci est un motif analogue au regard de l’art. 15(1) de la Charte(iii) La loi en cause ne prend pas en considération les difficultés pécuniaires des conjoints séparés qui, n’eût été leur état, seraient admissibles à recevoir l’ACIl ne convient pas, au stade de l’analyse au regard de l’art. 15(1), d’examiner si la loi provinciale redresse le déni d’un bénéfice par la loi fédéraleIl y a eu atteinte à la dignité humaine des personnes qui, tout en y étant admissibles n’eût été leur état, se sont vu dénier l’AC du seul fait qu’elles sont séparéesLa défenderesse soutient que l’exclusion du bénéfice de l’AC des conjoints séparés est un élément d’un programme d’amélioration au sens de l’art. 15(2) de la Charte; les conjoints séparés, n’y étant pas inclus, ne sont pas recevables à prétendre que l’AC n’est pas suffisamment inclusiveArgument fondé sur l’interprétation de l’art. 15(2) par la Cour d’appel de l’Ontario dans Lovelace v. OntarioL’interprétation faite par la Cour suprême du Canada dans Law c. Canada, des lois et programmes d’amélioration insuffisamment inclusifs dans le contexte de l’art. 15(1), supplante celle faite dans LovelaceDès qu’il y a atteinte à l’art. 15(1), il faut recentrer l’analyse sur l’art. 1 pour découvrir si l’atteinte est justifiable.

Droit constitutionnel Charte des droits Clause limitative Jugé que l’art. 19(1)a) de la Loi sur la sécurité de la vieillesse qui prévoit une allocation pour les conjoints non séparés de pensionnés, et dont l’âge se situe entre 60 et 64 ans, porte atteinte à l’art. 15(1) de la CharteSur la question de savoir si l’atteinte est justifiée au regard de l’art. 1 de la Charte, l’arrêt Egan c. Canada fait jurisprudence mais il faut adopter le cadre d’analyse défini dans R. c. Oakes puisque le groupe exclu du bénéfice de l’AC en l’espèce est différenta) Au sujet de l’art. 1 de la Charte, le juge doit se guider sur les valeurs et les principes essentiels d’une société libre et démocratiqueCeux-ci comprennent le respect pour la dignité inhérente de l’individu et la justice socialeSi la loi en cause a deux objectifs, dont l’un est urgent et réel et l’autre, contraire à la Charte, elle satisfait à la première étape de l’examen fondé sur l’art. 1L’exclusion des personnes séparées vise deux buts : déni des prestations aux membres de ce groupe; institution d’un programme de prestations à l’intention d’un groupe particulièrement défavoriséLe premier est discriminatoire, le second tient à un besoin urgent et réelEn l’espèce, l’exclusion répond à un besoin urgent et réelb)(i) La limitation de l’AC aux conjoints non séparés justifie d’un lien rationnel avec la fin poursuivie par la loiIl est rationnel qu’un programme conçu au bénéfice du couple dont l’un des conjoints prend sa retraite et devient un pensionné, vise les conjoints qui vivent ensemble et exclue les conjoints séparés(ii) Le législateur a pris en considération la situation des conjoints séparés lors de la mise en place de l’ACIl était fondé à conclure qu’il y avait un autre choix raisonnable pour répondre aux besoins des personnes séparées à faible revenuIl était raisonnablement fondé à limiter l’AC aux conjoints non séparés(iii) Le fait que les dispositions contestées passent l’épreuve des critères de lien rationnel et d’atteinte minimale indique que les effets préjudiciables de la loi en question ne sont pas disproportionnés par rapport à son objectifL’effet bénéfique consiste dans les prestations au montant prévu aux conjoints de pensionnésL’effet préjudiciable consiste dans le fait de dénier aux conjoints séparés l’aide financière à laquelle ils seraient admissibles à tous autres égardsQue les personnes séparées puissent compter sur d’autres moyens de subsistance grâce aux programmes provinciaux atténue (et élimine en l’espèce) cet effet préjudiciableL’impression de flétrissure sociale tenant au fait de recourir à l’assistance sociale n’est pas disproportionnée par rapport aux effets bénéfiques de l’ACL’exclusion des conjoints séparés du bénéfice de l’AC est justifiable au regard de l’art. 1 de la Charte.

Juges et tribunaux Jugé que l’art. 19(1)a) de la Loi sur la sécurité de la vieillesse qui prévoit une allocation pour les conjoints non séparés de pensionnés, et dont l’âge se situe entre 60 et 64 ans, porte atteinte à l’art. 15(1) de la CharteExamen du degré de réserve dont le juge doit faire preuve vis-à-vis du législateur, au stade de l’analyse de l’atteinte minimale au regard de l’art. 1 de la CharteLa réserve judiciaire s’impose davantage lorsque le gouvernement cherche à réconcilier des intérêts sociaux contradictoires, et moins lorsqu’il se pose en adversaire singulier de l’individu dont le droit a été violéDans les cas où le législateur réconcilie des intérêts contradictoires, il est difficile d’appliquer des critères juridiques formels avec quelque certitude quant à la conclusion justeQuand un grand nombre de considérations et d’intérêts entremêlés et interdépendants ou la répartition d’importantes ressources publiques sont en jeu, il faut faire preuve de réserve vis-à-vis du pouvoir législatif en reconnaissance de sa fonction démocratiquement représentative dans la conciliation des diverses demandes, et du fait que la Cour n’est pas en mesure de juger avec un certain degré de certitude si les moyens les moins radicaux ont été choisis pour parvenir à l’objectif viséLe juge doit faire preuve de réserve à l’égard des programmes de prestations sociales puisque les fonds publics ne sont pas inépuisables et que l’activisme judiciaire tendrait à faire en sorte que les gouvernements hésitent à créer de nouveaux programmes à cause de l’incertitude des obligations potentiellesEn instituant l’AC, le législateur devait faire un choix face aux intérêts contradictoires de divers groupesLes choix d’orientation qu’il a fallu faire sont d’un type que le législateur est mieux placé que le juge pour faire; le juge déborderait de sa compétence institutionnelle si, pour s’assurer que les moyens les moins draconiens ont été employés pour atteindre l’objectif de la loi, il venait à contrôler rigoureusement l’approche adoptée par le législateur dans l’institution de l’ACLes répercussions sociales et économiques d’une extension de l’AC (encouragement aux gens de prendre leur retraite avant 65 ans) justifient davantage la limitation.

Pensions Action en invalidation de l’art. 19(1)a) de la Loi sur la sécurité de la vieillesse qui prévoit une allocation pour les conjoints (AC) non séparés de pensionnés, et dont l’âge se situe entre 60 et 64 ansLa demande d’AC faite par la demanderesse a été rejetée du fait que celle-ci était séparée de son mariJugé que l’art. 19(1)a) porte atteinte à l’art. 15 de la CharteExamen et application du principe de réserve du juge judiciaire, au stade de l’analyse de l’atteinte minimaleL’art. 19(1)a) se justifie au regard de l’art. 1 de la Charte.

Action en invalidation de l’alinéa 19(1)a) de la Loi sur la sécurité de la vieillesse. La demanderesse, qui avait épousé son mari en 1951, s’est séparée de lui en 1975. En 1984, celui-ci atteint l’âge de 65 ans et se voit accorder, sur demande, la pension de sécurité de la vieillesse (PSV) et le supplément de revenu garanti (SRG) conformément aux dispositions de la Loi sur la sécurité de la vieillesse (la Loi). L’alinéa 19(1)a) de cette Loi prévoit qu’une allocation peut être versée au conjoint qui n’est pas séparé du pensionné. La définition de « conjoint » ne s’applique qu’aux personnes de sexe opposé vivant ensemble. L’article 17 du Règlement sur la sécurité de la vieillesse prévoit les cas où le conjoint d’un pensionné est réputé être séparé de celui-ci, y compris le cas où les deux sont séparés et vivent séparément en vertu d’une séparation conjugale légale ou de fait. En 1987, la demanderesse, ayant atteint l’âge de 61 ans, a demandé à bénéficier de l’allocation de conjoint (AC). Sa demande a été rejetée parce qu’elle était séparée de son époux pensionné. Le paragraphe 15(1) de la Charte garantit à tous le droit au même bénéfice de la loi. Le paragraphe 15(2) précise que le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois destinées à améliorer la situation d’individus défavorisés. L’article premier porte que les droits garantis par la Charte ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Il échet d’examiner : (I) s’il y a eu atteinte au paragraphe 15(1) de la Charte; (II) si le paragraphe 15(2) s’applique en l’espèce; et (III) si la justification du texte en cause peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Jugement : il faut rejeter l’action.

(I) L’analyse au regard du paragraphe 15(1) porte sur trois sujets généraux d’investigation, savoir : 1) si la Loi contestée établit une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, créant ainsi une différence de traitement réelle; 2) si le traitement différent s’explique par l’un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues; et 3) si la différence de traitement est réellement discriminatoire.

1) L’alinéa 19(1)a) de la Loi et l’article 17 du Règlement ont pour effet conjugué de distinguer formellement ceux qui ont droit à l’AC et ceux qui n’y ont pas droit par suite de séparation. L’état de personne séparée est une caractéristique personnelle. Le statut d’une personne par référence à son ex-conjoint touche à la liberté de l’individu à façonner ses relations familiales comme il l’entend et à des éléments intrinsèquement humains, personnels et relationnels. Le déni de l’admissibilité à l’AC représente au fond un traitement différent pour les conjoints séparés, par rapport aux conjoints vivant ensemble, cette différence de traitement consistant à dénier expressément un bénéfice patrimonial pour cause de séparation, et à porter atteinte à la liberté de choix de l’individu dans une question personnelle, savoir s’il veut continuer à vivre sous le même toit qu’un conjoint précédemment choisi.

2) Étant donné qu’il ne faut pas penser que les motifs analogues puissent exister dans un cas et non dans un autre, mais qu’ils constituent des indicateurs constants de discrimination potentielle, l’état matrimonial, dont il a été jugé dans Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, qu’il constituait un motif analogue, est donc un motif analogue au regard du paragraphe 15(1) de la Charte. De façon générale, les principes qui ont été appliqués en vertu des lois sur les droits de la personne s’appliquent également à l’examen des questions de discrimination au sens du paragraphe 15(1). La définition d’état matrimonial dans un certain nombre de lois sur les droits de la personne recouvre aussi le cas des personnes séparées. Il y a donc suffisamment de sources législatives et jurisprudentielles qui justifient de conclure que l’état de personne séparée est une forme de l’état matrimonial, et que celui-ci constitue un motif analogue.

3) Quiconque invoque le paragraphe 15(1) doit prouver qu’il y a réellement discrimination. S’il est jugé que la Loi en question porte atteinte à la dignité humaine en dévalorisant des individus ou groupes, en leur réservant un traitement inique, ou faute de tenir compte de leurs circonstances propres, il faut conclure qu’elle va à l’encontre de l’objectif du paragraphe 15(1) et constitue une violation de la Charte. Dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, le juge Iacobucci a relevé quatre facteurs contextuels qui permettent de conclure si la loi a pour effet de diminuer la dignité d’une personne de façon à violer l’objectif du paragraphe 15(1) de la Charte. Voici les conclusions qu’on pourrait tirer par application en l’espèce des facteurs relevés dans Law : (i) La demanderesse n’ayant guère produit de preuves directes sur l’état défavorisé et vulnérable des personnes séparées, on ne saurait faire de ce seul facteur une preuve de discrimination en l’espèce; (ii) Les motifs énumérés au paragraphe 15(1) et les motifs analogues correspondent souvent aux besoins, à la capacité, ou à la situation de l’individu; une différence de traitement tenant à l’un de ces motifs peut donc porter atteinte au demandeur, quand on fait fi de ses besoins, de sa capacité ou de sa situation personnelle. Un changement dans l’état matrimonial peut avoir un effet défavorable sur la capacité et la situation personnelle de l’individu. Les besoins en question sont les besoins pécuniaires des conjoints séparés qui ont des moyens limités. Rien n’indique que les besoins véritables de ces conjoints séparés soient reconnus, réglés ou satisfaits de quelque façon que ce soit par la loi qui leur refuse l’AC; (iii) La Loi en question n’a pas un effet d’amélioration en ce qu’elle exclut des individus plus favorisés que ceux qu’elle vise; (iv) Le droit le plus directement atteint par la distinction en question est l’intérêt pécuniaire des conjoints séparés qui, n’eût été leur état, seraient admissibles à recevoir l’AC. Les conjoints séparés sont expressément exclus de ce bénéfice, bien qu’ils puissent en avoir besoin. La Loi en cause ne prend pas en considération les difficultés pécuniaires des conjoints séparés qui, n’eût été leur état, seraient admissibles à recevoir l’AC. À part les cas spécifiques (savoir coordination expresse des lois fédérale et provinciale), il ne convient pas, au stade de l’analyse au regard du paragraphe 15(1), d’examiner si la loi provinciale redresse ou rectifie le déni d’un bénéfice par la loi fédérale. Il y a eu atteinte à la dignité humaine de la demanderesse et des autres conjoints séparés qui, tout en y étant admissibles n’eût été leur état, se sont vu dénier l’AC du seul fait qu’ils sont séparés. Par conséquent, l’alinéa 19(1)a) de la Loi va à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte.

(II) La défenderesse soutient que l’exclusion du bénéfice de l’AC des conjoints séparés ne va pas à l’encontre du paragraphe 15(1) puisqu’il s’agit d’un programme d’amélioration au sens du paragraphe 15(2) de la Charte. Et que les conjoints séparés, n’y étant pas inclus, ne sont pas recevables à prétendre que l’AC n’est pas suffisamment inclusive. Cet argument est tiré de l’interprétation faite du paragraphe 15(2) par la Cour d’appel de l’Ontario dans Lovelace v. Ontario. Il y a été jugé que le paragraphe 15(2) ne renferme pas une exception ou un moyen de défense contre le verdict de discrimination au regard du paragraphe 15(1); que les programmes destinés à améliorer la situation d’un groupe défavorisé peuvent toujours être jugés discriminatoires par application du paragraphe 15(1); et que la justification d’une loi ou d’un programme contrevenant au paragraphe 15(1) doit se faire au regard de l’article premier de la Charte. En favorisant les objectifs du paragraphe 15(1), le paragraphe 15(2) sert à protéger les lois et les programmes destinés à améliorer la situation et à assurer la protection de personnes défavorisées dans la société (programmes de promotion sociale), contre les attaques fondées sur la Charte par des membres de groupes plus favorisés (plaintes de discrimination à rebours). Le paragraphe 15(2) a notamment pour but de garantir que les programmes de promotion sociale ne seront pas jugés, du fait qu’ils excluent des groupes plus favorisés, discriminatoires rien que sous ce chef. L’argument de la défenderesse a été avancé avant que la Cour suprême n’eût ajouté à l’interprétation du paragraphe 15(1) dans Law c. Canada, laquelle interprétation supplante celle de Lovelace au sujet des lois et programmes d’amélioration insuffisamment inclusifs, bien que l’arrêt Law porte sur le paragraphe 15(1). Dans Law, la Cour suprême a souligné que la notion de dignité humaine est au cœur de l’analyse juridique au regard du paragraphe 15(1). Une fois prouvée la distinction tenant à un motif énuméré ou analogue, l’effet de la mesure gouvernementale sur la dignité humaine du demandeur est indubitablement le facteur prédominant pour juger s’il y a discrimination. La question de savoir si un demandeur est compris ou non dans l’objectif de la loi ou du programme doit être envisagée du point de vue de la dignité humaine dans l’analyse au regard du paragraphe 15(1). Dès qu’une atteinte à cette disposition est constatée, il faut recentrer l’analyse sur l’article premier pour découvrir si l’atteinte est justifiable.

(III) Bien que la Cour soit liée par le précédent Egan c. Canada, il faut adopter le cadre d’analyse défini par la Cour suprême du Canada dans R. c. Oakes pour juger si une loi a pour effet la restriction raisonnable d’un droit garanti par la Charte, puisque le groupe exclu du bénéfice de l’AC en l’espèce est différent du groupe exclu dans Egan.

a) Selon Oakes, le premier impératif est que l’objectif de la loi se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles : il faut donc examiner si l’exclusion des conjoints séparés du bénéfice de l’AC, que prévoit l’alinéa 19(1)a), avait pour objectif de répondre à des préoccupations urgentes et réelles. Au sujet de l’article premier de la Charte, le juge doit se guider sur les valeurs et les principes essentiels d’une société libre et démocratique, lesquels valeurs et principes comprennent le respect pour la dignité inhérente de l’individu et la justice sociale. Il s’agit là de valeurs qui ont été reconnues par l’adoption et le développement de la Loi, dont les objectifs peuvent être considérés comme motivés par des préoccupations urgentes et réelles. L’AC vise à assurer aux couples âgés un revenu équivalent à celui que toucheraient les deux conjoints si l’un et l’autre étaient des pensionnés ayant 65 ans révolus, dans le cas où le conjoint à la retraite est devenu un pensionné avec PSV/SRG, alors que l’autre est le conjoint à charge, dont l’âge se situe entre 60 et 64 ans. Il s’agit là de besoins urgents et réels. La demanderesse ne pourrait faire valoir que l’exclusion des personnes séparées du bénéfice de l’AC était l’antithèse de la législation prise dans son ensemble ou de l’AC en particulier, que si on faisait de cette dernière un programme général de prestations à l’intention de tous ceux qui sont dans le besoin et qui sont âgés de 60 à 64 ans. Il ressort à l’évidence que l’objectif de l’AC n’est pas aussi étendu. L’AC est expressément focalisée sur un groupe considéré comme particulièrement défavorisé, savoir les conjoints de ces pensionnés, qui sont âgés de 60 à 64 ans et qui vivent avec ces derniers.

L’exclusion des personnes séparées du bénéfice de l’AC vise deux buts. Le premier est de ne pas accorder les prestations aux membres de ce groupe. Cet objectif, pris isolément, ne se rattache pas à un besoin urgent et réel et est discriminatoire. Le second est d’instituer un programme de prestations complémentaires à l’intention d’un groupe que le législateur considérait comme particulièrement défavorisé, savoir celui des couples qui doivent vivre de la pension d’une seule personne. Le législateur avait conscience des revendications des groupes exclus du programme d’AC au moment de la création de celui-ci, et lors de l’examen et de l’adoption des modifications apportées à la pension de vieillesse et aux prestations complémentaires. Il est aussi visible que le programme d’AC, tel que l’a institué le législateur, ne pouvait être appliqué que sur une base limitée. Comme il a été jugé que le programme institué par la Loi répondait à un besoin urgent et réel, et que sa prestation était subordonnée à certaines exclusions, ces exclusions doivent elles aussi correspondre à un besoin urgent et réel. Il a été jugé que si une mesure législative a deux objectifs, dont l’un est urgent et réel dans le cadre d’une société libre et démocratique, et l’autre contraire à la Charte, cette mesure satisfait à la première étape de l’examen fondé sur l’article premier. En l’espèce, l’exclusion répond à un besoin urgent et réel.

b)(i) La seconde condition est que le moyen employé pour atteindre l’objectif législatif soit raisonnable et puisse se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique. Cette condition n’est satisfaite que s’il y a un lien rationnel entre l’atteinte aux droits et la fin poursuivie par la loi en cause. Il est rationnel qu’un programme conçu au bénéfice du couple dont l’un des conjoints prend sa retraite et devient un pensionné, vise les conjoints qui vivent ensemble. L’AC ne représente pas un programme général de soutien du revenu; il est par conséquent rationnel que le gouvernement exclue les conjoints séparés du bénéfice de la loi en la matière.

(ii) Le deuxième critère est qu’il y ait seulement atteinte minimale au droit garanti par la Charte. Ce qu’il incombe au gouvernement de prouver, c’est que ses actions ne portent pas plus atteinte à ce droit qu’il n’est raisonnablement nécessaire pour réaliser les objectifs de la loi. Ce critère ne fait pas qu’embrasser les effets de la violation de la Charte sur le demandeur, mais vise aussi à découvrir si le gouvernement est « fondé » à décider que son action ne compromettrait qu’au minimum un droit garanti par la Charte.

Il s’est posé la question de savoir jusqu’à quel point le juge peut revoir les décisions du législateur. La Cour suprême du Canada a conclu dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, qu’il y a lieu davantage pour le juge de faire preuve de réserve lorsque le gouvernement cherche à réconcilier des intérêts sociaux contradictoires, et moins lorsqu’il se pose en « adversaire singulier de l’individu dont le droit a été violé ». Dans les cas où le législateur réconcilie des intérêts contradictoires, il est difficile d’appliquer des critères juridiques formels avec quelque certitude quant à la conclusion juste. Quand un grand nombre de considérations et d’intérêts entremêlés et interdépendants ou la répartition d’importantes ressources publiques sont en jeu, il convient de faire preuve de réserve vis-à-vis du pouvoir législatif en reconnaissance de sa fonction démocratiquement représentative dans la conciliation des diverses demandes, et du fait que la Cour n’est pas en mesure de juger avec un certain degré de certitude si les moyens les moins radicaux ont été choisis pour parvenir à l’objectif visé. Le juge doit faire preuve de réserve à l’égard des programmes de prestations sociales puisque les fonds publics ne sont pas inépuisables et que l’activisme judiciaire tendrait à faire en sorte que les gouvernements hésitent à créer de nouveaux programmes à cause de l’incertitude des obligations potentielles. La réforme graduelle, tout en étant un motif de réserve, ne saurait être invoquée pour justifier les violations de la Charte. En instituant l’AC, le législateur devait faire un choix face aux intérêts contradictoires de divers groupes. Une extension du programme aurait nécessité d’importantes ressources financières, et obligerait à détourner les fonds d’autres programmes existants, à renoncer aux initiatives sociales futures ou à augmenter les impôts. Les choix d’orientation qu’il a fallu faire sont d’un type que le législateur est mieux placé que le juge pour faire; le juge déborderait de sa compétence institutionnelle si, pour s’assurer que les moyens les moins draconiens ont été employés pour atteindre l’objectif de la loi, il venait à contrôler rigoureusement l’approche adoptée par le législateur dans l’institution de l’AC. Le surcroît de coût qu’entraînerait l’extension des prestations aux conjoints séparés est important, ce qui fait que le juge doit faire preuve de réserve en la matière. Une autre raison pour que la Cour fasse preuve de réserve est qu’il s’agit d’un cas où l’extension d’un programme insuffisamment inclusif pourrait avoir d’immenses répercussions sociales et économiques. Des gens pourraient choisir de prendre leur retraite avant l’âge de 65 ans en raison d’une accessibilité accrue de l’AC. L’évolution démographique entraînerait un accroissement des obligations financières du gouvernement pour financer les programmes découlant de la Loi.

Ce qui est en cause c’est une période limitée de cinq ans au cours de laquelle l’individu n’a droit à aucune prestation, mais à l’issue de laquelle il est admissible à la PSV et au SRG. Au cours de cette période, ceux qui sont dans le besoin auront accès à l’assistance sociale provinciale. De fait, la demanderesse s’en est effectivement prévalue. Le législateur a pris en considération la situation des conjoints séparés au moment de la mise en place de l’AC, et il était fondé à conclure qu’il y avait un autre choix raisonnable pour répondre aux besoins des personnes séparées à faible revenu. Vu ces faits et vu les facettes de l’affaire en instance qui justifient que la Cour fasse preuve de réserve, le gouvernement a prouvé qu’il était raisonnablement fondé à limiter l’AC aux conjoints non séparés et aux veuves.

(iii) Le troisième critère est qu’il doit y avoir proportionnalité entre l’effet de la mesure et son objectif de sorte que l’atteinte au droit garanti ne l’emporte pas sur la réalisation de l’objectif législatif. Il s’agit de mettre dans la balance, en premier lieu l’objectif de la législation et les effets préjudiciables de la violation de la Charte puis, en second lieu, les effets bénéfiques de la législation et les effets préjudiciables de la violation de la Charte. Le fait que les dispositions contestées de l’AC passent l’épreuve des critères de lien rationnel et d’atteinte minimale indique aussi que les effets préjudiciables de la Loi en question ne sont pas disproportionnés par rapport à son objectif. L’effet bénéfique de l’AC consiste dans les prestations aux conjoints de pensionnés PSV/SRG au montant prévu dans la loi, c’est-à-dire jusqu’à concurrence du total de la PSV et du SRG que toucherait le bénéficiaire de l’AC s’il était lui-même un pensionné. Le déni de l’AC aux conjoints séparés a pour effet préjudiciable de les priver de l’aide financière fédérale à laquelle ils seraient admissibles à tous autres égards. Ce déni ne signifie cependant pas qu’ils n’ont aucun moyen de subsistance. Trouver du travail ou subvenir à ses besoins grâce à d’autres sources atténuera les conséquences financières de l’exclusion du bénéfice de l’AC. Que les personnes séparées puissent compter sur d’autres moyens de subsistance atténue l’effet préjudiciable sur le plan financier du déni de l’AC. Toutes les provinces ont un programme d’assistance sociale, conçu pour venir en aide aux personnes à faible revenu en pourvoyant à leurs besoins essentiels; il s’agit là d’un facteur à prendre en considération pour mettre dans la balance les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de la législation en matière d’AC. Une fois ce facteur pris en compte, l’effet préjudiciable sur le plan financier est soit éliminé comme en l’espèce, soit atténué lorsque le montant de l’assistance sociale est égal ou supérieur à l’AC. La demanderesse soutient que l’impression de flétrissure sociale tenant au fait de recourir à l’assistance sociale est un autre effet préjudiciable du déni du bénéfice de l’AC aux personnes séparées. Si ces effets ressentis sont réels et sérieux, ils ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets bénéfiques de l’AC. Toute autre conclusion reviendrait à accepter l’idée que le recours à l’assistance sociale provinciale est relativement plus dégradant que ce n’est effectivement le cas en l’espèce. Dans la mise dans la balance des effets bénéfiques et des effets préjudiciables de la loi portant AC, il est nécessaire de ne pas exagérer l’effet sur la dignité du fait d’avoir recours à l’assistance sociale provinciale. L’AC et l’assistance sociale provinciale sont l’une et l’autre des programmes gouvernementaux de soutien social, auxquels les gens ont recours selon leur situation personnelle. La dignité est en jeu dans les deux cas. Cependant, l’indignité relative que représente le recours à l’assistance sociale provinciale est un argument moins concluant que ce ne serait le cas, par exemple, de l’indignité relative du recours à cette assistance par comparaison au fait de gagner sa vie par un travail rémunéré. L’exclusion des conjoints séparés du bénéfice de l’AC, que prévoit l’alinéa 19(1)a), se justifie au regard de l’article premier de la Charte, à titre de restriction raisonnable de droits constitutionnellement garantis par le paragraphe 15(1).

LOIS ET RÈGLEMENTS

Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1951, 14-15 Geo. VI, ch. 32 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 35].

An Act to Amend Chapter 214 of the Revised Statutes, 1989, The Human Rights Act, S.N.S. 1991, ch. 12, art. 2.

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15(1),(2).

Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, ch. H.19, art. 10(1).

Family Benefits Act, R.S.N.S. 1989, ch. 158.

Family Benefits Act, S.N.S. 1977, ch. 8.

Human Rights Act, R.S.N.S. 1989, ch. 214, art. 2 (mod. par S.N.S. 1991, ch. 12, art. 2).

Human Rights, Citizenship and Multiculturalism Act, R.S.A. 1980, ch. H-11.7.

Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I-2.

Individual’s Rights Protection Amendment Act, 1996, S.A. 1996, ch. 25.

Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63.

Loi des pensions de vieillesse, S.R.C. 1927, ch. 156.

Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu et certaines lois connexes, L.C. 1990, ch. 35.

Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), ch. O-9, art. 2 « conjoint » (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 34, art. 1), 19(1)a), (5) (mod., idem, art. 2), 22(2) (mod. par L.C. 1996, ch. 18, art. 54; 1999, ch. 22, art. 89), (3) (mod. par L.C. 1996, ch. 18, art. 54).

Loi sur la sécurité de la vieillesse, S.C. 1951 (2e sess.), ch. 18.

Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, art. 29.

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5.

Projet de loi C-62, Loi modifiant la Loi sur la sécurité de la vieillesse, 1re sess., 30e lég. (2e lecture, 1974-75).

Régime d’assistance publique du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-1, art. 19 (mod. par L.C. 1998, ch. 21, art. 114), 21 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 34, art. 4).

Régime d’assistance publique du Canada, S.R.C. 1970, ch. C-1, art. 17.31 (édicté par S.C. 1978-79, ch. 3, art. 2; 1979, ch. 4, art. 4).

Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8.

Régime de pensions du Canada, S.C. 1964-65, ch. 51.

Règlement sur la sécurité de la vieillesse, C.R.C., ch. 1246, art. 17 (mod. par DORS/89-269, art. 5), a),b),c) (mod. par DORS/96-521, art. 6), d) (mod., idem).

Saskatchewan Human Rights Code (The), S.S. 1979, ch. S-24.1.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; (1999), 170 D.L.R. (4th) 1; 43 C.C.E.L. (2d) 49; 236 N.R. 1; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3; (1999), 171 D.L.R. (4th) 577; 238 N.R. 179; 121 O.A.C. 1; 46 R.F.L. (4th) 32; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; (1999), 173 D.L.R. (4th) 1; [1999] 1 C.N.L.R. 19; 239 N.R. 1; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; (1995), 124 D.L.R. (4th) 693; 29 C.R.R. (2d) 189; [1995] I.L.R. 1-3185; 10 M.V.R. (3d) 151; 181 N.R. 253; 81 O.A.C. 253; 13 R.F.L. (4th) 1; Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627; (1995), 124 D.L.R. (4th) 449; 29 C.R.R. (2d) 1; [1995] 1 C.T.C. 382; 95 DTC 5273; 182 N.R. 1; 12 R.F.L. (4th) 1; St. Paul’s R.C. Sep. Sch. Dist. 20 v. C.U.P.E., Loc. 2268, [1987] 4 W.W.R. 434; (1987), 55 Sask. R. 81 (Sask. C.A.); Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; (1995), 124 D.L.R. (4th) 609; C.E.B. & P.G.R. 8216; 95 CLLC 210-025; 29 C.R.R. (2d) 79; 182 N.R. 161; 12 R.F.L. (4th) 201; R. c. Hess; R. c. Nguyen, [1990] 2 R.C.S. 906; [1990] 6 W.W.R. 289; 59 C.C.C. (3d) 161; 79 C.R. (3d) 332; 50 C.R.R. 71; 119 N.R. 353; 56 O.A.C. 13; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 14 O.A.C. 335; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; (1997), 38 O.R. (3d) 735; 159 D.L.R. (4th) 385; 226 N.R. 1; 109 O.A.C. 201; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; (1995), 127 D.L.R. (4th) 1; 100 C.C.C. (3d) 449; 62 C.P.R. (3d) 41; Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] A.C.S. no 43 (QL); Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; (1994), 120 D.L.R. (4th) 12; 94 C.C.C. (3d) 289; 34 C.R. (4th) 269; 25 C.R.R. (2d) 1; 175 N.R. 1; 76 O.A.C. 81.

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; (1998), 156 D.L.R. (4th) 385; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; (1997), 151 D.L.R. (4th) 577; [1998] 1 W.W.R. 50; 38 B.C.L.R. (3d) 1; 96 B.C.A.C. 81; 218 N.R. 161.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813; (1992), 99 D.L.R. (4th) 456; [1993] 1 W.W.R. 481; 81 Man. R. (2d) 161; 145 N.R. 1; 43 R.F.L. (3d) 345; Lovelace v. Ontario (1997), 33 O.R. (3d) 735; 148 D.L.R. (4th) 126; [1998] 2 C.N.L.R. 36; 100 O.A.C. 344 (C.A.); Marzetti c. Marzetti, [1994] 2 R.C.S. 765; [1994] 7 W.W.R. 623; (1994), 20 Alta. L.R. (3d) 1; 26 C.B.R. (3d) 161; 169 N.R. 161; 5 R.F.L. (4th) 1; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004; 2 C.R.R. (2d) 1; 118 N.R. 1; 45 O.A.C. 1; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (3d) 1; 43 Imm. L.R. (2d) 117; 226 N.R. 201; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3; (1997), 204 A.R. 1; 156 Nfld. & P.E.I.R. 1; 150 D.L.R. (4th) 577; [1997] 10 W.W.R. 417; 121 Man. R. (2d) 1; 49 Admin. L.R. (2d) 1; 118 C.C.C. (3d) 193; 11 C.P.C. (4th) 1; 217 N.R. 1.

DÉCISIONS CITÉES :

Delisle c. Canada (Sous-procureur général) (1999), 176 D.L.R. (4th) 513 (C.S.C.); R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8; 69 C.R. (3d) 97; 39 C.R.R. 306; 96 N.R. 115; 34 O.A.C. 115; Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; (1997), 142 D.L.R. (4th) 385; 41 C.R.R. (2d) 240; 207 N.R. 171; 97 O.A.C. 161; Ontario Human Rights Commission v. Ontario (1994), 19 O.R. (3d) 387; 117 D.L.R. (4th) 297; 94 CLLC 17,030; 73 O.A.C. 20 (C.A.); Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; (1993), 110 D.L.R. (4th) 470; 19 C.R.R. (2d) 1; [1994] 1 C.T.C. 40; 94 DTC 6001; 161 N.R. 243.

DOCTRINE

Canada. Bureau du vérificateur général. Rapport du vérificateur général du Canada à la Chambre des communes. Avril 1998.

Canada. Chambre des communes. Comité spécial sur la réforme de la pension. Procès-verbaux et témoignages. Rapport, vol. 1, p. 24 (1983).

Canada. Débats de la Chambre des communes, vol. VI, 1re sess., 30e lég., 1975, à la p. 6542.

Canada. Débats de la Chambre des communes, vol. II, 1re sess., 33e lég., 1985, aux p. 1941 à 1943.

Canada. Ministère des Finances. Documents budgétaires, 25 février 1992.

Cane, Peter. An Introduction to Administrative Law, 3rd ed. Oxford : Clarendon Press, 1996.

Hagglund, M. R. Report on the Spouses’ Allowance. November 30, 1998.

Hughes, Patricia. « SEIU, Chambers and Valian v. Ontario : A Model for Future Challenges to Government Action ? » (1998), 6 C.L.E.L.J. 77.

Nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (Le), Paris : Dictionnaire Le Robert, 1993. « conjoint ».

ACTION en invalidation de l’alinéa 19(1)a) de la Loi sur la sécurité de la vieillesse qui prévoit une allocation pour les conjoints non séparés de pensionnés, et dont l’âge se situe entre 60 et 64 ans, par ce motif que cette disposition opère discrimination contre les conjoints séparés et va ainsi à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte, qui garantit à tous le droit au même bénéfice de la loi. Action rejetée.

ONT COMPARU :

Chandra Gosine et Vincent Calderhead pour la demanderesse.

John B. Laskin et Lillian Y. Pan pour la défenderesse.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nova Scotia Legal Aid, Halifax, pour la demanderesse.

Tory Tory DesLauriers & Binnington, Toronto, pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Rothstein :

1.         INTRODUCTION

[1]        Cette affaire met en cause la constitutionnalité de certaines dispositions de la Loi sur la sécurité de la vieillesse[1], qui prévoient l’allocation destinée aux conjoints de pensionnés dès qu’ils atteignent l’âge de 60 ans et jusqu’à ce qu’ils deviennent pensionnés eux-mêmes, à l’âge de 65 ans. La demanderesse soutient que ces dispositions vont à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés[2] pour cause de discrimination en raison de l’état matrimonial, en ce qu’elles dénient la même allocation aux conjoints séparés.

2.         LES TEXTES APPLICABLES

[2]        Voici les textes applicables en la matière :

Loi sur la sécurité de la vieillesse [art. 2 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 34, art. 1), 19(1)a),(5) (mod., idem, art. 2)]

2. […]

« conjoint » Est assimilée au conjoint la personne de sexe opposé qui vit avec une autre personne depuis au moins un an, pourvu que les deux se soient publiquement présentés comme mari et femme.

[…]

19. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi et de ses règlements, il peut être versé une allocation mensuelle au conjoint qui réunit les conditions suivantes :

a) il n’est pas séparé du pensionné;

[…]

(5) Le droit à l’allocation prévue au présent article expire à la fin du mois où son bénéficiaire atteint soixante-cinq ans, meurt, perd sa qualité de conjoint ou se sépare du pensionné.

Règlement sur la sécurité de la vieillesse [C.R.C., ch. 1246, art. 17 (mod. par DORS/89-269, art. 5), a), b), c), d)]

17. Le conjoint d’un pensionné est réputé être séparé de ce dernier pour l’application de l’alinéa 19(1)a) et du paragraphe 19(5) de la Loi lorsque :

a) le pensionné a quitté le conjoint selon la loi de la province dans laquelle le conjoint et le pensionné ont résidé ensemble pour la dernière fois;

b) le conjoint a quitté le pensionné selon la loi de la province dans laquelle le conjoint et le pensionné ont résidé ensemble pour la dernière fois;

c) le conjoint et le pensionné sont séparés et vivent séparément en vertu d’une séparation conjugale légale ou de fait; ou

d) le conjoint et le pensionné sont divorcés et un jugement irrévocable a été rendu.

Charte canadienne des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[…]

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

3.         LES FAITS

[3]        Mary Collins, qui avait épousé Henry Collins le 3 août 1951, s’est séparée de celui-ci en 1975 après quelque 23 années de mariage. Vers 1984, Henry Collins a atteint l’âge de 65 ans et s’est vu accorder, sur demande, la pension de sécurité de la vieillesse (PSV) et le supplément de revenu garanti (SRG) conformément aux dispositions de la Loi sur la sécurité de la vieillesse[3].

[4]        La Loi prévoit aussi une allocation payable au conjoint du pensionné (AC), lorsque ce conjoint a 60 ans révolus mais moins de 65 ans, et que le revenu combiné du couple est au-dessous d’un certain niveau[4]. Vers juin 1987, au moment où elle atteint l’âge de 61 ans, Mary Collins demande à bénéficier de l’AC, indiquant que Henry Collins était son mari. Sa demande a été rejetée parce que les deux étaient séparés. Par lettre en date du 4 septembre 1987, H. Mead, Programmes de sécurité du revenu, Santé nationale et Bien-être social Canada, pour la Nouvelle-Écosse, lui a signifié ce qui suit :

[traduction] L’allocation de conjoint n’est pas à la disposition des conjoints qui ont mis fin à l’union conjugale et qui vivent à part. Comme votre époux et vous-même êtes séparés, vous n’avez pas droit à l’allocation de conjoint en ce moment.

[5]        Rien dans les éléments de preuve produits n’indique que Mme Collins soit inadmissible à recevoir l’AC pour une autre raison, par exemple condition de résidence, niveau de revenu, etc. Le rejet était uniquement fondé sur le fait qu’elle était séparée du pensionné Henry Collins.

4.         L’ALLOCATION AU CONJOINT : HISTORIQUE ET CATÉGORIES ADMISSIBLES

[6]        Avant d’examiner le litige au fond, il est utile de rappeler l’historique de l’AC et de savoir qui y avait droit, au moment de la demande de la demanderesse en 1987.

[7]        L’AC fut instituée en 1975. Nombre de couples qui avaient atteint ou étaient sur le point d’atteindre l’âge de la retraite vivaient du seul revenu assuré par le conjoint qui travaillait, c’est-à-dire le mari dans la plupart des cas. À la retraite du conjoint qui travaillait, les couples qui n’avaient pas un régime de retraite privé ou qui n’étaient pas admissibles au Régime de pensions du Canada, auraient à vivre de la PSV et du SRG du pensionné. L’AC visait à suppléer à ce revenu.

[8]        La décision d’accorder l’AC aux conjoints de pensionnés, qui ont 60 ans révolus mais moins de 65 ans, participait de la prise en charge par l’État fédéral de la responsabilité en matière de PSV et de SRG. L’AC est conçue de façon à assurer au couple le revenu qu’il aurait si les deux conjoints avaient l’un et l’autre droit à la PSV et au SRG.

[9]        Elle n’était pas payable aux personnes séparées, divorcées, veuves ou célibataires, âgées de 60 ans révolus mais de moins de 65 ans, et qui, n’eût été leur état, y auraient droit. Le gouvernement de l’époque estimait que ses ressources ne permettaient que de venir en aide aux couples « expressément visés » par la loi pour le bénéfice de l’AC. Tout en reconnaissant qu’il y avait des gens nécessiteux dans les groupes susmentionnés, le gouvernement, eu égard à la limitation de ses ressources, a décidé que l’assistance sociale provinciale devait être le recours de ces personnes si elles en remplissaient les conditions. En fait, l’État fédéral contribuait pour une part appréciable aux fonds d’assistance sociale provinciale par ses subventions aux provinces dans le cadre du Régime d’assistance publique du Canada[5] .

[10]      Avant 1978, quiconque recevait l’AC en perdait le bénéfice à la mort de son conjoint. En 1978, le gouvernement a prolongé de six mois les prestations d’AC au bénéficiaire après la mort de son conjoint[6]. En 1979, la prestation de conjoint survivant[7] a été prolongée de nouveau, de telle sorte que la personne recevant l’AC qui devenait veuve pouvait continuer à la recevoir jusqu’à l’âge de 65 ans, où elle devenait elle-même admissible à recevoir la PSV et le SRG[8]. En 1985, cette prestation a été étendue à tous les conjoints survivants, peu importe le moment où ils devenaient veufs ou l’âge du conjoint à sa mort[9].

[11]      Au 1er juillet 1999, le bénéficiaire de l’AC qui se sépare de son conjoint avant d’atteindre l’âge de 65 ans, continue à la recevoir pendant trois mois après la séparation[10].

5.         ANALYSE AU REGARD DU PARAGRAPHE 15(1)

[12]      Dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[11], le juge Iacobucci, rendant le jugement unanime de la Cour, a récapitulé les éléments fondamentaux de l’analyse au regard du paragraphe 15(1), qui représentent trois sujets généraux d’investigation, comme suit :

Premièrement, la loi contestée a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxièmement, le demandeur a-t-il subi un traitement différent en raison d’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisièmement, la différence de traitement était-elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique[12]?

Cette méthode d’analyse au regard du paragraphe 15(1) a été subséquemment adoptée par la Cour suprême du Canada dans M. c. H.[13]; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)[14]; et Delisle c. Canada (Sous-procureur général)[15].

A.        Différence de traitement

(i)      Qui est admissible et qui est exclu?

[13]      Pour examiner s’il y a différence de traitement, il est important de savoir qui a droit à l’AC et qui en est expressément exclu. N’a droit à l’AC que la personne qui remplit les conditions prévues au paragraphe 19(1). En premier lieu, il faut que la personne qui en fait la demande soit le « conjoint ». Selon le dictionnaire, conjoint signifie « personne jointe (à une autre) par les liens du mariage »[16]. L’article 2 de la Loi élargit la définition de « conjoint » aux conjoints de fait en y assimilant « la personne de sexe opposé qui vit avec une autre personne depuis au moins un an, pourvu que les deux se soient publiquement présentés comme mari et femme ».

[14]      En deuxième lieu, le paragraphe 19(1) limite l’admissibilité à l’AC au conjoint d’un pensionné, c’est-à-dire d’une personne âgée de 65 ans révolus et dont la demande de PSV a été approuvée.

[15]      En troisième lieu, il pose pour condition que le conjoint « ne [soit] pas séparé du pensionné ». Pour l’application du même paragraphe, l’article 17 du Règlement prévoit que le conjoint d’un pensionné est réputé être séparé de ce dernier dans certains cas expressément prévus. Il en est ainsi quand le conjoint a quitté le pensionné, ou vice versa, selon la loi de la province dans laquelle les deux ont résidé ensemble pour la dernière fois, quand ils sont séparés et vivent séparément par suite d’une séparation légale ou de fait, ou quand ils sont légalement divorcés[17] . Il est clair que par application de l’alinéa 19(1)a), le conjoint qui se trouve dans l’un des cas prévus à l’article 17 du Règlement, n’a pas droit à l’AC.

[16]      Les deux dernières conditions d’admissibilité à l’AC, que prévoit le paragraphe 19(1), sont que le conjoint du pensionné soit âgé de 60 ans révolus mais de moins de 65 ans, et remplisse certaines conditions de résidence.

[17]      L’AC est une allocation qui est fonction du revenu familial du pensionné et du conjoint. La formule servant à déterminer si elle est payable et à en calculer le montant est prévue aux paragraphes 22(2) [mod. par L.C. 1996, ch. 18, art. 54; 1999, ch. 22, art. 89] et (3) [mod. par L.C. 1996, ch. 18, art. 54] de la Loi sur la sécurité de la vieillesse.

(ii)        Y a-t-il distinction formelle dans la loi?

[18]      Dans Law, le juge Iacobucci indique qu’il faut examiner en premier lieu si 1) la loi contestée institue une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes, ou 2) omet de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles. Dans l’affaire en instance, le litige peut être tranché sans qu’il soit nécessaire d’examiner la question subsidiaire, savoir si la loi omet de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne.

[19]      En l’espèce, l’alinéa 19(1)a) établit une distinction formelle en excluant de l’AC le conjoint séparé du pensionné. L’article 17 du Règlement prévoit les cas où le conjoint est réputé être séparé du pensionné et, de ce fait, n’est pas admissible à recevoir l’AC. Ces deux dispositions ont pour effet conjugué de distinguer formellement ceux qui ont droit à l’AC et ceux qui n’y ont pas droit par suite de séparation.

(iii)       L’état de personne séparée est-il une caractéristique personnelle?

[20]      Il faut ensuite examiner si le fait d’être séparé de son conjoint est une « caractéristique personnelle ». Il est des cas où la décision de séparation est imposée par l’autre conjoint (abandon) ou causée par des facteurs qui ne laissent à l’intéressé guère de choix à part la séparation (sévices). Dans Miron c. Trudel[18], Mme le juge McLachlin, prononçant le jugement de la majorité, a conclu, au regard du paragraphe 15(1), que l’état matrimonial (il s’agissait de savoir s’il y avait en l’espèce mariage légal ou union de fait) échappe souvent à la volonté de l’individu, état de choses qu’elle a qualifié d’immuabilité relative. Dans Thibaudeau c. Canada[19], elle a conclu en ces termes sur le point de savoir si l’état de la personne divorcée ou séparée était un motif analogue au regard de la Charte (question sur laquelle la Cour n’avait pas à se prononcer dans son jugement majoritaire) :

Le statut d’une personne par rapport à celui de son ex-conjoint touche la liberté de l’individu à façonner ses relations familiales comme il l’entend et touche des éléments si intrinsèquement humains, personnels et relationnels qu’une distinction fondée sur ce motif peut souvent porter atteinte à la dignité d’une personne[20].

Abstraction faite de sa conclusion quant à la « dignité », qui touche à un point à trancher en l’espèce, je pense que sa conception du statut d’un individu par rapport à son ex-conjoint ne laisse aucun doute que l’état de personne séparée est une « caractéristique personnelle ».

(iv)       La loi opère-t-elle différence de traitement réelle?

[21]      Enfin, il reste à examiner en ce stade de l’analyse au regard du paragraphe 15(1), si les articles contestés de la loi et du règlement sur la sécurité de la vieillesse instituent au fond une différence de traitement entre la demanderesse et d’autres personnes. En sa qualité de conjointe séparée, elle a été exclue de l’allocation de conjoint que la loi accorde aux conjoints vivant ensemble, qu’ils soient légalement mariés ou qu’ils remplissent les conditions d’union de fait que prévoit la Loi.

(v) Conclusion au premier stade de l’analyse

[22]      En ce premier stade de l’analyse au regard du paragraphe 15(1), je conclus que le déni de l’admissibilité à l’AC représente au fond un traitement différent pour les conjoints séparés, par rapport aux conjoints vivant ensemble. Cette différence de traitement consiste à dénier expressément un bénéfice patrimonial pour cause de séparation, et à porter atteinte à la liberté de choix de l’individu dans une question personnelle, savoir s’il veut continuer à vivre sous le même toit qu’un conjoint précédemment choisi.

B.        L’état matrimonial, motif analogue

[23]      Il faut ensuite examiner, conformément à la prescription du juge Iacobucci dans Law, si la différence de traitement subie par Mme Collins est fondée sur un motif énuméré ou analogue.

[24]      Selon la demanderesse, l’état matrimonial est un motif analogue de discrimination aux fins du paragraphe 15(1), et la séparation est un état matrimonial.

(i)      L’état matrimonial est-il un motif analogue?

[25]      Dans Miron, précité, le juge McLachlin a vu dans l’état matrimonial un motif analogue de discrimination au regard du paragraphe 15(1). Bien que je ne puisse conclure de ses observations qu’elle entendait expressément définir l’expression « état matrimonial », elle a décrit l’union de couples non mariés comme étant une forme d’« état matrimonial ».

[26]      Si on s’en tient à la jurisprudence relative au paragraphe 15(1), ce qui est un motif analogue dans un cas pourrait ne pas l’être dans un autre[21]. À la suite cependant de l’arrêt Corbiere, précité, de la Cour suprême du Canada, cette question ne se pose plus. Dans Corbiere, le juge McLachlin, au nom de la Cour à la majorité, s’est prononcée sur la question de savoir si les motifs analogues au regard de la Charte varient d’une cause à l’autre. Elle a dit clairement qu’il ne faut pas penser que les motifs analogues peuvent exister dans un cas et non dans un autre, mais qu’ils constituent des indicateurs constants de discrimination potentielle. Elle dit :

Affirmer qu’un motif de distinction est un motif analogue ne fait qu’indiquer qu’un certain processus décisionnel est suspect parce qu’il aboutit souvent à la discrimination et au déni du droit à l’égalité réelle. Tout comme les distinctions fondées sur des motifs énumérés, celles qui reposent sur des motifs analogues peuvent fort bien ne pas être discriminatoires. Toutefois, cela ne veut pas dire pour autant que ces motifs ne sont pas analogues ou qu’ils ne le sont que dans certaines circonstances. De la même manière que nous ne disons pas d’un motif énuméré qu’il existe dans une situation et non dans une autre, nous ne devrions pas dire d’un motif analogue qu’il existe dans certaines circonstances et non dans d’autres. Les motifs énumérés et les motifs analogues constituent des indicateurs permanents de l’existence d’un processus décisionnel suspect ou de discrimination potentielle. La variable est la réponse à la question de savoir s’ils sont source de discrimination dans les circonstances particulières d’une affaire donnée[22]. [Non souligné dans l’original.]

[27]      À la lumière des motifs du jugement majoritaire ci-dessus dans Corbiere, l’état matrimonial, dont il a été jugé dans Miron qu’il constituait un motif analogue, est donc un motif analogue au regard du paragraphe 15(1) de la Charte.

(ii)        L’état de personne séparée est-il un état matrimonial?

[28]      J’en viens maintenant à la question de savoir si la séparation est un état matrimonial. La jurisprudence n’est pas fixée sur ce point. Dans St. Paul’s R.C. Sep. Sch. Dist. 20 v. C.U.P.E., Loc. 2268[23], il s’agissait de savoir si la conclusion tirée par un conseil d’arbitrage des droits de la personne que le fait pour le conseil scolaire de révoquer un enseignant vivant en union libre était discriminatoire pour cause d’état matrimonial, était manifestement déraisonnable. Dans ses motifs de jugement, le juge Bayda, juge en chef de la Saskatchewan, a signalé les réalités sociales qui contribuent au sens général que l’état matrimonial recouvre un certain nombre d’unions reconnues :

[traduction] La question : « quel est votre état matrimonial? » signifie dans la langue courante : « êtes-vous marié? » […] La personne à qui elle s’adresse n’a pas besoin de se livrer, et ne se livre pas, à une analyse juridique subtile de son statut avant de répondre […] Dans [le cas d’une personne séparée], la stricte réponse formelle à la question « êtes-vous marié? » devrait être un simple « oui ». Mais la réalité sociale semble la forcer à répondre : « oui, mais je suis séparé de mon conjoint ». Elle ressent le besoin d’attirer l’attention sur ses arrangements en matière d’habitation bien que, strictement parlant, la question « êtes-vous marié? » ne vise pas à faire la lumière sur ce point[24].

Le raisonnement du juge en chef de la Saskatchewan Bayda vient conforter la conclusion que la séparation est une forme d’état matrimonial.

[29]      Les lois provinciales sur les droits de la personne contribuent à éclairer ce point. Les lois en la matière de toutes les provinces canadiennes et du Canada interdisent la discrimination pour cause d’état matrimonial. L’état matrimonial n’est pas défini dans la législation de six provinces. Cependant, dans les quatre où il est défini, le concept s’entend également de l’état de personne séparée. Voici ce que prévoit la définition d’état matrimonial au paragraphe 10(1) du Code des droits de la personne de l’Ontario[25] :

10.—(1) […]

« état matrimonial » Fait d’être marié, célibataire, veuf, divorcé ou séparé. Est également compris le fait de vivre avec une personne du sexe opposé dans une union conjugale hors du mariage. [Non souligné dans l’original.]

Dans la Human Rights, Citizenship and Multiculturalism Act[26] de l’Alberta l’état matrimonial est défini comme suit :

[traduction]

38(1) […]

(e.02) « état matrimonial » s’entend de la situation de quelqu’un, envisagée par référence à la question de savoir s’il est marié, célibataire, veuf, divorcé, séparé, ou s’il vit avec une personne du sexe opposé dans une union conjugale hors du mariage. [Non souligné dans l’original.]

La Human Rights Act[27] de la Nouvelle-Écosse a été modifiée en 1991[28] de façon à inclure la situation de personne séparée dans la définition d’état matrimonial :

[traduction]

2 (a) […]

(i) « état matrimonial » s’entend de la situation de quelqu’un, envisagée par référence à la question de savoir s’il est célibataire, fiancé, marié, séparé, divorcé, veuf, ou cohabite avec une personne du sexe opposé comme si les deux sont mariés. [Non souligné dans l’original.]

En ce qui concerne The Saskatchewan Human Rights Code[29], le même concept est défini à l’alinéa 1(a) du Règlement 216/79 pris pour son application comme suit :

[traduction]

1. […]

(a) « état matrimonial » s’entend de la situation de quelqu’un, envisagée par référence à la question de savoir s’il est fiancé, marié, célibataire, séparé, divorcé, veuf, ou cohabite avec une autre personne dans une union de fait […] [Non souligné dans l’original.]

[30]      Il faut certes se garder de faire un parallèle inconsidéré entre les lois sur les droits de la personne et la Charte en raison de leurs différences, mais dans Andrews c. Law Society of British Columbia[30], le juge McIntyre fait observer que « [d]e façon générale, on peut affirmer que les principes qui ont été appliqués en vertu des lois sur les droits de la personne s’appliquent également à l’examen des questions de discrimination au sens du par. 15(1) »[31]. La définition d’état matrimonial dans un certain nombre de lois sur les droits de la personne recouvre aussi le cas des personnes séparées.

[31]      Il y a donc suffisamment de sources juridiques qui justifient de conclure que l’état de personne séparée est une forme d’état matrimonial, et que celui-ci constitue un motif analogue.

(iii)       Conclusion au deuxième stade de l’analyse au regard du paragraphe 15(1)

[32]      La demanderesse remplit les conditions du deuxième stade de l’analyse au regard du paragraphe 15(1), telles que les prescrit l’arrêt Law.

C.        Y a-t-il discrimination réelle?

(i)         Preuve de discrimination requise

[33]      Une fois établi que la législation fait une distinction fondée sur un motif analogue, il s’agit, au troisième stade de l’analyse au regard du paragraphe 15(1), d’examiner si la différence de traitement est réellement discriminatoire, savoir si elle impose réellement des fardeaux ou des désavantages, ou met en jeu le paragraphe 15(1) de la Charte pour remédier à des maux comme le préjugé, les stéréotypes ou les désavantages traditionnels. Il est de jurisprudence constante que quiconque invoque le paragraphe 15(1) doit prouver qu’il y a réellement discrimination, et non pas produire une simple preuve de distinction pour un motif énuméré ou analogue[32].

[34]      Dans Law, précité, le juge Iacobucci explique la grande portée du paragraphe 15(1), qu’il faut avoir à l’esprit quand on examine si une distinction faite par voie législative pour un motif énuméré ou analogue est discriminatoire au fond. Voici ce qu’il fait observer à ce propos :

On pourrait affirmer que le par. 15(1) a pour objet d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaine essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération[33]. [Non souligné dans l’original.]

[35]      On peut porter atteinte à la dignité humaine par un traitement injuste ou la dévalorisation de certains individus ou groupes, ou par omission de prendre en considération les circonstances propres à l’individu ou au groupe dans l’application de la loi. Ainsi que le fait observer le juge Iacobucci dans l’arrêt Law :

La dignité humaine signifie qu’une personne ou un groupe ressent du respect et de l’estime de soi. Elle relève de l’intégrité physique ou psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne. Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous-jacent à leurs différences. La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes ou des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. Au sens de la garantie d’égalité, la dignité humaine n’a rien à voir avec le statut ou la position d’une personne dans la société en soi, mais elle a plutôt trait à la façon dont il est raisonnable qu’une personne se sente face à une loi donnée. La loi traite-t-elle la personne injustement, si on tient compte de l’ensemble des circonstances concernant les personnes touchées et exclues par la loi[34]? [Non souligné dans l’original.]

Si, à ce stade de l’analyse, il est jugé que la loi en question porte atteinte à la dignité humaine en dévalorisant des individus ou groupes, en leur réservant un traitement injuste, ou qu’elle ne tient pas compte de leurs circonstances propres, il faut conclure qu’elle va à l’encontre de l’objectif du paragraphe 15(1) et constitue une violation de la Charte.

(ii)     Indicateurs d’atteinte à la dignité humaine

[36]      Dans Law, le juge Iacobucci relève quatre facteurs contextuels qui permettent de conclure si la loi a pour effet de diminuer la dignité d’une personne de façon à violer l’objectif du paragraphe 15(1) de la Charte. Il nous avertit que l’énumération n’est pas exhaustive et qu’il n’y a pas une formule spécifique à appliquer dans tous les cas, mais je pense que les facteurs qu’il présente nous sont d’un grand secours en l’espèce. Les voici :

a)         L’individu ou le groupe en question souffre-t-il déjà d’un désavantage, d’un stéréotype, d’un préjugé ou d’un état de vulnérabilité?

b)         Y a-t-il une correspondance, ou une absence de correspondance, entre le motif sur lequel l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou d’autres personnes?

c)         La loi en question a-t-elle pour objet ou pour effet l’amélioration de la situation d’un groupe qui a toujours été défavorisé dans le domaine visé par cette loi?

d)         Quelle est la nature du droit touché par la loi en question?

a)         L’individu ou le groupe en question souffre-t-il déjà d’un désavantage, d’un stéréotype, d’un préjugé ou d’un état de vulnérabilité?

[37]      À ce propos, le juge Iacobucci fait observer dans Law que l’existence préalable d’un désavantage, d’un stéréotype, d’un préjugé ou d’un état de vulnérabilité est un argument irrésistible pour faire valoir une plainte de discrimination :

Comme la jurisprudence de notre Cour l’a reconnu de façon constante, le facteur qui sera probablement le plus concluant pour démontrer qu’une différence de traitement imposée par une disposition législative est vraiment discriminatoire sera, le cas échéant, la préexistence d’un désavantage, de vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés subis par la personne ou par le groupe : voir p. ex. Andrews, précité, aux pp. 151 à 153, le juge Wilson, à la p. 183, le juge McIntyre, aux pp. 195 à 197, le juge La Forest; Turpin, précité, aux pp. 1331 à 1333; Swain, précité, à la p. 992, le juge en chef Lamer; Miron, précité, aux par. 147 et 148, le juge McLachlin; Eaton, précité, au par. 66. Ces facteurs sont pertinents parce que, dans la mesure où le demandeur se trouve déjà dans une situation injuste ou fait déjà l’objet d’un traitement inéquitable dans la société du fait de caractéristiques ou d’une situation qui lui sont propres, il est arrivé souvent que des personnes dans la même situation n’aient pas fait l’objet du même intérêt, du même respect et de la même considération. Il s’ensuit logiquement que, dans la plupart des cas, une différence de traitement additionnelle contribuera à la perpétuation ou à l’accentuation de leur caractérisation sociale injuste et aura sur elles un effet plus grave puisqu’elles sont déjà vulnérables[35].

[38]      Cependant, il est aussi de droit constant que le fait d’appartenir à un groupe traditionnellement défavorisé ou à une minorité isolée déterminée n’est pas une condition préalable essentielle à une action fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte[36]. Bien que pareils facteurs soient communément tenus pour des indicateurs de violation du paragraphe 15(1), leur absence n’anéantit pas nécessairement les prétentions du demandeur.

[39]      Les conjoints séparés font-ils partie d’un groupe traditionnellement défavorisé? La demanderesse n’a produit guère de preuves directes à ce sujet. Certaines preuves indiquent que la pauvreté est plus fréquente chez les individus sans attaches (célibataires, séparés, divorcés ou veufs) que chez les gens vivant en famille. La question se pose de savoir si on peut attribuer la même caractéristique aux personnes séparées, qui forment un sous-ensemble du groupe des personnes sans attaches. Aucune preuve statistique n’a été produite pour démontrer que l’incidence de pauvreté chez les personnes séparées était supérieure ou inférieure à la moyenne relevée pour le groupe des personnes sans attaches pris dans son ensemble, ou à la moyenne du groupe des familles.

[40]      Par contre, la défenderesse a produit la preuve que les revenus et la participation dans la population active des femmes séparées de 60 à 64 ans sont supérieurs à ceux des femmes mariées et des veuves du même groupe d’âge. Cependant, cette donnée est très vieille, et je n’y vois pas la preuve de l’absence de désavantage ou de vulnérabilité chez les femmes séparées.

[41]      Il est vrai qu’intuitivement, on pourrait penser que les personnes séparées souffrent d’un désavantage ou d’un état de vulnérabilité préexistant (par exemple des frais de subsistance plus élevés par personne, comme les frais de deux résidences au lieu d’une seule, et le désavantage social qu’est l’absence de soutien affectif d’un compagnon), mais il n’y a aucune preuve sur ces questions. Je suis certain que les circonstances particulières des personnes séparées doivent être affectées par une variété de facteurs et en l’absence de toute preuve sur les avantages et désavantages notables que connaîtrait le groupe, je ne pense pas qu’il soit indiqué d’attacher davantage qu’une importance minimale aux exemples limités de désavantage et de vulnérabilité, fondés sur les impressions de la Cour.

[42]      Cela dit, un courant jurisprudentiel canadien reconnaît que les femmes sont soumises à certains fardeaux tenant à la désintégration de l’union conjugale. Dans Moge c. Moge[37], Mme le juge L’Heureux-Dubé relève que les femmes tendent à souffrir de difficultés pécuniaires à la suite de la rupture de l’union conjugale :

Les femmes ont eu tendance à subir les inconvénients économiques qui découlent du mariage ou de son échec en raison de la répartition traditionnelle des tâches qu’on y retrouve. Dans l’histoire, ou du moins l’histoire récente, les femmes apportaient une contribution non monétaire à l’union conjugale sous forme de travail au foyer, notamment les soins du ménage et l’éducation des enfants

[…]

[…] à la dissolution du mariage, les contributions non monétaires de l’épouse peuvent donner lieu à d’importants désavantages sur le marché du travail. C’est alors que se font sentir les sacrifices consentis; la balance penche en faveur du mari qui est demeuré sur le marché du travail et s’est orienté vers l’extérieur du foyer. En fait, l’épouse se retrouve avec une capacité limitée de gagner sa vie alors qu’elle peut avoir contribué à améliorer celle de son conjoint[38].

[43]      Dans Marzetti c. Marzetti[39], le juge Iacobucci, prononçant le jugement unanime de la Cour suprême, a confirmé la constatation faite dans Moge, précité, en faisant observer qu’il n’y a pas de doute que le divorce et ses répercussions pécuniaires « jouent un rôle dans la “féminisation de la pauvreté” ».

[44]      La Cour a également reconnu les difficultés de ce genre, que connaît le conjoint séparé qui a la garde des enfants. Ainsi que l’a fait observer le juge McLachlin dans Thibaudeau c. Canada, précité :

Deuxièmement, les parents gardiens séparés […], en tant que groupe, ont historiquement été l’objet de traitements désavantageux. La réprobation sociale dont ce groupe a été victime au fil des ans s’est quelque peu estompée avec le temps. Cependant, la preuve des désavantages subis par ces personnes est, encore aujourd’hui, accablante[40].

[45]      Les preuves produites en l’espèce ne montrent pas que la demanderesse a souffert d’un désavantage pécuniaire à la suite de la rupture de l’union conjugale, parce qu’il y aurait eu mauvaise division du travail dans le ménage, ou qu’elle a subi un désavantage du fait qu’elle a la garde des enfants. Une certaine prudence est indiquée face aux renvois à la jurisprudence de la Cour suprême, puisque les circonstances des sous-groupes varient d’un cas à l’autre. Je pense cependant qu’il y a une tendance générale à voir dans le groupe des personnes séparées, en particulier des femmes séparées, un groupe défavorisé et vulnérable.

[46]      En fin de compte, il n’y a en l’espèce guère de preuves, si tant est qu’il y en ait, sur l’état défavorisé et vulnérable des personnes séparées. J’accorde cependant une certaine importance aux exemples connus et évidents de désavantage et de vulnérabilité chez ce groupe, ainsi qu’à la tendance générale à reconnaître l’état défavorisé de certains sous-ensembles du groupe des personnes séparées, qui se dégage de la jurisprudence de la Cour suprême. Il y a une certaine justification à conclure à l’état défavorisé ou vulnérable traditionnel des individus touchés par les dispositions en cause. En raison cependant de l’absence de preuves directes sur la question, je préfère ne pas faire de ce seul facteur une preuve de discrimination en l’espèce, mais prendre en compte d’autres facteurs contextuels avant de tirer une telle conclusion.

b)         Y a-t-il une correspondance, ou une absence de correspondance, entre le motif sur lequel l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur?

[47]      Ainsi que l’a fait observer le juge Iacobucci dans Law, précité, un facteur qui peut démontrer un effet négatif sur la dignité du demandeur est le lien entre le motif de plainte et la nature de la différence de traitement[41]. Les motifs énumérés au paragraphe 15(1) et les motifs analogues correspondent souvent aux besoins, à la capacité, ou à la situation de l’individu; on peut donc s’attendre à ce qu’une différence de traitement fondée sur un de ces motifs puisse porter atteinte au demandeur, quand on fait fi de ses besoins, de sa capacité ou de sa situation personnelle.

[48]      Un changement dans l’état matrimonial (comme c’est le cas en l’espèce) peut avoir un effet défavorable sur la capacité et la situation personnelle de l’individu. J’ai déjà noté la reconnaissance des répercussions pécuniaires de la rupture de l’union conjugale en particulier, telles que les a décrites le juge L’Heureux-Dubé dans Moge, précité.

[49]      Étant donné le lien entre l’état matrimonial d’une part, et la capacité et la situation personnelle de l’individu de l’autre, quel effet l’exclusion du bénéfice de l’AC a-t-elle sur la demanderesse? À ce propos, le juge Iacobucci a dit dans Law, précité, après avoir invoqué Andrews, précité, et Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant[42] :

[…] la disposition législative qui prend en compte les besoins, les capacités ou la situation véritables du demandeur et d’autres personnes partageant les mêmes caractéristiques, d’une façon qui respecte leur valeur en tant qu’êtres humains et que membres de la société canadienne, sera moins susceptible d’avoir un effet négatif sur la dignité humaine[43].

[50]      La question se pose de savoir si les dispositions de la Loi qui accordent l’AC aux conjoints non séparés et la refusent aux conjoints séparés pour l’unique raison qu’ils sont séparés, prend en compte les besoins et la situation véritables de Mme Collins et d’autres conjoints séparés qui, à d’autres égards, auraient droit à ce bénéfice. L’allocation de conjoint est un moyen de soutien du revenu. Les besoins en question sont donc les besoins pécuniaires des conjoints séparés qui ont des moyens limités. Rien n’indique que les besoins véritables de ces conjoints séparés soient reconnus, réglés ou satisfaits de quelque façon que ce soit par la loi qui leur refuse l’AC.

c)         La loi en question a-t-elle pour objet ou pour effet l’amélioration de la situation d’un groupe qui a toujours été défavorisé dans le domaine visé par cette loi?

[51]      Il se peut que la loi qui a pour objet de remédier au désavantage dont souffrent certains individus ou groupes dans la société n’aille pas à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte bien qu’elle exclue certains autres individus ou groupes. Cependant, il n’en sera ainsi que si le groupe exclu du bénéfice de cette loi est relativement plus favorisé que le groupe visé. Dans Law, le juge Iacobucci s’est prononcé en ces termes :

Un objet ou un effet apportant une amélioration qui est compatible avec l’objet du par. 15(1) de la Charte ne violera vraisemblablement pas la dignité humaine de personnes plus favorisées si l’exclusion de ces personnes concorde largement avec les besoins plus grands ou la situation différente du groupe défavorisé visé par les dispositions législatives. Je souligne que ce facteur ne sera probablement pertinent que dans la mesure où la personne ou le groupe exclu de l’application de dispositions ou d’une autre mesure étatique apportant une amélioration est relativement plus favorisé. Des dispositions apportant une amélioration, mais au caractère limitatif, qui excluent les membres d’un groupe historiquement défavorisé seront presque toujours taxées de discrimination : voir Vriend, précité, aux par. 94 à 104, le juge Cory[44]. [Non souligné dans l’original.]

[52]      L’AC a pour objet d’atténuer les difficultés des couples de personnes âgées à faible revenu, qui doivent vivre de la PSV et du SRG de l’un des conjoints. La loi en question vise à protéger ce groupe, dans le cas où le revenu d’emploi du conjoint soutien de famille fait place à la PSV et au SRG, et où l’autre conjoint est âgé de 60 à 64 ans. Rien ne prouve que les conjoints séparés à faible revenu soient dans une situation plus avantageuse que les conjoints à faible revenu vivant sous le même toit. Je ne pense pas qu’on puisse dire en l’espèce que la loi en question a un effet d’amélioration en ce qu’elle exclut des individus plus favorisés que ceux qu’elle vise.

d)      Quelle est la nature du droit touché par la loi?

[53]      Pour découvrir la nature du droit touché, il faut se demander « si la distinction restreint l’accès à une institution sociale fondamentale, si elle compromet “un aspect fondamental de la pleine appartenance à la société canadienne” ou si elle a “pour effet d’ignorer complètement un groupe particulier” »[45]. En l’espèce, le droit le plus directement atteint par la distinction en question est l’intérêt pécuniaire des conjoints séparés qui, n’eût été leur état, seraient admissibles à recevoir l’AC.

[54]      Les conjoints séparés sont expressément exclus de ce bénéfice, bien qu’ils puissent en avoir besoin. Cette exclusion leur barre l’accès à un élément fondamental de l’aide que l’État fédéral accorde à certains autres Canadiens âgés. Elle sous-entend que les conjoints séparés ont moins besoin de ce type de soutien du revenu, peu importe leur situation véritable. Ainsi que l’a fait observer le juge L’Heureux-Dubé dans Thibaudeau, précité, « le bien-être économique des unités familiales, quelle que soit leur forme, constitue une valeur importante pour la société. Même s’il est toujours possible d’assurer sa subsistance, la distinction attaquée peut imposer une lourde charge économique au groupe touché »[46]. En l’espèce, la loi en cause ne prend pas en considération les difficultés pécuniaires des conjoints séparés qui, n’eût été leur état, seraient admissibles à recevoir l’AC.

[55]      Bien que l’assistance sociale provinciale puisse représenter une solution de rechange, le juge Cory conclut dans Egan c. Canada, qu’à part les cas spécifiques (coordination expresse des lois fédérale et provinciale, par exemple), il ne convient pas, au stade de l’analyse au regard du paragraphe 15(1), d’examiner si la loi provinciale redresse ou rectifie le déni d’un bénéfice par la loi fédérale :

Qui plus est, on ne devrait pas s’intéresser à la question de l’interaction des lois fédérales et provinciales dans le cadre d’une analyse fondée sur le par. 15(1). Cette question concerne la justification possible d’une loi, et ne peut être examinée que sous l’angle de l’article premier de la Charte […][47]

D.        Conclusion au regard du paragraphe 15(1)

[56]      Au paragraphe 20 des présents motifs, j’ai cité la conclusion tirée par le juge McLachlin dans Thibaudeau, précité, que la distinction tenant au statut d’une personne par rapport à son ex-conjoint doit être dans bien des cas une atteinte à la dignité humaine. Tel est, à mon avis, le cas de l’exclusion des conjoints séparés du bénéfice de l’AC. Je conclus qu’il y a eu atteinte à la dignité humaine de la demanderesse Mary Collins et des autres conjoints séparés qui, tout en y étant admissibles n’eût été leur état, se sont vu dénier l’AC du seul fait qu’ils sont séparés. Par conséquent, l’alinéa 19(1)a) de la Loi sur la sécurité de la vieillesse va à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte.

6.         ANALYSE AU REGARD DU PARAGRAPHE 15(2)

[57]      La défenderesse soutient que l’exclusion du bénéfice de l’AC des conjoints séparés ne va pas à l’encontre du paragraphe 15(1) puisqu’il s’agit d’un programme d’amélioration au sens du paragraphe 15(2) de la Charte, que je reproduis ci-dessous pour plus de commodité :

15. […]

(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

[58]      L’argument de la défenderesse est essentiellement que l’AC est un programme d’amélioration au sens du paragraphe 15(2), que les conjoints séparés n’y sont pas inclus et, par conséquent, qu’ils ne sont pas recevables à prétendre que l’AC est trop limitative. Cet argument est tiré de l’interprétation faite du paragraphe 15(2) par la Cour d’appel de l’Ontario dans Lovelace v. Ontario[48].

[59]      La Cour suprême du Canada n’a pas encore été appelée à analyser en détail la portée du paragraphe 15(2) de la Charte ou de son rapport avec le paragraphe 15(1), bien que certains de ses juges aient fait de temps à autre des observations au sujet de cette disposition. Dans son interprétation et application du paragraphe 15(2) dans Lovelace, précité, la Cour d’appel de l’Ontario a récapitulé certaines observations faites en la matière par la Cour suprême.

[60]      Dans Lovelace, certains Indiens non inscrits vivant en dehors de la réserve sans faire partie d’une bande au sens de la Loi sur les Indiens[49], ont demandé un jugement déclarant qu’ils avaient droit à une part des bénéfices réalisés par un casino situé dans une réserve indienne. Cet établissement avait pour but d’améliorer les conditions socio-économiques dans les réserves à travers l’Ontario, par la distribution de ses recettes nettes. Cependant, seules les bandes inscrites y avaient droit. Les Indiens non inscrits et vivant en dehors des réserves ont soutenu que leur exclusion était discriminatoire et portait atteinte à leurs droits à l’égalité, que garantit le paragraphe 15(1).

[61]      Le gouvernement de l’Ontario a soutenu que l’entreprise était un programme autorisé par application du paragraphe 15(2) de la Charte et, de ce fait, n’allait pas à l’encontre du paragraphe 15(1). Il a soutenu qu’elle avait pour but d’améliorer la situation des bandes indiennes inscrites, qui étaient défavorisées au sein de la société canadienne.

[62]      Dans Lovelace, la Cour d’appel de l’Ontario a tiré trois conclusions qui ont un rapport avec l’affaire en instance. En premier lieu, le paragraphe 15(2) ne représente pas une exception ou un moyen de défense à l’égard du paragraphe 15(1); c’est une disposition qui explique et renforce la garantie d’égalité de ce dernier :

[traduction] À notre avis, le paragraphe 15(2) de la Charte renforce la garantie d’égalité du paragraphe 15(1), et ne représente pas un moyen de défense contre cette garantie. Cette conclusion se fonde sur notre conception de l’égalité et sur la jurisprudence de la Cour suprême du Canada en matière d’égalité […] La Cour suprême du Canada a toujours dit que la garantie d’égalité du paragraphe 15(1) a pour objet de remédier à un désavantage traditionnel, que l’uniformité de traitement peut perpétuer le désavantage, et que l’égalité peut parfois appeler une différence de traitement. Le paragraphe 15(2) renforce cette conception de l’égalité en reconnaissant que la réalisation de l’égalité peut nécessiter des mesures positives du gouvernement pour améliorer la situation d’individus et de groupes traditionnellement et socialement défavorisés au sein de la société canadienne. À notre avis donc, les paragraphes 15(1) et 15(2) se conjuguent pour embrasser cette conception logique de l’égalité. De voir dans le paragraphe 15(2) un moyen de défense à l’égard du paragraphe 15(1) est aux antipodes de cette conception[50].

[63]      La deuxième conclusion tirée par la Cour d’appel de l’Ontario à la suite de la première est que même si une loi ou un programme a pour objet l’amélioration de la situation d’un groupe défavorisé, il est toujours possible que d’une certaine façon il ait un effet discriminatoire en violation du paragraphe 15(1). Voici ce qu’elle fait observer à ce sujet :

[traduction] Un programme au sens du paragraphe 15(2) qui exclut de son bénéfice des individus ou groupes défavorisés, auxquels il a précisément été conçu pour venir en aide, porte probablement atteinte au paragraphe 15(1) […] Dans le contexte de la législation sur les droits de la personne, la décision Roberts, précitée[51], de notre Cour et la récente décision de la Cour suprême du Canada dans Gibbs c. Battlefords and District Co-operative Ltd., [1996] 3 R.C.S. 566, 140 D.L.R. (4th) 1, sont autant d’illustrations de programmes de promotion sociale qui ont été jugés discriminatoires parce qu’ils excluaient ou traitaient de façon inégale des individus souffrant du même désavantage que celui auquel devaient remédier ces programmes […] Dans chacun de ces deux cas, le programme visait à assurer un bénéfice à un groupe défavorisé bien déterminé, mais en réalité il excluait, ou même traitait de façon plus implacable encore, certains membres de ce groupe[52].

[64]      La troisième conclusion tirée dans Lovelace, précité, est que dans les cas où une loi ou un programme, tout en ayant un but d’amélioration, est jugé discriminatoire en vertu du paragraphe 15(1), il faut en examiner la constitutionnalité en vertu de l’article premier :

[traduction] Si un élément quelconque du programme porte atteinte à la garantie d’égalité, la raison qu’invoque l’État pour justifier l’infraction doit être examinée en vertu de l’article premier de la Charte[53].

[65]      Dans son analyse, la Cour d’appel de l’Ontario a cité l’observation suivante, faite par le juge McLachlin dans R. c. Hess; R. c. Nguyen[54] :

Le paragraphe 15(2) peut avoir une très grande portée. Interprété libéralement, comme le propose le Procureur général, il risque de contourner l’objectif de l’article premier. En vertu du par. 15(2), il suffit de démontrer que la disposition législative est « destinée » à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, et il n’est pas nécessaire de démontrer que cette disposition législative recourt à des moyens proportionnés[55].

Je vois dans cette observation l’avertissement qu’une interprétation trop libérale du paragraphe 15(2) pourrait en faire le moyen de justification d’une loi ou d’un programme discriminatoire, au lieu de la justification au regard l’article premier avec ses garanties législatives et judiciaires inhérentes. Je conviens qu’une interprétation large du paragraphe 15(2) pourrait mener précisément à ce contre quoi la Cour d’appel de l’Ontario nous met en garde, savoir le recours à cette disposition comme moyen de défense contre une plainte de discrimination fondée sur le paragraphe 15(1), et la confusion et le conflit entre les fonctions du paragraphe 15(2) et de l’article premier. C’est donc avec une certaine circonspection qu’il faut aborder l’interprétation du paragraphe 15(2).

[66]      Je conviens avec la Cour d’appel de l’Ontario que : 1) le paragraphe 15(2) ne renferme pas une exception ou un moyen de défense contre le verdict de discrimination au regard du paragraphe 15(1); 2) les programmes destinés à améliorer la situation d’un groupe défavorisé peuvent toujours être jugés discriminatoires en vertu du paragraphe 15(1); et 3) la justification d’une loi ou d’un programme contrevenant au paragraphe 15(1) doit se faire dans le cadre de l’article premier de la Charte. À quoi donc sert le paragraphe 15(2)?

[67]      En favorisant les objectifs du paragraphe 15(1), le paragraphe 15(2) sert à protéger les lois et les programmes destinés à améliorer la situation et à assurer la protection de personnes défavorisées dans la société contre les attaques fondées sur la Charte par des membres de groupes plus favorisés. Dans la langue courante, ces programmes sont appelés « programmes de promotion sociale » et les attaques susmentionnées, les « plaintes de discrimination à rebours ». Il est indubitable que le paragraphe 15(2) a pour but de garantir que les programmes de promotion sociale ne seront pas jugés, du fait qu’ils excluent des groupes plus favorisés, discriminatoires pour ce seul motif.

[68]      Dans Lovelace, précité, la Cour d’appel était saisie de la contestation fondée sur l’article 15 d’un programme, non par un groupe favorisé, mais par des membres d’une catégorie sociale qui est aussi défavorisée, savoir les Indiens non inscrits vivant en dehors des réserves.

[69]      Il a été jugé que, bien que les Indiens vivant en dehors des réserves forment un groupe défavorisé, leur exclusion de la participation aux bénéfices du casino n’était pas discriminatoire au regard de l’article 15 de la Charte. Cette conclusion était fondée sur la distinction entre les contestations par les groupes défavorisés inclus dans l’objectif du programme et les contestations par les groupes défavorisés non inclus dans cet objectif :

[traduction] […] nous estimons qu’il est important de distinguer entre les contestations par les groupes défavorisés inclus dans l’objectif du programme et les contestations par les groupes défavorisés non inclus dans cet objectif.

Un programme au sens du paragraphe 15(2) qui exclut des individus ou groupes défavorisés dont il était destiné à améliorer la situation, contrevient probablement au paragraphe 15(1) […]

Nous envisageons sous un autre angle la constitutionnalité du programme au sens du paragraphe 15(2) lorsque la plainte suivant laquelle la disposition a une portée trop limitative émane d’un groupe défavorisé non compris dans l’objectif de ce programme. À notre avis, pareille plainte ne peut aboutir. Le paragraphe 15(2) affirme que le gouvernement peut focaliser son attention sur un désavantage spécifique et chercher à y remédier. Il faut donc qu’il soit en mesure de s’appuyer sur le paragraphe 15(2) pour assurer des bénéfices à un groupe défavorisé en particulier sans avoir à justifier l’exclusion d’autres groupes défavorisés, même si ceux-ci souffrent du même désavantage. Conclure qu’un programme gouvernemental de promotion sociale contrevient à l’article 15 parce qu’il exclut des individus ou des groupes défavorisés qui n’en ont jamais été la cible, reviendrait à compromettre l’efficacité du paragraphe 15(2) et l’aptitude des gouvernements à remédier au désavantage[56].

[70]      En l’espèce, la défenderesse n’invoque pas le paragraphe 15(2) pour soutenir que les conjoints séparés sont un groupe plus favorisé au sein de la société que les couples vivant ensemble. Il ne s’agit pas d’une plainte de discrimination à rebours contre un programme de promotion sociale, plainte que le paragraphe 15(2) vise à prévenir. Au contraire, l’argument est le même que celui proposé dans Lovelace, précité, savoir que les conjoints séparés, bien que formant un groupe défavorisé, ne sont pas compris dans l’objectif de l’AC.

[71]      L’argument de la défenderesse relatif au paragraphe 15(2), fondé sur Lovelace, précité, a été avancé avant que la Cour suprême n’eût récemment ajouté à l’interprétation du paragraphe 15(1) dans Law, précité. L’approche adoptée dans cet arrêt supplante celle de Lovelace au sujet des lois et programmes d’amélioration de portée trop limitative, bien que l’arrêt Law porte sur le paragraphe 15(1). Il va sans dire que je suis lié par la jurisprudence de la Cour suprême du Canada pour analyser en l’espèce la loi concernant l’AC.

[72]      À mon avis, si elle devait adopter la démarche suivie par la Cour d’appel dans Lovelace, précité, notre Cour en viendrait effectivement à déplacer l’analyse des programmes de promotion sociale taxés de portée trop limitative en vertu du paragraphe 15(1), que prescrit l’arrêt Law, précité. Par contraste, si on adoptait la méthodologie de Lovelace, une fois jugé sous le régime du paragraphe 15(2) qu’un groupe défavorisé compris dans l’objectif du programme en a été exclu, il ne resterait plus grand-chose à trancher au regard du paragraphe 15(1). Ainsi que l’a fait observer le professeur Patricia Hughes[57] :

[traduction] Il est difficile de concevoir un cas où un groupe destiné à être inclus dans l’objectif du programme de promotion sociale puisse en être exclu sans qu’il y ait discrimination à son égard.

[73]      Dans Law, précité, la Cour suprême a souligné que la notion de dignité humaine est au cœur de l’analyse juridique au regard du paragraphe 15(1). Une fois prouvée la distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, l’effet de la mesure gouvernementale sur la dignité humaine du demandeur est indubitablement le facteur prédominant pour juger s’il y a discrimination. Comme l’a fait observer le juge Iacobucci, la garantie d’égalité du paragraphe 15(1) de la Charte doit être entendue et appliquée à la lumière de son but, qui est de prévenir l’atteinte à la dignité et la liberté humaines fondamentales par la création de désavantages, de stéréotypes, ou de préjugés politiques ou sociaux, et de promouvoir une société au sein de laquelle tous bénéficient de la même reconnaissance par la loi : « Tous les éléments de l’analyse relative à la discrimination sont imprégnés de la volonté supérieure de préserver et de promouvoir la dignité humaine, au sens susmentionné »[58]. Il se peut que la situation personnelle du demandeur soit si éloignée de l’objectif de la loi ou du programme d’amélioration que son exclusion ne porte pas atteinte à sa dignité humaine. La même conclusion pourrait découler de l’application de l’analyse du paragraphe 15(2) adoptée dans Lovelace. Je pense cependant que la question de savoir si un demandeur est compris ou non dans l’objectif de la loi ou du programme doit être maintenant envisagée du point de vue de la dignité humaine dans l’analyse au regard du paragraphe 15(1).

[74]      C’est pour ces raisons que je pense que l’analyse adoptée dans Law au regard du paragraphe 15(1) supplante l’analyse de la Cour d’appel de l’Ontario dans Lovelace. Je pense que les faits de la présente affaire doivent être analysés en vertu du paragraphe 15(1) et dès qu’une atteinte à cette disposition est constatée, il faut recentrer l’analyse sur l’article premier pour découvrir si l’atteinte est justifiable.

7.         ANALYSE FONDÉE SUR L’ARTICLE

PREMIER

[75]      Ayant constaté qu’il y a atteinte au paragraphe 15(1) de la Charte, je passe maintenant à l’article premier de ce texte pour voir si la défenderesse peut prouver que l’atteinte est justifiée. L’article premier prévoit ce qui suit :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

A.        Stare Decisis, Egan et M. c. H.

[76]      Dans Egan c. Canada, précité, neuf juges de la Cour suprême du Canada étaient saisis de la question de savoir si l’article 2 de la Loi sur la sécurité de la vieillesse allait à l’encontre du paragraphe 15(1) et, dans l’affirmative, si cette atteinte était justifiée en vertu de l’article premier. Cinq des neuf juges ont conclu à l’atteinte au paragraphe 15(1) de la Charte. Le juge Sopinka, qui faisait partie de cette majorité au sujet du paragraphe 15(1), a cependant conclu que la loi en question était sauvegardée en vertu de l’article premier. Quatre juges n’ont vu aucune atteinte au paragraphe 15(1) mais ont indiqué que, quand bien même il y aurait eu violation, la loi aurait été maintenue en vertu de l’article premier. Ainsi donc, la Cour a confirmé par décision majoritaire, la validité de la loi contestée en vertu de l’article premier.

[77]      Dans M. c. H., précité, la Cour suprême a conclu à la majorité que l’article 29 de la Loi sur le droit de la famille[59] de l’Ontario portait atteinte au paragraphe 15(1) de la Charte. Examinant si cette atteinte était justifiée en vertu de l’article premier, le juge Iacobucci s’est demandé, à la lumière de la conclusion de la majorité au sujet de l’article premier dans Egan et du principe du stare decisis, si une analyse à part de l’article 29 était nécessaire. Jugeant que ce dernier devait être évalué au fond, il a conclu en ces termes :

L’appelant affirme qu’en vertu du principe du stare decisis, notre Cour est liée par l’arrêt Egan, précité, et que l’analyse fondée sur l’article premier effectuée dans cet arrêt devrait s’appliquer tout autant en l’espèce. Bien que je reconnaisse le rôle fondamental des précédents en matière d’analyse juridique, je ne peux accepter cette thèse. Je conviens que l’arrêt Egan, comme le présent pourvoi, portait lui aussi sur une définition du mot « conjoint » fondée sur la différence de sexe énoncée dans un texte législatif provincial. Toutefois, la similitude du point central dans ces deux affaires ne suffit pas pour que notre Cour soit liée par l’arrêt Egan. Le présent pourvoi est fondé sur une loi tout à fait différente qui possède ses propres objectifs et un contexte législatif bien à elle. Par conséquent, il doit faire l’objet d’une évaluation au fond[60]. [Non souligné dans l’original.]

[78]      Le litige dans Egan portait sur le droit à l’AC au titre de la Loi sur la sécurité de la vieillesse, c’est-à-dire la même loi que celle en cause en l’espèce. L’affaire en instance est plus proche de la situation dans Egan que de la situation dans M. c. H.

[79]      En conséquence, je me sens lié par la conclusion de la majorité dans Egan au sujet de l’article premier. N’empêche que je relèverai et appliquerai la jurisprudence relative à l’article premier, étant donné que le groupe exclu en l’espèce du bénéfice de l’AC est différent du groupe exclu dans Egan, c’est-à-dire des conjoints séparés et non des partenaires dans un couple d’homosexuels. Comme nous le verrons plus loin, la conclusion qui se dégage de cette analyse est la même que la conclusion de la majorité dans Egan, savoir que la loi contestée est justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.

B.        Analyse fondée sur l’article premier : Le critère de l’arrêt Oakes et les raffinements subséquents

[80]      Dans R. c. Oakes[61], la Cour suprême a défini le cadre d’analyse à adopter pour juger si une loi a pour effet la restriction raisonnable d’un droit garanti par la Charte. Dans Egan, précité, le juge Iacobucci a donné un bref aperçu de ce cadre comme suit :

L’atteinte à une garantie constitutionnelle sera validée à deux conditions. Dans un premier temps, l’objectif de la loi doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles. Dans un deuxième temps, le moyen utilisé pour atteindre l’objectif législatif doit être raisonnable et doit pouvoir se justifier dans une société libre et démocratique. Cette seconde condition appelle trois critères : (1) la violation des droits doit avoir un lien rationnel avec l’objectif législatif; (2) la disposition contestée doit porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte, et (3) il doit y avoir proportionnalité entre l’effet de la mesure et son objectif de sorte que l’atteinte au droit garanti ne l’emporte pas sur la réalisation de l’objectif législatif. Dans le contexte de l’article premier, il incombe toujours au gouvernement de prouver selon la prépondérance des probabilités que la violation peut se justifier[62].

Cette démarche a été adoptée dans des arrêts subséquents : Vriend c. Alberta[63]; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général)[64]; Thomson News-papers Co. c. Canada (Procureur général)[65]; Corbiere, précité; et M. c. H., précité.

[81]      Puisque la norme applicable de preuve qui doit être imposée au gouvernement pour satisfaire aux divers éléments du critère Oakes est la norme civile traditionnelle (selon la prépondérance des probabilités), il n’est pas nécessaire que les tribunaux insistent sur la preuve scientifique. C’est ce qu’a rappelé le juge McLachlin en ces termes dans RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général) :

Pour satisfaire à la norme de preuve en matière civile, on n’a pas à faire une démonstration scientifique; la prépondérance des probabilités s’établit par application du bon sens à ce qui est connu, même si ce qui est connu peut comporter des lacunes du point de vue scientifique : voir l’arrêt Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311[66].

Dans Thomson Newspapers Co. c. Canada, précité, le juge Bastarache a interprété l’observation ci-dessus comme signifiant que la norme de preuve en matière civile peut s’appliquer de diverses façons selon le contexte de l’objectif législatif en question[67].

[82]      Dans ses décisions relatives à l’article premier de la Charte, la Cour suprême a souvent souligné qu’il faut faire preuve de souplesse dans l’application du critère Oakes, compte tenu des faits et du contexte social de la cause[68]. À tous ses stades, l’analyse fondée sur l’article premier est de nature contextuelle. Dans M. c. H., précité, le juge Iacobucci a réaffirmé l’importance du contexte, telle que l’a exposée le juge Bastarache dans Thomson Newspapers Co. c. Canada, précité[69] :

L’analyse fondée sur l’article premier doit être réalisée en accordant une grande attention au contexte. Cette démarche est incontournable car le critère élaboré dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, exige du tribunal qu’il dégage l’objectif de la disposition contestée, ce qu’il ne peut faire que par un examen approfondi de la nature du problème social en cause. De même, la proportionnalité des moyens utilisés pour réaliser l’objectif urgent et réel visé ne peut être évaluée qu’en s’attachant étroitement au détail et au contexte factuel. Essentiellement, le contexte est l’indispensable support qui permet de bien qualifier l’objectif de la disposition attaquée, de décider si cet objectif est justifié et d’apprécier si les moyens utilisés ont un lien suffisant avec l’objectif valide pour justifier une atteinte à un droit garanti par la Charte.

[83]      Dans M. c. H., précité[70], le juge Iacobucci a confirmé que le rôle du législateur est tel que le juge doit faire preuve de réserve à l’égard des grandes orientations que le législateur est le mieux placé pour définir. Cette réserve est un facteur qui peut intervenir dans l’examen de la question de savoir si le législateur s’est conformé aux principes applicables, à n’importe quel stade de l’analyse fondée sur l’article premier. Il n’y a cependant pas lieu à réserve a priori dans cette analyse. Autrement dit, ce qu’il faut faire, c’est de considérer s’il y a lieu de faire preuve de réserve, le cas échéant, à chaque stade de l’analyse.

C.1      La loi en question vise-t-elle un besoin urgent et réel?

[84]      Dans Oakes, précité, le juge en chef Dickson a fait observer que « l’objectif que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte, doit être “suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution” »[71]. Dans Vriend, précité, le juge Iacobucci a défini la démarche à suivre dans les cas où il a été jugé qu’une loi porte atteinte à la Charte en raison de sa portée trop limitative :

À mon avis, lorsque, comme en l’espèce, une loi est jugée contraire à la Charte en raison de sa portée trop limitative, c’est tout à la fois la loi considérée dans son ensemble, les dispositions contestées ainsi que l’omission elle-même qu’il y a lieu de prendre en compte[72].

Cette approche a été adoptée par la majorité de la Cour dans M. c. H., où le juge Iacobucci a rappelé que « c’est tout à la fois l’objet de la loi considérée dans son ensemble, les dispositions contestées ainsi que l’omission elle-même qu’il y a lieu de prendre en compte à la première étape de l’analyse fondée sur l’article premier »[73].

[85]      D’après ce que je comprends de cette approche, l’omission mentionnée par le juge Iacobucci est le défaut dans la loi qui se traduit par le déni d’un bénéfice prévu par cette loi et est ainsi la source de l’atteinte au droit garanti par la Charte. Dans Vriend, l’Individual’s Rights Protection Act[74] de l’Alberta ne faisait nulle mention de l’orientation sexuelle à titre de motif interdit de discrimination. Les homosexuels ne bénéficiaient donc pas de sa protection. Dans M. c. H., la Loi sur le droit de la famille[75] de l’Ontario définissait « conjoint » comme signifiant « soit l’homme, soit la femme qui sont mariés ensemble et qui vivent ensemble ». Les couples du même sexe n’étaient donc pas couverts par les dispositions de cette loi en matière d’obligations alimentaires des conjoints.

[86]      En l’espèce, il n’y a pas omission de la loi. Au contraire, la restriction du droit garanti par la Charte, savoir l’exclusion des conjoints séparés du bénéfice de l’AC, est expressément prévue. Il faut donc noter dans l’analyse que cette exclusion est l’effet d’une disposition expresse, savoir l’alinéa 19(1)a). Puisqu’il n’y a pas omission législative, il faut examiner si l’exclusion des conjoints séparés du bénéfice de l’AC, que prévoit cet alinéa 19(1)a), avait pour objectif de répondre à des préoccupations urgentes et réelles.

(i)         L’objectif de la loi prise dans son ensemble

[87]      La Loi sur la sécurité de la vieillesse est une composante du programme canadien de la sécurité de la vieillesse. Le Régime de pensions du Canada[76] et la Loi de l’impôt sur le revenu[77] ont également un rôle à jouer dans ce programme.

[88]      En termes généraux, la Loi sur la sécurité de la vieillesse est conçue de façon à prévoir trois types de bénéfices. Le premier est la PSV, ou pension de vieillesse, qui assure un revenu minimum aux personnes âgées de 65 ans révolus, lesquelles y ont droit sur demande, quels que soient leurs besoins. À compter de 1989 cependant, une disposition de la Loi de l’impôt sur le revenu fait que le Trésor public récupère tout ou partie de cette pension auprès des personnes qui ont un revenu élevé[78].

[89]      Le deuxième bénéfice prévu par la Loi sur la sécurité de la vieillesse est le SRG, ou supplément de revenu garanti, payable aux personnes âgées de 65 ans révolus, en fonction de leur revenu. N’y ont droit que les personnes qui n’ont aucun autre revenu ou très peu, à part la pension de vieillesse de base.

[90]      Le troisième bénéfice prévu par la Loi sur la sécurité de la vieillesse est l’AC et l’allocation de conjoint survivant, dont il a été déjà question. Ces allocations sont aussi fonction du revenu.

[91]      Un bref aperçu historique du système de sécurité de la vieillesse nous donne une idée des considérations qui sont à l’origine des divers bénéfices au fur et à mesure de leur mise en place. La première loi fédérale en matière de pension de vieillesse, adoptée en 1927 [S.R.C. 1927, ch. 156], assurait une pension aux personnes âgées de 70 ans révolus et ce, en fonction de leurs moyens. En 1951, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867[79] a été modifié par l’ajout de l’article 94A qui dispose :

94A. Il est déclaré, par les présentes, que le Parlement du Canada peut, à l’occasion, légiférer sur les pensions de vieillesse au Canada, mais aucune loi édictée par le Parlement du Canada à l’égard des pensions de vieillesse ne doit atteindre l’application de quelque loi présente ou future d’une législature provinciale relativement aux pensions de vieillesse.

En 1952, fut adoptée la Loi sur la sécurité de la vieillesse [S.C. 1951 (2e sess.), ch. 18] qui prévoyait une PSV universelle pour toutes les personnes âgées de 70 ans révolus, quelles que soient leurs ressources. Un programme d’assistance de la vieillesse était aussi mis en place pour les personnes dont l’âge se situait entre 65 et 69 ans, l’aide étant fonction des moyens du bénéficiaire.

[92]      En 1966, le Régime de pensions du Canada, régime contributif, est mis en place [S.C. 1964-65, ch. 51].

[93]      De 1966 à 1970, l’âge d’admissibilité à la PSV est ramené de 70 à 65 ans. En 1967, le SRG est institué à titre de prestation complémentaire de la PSV. Le SRG est lié au revenu. En 1975, l’AC est mise en place et entre 1978 et 1985, l’allocation de conjoint survivant instituée et étendue. En 1989, la Loi de l’impôt sur le revenu[80] est modifiée en vue de la réimposition de tout ou partie de la pension de vieillesse des personnes qui ont un revenu élevé. En juillet 1999, l’AC est étendue aux conjoints séparés pour trois mois après la séparation.

[94]      Pourquoi ces mesures législatives ont-elles été prises? Elles traduisent la réalité évidente que l’individu qui atteint un certain âge n’est plus en état de travailler et de gagner un revenu pour subvenir à ses propres besoins et à ceux de son conjoint. Ceux qui n’ont pas été en mesure de mettre de côté des économies pour leur vieil âge ou qui ne bénéficiaient pas d’un régime de pension ne pourraient survivre financièrement une fois qu’ils n’étaient plus en état de travailler. Les pensions de vieillesse étaient la solution adoptée par la société pour ce problème.

[95]      Il est évident que le législateur, par des textes comme la Loi sur la sécurité de la vieillesse et le Régime de pensions du Canada (qui est un régime contributif), a pris depuis 1927 des mesures pour assurer un soutien de revenu au profit des Canadiens âgés, par voie d’aide gouvernementale directe ou par un mécanisme de pensions publiques contributives. Dans la poursuite de cet objectif général, le législateur a apporté diverses modifications à la législation applicable au fil des ans, en adoptant des mesures pour renforcer les prestations de pension, étendant ces dernières aux Canadiens relativement moins âgés, focalisant les prestations de pension sur ceux qui ont besoin d’une aide financière, et prévoyant des prestations complémentaires aux groupes de Canadiens dont l’âge se situe entre 60 et 64 ans, et qui, à ses yeux, sont les plus défavorisés.

[96]      À l’origine, la pension de vieillesse tenait compte des moyens du bénéficiaire. Le système a été remplacé en 1952 par une pension de vieillesse universelle, non liée aux moyens. Depuis lors, cependant, il y a une complémentarité générale entre le renforcement et le ciblage de ces bénéfices. D’une part, les prestations de pension ont été augmentées et étendues aux Canadiens relativement moins âgés. D’autre part, elles ont été limitées à ceux qui étaient considérés comme ayant le plus besoin d’une assistance financière. De nos jours, la pension comme les prestations complémentaires prévues par la Loi sur la sécurité de la vieillesse sont, apparemment pour des raisons d’ordre fiscal, directement ou indirectement fonction du revenu (par l’effet du système d’imposition).

[97]      Dans Oakes, précité, le juge en chef Dickson a fait observer, au sujet de l’article premier de la Charte, que le juge doit se guider, ainsi que le prescrit cette disposition, sur les valeurs et les principes essentiels d’une société libre et démocratique, lesquels valeurs et principes comprenaient le respect pour la dignité inhérente de l’individu et la justice sociale. Il s’agit là de valeurs qui ont été reconnues par l’adoption et l’évolution de la Loi sur la sécurité de la vieillesse, dont les objectifs peuvent être considérés comme motivés par des préoccupations urgentes et réelles.

(ii)        L’objectif des dispositions relatives à l’AC

[98]      Il est clair que la Loi sur la sécurité de la vieillesse ne prévoit pas un programme général d’aide pour tous les Canadiens âgés qui sont dans le besoin, s’ils n’ont pas atteint l’âge de 65 ans. L’assistance sociale est assurée par les provinces. Seuls les Canadiens qui remplissent les conditions d’admissibilité à la PSV y ont droit.

[99]      L’objectif des dispositions relatives à l’AC a été analysé par la Cour suprême dans Egan. Le juge La Forest y a relevé la raison d’être de l’AC centrée sur les couples, qui s’accorde avec les preuves et témoignages produits en l’espèce sur le but de cette prestation. Voici ce qu’il a conclu à ce sujet :

Comme il ressort clairement de cette description, en plus d’accorder des bénéfices supérieurs aux personnes âgées qui sont démunies, le législateur prête depuis longtemps une attention toute particulière aux couples mariés qui sont dans le besoin; je le répète, avant 1975, le terme « conjoint » ne s’appliquait qu’aux couples qui étaient mariés. Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, l’honorable Marc Lalonde, a clairement exprimé cet intérêt spécial lorsqu’il a témoigné devant le Comité permanent de la santé, du bien-être social et des affaires sociales relativement à la modification qui créait l’allocation au conjoint en 1975. Il s’est exprimé ainsi :

Son objectif est simple et clair, il permet d’assurer à un couple dont l’un des conjoints est forcé de prendre sa retraite et qui doivent vivre de la pension d’une seule personne, et lorsque le soutien de famille doit prendre sa retraite à l’âge de 65 ans ou peu après, de pouvoir retirer un revenu qui sera l’équivalent de ce que retireraient les deux conjoints si elles (sic) étaient à la retraite ou âgés de 60 (sic) et plus. Voilà ni plus ni moins, l’objectif du bill.

Voir Procès-verbaux et témoignages, 12 juin 1975, à la p. 25 :7[81].

[100]   Le juge Iacobucci, dissident au sujet de l’article premier dans Egan, mais dont les motifs n’étaient pas contredits sur ce point, a aussi relevé l’objectif de l’AC en ces termes :

Je suis d’avis, à l’instar du juge Linden de la Cour d’appel fédérale, que le programme d’allocation de conjoint vise à faire en sorte qu’au moment de la retraite d’un conjoint le couple continue à recevoir un revenu égal à ce qu’il recevrait si les deux conjoints étaient à la retraite, pour autant bien sûr que le conjoint qui n’est pas à la retraite ait entre 60 et 64 ans […]

[…]

De même, dans un communiqué de presse du 3 juin 1975, le gouvernement fédéral exposait ainsi l’objectif de l’allocation :

[traduction] Cette modification a pour but d’apporter une assistance à deux personnes qui devraient par ailleurs vivre de la pension d’une seule entre elles[82].

[101]   Selon l’interprétation donnée par le juge La Forest comme par le juge Iacobucci de la législation sur l’AC, cette allocation vise à assurer aux couples âgés un revenu équivalent à celui que toucheraient les deux conjoints si l’un et l’autre étaient des pensionnés ayant 65 ans révolus, dans le cas où le conjoint à la retraite est devenu un pensionné avec PSV/SRG, alors que l’autre est le conjoint à charge, dont l’âge se situe entre 60 et 64 ans[83]. Je conviens avec les juges La Forest et Iacobucci qu’il s’agit là de besoins urgents et réels.

(iii)       L’objectif de l’exclusion

a)         L’exclusion est-elle l’antithèse de la loi prise dans son ensemble?

[102]   Après cette analyse de la Loi sur la sécurité de la vieillesse prise dans son ensemble ainsi que des dispositions instituant l’AC, je passe maintenant à l’exclusion des conjoints séparés du bénéfice de l’AC, que prévoit l’alinéa 19(1)a) de la même Loi. Bien que je me sois attaché à l’analyse ci-dessus avant d’examiner cette exclusion, c’est celle-ci qui est le point focal du premier volet du critère Oakes. Ainsi que l’a fait observer le juge Iacobucci dans Vriend, précité :

L’article premier de la Charte dispose que ce sont les restrictions apportées aux droits et libertés qui y sont garantis dont la justification doit pouvoir se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Il s’ensuit que suivant la première partie du critère de l’arrêt Oakes, l’analyse doit être axée sur l’objectif de la restriction contestée ou, en l’occurrence, de l’omission […]

À mon avis, toutefois, on ne peut appréhender pleinement l’objectif visé par l’omission si on l’analyse isolément. Il me semble qu’il faut prendre également en considération tant les objets de la Loi dans son ensemble que les dispositions particulières contestées, de façon à situer l’objectif de l’omission dans un contexte permettant d’en mieux saisir le sens eu égard à l’économie générale de la loi[84]. [Souligné dans l’original.]

[103]   Dans Vriend, précité, il a été jugé que le défaut par le législateur d’inclure l’orientation sexuelle dans les motifs de discrimination interdits par l’Individual’s Rights Protection Act de l’Alberta était « à première vue l’antithèse des principes qu’incarne le texte dans son ensemble »[85]. Bien qu’en l’espèce, l’exclusion des conjoints séparés du bénéfice de l’AC soit directe et délibérée, elle est compatible avec l’objectif focalisé de ce programme de prestations complémentaires. Cela ne revient pas à ignorer le fait qu’il y a des conjoints séparés de pensionnés, qui sont dans le besoin. Comme je l’ai déjà noté cependant, la Loi sur la sécurité de la vieillesse n’avait pas pour objet d’instituer un programme général de soutien du revenu pour tous les Canadiens âgés qui sont dans le besoin et qui ne sont pas encore admissibles à la pension à l’âge de 65 ans. Si cette Loi avait institué un programme étendu de supplément du revenu dès l’âge de 60 ans, l’exclusion des conjoints séparés d’un tel programme d’assistance étendu ne pourrait être qualifiée de besoin urgent et réel. Un tel contexte s’apparenterait à celui de l’arrêt Vriend, précité, où la loi instituait un régime général de protection des droits de la personne pour tous les Albertains, mais laissait de côté l’orientation sexuelle à titre de motif de discrimination interdit.

[104]   Par contre, le bénéfice PSV/SRG est prévu pour les pensionnés âgés de 65 ans révolus et dans ce contexte, l’AC est expressément focalisée sur un groupe considéré comme particulièrement défavorisé, savoir les conjoints de ces pensionnés, qui sont âgés de 60 à 64 ans et qui vivent avec ces derniers. La demanderesse ne pourrait faire valoir, en invoquant l’arrêt Vriend, que l’exclusion était l’antithèse de la loi prise dans son ensemble ou de l’AC en particulier, que si on faisait de cette dernière un programme général de prestations à l’intention de tous ceux qui sont dans le besoin et qui sont âgés de 60 à 64 ans. Il ressort à l’évidence que l’objectif de l’AC n’est pas aussi étendu.

b)         Les deux objectifs de l’exclusion

[105]   L’exclusion des personnes séparées du bénéfice de l’AC vise deux buts. Le premier est de ne pas accorder les prestations aux membres de ce groupe. Rien ne permet de dire que cet objectif, pris isolément, soit fondé sur un besoin urgent et réel. Le second est d’instituer un programme de prestations complémentaires à l’intention d’un groupe que le législateur considérait comme particulièrement défavorisé. Il ressort des procès-verbaux du Comité permanent de la santé et du bien-être social et des débats de la Chambre des communes que l’allocation complémentaire de conjoint ne pourrait être instituée qu’à condition d’être limitée. La possibilité d’en étendre le bénéfice à d’autres catégories d’individus âgées de 60 à 64 ans a été débattue et rejetée par le Parlement. C’est ce qui ressort de diverses déclarations faites lors des débats parlementaires, à l’introduction des dispositions sur l’AC, comme l’intervention suivante du ministre de la Santé nationale et du Bien-être social :

On ne cherche pas ici à étendre la pension universelle à 60 ans, on ne cherche pas non plus à réduire l’âge de l’admissibilité à la pension. On cherche plutôt à résoudre un problème bien précis et réel, celui du couple qui doit vivre à deux d’une seule pension. Voilà le problème auquel ce projet de loi tente de remédier[86].

[106]   La possibilité que le programme d’AC fût discriminatoire au titre de l’état matrimonial a été examinée dès le 12 février 1980, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la Charte[87]. À l’époque, l’extension de l’AC a été rejetée pour un certain nombre de raisons, l’une d’entre elles étant le potentiel de modification du comportement, par exemple le fait qu’elle pourrait engager des gens à cesser de travailler ou pousser les employeurs à considérer l’âge de 60 ans comme l’âge normal de la retraite. En 1985, le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social a expressément reconnu que le régime d’AC pourrait être attaqué comme étant discriminatoire au titre de l’état matrimonial[88].

[107]   En 1992, le gouvernement a fait savoir que si les tribunaux venaient à ordonner l’élargissement du programme de l’AC, ce qui nécessiterait l’engagement de sommes importantes, il aurait à remettre sérieusement en question la prestation du programme existant[89].

[108]   Il est évident que le législateur avait conscience des revendications des groupes exclus du programme d’AC au moment de la création de celui-ci, ou au cours des années subséquentes, lors de l’examen et de l’adoption des modifications apportées à la pension de vieillesse et aux prestations complémentaires. Il est aussi évident que le programme d’AC, tel que l’a institué le législateur, ne pouvait être appliqué que sur une base limitée. Comme il a été jugé que le programme institué par la loi répondait à un besoin urgent et réel, et que sa prestation était subordonnée à certaines exclusions, ces exclusions doivent-elles aussi répondre à un besoin urgent et réel.

[109]   Dans une affaire récente, Delisle c. Canada (Sous-procureur général)[90], les juges Iacobucci et Cory se sont penchés sur la question des lois qui ont deux objectifs, l’un répondant à un besoin urgent et réel, l’autre étant contraire à la Charte. Dans ce contexte, ils ont conclu qu’il serait contraire à l’objet de l’article premier de conclure que, même si la mesure législative en cause vise un objectif dont la justification peut se démontrer, elle doit être réputée ne pas avoir un tel objectif par d’autres motifs. Ils se sont prononcés en ces termes :

Pour conclure sur la question de l’objectif législatif, nous estimons que, si une mesure législative a deux objectifs, dont l’un est urgent et réel dans le cadre d’une société libre et démocratique, et l’autre contraire à la Charte, cette mesure législative satisfait à la première étape de l’examen fondé sur l’article premier. Le fait qu’un objet de la mesure législative contestée est inacceptable signifie clairement qu’il y a violation de la Charte. Toutefois, il semble contraire à l’objet de l’article premier de conclure que, même si la mesure législative en cause vise un objectif dont la justification peut se démontrer, elle doit néanmoins être réputée ne pas avoir un tel objectif pour d’autres motifs. Il est plus conforme au cadre général de l’examen dont il est question dans l’arrêt Oakes de considérer l’existence du deuxième objectif, qui est celui-là invalide, comme faisant partie du contexte qui sous-tend l’analyse de la proportionnalité[91].

[110]   En l’espèce, l’exclusion des conjoints séparés de l’admissibilité à l’AC a deux objectifs : le but d’exclusion, qui est discriminatoire, et le but de mise à disposition, de façon limitée il est vrai, de l’AC, qui répond à un besoin urgent et réel. Conformément au raisonnement tenu par les juges Cory et Iacobucci dans Delisle, précité, l’exclusion satisfait au critère de l’objectif répondant à un besoin urgent et réel.

c)         Les implications de l’allocation de conjoint survivant

[111]   J’en viens maintenant à la question de savoir si l’allocation de conjoint survivant constitue la preuve d’un objectif plus étendu de la loi, du fait qu’il s’agit de prestations à des individus qui ne sont pas des personnes à charge de pensionnés PSV/SRG et qui ne vivent pas avec eux. Si l’objectif de la loi était de prévoir un bénéfice abstraction faite du lien avec un pensionné PSV/SRG, on pourrait dire que l’exclusion du conjoint séparé du bénéfice de l’AC du fait qu’il ne vit pas avec un pensionné PSV/SRG n’est pas compatible avec le besoin urgent et réel qui sous-tend l’objectif de la loi.

[112]   Pour examiner cet argument, il est particulièrement important de considérer le contexte historique. À l’origine, l’allocation de conjoint survivant a été instituée en 1979 à titre de « rajustement » pendant les six mois qui suivaient le décès du conjoint du bénéficiaire de l’AC. La même année, elle a été étendue de façon à assurer l’AC au bénéficiaire jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de 65 ans et devienne lui-même admissible à la PSV et au SRG. En 1984, une autre extension accordait l’AC aux individus qui y étaient admissibles mais ne la touchaient pas avant le décès de leur conjoint pensionné. Jusque là, il était toujours question d’un lien avec le pensionné PSV/SRG puisque l’allocation de conjoint survivant n’était pas disponible pour quelqu’un qui n’avait pas touché l’AC ou qui n’y était pas admissible avant la mort du conjoint pensionné.

[113]   L’extension de l’AC à tous les conjoints survivants à l’âge de 60 ans a éliminé la condition d’avoir touché l’AC (ou d’y être admissible) avant la mort du conjoint pensionné. Cette extension était expliquée par la reconnaissance par le législateur à l’époque que la grande majorité des conjoints survivants étaient des femmes qui avaient été à la charge de leur époux pendant toute leur vie ou presque[92]. C’est ce qui ressort de la déclaration suivante du ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, lors des débats de la Chambre des communes sur la modification de la Loi sur la sécurité de la vieillesse pour l’extension de l’allocation de conjoint survivant :

[…] la majorité des personnes qui bénéficieront de cette mesure sont des femmes qui, pendant toute leur vie ou presque, dépendaient financièrement de leur mari. Elles n’ont jamais contesté cette dépendance financière, étant donné que la société la jugeait normale[93].

[114]   Bien que certaines personnes puissent devenir veuves alors qu’elles sont encore jeunes, et qu’elles n’aient pas été à la charge de leur conjoint presque toute leur vie, la réalité démographique (à savoir que le taux de mortalité augmente avec l’âge) est telle qu’on peut présumer sans risque de se tromper que la grande majorité des gens qui deviennent veufs perdent leur conjoint quand celui-ci et eux-mêmes sont devenus plus vieux.

[115]   Il est évident qu’une stricte limitation de l’admissibilité à l’allocation de conjoint survivant aux bénéficiaires de l’AC ou aux conjoints qui sont admissibles à l’AC avant de devenir veufs, s’est traduite par des exclusions que le législateur a tenu à redresser. Par exemple, la veuve d’un pensionné PSV/SRG qui meurt avant qu’elle n’atteigne l’âge de 60 ans, après qu’elle eut été à sa charge tout au long de leur union, n’aurait pas droit à l’allocation de conjoint survivant une fois atteint l’âge de 60 ans. De même, une veuve âgée de 60 à 64 ans, qui avait été, durant toute sa vie d’adulte, à la charge de son conjoint qui est mort juste avant de devenir un pensionné PSV/SRG à l’âge de 65 ans, n’aurait pas été admissible à l’AC. Une fois que le législateur a décidé d’instituer l’allocation de conjoint survivant, il a été jugé que l’extension de ce bénéfice à tous les conjoints survivants serait nécessaire pour prévenir les exclusions de ce genre. Par conséquent, le but de l’extension de l’allocation de conjoint survivant à tous les conjoints survivants, sans que ce bénéfice soit restreint aux personnes dont le conjoint est un pensionné PSV/SRG, était toujours de la mettre à la disposition des personnes, dont la grande majorité avaient dû être à la charge du conjoint soutien de famille jusqu’à l’âge de 60 ans.

[116]   Par contraste, s’il est vrai que certaines personnes séparées ont vécu pendant de nombreuses années à la charge de leur conjoint avant la séparation, il n’y a aucune raison démographique ou preuve statistique qui permette de conclure que ce soit le cas d’un gros pourcentage de cette catégorie. Tel était manifestement l’avis du gouvernement à l’époque de l’extension de l’allocation de conjoint survivant, comme en témoigne cette déclaration du ministre de la Santé nationale et du Bien-être social :

On peut d’abord se demander si les mêmes avantages ne devraient pas être accordés aux Canadiens qui sont séparés, divorcés et célibataires. Je ne suis pas en mesure d’envisager individuellement le cas des personnes qui entrent dans ces catégories, pour pouvoir dire qu’elles en aient moins besoin que celles dont le projet de loi s’occupe aujourd’hui. Je pense que les députés reconnaîtront que le groupe pour qui cela est le plus urgent—et je ne cherche pas à nier qu’on puisse invoquer des cas d’espèce pour soutenir le contraire—est celui dont le projet de loi s’occupe et qui en a le plus besoin[94].

L’allocation de conjoint survivant a pour cible un groupe nécessiteux, et non des individus dans le besoin. Il est manifeste qu’on ne pensait pas que la grande majorité des personnes séparées aient été en état de dépendance financière toute leur vie, à la différence des conjoints survivants. Leur exclusion du bénéfice de l’AC n’est donc pas incompatible avec le besoin urgent et réel qui sous-tend l’allocation de conjoint survivant.

(iv)       Conclusion relative à l’objectif visant un besoin urgent et réel

[117]   Je conclus que les objectifs de la loi prise dans son ensemble, qui répondent à un besoin urgent et réel, et les dispositions relatives à l’AC, y compris l’allocation de conjoint survivant, sont conçus pour accorder ces bénéfices dans des cas limités et spécifiques, et que l’exclusion des personnes séparées n’est pas incompatible avec ces objectifs motivés par des préoccupations urgentes et réelles, et répond elle-même, du moins en partie, à un besoin urgent et réel. La loi en cause passe donc le premier stade de l’analyse fondée sur l’article premier.

C.2      Analyse de la proportionnalité

(i)         Le lien rationnel

[118]   En ce stade de l’analyse, il est nécessaire d’examiner s’il y a un lien rationnel entre la fin poursuivie par la loi en cause et les moyens choisis par le gouvernement pour y parvenir.

[119]   Dans Vriend, précité, après avoir conclu que le but visé par l’omission de l’orientation sexuelle de l’Individual’s Rights Protection Act, précitée, ne répondait pas à un besoin urgent et réel (et n’était par conséquent pas justifiable en vertu de l’article premier), le juge Iacobucci a présumé, aux seules fins d’analyse complète fondée sur cet article, qu’à d’autres égards, la condition du besoin urgent et pressant du critère Oakes était remplie. Il a ensuite conclu qu’il n’y avait aucun lien rationnel entre le but de protéger les gens contre la discrimination et le fait de dénier cette protection à un groupe qui a toujours été exposé à la discrimination, savoir les homosexuels.

[120]   L’affaire en instance est différente de l’affaire Vriend en ce qu’en l’espèce, l’exclusion des personnes séparées du bénéfice de l’AC n’est pas « l’antithèse » du but de la loi. Au contraire, la limitation de ce bénéfice aux conjoints non séparés justifie d’un lien rationnel avec le but de la loi, qui est de garantir que quand l’un des conjoints prend sa retraite et devient un pensionné, le couple continuera à recevoir un revenu équivalent à ce qui lui reviendrait si les deux étaient pensionnés. Il est donc rationnel qu’un programme conçu au bénéfice du couple dans ce contexte vise les conjoints qui vivent ensemble.

[121]   L’article 17 du Règlement définit expressément les conjoints séparés comme étant ceux qui « sont séparés et vivent séparément ». Comme je l’ai déjà dit, bien que certaines personnes séparées connaissent indubitablement des difficultés pécuniaires, l’AC ne représente pas un programme général de soutien du revenu. Il est par conséquent rationnel que le gouvernement exclue les conjoints séparés du bénéfice de la loi en matière d’AC.

(ii)        L’atteinte minimale

a)         La nature du critère

[122]   En ce stade de l’analyse, le gouvernement doit prouver qu’il y a eu seulement atteinte minimale au droit garanti par la Charte. Ce qu’il lui incombe de prouver, c’est que ses actions ne portent pas plus atteinte à ce droit qu’il n’est raisonnablement nécessaire pour réaliser les objectifs de la loi[95]. Le critère ne fait pas qu’embrasser les effets de la violation de la Charte sur le demandeur, mais vise aussi à découvrir si le gouvernement est « fondé » à décider que son action ne compromettrait qu’au minimum un droit garanti par la Charte. Dans M. c. H., précité, l’analyse fondée sur l’article premier se situait, comme la présente affaire, dans le contexte de dispositions législatives trop limitatives qui portaient atteinte au paragraphe 15(1). Dans M. c. H., précité, la majorité de la Cour pose que le critère de l’atteinte minimale oblige le gouvernement à établir qu’il « était fondé à conclure que l’atteinte aux droits des couples de même sexe ne dépassait pas ce qui était raisonnablement nécessaire pour réaliser ses objectifs »[96].

[123]   Dans RJR-MacDonald, précité, le juge McLachlin a expliqué en ces termes la charge de la preuve de l’atteinte minimale qui incombe au gouvernement :

La restriction doit être « minimale », c’est-à-dire que la loi doit être soigneusement adaptée de façon à ce que l’atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire. Le processus d’adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation[97].

b)         Les facteurs qui justifient la réserve chez le juge

[124]   Avant de passer à l’analyse sous l’angle de l’atteinte minimale, il y a lieu de répondre à la question de savoir jusqu’à quel point le juge peut réviser les décisions du législateur. La justification générale du devoir de réserve du juge a été récemment reprise en ces termes par le juge Iacobucci dans M. c. H., précité :

Notre Cour a maintes fois souligné l’importance de la retenue à l’égard des choix de principe du législateur quand vient le temps de décider si le législateur s’est déchargé de son fardeau de la preuve aux termes de l’article premier de la Charte : […] De façon générale, le rôle du législateur exige que les tribunaux fassent preuve de retenue à l’égard des décisions de principe que le législateur est le mieux placé pour prendre[98].

Comme déjà noté[99], la question du devoir de réserve du juge peut se poser dans le cours de l’examen de la question de savoir si le législateur s’est dégagé de son obligation en n’importe quel stade de l’analyse fondée sur l’article premier. Cependant, cette question se pose le plus souvent au stade de l’examen de l’atteinte minimale selon le critère Oakes.

[125]   Avant d’examiner les facteurs contextuels ayant un rapport avec la question du devoir de réserve du juge au stade de l’examen de l’atteinte minimale en l’espèce, il est nécessaire de passer en revue les types de facteurs contextuels que la Cour doit prendre en considération et qui se sont dégagés des précédents en la matière.

[126]   Il a été jugé que la réserve judiciaire s’impose davantage lorsque le gouvernement cherche à concilier des intérêts sociaux contradictoires, et moins lorsqu’il se pose en « adversaire singulier de l’individu dont le droit a été violé »[100].

[127]   Dans un certain nombre de causes où la loi contestée visait à concilier les demandes de groupes concurrents sur la répartition de ressources limitées, la Cour suprême a jugé qu’il faut reconnaître au Parlement et aux législatures provinciales une « grande latitude »[101] pour trouver le point d’équilibre entre ces demandes et décider de la répartition appropriée des ressources dans la société. La justification fondamentale de cette réserve a été évoquée en ces termes par le juge en chef Dickson, le juge Lamer [alors juge puîné] et Mme le juge Wilson dans Irwin Toy, précité[102] :

Pour trouver le point d’équilibre entre des groupes concurrents, le choix des moyens, comme celui des fins, exige souvent l’évaluation de preuves scientifiques contradictoires et de demandes légitimes mais contraires quant à la répartition de ressources limitées. Les institutions démocratiques visent à ce que nous partagions tous la responsabilité de ces choix difficiles. Ainsi, lorsque les tribunaux sont appelés à contrôler les résultats des délibérations du législateur, surtout en matière de protection de groupes vulnérables, ils doivent garder à l’esprit la fonction représentative du pouvoir législatif.

[128]   Outre le respect pour la fonction représentative du pouvoir législatif, la réserve dont il faut faire preuve à l’égard des choix qu’il fait dans la conciliation d’intérêts contradictoires traduit aussi la conscience que dans pareils cas, il sera difficile d’appliquer des critères juridiques formels avec quelque certitude quant à la conclusion juste. Dans McKinney c. Université de Guelph[103], le juge La Forest a rappelé l’approche adoptée en ces termes :

La Cour à la majorité dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), précité, a dit clairement que non seulement la conciliation de revendications contraires de groupes ou d’individus devait être évaluée dans le cadre d’un examen fondé sur l’article premier, mais également la répartition de ressources limitées. Ayant souligné que les tribunaux peuvent déterminer avec « un certain degré de certitude » si les « moyens les moins radicaux » ont été choisis pour parvenir à l’objectif souhaité lorsque le gouvernement est « l’adversaire singulier », surtout dans le cas des sanctions et des poursuites criminelles, la Cour à la majorité a ensuite souligné qu’il n’en était pas ainsi dans les situations polycentriques. Ils ont ajouté, à la p. 994 :

Il ne sera peut-être pas possible d’atteindre le même degré de certitude dans des cas exigeant la conciliation de revendications contraires de groupes ou d’individus ou la répartition de ressources gouvernementales limitées.

[129]   Dans Eldridge, précité, le juge La Forest a réitéré ce principe, rappelant qu’il s’appliquait particulièrement dans les cas où le législateur doit faire un choix dans la répartition des prestations sociales parmi des groupes défavorisés :

En outre, il est évident que, même si des considérations financières seules ne peuvent justifier une atteinte à la Charte (Schachter, précité, à la p. 709), les gouvernements doivent disposer d’une grande latitude pour décider de la distribution appropriée des ressources dans la société; voir les arrêts McKinney, à la p. 288, et Egan, au par. 104 (le juge Sopinka). Cela est particulièrement vrai dans les cas où le Parlement, lorsqu’il accorde des avantages sociaux déterminés, doit privilégier certains groupes défavorisés; voir Egan, aux par. 105 à 110 (le juge Sopinka)[104].

[130]   Ainsi donc, au stade de l’analyse sous l’angle de l’atteinte minimale, il convient de faire preuve de réserve vis-à-vis du pouvoir législatif dans les situations polycentriques[105] ou quand la répartition d’importantes ressources publiques est en jeu. En pareils cas, la jurisprudence explique que cette réserve tient à la reconnaissance de la fonction démocratiquement représentative du pouvoir législatif dans la conciliation des diverses demandes, et au fait que la Cour n’est pas en mesure de juger « avec un certain degré de certitude » si les « moyens les moins radicaux » ont été choisis pour parvenir à l’objectif souhaité[106].

[131]   La pertinence des considérations financières dans la définition de la norme de réserve au stade de l’analyse sous l’angle de l’atteinte minimale dans les cas comme l’affaire qui nous occupe, a été réitérée par le juge en chef Lamer en ces termes dans Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.)[107] :

Quoique des considérations purement financières soient insuffisantes pour justifier la transgression de droits garantis par la Charte, elles sont pertinentes pour déterminer la norme de retenue à respecter dans l’application du critère de l’atteinte minimale, dans le cadre de l’examen d’un texte de loi édicté pour des fins autres que financières. [Soulignement dans l’original.] Ainsi, dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, à la p. 994, notre Cour a dit que « la répartition de ressources gouvernementales limitées » était un motif justifiant d’assouplir l’application stricte du critère relatif à l’atteinte minimale énoncé dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; la loi attaquée visait à protéger les enfants. Dans McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, où la question en litige était la constitutionnalité d’une disposition d’une loi provinciale sur les droits de la personne, le juge La Forest a dit, à la p. 288, que « devait être évaluée dans le cadre d’un examen fondé sur l’article premier, […] la répartition de ressources limitées ». Finalement, dans Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, où un régime de prestations de retraite était contesté, le juge Sopinka a dit ceci, au par. 104 :

 … le gouvernement doit pouvoir disposer d’une certaine souplesse dans la prestation des avantages sociaux […] La Cour ferait preuve d’un manque de réalisme si elle présumait qu’il existe des ressources inépuisables pour répondre aux besoins de chacun. [Non souligné dans l’original.]

[132]   Pour ce qui est en particulier des programmes de prestations sociales, le juge Sopinka, dans Egan, a approfondi les raisons qui justifient que la Cour fasse preuve de réserve. Les fonds publics ne sont pas inépuisables et l’activisme judiciaire tendrait à faire en sorte que les gouvernements hésitent à créer de nouveaux programmes à cause de l’incertitude des obligations potentielles. Voici ce qu’il fait observer à ce propos :

La Cour ferait preuve d’un manque de réalisme si elle présumait qu’il existe des ressources inépuisables pour répondre aux besoins de chacun. Si les tribunaux adoptaient une telle conception, les gouvernements pourraient hésiter à mettre sur pied de nouveaux régimes d’avantages sociaux puisqu’il faudrait, pour en connaître les paramètres, prévoir avec exactitude l’issue des procédures judiciaires instituées sous le régime du par. 15(1) de la Charte. Dans Constitutional Law of Canada (3e éd. 1992), aux pp. 911 et 912, le professeur Hogg cerne le problème :

[traduction] Pour ainsi dire tous les programmes de prestations seraient susceptibles d’être jugés insuffisants à certains égards. Les arrêts Schachter ([1990] 2 C.F. 129 (C.A.)) et Tétreault-Gadoury ([1991] 2 R.C.S. 22) ont pour effet d’exposer les programmes de prestations à des obligations potentielles imprévisibles. Ces décisions contournent les voies normales par lesquelles le gouvernement établit ses priorités et obtient l’approbation parlementaire pour ses budgets[108].

[133]   Il y a lieu de noter que la réforme graduelle, qui était un motif de réserve cité par le juge Sopinka dans Egan, n’est plus accepté. Dans les motifs prononcés au nom de la majorité dans Vriend, précité[109], et dans M. c. H., précité[110], le juge Iacobucci a conclu que la réforme graduelle ne saurait être invoquée pour justifier les violations de la Charte.

c)         Les intérêts contradictoires en l’espèce

[134]   J’examinerai maintenant la question des intérêts contradictoires en l’espèce. Le gouvernement tient que dans la conception et l’application des politiques et programmes de soutien du revenu comme l’AC, il doit concilier un grand nombre d’intérêts sociaux et économiques différents. Il fait aussi valoir le coût énorme d’une extension de l’AC aux conjoints séparés et à d’autres aussi peut-être, si l’état matrimonial devait cesser d’être un critère d’admissibilité. La Cour suprême a déjà conclu que la Loi sur la sécurité de la vieillesse est une loi dans laquelle étaient conciliées les demandes de groupes concurrents. Ainsi que l’a fait remarquer le juge Sopinka dans Egan, précité :

Quant à l’atteinte minimale, la disposition en question soulève le genre de question socio-économique relativement à laquelle le gouvernement doit faire office de médiateur entre groupes opposés plutôt que de défenseur d’un individu[111].

[135]   En instituant l’AC, le législateur devait faire un choix face aux intérêts contradictoires de divers groupes. Selon les preuves financières que nous verrons plus loin, une extension de l’AC aurait nécessité d’importantes ressources financières. Le législateur aurait-il dû réduire le montant de l’AC ou hausser l’âge d’admissibilité afin que le programme puisse couvrir plus de gens? Aurait-il dû retirer ou limiter les fonds d’autres programmes sociaux existants, ou renoncer à des initiatives sociales futures afin de financer une extension du bénéfice de l’AC? Ou aurait-il dû financer un programme d’AC plus étendu en augmentant les impôts ou en renonçant à une baisse potentielle des impôts, ou encore, au moment voulu, ajouter au déficit, dont le coût est supporté par les générations futures? Pareilles questions font ressortir les intérêts contradictoires dont il a fallu tenir compte dans la décision de limiter le bénéfice de l’AC. Il ressort du heurt de ces intérêts contradictoires que les choix d’orientation qu’il a fallu faire sont d’un type que le législateur est mieux placé que les tribunaux pour faire; la Cour déborderait de sa compétence institutionnelle si, pour s’assurer que les moyens les moins draconiens ont été employés pour atteindre l’objectif de la loi, elle venait à contrôler rigoureusement l’approche adoptée par le législateur dans l’institution de l’AC. Dans M. c. H., précité, le juge Iacobucci a fait l’observation suivante sous la rubrique « L’interprétation de l’article premier » des motifs de son jugement :

Il peut s’agir de choix de principe que le législateur est mieux en mesure de faire que le tribunal, comme par exemple des jugements de principe difficiles concernant les demandes de groupes concurrents ou l’évaluation de recherches complexes et contradictoires en sciences humaines : Irwin Toy, précité, à la p. 993, le juge en chef Dickson et les juges Lamer et Wilson. Les tribunaux doivent prendre garde de ne pas dépasser les limites de leur compétence institutionnelle en examinant de telles décisions[112].

d)         Les implications des preuves produites par la demanderesse en matière d’état matrimonial

[136]   Les preuves et témoignages produits par la demanderesse ainsi que ses propres conclusions justifient que la Cour fasse preuve de réserve en l’espèce. Elle conteste la loi à deux niveaux. Au niveau personnel immédiat, elle conclut, par sa déclaration modifiée, à la suppression dans la Loi sur la sécurité de la vieillesse, de la disposition expresse qui fait qu’elle n’a pas droit à l’AC. Elle demande d’abord que l’alinéa 19(1)a) (« il n’est pas séparé du pensionné ») soit déclaré nul et non avenu.

[137]   Elle conclut cependant en outre à ordonnance [traduction] « portant suppression de toute référence, directe ou indirecte, à l’état matrimonial dans ladite loi ». Cet aspect de la réparation demandée aurait pour conséquence d’étendre l’AC à toutes les personnes âgées de 60 à 64 ans et qui sont dans le besoin, abstraction faite de l’état matrimonial.

[138]   Durant les débats, son avocat a confiné la réparation demandée aux conjoints séparés et demandé à la Cour de ne pas se prononcer sur la question générale de l’état matrimonial.

[139]   N’empêche que les témoignages d’expert produits par la demanderesse dans le sens de ses conclusions, se rapportent à la question au niveau plus général, savoir le droit à l’AC abstraction faite de l’état matrimonial.

[140]   Monica Townson, une analyste de politique sociale, était l’experte citée par la demanderesse. Mme Townson, qui a un BSc. Econ. (Hons.) de la London School of Economics, a occupé une variété de postes dans la fonction publique et dans le secteur privé, dont la participation à des commissions et conseils sur les pensions et les questions intéressant les femmes, en particulier.

[141]   Selon Mme Townson, l’AC ne serait dénuée de toute discrimination pour cause d’état matrimonial que si l’admissibilité n’était pas subordonnée au mariage avec un pensionné. Voici ce qu’elle fait valoir en page 22 de son rapport :

[traduction] Le programme d’allocation au conjoint ne serait dénué de toute discrimination pour cause d’état matrimonial que s’il était disponible pour tous ceux qui se trouvent dans le groupe d’âge 60-64 ans et qui répondent au critère du revenu, peu importe leur état matrimonial. Autrement dit, il faudrait qu’il soit étendu aux personnes qui n’ont jamais été mariées, à celles qui sont séparées, ou veuves, ou à celles qui sont mariées mais dont le conjoint n’a pas encore atteint l’âge de 65 ans.

Et de conclure en page 33 :

[traduction] En dernière analyse cependant, il serait injuste de dire que les veuves et les veufs, considérés collectivement, méritent davantage qu’on les aide que les personnes célibataires, séparées ou divorcées, ou que les personnes mariées dont le conjoint n’a pas encore atteint l’âge de 65 ans. Si un programme tel le programme d’allocation au conjoint est basé sur le besoin, il doit certainement être inacceptable d’exclure certaines catégories de gens nécessiteux en raison de l’état matrimonial.

[142]   Au stade de l’atteinte minimale de l’analyse fondée sur l’article premier, les preuves et témoignages produits par la demanderesse et ses conclusions posent des questions difficiles sur le plan des grandes orientations et des ressources financières, qui montrent bien que la Cour n’est pas bien placée pour juger si, en définissant la portée de l’AC comme il l’a fait, le législateur a choisi les moyens les moins draconiens pour mettre en œuvre ce programme. Ces questions ont été posées par la demanderesse et débattues par les deux parties, qui ont produit l’une et l’autre des preuves et témoignages considérables à ce sujet. Je ne pense pas que la demanderesse puisse en prévenir la discussion par une tentative tardive de détourner l’attention de ces considérations par une restriction de la réparation demandée.

[143]   Il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas comme Eldridge, précité, où le gouvernement soutenait que la situation des malentendants n’était pas différente de celle des personnes qui ne savaient pas les langues officielles. Dans cette affaire, le juge La Forest a conclu que pareil argument était conjectural, en invoquant des raisons permettant de distinguer les deux groupes. Qui plus est, il n’y avait aucune preuve du coût potentiel d’un programme d’interprétation gestuelle en matière médicale. Il a aussi conclu que le cas des gens atteints de surdité était unique étant donné leur aptitude à communiquer avec les gens qui n’avaient pas ce handicap[113].

[144]   En l’espèce, c’est la demanderesse qui a soulevé l’élimination de l’état matrimonial comme motif de restriction de l’AC. L’une et l’autre parties ont produit des preuves et témoignages sur le coût et l’étendue potentiels d’une telle mesure.

[145]   La Cour ne peut décider de faire preuve de réserve en s’appuyant sur des conjectures gratuites. Cependant, dans cette affaire inhabituelle, où la demanderesse a introduit elle-même des preuves et témoignages sur les prétentions d’autres catégories à l’AC vue sous l’angle de l’état matrimonial ainsi que sur les coûts y afférents, la Cour procéderait de « façon curieusement isolée » (pour emprunter l’expression employée par le juge Iacobucci dans un autre contexte dans la cause Symes c. Canada , [1993] 4 R.C.S. 695, à la page 773) si elle ignorait ces éléments de preuve, puisqu’ils se rapportent à la question du devoir de réserve dans l’analyse sur le plan de l’atteinte minimale.

e)         Les preuves en matière de coût

[146]   Mme Townson a estimé le coût d’une extension de l’AC non seulement aux personnes âgées, mais à toutes les personnes nécessiteuses, âgées de 60 à 64 ans. Son estimation était basée sur l’« absorption » à cent pour cent et « les niveaux d’absorption de 1992 ». « Absorption » s’entend du pourcentage de personnes admissibles qui réclament effectivement une prestation sociale donnée. « Absorption à cent pour cent » exprime le maximum d’obligation gouvernementale, dans le cas où toutes les personnes admissibles réclament tout ce à quoi elles ont droit. Les niveaux d’absorption de 1992 indiquent le pourcentage de réclamations enregistrées la même année.

[147]   Sur ce point, le gouvernement fait valoir qu’à mesure qu’un programme s’étend, les niveaux d’absorption s’élèvent normalement. Si l’AC devait être étendue à toutes les personnes âgées de 60 à 64 ans, le taux d’absorption devrait s’accroître par suite d’une conscience accrue du public et de la simplification du critère d’admissibilité (l’âge)[114].

[148]   Voici l’estimation faite par Mme Townson du coût de l’AC au taux d’absorption à 100 % et au taux d’absorption effective de 1992 :

Catégorie

Absorption 100 % (millions)

Taux d’absorption 1992 (millions)

Célibataires

257,5

186,7

Mariés ou conjoints de fait

839,5

779,8

Séparés

78,4

53,4

Divorcés

155,5

94,9

Veufs

344,8

211,4

TOTAL :

1 675,7

1 326,2

[149]   Ces chiffres comprennent les allocations versées aux personnes mariées, aux conjoints de fait et aux conjoints survivants, actuellement admissibles. En 1998, le coût réel de l’AC s’élevait à quelque 200 millions de dollars, et celui de l’allocation de conjoint survivant à quelque 200 millions, ce qui fait un total de près de 400 millions de dollars.

[150]   L’inclusion des conjoints séparés ajouterait graduellement de 53,4 millions à 78,4 millions de dollars au coût du programme. L’inclusion des personnes divorcées, qui sont considérées comme séparées par application de l’article 17 du Règlement, entraînerait un surcroît graduel de coût de 148,3 à 233,9 millions de dollars. L’extension de l’AC par l’élimination de l’état matrimonial à titre de critère d’admissibilité ajouterait graduellement 825 millions à 1,275 milliard de dollars au coût actuel, estimé à 400 millions de dollars par Mme Townson.

[151]   L’expert cité par la défenderesse est Melvin Rodney Hagglund, conseiller principal en Politique sur le revenu de retraite, ministère du Développement des ressources humaines. M. Hagglund, dont la carrière dans l’administration a commencé en 1972, s’est spécialisé dans les domaines des pensions et de la sécurité du revenu. Tout en convenant avec Mme Townson qu’au taux d’absorption à 100 %, l’inclusion des conjoints séparés ajouterait graduellement 78,3 millions de dollars au coût du programme, il pense que l’inclusion de tous les groupes à 100 % entraînerait un coût total de 2,4 milliards de dollars, et non de 1,6756 milliard comme l’a estimé celle-ci. Une large part de cet écart de quelque 725 millions entre les deux estimations tient à la différence entre certaines hypothèses adoptées de part et d’autre. Dans l’ensemble, l’approche de M. Hagglund me paraît plus en accord avec la structure des programmes en question. Cependant, quoique cet écart de 725 millions de dollars soit considérable, il n’entre pas en ligne de compte. Que le surcroît de coût soit de 825 millions, 1,275 milliard ou 2 milliards de dollars (c’est-à-dire 2,4 milliards moins le coût actuel de 400 millions), il s’agit là de sommes indéniablement importantes. De fait, une augmentation annuelle graduelle de 53,4 millions à 78,4 millions de dollars, qu’entraînerait l’inclusion seule des personnes séparées, ne serait pas négligeable.

[152]   Ce n’était certainement pas le cas dans Eldridge, précité, où le surcroît de coût entraîné par la mise en place d’un service d’interprétation gestuelle pour les sourds dans le cadre des soins de santé s’élevait à 150 000 $ par an, soit 0,0025 % du budget des soins de santé de la Colombie-Britannique. Il est question en l’espèce d’un programme dont le coût annuel de quelque 400 millions de dollars s’accroîtrait de 13,5 à 20 %, rien qu’avec l’inclusion des conjoints séparés de pensionnés. Si les divorcés devaient être également inclus, le surcroît de coût serait de l’ordre de 37 % à 58,5 %. Si cette prestation devait être étendue à toutes les personnes nécessiteuses âgées de 60 à 64 ans, le surcroît de coût serait à peu près du double (825 millions de dollars) au quintuple (2 milliards de dollars) du coût du programme existant. À la différence de l’affaire Eldridge, le gouvernement n’a pas fait qu’une simple assertion de « répercussions » possibles[115]. L’experte citée par la demanderesse a donné son témoignage sur l’extension de l’AC sous l’angle de la discrimination pour cause d’état matrimonial. Les augmentations graduelles du coût ne sont pas conjecturales. Elles ont été estimées par cette experte elle-même comme par le témoin cité par le gouvernement.

[153]   Comme déjà noté, l’extension de l’AC aux personnes actuellement exclues pour cause d’état matrimonial a été débattue au moment de son adoption et par la suite[116]. Dans son choix des grandes orientations, le législateur a décidé de ne pas étendre l’AC à toutes les personnes nécessiteuses âgées de 60 à 64 ans. Comme je l’ai déjà noté, dans un cas comme celui-ci, le juge doit faire attention de ne pas outrepasser sa compétence institutionnelle en contrôlant rigoureusement les décisions de politique générale du législateur pour ce qui est de l’AC. Il s’agit en l’espèce d’un cas où il doit faire preuve de réserve.

f)          Les répercussions sociales et économiques

[154]   Il ressort des preuves et témoignages produits en l’espèce qu’il y a une autre raison pour que la Cour fasse preuve de réserve. Il s’agit en l’espèce d’une affaire où l’extension d’un programme trop limitatif pourrait avoir d’immenses répercussions sociales et économiques. Étendre le bénéfice comme le réclame la demanderesse dans ses conclusions et dans le témoignage d’expert de Mme Townson, c’est-à-dire par l’élimination de l’état matrimonial à titre de critère d’admissibilité à l’AC, déboucherait sur ce qu’on a qualifié de revenu annuel garanti à partir de l’âge de 60 ans.

[155]   Ce qui est en jeu en l’espèce, c’est bien plus qu’un simple remaniement d’une condition d’admissibilité à l’AC. Dans McKinney, précité, il a été jugé que la loi fixant à 65 ans l’âge de la retraite obligatoire était contraire au paragraphe 15(1) de la Charte du fait que l’âge est un motif interdit de distinction énuméré, mais la législation provinciale des droits de la personne qui autorisait cette pratique a été jugée valide en vertu de l’article premier. Le juge La Forest a conclu que « la retraite obligatoire fait partie d’un ensemble de règles intimement liées qui s’influencent mutuellement »[117], et que « la retraite obligatoire ne peut être envisagée de façon isolée »[118].

[156]   De même, en l’espèce, la question d’une extension de l’AC ne saurait être considérée abstraction faite de tous les autres facteurs. Les changements de comportement social, engendrés par la disponibilité d’un revenu annuel garanti au moyen de l’AC à partir de l’âge de 60 ans, pourrait avoir de profondes répercussions sociales et économiques. Des individus pourraient choisir de prendre leur retraite avant 65 ans parce qu’ils auraient plus facilement accès à l’AC. Il est déjà établi que l’évolution démographique entraînerait un accroissement des obligations financières du gouvernement pour financer les programmes découlant de la Loi. Dans son rapport d’avril 1998 à la Chambre des communes, le vérificateur général du Canada a fait l’observation suivante [à la page 6-5] :

6.1 Le Canada jouit actuellement d’une structure démographique très favorable, qui se caractérise d’un point de vue historique par un rapport peu élevé des jeunes et des personnes âgées à la population d’âge actif. Au cours des décennies à venir, la situation connaîtra un changement radical. Dès la deuxième décennie du siècle prochain, lorsque les premiers-nés de la génération issue de l’explosion démographique auront atteint l’âge normal de la retraite, la croissance de la population âgée du Canada prendra de la vitesse alors que celle de la population d’âge actif ralentira énormément.

6.2 Ce changement démographique pourrait avoir des effets néfastes sur les finances publiques. Le vieillissement de la population se traduit par des pressions sur les dépenses publiques, sous l’effet de l’accroissement des versements au titre des pensions de retraite et de la demande à l’égard des services de soins de santé. De plus, à moins d’une importante transformation des systèmes de travail, ce changement démographique amortira considérablement la croissance de la population active, ce qui aura pour effet de ralentir la croissance économique et, par conséquent, la croissance des recettes publiques. Cette combinaison de facteurs pourrait être lourde de conséquences pour les finances publiques, lorsque tous les effets du changement démographique se feront sentir, d’ici la deuxième décennie du siècle prochain, et en particulier si le fardeau de la dette et les niveaux d’imposition du Canada demeurent élevés.

Dans ce contexte, les répercussions sociales et économiques d’une extension de l’AC justifient encore davantage la réserve dont fait preuve la Cour.

g)         L’atteinte totale

[157]   Je n’ignore pas que l’exclusion du bénéfice de l’AC représente une atteinte totale (c’est-à-dire un déni total de ce bénéfice à toutes les personnes séparées). La demanderesse cite l’exemple d’une bénéficiaire de l’AC qui a été soudainement abandonnée, ce qui a mis fin à son admissibilité. (Bien que la demanderesse ait proposé cet argument dans le cadre du volet de l’analyse fondée sur l’article premier qui porte sur les préoccupations urgentes et réelles liées à l’objectif, je pense qu’il se rapporte au stade de l’atteinte minimale, puisqu’il met en jeu la considération d’autres choix que le législateur aurait pu faire, que l’exclusion totale de toutes les personnes séparées du bénéfice de l’AC.)

[158]   En effet, il n’est pas difficile d’imaginer d’autres cas qui inspirent un sentiment de compassion. Par exemple, une bénéficiaire de l’AC pourrait être forcée à quitter le foyer à cause des sévices exercés par le conjoint et cesserait ainsi d’en toucher les prestations.

[159]   Si irrésistibles que soient ces exemples, ils ne représentent pas le cas de la demanderesse. Elle s’est séparée de son époux à l’âge de 50 ans. Rien n’indique qu’il lui versait une pension alimentaire. Il appert que ce que son avocat cherche à faire, c’est de construire artificiellement un argument en faveur de l’extension de l’AC à tous les personnes séparées, au moyen des exemples les plus malheureux, qui ne sont cependant pas celui de la demanderesse.

[160]   En fait, l’argument de la demanderesse fait ressortir les répercussions immenses de l’extension de l’AC qu’elle recherche, ainsi que l’engagement considérable de fonds publics que cette extension entraînerait. C’est justement à cause de ces répercussions sur les grandes orientations et sur les finances publiques que la Cour doit faire preuve de réserve.

[161]   Cette conclusion ne signifie pas que j’ignore les circonstances souvent difficiles et tragiques qui peuvent conduire à la séparation. Je ne doute pas non plus que la séparation ait causé certaines difficultés à la demanderesse elle-même. Cependant, le législateur est mieux placé que la Cour pour juger de la portée appropriée des programmes sociaux.

[162]   Sur un plan plus général, ce qui est en cause c’est une période limitée de cinq ans au cours de laquelle l’individu n’a droit à aucune prestation, mais à l’issue de laquelle il est admissible à la PSV et au SRG. Au cours de cette période, ceux qui sont dans le besoin auront accès à l’assistance sociale provinciale qui, pour les motifs exposés plus loin dans la rubrique proportionnalité des effets, est aussi, à mon sens, un facteur à prendre en considération en ce stade-ci. De fait, la demanderesse s’est effectivement prévalue de l’assistance sociale provinciale.

h)        Conclusion quant à l’atteinte minimale

[163]   Je suis convaincu que le législateur a pris en considération la situation des conjoints séparés au moment de la mise en place de l’AC, et qu’il était fondé à conclure qu’il y avait une autre solution raisonnable pour répondre aux besoins des personnes séparées à faible revenu. Vu ces faits et vu les facettes de l’affaire en instance qui justifient que la Cour fasse preuve de réserve sur ce point, je conclus que le gouvernement a prouvé qu’il était raisonnablement fondé à limiter l’AC aux conjoints non séparés et aux conjoints survivants.

(iii)       La proportionnalité des effets

a)         Définition du critère

[164]   Dans Oakes, précité, la Cour suprême a dit que le dernier stade de l’analyse au regard de l’article premier consiste à examiner si les effets de la mesure contestée sont proportionnels à ses objectifs[119]. Depuis, elle a eu l’occasion de reformuler le critère dans Dagenais c. Société Radio-Canada[120], où le juge en chef Lamer a dit :

[…] il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures retreignant un droit ou une liberté et l’objectif, et il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques[121]. [Souligné dans l’original.]

Ce remaniement du critère des effets défini dans l’arrêt Oakes s’explique par la conclusion que même dans les cas où les autres critères sont observés et que les effets préjudiciables ne sont pas disproportionnés par rapport à l’objectif, il serait encore possible que ces effets préjudiciables l’emportent sur les effets bénéfiques, à tel point que la mesure contestée ne serait ni raisonnable ni justifiable en vertu de l’article premier. C’est cette nouvelle conception de l’analyse des effets qui a été adoptée par le juge Iacobucci dans M. c. H., précité[122].

[165]   Tel que je le comprends, ce stade de l’analyse sous l’angle de la proportionnalité consiste à mettre dans la balance, en premier lieu l’objectif de la législation et les effets préjudiciables de la violation de la Charte puis, en second lieu, les effets bénéfiques de la législation et les effets préjudiciables de la violation de la Charte. Dans les motifs prononcés au nom de la majorité dans Thomson Newspapers, précité, le juge Bastarache fait observer que la comparaison de l’objectif et des effets préjudiciables de la loi en cause se fait effectivement durant les stades du lien rationnel et de l’atteinte minimale, du critère Oakes :

À mon avis, l’objet de la première partie de cette reformulation est déjà accompli par les deux premiers éléments du critère de la proportionnalité de l’arrêt Oakes. Le développement ultérieur du critère établi dans Oakes, en particulier l’analyse largement contextuelle retenue par notre Cour depuis l’arrêt Edmonton Journal, fait en sorte que les critères du lien rationnel et de l’atteinte minimale sont suffisants pour permettre de décider s’il y a proportionnalité entre les effets préjudiciables d’une mesure et l’objectif visé par celle-ci[123].

Donc, le fait que les dispositions contestées de l’AC passent l’épreuve des critères de lien rationnel et d’atteinte minimale indique aussi que les effets préjudiciables de la loi en question ne sont pas disproportionnés par rapport à son objectif. Le facteur déterminant en ce stade se réduit donc à la question de savoir si les effets bénéfiques de la loi l’emportent sur les effets préjudiciables de l’exclusion du bénéfice de l’AC.

b)         Les effets bénéfiques

[166]   En l’espèce, l’effet bénéfique du programme d’AC coïncide avec ses objectifs. L’AC représente un soutien pécuniaire pour les bénéficiaires qui y sont admissibles, ce qui est le but visé. Cet effet bénéfique consiste non seulement dans les prestations aux conjoints de pensionnés PSV/SRG, mais encore dans les prestations au montant prévu dans la loi, c’est-à-dire jusqu’à concurrence du total de la PSV et du SRG que toucherait le bénéficiaire de l’AC s’il était lui-même un pensionné.

c)         Les effets préjudiciables

[167]   Le fait que l’AC ne soit pas disponible aux conjoints séparés a pour effet préjudiciable de les priver de l’aide financière fédérale à laquelle ils seraient admissibles à tous les autres égards. Ce déni ne signifie cependant pas qu’ils n’ont aucun moyen de subsistance. Étant donné qu’il s’agit par définition de personnes à faible revenu, ils doivent, pour subvenir à leurs besoins essentiels, chercher du travail, vivre d’une pension alimentaire ou recourir à l’assistance sociale provinciale. Trouver du travail ou subvenir à ses besoins grâce à ces autres sources atténuera les conséquences financières de l’exclusion du bénéfice de l’AC.

[168]   Cependant, l’accès à l’AC serait préférable, au moins par rapport à l’aide de la famille ou à l’assistance sociale provinciale, et aussi par rapport au travail si l’intéressé n’en est pas capable pour des raisons de santé ou autres. En conséquence, en considérant le travail, le soutien de la famille et l’assistance sociale provinciale dans ce contexte, je n’ignore pas que le recours à ces sources puisse avoir lui-même des effets préjudiciables. Cependant, en ce stade de l’analyse, il est nécessaire de savoir quelle importance qu’il faut attacher à l’effet préjudiciable de l’exclusion, par rapport à l’importance à donner aux effets bénéfiques de la loi en question. Que les personnes séparées puissent compter sur d’autres moyens de subsistance atténue l’effet préjudiciable sur le plan financier du déni de l’AC.

d)         Mise dans la balance des effets bénéfiques et des effets préjudiciables

[169]   En l’espèce, la demanderesse a eu recours à l’assistance sociale provinciale. Selon les preuves produites, elle recevait, au titre de la loi dite Family Benefits Act[124] de la Nouvelle-Écosse, plus d’argent qu’elle n’aurait touché au titre de l’allocation au conjoint. Cependant, même si elle avait reçu moins que ce que l’AC lui aurait rapporté, la disponibilité de l’assistance sociale provinciale serait toujours un facteur d’atténuation de l’effet préjudiciable de l’inadmissibilité à l’AC.

[170]   J’ai conscience de l’avis raisonné du juge Iacobucci dans ses motifs dissidents sur l’analyse fondée sur l’article premier dans Egan, au sujet de l’interaction des lois fédérale et provinciale, savoir qu’il ne convient pas de s’appuyer sur la loi provinciale pour justifier la discrimination dans la législation fédérale, sauf dans le cas où « toutes les provinces ont explicitement garanti que l’effet discriminatoire de la loi fédérale est éliminé par le droit ou des textes de loi provinciaux »[125]. L’avis du juge Iacobucci est bien logique sur ce point, mais il prescrit une norme rigoureuse que manifestement, la majorité de la Cour n’était pas disposée à adopter dans Egan.

[171]   En ce stade de l’analyse des effets, il ne semble pas illogique de prendre en considération les faits connus. Toutes les provinces ont un programme d’assistance sociale, conçu pour venir en aide aux personnes à faible revenu en pourvoyant à leurs besoins essentiels. Dans tous les cas, il y a un programme qui atténuera les effets financiers sur la personne qui se voit refuser l’AC. S’agissant de mettre dans la balance les effets bénéfiques et les effets préjudiciables d’une loi fédérale discriminatoire, je ne peux pas ne pas prendre en considération la disponibilité de l’assistance sociale provinciale. La disponibilité de cette assistance est un fait. Ce serait ignorer ce fait que de dire que l’effet préjudiciable de l’exclusion de l’AC prive ceux qui sont exclus de toute source de soutien financier pour leurs besoins essentiels. Je pense donc que si le gouvernement fédéral ne peut pas invoquer l’assistance sociale provinciale au stade de l’analyse au regard du paragraphe 15(1) ou à titre de justification globale facile de la loi discriminatoire, il s’agit là d’un facteur à prendre en considération pour mettre dans la balance les effets bénéfiques et les effets préjudiciables des dispositions relatives à l’AC en l’espèce (et dans le contexte dans lequel elle a déjà été considérée au stade de l’atteinte minimale). Une fois ce facteur pris en compte, l’effet préjudiciable sur le plan financier est soit éliminé comme en l’espèce, soit atténué lorsque le montant de l’assistance sociale est égal ou supérieur à l’AC.

[172]   Outre le facteur financier du recours à l’assistance sociale provinciale, la demanderesse a soutenu que l’accès à cette assistance ne peut servir à justifier la discrimination dont elle fait l’objet, à cause du stigmate social associé au fait d’être « assistée sociale ». Elle a produit la preuve que les personnes âgées en particulier répugnent à se prévaloir de l’assistance sociale provinciale. J’interprète cet argument comme signifiant que l’impression de stigmate social tenant au fait de recourir à l’assistance sociale est un autre effet préjudiciable du déni du bénéfice de l’AC aux personnes séparées. Je ne dis pas que ces effets ressentis par la demanderesse sont imaginaires ou insignifiants, mais après avoir examiné cet argument, je dois toujours conclure que les effets préjudiciables ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets bénéfiques de l’AC.

[173]   Conclure que le stigmate social que représente le fait d’être « assistée sociale » est disproportionné par rapport aux effets bénéfiques de l’AC reviendrait, de la part de la Cour, à accepter et à perpétuer l’idée que le recours à l’assistance sociale provinciale est relativement plus dégradant que ce n’est effectivement le cas en l’espèce. Dans la mise dans la balance des effets bénéfiques et des effets préjudiciables des dispositions relatives à l’AC, il est nécessaire de ne pas exagérer l’effet sur la dignité du fait d’avoir recours à l’assistance sociale provinciale.

[174]   L’assistance sociale provinciale est une composante acceptée du filet de sécurité sociale du Canada. Il s’agit d’un programme social présent dans toutes les provinces du pays, et il joue un rôle dans le revenu d’un grand nombre de Canadiens. Bien qu’il soit plutôt fonction des besoins que du revenu, il ressemble à l’AC en ce qu’il n’est à la disposition que des gens à faible revenu qui en font la demande. Dans les deux cas, les intéressés doivent donner des renseignements sur leurs moyens. Les prestations diminuent à mesure que le revenu s’accroît. L’AC n’est pas universellement disponible à tous indépendamment du revenu, contrairement à la PSV. Si on compare l’AC et l’assistance sociale provinciale, les deux sont des programmes gouvernementaux de soutien social, auxquels les gens ont recours selon leur situation personnelle. Donc, la dignité est en jeu dans les deux cas. C’est dans ce contexte que j’estime que l’indignité relative que représente le recours à l’assistance sociale provinciale est un argument moins concluant que ce ne serait le cas, par exemple, de l’indignité relative du recours à cette assistance par comparaison au fait de gagner sa vie par un travail rémunéré.

[175]   Après avoir mis dans la balance les effets préjudiciables de l’exclusion des conjoints séparés d’une part, et les objectifs de la loi et les effets bénéfiques de l’AC de l’autre, je conclus que la loi en question passe l’épreuve de ce dernier stade du critère de l’arrêt Oakes.

8.         CONCLUSION

[176]   Je conclus que l’exclusion des conjoints séparés du bénéfice de l’AC, que prévoit l’alinéa 19(1)a) de la Loi sur la sécurité de la vieillesse, se justifie en vertu de l’article premier de la Charte, à titre de restriction raisonnable de droits constitutionnellement garantis par le paragraphe 15(1) du même texte.

[177]   L’action de la demanderesse sera rejetée. Les parties pourront se mettre en rapport avec le greffier dans les 14 jours de la date des présents motifs en vue de présenter leurs conclusions quant aux frais et dépens.



[1] L.R.C. (1985), ch. O-9, mod.

[2] Qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

[3] Selon l’exposé conjoint des faits, M. Collins a reçu ces prestations au taux applicable aux célibataires.

[4] Par ex. si le revenu du couple consiste uniquement en la PSV et le SRG du pensionné, le conjoint recevra l’AC maximale, équivalente à la somme de la PSV et du SRG du pensionné (le SRG étant calculé d’après le taux applicable aux couples vivant ensemble, et non aux célibataires). Le SRG diminuera en fonction de l’augmentation du revenu du couple, selon une formule prévue par la Loi. Dès que le revenu combiné du couple atteint un certain niveau, le conjoint n’aura plus droit à l’AC.

[5] Par application du Régime d’assistance publique du Canada, S.R.C. 1970, ch. C-1, modifié [maintenant L.R.C. (1985), ch. C-1].

[6] Art. 17.31(1) (édicté par S.C. 1978-79, ch. 3, art. 2).

[7] Le mari survivant comme l’épouse survivante a droit à cette prestation.

[8] Art. 17.31 (mod. par S.C. 1979, ch. 4, art. 4).

[9] Art. 21 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 34, art. 4).

[10] Art. 19 (mod. par L.C. 1998, ch. 21, art. 114).

[11] [1999] 1 R.C.S. 497.

[12] Ibid., à la p. 524, par. 39.

[13] [1999] 2 R.C.S. 3.

[14] [1999] 2 R.C.S. 203.

[15] (1999), 176 D.L.R. (4th) 513 (C.S.C.).

[16] Le Nouveau Petit Robert, 1993 « conjoint ».

[17] Les dispositions déterminatives de l’art. 17 du Règlement ont été modifiées après que la demanderesse eut déposé sa déclaration. Voici ce que porte le texte modifié de cet art. 17 [mod. par DORS/89-269, art. 5; 96-521, art. 6] :

17. Le conjoint d’un pensionné est réputé être séparé de ce dernier pour l’application de l’alinéa 19(1)a) et du paragraphe 19(5) de la Loi lorsque :

a) le pensionné a quitté le conjoint selon la loi de la province dans laquelle le conjoint et le pensionné ont résidé ensemble pour la dernière fois;

b) le conjoint a quitté le pensionné selon la loi de la province dans laquelle le conjoint et le pensionné ont résidé ensemble pour la dernière fois;

c) le conjoint et le pensionné sont séparés et vivent séparément en raison de l’échec du mariage;

d) le conjoint et le pensionné sont divorcés, et un jugement irrévocable de divorce ou un jugement accordant un divorce conformément à la Loi sur le divorce ou un jugement en nullité du mariage a été rendu.

[18] [1995] 2 R.C.S. 418.

[19] [1995] 2 R.C.S. 627.

[20] Ibid., à la p. 722, par. 207.

[21] Voir R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, à la p. 1333.

[22] Supra, note 14, à la p. 217, par. 8.

[23] [1987] 4 W.W.R. 434 (C.A. Sask.). Il y avait partage égal des voix dans cette affaire, ce qui est rare dans la jurisprudence des juridictions d’appel du Canada (le juge Woods n’ayant pas pris part au jugement). Bien que le jugement du juge Bayda, juge en chef de la Saskatchewan, ne représente pas l’avis majoritaire, je trouve ses conclusions sur la séparation et l’état matrimonial bien utiles pour l’affaire en instance.

[24] Ibid., à la p. 442.

[25] L.R.O. 1990, c. H.19.

[26] R.S.A. 1980, c. H-11.7, art. 38(1)(e.02).

[27] R.S.N.S. 1989, c. 214.

[28] An Act to Amend Chapter 214 of the Revised Statutes, 1989, The Human Rights Act, S.N.S. 1991, ch. 12, art. 2(i).

[29] S.S. 1979, ch. S-24.1.

[30] [1989] 1 R.C.S. 143.

[31] Ibid., à la p. 175.

[32] Voir Law, supra, note 11, à la p. 523, par. 38, où le juge Iacobucci invoque l’observation constante de ce principe en Cour suprême.

[33] Ibid., à la p. 529, par. 51.

[34] Ibid., à la p. 530, par. 53.

[35] Ibid., aux p. 534 et 535, par. 63.

[36] Voir les motifs dissidents du juge Gonthier (à la p. 436) et le jugement majoritaire prononcé par le juge McLachlin (aux p. 496 et 497, Miron c. Trudel, supra, note 18), chacun prononçant ses propres motifs et ceux de trois autres juges, et convenant que le désavantage traditionnel, tout en étant pertinent relativement à l’art. 15, n’est pas une condition nécessaire.

[37] [1992] 3 R.C.S. 813.

[38] Ibid., aux p. 861 et 862.

[39] [1994] 2 R.C.S. 765, à la p. 801.

[40] Supra, note 19, aux p. 722 et 723. Bien que la conclusion finale du juge McLachlin fût minoritaire, sa méthodologie a été adoptée par la majorité en p. 704. La majorité n’avait pas à examiner l’art. 15(1), ayant conclu qu’il n’y avait ni imposition d’un fardeau ni déni d’un bénéfice.

[41] Supra, note 11, à la p. 537, par. 69.

[42] [1997] 1 R.C.S. 241.

[43] Supra, note 11, à la p. 538, par. 70.

[44] Supra, note 11, à la p. 539, par. 72.

[45] Ibid., à la p. 540, par. 74; M. c. H., supra, note 13, à la p. 57, par. 72.

[46] Supra, note 19, à la p. 659, par. 48. (avis dissident, mais non contredit sur ce point).

[47] [1995] 2 R.C.S. 513, à la p. 592, par. 156.

[48] (1977), 33 O.R. (3d) 735 (C.A.).

[49] L.R.C. (1985), ch. I-5.

[50] Supra, note 48, aux p. 752 et 753.

[51] Ontario Human Rights Commission v. Ontario (1994), 19 O.R. (3d) 387 (C.A.).

[52] Lovelace, supra, note 48, à la p. 756.

[53] Ibid., aux p. 754 et 755.

[54] [1990] 2 R.C.S. 906.

[55] Ibid., à la p. 945.

[56] Supra, note 48, aux p. 756 et 757.

[57] Patricia Hughes, « SEIU, Chambers and Valian v. Ontario : A Model for Future Challenges to Government Action? » (1998), 6 C.L.E.L.J. 77, à la p. 94.

[58] Law, supra, note 11, à la p. 531, par. 54.

[59] L.R.O. 1990, ch. F.3.

[60] Supra, note 13, à la p. 58, par. 75.

[61] [1986] 1 R.C.S. 103.

[62] Supra, note 47, à la p. 605, par 182.

[63] [1998] 1 R.C.S. 493.

[64] [1997] 3 R.C.S. 624.

[65] [1998] 1 R.C.S. 877.

[66] [1995] 3 R.C.S. 199, à la p. 333, par. 137.

[67] Supra, note 65, à la p. 942, par. 90.

[68] Voir l’avis minoritaire du juge La Forest dans RJR- MacDonald, supra, note 66, où il explique l’évolution de ce principe au fil des précédents. Ce nouvel exposé est approuvé dans les motifs prononcés au nom de la majorité par le juge McLachlin, en p. 330.

[69] Supra, note 65, à la p. 939, par. 87.

[70] Supra, note 13, à la p. 61, par. 80.

[71] Supra, note 61, à la p. 138.

[72] Supra, note 63, à la p. 555, par. 109.

[73] Supra, note 13, à la p. 62, par. 82.

[74] R.S.A. 1980, ch. I-2, modifiée. Cette loi est devenue en 1996, après adoption de la loi dite Individual’s Rights Protection Amendment Act, 1996, S.A. 1996, ch. 25, la Human Rights, Citizenship and Multiculturalism Act, R.S.A. 1980, ch. H-11.7.

[75] L.R.O. 1990, ch. F.3.

[76] L.R.C. (1985), ch. C-8, modifiée.

[77] S.C. 1970-71-72, ch. 63, modifiée.

[78] Art. 180.2 [édicté par L.C. 1990, ch. 39, art. 48] de la Loi de l’impôt sur le revenu.

[79] Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1951, 14-15 Geo. VI, ch. 32 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 35].

[80] L.C. 1990, ch. 35.

[81] Supra, note 47, à la p. 534, par. 17.

[82] Ibid., aux p. 605 et 606, par. 184 et 186.

[83] Les jugements de la Cour suprême mentionnent parfois les « couples âgés » qui s’entendent, à mon avis, des couples de conjoints âgés vivant ensemble. C’est ce qui se dégage des références constantes au couple formé d’un pensionné et du conjoint à charge.

[84] Supra, note 63, à la p. 555, par. 110 et 111.

[85] Ibid., à la p. 557, par. 116.

[86] Débats de la Chambre des communes, vol. VI, 1re sess., 30e lég., 6 juin 1975, à la p. 6542. Seconde lecture du projet de loi C-62, Loi modifiant la Loi sur la sécurité de la vieillesse, 1re session, 30e législature 1974-75.

[87] On peut lire ce qui suit en p. 2 d’un document de travail daté du 12 février 1980 : « Une question qui s’est posée à chaque modification du programme d’AC est celle de savoir si cette prestation est discriminatoire au titre de l’état matrimonial et si, en toute équité, elle ne devrait pas être disponible à toutes les personnes âgées entre 60 et 64 ans, peu importe leur état matrimonial. » Voir Compilation conjointe des documents, vol. 2, languette 29.

[88] Débats de la Chambre des communes, vol. II, 1re sess., 33e lég., 4 février 1985, à la p. 1943.

[89] Documents budgétaires (2 février 1992), à la p. 101.

[90] Supra, note 15. Bien que les juges Cory et Iacobucci aient été minoritaires dans Delisle, les deux avis majoritaires ne portaient pas sur l’article premier. Je pense que le raisonnement des juges Cory et Iacobucci contribue à l’analyse sous l’angle du besoin urgent et réel, et a application en l’espèce.

[91] Ibid., à la p. 572, par. 118.

[92] Supra, note 88, à la p. 1941.

[93] Ibid.

[94] Ibid., aux p. 1942 et 1943.

[95] Voir Eldridge, supra, note 64, à la p. 686, par. 86, motifs du juge La Forest. Voir aussi le jugement du juge Iacobucci dans M. c. H., supra, note 13, à la p. 77, par. 118.

[96] M. c. H., supra, note 13, à la p. 82, par. 132.

[97] Supra, note 66, à la p. 342, par. 160.

[98] Supra, note 13, à la p. 60, par. 78.

[99] Motifs du juge Iacobucci dans M. c. H., supra, note 13, à la p. 61, par. 80.

[100] ;Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, à la p. 994.

[101] Eldridge, supra, note 64, à la p. 685, par. 85.

[102] Supra, note 100, à la p. 993.

[103] [1990] 3 R.C.S. 229, à la p. 288.

[104] Supra, note 64, à la p. 685, par. 85.

[105] Dans Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, à la p. 1009, par. 36, le juge Bastarache explique que ce terme s’entend d’une question qui « fait intervenir un grand nombre de considérations et d’intérêts entremêlés et interdépendants », citant à ce propos P. Cane, An Introduction to Administrative Law (3e éd. 1996), à la p. 35.

[106] Voir McKinney, supra, note 103, le juge La Forest au par. 128 des présents motifs.

[107] [1997] 3 R.C.S. 3, à la p. 156, par. 283.

[108] Supra, note 47, aux p. 572 et 573, par. 104.

[109] Supra, note 63, à la p. 559, par. 122.

[110] Supra, note 13, aux p. 80 et 81, par. 128.

[111] Supra, note 47, à la p. 575, par. 109.

[112] Supra, note 13, aux p. 60 et 61, par. 79.

[113] Eldridge, supra, note 64, à la p. 688, par 90.

[114] M. R. Hagglund, Report on the Spouses’ Allowance (30 novembre 1998), pièce jointe de la défenderesse, aux p. 23 et 24.

[115] Dans Eldridge, précité, note 64, aux p. 688 et 689, par. 91, le juge La Forest a qualifié de « conjectural » l’argument proposé par le gouvernement que la prestation de services d’interprétation gestuelle aux personnes atteintes de surdité dans le cadre des soins de santé, conduirait à d’autres extensions de services. Le gouvernement soutenait que faire droit aux prétentions des appelants forcerait à satisfaire aux besoins d’une « myriade de personnes défavorisées » ou à étendre l’interprétation gestuelle aux autres services gouvernementaux.

[116] En 1983, le Comité (parlementaire) spécial sur la réforme de la pension a recommandé l’extension de l’AC aux conjoints survivants mais, en p. 24 de son rapport, a tiré la conclusion suivante au sujet des personnes ayant un état matrimonial différent : « Nous nous soucions également de la situation difficile d’un grand nombre de personnes âgées de 60 à 64 ans, en particulier des femmes sans attaches. Nous sommes convaincus qu’il est essentiel que l’allocation au conjoint soit à la disposition de toutes les veuves et de tous les veufs de ce groupe d’âge. Nous avons cependant conclu à contre-cœur qu’il serait trop coûteux d’étendre le SRG à toutes les personnes âgées de 60 à 64 ans ».

[117] McKinney, supra, note 103, à la p. 306.

[118] Ibid., à la p. 307.

[119] Supra, note 61, à la p. 139.

[120] [1994] 3 R.C.S. 835.

[121] Ibid., à la p. 889.

[122] Supra, note 13, aux p. 82 et 83, par. 133.

[123] Supra, note 65, à la p. 968, par. 124.

[124] S.N.S. 1977, ch. 8, proclamée le 7 mars 1978, entrée en vigueur le 1er avril 1978; référence actuelle : R.S.N.S. 1989, ch. 158.

[125] Supra, note 47, à la p. 614, par. 204.

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