A‑418‑05
2006 CAF 365
Katia Montano Covarrubias, Angel Gabriel Olvera Ramirez, Beeri Noe Olvera Montano, Asael Olvera Montano et Eliezer Ivan Olvera Montano (appelants)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)
Répertorié : Covarrubias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Linden, Nadon et Malone, J.C.A.—Toronto, 17 octobre; Ottawa, 10 novembre 2006.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Personnes à protéger — Appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale confirmant la décision d’un agent d’examen des risques avant renvoi (agent d’ERAR) de refuser de reconnaître aux appelants la qualité de personnes à protéger — L’art. 97(1)b)(iv) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) prévoit que ne peuvent avoir la qualité de personnes à protéger les demandeurs d’asile qui sont exposés à une menace à leur vie causée par « l’incapacité du pays [de leur nationalité] de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats » — Les appelants sont des citoyens du Mexique — On a diagnostiqué chez l’appelant une maladie qui met sa vie en danger et on lui a prescrit un traitement médical — La demande d’ERAR présentée en vertu de l’art. 160 de la LIPR a été rejetée et la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaires était en instance — Sens de l’expression « incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats » à l’art. 97(1)b)(iv) de la LIPR — La disposition doit recevoir une interprétation large — Le demandeur doit établir que la menace à sa vie à laquelle il serait personnellement exposé ne résulte pas de l’incapacité de son pays de fournir des soins de santé adéquats — L’expression « incapacité de fournir des soins médicaux adéquats » englobe les cas dans lesquels un gouvernement étranger décide d’allouer ses fonds publics limités d’une façon qui oblige certains de ses citoyens moins bien nantis à assumer une partie de leurs frais médicaux — L’exception devrait exclure les personnes qui fondent leur demande sur des éléments de preuve tendant à démontrer que leur pays d’origine est incapable de fournir des soins médicaux adéquats pour des raisons légitimes, pas pour des raisons qui ne le sont pas — La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante en confirmant la décision de l’agent d’ERAR — L’appelant n’a pas démontré que son renvoi au Mexique l’exposait personnellement à une menace à sa vie — La Cour a refusé de répondre à la question certifiée de savoir si l’exclusion en vertu de l’art. 97(1)b)(iv) de la LIPR contrevient à la Charte parce que les allégations ne reposaient pas sur la preuve et parce que les appelants avaient une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en instance — Appel rejeté.
Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale confirmant la décision d’un agent d’examen des risques avant renvoi (agent d’ERAR) de refuser de reconnaître aux appelants la qualité de personnes à protéger — La Cour fédérale a établi que l’agent d’ERAR n’a pas compétence pour examiner des questions constitutionnelles lorsqu’il est saisi d’une demande d’ERAR — À défaut d’une attribution expresse de pouvoir, la Cour doit prendre en considération des facteurs pertinents pour établir si le législateur a voulu conférer au tribunal administratif le pouvoir implicite de trancher les questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée — Les facteurs pertinents comprennent : 1) la mission que la loi confère à l’agent d’ERAR; 2) l’interaction du tribunal avec les autres composantes du régime administratif; 3) la nature juridictionnelle du tribunal; 4) des considérations pratiques (p. ex. la capacité du tribunal de se prononcer sur des questions de droit) — Même si les agents d’ERAR rendent des décisions extrêmement importantes, ils n’ont pas la compétence implicite pour examiner des questions de droit et pour déclarer inopérants des paragraphes de la LIPR dont l’application entraînerait une violation des droits garantis à une personne en vertu de la Charte.
Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale confirmant la décision d’un agent d’examen des risques avant renvoi (agent d’ERAR) de refuser de reconnaître aux appelants la qualité de personnes à protéger par l’application du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), qui prévoit que ne peuvent avoir la qualité de personnes à protéger les demandeurs d’asile qui sont exposés à une menace à leur vie causée par « l’incapacité du pays [de leur nationalité] de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats ». Le demandeur d’asile, sa femme et leurs trois enfants, qui sont tous des citoyens du Mexique, ont demandé l’asile en invoquant leur appartenance à un groupe social, en l’occurrence celui des personnes pauvres et des victimes de crimes. Avant la tenue de leur audience, on a diagnostiqué chez l’appelant une insuffisance rénale en phase terminale et on lui a immédiatement prescrit l’hémodialyse, un traitement médical essentiel au maintien de la vie, qu’il reçoit encore. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande d’asile des appelants, ayant conclu que la preuve démontrait que les appelants n’étaient pas personnellement exposés au risque d’être persécutés et qu’ils pouvaient se réclamer de la protection de l’État. La Commission a également refusé de reconnaître à l’appelant la qualité de personne à protéger du fait de ses problèmes médicaux. Les appelants ont ensuite présenté depuis le Canada une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR; cette demande n’a pas encore été tranchée. En 2004, les appelants ont présenté, en vertu de l’article 160 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (le Règlement), une demande d’ERAR dans laquelle ils demandaient à l’agent d’ERAR de prendre en compte des facteurs d’ordre humanitaire dans son examen des risques. Cependant, l’agent d’ERAR a rejeté leur demande pour le motif que les appelants ont évoqué seulement des circonstances personnelles qui ne peuvent être prises en considération aux termes du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) et il a ajouté qu’on ne peut pas tenir compte de motifs d’ordre humanitaire dans le cadre d’un examen des risques. Les appelants ont alors introduit une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’ERAR.
La Cour fédérale a certifié la question de savoir si l’exclusion, en vertu de l’article 97 de la LIPR, d’une menace à la vie causée par l’incapacité d’un pays de fournir des soins médicaux adéquats à une personne atteinte d’une maladie qui met sa vie en danger contrevient à la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Il s’agissait de savoir si : 1) les appelants étaient exclus de la qualité de personnes à protéger par application du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR; et 2) l’agent d’ERAR a compétence pour examiner des questions constitutionnelles lorsqu’il est saisi d’une demande d’ERAR.
Arrêt : l’appel est rejeté.
1) Le sens de l’expression « incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats » au sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR doit recevoir une interprétation large, de telle sorte que le demandeur ne pourra que rarement se décharger du fardeau qui lui incombe. Le demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, non seulement qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie, mais également que cette menace ne résulte pas de l’incapacité de son pays de fournir des soins de santé adéquats. Il s’agit d’une preuve négative, c’est‑à‑dire que le demandeur doit démontrer que son pays n’est pas incapable de fournir des soins de santé qui sont adéquats pour le demandeur. Ce n’est pas parce qu’un pays décide, pour des raisons d’ordre public, de ne pas fournir certains soins de santé qu’on doive nécessairement en conclure qu’il « n’est pas disposé » à fournir ces mêmes soins de santé à ses ressortissants. En outre, les efforts que les appelants ont déployés pour élargir la portée de l’article 97 de manière à créer un nouveau droit de la personne qui permettrait d’exiger des soins de santé minimum ne pouvaient pas être acceptés parce que la Charte ne confère aucun droit constitutionnel distinct à des soins de santé. L’expression « incapacité de fournir des soins médicaux adéquats » englobe les cas dans lesquels un gouvernement étranger décide d’allouer ses fonds publics limités d’une façon qui oblige certains de ses citoyens moins bien nantis à assumer une partie de leurs frais médicaux. Sans le dire explicitement, le législateur fédéral ne pouvait pas vouloir que la Cour en vienne à décider qu’un gouvernement étranger doit fournir gratuitement des services médicaux à ceux de ses citoyens qui ne peuvent pas se les payer et ce, au détriment d’autres secteurs dont ce gouvernement est chargé. Néanmoins, l’exception prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(iv) ne doit pas recevoir une interprétation large au point de rendre irrecevable toute demande se rapportant à des soins de santé. Cette disposition devrait empêcher de reconnaître la qualité de personnes à protéger aux personnes qui fondent leur demande sur des éléments de preuve tendant à démontrer que leur pays d’origine est incapable de fournir des soins médicaux adéquats parce qu’il a choisi de bonne foi, pour des raisons légitimes de politique et de priorités financières, de ne pas fournir de tels soins à ses ressortissants. Le demandeur qui réussit à démontrer que le refus de son pays de fournir les soins en question n’est pas légitime peut éviter de tomber sous le coup de cette exception.
La Cour n’a pas commis une erreur manifeste et dominante en confirmant la décision de l’agent d’ERAR portant que la menace à la vie à laquelle l’appelant serait exposé ne lui permettait pas de bénéficier de la protection prévue par l’article 97 de la LIPR parce que l’appelant ne s’est pas déchargé du fardeau de preuve qui lui incombait. L’appelant était tenu de démontrer qu’il serait personnellement exposé, par son renvoi au Mexique, au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Pour établir qu’il était exposé à une menace à sa vie, l’appelant devait démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’en fait, la menace à sa vie n’était pas attribuable à l’incapacité du Mexique de lui fournir les soins médicaux dont il avait besoin.
2) Pour établir la compétence de l’agent d’ERAR de trancher des questions constitutionnelles, la Cour fédérale a statué que l’ERAR n’est pas le cadre qui convient pour trancher des questions complexes de droit, y compris celles touchant l’interprétation de la Constitution. Elle a invoqué la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l’affaire Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), où la Cour a déclaré que le législateur n’avait pas l’intention de conférer aux agents d’ERAR une compétence implicite de trancher des questions constitutionnelles. De même, dans l’arrêt Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, la Cour suprême du Canada a statué que l’attribution expresse du pouvoir d’examiner ou de trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative est présumée conférer également le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition. À défaut d’une attribution expresse de pouvoir, il faut se demander si le législateur a voulu conférer au tribunal administratif le pouvoir implicite de trancher les questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée en examinant les facteurs pertinents. Ni la LIPR ni le Règlement ne confèrent explicitement aux agents d’ERAR le pouvoir de trancher des questions de droit et il était donc nécessaire de prendre en considération les facteurs énumérés dans l’arrêt Martin.
Le premier facteur qui a été examiné avait trait à la mission que la loi confie à l’agent d’ERAR et à la question de savoir s’il devait trancher des questions de droit pour pouvoir accomplir efficacement sa mission. Bien que les agents d’ERAR soient tenus de procéder à un examen des risques en conformité avec les articles 96 et 97 de la LIPR—un processus axé sur les faits—les agents d’ERAR ne sont pas appelés à rendre des décisions complexes sur des points de droit. Le deuxième facteur qui a été pris en considération est l’interaction du tribunal en cause avec les autres composantes du régime administratif. Une décision défavorable de l’agent d’ERAR revêt une importance capitale pour la personne visée puisqu’elle est susceptible d’aboutir à la mise à exécution d’une mesure de renvoi. La LIPR ne prévoit pas de droit d’appel des décisions des agents d’ERAR, sous réserve toutefois du droit du demandeur de saisir la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire de la décision le visant. Dans le cadre de l’examen du troisième facteur, soit la question de savoir si le tribunal est une instance juridictionnelle, on a conclu qu’une décision d’ERAR est principalement administrative. Bien que l’article 113 de la LIPR permette la tenue d’une audience dans des circonstances exceptionnelles, la plupart des décisions sont jugées sur dossier. Enfin, la Cour doit tenir compte de considérations pratiques, y compris la capacité du tribunal de se prononcer sur des questions de droit. Même si certains agents d’ERAR sont des avocats de formation, il était raisonnable de penser qu’ils ne possèdent pas les compétences spécialisées nécessaires pour procéder à des analyses fondées sur la Charte et que, s’ils le faisaient, ils compromettraient probablement l’efficacité du processus d’ERAR en plus d’en retarder le déroulement. Bien que les agents d’ERAR rendent des décisions extrêmement importantes, ils n’ont pas la compétence implicite pour examiner des questions de droit et ils n’ont notamment pas la compétence implicite pour déclarer inopérants des paragraphes de la LIPR dont l’application entraînerait une violation des droits garantis à une personne en vertu de la Charte.
Pour ce qui est de la question certifiée, la conclusion de la Cour fédérale portant que les allégations formulées par les appelants au sujet de violations spécifiques de la Charte ne reposaient pas sur la preuve et qu’ils disposaient d’autres voies de recours appropriées (en l’occurrence la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaires en instance, le contrôle judiciaire de la décision rendue à cet égard et une demande adressée au ministre pour qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire) était correcte. Il ne conviendrait pas que les appelants s’adressent à la Cour pour obtenir une réparation fondée sur la Charte avant d’avoir épuisé leurs autres recours. La Cour a refusé de répondre à la question certifiée.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1.
Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36.
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25(1), 95, 96, 97, 98, 100(4), 112, 113, 114, 115, 160, 162.
Projet de loi C‑11, Loi concernant l’immigration au Canada et l’asile conféré aux personnes déplacées, persécutées ou en danger, 1re sess., 37e lég., 2001.
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, art. 160, 161.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] 3 R.C.F. 323; 2004 CF 288; Travers c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 1 R.C.F. 505; 2006 CF 444; Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791; 2005 CSC 35; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, [2003] 2 R.C.S. 504; 2003 CSC 54.
décision examinée :
Mazuryk c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 257.
décisions citées :
Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235; 2002 CSC 33; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357; Adviento c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1430.
doctrine citée
Canada. Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Services juridiques. Regroupement des motifs de protection dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés : Menace à la vie ou risque de traitements ou peines cruels et inusités. Ottawa : Commission de l’immigration et du statut de réfugié, mai 2002.
Oxford English Dictionary, 2nd ed. Oxford : Clarendon Press, 1989, « inability ».
APPEL interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2005 CF 1193) rejetant une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’examen des risques avant renvoi de refuser de reconnaître aux appelants la qualité de personnes à protéger par l’application du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), qui prévoit que ne peuvent avoir la qualité de personnes à protéger les demandeurs d’asile qui sont exposés à une menace à leur vie causée par « l’incapacité du pays [de leur nationalité] de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats ». Appel rejeté.
ont comparu :
Geraldine Sadoway pour les appelants.
Bridget A. O’Leary et Bernard Assan pour l’intimé.
avocats inscrits au dossier :
Geraldine Sadoway, Toronto, pour les appelants.
Le sous‑procureur général du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1]Le juge Linden, J.C.A. : Le présent appel soulève plusieurs questions importantes qui ont toutes une incidence sur la réponse à la question de savoir si le mécanisme d’examen des risques avant renvoi (ERAR) prévu par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) permet de reconnaître la qualité de personnes à protéger à un demandeur d’asile et aux membres de sa famille déboutés. Le demandeur, M. Ramirez, souffre de graves problèmes de santé et il a besoin de traitements médicaux essentiels au maintien de la vie qu’il n’a pas les moyens de se payer dans son pays d’origine (le Mexique) et que, selon ce qu’il affirme, son pays ne lui fournira pas gratuitement.
[2]Le présent appel est interjeté d’une décision en date du 1er septembre 2005 (publiée à 2005 CF 1193) par laquelle le juge Mosley, de la Cour fédérale, a confirmé la décision d’un agent d’ERAR de refuser de reconnaître aux appelants la qualité de personnes à protéger par application du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR, qui prévoit que ne peuvent avoir la qualité de personnes à protéger les demandeurs d’asile qui sont exposés à une menace à leur vie causée par « l’incapacité du pays [de leur nationalité] de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats ».
QUESTIONS
[3]Le juge de première instance a certifié la question suivante [au paragraphe 94] :
L’exclusion, en vertu de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, d’une menace à la vie causée par l’incapacité d’un pays à fournir des soins médicaux adéquats à une personne atteinte d’une maladie qui met sa vie en danger contrevient‑elle à la Charte canadienne des droits et libertés d’une manière qui n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale et qui ne peut se justifier en application de l’article premier de la Charte?
[4]Les appelants soulèvent quatre questions supplémentaires :
a) Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en confirmant la décision de l’agent d’ERAR de refuser de reconnaître aux appelants la qualité de personnes à protéger par application du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR?
b) Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en estimant que l’agent d’ERAR n’a pas compétence pour examiner des questions constitutionnelles lorsqu’il est saisi d’une demande d’ERAR?
c) Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en estimant que l’agent d’ERAR n’a pas à tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire lorsqu’il est saisi d’une demande d’ERAR?
d) Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en concluant que la preuve n’était pas suffisante pour décider si les droits constitutionnels des appelants avaient été violés?
[5]Lors de l’instruction de l’appel, les appelants ont retiré la troisième question, en l’occurrence celle de savoir si le juge de première instance avait commis une erreur en concluant que l’agent d’ERAR ne peut tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire pour statuer sur une demande d’ERAR. Ce retrait faisait suite aux changements apportés aux politiques de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) en ce qui concerne les demandes d’ERAR. Les appelants ont en effet informé la Cour que, depuis le mois de février, les agents d’ERAR de l’Ontario peuvent examiner simultanément les demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire et les demandes d’ERAR.
[6]Avant d’aborder la question certifiée, je tiens à examiner les autres questions soulevées par les appelants. Mais commençons d’abord par un rappel des faits essentiels.
LES FAITS
[7]L’appelant, sa femme et leurs trois enfants sont citoyens du Mexique. Ils sont arrivés au Canada en octobre 2001 et ont demandé l’asile en invoquant leur appartenance à un groupe social, en l’occurrence celui des personnes pauvres et des victimes de crimes.
[8]En février 2002, avant que leur demande ne soit examinée, on a diagnostiqué chez l’appelant une insuffisance rénale en phase terminale et on lui a immédiatement prescrit l’hémodialyse, un traitement médical essentiel au maintien de la vie. Il reçoit toujours ces traitements.
[9]Le 7 mars 2003, la Section de la protection des réfugiés de la Commission a rejeté la demande d’asile des appelants. La Commission a refusé de reconnaître aux appelants la qualité de réfugié au sens de la Convention et celle de personnes à protéger, parce que la preuve démontrait que les appelants n’étaient pas personnellement exposés au risque d’être persécutés et qu’ils pouvaient se réclamer de la protection de l’État. La Commission a également refusé de reconnaître à l’appelant la qualité de personne à protéger du fait de ses problèmes médicaux. Voici un extrait de la décision de la Commission, à la page 8 :
[traduction] S’agissant de la menace à la vie prévue à son alinéa 97(1)b), la LIPR déclare dans les termes les plus nets qu’on ne peut tenir compte de la menace qui résulte de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats. Or, les demandeurs ne prétendent même pas qu’ils ne peuvent obtenir des soins de santé au Mexique, mais seulement qu’ils n’ont pas les moyens de les payer [. . .]
La question n’est pas de savoir si l’on est indifférent ou non à la situation de cette famille en raison des problèmes de santé très graves du demandeur d’asile. La procédure de reconnaissance de la qualité de réfugié ou de personne à protéger n’est tout simplement pas conçue de manière à aborder les questions de soins de santé.
Au risque de déborder le cadre de son mandat, la Section de la protection des réfugiés ne saurait tenir compte de motifs d’ordre humanitaire [. . .]
Les appelants n’ont pas saisi la Cour fédérale d’une demande d’autorisation en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision de la Commission sur la question de la qualité de réfugié ou de personne à protéger.
[10]Les appelants ont par la suite présenté depuis le Canada une demande de résidence permanente fondée sur des raisons d’ordre humanitaire (demande CH) en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Cette demande n’a pas encore été tranchée.
[11]Le 26 février 2004, les appelants ont présenté, en vertu de l’article 160 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), une demande d’ERAR dans laquelle ils demandaient à l’agent d’ERAR de prendre en compte des facteurs d’ordre humanitaire dans son examen des risques.
[12]Par lettre datée du 19 mai 2004, l’agent d’ERAR a informé les appelants que leur demande avait été rejetée pour le motif suivant : [traduction] « Nous en sommes arrivés à la conclusion que vous ne seriez pas personnellement exposés au risque d’être persécutés, d’être soumis à la torture, à une menace à votre vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si vous retourniez dans le pays dont vous avez la nationalité ou dans lequel vous aviez votre résidence habituelle ». Dans ses notes, l’agent d’ERAR chargé d’évaluer la demande précise que la raison ayant motivé son rejet est le fait que les appelants ont évoqué seulement des circonstances personnelles qui ne peuvent être prises en considération aux termes du sous‑alinéa 97(1)b)(iv). L’agent d’ERAR ajoute dans ses notes qu’on ne peut pas tenir compte de raisons d’ordre humanitaire dans le cadre d’un examen des risques.
[13]Les appelants ont introduit une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’ERAR devant la Cour fédérale, qui a rejeté leur demande, d’où le présent appel.
Cadre législatif : le droit d’asile prévu par la LIPR
[14]L’alinéa 95(1)b) de la LIPR confère l’« asile » à toute personne à qui la Commission reconnaît la qualité de réfugié, au sens de l’article 96, ou celle de « personne à protéger », au sens de l’article 97. Voici le texte des articles 95, 96 et 97 :
95. (1) L’asile est la protection conférée à toute personne dès lors que, selon le cas :
a) sur constat qu’elle est, à la suite d’une demande de visa, un réfugié ou une personne en situation semblable, elle devient soit un résident permanent au titre du visa, soit un résident temporaire au titre d’un permis de séjour délivré en vue de sa protection;
b) la Commission lui reconnaît la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger;
c) le ministre accorde la demande de protection, sauf si la personne est visée au paragraphe 112(3).
(2) Est appelée personne protégée la personne à qui l’asile est conféré et dont la demande n’est pas ensuite réputée rejetée au titre des paragraphes 108(3), 109(3) ou 114(4).
96. A qualité de réfugié au sens de la Convention—le réfugié—la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :
a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;
b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :
a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;
b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :
(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,
(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,
(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes—sauf celles infligées au mépris des normes internationales—et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,
(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.
(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection. [Non souligné dans l’original.]
[15]Dès lors que l’asile lui a été accordé conformé-ment au paragraphe 95(1), l’intéressé devient une « personne à protéger » à moins qu’il ne perde cette qualité sur constat qu’il a obtenu l’asile par fraude ou qu’il n’a plus besoin de protection (voir le paragraphe 95(2) de la LIPR). L’article 115 de la LIPR interdit de renvoyer du Canada une personne à protéger dans un pays où elle risque la persécution, sauf pour des raisons de grande criminalité ou de sécurité nationale et à condition que le ministre soit d’avis que cette personne constitue un danger pour le public au Canada ou un danger pour la sécurité du Canada.
Procédure d’examen des risques avant le renvoi
[16]La personne qui a été déboutée de sa demande d’asile par la Commission peut, sous réserve de certaines exceptions, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou si elle est nommée dans un certificat de sécurité (voir l’article 112 de la LIPR). Le mécanisme prévu par la LIPR pour évaluer ce type de demande est l’examen des risques avant le renvoi (ERAR).
[17]Aux termes de l’article 113, il est disposé de la demande d’ERAR sur la base des risques énumérés aux articles 96 à 98 de la LIPR. Le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve qui sont survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet (voir l’alinéa 113a) de la LIPR).
[18]La décision accordant la demande d’ERAR a pour effet de conférer l’asile au demandeur, à condition qu’il ne soit pas interdit de territoire pour raison de sécurité, de grande criminalité ou de criminalité organisée ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux. S’agissant de la personne interdite de territoire pour l’un ou l’autre des motifs susmentionnés, la décision favorable a pour effet de surseoir, pour le pays ou le lieu en cause, à la mesure de renvoi le visant (voir l’article 114 de la LIPR).
Erreurs reprochées à la Cour fédérale lors de son contrôle de la décision d’ERAR
[19]La première question à examiner dans le cadre du présent appel est celle de savoir si le juge de première instance a commis une erreur en confirmant la décision de l’agent d’ERAR de refuser de reconnaître aux appelants la qualité de personnes à protéger au motif que les risques qu’ils évoquaient ne pouvaient être pris en considération aux termes du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR. L’examen de cette question se fera en deux parties : premièrement, quel sens doit‑on donner à l’article 97 et, plus particulièrement, à l’exception contenue au sous‑alinéa 97(1)b)(iv)? En second lieu, le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en confirmant la conclusion de l’agent d’ERAR suivant laquelle les demandes des appelants ne faisaient pas état d’une menace à la vie leur permettant de bénéficier de la protection prévue à l’article 97?
a) Sens du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR
[20]Une partie du débat porte sur le sens de l’expression « incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats » au sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR. L’interprétation des lois est en principe considérée comme une question de droit. La Cour contrôle donc l’interprétation faite de cette disposition par le juge de première instance en fonction de la norme de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 8).
[21]Voici ce que le juge de première instance dit à ce sujet (au paragraphe 33) :
Je pense qu’il est évident que le régime législatif avait pour but d’exclure de la portée de l’article 97 les demandes d’asile fondées sur les risques découlant du caractère inadéquat des soins de santé et des traitements médicaux dans le pays d’origine du demandeur, notamment lorsque les traitements sont offerts aux personnes qui ont les moyens de payer.
[22]Les appelants soutiennent que le juge de première instance a commis une erreur dans la façon dont il a interprété les cas d’exclusion prévus au sous‑alinéa 97(1)b)(iv) parce qu’il n’a pas su faire la distinction entre la menace à la vie imputable au refus d’un pays d’offrir des soins de santé et la menace à la vie découlant d’une véritable incapacité de ce même État à fournir des soins médicaux. Suivant les appelants, l’exclusion prévue à l’article 97 n’est censée viser que ce dernier cas.
[23]Les appelants soutiennent que, pour interpréter l’exclusion prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(iv), la Cour doit tenir compte du fait que l’article 97 vise à protéger les intéressés contre les menaces à leur vie fondées sur des manquements aux règles internationales commis par d’autres pays et ce, parce que le législateur a élargi le champ de la protection à l’article 97 pour s’assurer que le Canada se conforme à ses engagements internationaux en matière de respect de droits de la personne. Les appelants citent à cet égard l’analyse article par article du projet de loi C‑11 [Loi concernant l’immigration au Canada et l’asile conféré aux personnes déplacées, persécutées ou en danger, 1re sess., 37e lég., 2001] (devenu par la suite la LIPR), où l’on trouve les précisions qui suivent au sujet de l’article 97 :
Cette nouvelle disposition s’applique uniquement aux personnes qui demandent l’asile au Canada. Elle regroupe de façon générale les motifs de protection actuels que l’on retrouve dans les diverses dispositions de la Loi et du Règlement actuels et qui sont évalués selon des procédures distinctes. Elles maintient les obligations du Canada en vertu des conventions internationales et de la Charte des droits et libertés et offre une définition claire de personne à protéger dans une seule disposition de la Loi. [Non souligné dans l’original.]
[24]Les appelants citent diverses conventions et déclarations internationales à l’appui de leur argument que l’accès aux soins médicaux est un droit de la personne légalement reconnu en droit international. Les appelants font de ce fait valoir que, pour respecter l’objectif visé par l’article 97, il faut interpréter de façon restrictive l’exception prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de manière à refuser la protection prévue par la Convention uniquement aux personnes provenant de pays qui sont véritablement incapables de fournir à leurs ressortissants les soins médicaux dont ils ont besoin.
[25]En conséquence, l’interprétation proposée par les appelants n’écarte pas la possibilité pour l’intéressé d’obtenir l’asile lorsqu’il peut démontrer qu’il risque d’être victime d’une violation de ses droits de la personne en raison du refus—et non pas de l’incapacité —de son pays de lui offrir un traitement médical essentiel à sa survie. Suivant les appelants, on peut dire qu’un pays refuse d’offrir des soins de santé lorsqu’il a la capacité financière de fournir des soins médicaux d’urgence mais qu’il choisit, pour des raisons d’ordre public, de ne pas les offrir gratuitement à ses citoyens défavorisés. Suivant les appelants, il s’agit là d’une violation des normes internationales, en plus d’être précisément le type de menace à la vie qui est visé par l’article 97.
[26]L’intimé, en revanche, plaide pour une interprétation large de l’exception contenue au sous‑alinéa 97(1)b)(iv), interprétation qui exclurait pratiquement toute menace à la vie imputable aux besoins de l’intéressé en matière de santé. L’intimé soutient qu’il n’existe aucune distinction entre le refus ou l’incapacité d’un pays de fournir des soins de santé. De plus, rien ne permet de penser qu’en édictant l’article 97 de la LIPR, le législateur fédéral entendait conférer les nouveaux droits de la personne préconisés par les appelants. L’intimé souligne que le Canada ne s’est jamais engagé à accorder l’asile aux personnes qui fondent leur demande uniquement sur l’incapacité ou le refus de leur propre gouvernement national de répondre à leurs besoins en matière de santé.
[27]La jurisprudence canadienne sur la question est peu abondante. On ne trouve que trois décisions récentes dans lesquelles la Cour fédérale a analysé la question à des degrés divers. Dans l’affaire Mazuryk c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 257, la demanderesse affirmait qu’elle serait exposée à une menace à sa vie si elle était renvoyée en Ukraine, et cela en raison de son état de santé qui se détériorait. Elle souffrait de la maladie de Parkinson et d’une thyro‑toxicose. Elle fondait sa demande, sous le régime de l’ancienne loi, sur l’incapacité de l’Ukraine de lui fournir les médicaments et les services médicaux dont elle avait besoin et sur le fait qu’elle n’avait pas les moyens d’assumer les frais de ces traitements. La juge Dawson conclut, au paragraphe 25, que la menace pour la vie qui résulte de l’incapacité d’un pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats n’est pas un risque contre lequel la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (la catégorie DNRSRC qui correspond maintenant à l’ERAR) a pour objet de prémunir les demandeurs.
[28]De même, dans l’affaire Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] 3 R.C.F. 323 (C.F.), la demanderesse, qui souffrait d’insuffisance rénale, affirmait que sa vie serait menacée si elle était renvoyée en Inde, qui était incapable de lui donner accès à des traitements de dialyse à un coût que la demanderesse pouvait assumer. L’agent d’ERAR a rejeté sa demande. Dans le cadre du contrôle judiciaire de cette décision, les parties, se concentrant surtout sur le sens de l’expression « soins médicaux ou de santé adéquats », ne s’entendaient pas sur la portée de l’exclusion prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(iv), Voici ce que le juge Russell a déclaré (aux paragraphes 23 et 24) :
Je suis d’avis que la réponse franche à cette question est que l’intention du Parlement n’est pas tout à fait claire à cet égard et que nous devons maintenant traiter d’une disposition de la loi qui, selon les faits de la présente affaire, est quelque peu ambiguë. Si les prétentions des demandeurs étaient fondées cela signifierait que l’on accepte que le Parlement avait l’intention d’exclure les risques fondés sur l’absence de soins de santé adéquats mais non les risques associés à la possibilité pour un demandeur en particulier d’obtenir des soins de santé adéquats. Le projet de loi C‑11 nous apprend que l’absence de soins médicaux ou de santé « adéquats » ne constitue pas un motif reconnu pour accorder la protection en vertu de la LIPR et qu’il est plus approprié que ces questions soient appréciées suivant d’autres dispositions de la loi.
Cela m’amène à conclure que le défendeur a raison quant à cette question. La question d’une menace à la vie suivant l’article 97 ne devrait pas inclure l’obligation d’évaluer la question de savoir s’il existe des soins médicaux et de santé adéquats dans le pays en question. Il y a diverses raisons pour lesquelles les soins médicaux et de santé peuvent être « inadéquats ». Il se peut que ces soins n’existent pas du tout ou qu’ils ne soient pas offerts à un demandeur en particulier parce qu’il n’est pas dans une situation dans laquelle il peut en profiter. Lorsqu’un demandeur n’a pas la possibilité d’obtenir ces soins, alors ils ne sont pas adéquats pour lui. [Non souligné dans l’original.]
Le juge Russell a néanmoins conclu que l’agente d’ERAR « avait raison et qu’elle n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle ».
[29]Dans l’affaire récente Travers c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 1 R.C.F. 505 (C.F.), le demandeur, qui avait été diagnostiqué comme étant séropositif, affirmait que, s’il retournait au Zimbabwe, sa vie serait en danger parce que le gouvernement n’était pas disposé à lui fournir des soins adéquats. Le juge Barnes a confirmé le rejet de la demande d’asile prononcé par la Commission en expli-quant, au paragraphe 25 :
Je souscris aux décisions prononcées dans les affaires Singh et Covarrubias. Compte tenu des conclusions que la Commission a tirées en l’espèce selon lesquelles M. Travers ne ferait pas l’objet de discrimination ou de persécution pour ce qui est de recevoir un traitement au Zimbabwe (quel qu’il soit), je ne pense pas qu’il puisse bénéficier de la protection de l’article 97 de la LIPR. Même dans les pays dont les systèmes de soins de santé sont particulièrement inadéquats, les personnes qui disposent de ressources financières suffisantes ont habituellement accès à des soins médicaux de qualité.
[30]Le juge Barnes a néanmoins évoqué la possibilité pour certains demandeurs de bénéficier de la protection de la loi en invoquant le fait qu’ils n’avaient pas accès à des soins de santé (au paragraphe 27) :
Malgré mes conclusions exposées ci‑dessus et les solides arguments présentés par le défendeur, je ne suis pas convaincu que l’exclusion du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) a une portée si large qu’elle interdit d’examiner tous les cas où une personne est incapable d’avoir accès à des soins de santé dans son pays d’origine. Lorsque l’accès à un traitement qui lui sauverait la vie est refusé à une personne pour des raisons de persécution qui ne sont pas autrement visées par l’article 96 de la LIPR, il semble approprié d’accorder la protection prévue par l’article 97.
[31]Après avoir examiné les arguments des parties et la jurisprudence peu abondante qui existe sur la question, je suis d’avis que la disposition en litige doit recevoir une interprétation large, de telle sorte que le demandeur ne pourra que rarement se décharger du fardeau qui lui incombe. Le demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, non seulement qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie, mais également que cette menace ne résulte pas de l’incapacité de son pays de fournir des soins de santé adéquats. Il s’agit d’une preuve négative : le demandeur doit démontrer que son pays n’est pas incapable de fournir des soins de santé qui sont adéquats pour le demandeur. Ce n’est pas une tâche facile et le libellé de cette disposition et l’historique de son adoption montrent que c’était bien l’intention du législateur.
[32]La capacité de fournir des soins de santé adéquats varie très sensiblement d’un pays à l’autre. Certains pourraient affirmer que même des pays bien nantis comme le Canada, le Royaume‑Uni et les États‑Unis ne fournissent pas des soins de santé « adéquats » à certains de leurs citoyens. Ces pays pourraient rétorquer qu’ils sont « incapables » de fournir plus de soins, compte tenu de leurs autres obligations financières. Certains pourraient ne pas être d’accord et faire valoir que, s’ils révisaient leurs priorités, ces pays pourraient en faire plus. Il n’est pas facile pour les tribunaux de répondre à la question de savoir si la répugnance d’un pays à fournir plus de soins de santé signifie que ce pays n’est pas en mesure d’en fournir davantage, sauf dans les cas où le refus de fournir des soins de santé repose sur des motifs de persécution ou sur des raisons semblables, auquel cas la charge de la preuve à laquelle il faut satisfaire est différente.
[33]J’aimerais développer ma pensée pour expliquer davantage les motifs pour lesquels j’en arrive à cette conclusion. Voici comment l’Oxford English Dictionary définit le terme « inability » (incapacité) [traduction] : « état d’une personne qui est incapable de faire quelque chose; défaut de capacité physique, intellectuelle ou morale; manque de puissance, de capacité ou de moyens ». Cette définition tirée du dictionnaire ne nous est pas très utile, sinon pour démontrer que le terme « incapacité » comporte de nombreuses acceptions qui ne se limitent pas à la seule capacité financière mais qui englobent des termes vagues comme l’incapacité mentale ou morale.
[34]L’historique législatif fournit certaines clés. Voici la note explicative de l’article 97 que l’on trouve à l’analyse article par article du projet de loi C‑11 (par la suite devenu la LIPR) :
Dans les cas où une personne serait exposée à un risque faute de soins médicaux ou de santé adéquats, il est plus approprié de recourir à d’autres dispositions de la Loi et de tels cas sont donc exclus de la définition. L’absence de soins médicaux ou de santé adéquats ne constitue pas un motif reconnu pour accorder la protection en vertu de la Loi.
[35]Ce n’est pas parce qu’un pays décide, pour des raisons d’ordre public, de ne pas fournir certains soins de santé qu’on doive nécessairement en conclure qu’il « n’est pas disposé » à fournir ces mêmes soins de santé à ses ressortissants. Interpréter l’exclusion comme les appelants le suggèrent obligerait l’agent d’ERAR à se livrer de façon intempestive à l’analyse du système médical d’un autre État en fonction de ses capacités financières et de ses priorités politiques actuelles, ce qui obligerait l’agent à conclure, en fait, que la décision d’un autre pays de ne pas fournir certains soins de santé, pour des raisons d’ordre public, est contestable selon les normes canadiennes. Ainsi que la Commission l’a déclaré dans la décision à l’examen dans l’affaire Travers [au paragraphe 16] : « ce n’est pas à la Commission de juger le système de prestation des soins de santé par rapport à celui du Canada ou d’imputer à qui que ce soit les lacunes de ce système, étant donné que les facteurs à l’origine de la situation sont multiples et complexes. »
[36]Les appelants cherchent essentiellement à élargir la portée de l’article 97 de manière à créer un nouveau droit de la personne qui permettrait d’exiger des soins de santé minimum. Bien que leurs intentions soient nobles, la loi ne va pas aussi loin au Canada. Dans l’arrêt Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791, au paragraphe 104, la juge en chef McLachlin et le juge Major expliquent, dans les motifs qu’ils ont rédigés à l’appui de la décision de la Cour, que la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) ne confère aucun droit constitutionnel distinct à des soins de santé. Si tel est le cas, la Cour suprême du Canada n’envisagerait probablement pas l’existence d’un droit distinct à des soins de santé pour tout ressortissant étranger visé par une mesure de renvoi au Canada.
[37]Par déduction nécessaire, l’interprétation des appelants imposerait au gouvernement canadien l’obligation de fournir systématiquement des soins médicaux d’urgence aux demandeurs d’asile déboutés qui sont atteints d’une maladie qui met leur vie en danger lorsqu’ils peuvent démontrer que leur pays d’origine a, théoriquement, la capacité financière de leur fournir les soins médicaux dont ils ont besoin, mais choisit de ne pas le faire pour une raison ou une autre, que cette raison soit justifiée ou non. Pareille interprétation imposerait un lourd fardeau à un système de santé canadien déjà surchargé ce qui, à mon avis, ne pouvait être l’intention qu’avait le législateur fédéral en édictant cette disposition.
[38]À mon sens, l’expression « incapacité de fournir des soins médicaux adéquats » englobe les cas dans lesquels un gouvernement étranger décide d’allouer ses fonds publics limités d’une façon qui oblige certains de ses citoyens moins bien nantis à assumer une partie de leurs frais médicaux. Toute autre interprétation obligerait la Cour à s’interroger sur l’opportunité des décisions prises par les gouvernements étrangers en matière d’affectation de leurs deniers publics et à aller même jusqu’à leur reprocher d’avoir dépenser leurs fonds d’une manière différente de celle qu’elle aurait choisie. En d’autres termes, la Cour en viendrait alors à décider qu’un gouvernement étranger doit fournir gratuitement des services médicaux à ceux de ses citoyens qui ne peuvent se les payer et ce, au détriment d’autres secteurs dont ce gouvernement est chargé. Il n’est pas possible que le législateur fédéral ait voulu qu’il en soit ainsi sans le dire explicitement.
[39]Il ne faudrait toutefois pas en conclure que l’exception prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(iv) doit recevoir une interprétation large au point de rendre irrecevable toute demande se rapportant à des soins de santé. Le libellé de la disposition permet de toute évidence à l’intéressé d’obtenir la qualité de personne à protéger lorsqu’il peut démontrer qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie en raison du refus injustifié de son pays de lui fournir des soins de santé adéquats lorsque ce pays a la capacité financière de les lui offrir. Par exemple, lorsqu’un pays cherche délibérément à persécuter une personne ou agit de façon discriminatoire à son égard en allouant sciemment des ressources insuffisantes pour traiter et soigner la maladie ou l’invalidité dont souffre cette personne, comme certains pays l’ont fait dans le cas de patients atteints du VIH/SIDA, cette personne peut bénéficier de cet article, car il s’agit en pareil cas d’un refus et non d’une incapacité de fournir des soins. C’est toutefois au demandeur qu’il incombe d’établir ce fait.
[40]Cette interprétation du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) est compatible avec la jurisprudence et elle va dans le sens des explications suivantes, que l’on trouve dans une publication des Services juridiques de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié intitulée Regrou-pement des motifs de protection dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés : Menace à la vie ou risque de traitements ou peines cruels et inusités [mai 2002], où l’on trouve ce qui suit, au point 3.1.9 :
On peut généralement établir une distinction entre l’incapacité d’un pays à fournir des soins médicaux ou de santé adéquats et les situations dans lesquelles des soins médicaux ou de santé adéquats sont fournis à certaines personnes, mais non à d’autres. Les personnes qui se voient refuser un traitement peuvent fonder une demande d’asile en vertu de l’alinéa 97(1)b) parce que, dans leur cas, le risque découle du refus du pays à leur fournir des soins adéquats. Les demandes impliquant ces types de situations pourraient aussi donner lieu à la reconnaissance de la qualité de réfugié si le risque est lié à un des motifs prévus à la définition de réfugié au sens de la Convention. [Non souligné dans l’original.]
[41]Pour ces motifs, j’estime que l’expression « ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats » au sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR empêche de reconnaître la qualité de personnes à protéger aux personnes qui fondent leur demande sur des éléments de preuve tendant à démontrer que leur pays d’origine est incapable de fournir des soins médicaux adéquats parce qu’il a choisi de bonne foi, pour des raisons légitimes de politique et de priorités financières, de ne pas fournir de tels soins à ses ressortissants. Cependant, le demandeur qui réussit à démontrer que le refus de son pays de fournir les soins en question n’est pas légitime peut éviter de tomber sous le coup de cette exception.
b) La demande présentée par l’appelant en l’espèce répond‑elle aux exigences du sous‑alinéa 97(1)b)(iv)?
[42]En tenant compte de l’interprétation qu’il convient de donner du sous‑alinéa 97(1)b)(iv), la Cour doit décider si le juge de première instance a commis une erreur en confirmant la décision de l’agent d’ERAR suivant laquelle la menace à la vie à laquelle l’appelant serait exposé ne lui permet pas de bénéficier de la protection prévue par l’article 97 de la LIPR. C’est une question mixte de fait et de droit, qui appelle un examen de l’interprétation que le juge de première instance a faite de l’ensemble de la preuve et la question de savoir si elle satisfait aux exigences de l’article 97. La décision du juge de première instance ne sera infirmée que s’il a commis une erreur manifeste et dominante (arrêt Housen, au paragraphe 36).
[43]Le paragraphe 100(4) de la LIPR précise que c’est au demandeur qu’il incombe de faire la preuve de la recevabilité de sa demande d’asile. Ainsi, pour satisfaire aux exigences de l’article 97 (de manière à rendre sa demande d’asile recevable), l’appelant était tenu de démontrer qu’il serait personnellement exposé, par son renvoi au Mexique, au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Pour établir qu’il était exposé à une menace à sa vie, l’appelant était notamment tenu de prouver que sa demande n’était pas irrecevable par application de l’exception prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(iv). En d’autres termes, l’appelant devait démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’en fait, la menace à sa vie à laquelle il serait exposé n’était pas attribuable à l’incapacité du Mexique de lui fournir les soins médicaux dont il a besoin.
[44]Le juge de première instance a estimé que l’appelant ne s’était pas déchargé de ce fardeau de preuve. La preuve dont disposait l’agent d’ERAR—et la Cour fédérale—consistait en l’affidavit souscrit par l’appelante au soutien de la demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Dans cet affidavit, l’appelante décrit l’état de santé de son mari ainsi que la situation financière de la famille et déclare que celle‑ci n’aurait pas les moyens de payer la dialyse si elle était renvoyée au Mexique. On a aussi versé au dossier des lettres des médecins canadiens de l’appelant attestant que ce dernier a besoin de façon ininterrompue de dialyse aux deux jours et qu’il faut lui administrer des médicaments pour contrôler la composition de son sang. Voici un extrait d’une lettre écrite le 13 juillet 2004 par l’un des médecins en question :
[traduction] Sachez que [M. Ramirez] est un patient qui reçoit présentement trois séances de dialyse par semaine à l’hôpital régional de Humber River. Ce traitement est essentiel à sa survie. [M. Ramirez], sa femme et leurs trois jeunes enfants doivent être expulsés vers le Mexique le samedi 17 juillet 2004. Nous nous sommes renseignés auprès de plusieurs sources au sujet de la possibilité de recevoir une dialyse au Mexique. Si j’ai bien compris, il serait contraint de payer de sa poche une thérapie qu’il n’a pas les moyens de se payer. En conséquence, il mourra dans les sept jours suivant l’interruption de sa dialyse. [Non souligné dans l’original.]
[45]Le juge de première instance a estimé, au paragraphe 47, qu’il ne disposait d’aucun élément de preuve expliquant comment les médecins en arrivaient à leurs conclusions au sujet du système de santé du Mexique. Considérant qu’il s’agissait de ouï‑dire, le juge a déclaré qu’il n’était pas convaincu qu’à défaut d’éléments de preuve additionnels l’étayant, cette lettre était suffisamment digne de foi pour établir la véracité de son contenu. Suivant le juge de première instance, la preuve n’était pas suffisante pour établir même que la vie de l’appelant était menacée, au moment des faits, par l’absence de soins médicaux adéquats au Mexique.
[46]Les appelants n’ont pas réussi à démontrer qu’en tirant cette conclusion mixte de fait et de droit, le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en confirmant la décision de l’agent d’ERAR sur ce point. Ce moyen d’appel est par conséquent mal fondé.
Compétence de l’agent d’ERAR pour examiner des questions constitutionnelles
[47]Dans le cadre du contrôle judiciaire, le juge de première instance a déclaré, au paragraphe 24, que l’ERAR n’est pas le cadre qui convient pour trancher des questions complexes de droit, y compris celles touchant l’interprétation de la Constitution. Il a estimé que le tribunal administratif qui fonde sa décision sur une disposition inconstitutionnelle commet une erreur de compétence. Pour en arriver à cette conclusion, le juge de première instance s’est fondé sur le jugement Singh, dans lequel le juge Russell explique, au paragraphe 30 qu’« [e]n l’absence d’une attribution expresse, je ne peux pas conclure que le législateur avait l’intention de conférer aux agents d’ERAR une compétence implicite de trancher des questions constitutionnelles de la sorte de celles que les demandeurs présentaient à l’agente [d’ERAR] ».
[48]Les appelants affirment que la conclusion du juge de première instance et, partant, le jugement Singh, sont erronés. Ils soutiennent que les agents d’ERAR ont compétence pour déclarer inopérantes les dispositions de la LIPR qui auraient autrement pour effet de violer les droits individuels garantis par la Charte et ce, parce que les agents d’ERAR sont implicitement compétents pour trancher des questions de droit. Cette compétence implicite découle du fait qu’ils sont constamment appelés à interpréter des questions de droit lorsqu’ils appliquent la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36, et la définition de l’expression « personne à protéger » prévue par la LIPR, et qu’ils ont des conseillers juridiques pour les aider dans cette tâche. Les appelants font en outre valoir que les agents d’ERAR doivent être en mesure de se prononcer sur la constitutionnalité de l’article 97 parce qu’il est nécessaire que les demandeurs d’asile déboutés puissent soulever ces questions à la première occasion.
[49]Dans l’arrêt Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, [2003] 2 R.C.S. 504 (Martin), la Cour suprême du Canada a explicité la démarche que les tribunaux judiciaires doivent suivre pour décider si un organisme administratif est compétent pour soumettre à un examen fondé sur la Charte les dispositions qu’il est habilité à appliquer. Le juge Gonthier écrit, au paragraphe 40, que « [l]orsque la loi habilitante confère expressément le pouvoir de trancher des questions de droit, l’on peut s’en tenir à son libellé. L’attribution expresse du pouvoir d’examiner ou de trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative est présumée conférer également le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition. » Le juge Gonthier explique qu’à défaut d’une attribution expresse de pouvoir, il faut se demander si le législateur a voulu conférer au tribunal administratif le pouvoir implicite de trancher les questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée. Voici ce qu’il dit, au paragraphe 41 :
Pour déterminer s’il y a attribution implicite de pouvoir, il est nécessaire d’examiner la loi dans son ensemble. Parmi les facteurs à prendre en considération, il y a la mission que la loi confie au tribunal administratif en cause et la question de savoir s’il est nécessaire de trancher des questions de droit pour l’accomplir efficacement, l’interaction du tribunal en cause avec les autres composantes du régime administratif, la question de savoir si ce tribunal est une instance juridiction-nelle, ainsi que des considérations pratiques comme la capacité du tribunal d’examiner des questions de droit. Les considérations pratiques ne peuvent cependant pas l’emporter sur ce qui ressort clairement de la loi elle‑même, surtout lorsque priver le tribunal du pouvoir de trancher des questions de droit nuirait à sa capacité d’accomplir la mission qui lui a été confiée. Comme dans le cas de la compétence conférée expressément, si on conclut que le tribunal administratif a le pouvoir implicite de trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative, ce pouvoir sera présumé englober celui de se prononcer sur la constitution-nalité de cette disposition.
Le juge Gonthier explique ensuite (au paragraphe 42) que, dès lors qu’un tribunal administratif est présumé avoir le pouvoir de trancher des questions de droit, que ce soit en raison d’une attribution expresse ou d’une attribution implicite, cette présomption ne peut être réfutée que par « le retrait explicite du pouvoir de trancher des questions de droit constitutionnel ou par ce qui ressort clairement, en ce sens, de la loi elle‑même plutôt que de considérations externes. »
[50]Or, ni la LIPR ni ses règlements d’application ne confèrent explicitement aux agents d’ERAR le pouvoir de trancher des questions de droit, contrairement à la Section d’appel de l’immigration, à la Section de l’immigration et à la Section de la protection des réfugiés, qui se sont toutes vu attribuer la compétence exclusive pour connaître des questions de droit dans le cadre des affaires dont elles sont saisies (article 162 de la LIPR).
[51]La Cour doit décider si les agents d’ERAR se sont vus attribuer implicitement le pouvoir de trancher des questions de droit, en tenant compte des facteurs énumérés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Martin.
[52]Le premier facteur à examiner a trait à la mission que la loi confie à l’agent d’ERAR et la question de savoir s’il doit trancher des questions de droit pour pouvoir accomplir efficacement sa mission. Pour remplir sa mission, l’agent d’ERAR est tenu de procéder à une évaluation des risques en conformité avec les articles 96 et 97 de la LIPR. Pour ce faire, l’agent d’ERAR doit s’assurer que le Canada se conforme aux obligations qui lui sont imposées par la Charte et par les instruments internationaux en matière de droits de la personne. Bien que cette tâche oblige les agents d’ERAR à interpréter les dispositions de la LIPR, il n’en demeure pas moins que l’examen des risques est un processus axé sur les faits. Dans la plupart des cas, les agents d’ERAR ne sont pas appelés à rendre des décisions complexes sur des points de droit.
[53]Le deuxième facteur qui entre en ligne de compte est l’interaction du tribunal en cause avec les autres composantes du régime administratif. Dans le cas qui nous occupe, il importe de signaler que la décision revêt une importance capitale pour la personne visée. En effet, une décision défavorable de l’agent d’ERAR est susceptible d’aboutir à la mise à exécution d’une mesure de renvoi. De plus, la LIPR ne prévoit pas de droit d’appel des décisions des agents d’ERAR, sous réserve toutefois du droit du demandeur de saisir la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire de la décision le visant.
[54]Le troisième facteur est celui de savoir si le tribunal est une instance juridictionnelle. Une décision d’ERAR est principalement administrative. Bien que l’article 113 de la LIPR permette la tenue d’une audience dans des circonstances exceptionnelles, la plupart des demandes sont jugées sur dossier (voir l’article 161 du Règlement).
[55]Enfin, la Cour doit tenir compte de considéra-tions pratiques, y compris la capacité du tribunal de se prononcer sur des questions de droit. Les agents d’ERAR ne sont pas toujours des juristes, bien que certains d’entre eux soient des avocats et que tous reçoivent une formation juridique. Pour cette raison, il est raisonnable de penser que les agents d’ERAR ne possèdent pas les compétences spécialisées nécessaires pour procéder à des analyses fondées sur la Charte et que, s’ils le faisaient, ils compromettraient probablement l’efficacité du processus d’ERAR en plus d’en retarder le déroulement.
[56]La Cour reconnaît que les agents d’ERAR rendent des décisions extrêmement importantes et que, pour un nombre appréciable de gens, l’évaluation qui est faite à l’étape de l’ERAR est susceptible de constituer le dernier examen des risques dont ils peuvent faire l’objet avant leur expulsion. Toutefois, compte tenu des considérations susmentionnées et du fait que la LIPR confère expressément à d’autres organes décisionnels le pouvoir d’examiner des questions de droit et des questions constitutionnelles, je suis d’accord avec le juge de première instance et avec le juge Russell (voir le jugement Singh) pour dire qu’un agent d’ERAR n’a pas la compétence implicite pour examiner des questions de droit et qu’il n’a notamment pas la compétence implicite pour déclarer inopérants des paragraphes de la LIPR dont l’application entraînerait une violation des droits garantis à une personne en vertu de la Charte.
[57]Ce moyen d’appel est par conséquent mal fondé.
La question certifiée
[58]La question certifiée qui est posée dans le présent appel invite la Cour à se demander si, au vu de l’ensemble de la preuve dont elle dispose, l’exclusion d’une menace à la vie causée par l’incapacité d’un pays à fournir des soins médicaux adéquats à une personne atteinte d’une maladie qui met sa vie en danger contrevient à la Charte d’une manière qui n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale et qui ne peut se justifier en application de l’article premier de la Charte.
[59]Il est de jurisprudence constante que les analyses relatives à la Charte ne doivent pas être effectuées dans un vide factuel (MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, à la page 361). Autrement dit, le défaut d’éléments de preuve adéquats au soutien d’une allégation de violation de la Charte porte un coup fatal à toute demande visant à faire déclarer une disposition législative inconstitutionnelle.
[60]Ainsi que je l’ai déjà expliqué dans les présents motifs, le juge de première instance a estimé que l’appelant n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il serait exposé à une menace à sa vie en raison de soins médicaux inadéquats s’il était expulsé au Mexique. Le juge de première instance a conclu—et je suis du même avis—que les allégations formulées par les appelants au sujet de violations spécifiques de la Charte ne reposaient pas sur la preuve. Il n’y a donc pas de fondement factuel qui nous permettrait d’entamer une analyse fondée sur la Charte en l’espèce.
[61]Qui plus est—et comme le juge de première instance l’a fait observer—d’autres voies de recours appropriées sont ouvertes aux appelants en l’espèce, en l’occurrence la demande CH en instance, le contrôle judiciaire de la décision rendue sur celle‑ci si les appelants sont déboutés et une demande adressée au ministre pour qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire. Conformément au raisonnement suivi par le juge Martineau dans le jugement Adviento c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1430, au paragraphe 54, j’estime qu’il ne convient pas que les appelants s’adressent à la Cour pour obtenir une réparation fondée sur la Charte avant d’avoir épuisé leurs autres recours.