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[1993] 2 C.F. 293

A-157-91

Prudential Assurance Company Ltd. et 130850 Canada Inc. (appelantes) (demanderesses)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada, Kintetsu World Express Inc. et S.E.B. Cargo Inc. (intimées) (défenderesses)

Répertorié : Prudential Assurance Co. c. Canada (C.A.)

Cour d’appel, juges Hugessen, MacGuigan et Létourneau, J.C.A.—Montréal, 30 mars; Ottawa, 16 avril 1993.

Compétence de la Cour fédéraleSection de première instanceLe juge de première instance avait rejeté l’action en dommages-intérêts intentée contre le transporteur aérien et l’entrepôt d’attente par suite de la perte de marchandises, pour le motif qu’elle n’avait pas compétenceL’entrepôt d’attente avait remis les marchandises à un tiers sans exiger de preuve d’autorisationLa Cour fédérale a compétenceL’art. 23b) de la Loi sur la Cour fédérale constitue un octroi légal de compétenceAction fondée sur la Loi sur le transport aérien, qui incorpore la Convention de Varsovie à titre de « loi du Canada » — L’art. 18 régit la perte des marchandisesLa Loi et la Convention sont des lois fédérales prévoyant un code relativement complet concernant le transport aérien.

Droit aérienL’entrepôt d’attente a remis des marchandises à un tiers inconnu sans preuve d’autorisationEn vertu de l’art. 18 de la Convention de Varsovie, le transporteur aérien et l’entrepôt d’attente sont responsables des dommages en découlantLa responsabilité n’est pas limitée en vertu de l’art. 25L’entrepôt d’attente sait que la livraison à une personne non autorisée risque d’empêcher la remise des marchandises au propriétaire légitime.

CouronneResponsabilité délictuelleAprès avoir été avisé de l’arrivée de ses marchandises importées au Canada, le propriétaire des marchandises a remis les documents appropriés à Douanes Canada en vue d’obtenir la mainlevéeAvant que le propriétaire des marchandises ait pu se présenter pour obtenir la livraison des marchandises, un tiers inconnu s’est fait passer pour le mandataire autorisé du propriétaire et a obtenu livraison des marchandisesLa Couronne n’a aucune obligation légale envers le propriétaire des marchandisesElle n’a jamais eu la garde matérielle des marchandisesSelon la Convention de Varsovie, qui a été incorporée dans les lois du Canada par la Loi sur le transport aérien, seule la lettre de transport aérien sert de titreLa lettre de transport aérien n’a jamais été en la possession de la Couronne.

Il s’agissait d’un appel du jugement de première instance rejetant l’action intentée contre les défenderesses Kintetsu World Express Inc. et S.E.B. Cargo Inc. pour défaut de compétence et rejetant au fond l’action intentée contre Sa Majesté. 130850 Canada Inc. (F.M. Électronique) a été avisée par Kintetsu, le transporteur aérien en vertu de la lettre de transport aérien, de l’arrivée de ses marchandises à l’aéroport de Dorval. Elle a remis les documents pertinents à Douanes Canada en vue du dédouanement, mais avant qu’elle ait pu de nouveau se présenter le lendemain pour obtenir livraison des marchandises, un tiers inconnu s’était fait passer, au bureau de douane et à l’entrepôt, pour le mandataire autorisé de F.M. Électronique et avait obtenu livraison des marchandises. Prudential Assurance Company Ltd. a versé une indemnité à F.M. Électronique en vertu d’un contrat d’assurance et a été subrogée aux droits de l’assurée. Le juge de première instance a rejeté l’action intentée contre Kintetsu et S.E.B. Cargo (l’entrepôt d’attente) pour défaut de compétence et a rejeté l’allégation selon laquelle le préposé aux douanes s’était montré négligent en omettant d’exiger une preuve d’identification, parce que Douanes Canada n’avait aucune obligation légale envers F.M. Électronique et qu’il n’existait pas de lien de causalité entre la faute des préposés de la Couronne et la perte subie. La Couronne n’avait jamais eu les marchandises en sa possession.

Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale avait compétence sur Kintetsu et S.E.B. Cargo et, dans l’affirmative, si ces dernières étaient responsables; il s’agissait également de savoir si la Couronne était responsable.

Arrêt : l’appel contre Kintetsu World Express Inc. et S.E.B. Cargo Inc. doit être accueilli; l’appel contre la Couronne doit être rejeté.

La Cour fédérale avait compétence sur Kintetsu et S.E.B. Cargo. Dans ITOInternational Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, trois conditions ont été énoncées, en ce qui concerne la compétence de la Cour fédérale : (1) il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral; (2) il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence; et (3) la loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. La première condition est remplie par l’alinéa 23b) de la Loi sur la Cour fédérale, qui établit expressément la compétence concurrente de la Cour en matière d’aéronautique ainsi qu’en matière d’ouvrages s’étendant au-delà des limites d’une province. La cause de l’appelante était fondée sur la Loi sur le transport aérien, bien que cette Loi n’ait pas expressément été invoquée. Une partie n’a qu’à plaider les faits importants sur lesquels l’affaire est fondée, et non le droit applicable. Cette Loi prévoit que « les dispositions de la convention [de Varsovie] … ont force de loi au Canada relativement à tout transport aérien auquel s’applique la convention ». La Convention de Varsovie est donc « une loi du Canada », de sorte que la troisième condition permettant de conclure à la compétence de la Cour fédérale est remplie. L’article 18 de la Convention prévoit que le transporteur est responsable du dommage survenu en cas de perte de marchandises pendant le transport aérien, qui est défini comme comprenant la période pendant laquelle les marchandises se trouvent sous la garde du transporteur, que ce soit dans un aérodrome ou à bord d’un aéronef. Étant donné que l’entrepôt d’attente de S.E.B. Cargo et les locaux de Douanes Canada sont situés dans l’aérodrome, l’article 18 de la Convention de Varsovie vise expressément la perte des marchandises. Quant à la deuxième condition, la Loi sur le transport aérien et la Convention de Varsovie qui y est incorporée sont des lois fédérales établissant un code relativement complet en ce qui concerne le transport aérien. Il n’est pas nécessaire de présenter une réclamation exclusivement en vertu de la loi fédérale pour que la Cour soit compétente, dans la mesure où la réclamation est déterminée dans une mesure assez large par le droit fédéral.

Le juge de première instance a eu raison de statuer que la Couronne n’avait aucune obligation légale envers F.M. Électronique. Les appelantes ont admis que la Couronne n’avait jamais matériellement eu la garde des marchandises, mais elle ont soutenu que la Couronne avait la garde des documents appartenant à F.M. Électronique, qui étaient l’équivalent du titre. L’article 16 de la Convention exige que l’expéditeur joigne à la lettre de transport aérien les documents qui, avant la remise de la marchandise au destinataire, sont nécessaires à l’accomplissement des formalités de douane. L’expéditeur est responsable envers le transporteur de tous dommages qui pourraient résulter de l’absence, de l’insuffisance ou de l’irrégularité de ces renseignements et pièces, sauf le cas de faute de la part du transporteur ou de ses préposés. Il a été allégué que Douanes Canada avait les responsabilités d’un dépositaire ou d’un gardien, pendant que les documents étaient temporairement en sa possession en vue de la vérification, période pendant laquelle ils ont été volés par suite de la livraison défectueuse de la part de la Couronne. La Convention montre clairement que seule la lettre de transport aérien elle-même sert de titre. La lettre de transport aérien n’a jamais été confiée à la garde de Douanes Canada, et l’objection formulée par les appelantes contre les motifs de la décision du juge de première instance ne pouvait donc pas être retenue.

La responsabilité de Kintetsu et de S.E.B. est établie par l’article 18 de la Convention. La limite de responsabilité ne peut être invoquée que dans les cas visés à l’article 25 de la Convention. Elle ne s’applique pas si le dommage résulte d’un acte ou d’une omission du transporteur ou de ses préposés fait, soit avec l’intention de provoquer un dommage, soit témérairement et avec conscience qu’un dommage en résultera probablement, pour autant que, dans le cas d’un acte ou d’une omission d’un préposé, la preuve soit également apportée que ceux-ci ont agi dans l’exercice de leurs fonctions. Il incombait à S.E.B. Cargo de faire preuve de la diligence nécessaire pour assurer la livraison convenable, et il a été conclu, à partir des faits, que S.E.B. Cargo devait non seulement savoir, mais aussi qu’elle savait que la livraison à une personne non autorisée empêcherait fort probablement la remise des marchandises au propriétaire légitime. S.E.B. Cargo ne pouvait faire valoir qu’elle n’avait reçu aucune instruction spéciale de la F.M. Électronique au sujet de la livraison de ses marchandises ou qu’elle avait toujours l’habitude de livrer les marchandises sur simple production d’une formule de dédouanement. S.E.B. Cargo exploitait non seulement un entrepôt d’attente ayant la responsabilité, envers la Couronne, de ne pas livrer les marchandises sans mainlevée, mais aussi, et avant tout, un entrepôt qui avait l’obligation, envers les consignataires, de ne pas remettre les marchandises sans autorisation appropriée. Il n’existait aucune preuve selon laquelle la coutume dans le secteur était de remettre les marchandises sur production d’une mainlevée, mais uniquement au sujet de cet entrepôt particulier. En livrant les marchandises sans exiger d’autorisation, l’entrepreneur agit à ses risques et périls. Étant donné que S.E.B. Cargo agissait dans les limites des pouvoirs conférés par Kintetsu, Kintetsu ne pouvait pas se soustraire au méfait de son mandataire agissant dans les limites de ses pouvoirs.

L’article 41 de la Loi sur la Cour fédérale ne prévoit pas l’intérêt avant jugement, mais la jurisprudence a établi que la partie qui a gain de cause y a droit. Le contrat ne stipulait pas qu’aucun intérêt ne serait octroyé. Étant donné que la Loi sur la Cour fédérale ne contient aucune disposition au sujet du taux de l’intérêt avant jugement, l’article 1056c du Code civil du Bas-Canada s’applique. Cette disposition prévoit qu’il peut être ajouté au montant accordé une indemnité calculée en appliquant à ce montant un pourcentage égal à l’excédent du taux d’intérêt fixé suivant l’article 28 de la Loi du ministère du Revenu sur le taux légal d’intérêt. Pour placer les appelantes dans la situation dans laquelle elles auraient été si la perte ne s’était pas produite, il fallait octroyer le taux le plus élevé, qui devait être fixé au moyen d’un renvoi, à moins que les parties ne s’entendent à ce sujet.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Code civil du Bas-Canada, art. 1056c.

Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international. Signée à Varsovie le 12 octobre 1929 [L.R.C. (1985), ch. C-26, annexe I], art. 5, 10, 11, 13, 16, 18, 22, 25.

Loi du ministère du Revenu, L.R.Q., ch. M-31, art. 28.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 23b), c), 41, 52b)(i).

Loi sur la responsabilité de l’État, L.R.C. (1985), ch. C-50.

Loi sur le transport aérien, S.R.C. 1970, ch. C-14 [maintenant L.R.C. (1985), ch. C-26], art. 2(1).

Protocole portant modification de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international. Signé à Varsovie le 12 octobre 1929 (La Haye, 28 septembre 1955) [L.R.C. (1985), ch. C-26, annexe III].

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

ITOInternational Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; (1986), 28 D.L.R. (4th) 641; 34 B.L.R. 251; 68 N.R. 241; Bensol Customs Brokers Ltd. c. Air Canada, [1979] 2 C.F. 575; (1979), 99 D.L.R. (3d) 623 (C.A.); R. c. Imperial General Properties Limited, [1985] 1 C.F. 344; (1985), 16 D.L.R. (4th) 615; [1985] 1 CTC 40; 85 DTC 5045; 56 N.R. 358 (C.A.); Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322; [1989] 3 W.W.R. 117; (1989), 35 B.C.L.R. (2d) 1; 25 F.T.R. 161; 92 N.R. 241; Sze Hai Tong Bank Ltd. v. Rambler Cycle Co. Ltd., [1959] A.C. 576 (H.L.); Algonquin Mercantile Corp. c. Dart Industries Canada Ltd., [1988] 2 C.F. 305; (1987), 17 C.I.P.R. 68; 16 C.P.R. (3d) 193; 79 N.R. 305.

décisions examinées :

Varnam c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1988] 2 C.F. 454; (1988), 50 D.L.R. (4th) 44; 17 F.T.R. 240; 84 N.R. 163 (C.A.); Wilder c. Canada, [1988] 2 C.F. 465; [1988] 2 C.T.C. 77; (1988), 88 DTC 6393 (C.A.); Swiss Bank Corp. c. Air Canada, [1982] 1 C.F. 756; (1981), 129 D.L.R. (3d) 85 (1re inst.); conf. par [1988] 1 C.F. 71; (1987), 44 D.L.R. (4th) 680; 83 N.R. 224 (C.A.); R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392; (1989), 48 C.C.C. (3d) 129; 69 C.R. (3d) 289; 13 M.V.R. (2d) 161; 98 N.R. 19; 35 O.A.C. 1; R. c. Waite, [1989] 1 R.C.S. 1436; (1989), 48 C.C.C. (3d) 1; 69 C.R. (3d) 323; 13 M.V.R. (2d) 236; 98 N.R. 69; 35 O.A.C. 51; R. c. Anderson, [1990] 1 R.C.S. 265; [1990] 2 W.W.R. 481; (1990), 64 Man. R. (2d) 161; 53 C.C.C. (3d) 4811; 75 C.R. (3d) 50; 19 M.V.R. (2d) 161; 105 N.R. 143; R. c. Hundal, no 22358, jugement en date du 11-3-93, C.S.C., encore inédit.

DÉCISION CITÉE :

R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; (1991), 67 C.C.C. (3d) 193; 8 C.R. (4th) 145.

DOCTRINE

Black’s Law Dictionary, rev. 4th ed., St. Paul, Minn : West Publishing Co., 1968, « gross negligence ».

Corpus Juris Secundum, 13 C.J.S. Carriers 417.

Gwertzman, M. J. The Law of Transportation in its Relation to Transportation Insurance, Larchmont, New York : McCade Press, 1950.

Magdelénat, Jean-Louis. Air Cargo; Regulation and Claims, Toronto : Butterworths, 1991.

Shawcross, C. N. et K. M. Beaumont. Air Law, 4th ed., par Peter Martin, London : Butterworths, 1983.

APPEL interjeté contre le jugement de première instance ((1991), 43 F.T.R. 147). Appel contre Kintetsu World Express Inc. et S.E.B. Cargo Inc. accueilli; appel contre la Couronne rejeté.

AVOCATS :

Jean El Masri pour les appelantes (demanderesses).

Marie Nichols pour l’intimée (défenderesse) Sa Majesté la Reine.

Beryl Baron pour l’intimée (défenderesse) Kintetsu World Express Inc.

PROCUREURS :

McDougall, Caron, Montréal, pour les appelantes (demanderesses).

Le sous-procureur général du Canada, pour l’intimée (défenderesse) Sa Majesté la Reine.

Baron & Abrams, Montréal, pour l’intimée (défenderesse) Kintetsu World Express Inc.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge MacGuigan, J.C.A. : Il s’agit d’un appel du jugement que la Section de première instance a prononcé le 25 janvier 1991, lequel est publié à (1991), 43 F.T.R. 147 et dans lequel : (1) l’action intentée par les appelantes contre l’intimée Kintetsu World Express Inc. (« Kintetsu ») a été rejetée avec dépens; (2) l’action intentée par les appelantes contre l’intimée S.E.B. Cargo Inc. (« S.E.B. Cargo ») a été rejetée sans frais[1], le rejet dans les deux cas étant fondé sur le motif que la Cour fédérale n’avait pas compétence; et (3) l’action intentée par les appelantes contre Sa Majesté la Reine du chef du Canada (« la Couronne ») a été rejetée au fond, avec dépens. Le juge de première instance a réservé aux appelantes le droit d’intenter des actions contre Kintetsu et S.E.B. Cargo devant les tribunaux provinciaux.

L’affaire résulte de l’importation de 7 000 appareils électroniques du Japon au Canada par l’appelante 130850 Canada Inc. (« F.M. Électronique »). Le 9 février 1987, F.M. Électronique (entreprise ne comptant que deux employés) a été avisée par Kintetsu, le transporteur aérien en vertu de la lettre de transport aérien[2], que ses marchandises étaient arrivées à l’aéroport de Dorval. Un représentant de F.M. Électronique a donc remis les documents pertinents à Douanes Canada en vue du dédouanement et s’est de nouveau présenté le lendemain pour obtenir la mainlevée officielle (aucun droit n’était payable), dans l’intention de se rendre ensuite à l’entrepôt d’attente de S.E.B. Cargo pour obtenir livraison de la marchandise. Toutefois, un tiers inconnu l’avait devancé, s’était fait passer, au bureau de douane et à l’entrepôt, pour le mandataire autorisé de F.M. Électronique, obtenant ainsi livraison de toutes les marchandises.

L’appelante Prudential Assurance Company Ltd. (« Prudential ») a versé à l’appelante une indemnité de 18 715,74 $ en vertu d’un contrat d’assurance (la demande était de 18 905 $, moins une franchise) et a été subrogée aux droits de F.M. Électronique, à laquelle elle s’est jointe pour poursuivre les intimées conjointement et solidairement.

I

Il convient de trancher d’abord la question préliminaire de la compétence de la Cour fédérale sur Kintetsu et S.E.B. Cargo.

Les conditions essentielles pour pouvoir conclure à la compétence de la Cour fédérale ont été énoncées de nouveau dans un passage souvent cité du jugement prononcé par le juge McIntyre dans ITOInternational Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 766 :

1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

L’intimée Kintetsu a nommément contesté l’existence des trois conditions en l’espèce, mais à mon avis, il ne peut être sérieusement contesté que la première condition, à savoir l’attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral, est remplie. L’alinéa 23b) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, établit expressément la compétence concurrente de la Cour en matière d’aéronautique ainsi qu’en matière d’ouvrages s’étendant au delà des limites d’une province :

23. Sauf attribution spéciale de cette compétence par ailleurs, la Section de première instance a compétence concurrente, en première instance, dans tous les cas—opposant notamment des administrés—de demande de réparation ou d’autre recours exercé sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit en matière :

b) d’aéronautique;

c) d’ouvrages reliant une province à une autre ou s’étendant au-delà des limites d’une province.

Dans Bensol Customs Brokers Ltd. c. Air Canada, [1979] 2 C.F. 575, cette Cour a confirmé une demande en dommages-intérêts résultant de la perte de marchandises assujetties au transport aérien, laquelle était fondée sur la Loi sur le transport aérien fédérale, S.R.C. 1970, ch. C-14 [maintenant L.R.C. (1985), ch. C-26]. Le juge de première instance a distingué l’arrêt Bensol pour le motif que cette Loi avait expressément été invoquée, contrairement à ce qui se produit en l’espèce.

Cette distinction est clairement insoutenable. Il est établi en droit qu’une partie n’a qu’à plaider les faits importants sur lesquels l’affaire est fondée, et non le droit applicable : R. c. Imperial General Properties Limited, [1985] 1 C.F. 344 (C.A.), aux pages 351 et 352. L’absence, dans les plaidoiries, de la mention de la loi fédérale n’est donc pas pertinente.

La cause de l’appelante est en fait fondée sur la Loi sur le transport aérien. La principale disposition incorpore toute la Convention de Varsovie de 1929 sur le transport aérien international ainsi que le Protocole modificateur de 1955, auxquels le Canada et le Japon sont parties :

2. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, les dispositions de la convention reproduite à l’annexe I, dans la mesure où elles se rapportent aux droits et responsabilités des personnes concernées par le transport aérien—notamment les transporteurs, les voyageurs, les consignateurs et les consignataires, ont force de loi au Canada relativement à tout transport aérien auquel s’applique la convention, indépendamment de la nationalité de l’aéronef en cause.

(2) Sous réserve des autres dispositions du présent article, les dispositions de la convention reproduite à l’annexe I et modifiée par le protocole figurant à l’annexe III, dans la mesure où elles se rapportent aux droits et responsabilités des personnes concernées par le transport aérien, ont force de loi au Canada relativement à tout transport aérien auquel s’applique la convention ainsi modifiée, indépendamment de la nationalité de l’aéronef en cause.

(3) Le gouverneur en conseil peut, par proclamation publiée dans la Gazette du Canada, attester l’identité des hautes parties contractantes à la convention, les territoires à l’égard desquels elles sont respectivement parties, la mesure dans laquelle elles se sont prévalues des dispositions du protocole additionnel de la convention, ainsi que l’identité des parties au protocole figurant à l’annexe III. Une telle proclamation fait foi de son contenu tant qu’elle n’a pas été remplacée par une proclamation subséquente.

Le libellé du paragraphe 2(1), qui prévoit que les « dispositions de la convention ... ont force de loi au Canada relativement à tout transport aérien auquel s’applique la convention » confère un mandat législatif particulièrement étendu. La Convention de Varsovie est donc à tous les égards « une loi du Canada », de sorte que la troisième condition pour pouvoir conclure à la compétence de la Cour fédérale est remplie.

La disposition applicable à la Convention, en ce qui concerne la responsabilité du transporteur, est l’article 18, qui est en partie libellé comme suit :

Article 18

(1) Le transporteur est responsable du dommage survenu en cas de destruction, perte ou avarie de bagages enregistrés ou de marchandises lorsque l’événement qui a causé le dommage s’est produit pendant le transport aérien.

(2) Le transport aérien, au sens de l’alinéa précédent, comprend la période pendant laquelle les bagages ou marchandises se trouvent sous la garde du transporteur, que ce soit dans un aérodrome ou à bord d’un aéronef ou dans un lieu quelconque en cas d’atterrissage en dehors d’un aérodrome.

Étant donné que l’entrepôt d’attente de S.E.B. Cargo ainsi que les locaux de Douanes Canada sont situés dans l’aérodrome, l’article 18 vise expressément la perte des marchandises en l’espèce.

Quant à la deuxième condition, à savoir un ensemble de règles de droit fédérales qui sert de fondement, il importe de noter la remarque incidente que Madame le juge Wilson a faite, au nom de la Cour suprême, dans l’arrêt Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322, aux pages 330 et 331, soit que les deuxième et troisième éléments du critère de compétence se chevauchent souvent :

Bien qu’il y ait nettement un chevauchement entre les deuxième et troisième éléments du critère applicable pour établir la compétence de la Cour fédérale, le deuxième, tel que je le comprends, exige qu’il existe un ensemble de règles de droit fédérales applicables à l’objet de la contestation, en l’espèce le droit relatif aux Indiens et à leurs intérêts dans les terres des réserves, et le troisième, que la loi spécifique qui servira à trancher le litige soit « une loi du Canada » au sens de l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. On n’aura aucune difficulté à respecter le troisième élément du critère si le litige doit être tranché en fonction d’un texte de loi fédéral existant. Comme on le verra, des problèmes peuvent cependant surgir si la loi du Canada invoquée est non pas un texte de loi fédéral mais ce qu’on appelle de la « common law fédérale », ou si la loi fédérale n’est pas la seule applicable à la question en litige.

Ce point est particulièrement pertinent en l’espèce, car la lecture de la Loi sur le transport aérien et de la Convention de Varsovie qui y est incorporée montre clairement que la loi fédérale en l’espèce établit un code relativement complet en ce qui concerne le transport aérien. Cela deviendra encore plus évident lorsque nous examinerons ci-dessous la question de la limite de responsabilité. Les appelantes ont également reporté la Cour à une jurisprudence abondante d’autres pays dans ce sens.

La décision que cette Cour a rendue dans Bensol a établi que, même si la validité de la subrogation en faveur de la compagnie d’assurance n’est pas régie par la loi fédérale, il n’est pas nécessaire de présenter une réclamation exclusivement en vertu de la loi fédérale pour que la Cour soit compétente, dans la mesure où la réclamation est déterminée dans une mesure assez large par le droit fédéral[3].

Aucun argument n’a été invoqué en l’espèce au sujet de la compétence constitutionnelle fédérale d’adopter la Convention de Varsovie dans son ensemble, mais cette prétention ne serait de toute façon peut-être pas retenue dans cette Cour, compte tenu des motifs concordants prononcés par le juge Le Dain, J.C.A., (aux pages 583 et 584), à savoir que la compétence constitutionnelle fédérale s’étend au transport aérien dans son ensemble.

Je dois donc conclure que le juge de première instance a commis une erreur en rejetant l’action contre Kintetsu et S.E.B. Cargo pour le motif qu’il n’avait pas compétence.

II

Quant à la réclamation présentée par les appelantes contre la Couronne, laquelle est fondée sur la Loi sur la responsabilité de l’État, L.R.C. (1985), ch. C-50, j’énonce au complet les motifs de la décision du juge de première instance (aux pages 153 à 156) :

L’action des demanderesses contre Sa Majesté la Reine a pour fondement juridique la Loi sur la responsabilité de l’État qui à son article 3 déclare :

« 3(1) En matière de responsabilité civile délictuelle, l’État est assimilé à une personne physique, majeure et capable, pour :

a) les délits civils commis par ses préposés;

b) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens. »

Il importe d’abord de voir si Sa Majesté avait une quelconque obligation légale envers F.M. Electronique.

Le rôle des douanes, comme je l’ai dit dans Danzas (T-2259-82 (p. 14); confirmé dans A-621-85), en citant le juge Cattanach dans Keystone ([1982] 1 C.F. 487), est d’assurer des recettes à la Couronne et non pas de fournir des services au public. Il n’existait en l’occurrence aucune relation contractuelle ou légale entre F.M. Electronique et la Couronne. En somme, la seule négligence reprochée aux préposés des douanes l’est en vertu de la Loi sur la responsabilité de l’État, et aurait consisté à remettre à un individu une mainlevée douanière sans que ce dernier ne se soit formellement identifié au moyen d’une carte ou n’ait produit une procuration.

Une responsabilité quelconque peut-elle être imputée à Sa Majesté du fait d’une faute de ses préposés?

Il est admis de part et d’autre qu’à l’origine de cette affaire, un délit a été commis par un tiers inconnu qui s’est faussement présenté au comptoir des douanes comme un mandataire autorisé de F.M. Electronique pour obtenir la mainlevée douanière dont il s’est servi pour aller quérir la marchandise chez S.E.B. Cargo ...

Il faut aussi souligner que jamais, durant toute cette opération, le service des douanes n’a eu en sa possession ladite marchandise. Dès son arrivée à Montréal, la marchandise transportée par Kintetsu Express Inc. s’est retrouvée directement chez S.E.B. Cargo Inc. où elle a été entreposée. De plus, ces unités électroniques n’étaient pas sujettes à des droits de douane.

Les demanderesses reprochent cependant deux fautes principales aux agents de douane, à savoir :

a) d’avoir fait une fausse entrée dans l’ordinateur pour 1,855 yen japonais au lieu de 1,855,000 ce qui donnait une valeur à l’acquitté de 16,11 $ au lieu de 16 105 $;

b) d’avoir négligé de demander une preuve d’identification au soi-disant représentant de F.M. Electronique.

La Cour estime qu’une entrée erronée dans l’ordinateur n’a aucun lien direct avec le dédouanement de la marchandise en faveur d’un tiers non autorisé. Que la valeur à l’acquitté ait été de 16,11 $ au lieu de 16 105 $ constitue un élément sans importance puisqu’en l’occurrence, aucun droit de douanes n’était payable. Le rôle du service des douanes se limitait, en l’instance, à accorder la mainlevée douanière.

Quant à la prétendue négligence par l’officier des douanes d’exiger une preuve d’identification du soi-disant représentant de F.M. Electronique, elle ne peut non plus être retenue. Le chef des opérations commerciales à Dorval Alex Paquet a expliqué la politique de Douanes Canada à cet égard : les agents douaniers n’ont pas, règle générale, à demander des pièces d’identification à un individu qui se présente au comptoir. C’est seulement en cas de doute qu’ils peuvent, à leur discrétion, demander à un individu de s’identifier ou de fournir une procuration. Dans la présente affaire, Mme Riendeau qui aurait servi le prétendu représentant de F.M. Electronique n’a pas jugé nécessaire de demander une procuration à cet individu. Rien ne permettrait de croire qu’il y avait eu un vol d’informations chez F.M. Electronique et que cette personne qui se présentait pour le dédouanement de la marchandise n’était pas dûment autorisée. À la limite, une fausse preuve d’identité ou une fausse procuration auraient pu être présentées que le résultat en eût été le même.

La Couronne ne peut donc être tenue responsable du préjudice subi par F.M. Electronique d’une part parce que Douanes Canada n’assumait aucune obligation légale à l’égard de cette demanderesse et d’autre part parce qu’il n’a pas été démontré de fautes de la part des préposés de Sa Majesté ayant un lien de causalité avec le préjudice subi par les demanderesses. Le dommage est d’abord imputable à un vol d’informations dont l’auteur est inconnu.

La Cour fédérale a par ailleurs reconnu dans les arrêts Kathy Zien (R. c. Zien (1986), 64 N.R. 282; 26 D.L.R. (4th) 121, A-1506-84) et Economic Trading (Economic Trading Ltd. c. R., [1969] 1 Ex. C.R. 401) que la Couronne ne peut être déclarée responsable à titre de dépositaire lorsqu’en aucun moment elle n’a eu en sa possession la marchandise qui fait l’objet du litige. La Couronne, dans la présente cause, n’a jamais pris possession des 7,000 unités électroniques.

Pour ces raisons, considérant que les demanderesses n’ont pas prouvé :

1. que la Couronne avait eu en sa possession lesdites unités électroniques

2. d’obligation légale de la Couronne envers les demanderesses

3. d’actes fautifs de la part des agents de la Couronne

4. de lien direct de cause à effet entre les actes reprochés et le dommage subi

l’action des demanderesses contre Sa Majesté la Reine est rejetée avec dépens.

Je partage entièrement l’avis du savant juge de première instance que la Couronne n’avait aucune obligation légale envers F.M. Électronique, généralement pour les motifs qu’il a exprimés. De fait, le droit a changé en 1986 de façon à supprimer la condition antérieure selon laquelle les agents des douanes devaient vérifier la procuration (transcription de la preuve, 4 décembre 1990, après-midi, à la page 81).

Les appelantes ont admis que la Couronne n’avait jamais matériellement eu la garde des marchandises, mais elles ont soutenu que la Couronne avait la garde des documents appartenant à F.M. Électronique, qui étaient l’équivalent du titre. En particulier, les appelantes ont cité un document (dossier conjoint, à la page 99) qui devait, selon l’article 16(1) de la Convention de Varsovie, être annexé à la lettre de transport aérien. L’article 16(1) est ainsi libellé :

Article 16

(1) L’expéditeur est tenu de fournir les renseignements et de joindre à la lettre de transport aérien les documents qui, avant la remise de la marchandise au destinataire, sont nécessaires à l’accomplissement des formalités de douane, d’octroi ou de police. L’expéditeur est responsable envers le transporteur de tous dommages qui pourraient résulter de l’absence, de l’insuffisance ou de l’irrégularité de ces renseignements et pièces, sauf le cas de faute de la part du transporteur ou de ses préposés.

Il a été allégué que Douanes Canada avait les responsabilités d’un dépositaire ou d’un gardien, pendant que les documents étaient temporairement en sa possession en vue de la vérification, période pendant laquelle ils ont été volés par suite de la livraison défectueuse de la part de la Couronne.

Toutefois, la lecture de la Convention montre, me semble-t-il, que seule la lettre de transport aérien elle-même sert de titre. La section 3 du chapitre II de la Convention (articles 5 à 16) est intitulée « Lettre de transport aérien » et, bien que la perte d’une lettre de transport aérien n’affecte ni l’existence ni la validité du contrat de transport (article 5(2)), la lettre de transport aérien fait néanmoins foi, jusqu’à preuve contraire, en vertu des articles 10 et 11, de la conclusion d’un contrat, l’expéditeur étant responsable de son exactitude; de plus, selon l’article 13(1), le transporteur est tenu de remettre au destinataire la lettre de transport aérien et de lui livrer la marchandise :

Article 10

(1) L’expéditeur est responsable de l’exactitude des indications et déclarations concernant la marchandise qu’il inscrit dans la lettre de transport aérien.

(2) Il supportera la responsabilité de tout dommage subi par le transporteur ou toute autre personne à raison de ses indications et déclarations irrégulières, inexactes ou incomplètes.

Article 11

(1) La lettre de transport aérien fait foi, jusqu’à preuve contraire, de la conclusion du contrat, de la réception de la marchandise et des conditions du transport.

(2) Les énonciations de la lettre de transport aérien, relatives au poids, aux dimensions et à l’emballage de la marchandise ainsi qu’au nombre des colis, font foi jusqu’à preuve contraire; celles relatives à la quantité, au volume et à l’état de la marchandise ne font preuve contre le transporteur qu’autant que la vérification en a été faite par lui en présence de l’expéditeur, et constatée sur la lettre de transport aérien, ou qu’il s’agit d’énonciations relatives à l’état apparent de la marchandise.

...

Article 13

(1) Sauf dans les cas indiqués à l’article précédent, le destinataire a le droit, dès l’arrivée de la marchandise au point de destination, de demander au transporteur de lui remettre la lettre de transport aérien et de lui livrer la marchandise contre le paiement du montant des créances et contre l’exécution des conditions de transport indiquées dans la lettre de transport aérien.

La lettre de transport aérien elle-même n’a jamais été confiée à la garde de Douanes Canada, et j’estime donc que l’objection formulée par les appelantes contre les motifs de la décision du juge de première instance ne peut pas être retenue.

III

Quant à la responsabilité de Kintetsu et de S.E.B. Cargo, le juge de première instance n’a tiré aucune conclusion puisqu’il a refusé d’exercer sa compétence. Toutefois, étant donné que la preuve pertinente est entièrement versée au dossier, il s’agit d’un cas dans lequel il convient que cette Cour, puisqu’elle est autorisée à le faire par le sous-alinéa 52b)(i) de la Loi sur la Cour fédérale, tire la conclusion que le juge de première instance aurait tirée s’il avait examiné l’affaire.

Étant donné que le droit est régi par le code figurant dans la Loi sur le transport aérien, la responsabilité des intimées Kintetsu et S.E.B. Cargo est établie par l’article 18 énoncé ci-dessus, qui rend le transporteur « responsable du dommage survenu en cas de … perte.. de marchandises » à condition que la perte ait été subie pendant le transport aérien, défini comme comprenant la période pendant laquelle les marchandises sont confiées à la garde du transporteur ou de son mandataire à l’aérodrome.

Le moyen de défense plaidé visait la limite de responsabilité en cas de perte de marchandise, dont le montant est prévu par l’article 22(2) de la Convention, qui a de nouveau été énoncé dans le Protocole de La Haye de 1955. Toutefois, cette limite de responsabilité ne peut être invoquée que dans les cas visés à l’article 25, qui a de nouveau été énoncé dans le Protocole de 1955. L’article XIII du Protocole, modifiant l’article 25 de la Convention, est ainsi libellé :

Article XIII

À l’article 25 de la Convention—les alinéas (1) et (2) sont supprimés et remplacés par la disposition suivante :

« Les limites de responsabilité prévues à l’article 22 ne s’appliquent pas s’il est prouvé que le dommage résulte d’un acte ou d’une omission du transporteur ou de ses préposés fait, soit avec l’intention de provoquer un dommage, soit témérairement et avec conscience qu’un dommage en résultera probablement, pour autant que, dans le cas d’un acte ou d’une omission de préposés, la preuve soit également apportée que ceux-ci ont agi dans l’exercice de leurs fonctions »

Étant donné qu’il est reconnu que l’intimée n’avait pas l’intention de causer un dommage, les seules questions à trancher sont de savoir si les actions de S.E.B. Cargo ont été « fai[tes] … témérairement et avec conscience qu’un dommage en résultera probablement » et si S.E.B. Cargo agissait dans l’exercice de ses fonctions auprès de Kintetsu.

Les appelantes ont soutenu que la livraison défectueuse sans vérification a été faite témérairement, avec conscience qu’un dommage en résulterait probablement du fait que la mauvaise personne recevrait les marchandises, et que S.E.B. Cargo agissait de toute évidence dans l’exercice de ses fonctions, qui consistaient précisément à effectuer la livraison convenable des marchandises à F.M. Électronique[4].

De son côté, Kintetsu a soutenu que sa seule décision consistait à choisir un entrepôt de douane où les marchandises importées seraient reçues et entreposées, acte qui peut difficilement être normalement qualifié de faute lourde. Elle a également soutenu que la loi lui imposait certaines restrictions, lorsqu’il s’agissait de choisir des entrepôts pour des marchandises importées. Toutefois, sur ce dernier point, même si je supposais, sans me prononcer, que les limites auxquelles la liberté d’action de Kintetsu était assujettie sont pertinentes, le représentant de Douanes Canada a témoigné qu’il y avait, à ce moment-là, vingt-quatre entrepôts d’attente à Dorval (transcription de la preuve, 4 décembre 1990, après-midi, à la page 13[5]) et que Kintetsu avait donc une grande latitude quant au choix de l’entrepôt.

Les appelantes se sont appuyées sur la décision rendue par le juge Walsh dans Swiss Bank Corp. c. Air Canada, [1982] 1 C.F. 756 (1re inst.), laquelle a d’une façon générale été confirmée par cette Cour dans [1988] 1 C.F. 71. On a dit que cette décision était compatible avec le droit qui s’appliquait normalement à tous les transporteurs dans les affaires de livraison défectueuse, tel qu’illustré dans « Carriers », Corpus Juris Secundum, 13 C.J.S. Carriers §417 et M. J. Gwertzman, The Law of Transportation in its Relation to Transportation Insurance, s. 94 à 96.

Dans Swiss Bank Corp. c. Air Canada, un colis de billets de banque avait été perdu pendant le transport aérien. Le juge Walsh a statué à l’instruction, en suivant l’avis exprimé par la Cour de cassation française, qu’il fallait se fonder sur un critère objectif pour déterminer si la faute du transporteur ou de ses employés était intentionnelle ou résultait de leur témérité, avant de conclure que, d’après les faits de l’affaire, la faute était intentionnelle. Compte tenu de cette conclusion au sujet de l’existence de l’intention, cette Cour n’a pas jugé nécessaire d’examiner la question de la témérité.

Selon le droit pénal interne, en vertu duquel la notion de la témérité doit être plus précise, étant donné que l’enjeu est beaucoup plus important, la question primordiale de savoir si la norme à appliquer est subjective ou objective n’est pas encore réglée. Dans R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392, et dans R. c. Waite, [1989] 1 R.C.S. 1436, la Cour suprême était partagée au sujet du genre de mens rea requise pour que la négligence criminelle soit reconnue. Dans R. c. Anderson, [1990] 1. R.C.S. 265, à la page 271, le juge Sopinka, au nom de la Cour à l’unanimité, n’a pas tenté de régler la question, mais a fait remarquer que : « La conclusion que la conduite reprochée constitue une dérogation marquée à la norme [d’une personne raisonnablement prudente] est donc le point central de la méthode objective aussi bien que de la méthode subjective ». Il a donc conclu que dans cette affaire-là, il était impossible de conclure à la témérité sur un fondement ou l’autre.

Dans la décision qu’elle a récemment rendue dans R. c. Hundal (no 22358, 11 mars 1993 [encore inédit]), la Cour suprême devait examiner la mens rea requise dans le cas d’une infraction de conduite dangereuse fondée sur le Code criminel, à la lumière de l’exigence de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (article 7) selon laquelle une infraction susceptible de donner lieu à l’emprisonnement devait comporter un élément de faute. Le juge Cory a statué au nom de la Cour que seul un critère objectif modifié, plutôt qu’un critère subjectif, était requis, de sorte qu’aux fins de la responsabilité pénale, il n’était pas nécessaire d’établir que l’accusé en cause était au courant des conséquences de sa conduite comme il aurait fallu le faire dans le cas d’une intention purement subjective.

À mon avis, en l’espèce, il est inutile d’examiner les subtilités du droit pénal interne quant à la témérité. Quelle que soit la norme de témérité en droit pénal, l’interprétation en droit civil des diverses notions de négligence (y compris la notion de témérité utilisée dans ce contexte) est probablement objective : voir, par ex., l’avis exprimé par le juge La Forest, qui était partisan d’un élément subjectif de témérité dans un contexte pénal, dans R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154, à la page 210. En outre, la question en l’espèce a été débattue sur la base de la soi-disant négligence grossière ou faute lourde commise par Kintetsu. La définition même de la « négligence grossière » citée par Kintetsu, tirée du Black’s Law Dictionary, 4e éd. rév., 1968, incorpore la notion de [traduction] « manque si flagrant de diligence et d’égard pour les droits des autres que cela justifie la présomption d’acte intentionnel et malveillant », les mots soulignés indiquant l’adoption d’une norme objective.

Quoi qu’il en soit, je suis convaincu que le résultat serait le même en l’espèce, et ce, que la norme de témérité soit subjective ou objective. Il incombait à S.E.B. Cargo de faire preuve de la diligence nécessaire pour assurer la livraison convenable, et il peut être conclu, à partir des faits, qu’elle devait non seulement savoir, mais aussi qu’elle savait que la livraison à une personne non autorisée empêcherait fort probablement la remise des marchandises au propriétaire légitime. En d’autres termes, le résultat est si évident qu’il serait le même, et ce, subjectivement ou objectivement. Comme lord Denning l’a dit dans Sze Hai Tong Bank Ltd. v. Rambler Cycle Co. Ltd., [1959] A.C. 576 (H.L.), à la page 586 :

[traduction] Il est parfaitement clair en droit qu’un propriétaire de navire qui livre les marchandises sans que le connaissement ait été produit le fait à ses risques et périls. Le contrat consiste à livrer les marchandises, sur production du connaissement, à la personne qui y a droit en vertu du connaissement.

Les intimées ne peuvent pas faire valoir qu’elles n’avaient reçu aucune instruction spéciale de F.M. Électronique au sujet de la livraison de ses marchandises ou que S.E.B. Cargo avait toujours l’habitude de livrer les marchandises sur simple production d’une formule de dédouanement. S.E.B. Cargo exploitait non seulement un entrepôt d’attente ayant la responsabilité, envers la Couronne, de ne pas livrer les marchandises sans mainlevée, mais aussi, et avant tout, un entrepôt qui avait l’obligation, envers les consignataires, de ne pas remettre les marchandises sans autorisation appropriée. Même si je supposais, sans me prononcer sur ce point, que le fait que, dans le secteur des entrepôts d’attente, on a l’habitude de remettre les marchandises sur simple production d’une mainlevée constitue une justification, il n’existe en l’espèce absolument aucune preuve au sujet de la coutume dans le secteur, mais uniquement au sujet de cet entrepôt particulier. En livrant les marchandises sans exiger d’autorisation, l’entreposeur agit à ses risques et périls.

Enfin, Kintetsu a tenté de soutenir que le juge de première instance avait conclu que le voleur ou les voleurs auraient de toute façon eu de faux documents qui auraient satisfait toute norme d’identification, dans le cadre ordinaire de l’exploitation de l’entreprise. En fait, le juge de première instance a dit ceci (aux pages 155 et 156) :

À la limite, une fausse preuve d’identité ou une fausse procuration auraient pu être présentées que le résultat en eût été le même.

Indépendamment du fait que le juge de première instance examinait la question de la responsabilité de la Couronne, et non de Kintetsu, il n’existe pas la moindre preuve en l’espèce au sujet des documents que le fraudeur avait en sa possession au moment pertinent. Une hypothèse conjecturale ne peut pas remplacer l’obligation fondamentale voulant qu’il faut faire preuve de diligence.

Étant donné qu’il ne peut pas raisonnablement être contesté que S.E.B. Cargo agissait dans les limites des pouvoirs conférés par Kintetsu, Kintetsu ne peut donc pas se soustraire au méfait de son mandataire agissant dans les limites de ses pouvoirs.

IV

La seule question qu’il reste à trancher est celle de l’intérêt. L’article 41 de la Loi sur la Cour fédérale ne prévoit pas l’intérêt avant jugement, mais cette Cour a établi, dans Algonquin Mercantile Corp. c. Dart Industries Canada Ltd., [1988] 2 C.F. 305, que la partie qui a gain de cause a droit à l’intérêt avant jugement. De fait, dans Swiss Bank Corp. c. Air Canada, précité, cette Cour a infirmé la décision du juge de première instance de ne pas octroyer d’intérêt avant jugement. Le juge Pratte, J.C.A., a déclaré ceci, au nom de la majorité (à la page 79) :

La Convention, sauf dans des cas exceptionnels, limite considérablement la responsabilité du transporteur. Il me semble qu’il en faut déduire, étant donné la généralité des termes de l’alinéa 18(1), que dans les rares cas où cette responsabilité n’est pas limitée, les auteurs de la Convention ont voulu que la victime soit complètement indemnisée du dommage subi. Cela suppose qu’elle reçoive une indemnité qui la replace dans la situation qui aurait été la sienne si la perte n’avait pas eu lieu; c’est dire que, dans un cas comme celui-ci où les marchandises perdues consistent en une somme d’argent, la victime doit recevoir, en plus de la somme perdue, les intérêts qu’elle aurait certainement gagnés si la perte n’avait pas eu lieu. Je suis donc d’avis que la Convention donnait à l’intimée le droit de réclamer les intérêts sur la somme d’argent perdue depuis le jour où la livraison aurait normalement dû avoir lieu jusqu’à la date du jugement. Cela étant, les stipulations du contrat de transport ne pouvaient, contrairement à ce qu’a décidé le premier juge, lui faire perdre ce droit. En effet, de pareilles stipulations sont, d’après l’alinéa 23(1) de la Convention, nulles et de nul effet.

En l’espèce, le contrat ne stipule pas qu’aucun intérêt ne sera octroyé.

Étant donné que la Loi sur la Cour fédérale ne contient aucune disposition au sujet du taux de l’intérêt avant jugement, il faut recourir à la loi provinciale. Le Code civil du Bas-Canada du Québec prévoit ceci, à l’article 1056c :

Art. 1056c. Le montant accordé par jugement pour dommages résultant d’un délit ou d’un quasi-délit porte intérêt au taux légal depuis la date de l’institution de la demande en justice.

Il peut être ajouté au montant ainsi accordé une indemnité calculée en appliquant à ce montant, à compter de ladite date, un pourcentage égal à l’excédent du taux d’intérêt fixé suivant l’article 28 de la Loi du ministère du Revenu (L.R.Q., chapitre M-31) sur le taux légal d’intérêt.

Pour placer les appelantes dans la situation dans laquelle elles auraient été si la perte ne s’était pas produite, il faudrait octroyer le taux le plus élevé.

Le taux par lequel le taux légal, à compter du 10 février 1987 jusqu’à la date du jugement, devrait être augmenté conformément aux dispositions de l’article 1056c devrait être fixé au moyen d’un renvoi, à moins que les parties ne s’entendent à ce sujet.

V

Par conséquent, l’appel contre les défenderesses Kintetsu et S.E.B. Cargo doit être accueilli, la décision rendue par la Section de première instance le 25 janvier 1991, infirmée en ce qui concerne ces défenderesses, auxquelles il est ordonné de verser conjointement et solidairement aux appelantes la somme de 18 715,74 $, avec intérêt avant jugement, à compter du 10 février 1987 jusqu’à la date du jugement, et l’intérêt au taux légal par la suite, le taux de l’intérêt avant jugement devant être fixé au moyen d’un renvoi devant le protonotaire en chef, à moins que les parties ne s’entendent à ce sujet. Les dépens sont adjugés aux appelantes en appel et en première instance contre la défenderesse Kintetsu. L’appel contre la Couronne doit être rejeté avec dépens.

Le juge Hugessen, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge Létourneau, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1] L’intimée S.E.B. Cargo, qui était apparemment insolvable, n’a pas pris part au procès; le juge de première instance n’a donc pas adjugé de dépens en sa faveur.

[2] Kintetsu peut également être décrite comme un transitaire. Comme J.-L. Magdelénat le dit dans Air Cargo; Regulation and Claims, Toronto : Butterworths, 1991, à la p. 32, [traduction] « Le commissionnaire de transport et le transporteur ne sont qu’un » (sauf en droit français). Dans C. N. Shawcross et K. M. Beaumont, Air Law, éd. P. Martin, 4e éd., vol. 1, 1983, au par. 257, on fait une autre distinction entre le transporteur contractant et le véritable transporteur.

[3] Malgré tout le respect que j’ai pour l’opinion du juge de première instance, je ne souscris pas à son avis que la décision rendue dans Bensol a été rejetée par cette Cour lorsqu’elle a rejeté la notion de « lien » dans les arrêts Varnam c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1988] 2 C.F. 454 (C.A.), et Wilder c. Canada, [1988] 2 C.F. 465 (C.A.). Le lien a été rejeté parce qu’il ne conférait pas de fondement indépendant de compétence. Toutefois, dans Bensol et dans cette affaire, il existe pareil fondement indépendant de compétence. Comme cette Cour l’a dit dans l’arrêt Varnam, à la p. 461 : « aucun lien ne saurait être assez étroit pour conférer à cette Cour une compétence que ne prévoit pas la loi, tout comme aucun lien ne saurait être suffisamment ténu pour retirer à la Cour la compétence que lui donne la loi »

[4] Dans son Exposé des faits et du droit, Kintetsu est allée jusqu’à soutenir que le juge de première instance avait [traduction] « eu raison de conclure » que le vol en question était un vol d’informations. À mon avis, le juge de première instance n’a pas tiré pareille conclusion, ou en fait quelque conclusion de fait au sujet de cet aspect de l’affaire. En statuant qu’il n’existait aucun lien de causalité entre les préposés de l’État et la perte subie par les appelantes, il a plutôt fait remarquer (à la p. 156) que « [l]e dommage [était] d’abord imputable à un vol d’informations dont l’auteur [était] inconnu ». Il s’agissait d’une réflexion au sujet de la source du problème, et non d’une conclusion au sujet de la responsabilité.

[5] Il est vrai que John McBurnie, témoin de Kintetsu, a déclaré qu’il était au courant de l’existence de trois entrepôts de douane seulement : transcription de la preuve, 4 décembre 1990, avant-midi, à la p. 93. Cependant, il avait moins de raisons d’être au courant de la véritable situation que le représentant de Douanes Canada, Alex Paquet.

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