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[1993] 1 C.F. 427

T-1418-92

Le commissaire à l’information du Canada (requérant)

c.

Le premier ministre du Canada (intimé)

T-1867-92

Le commissaire à l’information du Canada (requérant)

c.

Le premier ministre du Canada (intimé)

T-1524-92

Mary Calamai (requérante)

c.

Le premier ministre du Canada et le Bureau du Conseil privé (intimés)

T-1390-92

Ken Rubin (requérant)

c.

Le greffier du Conseil privé (intimé)

Répertorié : Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Premier ministre) (1re inst.)

Section de première instance, juge Rothstein—Ottawa, 11 août et 19 novembre 1992.

Accès à l’information — Demande de communication des sondages d’opinion, commandés par le gouvernement, sur l’unité nationale et la réforme constitutionnelle — Recours en contrôle judiciaire du refus du gouvernement de divulguer la plus grande partie des informations recherchées — Critère du « risque vraisemblable de préjudice probable » et non de la « possibilité de préjudice » — Non-applicabilité du critère de l’échelle mobile en fonction de l’importance des renseignements en cause — Première affaire portant sur l’exemption prévue à l’art. 14 de la Loi sur l’accès à l’information (communication préjudiciable à la conduite des affaires fédérales-provinciales) — Rôle de la Cour sous le régime de l’art. 50 — Présomption en faveur de la communication — Fardeau de la preuve — Absence de motifs raisonnables pour refuser la communication des documents à la lumière des preuves et témoignages présentés par le gouvernement.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fondamentales — Liberté de presse — Demande de communication des sondages d’opinion commandés par le gouvernement sur l’unité nationale et la réforme constitutionnelle — Il échet d’examiner s’il faut interpréter l’art. 14 de la Loi sur l’accès à l’information à la lumière de l’art. 2b) de la Charte — Il ne s’agit pas d’une simple question d’interprétation des lois — Si l’art. 14 habilite expressément le gouvernement à limiter un droit réputé protégé (accès aux documents de l’administration fédérale), la contestation doit porter sur la validité constitutionnelle de cet article — La Cour ne prononce pas sur l’argument constitutionnel faute d’observation de l’art. 57 de la Loi sur la Cour fédérale qui prévoit la notification aux procureurs généraux.

Des demandes de communication ont été faites concernant les documents relatifs aux sondages d’opinion commandés par le gouvernement et aux résultats des groupes de discussion, du 1er juillet 1990 au 31 décembre 1991, sur l’unité nationale et la réforme constitutionnelle, ainsi qu’aux contrats y afférents. Des 709 pages identifiées par le coordonnateur de l’accès à l’information et de la protection de la vie privée du Conseil privé comme étant visées par ces demandes, seules 120 pages ont été communiquées. Le Commissaire à l’information a conclu que les plaintes étaient fondées et que tous les documents demandés, à l’exception de 74 pages, devraient être divulgués. Le refus du gouvernement de communiquer les documents demandés fait l’objet du présent recours en contrôle judiciaire. Ce refus était fondé sur l’article 14 de la Loi sur l’accès à l’information aux termes duquel la communication peut être refusée si elle risque de porter préjudice à la conduite par le gouvernement des affaires fédérales-provinciales. C’est la première fois que la Cour est appelée à se prononcer sur cette exemption. Le gouvernement soutient que les enjeux étaient si importants (l’existence même du pays) que rien ne justifierait, en cette conjoncture, la communication d’informations qui pourraient a) limiter les orientations et les mesures ouvertes au gouvernement, b) avoir un effet néfaste sur le climat des négociations fédérales-provinciales, c) porter atteinte aux négociations en cours avec les provinces, et d) divulguer des renseignements à ceux qui s’opposent à l’unité canadienne.

Jugement : les requêtes sont accueillies avec dépens.

Le paragraphe 2(1) de la Loi sur l’accès à l’information établit le principe d’interprétation des dispositions de fond de cette dernière : a) le public a droit à la communication des documents de l’administration fédérale; b) les exceptions indispensables doivent être précises et limitées; c) les décisions quant à la communication sont susceptibles de recours indépendants du pouvoir exécutif.

L’article 14 de la Loi, invoqué pour justifier l’exemption, emploie les mots « risquerait vraisemblablement de ». Dans Canada Packers Inc. c. Canada (Ministre de l’Agriculture), la Cour d’appel fédérale a interprété ces mots, tels qu’ils figurent à l’alinéa 20(1)c), comme signifiant que le refus de communication doit être fondé sur le « risque vraisemblable de préjudice probable ». Notre Cour est liée par cette décision. L’approche australienne, qui est plus favorable à la thèse du gouvernement, avec son critère à échelle mobile et son interprétation plus littérale de la loi, ne saurait être acceptée vu la clarté et l’applicabilité directe de la jurisprudence canadienne en la matière. La jurisprudence canadienne portant interprétation de la Loi sur l’accès à l’information a défini des principes directeurs qui peuvent servir à déterminer si la communication risquerait vraisemblablement de causer un préjudice probable dans un cas donné; elle a défini aussi la marche à suivre en la matière.

Les arguments fondés sur l’alinéa 2b) de la Charte (liberté d’expression) ont été assimilés à une contestation de la validité constitutionnelle de l’article 14 de la Loi sur l’accès à l’information (à supposer que l’alinéa 2b) s’applique au type de documents en cause de l’administration fédérale). Il ne s’agit pas d’une simple question d’interprétation de textes de loi (interprétation de l’article 14 à la lumière de l’alinéa 2b) de la Charte). Par application du précédent Slaight Communications Inc. c. Davidson de la Cour suprême du Canada, il a été jugé que la décision à prendre en application de l’article 14 se limite à former une opinion quant à la question de savoir si la divulgation des renseignements risquerait vraisemblablement de causer un préjudice, et qu’elle n’est guère discrétionnaire. Il s’ensuit que si l’article 14 habilite le gouvernement à limiter un droit réputé protégé (accès aux documents de l’administration fédérale), la contestation doit porter sur la constitutionnalité de cet article. Faute d’avis requis par l’article 57 de la Loi sur la Cour fédérale, la Cour a refusé de se prononcer sur cette contestation fondée sur la Charte.

La procédure suivie par la Cour fédérale sous le régime de l’article 50 de la Loi sur l’accès à l’information est fondée sur les preuves et les témoignages. La Cour n’est pas un tribunal administratif spécialisé, doté de ressources propres; elle ne peut que se fonder sur les preuves et témoignages soumis à son examen. Il s’ensuit que la partie qui cherche à protéger la confidentialité doit s’acquitter de la lourde charge qui lui incombe d’administrer formellement des preuves claires et directes établissant la prépondérance des probabilités.

Avec l’adoption de la Loi sur l’accès à l’information en 1982 et l’abrogation du paragraphe 41(2) de la Loi sur la Cour fédérale (confidentialité absolue dans les relations fédérales-provinciales), le législateur a montré qu’il n’était plus satisfait de l’attitude abusivement prudente de l’administration fédérale envers la divulgation des renseignements. Il échet d’examiner si le gouvernement a des motifs raisonnables pour prévoir que la communication causerait un préjudice, ou s’il adopte une attitude abusivement prudente motivée par une possibilité de préjudice, ce que ne permet pas la loi applicable.

On peut déduire du paragraphe 2(1) de la Loi qu’une approche générale ne suffit pas pour justifier la confidentialité. Il faut qu’il y ait un lien clair et direct entre la divulgation de tel ou tel renseignement et le préjudice invoqué. Et il faut expliquer comment ou pourquoi le préjudice invoqué résulterait de la communication de telle ou telle page du dossier.

Voici ce qu’il faut conclure des dépositions des témoins cités par le gouvernement : (1) Leur approche révèle un effort bien intentionné d’éviter le risque plutôt que de considérer si la divulgation risquerait vraisemblablement de causer un préjudice. (2) Il n’y a guère de preuve claire et spécifique d’un lien entre le risque vraisemblable de préjudice et le contenu de pages spécifiques. (3) Les témoins cités par le gouvernement ne mentionnent que de façon générale, et non pas expresse, quelque 90 p. 100 du document. Cela ne suffit pas pour permettre à la Cour de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables pour protéger la confidentialité de ces renseignements. (4) Il n’y a aucune évaluation spécifique du chevauchement entre les renseignements du domaine public et les données du gouvernement.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2b).

Code canadien du travail, S.R.C. 1970, ch. L-1.

Freedom of Information Act, No. 3, 1982 (Aust.), art. 3, 33A(1) (édicté par Freedom of Information Amendment Act, 1983, No. 81, art. 17).

Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, art. 2, 4 (mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144), 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 41, 42, 47, 48, 50.

Loi sur l’accès à l’information, S.C. 1980-81-82-83, ch. 111, annexe 1.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19).

Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10, art. 41(2) (abrogé par S.C. 1980-81-82-83, ch. 111, art. 3).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS SUIVIES :

Canada Packers Inc. c. Canada (Ministre de l’Agriculture), [1989] 1 C.F. 47; (1988), 53 D.L.R. (4th) 246; 32 Admin. L.R. 178; 26 C.P.R. (3d) 407; 87 N.R. 8 (C.A.); Saint John Shipbuilding Ltd. c. Canada (Ministre des Approvisionnements et services) (1990), 67 D.L.R. (4th) 315; 107 N.R. 315 (C.A.F.).

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Maislin Industries Limited c. Ministre de l’Industrie et du Commerce, [1984] 1 C.F. 939; (1984), 10 D.L.R. (4th) 417; 8 Admin. L.R. 305; 27 B.L.R. 84 (1re inst.); Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; (1989), 59 D.L.R. (4th) 416; 26 C.C.E.L. 85; 89 CLLC 14,031; 93 N.R. 183.

DISTINCTION FAITE AVEC :

Arnold (on behalf of Australians for Animals) v Queensland (1987), 73 ALR 607 (Aust. Fed. Ct.).

DÉCISIONS CITÉES :

Rubin c. Canada (Société canadienne d’hypothèques et de logement), [1989] 1 C.F. 265; (1988), 52 D.L.R. (4th) 671; 19 F.T.R. 160; 86 N.R. 186 (C.A.); Air Atonabee Ltd. c. Canada (Ministre des Transports) (1989), 27 C.P.R. (3d) 180; 27 F.T.R. 194 (C.F. 1re inst.); Ottawa Football Club c. Canada (Ministre de la Condition physique et du Sport amateur), [1989] 2 C.F. 480; (1989), 23 C.P.R. (3d) 297; 24 F.T.R. 62 (1re inst.); Bande indienne de Montana c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), [1988] 5 W.W.R. 151; (1988), 59 Alta. L.R. (2d) 353; 18 F.T.R. 15 (C.F. 1re inst.); Ternette c. Canada (Solliciteur général), [1992] 2 C.F. 75; (1991), 86 D.L.R. (4th) 281; 39 C.P.R. (3d) 371; 49 F.T.R. 161 (1re inst.); Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministère de la Santé et du Bien-être social, Division de la protection) (1988), 20 C.P.R. (3d) 177 (C.F. 1re inst.).

DOCTRINE

Johnston, Richard et al. Letting the People Decide : Dynamics of a Canadian Election, Montréal : McGill-Queen’s University Press, 1992.

REQUÊTES en contrôle judiciaire du refus du gouvernement de communiquer certains dossiers (sondages d’opinion commandés par le gouvernement sur l’unité nationale et la réforme constitutionnelle pour la période allant du 1er juillet 1990 au 31 décembre 1991) sous prétexte que la communication de ces renseignements pourrait porter préjudice à la conduite des affaires fédérales-provinciales (article 14 de la Loi sur l’accès à l’information). Requêtes accueillies.

AVOCATS :

David W. Scott, c.r., Peter K. Doody et Daniel Brunet pour le requérant Commissaire à l’information.

Richard G. Dearden et Neil Wilson pour la requérante Mary Calamai.

Barbara A. McIsaac et T. Bradbrooke Smith pour les intimés.

A COMPARU :

Ken Rubin pour son propre compte.

PROCUREURS :

Scott & Aylen, Ottawa, pour le requérant Commissaire à l’information.

Gowling, Strathy & Henderson pour la requérante Mary Calamai.

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.

RÉQUÉRANT POUR SON PROPRE COMPTE :

Ken Rubin.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Rothstein :

A.        INTRODUCTION

La cause en instance résulte de quatre recours exercés en application de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1 (la Loi) :

1. Recours en date du 15 juin 1992 du Commissaire à l’information du Canada (appelé ci-après le Commissaire à l’information ou le Commissaire) contre le premier ministre du Canada[1] (numéro du greffe T-1418-92), en contrôle judiciaire du refus du gouvernement de communiquer certains documents demandés par Jeffrey Simpson le 19 novembre 1991, savoir :

[traduction] Tous les documents relatifs aux sondages d’opinion et aux groupes de discussion sur les questions constitutionnelles, du 1er juillet 1990 au 24 septembre 1991.

et par Kirk Lapointe le 19 novembre 1991, savoir :

[traduction] Tous les documents relatifs aux sondages d’opinion et aux groupes de discussion sur les questions constitutionnelles, depuis le 25 septembre 1991 jusqu’à présent [c’est-à-dire jusqu’au 19 novembre 1991].

2. Recours en date du 22 juillet 1992 du Commissaire à l’information contre le premier ministre (numéro du greffe T-1867-92), en contrôle judiciaire du refus du gouvernement de communiquer certains documents demandés par Jason Morris le 30 janvier 1992, savoir :

[traduction] Les documents contenus dans le dossier 929178 du BCP « Sondages sur l’unité nationale » en matière de modifications constitutionnelles, du 1er janvier 1991 au 31 décembre 1991.

et par Norman Nielsen le 28 janvier 1992, savoir :

[traduction] Les documents contenus dans le dossier 929179 du BCP « Résultats des sondages d’opinion » effectués en 90/91 sur les questions d’unité nationale et la constitution.

3. Recours en date du 23 juin 1992 de Mary Calamai contre le premier ministre et le Bureau du Conseil privé (appelé ci-après BCP) (numéro du greffe T-1524-92), en contrôle judiciaire du refus du gouvernement de communiquer à Mme Calamai les documents qu’elle a demandés le 7 novembre 1991, comme suit :

[traduction] Je demande communication des résultats de tous les sondages, groupes de discussion et autres formes d’échantillonnage de l’opinion publique sur la constitution ou la réforme constitutionnelle, qui ont été effectués depuis le 1er juillet 1990....

4. Recours en date du 15 juin 1992 de Ken Rubin contre le greffier du Conseil privé (numéro du greffe T-1390-92), en contrôle judiciaire du refus du gouvernement de communiquer à M. Rubin les documents qu’il a demandés le 29 novembre 1991, savoir :

[traduction] La liste descriptive de tous les sondages d’opinion commandés par le BCP depuis janvier 1991, leur coût, les contrats y afférents, et la copie des résultats provisoires/définitifs ou de tous documents relatifs à ces sondages. Déc/91 ou la date de la réponse.

Bien que les demandes de communication fussent différentes les unes des autres dans leurs détails, elles portaient toutes sur les documents relatifs aux sondages d’opinion commandés par le gouvernement et aux résultats des groupes de discussion, du 1er juillet 1990 au 31 décembre 1991, sur l’unité nationale et la réforme constitutionnelle, ainsi qu’aux contrats s’y rapportant.

La suite réservée à chacune de ces demandes a été essentiellement la même. Le coordonnateur de l’accès à l’information et à la protection de la vie privée du Conseil privé a identifié 709 pages comme étant visées par les demandes de communication. Sur ce nombre, 120 pages[2] ont été communiquées aux demandeurs. La communication de quelque 589 pages[3] a été refusée. Dans chaque cas, le demandeur s’est plaint du refus auprès du Commissaire à l’information.

Le 16 janvier 1992, le Commissaire à l’information a commencé à correspondre avec le greffier du Conseil privé à ce sujet. Par suite, le BCP lui a communiqué tous les documents et renseignements pertinents. Le Commissaire à l’information a recueilli les observations des demandeurs et du gouvernement, a notifié aux intéressés les positions respectives de part et d’autre et a donné à toutes les parties la possibilité de présenter de nouvelles observations.

Le 15 avril 1992, le Commissaire à l’information a fait savoir au greffier du Conseil privé qu’il concluait que les plaintes étaient fondées et que tous les documents demandés, à l’exception de 74 pages, devraient être divulgués. Le Commissaire a demandé au greffier du Conseil privé de lui faire savoir au 11 mai 1992 au plus tard, si ses recommandations seraient mises à exécution et, le cas échéant, dans quelle mesure.

Le 13 mai 1992, le greffier du Conseil privé, en réponse, a informé le Commissaire des raisons pour lesquelles il n’envisageait pas de donner suite aux recommandations de ce dernier.

En juin 1992, le Commissaire informa les demandeurs de ses conclusions et recommandations, et du fait qu’il était disposé, s’ils y consentaient, à saisir cette Cour d’un recours en contrôle judiciaire contre le refus du gouvernement de communiquer les documents demandés.

Simpson et Lapointe, suivis par Morris et Nielsen, ont autorisé le Commissaire à l’information à saisir la Cour fédérale. Mme Calamai et M. Rubin ne l’ont pas fait parce qu’à leur avis, tous les documents demandés devaient être divulgués (et non pas les seuls documents demandés par le Commissaire à l’information).

Les motifs d’ordonnance applicables aux quatre recours sont donnés dans la cause Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Premier Ministre), numéro du greffe T-1418-92. Ils prennent en considération les preuves et témoignages ainsi que l’argumentation présentés pour chacune des quatre requêtes.

B.        LES CONCLUSIONS DU COMMISSAIRE À L’INFORMATION

Les conclusions en date du 15 avril 1992 du Commissaire à l’information font ressortir la difficulté que représente cette cause :

[traduction] Il n’y a aucun doute que, dans le climat instable actuel des négociations sur le renouveau constitutionnel, une approche prudente à la divulgation des renseignements est amplement justifiée. Une phrase mal articulée, mal interprétée ou prononcée à un moment inopportun peut causer des difficultés pour les négociations fédérales-provinciales en cours sur l’unité. Je dois avouer qu’il m’est très pénible d’avoir à me prononcer sur la question soulevée par les plaintes dans cette affaire, savoir si le BCP a été excessivement prudent dans la divulgation au point de faillir au critère du « risque vraisemblable de préjudice » visé à l’article 14. Malheureusement, je suis tenu par la loi à cette tâche.

Le Commissaire à l’information explique la difficulté qu’il relève en l’espèce. Il fait cette observation :

[traduction] Sur un point, je n’ai aucun doute. Même dans le contexte de nos inquiétantes difficultés constitutionnelles, dont l’enjeu (l’existence même du pays tel que nous le connaissons) est si important, la condition minimum de la confidentialité n’a pas changé. Si certains tiennent à garder secrets des documents qui présentent « un risque » de préjudice s’ils sont divulgués, je suis d’avis que la loi ne donne tout simplement pas cette latitude au gouvernement (ou à moi-même).

Cela dit, je ne doute pas non plus que la décision du gouvernement de ne pas divulguer les documents visés par ces plaintes ait été prise en bonne foi, après examen minutieux aux échelons les plus élevés et dans le contexte d’un engagement général à la transparence...

Viennent ensuite les conclusions et recommandations du Commissaire à l’information :

[traduction] Ayant personnellement examiné les dossiers soustraits à la communication et faisant l’objet de cette enquête, et pris en considération les arguments avancés pour ou contre leur divulgation, je ne peux être aussi doctrinaire que je l’ai été. En l’espèce, je suis convaincu que si elles sont divulguées, certaines parties des documents visés risqueraient vraisemblablement de causer le préjudice visé à l’article 14.

Des parties de documents pourraient donner une idée des choix stratégiques envisagés par le gouvernement et même un commissaire à l’information peut comprendre le besoin légitime du gouvernement de garder certaines de ses cartes secrètes lors de négociations délicates. Et il y a en fait dans ces documents des questions—destinées à sonder la profondeur et les limites de la réaction du public à certaines idées, individus, groupes ou hypothèses—qui de par leur nature peuvent être formulées de façon inélégante ou malhabile, du moins du point de vue des relations publiques. Il n’est pas déraisonnable, à mon avis, d’admettre que si elles sont divulguées, ces informations pourraient perturber l’atmosphère déjà troublée où se déroulent les négociations de réforme constitutionnelle.

Cela dit, je dois rendre compte qu’après avoir personnellement examiné le dossier des sondages d’opinion, je suis convaincu que si certains renseignements méritent certainement d’être exemptés, il n’en est pas de même de la plupart d’entre eux. Pour la plus grande partie, les questions, réponses et analyses portent sur des questions publiques et des propositions publiques. Il m’est tout simplement impossible de convenir que leur divulgation pourrait compromettre les orientations ou les mesures ouvertes au gouvernement.

...

Pour en revenir à la règle juridique, je dois faire observer qu’à mon avis, la plupart des documents retenus ne risqueraient vraisemblablement pas, s’ils étaient divulgués, de porter préjudice à la conduite des relations fédérales-provinciales. En particulier, j’estime qu’il faut divulguer les questions et réponses relatives aux sujets dont on sait qu’ils ont été abordés dans les discussions sur l’unité ou qui révèlent les réponses aux questions posées dans les sondages sur des politiques, propositions, stratégies ou idées publiquement annoncées (qu’elles émanent du gouvernement fédéral, des provinces ou d’autres institutions ou individus).

Il est vrai que si elles étaient divulguées, ces informations pourraient faire l’objet de commentaires dans les médias ou autres forums publics, et elles pourraient servir à soutenir ou à critiquer la position des divers intervenants dans le débat sur l’unité. À cette objection, je répondrais que de l’avis du gouvernement lui-même, une large participation du public informé au débat est nécessaire pour éviter l’impression qu’il en est exclu, impression qui, à mon avis, comporte un risque considérable de préjudice pour les relations fédérales-provinciales. Et il ne faut pas oublier que le plus récent des sondages en cause est maintenant dépassé de près de six mois.

Pour emprunter le vocabulaire du droit—même un non-juriste ne peut y échapper—je conclus qu’il est possible de prélever et de communiquer davantage de documents, en application de l’article 25, sans donner lieu au préjudice visé à l’article 14. Pour cette raison, je ne peux que conclure au bien-fondé des plaintes faisant l’objet du présent rapport. J’ai communiqué à votre coordonnateur de l’accès à l’information un ensemble marqué de documents que je juge propres au prélèvement.

Le Commissaire à l’information a conclu que sur le total de 709 pages demandées, toutes, à l’exception de 74 pages, devraient être communiquées.

C.        LES TEXTES DE LOI APPLICABLES

L’article 2 de la Loi sur l’accès à l’information en énonce l’objet comme suit :

2. (1) La présente loi a pour objet d’élargir l’accès aux documents de l’administration fédérale en consacrant le principe du droit du public à leur communication, les exceptions indispensables à ce droit étant précises et limitées et les décisions quant à la communication étant susceptibles de recours indépendants du pouvoir exécutif.

(2) La présente loi vise à compléter les modalités d’accès aux documents de l’administration fédérale; elle ne vise pas à restreindre l’accès aux renseignements que les institutions fédérales mettent normalement à la disposition du grand public.

Le paragraphe 4(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144] définit le droit d’accès fondamental aux documents de l’administration fédérale, comme suit :

4. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi mais nonobstant toute autre loi fédérale, ont droit à l’accès aux documents d’une institution fédérale et peuvent se les faire communiquer sur demande :

a) les citoyens canadiens;

b) les résidents permanents au sens de la Loi sur l’immigration.

Les articles 13 à 24 prévoient les exceptions au principe général d’accès défini au paragraphe 4(1). L’article 14 est la disposition invoquée en l’espèce par le gouvernement pour refuser de communiquer les documents demandés :

14. Le responsable d’une institution fédérale peut refuser la communication de documents contenant des renseignements dont la divulgation risquerait vraisemblablement de porter préjudice à la conduite par le gouvernement du Canada des affaires fédéro-provinciales, notamment des renseignements sur :

a) des consultations ou délibérations fédéro-provinciales;

b) les orientations ou mesures adoptées ou à adopter par le gouvernement du Canada touchant la conduite des affaires fédéro-provinciales.

L’article 25 prévoit la possibilité de prélever les documents consultables sur ceux qui ne le sont pas :

25. Le responsable d’une institution fédérale, dans les cas où il pourrait, vu la nature des renseignements contenus dans le document demandé, s’autoriser de la présente loi pour refuser la communication du document, est cependant tenu, nonobstant les autres dispositions de la présente loi, d’en communiquer les parties dépourvues des renseignements en cause, à condition que le prélèvement de ces parties ne pose pas de problèmes sérieux.

Les articles 30 à 37 prévoient les modalités de l’intervention du Commissaire à l’information.

Aux termes de l’article 41, quiconque s’est vu refuser la communication de documents peut, après plainte auprès du Commissaire à l’information, saisir cette Cour d’un recours en contrôle judiciaire :

41. La personne qui s’est vu refuser communication totale ou partielle d’un document demandé en vertu de la présente loi et qui a déposé ou fait déposer une plainte à ce sujet devant le Commissaire à l’information peut, dans un délai de quarante-cinq jours suivant le compte rendu du Commissaire prévu au paragraphe 37(2), exercer un recours en révision de la décision de refus devant la Cour. La Cour peut, avant ou après l’expiration du délai, le proroger ou en autoriser la prorogation.

L’article 42 prévoit qu’avec le consentement de la personne qui a demandé le document, le Commissaire à l’information peut saisir cette Cour d’un recours en contrôle judiciaire contre le refus de communication sur lequel il a effectué une enquête :

42. (1) Le Commissaire à l’information a qualité pour :

a) exercer lui-même, à l’issue de son enquête et dans les délais prévus à l’article 41, le recours en révision pour refus de communication totale ou partielle d’un document, avec le consentement de la personne qui avait demandé le document;

b) comparaître devant la Cour au nom de la personne qui a exercé un recours devant la Cour en vertu de l’article 41;

c) comparaître, avec l’autorisation de la Cour, comme partie à une instance engagée en vertu des articles 41 ou 44.

L’article 47 prévoit qu’en cas de procédure engagée en application des articles 41 ou 42, la Cour prendra toutes les précautions nécessaires pour éviter que ne soient divulgués les renseignements en cause. Cette règle de procédure inhabituelle a été expliquée par le juge en chef adjoint Jerome dans Maislin Industries Limited c. Ministre de l’Industrie et du Commerce, [1984] 1 C.F. 939 (1re inst.), à la page 942 :

En ce qui concerne les audiences à huis clos, les débats devant nos tribunaux doivent être publics et être tenus en présence de toutes les parties. Il peut y avoir à l’occasion des exceptions à ce principe, mais ces exceptions doivent se limiter aux cas de nécessité absolue. Même alors, les directives doivent permettre de sauvegarder l’intérêt qu’a le public dans l’administration de la justice et les droits de toutes les parties qui sont exclues du débat. Dans les demandes faites en vertu des lois sur l’accès à l’information, le litige porte sur le caractère confidentiel de certains renseignements, et il est évident qu’une audience publique dans ce cas rendrait inutile la décision finale. En conséquence, il semble qu’il n’y ait en l’espèce d’autre solution que de n’admettre à l’audience que les avocats des parties.

L’article 48 prévoit que dans toute instance engagée en application de l’article 41 ou 42, il incombe au gouvernement de prouver le bien-fondé du refus de communication :

48. Dans les procédures découlant des recours prévus aux articles 41 ou 42, la charge d’établir le bien-fondé du refus de communication totale ou partielle d’un document incombe à l’institution fédérale concernée.

L’article 50 définit le rôle et la compétence de la Cour en cas de recours contre le refus de communication fondé par le gouvernement sur l’article 14 de la Loi :

50. Dans les cas où le refus de communication totale ou partielle du document s’appuyait sur les articles 14 ou 15 ou sur les alinéas 16(1)c) ou d) ou 18d), la Cour, si elle conclut que le refus n’était pas fondé sur des motifs raisonnables, ordonne, aux conditions qu’elle juge indiquées, au responsable de l’institution fédérale dont relève le document en litige d’en donner communication totale ou partielle à la personne qui avait fait la demande; la Cour rend une autre ordonnance si elle l’estime indiqué.

D.        LE CRITÈRE JURIDIQUE DE LA CONFIDENTIALITÉ

Cette cause est la première où la Cour est appelée à se prononcer sur l’exception prévue à l’article 14 de la Loi « porter préjudice à la conduite par le gouvernement du Canada des affaires fédéro-provinciales ».

La Loi prévoit deux catégories d’exemptions, les exemptions obligatoires (articles 13, 19, 20, 24) et les exemptions discrétionnaires (articles 14, 15, 16, 17, 18, 21, 22, 23). Dans le cas des exemptions obligatoires, il s’agit seulement de décider si le document relève des catégories que la Loi soustrait à la communication. Dans le cas des exemptions discrétionnaires, telles les exceptions prévues à l’article 14, deux décisions sont nécessaires : il faut tout d’abord déterminer si le document relève de la catégorie soumise à l’exception légale invoquée dans le cas d’espèce; et ensuite, le cas échéant, s’il y a quand même lieu de communiquer ce document. C’est sur le premier type de décision que des preuves et témoignages ont été produits et que les avocats de part et d’autre ont présenté leur argumentation en l’espèce.

Le paragraphe 2(1) qui énonce l’objet de la Loi établit aussi le principe d’interprétation des dispositions de fond. Selon ce paragraphe, la Loi a pour objet :

2. (1) … d’élargir l’accès aux documents de l’administration fédérale...

Il établit les principes directeurs suivants :

(a) le public a droit à la communication des documents de l’administration fédérale;

(b) les exceptions indispensables doivent être précises et limitées;

(c) les décisions quant à la communication sont susceptibles de recours indépendants du pouvoir exécutif.

En analysant l’objet de la Loi sur l’accès à l’information [S.C. 1980-81-82-83, ch. 111, ann. I] dans le jugement Maislin Industries Limited c. Ministre de l’Industrie et du Commerce, supra, le juge en chef adjoint Jerome a tiré cette conclusion aux pages 942 et 943 :

Toutes les parties admettent que le fardeau de la preuve incombe à la requérante Maislin. Il faut cependant souligner que, puisque le principe de base de ces lois est de codifier le droit du public à l’accès aux documents du gouvernement, deux conséquences en découlent : d’abord, les tribunaux ne doivent pas neutraliser ce droit sauf pour les motifs les plus évidents, de sorte qu’en cas de doute, il faut permettre la communication; deuxièmement, le fardeau de convaincre la cour doit incomber à la partie qui s’oppose à la communication, qu’il s’agisse, comme en l’espèce, d’une société privée ou d’un citoyen ou, dans d’autres cas, du gouvernement.

En l’espèce, c’est l’article 14 qui a été invoqué pour justifier l’exemption. Les mots « risquerait vraisemblablement de » figurant à l’article 14 se retrouvent dans d’autres dispositions de la Loi. Face à la même formule qui se trouve à l’alinéa 20(1)c), la Cour d’appel fédérale a conclu que le refus de communication doit être fondé sur le « risque vraisemblable de préjudice probable »; voir Canada Packers Inc. c. Canada (Ministre de l’Agriculture), [1989] 1 C.F. 47, aux pages 59 et 60. Il ressort d’une lecture attentive des motifs prononcés par le juge MacGuigan J.C.A., qu’il était « tenté » d’interpréter les mots « risquerait vraisemblablement de » par analogie avec les principes de responsabilité délictuelle, mais a repoussé cette tentation parce qu’elle pourrait ouvrir la porte à l’exception fondée sur le préjudice possible et non le préjudice probable :

… j’estime qu’il faille repousser la tentation d’établir une analogie en matière de responsabilité délictuelle, particulièrement si on pense que l’affaire Wagon Mound (No. 2), susmentionnée, ouvre la porte à la responsabilité fondée sur la simple possibilité d’un préjudice prévisible, par opposition à sa probabilité. La méthode d’interprétation des lois qui consiste à examiner les termes dans leur contexte global et que cette Cour a suivie dans l’affaire Lor-Wes Contracting Ltd. c. La Reine, [1986] 1 C.F. 346; (1985), 60 N.R. 321, et Cashin c. Société Radio-Canada, [1988] 3 C.F. 494, exige que nous examinions le texte de ces alinéas dans leur contexte global, c’est-à-dire en tenant compte en l’espèce particulièrement de l’objet énoncé à l’article 2 de la Loi. Le paragraphe 2(1) énonce clairement que la Loi devrait être interprétée en tenant compte du principe que les documents de l’administration fédérale devraient être mis à la disposition du public et que les exceptions au droit d’accès du public devraient être « précises et limitées ». Avec un tel mandat, j’estime qu’on doit interpréter les exceptions au droit d’accès figurant aux alinéas c) et d) comme exigeant un risque vraisemblable de préjudice probable.

Il est clair que les textes de loi applicables, tels que la jurisprudence les a interprétés, imposent un lourd fardeau à la partie qui s’oppose à la communication. Face à pareil fardeau, les avocats représentant le gouvernement font valoir que je ne devrais pas suivre le précédent Canada Packers (supra), mais que je devrais m’inspirer de l’application faite par la jurisprudence australienne de la loi Freedom of Information Act 1982 [No. 3, 1982] d’Australie, qui est plus favorable à la thèse du gouvernement.

Je suis tenu de suivre la décision Canada Packers (supra). Je dois cependant m’arrêter brièvement sur l’un des arguments avancés par le gouvernement. Selon celui-ci, le paragraphe 2(1) de la Loi sur l’accès à l’information n’a que valeur descriptive et ne doit pas servir de guide pour l’interprétation de la même Loi. Je ne saurais accueillir cet argument. Si on interprète les lois, c’est pour en atteindre les buts et objectifs. Puisque le législateur a expressément énoncé l’objet du texte ainsi que les principes à appliquer pour son interprétation, cet objet et ces principes doivent constituer le fondement sur lequel on doit interpréter les dispositions de fond de la Loi. En effet, dans le passage ci-dessus de la décision Canada Packers (supra), le juge MacGuigan J.C.A., est parvenu à la même conclusion à l’égard de cette Loi.

Les avocats représentant le gouvernement ont encore avancé des arguments pour distinguer les faits de la cause en instance de ceux de l’affaire Canada Packers (qui portait sur l’alinéa 20(1)c) et non sur l’article 14), ou encore pour faire valoir que cette dernière cause a été mal jugée. En poursuivant cet argument, ils ont dû soutenir que la décision Saint John Shipbuilding Ltd. c. Canada (Ministre des Approvisionnements et services) (1990), 67 D.L.R. (4th) 315 (C.A.F.), qui suivait Canada Packers, était aussi mal jugée. Les mots « risquerait vraisemblablement de », dont l’interprétation donnée dans Canada Packers a été suivie dans Saint John Shipbuilding, sont les mêmes que ceux qui nous intéressent en l’espèce. Il ne servirait à rien d’analyser l’argument des avocats du gouvernement à ce sujet puisque je suis tenu de suivre les précédents Canada Packers et Saint John Shipbuilding. Il suffit de noter que j’ai examiné ces arguments et que je ne les ai pas trouvés concluants.

Comme noté plus haut, le gouvernement soutient aussi qu’on peut interpréter et appliquer la loi canadienne en s’inspirant de la jurisprudence australienne portant sur la loi Freedom of Information Act 1982 d’Australie.

Le paragraphe 3(1) de la loi australienne, qui en définit l’objet, est semblable mais non identique au paragraphe 2(1) de la loi canadienne. Voici ce qu’il prévoit :

[traduction] 3. (1) La présente loi a pour objet d’élargir autant que possible l’accès du public australien aux documents du gouvernement du commonwealth :

(a)  par la mise à la disposition du public des renseignements sur les activités des ministères et des autorités publiques, et en particulier, par la garantie que les règles et pratiques régissant les rapports entre le public et les ministères et autorités publiques soient à la disposition de ceux qui en sont affectés;

(b)  par la création d’un droit général d’accès aux renseignements contenus dans les documents se trouvant en la possession des ministres, des ministères et des autorités publiques, ce droit n’étant limité que par des exceptions et exemptions nécessaires à la protection de l’intérêt public essentiel, ainsi que de la vie privée et du commerce des personnes au sujet desquelles ces renseignements ont été recueillis et détenus par les ministères et autorités publiques concernés.

(2) Les dispositions de la présente loi seront interprétées de façon que l’objet prévu au paragraphe (1) soit atteint et que tout pouvoir discrétionnaire conféré par elle soit exercé de manière, autant que faire se peut, à faciliter et à promouvoir la communication des renseignements, promptement et au coût le plus bas possible.

Le gouvernement soutient que l’équivalent de l’article 14 de la loi canadienne est le paragraphe 33A(1) [édicté par Freedom of Information Amendment Act, 1983, No. 81, art. 17] de la loi australienne qui porte :

[traduction] 33A (1) Sous réserve du paragraphe (5), est exempté de la communication tout document dont la communication sous le régime de la présente loi :

(a) nuirait ou risquerait vraisemblablement de nuire aux relations entre le commonwealth et un État;

...

(5) Le présent article ne s’applique pas aux documents renfermant des renseignements dont la divulgation sous le régime de la présente loi est, tout bien considéré, conforme à l’intérêt public.

À l’appui de sa thèse, le gouvernement cite divers précédents australiens. Son avocat fait cependant valoir dans son argumentation que la décision Arnold (on behalf of Australians for Animals) v Queensland (1987), 73 ALR 607 (Aust. Fed. Ct.), donne le sommaire de la jurisprudence australienne applicable et constitue une illustration suffisante de l’interprétation qu’il défend.

En définissant le critère à appliquer dans le cadre du paragraphe 33a(1), le juge Burchett a tiré cette conclusion dans Arnold v. Queensland, supra, à la page 628 :

[traduction] Un trait caractéristique du libellé de l’alinéa (a) du paragraphe 33a(1) est qu’il n’est pas nécessaire de conclure que la divulgation nuirait aux relations entre le commonwealth et un État. Cet alinéa prévoit une seconde possibilité : « ou risquerait vraisemblablement de nuire ». Il est maintenant établi que cette disposition n’exige pas d’établir la probabilité, bien qu’une possibilité qui n’atteigne pas au niveau de probabilité doit être suffisamment tangible pour être qualifiée de risque vraisemblable.

Et un peu plus loin :

[traduction] Je pense que les mots « risquerait vraisemblablement de » figurant dans la loi ont un sens correspondant à celui qu’exprime ce passage, mais en dernière analyse, l’impératif ultime que prévoit cette loi, c’est qu’il faut l’appliquer telle qu’elle est formulée au problème qui se pose dans le cas d’espèce.

Ces deux passages cernent, il me semble, le sens que le gouvernement entend dégager de la jurisprudence australienne, à savoir : (1) qu’il faut appliquer un critère à échelle mobile, c’est-à-dire que plus le préjudice résultant de la divulgation est grave, plus on doit opter pour le critère du préjudice possible, et que moins le préjudice éventuel est grave, plus on doit faire pencher la balance du côté de la preuve du risque probable; et (2) que la Loi sur l’accès à l’information doit être interprétée telle qu’elle est libellée, sans qu’on cherche à y introduire des mots qui n’y figurent pas.

Aussi séduisants que puissent être ces arguments, ils ne sauraient être accueillis vu la clarté et l’applicabilité directe de la jurisprudence canadienne en la matière. Sur le premier point, cette jurisprudence (Canada Packers, supra) m’interdit d’appliquer une évaluation sur échelle mobile qui justifierait le refus de communication par un risque vraisemblable de préjudice possible compte tenu de la gravité du préjudice qui pourrait résulter de la divulgation[4]. Sur le second point, cette jurisprudence ne laisse aucun doute que le critère que je dois appliquer pour interpréter les mots « risquerait vraisemblablement de » figurant à l’article 14 de la Loi sur l’accès à l’information est le critère du risque vraisemblable de préjudice probable.

La jurisprudence canadienne portant interprétation de la Loi sur l’accès à l’information a défini des principes directeurs qui peuvent servir à déterminer si la communication risquerait vraisemblablement de causer un préjudice probable dans un cas donné; elle a aussi défini la marche à suivre en la matière. Voici les règles qui s’en dégagent, et la liste n’en est pas exhaustive :

1. Les exceptions au droit d’accès doivent être justifiées par un risque vraisemblable de préjudice probable; voir Canada Packers (supra), à la page 60.

2. On doit tenir compte de l’avis mûrement réfléchi du Commissaire à l’information; voir Rubin c. Canada (Société canadienne d’hypothèques et de logement), [1989] 1 C.F. 265 (C.A.), à la page 272.

3. Il faut présumer que les renseignements demandés seront utilisés, lorsqu’il s’agit d’examiner si la divulgation risquerait vraisemblablement de causer un risque probable; voir Air Atonabee Ltd. c. Canada (Ministre du Transport) (1989), 27 C.P.R. (3d) 180 (C.F. 1re inst.), à la page 210.

4. Il convient d’examiner si les renseignements dont la communication est refusée peuvent être obtenus de sources auxquelles le public a normalement accès, ou peuvent être obtenus par observation ou par étude indépendante par un simple citoyen agissant de son propre chef; voir Air Atonabee (supra), à la page 202.

5. La couverture par la presse d’un renseignement confidentiel est un facteur à prendre en considération dans l’examen du risque de préjudice probable résultant de la divulgation; voir Canada Packers (supra), à la page 63; Ottawa Football Club c. Canada (Ministre de la Condition physique et du Sport amateur), [1989] 2 C.F. 480 (1re inst.), à la page 488.

6. Est admissible la preuve relative à l’intervalle séparant la date du renseignement confidentiel et celle de sa divulgation; voir Ottawa Football Club (supra), à la page 488.

7. La preuve des conséquences susceptibles de découler de la divulgation, qui donne une description générale de ces conséquences, ne satisfait pas à la norme de preuve applicable à l’exemption de communication; voir Ottawa Football Club (supra), à la page 488; Air Atonabee (supra), à la page 211.

8. Chaque document distinct doit être considéré à part et dans le contexte de tous les documents demandés car la teneur totale d’une communication doit influer énormément sur les conséquences vraisemblables de sa divulgation; voir Canada Packers (supra), à la page 64.

9. L’article 25 de la Loi prévoit la possibilité de séparer dans un document les renseignements qui peuvent être divulgués de ceux qui sont protégés par une exception. Le prélèvement doit être raisonnable. Il ne servirait à rien de divulguer quelques lignes hors de contexte; voir Bande indienne de Montana c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), [1988] 5 W.W.R. 151 (C.F. 1re inst.), à la page 166.

10. Le refus de communication doit être justifié au moyen de témoignages par affidavit expliquant clairement la raison de l’exemption de chaque document; voir Ternette c. Canada (Solliciteur général), [1992] 2 C.F. 75 (1re inst.), aux pages 109 et 110 et Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministère de la Santé et du Bien-être social, Division de la protection) (1988), 20 C.P.R. (3d) 177 (C.F. 1re inst.), à la page 179.

J’ai tenu compte des principes et méthodes ci-dessus pour analyser les documents en cause.

E.        LES PREUVES ET TÉMOIGNAGES

Les témoignages produits dans le cadre de ces quatre requêtes consistent en quelque seize affidavits et transcriptions des contre-interrogatoires consacrés à quatre de ces affidavits. De nombreuses pièces sont jointes à chacun des affidavits. Il ne serait pas exagéré de dire que les documents versés aux débats dépassent les mille pages.

Les témoignages à l’appui des requêtes

1.         L’affidavit public du 16 juin 1992 de Paul Tetro

M. Tetro, qui est conseiller juridique au Commissariat à l’information, rapporte dans son affidavit la chronologie des événements faisant suite à la demande de communication de Simpson et de Lapointe. Cet affidavit est accompagné d’une pièce composée de 108 pages (sur 709 pages) dont le BCP indique qu’elles sont consultables et qui ont été séparées du restant des renseignements dont celui-ci soutient qu’ils sont exemptés en application de l’article 14 de la Loi.

Cet affidavit explique que le Commissariat à l’information a désigné un enquêteur, que le BCP a communiqué à ce dernier toutes les pages visées, confidentielles ou non, ainsi que ses notes de service internes à ce sujet.

L’affidavit rapporte ensuite la procédure observée par le Commissaire à l’information, telle qu’elle est notée plus haut.

L’instance devant le Commissaire à l’information a duré de la mi-janvier à la mi-mai 1992. L’affidavit relate enfin comment les recours judiciaires ont été engagés.

2.         L’affidavit public du 22 juillet 1992 de Paul Tetro

Cet affidavit donne essentiellement la chronologie des événements faisant suite à la demande de communication de Nielsen et de Morris. Essentiellement, tous les faits articulés dans l’affidavit du 16 juin 1992 de M. Tetro au sujet de la demande de communication de Simpson et de Lapointe s’appliquent aux demandes de Nielsen et de Morris.

3.         L’affidavit confidentiel du 16 juin 1992 de Paul Tetro

Cet affidavit énumère tous les documents relevés par le BCP comme faisant l’objet des demandes initiales faites en application de la Loi, lesquels documents y sont joints. Il mentionne également le rapport de décision du BCP en matière d’accès à l’information, et les notes de service internes de ce dernier au sujet des demandes de communication, ces documents étant joints à l’affidavit. Divers mémoires et lettres échangés entre les plaignants et le Commissaire à l’information d’une part, et entre celui-ci et le BCP d’autre part, y sont également joints. Les documents dont la communication est recommandée sont énumérés et joints; ceux dont la communication n’est pas recommandée sont également joints mais non énumérés.

4.         L’affidavit du 23 juin 1992 de Mary Calamai

Cet affidavit donne la chronologie des événements faisant suite à la demande de communication de Mme Calamai. Ces événements suivaient essentiellement le même cours que ceux qui faisaient suite aux demandes Simpson et Lapointe. Mme Calamai témoigne qu’elle a été informée par le Commissaire à l’information qu’il était disposé à la représenter devant la Cour mais à certaines conditions. Mme Calamai exprime sa ferme conviction que tous les documents demandés devraient être divulgués (et c’est pour cette raison qu’elle a intenté elle-même son recours et n’a pas consenti à ce que le Commissaire à l’information la représente). Elle a joint à son affidavit copie de ses demandes de communication, de la correspondance subséquente avec le BCP et le Commissaire à l’information, des documents divulgués, de certains renseignements qui ont été communiqués par la suite, et des notes prises d’un discours de 1984 du premier ministre du Canada.

5.         L’affidavit du 8 juillet 1992 de Mary Calamai

Dans cet affidavit, Mme Calamai témoigne qu’elle est documentaliste chez Southam News, qui est une agence de presse dont Southam Inc. est la propriétaire et l’exploitante. Southam News effectue des sondages d’opinion avec la collaboration du groupe Angus Reid. Voici ce qu’elle déclare au paragraphe 4 de son affidavit :

[traduction] 4. Un domaine dans lequel le groupe Angus Reid et Southam News ont effectué des sondages d’opinion extensifs durant la période visée par ma demande de communication du 7 novembre 1991 (pièce « A » jointe à mon affidavit du 23 juin 1992) est celui de l’unité nationale, de la constitution et de la réforme constitutionnelle. Ci-joint à titre de pièces « A » à « M », lesquelles sont énumérées en détail au paragraphe 5 ci-dessous, les sondages effectués par le groupe Angus Reid et Southam News sur les questions d’unité nationale, de constitution et de réforme constitutionnelle, lesquelles questions font l’objet de la procédure en instance.

Le paragraphe 5 énumère les sondages d’opinion effectués durant la période allant du 16 novembre 1990 au 7 mai 1992. Les paragraphes 6 et 7 de l’affidavit portent ce qui suit :

[traduction] 6. Ci-joint, à titre de pièces « 1 » à « 60 » sous reliure séparée, les sorties d’imprimante des articles que les reporters de Southam News ont consacrés pendant la même période à ces questions et à ces sondages. Comme je ne connais pas le contenu des documents qui ne m’ont pas été communiqués et qui font l’objet de ce recours, j’ai produit tous les articles publiés par Southam News sur ces questions durant la période visée. Ces articles étaient offerts par Southam News aux journaux du Canada entier.

7.   À la lecture du peu de documents qui m’a été communiqué par l’intimé nommé dans cette requête, il ressort des pages 554 et 555 (incluses dans la pièce « A » de mon affidavit du 23 juin 1992) qu’il y a eu deux groupes de discussion sur les « propositions du Groupe des 22 », où les participants ont été invités à faire part de « leur réaction à cette « proposition fédérale » » et à « lire ces 28 propositions ». Ci-joint, à titre d’annexe « 61 », la copie du rapport du Groupe des 22, dont ses 28 propositions, et, à titre de pièce « 62 », copie des articles de journaux sur la réaction suscitée par ces propositions.

Cet affidavit est accompagné des résultats des 13 sondages d’opinion mentionnés au paragraphe 5 et des 60 articles mentionnés au paragraphe 7. Y est joint en outre le [traduction] « Rapport du Groupe des 22 ».

6.         L’affidavit du 15 juin 1992 de Ken Rubin

Cet affidavit donne la chronologie des événements faisant suite à la demande de communication du 29 novembre 1991 de Rubin, et rapporte que le Commissaire à l’information a offert de saisir la Cour fédérale en son nom, mais que Rubin n’a pu [traduction] « consentir à ce qu’il me représente comme il me l’a demandé puisque je voulais me faire communiquer toutes les 690 [sic] pages de résultats des sondages d’opinion, et non pas seulement 620 [sic] pages ».

7.         L’affidavit complémentaire du 29 juin 1992 de Ken Rubin

Cet affidavit présente la chronologie des événements ainsi que la correspondance, qui y est jointe, faisant suite aux demandes de communication antérieures de M. Rubin. Y sont également joints les contrats passés par le BCP avec Decima Research Limited et Créatec+ respectivement. Ces contrats, datés du 12 septembre 1991, portent sur l’exécution de sondages d’opinion dont les détails figurent à l’annexe A, pour la période allant du 15 mai 1991 au 30 septembre 1991. La portée des travaux, indiquée à l’annexe A de chaque contrat, n’est pas divulguée.

8.         L’affidavit du 29 juin 1992 de Ken Rubin

Dans cet affidavit, M. Rubin fait état de la similarité entre sa demande de communication et celle du Commissaire à l’information et de Mme Calamai. L’affidavit était déposé à l’appui de la requête en jonction de la cause Rubin avec les autres instances.

Les témoignages produits contre les requêtes

9.         L’affidavit public du 6 juillet 1992 de Daniel Joseph Gagnier

Durant la période allant du 17 octobre 1990 au 30 juin 1992, M. Gagnier était sous-secrétaire du Cabinet pour les communications et consultations, au BCP. Au paragraphe 7 de son affidavit, M. Gagnier témoigne qu’il a recommandé au greffier du Conseil privé, M. Tellier, de refuser de communiquer les documents en cause parce que leur divulgation risquerait vraisemblablement de porter préjudice à la conduite par le gouvernement du Canada des affaires intéressant la constitution et l’unité nationale. Le paragraphe 8 souligne l’importance du problème :

[traduction] 8. Ces documents se rapportent à un sujet qui est unique et revêt une importance primordiale. Il s’agit de la structure constitutionnelle du Canada. Rien que de ce fait, la conduite par le gouvernement du Canada des affaires en la matière revêt une importance particulière, laquelle caractérise aussi la nature et l’étendue de ces documents.

Les paragraphes 9 à 15 portent sur le sujet des documents en cause et expliquent pourquoi les sondages d’opinion sont importants pour le gouvernement. Le paragraphe 17 fait le lien entre le refus de communication et le moment de la divulgation :

[traduction] 17. Il y a lieu de souligner que le refus de communication s’explique par le moment de la divulgation. Il ne s’agit pas là du refus de communiquer à un moment à l’avenir, où les négociations constitutionnelles en cours auront été menées à bonne fin et où la divulgation ne risquerait pas vraisemblablement de porter préjudice à la conduite par le gouvernement des affaires intéressant la constitution et l’unité nationale. Le moment de la divulgation présente un lien avec le caractère des documents en cause. Le gouvernement examine en ce moment la possibilité de divulguer systématiquement les autres types de documents concernant les sondages d’opinion dans les 90 jours du rapport final. Le restant du présent affidavit consiste en l’analyse du risque de préjudice pouvant résulter de la divulgation à l’heure actuelle des documents particulièrement délicats en question.

Le paragraphe 20 énumère quatre motifs généraux de refus de communication du gouvernement :

[traduction] 20. Quatre motifs généraux ont été identifiés eu égard à l’humeur reconnue instable du public et au but avoué des sondages d’opinion, qui est d’aider le gouvernement du Canada à s’attaquer aux questions importantes et étroitement liées, de réforme constitutionnelle et d’unité nationale. Ces quatre motifs peuvent se résumer comme suit :

1)   limitation des orientations et des mesures ouvertes au gouvernement du Canada,

2)   effet néfaste potentiel sur le climat des négociations fédérales-provinciales,

3)   atteinte aux négociations en cours avec les provinces, et

4)   divulgation de renseignements à ceux qui s’opposent à l’unité canadienne.

Les paragraphes 21 à 23 présentent le contexte dans lequel s’effectue l’appréciation du préjudice possible découlant de la divulgation des documents en cause :

[traduction] 21. L’appréciation du préjudice possible du fait de la divulgation de ces documents doit s’effectuer à la lumière des obligations du gouvernement en matière de constitution et d’unité nationale, dans le cadre de sa conduite des affaires fédérales-provinciales, compte tenu des facteurs suivants :

a)   les négociations constitutionnelles en cours qui deviennent de plus en plus urgentes,

b)   la situation économique et sociale difficile qui influe sur l’impression qu’a la population de l’aptitude du gouvernement à régler les questions d’unité nationale,

c)   la complexité croissante de ces négociations en raison du sentiment souverainiste au Québec, du sentiment régionaliste hors du Québec et des demandes des peuples autochtones et autres, et

d)   la possibilité de référendums et d’élections qui pourraient modifier l’équilibre dans les négociations.

22. Ces facteurs sont à l’origine d’une humeur publique instable. Il y a encore d’autres facteurs sous-jacents comme la position de la province de Québec au sein de la Confédération, les divers problèmes causés d’une part par le refus du Québec de souscrire aux modifications constitutionnelles de 1982 et, d’autre part, par l’échec de l’Accord du Lac Meech. Un sujet de préoccupation parallèle est l’attitude de la population des autres provinces et des collectivités autochtones vis-à-vis des initiatives visant à régler le problème soi-disant de la légitimité constitutionnelle.

23. Enfin, il y a lieu de souligner que les résultats des sondages, dont communication était demandée, ont été recueillis et analysés à seule fin de contribuer à la formulation et l’exécution de politiques du gouvernement du Canada dans la conduite des affaires concernant la modification de la constitution et la question connexe de l’unité nationale.

Les paragraphes 24 à 32 expliquent pourquoi les orientations et mesures à adopter par le gouvernement pourraient être compromises par la divulgation des documents demandés :

[traduction] Orientations et mesures à adopter

24. Il est possible de dégager des questions posées et des réponses données dans un sondage d’opinion, les orientations et mesures que le gouvernement pourrait envisager dans les négociations constitutionnelles. Des conclusions seront tirées, correctes ou fausses, et elles auront un effet sur la position et l’attitude des autres participants aux négociations. Celles-ci en seront faussées et la capacité du gouvernement à s’acquitter de ses responsabilités en sera compromise. En particulier, les orientations et mesures qui lui sont ouvertes en seront réduites.

25. Les sondages d’opinion servent entre autres à tester les propositions hypothétiques qui ne seront pas nécessairement adoptées. La divulgation de leurs résultats pourrait :

a)   donner à ceux avec lesquels le gouvernement négocie une idée de ce que ce dernier avait envisagé ou, au contraire, leur donner une fausse impression des fins qu’il poursuit, et

b)   pousser le public à faire pression sur le gouvernement du Canada et les gouvernements provinciaux pour adopter ou rejeter des propositions hypothétiques que suggèrent ces sondages.

26. Les renseignements révélés aux négociateurs provinciaux ou aux autres participants par la divulgation des résultats des sondages pourraient compromettre la position du gouvernement du Canada dans les négociations du fait qu’ils révèlent les délibérations internes sur les orientations et mesures à adopter. La divulgation des renseignements pourrait compromettre les orientations et mesures à adopter par le gouvernement, par exemple, en remettant d’anciennes questions à l’ordre du jour des délibérations intergouvernementales. Elle pourrait aussi bouleverser ces délibérations par l’interjection de nouvelles pressions publiques multiformes sur une variété de possibilités hypothétiques qui ne sont pas destinées, maintenant ou jamais, à constituer le point focal des délibérations en cours.

27. Les réponses aux questionnaires pourraient:

a)   être exploitées par les autres parties dans les négociations elles-mêmes, et

b)   être publiées par les médias,

de façon préjudiciable à la position du gouvernement du Canada.

28. Dans la mesure où les médias font ressortir des conclusions qui démontrent le manque de soutien populaire pour une position fédérale, la capacité de négociation du gouvernement fédéral pourrait être sapée à cet égard, et partant, à d’autres égards. Dans la mesure où les médias font ressortir des conclusions qui indiquent une profonde dissension entre les régions, la capacité du gouvernement fédéral à réaliser la réconciliation interrégionale et interprovinciale en serait diminuée. Dans la mesure où la divulgation des résultats de sondages en état d’évolution révèle à quel moment et pour quelles raisons les préférences du public ont changé, les autres négociateurs en sauraient autant que les négociateurs fédéraux sur l’origine et les causes des changements de l’opinion publique sur cette question vitale. Le gouvernement du Canada, de son côté, ne jouirait pas du même avantage, c’est-à-dire de l’accès aux résultats de sondages d’opinion effectués par les provinces.

29. Dans le même ordre d’idées, les sondages d’opinion effectués de façon périodique sur les mêmes questions, suivent l’évolution de l’humeur du public en général et de certaines couches de la population en particulier. La divulgation des résultats pourrait discréditer les sondages subséquents dont les résultats ne seraient pas fiables puisqu’ils pourraient être contaminés par la connaissance préalable. Ce qui est plus important encore, c’est que la divulgation pourrait attirer l’attention des autres intervenants sur les préoccupations en cours du gouvernement, ce qui pourrait l’obliger à abandonner ces sondages. En conséquence, le gouvernement serait privé de la possibilité de connaître l’attitude du public à l’égard de certains sujets dont il pourrait choisir de suivre l’évolution. Les autres participants aux négociations ne souffriraient pas du même handicap.

30. Qui plus est, un questionnaire, quand bien même il semblerait ne renfermer que des questions apparemment les plus anodines, fait partie d’une matrice complexe de questions de sondage dont les réponses sont confrontées les unes aux autres pour produire et vérifier des informations. Que le questionnaire renferme ou non des questions de suivi, il y a un risque de contamination des sondages subséquents. En cette conjoncture critique, il ne faut pas que le gouvernement soit privé des résultats les plus exacts possibles, dont il risque d’être privé si ces questions sont divulguées.

31. L’effet de l’opinion publique sur les négociations en cours est complexe et dynamique. Les différences régionales dans l’opinion publique, par exemple, contribuent à la différence des positions de négociation des provinces et du gouvernement fédéral. Ces différences régionales s’atténuent dans une certaine mesure au fur et à mesure de longues négociations. Cependant, la communication aux médias de données révélant d’importantes différences régionales dans l’opinion publique ferait ressortir ces différences et, par voie de conséquence, diminuer énormément la capacité des parties aux négociations à parvenir à un compromis. Ainsi donc, la divulgation des données recueillies par le gouvernement du Canada pourrait gravement exacerber les tensions interrégionales et intergouvernementales et limiter les orientations et mesures ouvertes au gouvernement du Canada. Qui plus est, du fait que ces sondages ont été commandés par le gouvernement du Canada, leurs résultats auraient plus d’influence que ceux par exemple d’un sondage indépendant ou d’un sondage du secteur privé.

32. Au premier abord, on pourrait penser que la divulgation des résultats de sondages anciens cause moins de problèmes que la publication de données fraîchement recueillies. Les anciens sondages portent normalement sur des questions qui ont été résolues ou remplacées dans les négociations intergouvernementales. Malheureusement, ces anciennes questions sont ressuscitées dans les médias et dans l’esprit du public comme si elles sont des sujets d’actualité brûlante et cela pourrait fausser les négociations. Le fait qu’en rapportant ces résultats, la presse pourrait en spécifier la date n’atténuerait pas le préjudice. L’attention que leur portent les médias a tendance à faire oublier au public que ce sont d’anciens sondages. Dans l’esprit du grand public, l’importance d’un phénomène est souvent fonction de l’attention que lui accordent les médias, et non pas de la date de sa survenance.

Les paragraphes 33 à 35 expliquent l’effet négatif d’une divulgation des renseignements sur le climat des négociations fédérales-provinciales :

[traduction] Effet sur le climat des négociations

33. L’effet adverse prévu de la divulgation des résultats de sondages d’opinion sur le climat dans lequel se déroule la révision constitutionnelle peut se faire sentir par ce qu’on peut appeler les dissensions au sein de la société canadienne. Se fondant sur les données recueillies à un moment donné, on pourrait discerner par exemple une dichotomie entre l’opinion publique au Québec et l’opinion publique dans le reste du Canada. La couverture possible de la presse et l’exploitation par les tierces parties de ce genre de dissensions pourraient être très destructrices en cette conjoncture critique.

34. Le climat général des questions constitutionnelles et des questions d’unité nationale peut également souffrir du fait que la politique de communication du gouvernement, fondée comme il convient sur la réalisation du compromis nécessaire sur les nombreuses questions qui sèment la dissension, serait compromise. En cas de divulgation des renseignements relatifs à l’attitude du public dans ces documents, il sera plus difficile de formuler une politique de communication cohérente et persuasive qui unifierait les Canadiens.

35. Un facteur connexe est que la politique et l’action du gouvernement pourraient être supplantées par des questions périphériques ou même fausses que rapportent les médias et qui détournent le temps et l’attention du gouvernement du problème véritable, c’est-à-dire la solution de l’impasse constitutionnelle actuelle. Autrement dit, la conduite des affaires en la matière pourrait être compromise par la divulgation de renseignements qui pourraient engendrer de nouvelles questions qui ne sont pas au cœur du débat et dont la divulgation, à son tour, suscite des réactions défavorables à la solution des questions principales. Par ailleurs, les sondages d’opinion perdent de leur utilité dans l’évaluation des préférences et des attitudes du public si les résultats en deviennent un sujet principal du débat public lui-même.

Les paragraphes 36 à 39 expliquent le dommage dont pourraient souffrir les négociations en cours avec les provinces :

[traduction] 36. Il ne faut pas sous-estimer les conséquences si les autres parties aux négociations sont mises au courant des renseignements que recherche le gouvernement du Canada à titre, entre autres, d’outil dans la conduite de ces négociations elles-mêmes. Savoir ce que sait l’autre partie aux négociations place la partie dont les renseignements sont divulgués dans une situation très désavantageuse. Et cela est d’autant plus grave que le mouvement des renseignements est à sens unique.

37. D’après mon expérience de conseiller constitutionnel de gouvernement provincial (celui de l’Ontario entre autres lors des négociations du Lac Meech), je dirais que les négociateurs provinciaux sont particulièrement avantagés s’ils connaissent les résultats des sondages d’opinion effectués par le gouvernement fédéral et en particulier, s’ils connaissent les questions qui ont été posées. L’avantage serait d’autant plus grand que ces renseignements sont confrontés avec les renseignements recueillis dans les sondages provinciaux sur le même sujet.

38. Les négociations pourraient encore être compromises quand un participant voit que sa population fait l’objet d’un sondage effectué par un autre participant, d’autant plus que ce sondage porte sur des questions qui peuvent revêtir une importance particulière pour le premier. D’après mon expérience, cela pourrait empoisonner l’atmosphère et exclure toute modération ou tout compromis, ce qui rendrait la tâche du gouvernement du Canada encore plus difficile.

39. Les difficultés que pourrait causer aux négociations la divulgation abondent. Si les sondages d’opinion sont rendus publics, ils pourraient soulever la controverse et priver le gouvernement du Canada de la souplesse qu’il entend conserver eu égard à l’importance de la question et à la diversité des vues en la matière.

Les paragraphes 40 à 42 font état du risque que présente la divulgation des renseignements à ceux qui s’opposent à l’unité nationale :

[traduction] Divulgation des renseignements aux adversaires de l’unité nationale

40. La responsabilité incombe au gouvernement du Canada de promouvoir une solution et de réunir tous les participants au débat sur la constitution et l’unité nationale. La divulgation des sondages d’opinion pourrait porter atteinte au rôle catalyseur du gouvernement et, partant, à la conduite des affaires en la matière.

41. On peut prévoir que les résultats des sondages, une fois divulgués et qu’ils soient publiés ou non, parviendront aux mains de ceux qui chercheront à s’en servir à des fins opposées aux fins poursuivies par le gouvernement du Canada dans la conduite des affaires en la matière.

42. S’ils sont divulgués, ces renseignements pourraient aussi servir à promouvoir indirectement le dessein de ceux qui s’opposent à l’unité nationale. À l’heure actuelle, l’attention et les ressources du gouvernement du Canada sont entièrement engagées en la matière. Ses ressources ne sont pas infinies et ce sera les détourner de la tâche impérative de l’heure du gouvernement du Canada si celui-ci doit faire face à l’usage douteux dont on peut prévoir qu’en feront dans l’arène publique ceux qui cherchent à promouvoir la division.

10.       L’affidavit confidentiel du 6 juillet 1992 de Daniel Joseph Gagnier

Dans cet affidavit, M. Gagnier illustre par des exemples tirés des documents confidentiels les divers arguments présentés dans son affidavit public.

11.       L’affidavit public du 6 juillet 1992 de Frederick James Fletcher

M. Fletcher est professeur de sciences politiques à l’Université York. Il est en outre coordonnateur des recherches en matière de médias et d’élections de la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis. Le gouvernement du Canada lui a demandé de donner son avis sur les conséquences de la divulgation des résultats de sondages d’opinion en cause. M. Fletcher a joint un rapport à son affidavit (pièce B) sur son examen de la question.

M. Fletcher fait part tout d’abord de ses observations sur l’arrière-plan et le contexte de la question, par exemple :

[traduction] 2. Pour analyser les conséquences de la divulgation des résultats des sondages d’opinion en question, il est nécessaire de replacer ces derniers dans le contexte des affaires fédérales-provinciales et de la conduite par le gouvernement du Canada du dossier de l’unité nationale. C’est au gouvernement du Canada qu’incombe la responsabilité à nulle autre pareille d’assurer l’unité nationale et de protéger la légitimité de la constitution.

3. Les négociations constitutionnelles sont particulièrement difficiles puisqu’elles portent sur des questions fondamentales et abstraites. Elles ont un important contenu symbolique, qu’exacerbent encore les tensions régionales et linguistiques. Le fait que des groupes de citoyens soient mobilisés autour de questions symboliques rend plus difficiles encore des négociations qui sont difficiles par elles-mêmes (Simeon et Robinson, 1990 :323) [sic]

9. C’est dans ce contexte que, à mon avis, il faut comprendre la décision du Bureau du Conseil privé de faire des sondages d’opinion sur la question de l’unité nationale une exception à la nouvelle pratique qui consiste à divulguer les sondages peu de temps après leur achèvement. Les négociations sur l’unité nationale sont fondamentales, elles comportent des risques considérables pour l’avenir du pays et se trouvent actuellement dans une phase critique. Le climat de ces négociations est instable, et les questions complexes. En bref, ces négociations sont extrêmement délicates.

12. Dans le contexte de l’unité nationale, il incombe au gouvernement du Canada d’essayer de préserver l’intégrité du pays et, partant, de réaliser un consensus et d’éviter la polarisation. Pour s’acquitter vraiment de ces responsabilités, il a besoin des renseignements qui viennent des sondages d’opinion. Ces sondages permettent aux décideurs et aux négociateurs de prendre en considération l’opinion publique dans la définition des positions, la formulation des stratégies de négociation, et le choix du moment et de la forme des communications et consultations publiques. La lutte pour le contrôle de l’ordre du jour public est un processus central des négociations fédérales-provinciales, en particulier quand des questions symboliques sont en jeu. « Dans cette lutte, comme l’a fait remarquer l’un des spécialistes les plus connus des sondages d’opinion, les nombreux types de soutien ou d’opposition que révèlent les sondages sont des ressources précieuses » (Johnston, 1986 :217).

Les paragraphes 21 à 25 de son rapport sont regroupés sous la rubrique [traduction] « Usage fait par les médias des sondages d’opinion » :

[traduction] 21. Les résultats des sondages d’opinion sont des documents techniques. Pour les interpréter correctement, il est nécessaire de posséder au moins les notions d’échantillonnage de probabilité, de statistiques sociales de base, d’influence de la formulation et de l’ordre des questions, et de savoir dans quel contexte un sondage donné est effectué. Les rapports soumis par les firmes de sondage d’opinion présument souvent que les clients possèdent ces notions, qu’elles n’expliquent pas toujours.

22. Bien que certains chroniqueurs politiques aient les qualités et l’expérience nécessaires, beaucoup en sont dépourvus. Ce qui fait souvent qu’ils ne se rendent pas compte des limitations techniques des sondages, dont ils interprètent à tort les résultats. La Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis (Canada 1991 :458-9) a documenté les conséquences possibles de cette mauvaise interprétation. Des auteurs en ont relevé d’autres, dont l’une qui aurait pu influer sur l’issue d’un congrès de direction d’un parti fédéral (Fletcher, 1988:102). Le distingué journaliste Jeffrey Simpson (1987 :6) a résumé comme suit les risques de mauvaise interprétation de la part des journalistes qui rendent compte des résultats de sondages d’opinion :

De nombreux journalistes, dont les chroniqueurs politiques, ne savent pas grand-chose de l’histoire du Canada, des méthodes de sondage d’opinion, ou d’une partie quelconque du pays autre que leur propre région. Il se trouve cependant que les résultats des sondages, par leur séduisante simplicité et leur accessibilité, enhardissent tous les journalistes à se faire, du jour au lendemain, commentateurs ou, pis encore, experts. Ils peuvent pontifier sur la signification de ceci, sur l’issue probable de cela, sur l’importance de n’importe quoi, et tout cela en se fondant sur quelques chiffres bruts.

Les sondeurs ont eu souvent l’occasion de parler du manque de compétence technique des journalistes face aux résultats des sondages d’opinion (voir par exemple Table ronde, 1991 :16).

23. Les médias ont pour souci premier de publier des nouvelles, c’est-à-dire des articles qui intéressent leur auditoire. C’est ainsi que la plupart des organes de presse en viennent à définir comme nouvelle ce qui est dramatique, surprenant ou important. David Taras (1988 :222), l’un des experts les plus connus au Canada en matière de comptes rendus de questions politiques, commente en ces termes l’exploitation des nouvelles par les principaux médias canadiens :

L’élément dramatique est le principal ingrédient de la plupart des nouvelles. Drame signifie sensationalisme, avec gagnants et perdants, et … par-dessus tout … conflit. Ainsi que l’a fait remarquer un rédacteur des informations de Radio-Canada, « Nous recherchons le conflit souvent à l’exclusion de l’événement ».

Dans le contexte des relations fédérales-provinciales au Canada, les informations qui mettent au premier plan le conflit, en particulier les conflits régionaux et linguistiques, apparaissent aux yeux des médias comme éminemment publiables. Elles sont à leurs yeux dramatiques et importantes. Le compte rendu par les médias de documents longs et complexes, comme les résultats des sondages d’opinion en question, est inévitablement partial et sélectif, et tend à refléter le mode courant d’exploitation des nouvelles. Après étude attentive de la couverture télévisée du débat sur l’Accord du Lac Meech, Taras (1988 : 222) conclut que la couverture de la presse, en particulier à la télévision, présente le conflit sous forme de composition avec point et contrepoint. Bien que de nombreuses questions ne se prêtent pas à la « réduction à un choix entre pour et contre », les comptes rendus de presse forcent fréquemment les informations dans cette moule dichotomique pour faire rehausser le sens du conflit. Il semble clair que la probabilité que les sondages d’opinion en question soient rapportés de cette façon ajoute à la probabilité que leur divulgation rende le compromis plus difficile, donc à la difficulté à laquelle se heurte le gouvernement fédéral dans le dossier de l’unité nationale.

24. Dans les comptes rendus de sondages d’opinion, il est probable que les renseignements qui mettent en relief les conflits régionaux ou linguistiques (ou ethniques) seront soulignés, ainsi que d’autres résultats qui sont surprenants ou prêtent à controverse. Peu d’organes de presse sont en mesure de rendre compte de ces documents dans leur contexte et leur pleine complexité.

25. En ce qui concerne ces documents, l’exploitation sélective inévitable pourrait avoir pour conséquences entre autres (1) de remettre à l’ordre du jour constitutionnel des questions déjà considérées comme résolues ou laissées de côté, et (2) de focaliser l’attention sur des questions mineures mais qu’on aura rendues sensationnelles. L’une et l’autre de ces éventualités détourneraient l’attention de questions plus importantes et détourneraient les ressources du gouvernement du Canada des questions centrales au profit de questions périphériques. Les ressources du gouvernement fédéral, en particulier le temps et l’énergie des échelons dirigeants, ne sont pas illimitées.

Aux paragraphes 26 et suivants, M. Fletcher s’attaque à la question des [traduction] « Dangers de la divulgation des sondages d’opinion ». Il soutient en premier lieu qu’il faut voir dans ces derniers des enquêtes intégrées qui, prises dans leur ensemble, présentent un risque de préjudice s’ils sont divulgués (paragraphe 29). Et que c’est une erreur, commune mais malencontreuse, de voir dans les sondages d’opinion des événements séparés et non pas des éléments intégrants d’un processus continu d’enquête, d’analyse et d’enquête complémentaire (paragraphe 30).

M. Fletcher estime qu’en général, les sondages commandés par le gouvernement du Canada jouissent d’une plus grande crédibilité et, partant, d’un plus grand pouvoir d’influencer les perceptions du public que d’autres sondages (paragraphe 31). Il s’inquiète de ce qu’à l’avenir, le fait de savoir que les sondages d’opinion pourraient être divulgués alors que le dossier est encore actif pourrait bien inhiber l’utilisation de certains genres de questions—comme les cas de figure et d’autres questions hypothétiques susceptibles de mauvaise interprétation—ce qui réduirait l’utilité de ces sondages pour les décideurs (paragraphe 32).

Les paragraphes 33 à 37 décrivent les contraintes auxquelles seraient soumises les orientations et mesures ouvertes au gouvernement du Canada. Les paragraphes 38 à 44 exposent les effets négatifs sur le climat des négociations constitutionnelles fédérales-provinciales. Le paragraphe 45 fait état du risque d’atteinte aux négociations en cours avec les provinces :

45….

[traduction] Comme noté plus haut, la publication sélective des éléments dramatiques ou inhabituels des résultats pourrait avoir pour conséquence de faire inscrire de nouveau une question à l’ordre du jour déjà surchargé des négociations constitutionnelles. Cela pourrait avoir pour effet de faire reculer ces dernières et de taxer les ressources limitées des négociateurs. Cette dernière conséquence serait d’autant plus probable que les données sont rapportées de façon trompeuse ou sont mal interprétées par les médias ou par d’autres parties intéressées. Les responsables perdraient un temps considérable à essayer de dissiper les malentendus à un moment critique des négociations.

Aux paragraphes 46 à 50, M. Fletcher se penche sur la question de savoir [traduction] « À quel moment les sondages d’opinion peuvent-ils être divulgués sans danger? ». À son avis, le simple passage du temps ne supprime pas nécessairement le risque de préjudice, certaines questions ayant tendance à demeurer délicates jusqu’à ce que les négociations aient été terminées. Il fait observer au paragraphe 47 :

47….

[traduction] Le fait que des données délicates viennent d’anciens sondages ne réduira probablement pas le risque de préjudice. L’effet qu’auront des résultats donnés sur le grand public sera surtout fonction de l’attention que leur accordent les grands médias. Les démentis relatifs au moment d’un sondage »ou du contexte politique dans lequel ce sondage a été effectué »n’auront probablement guère d’effet. La capacité qu’a l’attention des médias de porter un sujet à l’ordre du jour public est bien documentée, de même que la tendance du public à se rappeler l’impression générale plutôt que les détails spécifiques des nouvelles rapportées par la presse.

Au paragraphe 51, M. Fletcher se penche sur la question de la [traduction] « Divulgation des renseignements à ceux qui s’opposent à l’unité nationale » :

[traduction] 51. Comme noté plus haut, les négociations constitutionnelles mettent en jeu dans les faits bien plus de participants que ceux investis d’un rôle officiel. Les participants non officiels sont dotés de la capacité considérable de mobiliser les sentiments publics et de faire pression sur les négociateurs. Les sondages d’opinion commandés par le gouvernement du Canada auraient une utilité pour tous ces groupes. Ils seraient particulièrement utiles pour les groupes qui entendent dénigrer les efforts du gouvernement fédéral ou identifier les questions qui leur permettraient de mobiliser les sentiments hostiles à la réussite des négociations. Ces documents renferment, à mon avis, certaines données qui pourraient servir à faire échec au compromis.

Au paragraphe 52, M. Fletcher tire cette conclusion :

[traduction] 52. À mon avis, la divulgation de ces sondages d’opinion restreindrait les orientations et mesures ouvertes au gouvernement du Canada; elle pourrait soulever des questions fausses qui détourneraient l’attention des questions de fond, affaiblir la position du gouvernement fédéral dans les négociations, encourager la dissension dans le pays, et réduire l’efficacité des sondages d’opinion à effectuer à l’avenir par le gouvernement du Canada.

12.       L’affidavit confidentiel du 6 juillet 1992 de Frederick James Fletcher

Dans cet affidavit, M. Fletcher cite des exemples de renseignements confidentiels qui illustrent certaines conclusions du rapport joint à son affidavit public.

Les affidavits produits en réplique

13.       L’affidavit complémentaire du 8 juillet 1992 d’Allison Lawford

Allison Lawford est attachée de recherche au Commissariat à l’information. Son affidavit est accompagné d’une centaine de coupures de presse relatives aux sondages d’opinion, aux rapports de sondage, aux groupes de discussion et à leurs comptes rendus, tous portant sur les questions constitutionnelles et publiés pendant la période allant d’avril 1990 au 29 juin 1992.

14.       L’affidavit complémentaire confidentiel du 8 juillet 1992 de Paul Tetro

Cet affidavit porte sur les demandes de communication (autres que celles visées par les recours en instance) adressées au BCP, et sur la correspondance et les documents y afférents. M. Tetro témoigne que ces documents ont un rapport avec la procédure en instance puisque les documents communiqués à la suite de ces autres demandes sont des sondages d’opinion et les rapports y afférents en matière de constitution et d’unité nationale. En particulier, M. Tetro témoigne qu’un document que le BCP a refusé de communiquer à Simpson et à Lapointe avait été divulgué à la suite d’une demande antérieure.

15.       L’affidavit public du 8 juillet 1992 de Richard Johnston

M. Johnston est professeur de sciences politiques à l’Université de la Colombie-Britannique. Il est notamment le coauteur de l’ouvrage Letting the People Decide : Dynamics of a Canadian Election qui examine, entre autres, l’influence des sondages d’opinion et des articles de presse sur les campagnes électorales. Il a été appelé en l’espèce à donner son avis sur les opinions et conclusions de MM. Gagnier et Fletcher. Au paragraphe 6, M. Johnston donne un aperçu général de sa propre opinion comme suit :

[traduction] 6. Je conclus d’après mon expérience professionnelle et mes connaissances sur la théorie et la pratique des sondages d’opinion :

a)   que, vu leur contenu et vu le temps qui s’est écoulé depuis leur réalisation, il est hautement improbable que la publication des documents joints à l’affidavit confidentiel de Paul Tetro puisse avoir un effet significatif sur les attitudes du public;

b)   qu’en particulier, les recherches universitaires que je connais ne permettent pas de conclure que le fait pour le public de connaître les résultats des sondages d’opinion sur des questions publiques risquerait vraisemblablement de polariser les esprits, d’avoir un « effet d’avalanche » ou le soi-disant effet de « spirale du silence »;

c)   que les recherches universitaires que je connais ne permettent pas de conclure que la divulgation des résultats des sondages d’opinion sur des questions publiques risquerait vraisemblablement de contaminer les futurs « sondages de suivi » sur des questions analogues.

Le restant de l’affidavit est consacré à l’argumentation à l’appui de son opinion.

16.       L’affidavit complémentaire confidentiel du 8 juillet 1992 de Richard Johnston

Dans cet affidavit, M. Johnston identifie et commente les résultats de sondages de suivi dans les documents en cause.

Les contre-interrogatoires sur les affidavits

MM. Gagnier et Fletcher ont été contre-interrogés au sujet de leurs affidavits publics et confidentiels par les avocats représentant le Commissaire à l’information, Mme Calamai et M. Rubin respectivement.

17.       Le contre-interrogatoire relatif à l’affidavit public du 8 juillet 1992 de Daniel Joseph Gagnier

Le contre-interrogatoire portait sur les sujets suivants :

a) les renseignements qui ont été déjà divulgués—questions 111 à 113;

b) les préoccupations au sujet de l’exploitation par les médias des résultats des sondages d’opinion—question 144;

c) la question de savoir s’il y a eu une analyse pièce par pièce des documents en cause—questions 163 à 167;

d) le fait que le BCP a refusé et accepté de divulguer les résultats d’un même sondage (languette C-4 du dossier)—question 197;

e) la question de savoir si la divulgation des résultats du sondage C-4 a causé un préjudice—questions 198 à 205;

f) le risque de préjudice pour les orientations et mesures ouvertes au gouvernement—questions 204 à 211;

g) les préoccupations au sujet de la manière dont les médias pourraient exploiter ces renseignements à la différence des « Canadiens ordinaires »—questions 250 à 256.

18.       Le contre-interrogatoire sur l’affidavit confidentiel du 8 juillet 1992 de Daniel Joseph Gagnier

Ce contre-interrogatoire, relatif à certains résultats de sondages en particulier, portait sur la question de savoir si ces résultats étaient déjà connus des Canadiens et si le sujet serait une surprise pour eux, sur ce qu’on pourrait faire des renseignements dépassés, et sur la similarité entre certains sondages et ceux publiés par d’autres institutions.

19.       Le contre-interrogatoire sur l’affidavit public du 8 juillet 1992 de Frederick James Fletcher

Ce contre-interrogatoire portait notamment sur les questions suivantes :

a) la différence entre la probabilité et la possibilité de préjudice résultant de la divulgation—questions 43 et 44;

b) les mérites de la divulgation—questions 79 à 85 et 97;

c) la question de savoir si M. Fletcher a fait une analyse page par page des documents—question 101;

d) le propre des médias qui est de rapporter les faits de façon à semer la dissension—questions 190 et 191;

e) les facteurs sur lesquels on doit se fonder pour examiner si les médias attireraient l’attention sur la dissension et le conflit—question 205;

f) les sondages de suivi et l’utilité future des sondages d’opinion—questions 216 à 221;

g) la détection des orientations du gouvernement—questions 222 à 228;

h) la position de la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis, pour ce qui est de la publication des sondages d’opinion commandés par le gouvernement—questions 231 à 233.

20.       Le contre-interrogatoire sur l’affidavit confidentiel (maintenant public) du 8 juillet 1992 de Frederick James Fletcher

Ce contre-interrogatoire portait notamment sur les questions suivantes :

a) dans quelle mesure M. Fletcher a analysé en détail les résultats des sondages—questions 247 à 249;

b) l’exploitation des résultats de sondages par les médias—question 255;

c) dans quelle mesure M. Fletcher a analysé en détail chacune des 74 pages dont le Commissaire à l’information n’a pas demandé la divulgation—questions 265, 268 et 269.

F.         LA CHARTE DES DROITS

Les avocats représentant le Commissaire à l’information et M. Rubin invoquent la Loi sur l’accès à l’information à l’appui de leurs recours, alors que de son côté, l’avocat de Mme Calamai se fonde au premier chef sur la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], en particulier sur l’alinéa 2b) qui garantit :

2.

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

En réponse à l’argument fondé sur la Charte, les avocats représentant le gouvernement ont attiré l’attention de la Cour sur l’article 57 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19)], dont le paragraphe (1) prévoit ce qui suit :

57. (1) Les lois fédérales ou provinciales ou leurs textes d’application, dont la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, est en cause devant la Cour ou un office fédéral, sauf s’il s’agit d’un tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale, ne peuvent être déclarés invalides, inapplicables ou sans effet, à moins que le procureur général du Canada et ceux des provinces n’aient été avisés conformément au paragraphe (2).

Le paragraphe 57(2) [mod., idem] porte :

57....

(2) L’avis est, sauf ordonnance contraire de la Cour ou de l’office fédéral en cause, signifié au moins dix jours avant la date à laquelle la question constitutionnelle qui en fait l’objet doit être débattue.

L’argumentation a commencé le 11 août 1992. Le mémoire de Mme Calamai avait été signifié au gouvernement le 4 août 1992 (les parties sont d’accord sur ce point). Par conséquent, le délai de signification au procureur général du Canada, au moins dix jours à l’avance, n’a pas été respecté. Rien n’a été signifié au procureur général de chaque province.

Les avocats de Mme Calamai soutiennent que l’article 57 n’est pas applicable en l’espèce, puisque leur cliente ne conteste pas la validité, l’applicabilité ou l’effet de l’article 14 (ou d’un autre article quel qu’il soit) de la Loi sur l’accès à l’information. Ils soutiennent par contre, sous diverses formes dans leur argumentation :

1. que l’article 14 doit être interprété à la lumière de l’alinéa 2b) de la Charte;

2. que l’interprétation de l’article 14 doit être circonscrite par l’effet de la Charte;

3. que l’alinéa 2b) de la Charte et l’article 14 de la Loi peuvent faire l’objet d’une argumentation parallèle. L’existence de l’article 14 n’affecte pas le droit d’accès non absolu à l’information, que garantit l’alinéa 2b). Dans les cas où la divulgation des renseignements aurait pour effet de contribuer aux valeurs fondamentales, il y a présomption de droit d’accès garanti par l’alinéa 2b);

4. que le fait pour un haut fonctionnaire de focaliser son attention sur ce que les médias feraient des renseignements revient à prendre en considération un facteur étranger, non pertinent ou inopportun, ce qui constitue une infraction à l’alinéa 2b).

Les avocats font observer qu’aucun tribunal canadien n’a encore étendu les libertés protégées par l’alinéa 2b) à l’accès aux documents de l’administration fédérale. Et que, en ce qui concerne la presse, la liberté d’expression s’entend non seulement du droit de diffuser l’information, mais aussi du droit de la recueillir. Ils citent les magistères selon lesquels le droit de recueillir l’information s’entend aussi du droit de la presse d’assister aux diverses instances judiciaires et même quasi judiciaires. Ils soutiennent que ce ne serait pas un acte de foi excessif que de conclure que l’alinéa 2b) s’applique aux demandes de communication de documents de l’administration fédérale tels ceux qui sont en cause.

Je trouve que les arguments fondés sur la Charte sont bien complexes. Aux fins de mon analyse, je vais présumer, sans le décider, que l’alinéa 2b) de la Charte s’applique au type de documents en cause de l’administration fédérale. J’examine maintenant la question de savoir si ce recours est une contestation de la validité constitutionnelle, de l’applicabilité ou de l’effet de l’article 14, auquel cas il faut se conformer à l’article 57 de la Loi sur la Cour fédérale.

Il s’agit en l’espèce d’une décision du premier ministre du Canada, en sa qualité de chef du BCP, de divulguer certains documents et d’en retenir d’autres en application de l’article 14 de la Loi sur l’accès à l’information. (Il s’agit dans les faits d’un processus décisionnel compliqué où une recommandation de décision passe par la voie hiérarchique au sein du BCP, puis par les mains du conseiller juridique qui s’assure qu’elle est conforme à la Loi sur l’accès à l’information, après quoi les responsables vérifient que toutes les mesures administratives nécessaires ont été prises. C’est alors qu’une « décision finale » est prise par le sous-secrétaire et le greffier du BCP.)

Pour examiner comment la Charte pourrait s’appliquer en l’espèce, je me guide sur l’analyse faite par le juge Lamer (tel était son titre à l’époque) dans Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038. Bien que cette dernière cause portât sur l’ordonnance rendue par un arbitre en application du Code canadien du travail [S.C.R. 1970, ch. L-1], j’estime que l’analyse du juge Lamer est applicable en l’espèce pour examiner la nature de la décision prise par le responsable de l’institution fédérale de refuser la communication sous le régime de la Loi sur l’accès à l’information. Citons les motifs prononcés par le juge Lamer, en pages 1077 à 1080 :

Le fait que la Charte s’applique à l’ordonnance rendue par l’arbitre en l’espèce ne fait, à mon avis, aucun doute. L’arbitre est en effet une créature de la loi; il est nommé en vertu d’une disposition législative et tire tous ses pouvoirs de la loi. La Constitution étant la loi suprême du pays et rendant inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit, il est impossible d’interpréter une disposition législative attributrice de discrétion comme conférant le pouvoir de violer la Charte à moins, bien sûr, que ce pouvoir soit expressément conféré ou encore qu’il soit nécessairement implicite. Une telle interprétation nous obligerait en effet, à défaut de pouvoir justifier cette disposition législative aux termes de l’article premier, à la déclarer inopérante. Or, quoique cette Cour ne doive pas ajouter ou retrancher un élément à une disposition législative de façon à la rendre conforme à la Charte, elle ne doit pas par ailleurs interpréter une disposition législative, susceptible de plus d’une interprétation, de façon à la rendre incompatible avec la Charte et, de ce fait, inopérante. Une disposition législative conférant une discrétion imprécise doit donc être interprétée comme ne permettant pas de violer les droits garantis par la Charte. En conséquence, un arbitre exerçant des pouvoirs délégués n’a pas le pouvoir de rendre une ordonnance entraînant une violation de la Charte et il excède sa juridiction s’il le fait. Le professeur Hogg a très bien exprimé cette idée lorsqu’il a écrit dans son volume intitulé Constitutional Law of Canada (2e éd. 1985), à la p. 671 :

[traduction] La mention du « Parlement » et d’une « législature » à l’art. 32 montre clairement que la Charte agit comme une limite aux pouvoirs de ces organes législatifs. Tout texte de loi adopté par le Parlement ou une législature, qui est incompatible avec la Charte excédera les pouvoirs (sera ultra vires ) de l’organisme qui l’a adopté et sera invalide. Il s’ensuit que tout organisme qui exerce un pouvoir statutaire, par exemple le gouverneur en conseil, le lieutenant-gouverneur en conseil, les ministres, les fonctionnaires, les municipalités, les commissions scolaires, les universités, les tribunaux administratifs, les officiers de police, est également lié par la Charte. Les mesures prises en vertu d’un pouvoir statutaire ne sont valides que si elles se situent à l’intérieur de la portée de ce pouvoir. Puisque ni le Parlement ni une législature ne peuvent eux-mêmes adopter une loi qui contrevient à la Charte, ni l’un ni l’autre ne peuvent autoriser des mesures qui contreviendraient à la Charte. Ainsi, les limites que la Charte impose à un pouvoir statutaire s’étendront à la famille des autres pouvoirs statutaires et s’appliqueront aux règlements, aux statuts, aux ordonnances, aux décisions et à toutes les autres mesures (législatives, administratives ou judiciaires) dont la validité dépend d’un pouvoir statutaire.

Il faut donc interpréter l’al. 61.5(9)c) comme conférant à l’arbitre le pouvoir de requérir l’employeur de faire toute autre chose qu’il juge équitable d’ordonner afin de contrebalancer les effets du congédiement ou d’y remédier sous réserve toutefois que cette ordonnance, si elle restreint un droit ou une liberté protégés, ne les restreigne que dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Ce n’est en effet que si la restriction apportée à un droit ou à une liberté n’est pas contenue dans des limites qui soient raisonnables et justifiables que l’on peut parler de violation de la Charte. La Charte ne garantit pas d’une façon absolue les droits et les libertés qu’elle énonce. Elle garantit plutôt le droit de ne pas voir ces droits ou ces libertés restreints autrement que par une règle de droit dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Rien ne s’oppose donc à ce que l’on impute au Parlement, lorsque les termes qu’il emploie le laissent croire, l’intention de restreindre un droit ou une liberté énoncés dans la Charte ou de permettre qu’un droit ou une liberté protégés soient restreints.

Il me semble utile de décrire la démarche qui doit être effectuée afin de déterminer la validité d’une ordonnance prononcée par un tribunal administratif de la façon suivante.

Il faut tout d’abord garder en vue l’existence de deux principes importants :

—   un tribunal administratif ne peut excéder la compétence qui lui est dévolue par la loi; et

—   il faut présumer qu’un texte législatif attribuant une discrétion imprécise ne confère pas le pouvoir de violer la Charte à moins que ce pouvoir ne soit expressément conféré ou qu’il le soit par implication nécessaire.

L’application de ces deux principes à l’exercice d’une discrétion nous mène alors à l’une ou l’autre des situations suivantes :

1. L’ordonnance contestée a été rendue en vertu d’un texte qui confère expressément ou par implication nécessaire le pouvoir de porter atteinte à un droit protégé :

—   Il faut alors soumettre le texte législatif au test énoncé à l’article premier en vérifiant s’il constitue une limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

2. Le texte législatif en vertu duquel le tribunal administratif a prononcé l’ordonnance contestée confère une discrétion imprécise et ne prévoit, ni expressément, ni par implication nécessaire, le pouvoir de limiter les droits garantis par la Charte.

—   Il faut alors soumettre l’ordonnance prononcée au test énoncé à l’article premier en vérifiant si elle constitue une limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique;

—   si elle n’est pas ainsi justifiée le tribunal administratif a nécessairement commis un excès de juridiction;

—   si au contraire elle est ainsi justifiée alors le tribunal administratif a agi à l’intérieur de sa juridiction.

Dans le contexte de l’analyse faite par le juge Lamer dans Slaight Communications et vu l’argument fondé en l’espèce sur la Charte, l’article 14 de la Loi sur l’accès à l’information :

(1) habilite, soit expressément soit par implication nécessaire, le responsable de l’institution fédérale à porter atteinte à un droit réputé protégé; ou

(2) confère un pouvoir discrétionnaire imprécis et n’habilite pas, expressément ou par implication nécessaire, le responsable de l’institution fédérale à restreindre des droits garantis par la Charte.

Si le responsable de l’institution fédérale a refusé la communication en vertu d’un pouvoir expressément ou implicitement conféré par l’article 14, c’est cet article que viserait la contestation fondée sur la Charte.

Si le responsable de l’institution fédérale a refusé la communication en vertu d’un large pouvoir discrétionnaire, c’est sa décision même que viserait la contestation fondée sur la Charte. Dans ce cas, il ne serait pas nécessaire de se conformer à l’article 57 de la Loi sur la Cour fédérale puisque la contestation ne vise pas la validité, l’applicabilité ou l’effet d’une loi.

En ce qui concerne la Loi sur l’accès à l’information, il est expressément prévu que les exceptions au droit d’accès seront précises et limitées. La décision de refuser la communication en application de l’article 14 relève de la catégorie qui requiert qu’on examine si la communication risquerait vraisemblablement de porter préjudice à la conduite par le gouvernement du Canada des affaires fédérales-provinciales. Il ne s’agit pas là d’une décision relevant d’un large pouvoir discrétionnaire tel celui qui était en cause dans l’affaire Slaight Communications, supra, à la page 1079, où l’arbitre était habilité à ordonner à l’employeur de :

… faire toute autre chose qu’il juge équitable d’ordonner afin de contrebalancer les effets du congédiement ou d’y remédier ….

À mon avis, la décision à prendre en application de l’article 14 se limite à former une opinion quant à la question de savoir si la divulgation des renseignements risquerait vraisemblablement de causer un préjudice. Bien que cet article n’énumère pas tous les facteurs qu’il faut prendre en considération en vue de la décision, il est indubitable que tout ce qu’il autorise, c’est de décider que des documents relèvent d’une catégorie soustraite à la règle générale de la communication obligatoire et que si tel est le cas, il permet d’en protéger la confidentialité. Ce cas s’apparente, à mon avis, au premier cas relevé par le juge Lamer dans l’affaire Slaight Communications (supra). Si l’accès aux documents de l’administration fédérale est un droit, c’est l’article 14 qui confère expressément le pouvoir de limiter ce droit. Dans ce contexte, une contestation comme celle qui nous occupe en l’espèce qui est fondée sur la Charte, doit être dirigée contre le texte de loi.

L’avocat de Mme Calamai fait valoir qu’il ne conteste pas la constitutionnalité de l’article 14, qu’en fait ce dernier est valide, et qu’il est des cas où le refus de communication serait justifié. Il se trouve cependant que si l’article 14 habilite expressément le gouvernement à limiter un droit réputé protégé (accès aux documents de l’administration fédérale), la contestation doit porter sur la validité constitutionnelle, l’applicabilité ou l’effet de l’article 14. Ce qui signifie l’obligation de se conformer à l’article 57 de la Loi sur la Cour fédérale.

Essayant de tourner l’article 57, l’avocat de Mme Calamai soutient que l’article 14 doit être « interprété » par référence à l’alinéa 2b) de la Charte et que pareille démarche est différente de la contestation de la validité, de l’applicabilité ou de l’effet de cet article.

Bien qu’il y ait des cas où un argument touchant l’interprétation d’une loi ne remet pas en question sa validité, son applicabilité ou son effet, je ne peux conclure, à la lumière des arguments présentés, que tel est le cas en l’espèce. L’avocat de Mme Calamai soutient que les renseignements en cause contribuent aux « valeurs fondamentales », créant ainsi une présomption de droit d’accès, et que dans ce cas, l’exception prévue à l’article 14 est circonscrite par l’alinéa 2b) de la Charte. À supposer qu’il soit accueilli, je pense que cet argument aurait pour résultat de rendre inapplicable ou inopérante l’exception prévue à l’article 14 ou, à tout le moins, d’en limiter ou restreindre l’applicabilité ou l’effet lorsqu’il s’agit de documents relatifs aux valeurs fondamentales. S’il n’a pas pour résultat de limiter ou de restreindre l’applicabilité ou l’effet de l’exception, il ne servirait à rien d’« interpréter » l’article 14 par référence à la Charte.

En conséquence, voici les conclusions que je tire au sujet des arguments fondés sur la Charte :

1. La contestation fondée sur la Charte signifie nécessairement la contestation de l’article 14 de la Loi sur l’accès à l’information.

2. S’il est jugé que l’article 14 va à l’encontre de l’alinéa 2b) de la Charte, cet article sera inapplicable ou inopérant ou, au moins, son applicabilité ou son effet sera limité. Pareille décision n’est possible qu’après que l’avis prévu à l’article 57 de la Loi sur la Cour fédérale a été signifié, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

Faute de l’avis requis, qui pourra aboutir à l’audition d’autres arguments, je ne me prononcerai donc pas sur la contestation fondée en l’espèce sur la Charte.

Cela dit, ce ne serait pas déplacé de ma part de commenter l’argument qu’en l’espèce, la décision de refuser la communication était motivée par ce que les médias « feront » des renseignements et qu’il s’agit là d’un facteur étranger, non pertinent ou inopportun à ne pas prendre en considération, ce qui rend cette décision contraire à l’alinéa 2b) de la Charte. L’autorité gouvernementale a pour responsabilité de former une opinion sur la question de savoir si la divulgation risquerait vraisemblablement de nuire à la position du gouvernement dans la conduite des affaires fédérales-provinciales. C’est une chose de soutenir qu’il n’y a aucun risque de préjudice probable résultant de l’exploitation des renseignements par les médias, c’en est un autre que de soutenir qu’une décision est éminemment déraisonnable, ou que des facteurs étrangers, non pertinents ou inopportuns ont été pris en considération puisqu’on a envisagé ce que la presse pourrait faire des renseignements. Je ne connais aucune cause où il ait été jugé que l’exploitation des informations par la presse n’a rien à voir avec une évaluation du préjudice probable. En fait, dans Canada Packers (supra) comme dans Ottawa Football Club (supra), ce que la presse pourrait faire des renseignements a été pris en considération.

G.        L’ANALYSE DE LA COUR

1.         Les pages communiquées

Le 8 janvier 1992, 108 pages ont été communiquées à tous les demandeurs. Douze autres pages ont été communiquées à M. Rubin, en réponse à une demande de communication spécifique de sa part. Ainsi donc, au 8 janvier 1992, 120 des 709 pages en cause ont été divulguées.

Sur ces 120 pages, 57 pourraient être qualifiées de pages d’introduction ou de couverture. En voici un exemple :

[TRADUCTION)  [p. 447]:

SOMMAIRE DES RÉSULTATS

SIGMUND QUÉBEC GRAND PUBLIC

15/10/91

Préparé pour:

FPRO

Garry Breen

Préparé par:

Simon Corneille

John Paterson

Date:

22 octobre 1991

[p. 448):

INTRODUCTION

   Ce rapport présente les résultats de deux groupes de discussion tenus à Montréal le 15 octobre 1991. Étant donné que cette semaine était relativement calme sur la scène politique, nous ne pouvons relever aucun événement récent susceptible d’influer sur les réactions des participants.

   À noter la nature qualitative, et non pas quantitative, de cette enquête. Il ne faut donc pas en interpréter les résultats comme étant représentatifs du grand public à un quelconque degré statistiquement significatif.

Il y a encore 42 autres pages qui portent des questions générales de catégorisation, auxquelles les répondants étaient priés de répondre en faisant connaître le groupe d’âge auquel ils appartenaient, leur langue principale, leur nationalité, leur province de résidence, leur sexe, etc.

Les 12 pages communiquées à la demande de M. Rubin portaient sur les contrats de sondage conclus par le gouvernement, à l’exception des clauses relatives à la portée des travaux et qui occupaient 2 pages, lesquelles n’ont pas été communiquées.

La troisième catégorie de renseignements divulgués comprend des pages qui décrivent la méthodologie adoptée pour l’exécution des sondages ou donnent les caractéristiques démographiques sommaires des groupes de discussion. Il y avait 14 de ces derniers. Un exemple des notes de méthodologie peut être trouvé en page 484 :

[traduction] OBJECTIFS

[art. 14]

MÉTHODOLOGIE

•     Deux sessions ont eu lieu à Montréal avec la participation de 18 Québécois francophones au total. Chaque session durait à peu près une heure et quarante-cinq minutes. Les participants à l’une et à l’autre ont été recrutés conformément aux critères standards suivants :

—   1/2 hommes, 1/2 femmes, tous francophones, appartenant à des groupes d’âge variés;

—   occupations diverses

—   [article 14]

On peut trouver un exemple de sommaire démographique en page 614.

PROJET : 412-002

16 juillet 1991

18h00

Montréal

16 juillet 1991

20h00

Montréal

•   Hommes

•   Femmes

6

6

6

6

•   18 – 23

•    24 – 39

•   40 - 54

2

5

5

2

5

5

•   Étudiants

•   Ménagères

•   Cols bleus

•   Cols blancs

•   Chômeurs ou sans emploi

1

(2)

4

4

     1

1

(2)

4

4

1

•   Langue maternelle :

français

12

12

[article 14]

•   Indécis

0 - 3

0 - 3

La mention « article 14 » en pages 484 et 614 indique les parties qui ne sont pas divulguées.

Le 18 juin 1992, le gouvernement a encore divulgué 35 pages. L’une d’entre elles est une page d’introduction. Huit donnent les résultats d’un sondage effectué vers le 15 novembre 1990 au sujet du Forum des citoyens (Commission Spicer). Il s’agissait de savoir si les répondants connaissaient l’existence du Forum des citoyens, s’ils l’approuvaient, si le Forum était indépendant du gouvernement, pourquoi il a été mis sur pied à leur avis, quels résultats ils en attendaient, et s’ils partageaient différents commentaires sur la décision du gouvernement de mettre le Forum sur pied. Il ressort de la correspondance entre le Commissaire à l’information et le BCP qu’à l’origine, le gouvernement pensait que ces pages n’avaient aucun rapport avec les demandes de communication. Après nouvel examen, ces pages ont été divulguées mais sans que le gouvernement explique pourquoi il a décidé de le faire. Sept autres pages renferment des questions générales relatives à la classification par l’âge, par le revenu, etc. Enfin, les 19 pages restantes ont été communiquées parce que le gouvernement conclut qu’elles étaient les doubles de documents antérieurement divulgués (apparemment en réponse à d’autres demandes de communication).

Au total, 155 pages avaient été communiquées avant l’ouverture de l’audition de cette instance. Sur ce total, 29 pages n’ont été divulguées que partiellement, par exemple les pages 484 et 614 susmentionnées.

On peut qualifier à juste titre le sujet des pages communiquées de générique ou de neutre, en ce sens que celles-ci ne renferment aucun renseignement relatif aux questions de constitution ou d’unité nationale. Celles qui touchent à la constitution ou à l’unité nationale ont été communiquées parce qu’elles avaient été antérieurement divulguées en réponse à d’autres demandes de communication. Le gouvernement a tenu toutes les autres pages confidentielles.

2.         Les pages gardées confidentielles

Sur les 709 pages touchées par les demandes de communication, le gouvernement cherche à protéger la confidentialité de 554 pages. Sans en révéler le contenu, je peux donner quelques indications sur leur nature.

La première catégorie, et la plus importante, consiste en 222 pages contenant les questions qui représentent les « données brutes » des sondages. Chaque question posée est suivie du décompte en pourcentage des réponses. La structure de ces pages est typique des sondages qu’on peut trouver dans un journal ou un magazine. Ces pages ne renferment aucune conclusion ou analyse.

La deuxième catégorie, soit 55 pages, consiste en analyses des « données brutes ». On y trouve des conclusions tirées des données recueillies, ainsi qu’une certaine analyse des tendances.

Il y a 132 pages donnant la tabulation recoupée et l’analyse démographique des résultats de sondages. Il s’agit là de documents complexes et hautement techniques qui n’ont guère d’utilité pratique pour les profanes.

Il y a 45 pages qui consignent les questions posées aux divers groupes de discussion. Il s’agit là d’une sorte de guide utilisé par les animateurs de ces groupes de discussion pour diriger les participants sur les sujets spécifiques à discuter.

L’analyse des groupes de discussion occupe quelque 83 pages. On y trouve l’analyse de la réaction des participants aux sujets spécifiques mis à l’ordre du jour. Il y a en outre certaines recommandations fondées sur les résultats de ces groupes de discussion.

Il y a deux pages qui donnent un aperçu général des objectifs des groupes de discussion.

Il y a 14 pages qui présentent formellement la position sur les questions constitutionnelles d’un groupe de personnes qui se sont réunies expressément pour formuler des propositions intéressant la constitution.

Enfin, il y a une page qui ne se prête à aucune classification. Elle semble être une sorte de graphique des options.

3.         Le rôle que la Cour tient de l’article 50

On peut mieux saisir l’analyse que la Cour est appelée à faire dans une instance visée par l’article 50 de la Loi sur l’accès à l’information en comparant le rôle de la Cour et celui du Commissaire à l’information. Bien qu’il y ait une certaine similitude, j’estime que ce dernier est un peu différent du rôle de la Cour. Le Commissariat à l’information est un organisme qui, de toute évidence, instruit les demandes de communication sur une base régulière. Il peut y avoir un dialogue extensif et manifestement informel entre le Commissaire à l’information et ses collaborateurs d’une part, et l’institution fédérale visée par la demande de communication d’autre part. En l’espèce par exemple, le Commissaire à l’information écrit ce qui suit dans sa lettre du 16 janvier 1992 au greffier du Conseil privé :

[traduction] … et compte tenu des nombreuses discussions que nos services respectifs ont eus au sujet de l’accessibilité des sondages sur l’unité nationale, j’expédie mon enquête ...

De même, M. Gagnier fait état dans son affidavit des nombreuses rencontres entre le Commissariat à l’information et le BCP.

Les enquêtes du Commissaire à l’information sont menées en privé. Il n’est pas tenu par les règles ordinaires de preuve. Il peut entendre les parties séparément. Il est manifeste qu’en l’espèce, il a analysé les documents en cause page par page, et même ligne par ligne.

Par contraste, la procédure suivie par la Cour sous le régime de l’article 50 est fondée sur les preuves et les témoignages. Les preuves sont nécessaires si on veut établir le lien entre le risque vraisemblable de préjudice probable et la divulgation de tel ou tel renseignement. La Cour n’est pas un tribunal administratif spécialisé, doté de ressources propres. Elle ne peut que se fonder sur les preuves et témoignages soumis à son examen, faute de quoi elle n’a aucune base ou expertise propre pour juger si l’institution fédérale a des motifs raisonnables pour refuser la communication. En bref, la partie qui cherche à protéger la confidentialité doit s’acquitter de la lourde charge qui lui incombe d’administrer formellement des preuves claires et directes établissant la prépondérance des probabilités. Je reviendrai plus loin sur cette question.

4.         La présomption en faveur de la divulgation et l’attitude excessivement prudente en la matière

La Loi sur l’accès à l’information et la jurisprudence citée plus haut ne laissent aucun doute que selon la volonté du législateur, l’accès aux documents de l’administration fédérale est un droit de tous les citoyens et résidents permanents, les exceptions à ce droit étant limitées et précises. La Loi sur l’accès à l’information n’est pas que la consécration législative de la règle de droit applicable, avant son entrée en vigueur, aux documents de l’administration fédérale. À vrai dire, pour certains de ces documents, comme ceux qui concernaient les relations fédérales-provinciales, les règles applicables avant l’entrée en vigueur de la Loi sur l’accès à l’information conféraient au gouvernement le droit absolu d’en protéger la confidentialité, même au regard de la procédure normale de communication des pièces dans les instances engagées devant la Cour.

Le paragraphe 41(2) de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10, prévoyait ce qui suit :

41. ...

(2) Lorsqu’un ministre de la Couronne certifie par affidavit à un tribunal que la production ou communication d’un document serait préjudiciable aux relations internationales, à la défense ou à la sécurité nationale ou aux relations fédérales-provinciales, ou dévoilerait une communication confidentielle du Conseil privé de la Reine pour le Canada, le tribunal doit, sans examiner le document, refuser sa production et sa communication.

Dès réception par la Cour de l’affidavit établi par un ministre pour certifier que la divulgation porterait atteinte aux relations fédérales-provinciales, aucune explication n’était nécessaire pour justifier la confidentialité. La Cour était tenue de refuser la communication sans même examiner les documents en question. Rien ne permettait de mettre à l’épreuve l’opinion du ministre. Il n’y avait pas à examiner si la divulgation serait vraiment préjudiciable ou si le ministre concerné ne faisait qu’adopter une attitude excessivement précautionneuse.

L’article 41 de la Loi sur la Cour fédérale a été abrogé (S.C. 1980-81-82-83, ch. 111, art. 3) au moment de l’adoption de la Loi sur l’accès à l’information en 1982. Il est évident que le législateur s’est écarté de l’absolue confidentialité dont jouissait l’administration fédérale dans des domaines tels que les relations fédérales-provinciales, et a opté pour la communication de tous les documents en sa possession sous réserve d’exceptions précises et limitées.

Il ressort du contraste entre le paragraphe 41(2) abrogé de la Loi sur la Cour fédérale et les dispositions de la Loi sur l’accès à l’information que le législateur n’était plus satisfait de l’attitude abusivement prudente de l’administration fédérale envers la divulgation des renseignements. Pour protéger la confidentialité de ces derniers, il incombe au gouvernement (ou à la partie cherchant à protéger la confidentialité des documents de l’administration fédérale) de la justifier en démontrant que la divulgation risquerait vraisemblablement de causer un préjudice.

Il échet donc en l’espèce d’examiner, sur la foi des preuves et témoignages produits, si le gouvernement avait des motifs raisonnables pour prévoir que la communication causerait un préjudice, ou s’il adoptait une attitude excessivement prudente motivée par une possibilité de préjudice, ce que ne permet pas la loi applicable.

5.         Le fardeau de la preuve

La jurisprudence pose que le gouvernement ou la partie qui cherche à protéger la confidentialité doit justifier ses prétentions par des preuves claires et directes. La Loi elle-même, en son paragraphe 2(1), prévoit que les exceptions à la communication doivent être limitées et précises. J’en conclus qu’une approche générale ne suffit pas pour justifier la confidentialité.

Je présume, sur la foi du témoignage de M. Gagnier, que faute de directives contraires, un grand nombre de fonctionnaires consciencieux opteraient, en toute bonne foi, pour la confidentialité chaque fois qu’ils perçoivent ne serait-ce qu’une mince possibilité de risque pour les initiatives du gouvernement par suite de la divulgation des renseignements. Le témoin l’a déclaré sans équivoque dans sa réponse à la question no 137 de son contre-interrogatoire :

[traduction] Je pense que le Commissaire à l’information, tout comme moi-même et peut-être bien d’autres, a pesé ce risque. La différence tient à ce qu’il fait cette évaluation en jugeant que certains documents comportent un risque inacceptable [sic], alors que moi, probablement parce que je suis fonctionnaire et plus prudent, je juge tout risque inacceptable en cette conjoncture. [Phrase non soulignée dans le texte.]

Il est vrai que cette approche était permise par une disposition comme l’article 41, maintenant abrogé, de la Loi sur la Cour fédérale. De nos jours cependant, une approche excessivement prudente, fondée sur quelque chose qui n’atteint pas au niveau de risque vraisemblable de préjudice probable, n’est pas compatible avec le critère prévu à l’article 14 de la Loi sur l’accès à l’information.

La distinction entre la confidentialité justifiée par la Loi et celle qui résulte d’une attitude excessivement prudente se fait à la lumière des preuves spécifiques et détaillées.

En l’espèce, ce qui est en cause c’est la validité de l’avis d’un fonctionnaire selon lequel la communication de certains documents spécifiques de l’administration fédérale risquerait vraisemblablement de porter préjudice à la conduite par le gouvernement des affaires fédérales-provinciales. Bien qu’aucune règle générale ne puisse être établie quant à la norme de preuve requise dans le cadre de l’article 14, ce qu’examine la Cour, c’est le bien-fondé de l’opinion honnête mais peut-être subjective des témoins cités par le gouvernement, opinion basée sur une référence générale aux documents. Les descriptions de préjudice possible, même détaillées, ne suffisent pas en elles-mêmes. À tout le moins, il faut qu’il y ait un lien clair et direct entre la divulgation de tel ou tel renseignement et le préjudice invoqué. La partie intéressée doit expliquer à la Cour comment ou pourquoi le préjudice invoqué résulterait de la communication de tel ou tel renseignement. Si le comment ou le pourquoi de ce préjudice est évident, l’explication ne doit pas être bien longue. Mais si une déduction est nécessaire ou si le lien n’est pas clair, l’explication doit être plus longue. Plus les preuves et témoignages sont spécifiques et concluants, plus forte est la défense de la confidentialité. Plus les preuves et témoignages sont généraux, plus il serait difficile pour la Cour de conclure au lien entre la divulgation de documents donnés et le préjudice invoqué.

En outre, les allégations de préjudice résultant de la communication doivent être examinées à la lumière de tous les faits et circonstances de la cause. Ce qui s’entend notamment de la question de savoir dans quelle mesure les renseignements dont une partie tient à protéger la confidentialité ou des renseignements similaires sont déjà du domaine public. Certes, le fait que les mêmes renseignements ou des renseignements similaires soient déjà du domaine public ne règle pas nécessairement la question de savoir s’il y a un risque vraisemblable de risque résultant de la divulgation des renseignements dont la confidentialité est en cause, mais cette circonstance fait qu’il est plus difficile de se décharger du fardeau de la preuve justifiant la confidentialité.

6.         L’approche de MM. Gagnier et Fletcher

Dans son affidavit public, M. Gagnier souligne le caractère unique et l’importance primordiale que revêt le sujet des documents en cause. Il présente quatre raisons pour en justifier la confidentialité :

1) Limitation des orientations et des mesures ouvertes au gouvernement du Canada.

2) Effet potentiellement néfaste sur le climat des négociations fédérales-provinciales.

3) Atteinte aux négociations en cours avec les provinces.

4) Divulgation de renseignements à ceux qui s’opposent à l’unité canadienne.

Dans le restant de son affidavit, le déposant explique en détail ses préoccupations. Il estime que la divulgation des considérations stratégiques ou tactiques du gouvernement dans les négociations, même si la stratégie pouvait seulement être déduite des renseignements divulgués, réduirait les options du gouvernement et pourrait compromettre sa stratégie. Il s’inquiète du fait que les médias mettent en relief les conflits et provoquent des dissensions dans le pays qui nuiraient aux efforts déployés par le gouvernement pour parvenir à un consensus dans ses initiatives de réforme constitutionnelle et d’unité nationale. À son avis, les renseignements divulgués pourraient se prêter à des malentendus qui pourraient être exploités au détriment de la position du gouvernement. Il fait également état de la contamination des résultats des sondages subséquents par la divulgation prématurée des résultats antérieurs, ce qui diminuerait la valeur des sondages pour le gouvernement.

M. Fletcher s’attache aux mêmes problèmes: le risque de compromettre les orientations et mesures ouvertes au gouvernement, la mauvaise interprétation des résultats des sondages divulgués, la mise en vedette des conflits par les médias se traduisant par une polarisation accrue de l’opinion publique et la contamination des sondages de suivi subséquents.

Voilà autant de raisons pour lesquelles le gouvernement pourrait subir, mais non pas nécessairement, un préjudice du fait de la divulgation de ses renseignements confidentiels. Je peux même apprécier l’argument relatif aux malentendus bien que la jurisprudence tende à ignorer les préoccupations de ce genre, parce qu’il est normalement loisible à la partie forcée de communiquer les documents d’ajouter des renseignements complémentaires pour prévenir tout malentendu. S’il pouvait démontrer que, vu tous les faits et circonstances de la cause, la communication des renseignements spécifiques en question causerait vraisemblablement le préjudice invoqué, le gouvernement aurait le droit de les garder confidentiels. À cette fin, il lui faut faire la preuve du lien entre le préjudice invoqué et la divulgation de pages spécifiques du document, et expliquer pourquoi, vu les circonstances de la cause, la divulgation du contenu du document causerait ce préjudice.

Au paragraphe 21 de son affidavit public, M. Gagnier déclare qu’un facteur à prendre en considération est :

… la complexité croissante de ces négociations en raison du sentiment souverainiste au Québec, du sentiment régionaliste hors du Québec et des demandes des peuples autochtones et autres.

Voilà un indice significatif. Il est manifeste que d’après M. Gagnier, ces sujets ne sont pas confidentiels. Ils ont été divulgués par les documents publics versés aux débats par le gouvernement. S’il y a préjudice, il doit résulter de la divulgation des détails contenus dans le dossier, et les témoignages par affidavit doivent établir le lien entre le préjudice et la divulgation de ces détails.

Le vocabulaire des affidavits de MM. Gagnier et Fletcher évoque souvent la terminologie employée à l’article 14. Cependant, le témoignage donné doit démontrer une probabilité de préjudice résultant de la divulgation et non pas une approche bien intentionnée mais indûment précautionneuse qui consiste à éviter tout risque en raison de la nature délicate des matières en cause.

Bien que MM. Gagnier et Fletcher affirment l’un et l’autre qu’à leur avis, la divulgation des documents en question serait probablement préjudiciable à la position du gouvernement, la question demeure de savoir si cette opinion reflète la prépondérance des probabilités que doivent dégager les témoignages.

D’après M. Gagnier, c’est lui qui a recommandé à l’origine de protéger la confidentialité de ces documents. Il y a lieu de rappeler que les seules pages dont il acceptât la divulgation étaient des pages d’introduction, des pages de couverture, des pages contenant des questions génériques et des pages portant méthodologie et sommaire démographique. Aucune autre page n’a été divulguée. Il appert que M. Gagnier, conscient du « caractère unique et de l’importance primordiale » que revêt le sujet et du fait qu’il est un « fonctionnaire », a adopté une approche très précautionneuse.

Bien qu’une approche prudente ne soit pas forcément incompatible avec les prescriptions de l’article 14, je note qu’en l’espèce, M. Gagnier a choisi de ne divulguer aucun renseignement de fond qui n’ait été divulgué antérieurement. Pour son affidavit, il n’a pas fait une analyse page par page du document pour savoir si des pages spécifiques pouvaient être divulguées. Voici ce qu’il a déclaré à son contre-interrogatoire :

[traduction] 166 Q. Bon, qu’avez-vous fait pour le justifier? Vous n’avez toujours pas fait une analyse document par document. Est-ce que vous avez donné quelques exemples dans votre affidavit confidentiel?

R. Oui.

167 Q. Donc il n’y a aucune trace dans le dossier d’une analyse document par document pour ce qui est de ces documents et de l’exception fondée sur l’article 14.

R. Pas dans le dossier.

On peut conclure de son approche que sa volonté était d’éviter tout risque, probable ou possible, pour l’initiative du gouvernement. En fait, au paragraphe 21 de son affidavit, il fait état de [traduction] « L’appréciation du préjudice possible du fait de la divulgation des documents » [mot non souligné dans le texte].

En outre, M. Gagnier, toujours au cours de son contre-interrogatoire, exprime sa préoccupation quant à une mauvaise interprétation par les médias des sondages commandés par le gouvernement. Après un échange sur une question particulière, le contre-interrogatoire se poursuit comme suit :

[traduction] 501.Q. Je vous arrête là. Cela signifie que vous craignez que les médias ne rendent pas fidèlement compte de ces sondages.

R.   Pourraient ne pas rendre fidèlement compte.

Q.  Ne rendraient peut-être pas? Pourraient ne pas rendre?

R.   Ne rendraient peut-être pas.

Q.  Ils ne rendraient peut-être pas fidèlement compte, et c’est ça le danger que vous redoutez.

R.   Je ne dis pas qu’ils le feraient de mauvaise foi.

Q.  Certainement pas. J’ai fait bien attention pour m’assurer que vous ne le dites pas, mais vous dites qu’ils ne rendraient peut-être pas fidèlement compte.

R.   Oui.

Je veux bien accepter que M. Gagnier exprime une préoccupation sérieuse à ce sujet, mais il témoigne que le préjudice « pourrait peut-être » se produire. Cependant, l’article 14, tel qu’il a été interprété jusqu’ici, requiert la preuve du risque probable. Le fait que les médias ne « rendraient peut-être pas » fidèlement compte des sondages ne signifie pas qu’il est probable que cette éventualité se réalise.

Je conclus que s’il était bien intentionné et de bonne foi, et motivé par une sérieuse inquiétude au sujet de ce qui pourrait se produire, M. Gagnier n’était pas, du point de vue de l’analyse spécifique page par page, guidé par les prescriptions de l’article 14.

Quant à M. Fletcher, il a, au contre-interrogatoire, donné son avis sur l’approche à prendre vis-à-vis de la divulgation sous le régime de la Loi sur l’accès à l’information.

[traduction] 43 Q …. Conviendriez-vous avec moi que le membre de phrase « risquerait vraisemblablement de se produire » peut s’entendre à la fois de la possibilité et de la probabilité, ou peut-être d’un état qui se trouve entre ces deux points sur l’échelle des probabilités. En conviendriez-vous?

R. Oui.

44 Q. À la date de cet affidavit, à quel point de l’échelle placeriez-vous ce membre de phrase « risquerait vraisemblablement de se produire »?

R.   Je pense que ma première réponse passait à côté de votre question. Il me semble que plus la situation est critique, et plus délicats les renseignements, plus on devrait prendre en compte le degré de possibilité du risque. Moins le contexte est délicat et critique, plus on devrait se guider sur le degré de probabilité.

45 Q. Donc à votre avis, il y a un point sur l’échelle qui varie selon la possibilité de préjudice à l’autre extrémité. C’est bien cela, n’est-ce pas?

R.   Oui. [Non souligné dans le texte.]

L’approche de M. Fletcher semble plus proche de l’approche australienne qui tient compte du risque possible s’il est suffisamment tangible pour qu’on puisse s’y attendre, au lieu de l’approche canadienne qui requiert la preuve du risque probable. Son approche est celle de l’ « échelle mobile », savoir que si les conséquences de la divulgation sont très graves, il faut tenir compte du risque possible, et non pas probable, de préjudice pour justifier la confidentialité. En fait, au paragraphe 29 de son affidavit, il est allé jusqu’à dire :

[traduction] Le fait qu’une proposition ait été publiquement présentée ou discutée n’élimine pas nécessairement la possibilité de préjudice … [Non souligné dans le texte.]

Dans ce contexte, M. Fletcher souligne, au paragraphe 9 de son affidavit public, à quel point il juge les conséquences critiques en l’espèce :

[traduction] Les négociations sur l’unité nationale sont fondamentales, elles comportent des risques considérables pour l’avenir du pays et se trouvent actuellement dans une phase critique. Le climat de ces négociations est instable, et les questions complexes. En bref, ces négociations sont extrêmement délicates.

On peut voir des mots mêmes employés par M. Fletcher qu’il veut s’assurer que toute possibilité de préjudice est écartée. Tel n’est cependant pas le critère prescrit par l’article 14.

M. Fletcher reconnaît au cours de son contre-interrogatoire qu’il n’a pas fait une analyse question par question du document :

[traduction] 247 Q. Pouvez-vous dire que vous avez lu chacune des questions et réponses figurant dans le document?

R.   Non.

Il est manifeste qu’à la lumière de l’analyse telle qu’il l’a faite, il ne jugeait pas opportun de recommander la communication d’une seule page du document. Voilà qui est étonnant puisque, à l’appui de ses assertions de préjudice, il cite deux pages (les pages 28 et 36) que, manifestement à son insu, le gouvernement avait divulguées le 18 juin 1992 (M. Fletcher ne cite ces deux pages qu’à l’appui de son appréhension de préjudice). Par ailleurs, les parties de documents invoquées dans son affidavit confidentiel à l’appui des arguments contenus dans son affidavit public sont souvent citées par référence à de gros ensembles de pages. Il n’y a guère de renvoi spécifique et détaillé aux pages individuelles (moins d’une douzaine de pages, dont les pages 28 et 36, sont citées individuellement) ou aux questions individuelles.

Je conclus que M. Fletcher a adopté lui aussi une approche très prudente vis-à-vis de la divulgation, par suite de son approche de l’« échelle mobile » au problème. Vu ses préoccupations au sujet du caractère délicat du sujet en l’espèce, son approche plutôt générale envers le document, et le fait qu’il n’a pas trouvé une seule page qui se prête à la divulgation, et vu les termes mêmes qu’il emploie dans son affidavit, il appert que M. Fletcher est enclin à accepter le préjudice possible, plutôt que le préjudice probable, comme critère de justification de la confidentialité.

J’ai indiqué plus haut que si les renseignements dont le gouvernement cherche à protéger la confidentialité sont déjà du domaine public, il lui serait plus difficile de justifier cette confidentialité. La jurisprudence pose à juste titre qu’une fois les renseignements rendus publics par une autre source, la divulgation par le gouvernement des mêmes renseignements ou de renseignements similaires risque moins de causer un préjudice. S’il y a préjudice du fait de la divulgation, ce préjudice résulte plus vraisemblablement de la divulgation antérieure par les autres. Dans ce contexte, il faut que le gouvernement démontre exactement pour quelles raisons la divulgation des mêmes renseignements de sa part causerait un préjudice.

Il est à mon avis significatif que sauf une exception mineure, M. Gagnier ne parle pratiquement pas de divulgation antérieure par d’autres (il fait état au paragraphe 31 de son affidavit public du fait que les sondages commandés par le gouvernement seraient plus exacts que ceux des autres). Que M. Gagnier n’en parle pas dans son affidavit me fait douter qu’en décidant que la divulgation des documents de l’administration fédérale causerait vraisemblablement un préjudice, il ait pris en considération tous les faits et circonstances pertinents. À mon avis, un risque dont la prévision n’est pas fondée sur toutes les données disponibles et pertinentes, n’est pas le risque vraisemblable visé à l’article 14.

M. Fletcher, pour sa part, parle bien dans son affidavit de la publication antérieure d’autres sondages, mais il n’a fait aucune comparaison spécifique. Voici les questions et réponses à ce sujet lors de son contre-interrogatoire :

[traduction] 52 Q. Avez-vous examiné les résultats d’autres sondages d’opinion que ceux qui nous intéressent en l’espèce, je parle des autres sondages qui ont été rendus publics?

A.   Non, je ne les ai pas examinés.

83 Q. Conviendriez-vous que si ces sondages étaient publiés, les gens seraient en mesure de savoir ce que les autres pensent de ces questions?

R.   Oui. Ces sondages y contribueraient, ou pourraient y contribuer. Il faudrait que j’examine très attentivement quels sondages ont été rendus publics jusqu’ici avant de me faire une opinion définitive à ce sujet.

Malgré ces réponses, il appert qu’il a examiné de façon superficielle le chevauchement des données respectives des sondages du gouvernement et de ceux qui ont été rendus publics :

[traduction] 75 Q. Combien de temps avez-vous parlé avec elle ce matin?

R.   À vrai dire, nous travaillions dans la même pièce, et puis il y a eu une brève discussion au sujet d’un affidavit qui était arrivé la nuit avant ou ce matin même . . .

76  Q. De la part de M. Johnston?

R.   Non, de la part de Mme Calamai.

77  Q. Au cours de votre conversation de ce matin avec Mme Binns, avez-vous parlé d’aucun des renseignements qui se rapportaient aux questions sur lesquelles vous avez donné votre avis dans votre affidavit?

R.   Je ne pense pas. La seule chose que je lui aie demandé, c’était dans quelle mesure il y avait chevauchement entre les données des sondages Angus Reid et de l’affidavit et les données qui nous occupent en ce moment.

78  Q. Avez-vous cherché à savoir dans quelle mesure il y a eu chevauchement?

R.   Oui.

Cependant, cet examen a dû être de nature générale puisque M. Fletcher reconnaît qu’il n’a pas fait une comparaison spécifique entre les sondages publics et ceux du gouvernement, ce qui me fait douter qu’il ait pu y avoir une comparaison utile du chevauchement.

Tout comme à l’égard de M. Gagnier, je conclus de l’approche adoptée par M. Fletcher qu’il n’a pas tenu proprement compte de tous les faits et circonstances pertinents pour juger que la divulgation des renseignements en l’espèce risquerait vraisemblablement d’être préjudiciable.

Pour décider si la divulgation des sondages du gouvernement risquerait d’être préjudiciable, M. Fletcher ne tient pas compte de ce que les résultats d’autres sondages ont été rendus publics. M. Gagnier et lui-même affirment que les sondages du gouvernement sont plus exacts ou plus crédibles que ceux des autres. En particulier, M. Fletcher dit qu’ [traduction] « il semble probable » qu’ils jouissent d’un plus grand pouvoir d’influencer l’opinion publique que d’autres sondages. Aucune autre opinion n’a été citée à l’appui de ces assertions. M. Johnston, dans son affidavit, dit le contraire. Je ne doute pas de la bonne foi de MM. Gagnier et Fletcher, mais faute de corroboration concrète, leur témoignage est impressionniste ou subjectif, et n’est pas suffisamment concluant pour permettre au gouvernement de s’acquitter de la charge de la preuve qui lui incombe.

Aux paragraphes 48 à 50 de son affidavit public, M. Fletcher affirme que, même si d’autres sondages ont pu être publiés, la divulgation des sondages commandés par le gouvernement comporte des risques qui leur sont propres, savoir la révélation de sa stratégie de négociation. Il en serait ainsi si le document confidentiel contenait la stratégie de négociation ou si celle-ci pouvait être déduite des résultats des sondages ou des groupes de discussion. Rien dans le témoignage de M. Fletcher ne permet de conclure que tel est le cas. De son côté, M. Gagnier a reconnu au contre-interrogatoire que le document confidentiel ne contenait aucun renseignement sur les orientations ou mesures susceptibles d’être adoptées par le gouvernement, et que les déductions que d’autres auraient pu tirer de ces renseignements au sujet des orientations du gouvernement ne seraient pas concluantes (questions 209 à 221).

En l’absence de toute référence aux renseignements eux-mêmes et de toute explication de la manière dont la divulgation de pages ou de questions spécifiques révélerait, directement ou indirectement, la stratégie du gouvernement ou lui porterait préjudice, je ne peux que conclure que les témoignages sur ce point ne sont que des conjectures.

M. Fletcher affirme encore que certaines parties n’approuveraient pas certaines des questions posées par le gouvernement. Sur ce point encore, il ne cite aucune question spécifique à l’appui de son argument. La prudence est certes justifiée dans ce domaine, mais il m’est impossible de décider s’il y a un risque vraisemblable de préjudice si je ne suis saisi d’aucun élément d’information sur les parties qui pourraient s’en formaliser, sur les questions qui pourraient les offusquer, sur les raisons pour lesquelles elles seraient offusquées, ainsi que sur les conséquences possibles du fait que des questions semblables ont été posées dans le cadre d’autres sondages publics.

Au cours du contre-interrogatoire (par exemple questions 494 à 496), M. Gagnier s’inquiétait de ce que la divulgation des documents de l’administration fédérale pourrait semer la division, bien que le même sujet eût déjà fait l’objet d’autres sondages. Je conviens que la divulgation de renseignements susceptibles de semer la division serait préjudiciable à la position du gouvernement, mais les témoins n’ont pu expliquer comment pareille éventualité se produirait alors que les mêmes renseignements ou des renseignements similaires ont fait l’objet d’autres sondages publics. M. Gagnier parle aussi de l’effet préjudiciable de la divulgation de renseignements contenus dans le dossier et qui sont une version mise à jour des mêmes renseignements qui avaient été rendus publics antérieurement par le gouvernement. Sur ce point encore, il n’a pas expliqué comment, dans ces circonstances, il y aurait préjudice.

M. Fletcher déclare que la formulation des questions dans les sondages du gouvernement pourrait être différente de celle des autres sondages. J’en conviens. Il n’a cependant pas expliqué pourquoi les différences de libellé le préoccupent ni comment la formulation spécifique des questions des sondages du gouvernement fait que la divulgation de ces derniers serait préjudiciable, alors qu’il ne serait pas de même des sondages publics. Au contre-interrogatoire (questions 384 à 393), M. Gagnier fait état de la différence dans la formulation des questions sur le même sujet, entre sondages du gouvernement et sondages publics. Il n’a cependant pas expliqué pourquoi, si tant est que les questions des sondages du gouvernement soient différentes de celles des sondages publics, la divulgation des sondages du gouvernement serait préjudiciable.

Peut-être parce que, à leur avis, une extrême prudence était de rigueur, MM. Gagnier et Fletcher n’ont pas jugé nécessaire de comparer les renseignements en la possession du gouvernement avec les données rendues publiques par d’autres, ni d’expliquer spécifiquement leurs vues dans ce contexte. À mon avis, il doit s’agir là d’un facteur pertinent et essentiel à prendre en considération pour former une opinion sur la question de savoir si la divulgation des documents de l’administration fédérale risquerait vraisemblablement d’être préjudiciable en l’espèce.

7.         Les pages expressément mentionnées du document

Les affidavits de MM. Gagnier et Fletcher renvoient expressément à 56[5] pages de documents, et de façon générale à 182[6] autres. Il n’y a aucune mention des 323 pages restantes.

J’ai examiné les 56 pages expressément mentionnées. Elles représentent les résultats de sondages d’opinion et de groupes de discussion, ainsi que les clauses des contrats Decima et Créatec+, relatives à la portée des travaux. En l’absence de données publiques, y compris les résultats de sondages, semblables aux données recueillies par le gouvernement, il se peut bien qu’il y ait des motifs raisonnables pour justifier la confidentialité de certaines de ces pages. Cependant, les données qui sont du domaine public doivent être prises en considération. Bien que certaines données ne fussent rendues publiques qu’après que le BCP eut tout d’abord refusé de les divulguer en janvier 1992, j’estime que toutes ces données sont pertinentes. Il était loisible au gouvernement, mis au courant des sondages publics et des données rendues publiques ailleurs, de changer d’avis jusqu’à l’ouverture de l’audition.

J’ai comparé ces pages, expressément mentionnées, de documents sur les sondages et les groupes de discussion et dont le gouvernement soutient qu’elles devraient être gardées confidentielles, aux sondages publiés et aux articles de presse produits en preuve par les requérants, pour voir dans quelle mesure la divulgation des sondages commandés par le gouvernement aurait pour résultat de rendre publiques de nouvelles données. Je ne saurais révéler les détails de l’analyse car pareille révélation reviendrait à divulguer par inadvertance le sujet et les résultats des sondages commandés par le gouvernement, ce qui contreviendrait à l’article 47. Cependant, puisqu’il est souhaitable d’expliquer dans une certaine mesure le fondement de mes conclusions, je donnerai un bref aperçu de la méthode employée.

J’ai examiné en premier lieu les passages portant référence expresse des affidavits publics de MM. Gagnier et Fletcher, et les paragraphes correspondants de leurs affidavits confidentiels. J’ai examiné ensuite les pages du dossier dont il a été fait expressément mention dans ces affidavits confidentiels pour vérifier le lien entre le préjudice invoqué dans les affidavits publics et la divulgation de ces pages expressément mentionnées des documents. C’est à ce stade de l’analyse que certains cas faisaient ressortir une présomption de confidentialité.

Je me suis penché ensuite sur les preuves produites par les requérants, savoir des sondages publics et les articles de presse y relatifs, pour déterminer s’il y avait une similitude entre ces preuves et les pages expressément mentionnées que MM. Gagnier et Fletcher cherchaient à garder confidentielles. Ci-dessous, le tableau récapitulant l’analyse faite. Je n’ai pas mentionné les sondages ou articles de presse spécifiques par numéro de page afin de ne pas révéler, par comparaison, les données dont le gouvernement cherche à protéger la confidentialité. Par contre, j’ai indiqué le nombre de références publiques que j’ai pu relever et qui sont identiques ou semblables aux mentions expresses des données du gouvernement dans les affidavits de MM. Gagnier et Fletcher.


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[Note de fin de document pour la référence *7[7]]


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Il y a en tout six questions (dont deux sont des doublets) dans les pages expressément mentionnées par le gouvernement et pour lesquelles je n’ai pu trouver les questions correspondantes dans les documents produits par les requérants. Cependant, le sujet de deux de ces questions ne présente manifestement aucun lien étroit avec le thème de la réforme constitutionnelle et de l’unité nationale. Il appert que les quatre sujets couverts par ces questions ont été tous traités dans les sondages publics et les articles de presse, du moins de façon périphérique. Si on les considère tels quels, sans autre explication de la façon dont leur divulgation causerait probablement un préjudice, je ne pense pas que la confidentialité en soit justifiée.

Bien que les questions posées dans certains sondages publics et sondages du gouvernement soient identiques, le plus souvent le sondage public n’était que similaire, mais non pas identique, à ceux commandés par le gouvernement. Il y a un chevauchement considérable. Comme noté plus haut, rien dans les documents produits par le gouvernement ne permet de conclure que dans les cas où le sujet est le même, le libellé des questions du sondage du gouvernement est, au fond, si différent de celui du sondage public que la divulgation des données du gouvernement révélerait pour la première fois une stratégie de négociation ou d’autres renseignements secrets ou encore causerait tout autre préjudice.

La seule autre mention expresse, de la part de M. Gagnier, de documents qui devraient être gardés confidentiels se rapporte aux clauses relatives à la portée des travaux, lesquelles occupent deux pages des contrats de services d’expert-conseil conclus avec Créatec+ et Decima Research Ltd. J’ai examiné en détail les clauses de ces contrats relatives à la portée des travaux.

Lors du contre-interrogatoire sur son affidavit, M. Gagnier a défendu comme suit son opposition à la divulgation de ces deux pages :

[traduction] Q. 654 … pourquoi ne peut-on pas y avoir accès?

R.   Parce que la clause sur la portée des travaux donne une idée des paramètres au sujet desquels le gouvernement a confié l’enquête à la compagnie et qui pourraient être modifiés au fil du temps pour y ajouter ou pour en éliminer certains éléments.

Q. 655 Mais le travail est terminé, alors pourquoi cela vous préoccupe-t-il encore?

R.   Le travail se poursuit toujours. Certains éléments de cette clause sur la portée des travaux, prévue au premier contrat, pourraient se retrouver dans des contrats subséquents. Souvent, les contrats sont tout simplement reconduits. Il vous faudrait demander au Bureau des relations fédérales-provinciales ce qu’il a fait. Moi, je ne sais pas.

Je ne vois dans les réponses de M. Gagnier aucune justification qui me permette de conclure que la divulgation de ces pages serait préjudiciable à la position du gouvernement dans les négociations fédérales-provinciales. Le fait que les clauses contractuelles sur la portée des travaux donnent une idée des paramètres sur lesquels le gouvernement a commandé l’enquête ne signifie pas en soi que leur divulgation causerait un préjudice au gouvernement. Que cette portée puisse être modifiée au fil du temps n’a rien à voir avec le risque de préjudice pour le gouvernement.

Il m’est impossible de conclure qu’il y a des motifs raisonnables pour refuser la communication des 56 pages expressément mentionnées.

8.         Les pages du document mentionnées de façon générale

J’ai déjà noté le fait suivant : dans leurs affidavits et au cours des contre-interrogatoires respectifs y afférents, MM. Gagnier et Fletcher ont invoqué au total 238 pages du document. Sur ce nombre, 56 étaient expressément mentionnées; leur cas a été réglé ci-dessus. Les témoins ne parlaient des 182 pages restantes que de façon générale ou comme partie intégrante de gros ensembles de pages. Le gouvernement en avait volontairement divulgué quatre—deux le 8 janvier 1992 et deux le 18 juin 1992.

Je me penche maintenant sur ces 182 pages qui n’ont été mentionnées que de façon générale. (Les paragraphes subséquents font état de 226 pages. Le chiffre de 182 exclut les 44 pages qui ont été aussi traitées individuellement.)

Une procédure souhaitable qui a été jugée utile consiste à examiner pour chaque page pour laquelle l’exception à la communication est revendiquée, quel préjudice spécifique sa divulgation risquerait vraisemblablement de causer. Dans Ternette c. Canada (Solliciteur général), [1992] 2 C.F. 75 (1re inst.), le juge MacKay a fait cette observation aux pages 109 et 110 :

Je tiens à faire remarquer en passant que l’affidavit supplémentaire déposé à titre de document confidentiel pour le compte de l’intimé énonçait au complet, avec des exemples, les problèmes que la communication des renseignements posait, en ce qui concerne le préjudice particulier qui risquerait d’être porté aux intérêts du SCRS et aux efforts de détection d’activités hostiles ou subversives. Dans les pièces jointes à cet affidavit, qui comprenaient tous les renseignements non communiqués au requérant, et notamment toutes les pages qui avaient été communiquées mais dans lesquelles des suppressions avaient été faites, il était fait mention sur chaque page, au moyen d’un renvoi, de l’effet ou des effets préjudiciables particuliers que la communication de cette page risquait vraisemblablement d’avoir. Cet examen approfondi et minutieux ainsi que la documentation ont permis à la Cour d’examiner sans difficulté le motif sur lequel se fondait la décision de refuser de communiquer les renseignements au requérant.

Tel n’est pas le cas des 182 pages du document en l’espèce. Je n’ai été saisi d’aucun exposé page par page du préjudice qui résulterait probablement de la divulgation de chaque page. En ce qui concerne les pages que les affidavits ne mentionnent que de façon générale, les déposants, dans les faits, ont laissé au lecteur le soin de trouver le lien entre les documents et les arguments avancés dans les affidavits publics et de comprendre pourquoi la divulgation en serait préjudiciable au gouvernement. J’ai examiné les pages qui ont été mentionnées de façon générale. Je note que le Commissaire à l’information, qui a eu manifestement de nombreuses rencontres et discussions avec le BCP à ce sujet, a décidé que ces 182 pages devraient être toutes divulguées.

Ces pages comprennent des rapports sur les résultats de sondages, les résultats de sondages eux-mêmes et des rapports sur les groupes de discussion sur une variété de sujets concernant l’unité nationale et les négociations de réforme constitutionnelle. En voici le décompte :

1. Le paragraphe 7 de l’affidavit confidentiel de M. Gagnier cite les languettes C-5 à C-11, aux pages 47 à 138, soit quelque 92 pages, comme exemples à l’appui du paragraphe 23 de son affidavit public, qui porte :

[traduction] 23. Enfin, il y a lieu de souligner que les résultats des sondages, dont communication était demandée, ont été recueillis et analysés à seule fin de contribuer à la formulation et l’exécution de politiques du gouvernement du Canada dans la conduite des affaires concernant la modification de la constitution et la question connexe de l’unité nationale.

Je ne doute pas que, conformément au témoignage du déposant, ces sondages aient été commandés afin de contribuer à la formulation et à l’exécution des politiques du gouvernement en matière de constitution et d’unité nationale, mais sans une explication du lien entre le préjudice invoqué et la divulgation des renseignements spécifiques contenus dans les pages en cause, je ne peux conclure qu’il y a des motifs raisonnables pour refuser de les divulguer.

2. Le paragraphe 12 de l’affidavit confidentiel de M. Gagnier cite la languette C-14, aux pages 202 à 310, à titre d’exemple à l’appui du paragraphe 30 de son affidavit public. Celui-ci fait état de la tabulation recoupée des résultats. Le paragraphe 12 de l’affidavit confidentiel porte ce qui suit (je le cite puisque, à part la référence codée, il dit essentiellement la même chose que le paragraphe 30 de l’affidavit public) :

[traduction] En ce qui concerne le paragraphe 30, l’examen de l’analyse en profondeur contenue dans les pages 202-310, languette C-14, montrera comment les résultats font l’objet d’une tabulation recoupée. La ventilation détaillée montre pourquoi la divulgation d’une donnée quelconque pourrait être préjudiciable et pourquoi, si les sondages subséquents étaient contaminés, l’utilité des sondages pourrait être bien diminuée.

En ce qui concerne la tabulation recoupée des résultats, voici la question qui a été posée à M. Fletcher et la réponse qu’il y a faite au cours de son contre-interrogatoire (question 248) :

[traduction] Q. Combien de temps avez-vous passé à examiner les documents qui se trouvent dans l’affidavit confidentiel de M. Tetro?

R. J’ai passé à peu près trois jours à les examiner mais les tabulations recoupées, par exemple, cela pourra prendre une heure pour essayer d’en comprendre une, mais j’ai examiné la plupart des questions et la distribution des opinions sur la plupart d’entre elles.

Aucune explication détaillée des tabulations recoupées n’a été produite. Comme l’a fait remarquer M. Fletcher, [traduction] « cela pourra prendre une heure pour essayer d’en comprendre une ».

Cette référence générale couvre quelque 109 pages. Les tabulations recoupées n’ont pas été expliquées et, comme l’a fait observer M. Fletcher, elles ne sont pas faciles à comprendre. Le gouvernement ne m’a pas convaincu par les preuves produites qu’il y avait des motifs raisonnables pour refuser la communication de ces pages.

3. Le paragraphe 7 de l’affidavit confidentiel de M. Fletcher cite des parties du document à l’appui du paragraphe 28 de son affidavit public, lequel porte :

[traduction] Si les 70 [sic] pages identifiées par le Commissaire à l’information comme impropres à la divulgation comportent à l’évidence un haut degré de préjudice probable, les autres renseignements de fond contenus dans le document comportent aussi les mêmes risques.

Le paragraphe 7 de l’affidavit confidentiel porte entre autres (je ne cite que le passage qui donne les références) :

[traduction] En ce qui concerne le paragraphe 28, il y a les discussions détaillées sur (deux questions spécifiques dans les négociations sur la constitution et l’unité nationale). Parmi plusieurs exemples possibles, C-5, pp. 50-59; C-7 ( ); C-10 ( ); C-12 et le gros des renseignements relatifs aux groupes de discussion (C-18 et s.).

Les languettes C-5, C-7 et C-10 étaient citées par M. Gagnier, et leur cas a été réglé ci-dessus. Les languettes C-12 et C-18 comprennent quelque 25 pages. Il ressort du paragraphe 28 de son affidavit public et du paragraphe 7 de son affidavit confidentiel que les renvois que M. Fletcher fait au document sont très généraux. Il exprime dans l’ensemble sa préoccupation au sujet du risque que présente la divulgation, mais n’avance rien de spécifique qui puisse m’aider à comprendre pourquoi la divulgation de telle ou telle page causerait un préjudice. À ce sujet encore, je ne peux conclure qu’il y avait des motifs raisonnables pour refuser de divulguer les pages mentionnées par M. Fletcher au paragraphe 7 de son affidavit confidentiel.

Dans leurs affidavits confidentiels respectifs, MM. Gagnier et Fletcher citent, mais sans trop insister dessus, des sous-ensembles des mêmes blocs de pages à propos d’autres paragraphes de leurs affidavits publics. Il y a 11 renvois. Les sous-ensembles comprennent de 5 à 39 pages. À l’instar des trois exemples analysés ci-dessus, ces pages ne bénéficient essentiellement d’aucune explication. Comme je l’ai noté, voilà qui ne suffit pas pour établir le droit à la confidentialité dans une cause aussi complexe.

Faute d’avoir expliqué, en détail et de façon compréhensible, comment et pourquoi la divulgation des 182 pages qui n’ont été mentionnées que de façon générale risquerait vraisemblablement de causer un préjudice, le gouvernement n’a pas satisfait à la charge de la preuve que lui impose l’article 48 de la Loi.

9.         Les pages non mentionnées dans les affidavits de MM. Gagnier et Fletcher

Les affidavits de MM. Gagnier et Fletcher passent sous silence 323 pages confidentielles. Je pense que dans leur esprit, toutes les pages doivent être soumises à « l’inclusion par référence ». De fait, M. Fletcher soutient que les enquêtes effectuées par le gouvernement en l’espèce doivent être considérées comme intégrées et formant un tout. Bien que j’accepte que les documents doivent être considérés dans leur contexte et à la lumière de leurs rapports réciproques, cela ne justifie par une approche globale qui exclue l’examen du document page par page[8] Il ne faut pas non plus que la Cour soit obligée d’analyser elle-même des documents complexes. La Cour n’est pas un organisme spécialisé avec ses propres experts.

Si le gouvernement n’a produit aucun témoignage spécifique sur ces pages, les requérants en ont produit à l’égard de certaines d’entre elles.

Les renseignements se trouvant en pages 576 à 589 du document confidentiel sont exactement ceux sur lesquels l’avocat de Mme Calamai a attiré l’attention de la Cour lors des témoignages publics produits par les requérants. M. Gagnier a reconnu au cours de son contre-interrogatoire que ces pages étaient [traduction] « déjà du domaine public » (question 599).

Il y a en outre 17 pages qui contiennent toutes la même phrase descriptive. Il s’agit des pages 450, 460, 484, 511, 532, 555, 592, 611, 613, 614, 637, 652, 655, 665, 679, 682 et 684. Cette phrase identifie les participants aux groupes de discussion avec une catégorie particulière qui explique qu’ils aient été choisis pour y participer. La même phrase est contenue dans un groupe de documents divulgués par le gouvernement à la suite d’une demande de communication n’ayant aucun rapport avec les demandes en l’espèce. Ces 17 pages du document se rapportent à divers groupes de discussion réunis entre mai et octobre 1991. Le document divulgué qui contient la même phrase est daté de la même période et se rapporte aux groupes de discussion. Dans son argumentation, l’avocat représentant le gouvernement soutient que le document divulgué qui contient cette phrase est différent des pages non communiquées qui renferment la même phrase, en ce qu’il ne révèle pas la méthodologie adoptée par les groupes de discussion et n’est qu’une relation des faits. Cependant, le sujet (groupes de discussion) et le moment (mi-1991) des renseignements publiés me portent à croire que cette phrase est déjà du domaine public, dans le même contexte que celui où elle apparaît dans les 17 pages en question.

À la demande de la Cour, l’avocat représentant le Commissaire à l’information a préparé un exemple pour la comparaison des renseignements qui sont du domaine public et qui, à son avis, sont semblables aux renseignements confidentiels du gouvernement. J’ai examiné le tableau des comparaisons et conclu que ces documents sont similaires.

Je conclus de tout qui précède qu’à l’égard de ces 323 pages, le gouvernement n’a produit aucune preuve spécifique. De leur côté, les requérants ont démontré qu’un certain nombre de pages sont déjà du domaine public. Il faut se rappeler que l’article 48 de la Loi fait au gouvernement l’obligation de justifier la confidentialité. Pour toutes les raisons indiquées jusqu’ici, il n’y a aucun lien clair, spécifique et compréhensible entre le préjudice invoqué et la divulgation de ces 323 pages. Le gouvernement n’a pas, à mon avis, démontré qu’il avait des motifs raisonnables pour en refuser la communication.

Il y a lieu de noter qu’à l’égard de ces 323 pages, le Commissaire à l’information a recommandé que 69[9] pages ne soient pas divulguées même en partie. J’ai examiné ces pages mais, comme je l’ai noté plus haut, la Cour ne jouit pas de la même expertise que le Commissaire à l’information et en l’absence de preuves nécessaires, ne peut se fonder sur rien pour conclure que leur divulgation risquerait vraisemblablement de causer un préjudice au gouvernement. La Cour doit certes tenir compte des conclusions du Commissaire à l’information, mais cela ne signifie pas qu’elle les accepte aveuglément. La partie qui entend se prévaloir des conclusions du Commissaire à l’information doit les produire en preuve pour que la Cour puisse comprendre pourquoi le Commissaire y est parvenu à l’égard de ces pages spécifiques. Il n’en a été rien en l’espèce.

H.        CONCLUSION

1. L’approche des témoins cités par le gouvernement révèle un effort bien intentionné d’éviter le risque plutôt que de considérer si la divulgation risquerait vraisemblablement de causer un préjudice.

2. Il n’y a guère de preuve claire et spécifique d’un lien entre le risque vraisemblable de préjudice et le contenu de pages spécifiques.

3. Les témoins cités par le gouvernement ne mentionnent que de façon générale, et non pas expresse, quelque 90 % du document. Cela ne suffit pas pour permettre à la Cour de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables pour protéger la confidentialité de ces renseignements.

4. Il n’y a aucune évaluation spécifique du chevauchement entre les renseignements du domaine public et les données du gouvernement. Il s’agit là d’un facteur à prendre en considération. Une comparaison faite par la Cour des renseignements du gouvernement expressément mentionnés par les témoins et les renseignements du domaine public a fait ressortir un chevauchement considérable. La justification avancée pour soutenir que la divulgation par le gouvernement de renseignements du domaine public comporte un risque spécial, n’est pas convaincante.

Je conclus que le responsable de l’institution fédérale n’a pas de motifs raisonnables pour refuser la communication des documents recherchés en l’espèce. Chacune des quatre requêtes est accueillie avec dépens.



[1] Les intimés en l'espèce sont le premier ministre du Canada, le Bureau du Conseil privé et le greffier du Conseil privé; ils seront collectivement appelés le « gouvernement » dans les présents motifs.

[2] Cent huit pages ont été communiquées à tous les demandeurs, et un supplément de douze pages à M. Rubin.

[3] Le 18 juin 1992, 35 autres pages ont été communiquées, ce qui fait que 554 pages sont demeurées confidentielles

[4] Je suis certainement tenu par la jurisprudence. Peu importe que les faits de la cause engagent à examiner si le critère qui s'est instauré est peut-être trop rigoureux et trop rigide, et ce dans les cas où le refus de communication est fondé sur les articles comportant des mots tels que « risquerait vraisemblablement de », et s'il y a lieu de prendre en considération la gravité des conséquences possibles de la communication.

[5] Sur les 56 pages individuellement mentionnées, 3 avaient été antérieurement divulguées.

[6] Sur les 182 pages mentionnées collectivement, 4 avaient été antérieurement divulguées.

[7] Dans ces deux cas, bien que je n’aie pu trouver dans les documents produits par les requérants une seule question identique ou semblable à celle qui est contenue dans les données confidentielles, j’ai trouvé des questions dont la catégorie englobe celle de la question confidentielle.

[8] Je ne dis pas que l'approche de l'« inclusion par référence » ne soit pas indiquée dans certains cas. Dans le cas par exemple où il est établi qu'il y a répétition du même renseignement sur plus d'une page, il suffirait de donner un témoignage détaillé à propos d'une seule page, avec brève mention des autres pages répétitives.

[9] Le Commissaire à l'information a recommandé que 74 pages fussent gardées confidentielles. Sur ce total, 5 pages ont été mentionnées expressément dans les témoignages. Aucune d'entre elles n'était comprise dans les mentions collectives, et 69 n'ont pas été mentionnées du tout.

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