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[1993] 2 C.F. 115

A-340-90

Société de droits d’exécution du Canada Limitée et Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada, Limitée (appelantes) (intimées)

c.

Réseau de Télévision CTV Ltée (intimée) (requérante)

et

Commission du droit d’auteur (intimée) (intimée)

Répertorié : Réseau de Télévision CTV Ltée c. Canada (Commission du droit d’auteur) (C.A.)

Cour d’appel, juges Heald, Desjardins et Létourneau, J.C.A.Toronto, 7, 8, 9 et 10 décembre 1992; Ottawa, 5 janvier 1993.

Droit d’auteurAppel interjeté d’une décision de la Section de première instance interdisant à la Commission du droit d’auteur de faire toute autre démarche à l’égard de l’adoption d’un tarif prévoyant le versement de droits à des sociétés de droits d’exécutionLa compétence de la Commission est en causeLe projet de tarif est-il applicable au réseau de distribution de CTV en vertu de l’art. 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur, modifié?Sens d’« œuvre musicale » — Les modifications apportées à la Loi sur le droit d’auteur ne visaient pas à contourner la jurisprudence ni à assujettir les réseaux de programmation de divertissement au versement de droitsCTV communique l’exécution d’œuvres musicales et non des œuvres musicalesElle n’exécute pas des œuvres musicales en public au sens de l’art. 3(1)f)Les appelantes n’ont aucun fondement juridique pour déposer un projet de tarif.

TélécommunicationsL’art. 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur a été modifié de façon à substituer à l’expression « au moyen de la radiophonie » celle de « par télécommunication » — CTV communique-t-elle au public, par télécommunication, une œuvre musicale au sens de l’art. 3(1)f)?« Oeuvre musicale » ne comprend pas « composition musicale avec ou sans paroles » — Le sens de l’expression « œuvre musicale » établi par la jurisprudence n’a pas été modifié par les modifications apportées à la LoiCTV communique « l’exécution d’œuvres musicales » et non des « œuvres musicales » — Elle n’exécute pas des œuvres musicales en public lorsqu’elle transmet sa programmation de divertissement à ses stations affiliées.

Il s’agit d’un appel interjeté d’une décision de la Section de première instance interdisant à la Commission du droit d’auteur de faire toute autre démarche à l’égard de l’adoption d’un tarif qui autoriserait les appelantes, en leur qualité de sociétés de droits d’exécution, à exiger des réseaux de télévision privés le versement de droits sous le régime de la Loi sur le droit d’auteur; un appel incident est également interjeté par la Commission en ce qui a trait à l’étendue de sa compétence pour traiter du projet de tarif et des questions de droit connexes. L’intimée CTV est un réseau privé de télédiffusion qui fournit des émissions de divertissement à ses stations affiliées situées un peu partout au Canada. En 1968, dans l’arrêt CAPAC, la Cour suprême du Canada a conclu que l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur, dans sa version alors en vigueur, n’accordait pas la protection du droit d’auteur à des œuvres musicales visées par les transmissions du réseau de CTV. En 1988, cet alinéa a été modifié et les mots « au moyen de la radiophonie » furent remplacés par « au public, par télécommunication ». Il s’agit en l’espèce de déterminer 1) si la Commission est habilitée à examiner le projet de tarif 2.A.2 présenté par les appelantes et à trancher des questions de compétence et des questions de droit, et 2) si les droits d’exécution d’œuvres musicales gérés par les appelantes sont protégés en vertu de la Loi sur le droit d’auteur en ce qui a trait au réseau de distribution de CTV et, partant, s’ils pourraient constituer un fondement législatif pour le tarif 2.A.2.

Arrêt : l’appel et l’appel incident doivent être rejetés.

1) La Commission du droit d’auteur possède les pouvoirs connexes qui sont nécessaires à l’exercice de sa fonction, qui consiste à établir les tarifs que les sociétés de droits d’exécution peuvent imposer. Cette fonction peut impliquer le règlement de questions préliminaires ou connexes et de questions de fait ou de droit. Les pouvoirs d’un tribunal administratif doivent être énoncés dans sa loi habilitante, mais ils peuvent également découler implicitement du texte de la loi, de son économie et de son objet. Les tribunaux doivent éviter de rendre stériles les pouvoirs des organismes de réglementation en interprétant les lois habilitantes de façon trop formaliste. La Commission du droit d’auteur peut rendre une décision initiale sur les faits et le droit quant à la question de savoir si le projet de tarif est conforme aux dispositions de la Loi. Tout tribunal saisi d’une demande de bref de prohibition devrait être réticent à empêcher la Commission de trancher initialement des questions accessoires à sa compétence, et à contrecarrer l’intention du législateur lorsqu’il a constitué un organisme de réglementation.

2) Dans le cas d’une œuvre musicale, littéraire, dramatique ou artistique, l’expression « droit d’auteur » désigne, suivant l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur, le droit exclusif de communiquer l’œuvre au public par télécommunication. Dans l’arrêt CAPAC, la Cour suprême du Canada a conclu que CTV, en transmettant sa programmation de divertissement à ses stations affiliées, n’a pas communiqué une « œuvre musicale » au sens de la Loi, mais a plutôt communiqué « une exécution de l’œuvre ». Dans une tentative pour établir une distinction avec l’arrêt CAPAC, les appelantes ont cherché à élargir le sens d’« œuvre musicale » et ont fait valoir que les expressions « œuvre musicale » et « composition musicale » peuvent être employées indifféremment. Cette prétention va à l’encontre des règles les plus élémentaires de la rédaction et de l’interprétation législatives. Les définitions existent pour des raisons de commodité et afin de rendre le texte législatif plus précis. Elles visent à faciliter la rédaction législative et non à rendre confuse l’interprétation des lois. Il ressort de la définition de « toute œuvre littéraire, dramatique, musicale et artistique originale » donnée à l’article 2 de la Loi que « l’œuvre musicale » ne comprend pas une « composition musicale avec ou sans paroles » puisque le législateur y oppose les deux notions l’une à l’autre. Comme la définition des expressions « œuvre musicale » et « représentation », « exécution » et « audition » n’a pas changé, la Cour est liée par l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire CAPAC, qui porte que l’alinéa 3(1)f) vise la communication au public d’une œuvre musicale, non la communication de l’exécution d’une œuvre musicale; cet alinéa aurait dû être modifié de manière à englober les actes de CTV. Les modifications apportées à l’alinéa 3(1)f) ne visaient pas à renverser la décision de la Cour suprême du Canada et à assujettir les réseaux de programmation de divertissement au versement de droits. Elles ont été adoptées aux fins de la mise en œuvre de l’Accord de libre-échange en ce qui a trait à la retransmission de signaux locaux ou éloignés porteurs d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique. CTV n’est pas un retransmetteur au sens de la Loi sur le droit d’auteur et n’est donc pas visée par ces modifications. L’alinéa 3(1)f) ne s’applique pas au réseau de CTV parce que cette dernière ne communique pas des œuvres musicales en elles-mêmes; elle communique plutôt l’exécution d’œuvres musicales.

CTV n’exécute pas des œuvres musicales en public lorsqu’elle transmet sa programmation de divertissement à ses stations affiliées. Cette même question de la nature publique ou privée de l’action de CTV a été examinée par la Cour suprême dans l’arrêt CAPAC et la Cour a conclu que la transmission était privée et non publique. La situation factuelle et juridique n’a pas changé depuis cette décision et le fait que la transmission par des signaux électriques ou par des flots de données a remplacé la transmission par micro-ondes ne change rien au caractère privé de cette transmission. CTV ne diffuse pas au public lorsqu’elle transmet sa programmation à ses stations affiliées puisque cette transmission ne correspond pas à la définition du terme radiodiffusion figurant dans la Loi sur la radiodiffusion. CTV, par ses activités de programmation et son réseau de distribution, facilite le travail des stations affiliées, mais elle ne l’autorise pas. L’autorisation donnée aux stations affiliées de radiodiffuser des œuvres musicales provient des appelantes elles-mêmes. Les appelantes ne disposent d’aucun fondement juridique, législatif ou autre, pour déposer un projet de tarif applicable au réseau de programmation de divertissement de CTV.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Accord de libre-échange, L.C. 1988, ch. 65, Annexe, Partie A, Art. 2006(2)(a).

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Convention de Rome sur le droit d’auteur 1928, L.R.C. (1985), ch. C-42, Annexe III, Art. 11(bis).

Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange CanadaÉtats-Unis, L.C. 1988, ch. 65, art. 61 à 65.

Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange CanadaÉtats-Unis, Projet de loi C-2, première lecture, art. 61, 62.

Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur et apportant les modifications connexes et corrélatives, L.C. 1988, ch. 15, art. 1.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 28(1)j) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8).

Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11, art. 2.

Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 2 (édicté par L.C. 1988, ch. 65, art. 61), 3(1)f) (mod., idem, art. 62), 3(1.4) (édicté, idem), 5, 28, 66.52 (mod., idem, art. 64), 67 à 67.3 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 12), 70.1 et 70.2 (édicté, idem, art. 16), 70.61 (édicté par L.C. 1988, ch. 65, art. 65).

Loi sur le droit d’auteur, S.R.C. 1952, ch. 55, art. 3(1)f), 49.1 (édicté par L.C. 1988, ch. 15, art. 12), 50, 50.1 à 50.4 (édicté, idem, art. 14).

Loi sur les topographies de circuits intégrés, L.C. 1990, ch. 37, art. 33.

JURISPRUDENCE

DÉCISION SUIVIE :

Composers, Authors and Publishers Assoc. of Canada Limited v. CTV Television Network Limited et al., [1968] R.C.S. 676; (1968), 68 D.L.R. (2d) 98; 55 C.P.R. 132; 38 Fox Pat. C. 108.

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Posen c. Le ministre de la Consommation et des Corporations du Canada, [1980] 2 C.F. 259; (1979), 46 C.P.R. (2d) 63; 36 N.R. 572 (C.A.); FWS Joint Sports Claimants c. Canada (Commission du droit d’auteur), [1992] 1 C.F. 487; (1991), 81 D.L.R. (4th) 412; 36 C.P.R. (3d) 483; 129 N.R. 289 (C.A.); Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722; (1989), 60 D.L.R. (4th) 682; 97 N.R. 15; Assoc. canadienne de télévision par câble c. Canada (Commission du droit d’auteur) (1991), 34 C.P.R. (3d) 521; 41 F.T.R. 1, (C.F. 1re inst.).

DÉCISIONS CITÉES

Assoc. canadienne de télévision par câble c. American College Sports Collective of Canada, Inc., [1991] 3 C.F. 626; (1991), 81 D.L.R. (4th) 376; 4 Admin. L.R. (2d) 61; 36 C.P.R. (3d) 455; 129 N.R. 296 (C.A.); Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; (1991), 81 D.L.R. (4th) 358; 50 Admin. L.R. 1; 36 C.C.E.L. 117; 91 CLLC 14,023; 4 C.R.R. (2d) 12; 126 N.R. 1; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570; (1990), 77 D.L.R. (4th) 94; [1991] 1 W.W.R. 643; 52 B.C.L.R. (2d) 68; 91 CLLC 17,002; 118 N.R. 340; Société de droits d’exécution du Canada Ltée c. Réseau de télévision CTV Ltée, A-329-90, juge Létourneau, J.C.A., jugement en date du 5-1-93, C.A.F., encore inédit.

DOCTRINE

Côté, Pierre-André. Interprétation des lois, 2e éd., Les Éditions Yvon Blais Inc., Cowansville, 1990.

Tremblay, Richard et al. Guide de rédaction législative, Montréal : Société québécoise d’information juridique, 1984,

APPEL d’une décision de la Section de première instance ([1990] 3 C.F. 489; (1990), 30 C.P.R. (3d) 262; 34 F.T.R. 142 (1re inst.)) interdisant à la Commission du droit d’auteur de faire toute autre démarche à l’égard de l’adoption du Tarif 2.A.2 relatif aux droits revendiqués par les appelantes sous le régime de la Loi sur le droit d’auteur; appel incident interjeté par la Commission en ce qui a trait à l’étendue de sa compétence pour traiter du projet de tarif et des questions de droit connexes. Appel et appel incident rejetés.

AVOCATS :

Y. A. George Hynna, C. Paul Spurgeon et Gilles Marc Daigle pour les appelantes (intimées).

Gordon J. Zimmerman et Gayle Pinheiro pour le Réseau de Télévision CTV Ltée, intimée (requérante).

Mario Bouchard pour la Commission du droit d’auteur, intimée (intimée).

PROCUREURS :

Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour les appelantes (intimées).

Borden & Elliot, Toronto, pour le Réseau de Télévision CTV Ltée, intimée (requérante).

Contentieux, Commission du droit d’auteur, Ottawa, pour la Commission du droit d’auteur, intimée (intimée).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Létourneau, J.C.A. : Il s’agit d’un appel interjeté d’une décision de la Section de première instance [[1990] 3 C.F. 489] interdisant à la Commission du droit d’auteur (la Commission) de faire toute autre démarche à l’égard de l’adoption du tarif 2.A.2 des appelantes applicable aux réseaux de télévision privés et prévoyant le versement de droits aux sociétés de droits d’exécution sous le régime de la Loi sur le droit d’auteur [L.R.C. (1985), ch. C-42].

Un appel incident est également interjeté par la Commission en ce qui a trait à l’étendue de sa compétence pour traiter du projet de tarif et des questions de droit connexes.

Les faits

Les sociétés appelantes, la Société de droits d’exécution du Canada Limitée (SDE) et l’Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada, Limitée (CAPAC), sont des sociétés de droits d’exécution en voie de fusionner. Elles possèdent et gèrent les droits d’exécution relatifs à diverses œuvres musicales au Canada. Elles octroient des licences autorisant l’exécution de ces œuvres au Canada et perçoivent les redevances, puis les versent, conformément à des projets de tarifs homologués par la Commission.

L’intimée, le Réseau de Télévision CTV Ltée (CTV), est un réseau privé de télédiffusion qui fournit notamment des émissions de divertissement à ses stations affiliées situées un peu partout au Canada.

En fait, l’intimée CTV, qui se décrit comme une [traduction] « coopérative de programmation », distribue des émissions à ses stations affiliées au moyen de communications par satellite. Les stations réceptrices communiquent ensuite les émissions au public grâce à des transmetteurs de radiodiffusion.

Aux termes des ententes conclues entre CTV et ses stations affiliées, le temps total de programmation est divisé entre le [traduction] « temps d’antenne du réseau » (temps où les stations affiliées doivent diffuser les émissions établies par le réseau) et le [traduction] « temps d’antenne des stations affiliées » (temps où les stations affiliées diffusent les émissions à leur gré). En général, les revenus de publicité obtenus durant le temps d’antenne du réseau appartiennent à CTV, tandis que ceux qui sont obtenus durant le temps d’antenne des stations affiliées appartiennent aux stations. Les stations affiliées reçoivent aussi une partie des revenus tirés du temps d’antenne du réseau[1].

Les stations affiliées versent aux sociétés de droits d’exécution des droits établis en vertu d’un pourcentage (2,1 %) des revenus de publicité bruts de chaque station. Selon les appelantes, la Commission a, en 1963, homologué un tarif semblable à celui du projet visé en l’espèce, qui s’appliquait aux revenus tirés du temps d’antenne du réseau. Toutefois, dans l’arrêt Composers, Authors and Publishers Assoc. of Canada Limited v. CTV Television Network Limited et al. [« CAPAC »], [1968] R.C.S. 676, la Cour suprême du Canada a donné à l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur[2], dans sa version alors en vigueur [S.R.C. 1952, ch. 55], une interprétation portant qu’il n’accordait pas la protection du droit d’auteur à des œuvres musicales visées par les transmissions du réseau de CTV. C’est ainsi que les revenus de publicité du réseau de CTV ont historiquement échappé à l’assujettissement à des droits.

En 1988, l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur a été modifié et les mots « de transmettre cette œuvre au moyen de la radiophonie » furent remplacés par « de communiquer au public, par télécommunication, une œuvre »[3].

À la faveur de cette modification et sous le régime de l’article 49.1 [édicté par L.C. 1988, ch. 15, art. 12] (maintenant les articles 67 à 67.3 [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 12]) de la Loi sur le droit d’auteur, les sociétés ont, en septembre 1989, déposé à la Commission de nouveaux projets de tarifs, à savoir le projet de tarif 2.A.1 (applicable aux stations de télévision) et le projet de tarif 2.A.2 (applicable aux réseaux de télévision). Conformément à la Loi, les projets de tarifs (qui devaient entrer en vigueur le 1er janvier 1990) furent publiés dans la Gazette du Canada le 30 septembre 1989 [123 Gazette du Canada, Partie 1, supplément (30 septembre 1989)].

L’intimée CTV a déposé à la Commission des oppositions formelles aux projets de tarifs le 27 octobre 1989. Le 16 novembre 1989, elle a déposé devant la Cour fédérale un avis de requête introductif d’instance par lequel elle demandait un bref de prohibition, point qui fait l’objet du présent appel.

Il y lieu d’ajouter qu’en réponse à la requête visant l’obtention d’un bref de prohibition, les sociétés ont, le 24 novembre 1989, procédé à un nouveau dépôt des projets de tarifs sous le régime des articles 50.1 à 50.4 [édictés par L.C. 1988, ch. 15, art. 14] (maintenant les articles 70.1 à 70.2 [édictés par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 16]) de la Loi. L’intimée CTV a déposé le 18 décembre 1989 un nouvel avis de requête par lequel elle demandait de nouveau qu’on interdise à la Commission d’examiner plus avant la demande d’homologation du projet de tarif 2.A.2 sous le régime de l’article 50 (maintenant l’article 70) de la Loi. L’ordonnance prononcée par le juge de première instance à l’égard de cette requête a été rendue le 12 avril 1990 et elle fait l’objet d’un appel interjeté sous le numéro du greffe A-329-90 [Société de droit d’exécution du Canada Ltée c. Réseau de télévision CTV Ltée, le juge Létourneau, J.C.A., jugement en date du 5-1-93, encore inédit].

Questions de fond

Le présent appel porte essentiellement sur la question de déterminer si la Commission est habilitée à examiner le projet de tarif 2.A.2 présenté par les appelantes et à trancher des questions de compétence et des questions de droit. Au cœur du différend se trouve aussi la question de savoir si les droits d’exécution d’œuvres musicales gérés par les appelantes sont protégés en vertu de la Loi sur le droit d’auteur en ce qui a trait au réseau de distribution de CTV et, partant, s’ils pourraient constituer un fondement législatif pour le tarif 2.A.2. Nombre d’arguments ont été invoqués à l’appui comme à l’encontre de la prétention selon laquelle ils bénéficient de cette protection. L’examen de ces arguments implique un réexamen de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire CAPAC. Les appelantes comme l’intimée CTV ont demandé à la Cour de trancher la question de fond et de ne pas se limiter à la seule question de la compétence de la Commission pour en traiter.

Le pouvoir de la Commission du droit d’auteur de trancher des questions de droit et de compétence

Sur cette question, l’avocat de l’intimée CTV a d’abord adopté un point de vue très restrictif de la compétence et des pouvoirs de la Commission et prétendu que celle-ci n’est pas habilitée à trancher des questions de droit ou de compétence. Je dis d’abord parce que, à bon droit selon moi, il a fait un certain nombre de concessions importantes après la présentation par Me Bouchard, pour le compte de la Commission, d’arguments très judicieux et objectifs.

Me Bouchard a fait valoir que pour pouvoir fonctionner, la Commission doit avoir le pouvoir de trancher au départ, bien que de façon provisoire, des questions de droit et de compétence. Selon Me Bouchard, si la Commission était confinée aux seules questions de fait, comme le prétendait d’entrée de jeu l’avocat de l’intimée CTV, on se trouverait dans une situation ridicule puisque la Commission aurait le pouvoir de trancher des questions de fait, mais non des questions de droit ou des questions mixtes de droit et de fait. Et Me Bouchard d’ajouter que la question même de décider si un point en litige est une question de fait, une question de droit ou une question mixte de droit et de fait est en soi une question de droit que la Commission ne serait pas habilitée à trancher. Tout différend sur ce point devrait être porté devant les tribunaux, ce qui entraînerait pratiquement la paralysie de la Commission.

Les parties ont cité nombre de décisions et d’auteurs sur la question de la compétence de la Commission pour trancher des questions d’application de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], de compétence et de droit. Il est juste de reconnaître l’existence de fluctuations au cours des ans et je ne crois pas qu’il soit utile de tenter d’harmoniser les opinions parfois contraires qui ont été exprimées en cette matière.

Je suis convaincu que la Commission ne peut avoir une compétence aussi limitée comme l’a prétendu au départ l’avocat de l’intimée CTV. En revanche, elle n’a pas non plus une compétence illimitée. Je crois fermement que la Commission possède les pouvoirs connexes qui sont nécessairement et inexorablement liés à l’exercice de sa fonction, qui consiste à établir les tarifs que les sociétés de droits d’exécution peuvent imposer. Cette fonction peut impliquer le règlement de questions préliminaires ou connexes et de questions de fait ou de droit.

Cette conclusion s’harmonise avec les arrêts de notre Cour dans les affaires Posen c. Le ministre de la Consommation et des Corporations du Canada[4] et FWS Joint Sports Claimants c. Canada (Commission du droit d’auteur)[5]. Dans cette dernière affaire, mon collègue le juge Linden, J.C.A., s’exprimant au nom de la Cour au sujet du pouvoir de la Commission du droit d’auteur de trancher des questions de droits contractuels, a écrit :

Quant à savoir si la Commission peut trancher des questions portant sur des droits contractuels, il est évident que la Commission doit forcément le faire, du moins au préalable, dans l’exercice de sa compétence. On ne peut évaluer un droit à moins qu’il n’existe. Il se peut que la conclusion de la Commission relativement aux garanties juridiques ne lie pas tout le monde pour toujours, mais elle ne peut remplir sa mission sans rendre une décision juridique au sujet de ces droits. Ce peut être différent, toutefois, lorsque tout ce qu’on demande à la Commission est de déterminer les droits des parties (voir Posen c. Le ministre de la Consommation et des Corporations du Canada, [1980] 2 C.F. 259 (C.A.))[6].

Cela est aussi conforme à l’opinion exprimée par le juge Gonthier de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Bell Canada :

Les pouvoirs d’un tribunal administratif doivent évidemment être énoncés dans sa loi habilitante, mais ils peuvent également découler implicitement du texte de la loi, de son économie et de son objet. Bien que les tribunaux doivent s’abstenir de trop élargir les pouvoirs de ces organismes de réglementation par législation judiciaire, ils doivent également éviter de les rendre stériles en interprétant les lois habilitantes de façon trop formaliste[7].

Il n’est pas nécessaire en l’espèce de procéder à l’examen de tous les pouvoirs conférés à la Commission en vertu de la Loi. Qu’il me suffise de dire qu’aux termes de l’article 67 de la Loi, la Commission a, dans l’exercice de sa fonction d’établissement des tarifs applicables, le pouvoir de décider initialement si la partie qui a déposé un projet de tarif a ou non le droit de le faire, si ces droits portent ou non sur des œuvres musicales, c’est-à-dire des œuvres protégées par la Loi, et s’il est question ou non de l’octroi de licences pour l’exécution d’œuvres protégées au Canada. Pour reprendre les termes employés par le juge Strayer dans Assoc. canadienne de télévision par câble c. Canada (Commission du droit d’auteur)[8], la Commission peut rendre une décision initiale sur les faits et le droit quant à la question de savoir si le projet de tarif est conforme aux dispositions de la Loi.

Autrement, la Commission devrait publier dans la Gazette du Canada, comme le prévoit l’article 67.1, un projet de tarif qu’elle sait ne pas être fondé en droit puisqu’il provient de personnes qui ne sont pas habilitées à le présenter et qu’il porte sur des œuvres qui ne sont pas protégées. À quoi servirait alors la Commission si elle ne peut décider de questions accessoires qui découlent nécessairement de sa compétence?

Cela ne veut pas dire que les décisions de la Commission sur ces questions ne devraient pas être susceptibles de contrôle judiciaire. En fait, le contrôle judiciaire est prévu à l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale[9]. En outre, comme la Commission n’a pas été habilitée expressément à interpréter la loi et qu’elle ne peut justifier d’une expertise particulière, elle n’a pas droit à la déférence judiciaire qu’on accorde généralement en pareil cas dans l’interprétation d’une loi visant le champ d’expertise d’un office fédéral[10].

Cela dit, je m’empresse d’ajouter que tout tribunal saisi d’une demande de bref de prohibition devrait être réticent à empêcher un office fédéral, en l’espèce la Commission du droit d’auteur, de trancher initialement des questions accessoires à sa compétence, et à contrecarrer l’intention du législateur lorsqu’il a constitué un organisme de réglementation. Il existera amplement d’occasions de procéder à un contrôle judiciaire si cela s’avère nécessaire, et le cas échéant, le tribunal qui sera saisi de l’affaire pourra tirer parti de la décision initiale[11].

Compte tenu de l’étape actuelle des procédures et des argumentations élaborées qui ont été présentées à la Cour, je conviens avec les parties au présent appel qu’il ne serait pas opportun de renvoyer le litige à la Commission. Je me propose par conséquent de traiter de l’autre question de fond soulevée dans le présent appel, soit celle de savoir si le projet de tarif 2.A.2 concernant des redevances payables aux appelantes s’applique à l’intimée CTV à l’égard de son réseau de distribution d’émissions de divertissement.

L’intimée CTV communique-t-elle au public des œuvres musicales par télécommunication au sens de l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur?

À l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur, « droit d’auteur » désigne, en gros, le droit exclusif de produire, de reproduire ou de publier une œuvre, ou une partie importante de celle-ci, sous une forme matérielle quelconque, ou le droit exclusif de l’exécuter ou de la représenter en public. Dans le cas d’une œuvre musicale, littéraire, dramatique ou artistique, l’expression désigne également, suivant l’alinéa 3(1)f), le droit exclusif de la communiquer au public par télécommunication.

Se fondant sur l’alinéa 3(1)f), les appelantes prétendent que l’intimée CTV, lorsqu’elle transmet sa programmation à ses stations de télévision affiliées qui la diffusent au public, communique au public des œuvres musicales par télécommunication au sens de cette disposition et que, par conséquent, elle est tenue de leur verser une redevance. L’intimée CTV s’appuie pour sa part sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Composers, Authors and Publishers Assoc. of Canada Limited v. CTV Television Network Limited et al. [« CAPAC »][12] qui, selon elle, a déjà tranché la question en sa faveur. À son avis, les faits et les points de droit de cette affaire ne peuvent être distingués de ceux de la présente espèce.

Afin de bien saisir l’argumentation de chacune des parties ainsi que la portée de l’arrêt de la Cour suprême du Canada, il est nécessaire de reproduire le texte de certaines définitions :

Loi sur le droit d’auteur

[L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 2 (édicté par L.C. 1988, ch. 65, art. 61), 3(1)f) (mod., idem, art. 62)]

2. ...

« œuvre musicale » Toute combinaison de mélodie et d’harmonie, ou l’une ou l’autre, imprimée, manuscrite, ou d’autre façon produite ou reproduite graphiquement.

...

« représentation », « exécution » ou « audition » Toute reproduction sonore d’une œuvre ou toute représentation visuelle de l’action dramatique qui est tracée dans une œuvre, y compris la représentation à l’aide de quelque instrument mécanique ou par transmission radiophonique.

...

« télécommunication » vise toute transmission de signes, signaux, écrits, images, sons ou renseignements de toute nature par fil, radio, procédé visuel ou optique, ou autre système électromagnétique.

...

« toute œuvre littéraire, dramatique, musicale et artistique originale » S’entend de toutes les productions originales du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression, telles que les livres, brochures et autres écrits, les conférences, les œuvres dramatiques ou dramatico-musicales, les œuvres ou compositions musicales avec ou sans paroles , les illustrations, croquis et ouvrages plastiques relatifs à la géographie, à la topographie, à l’architecture ou aux sciences.

3. (1) Pour l’application de la présente loi, « droit d’auteur » s’entend du droit exclusif de produire ou de reproduire une œuvre, ou une partie importante de celle-ci, sous une forme matérielle quelconque, d’exécuter ou de représenter ou, s’il s’agit d’une conférence, de débiter, en public, et si l’œuvre n’est pas publiée, de publier l’œuvre ou une partie importante de celle-ci; ce droit s’entend, en outre, du droit exclusif :

...

f) s’il s’agit d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique, de transmettre cette œuvre au moyen de la radiophonie.

f) de communiquer au public, par télécommunication, une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique. [Modification apportée en 1988 [L.C. 1988, ch. 65, art. 62]]. [C’est moi qui souligne.]

Convention de Rome sur le droit d’auteur 1928

[L.R.C. (1985), ch. C-42, annexe III]

Article 11 (bis)

1) Les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques jouissent du droit exclusif d’autoriser la communication de leurs œuvres au public par la radiodiffusion.

Dans l’arrêt CAPAC, le juge Pigeon, s’exprimant au nom de la Cour suprême et interprétant littéralement la Loi sur le droit d’auteur, tire les conclusions suivantes :

1. Vu la définition d’« œuvre musicale » et de « représentation », « exécution » ou « audition », CTV, en transmettant sa programmation de divertissement à ses stations affiliées, soit en expédiant une copie de la bande magnétoscopique, soit en ayant recours au câble ou aux ondes hertziennes, n’a pas communiqué une « œuvre musicale » au sens de la Loi, c.-à-d. une reproduction graphique de mélodie et d’harmonie. Elle a plutôt communiqué « une exécution de l’œuvre » et non l’« œuvre »[13].

2. L’alinéa 3(1)f) s’inspire du paragraphe 1 de l’Article 11 (bis) de la Convention de Rome sur le droit d’auteur 1928[14].

3. Contrairement à la Loi sur le droit d’auteur du Canada, la Convention de Rome ne définit pas le mot « œuvre » et lorsque celui-ci y est employé à l’égard d’une œuvre musicale, il désigne à juste titre la composition comme telle, et non sa représentation graphique comme dans la Loi[15].

4. Le mot « communication » ne désigne habituellement pas l’« exécution », mais dans la Convention de Rome, il pourrait englober celle-ci tout comme d’autres genres de représentation applicables à d’autres types d’œuvres artistiques ou littéraires qui ne sont pas « exécutées »[16].

5. L’alinéa 3(1)f) ne dit pas « transmettre l’exécution de cette œuvre au moyen de la radiophonie » mais bien « transmettre cette œuvre au moyen de la radiophonie » et, vu la définition légale de l’expression « œuvre musicale » ainsi que des mots « représentation », « exécution » et « audition », l’ajout du terme « exécution » dans le texte législatif constitue un écart très important du libellé[17].

6. Pour que l’alinéa 3(1)f) ait la portée et le sens que l’appelante lui attribue, les mots « représentation », « exécution » et « audition » devraient être ajoutés à l’alinéa 3(1)f) et les mots « en public » supprimés de l’article 3 puisque l’exécution d’une œuvre musicale n’est pas visée par la définition du droit d’auteur lorsqu’elle n’a pas lieu en public[18].

Pour établir une distinction avec l’arrêt CAPAC, les appelantes soutiennent maintenant que la définition d’« œuvre musicale » que prévoit la Loi sur le droit d’auteur renvoie non seulement à la reproduction graphique d’une mélodie et d’une harmonie, mais aussi, suivant le sens premier, à la composition comme telle. Leur interprétation extensive s’appuie sur la définition de « toute œuvre littéraire, dramatique, musicale et artistique originale » prévue à l’article 2 et employée à l’article 5 de la Loi, laquelle mentionne à la fois les œuvres ou compositions musicales avec ou sans paroles. Elles concluent que les expressions « œuvre musicale » et « composition musicale » sont donc employées et employables indifféremment.

Pour en arriver à une telle conclusion, il faut en pratique faire abstraction du libellé des définitions prévues à l’article 2 de la Loi ou procéder à une sorte de croisement de ces définitions. Dans l’un ou l’autre cas, une telle démarche va à l’encontre des règles les plus élémentaires de la rédaction et de l’interprétation législatives. Les définitions existent pour des raisons de commodité et afin de rendre le texte législatif plus précis. Elles visent à faciliter la rédaction législative et non à rendre confuse l’interprétation des lois[19]. La portée d’une définition ne peut être modifiée en faisant abstraction de son libellé, en totalité ou en partie, ou en y intégrant des mots ou des notions qui appartiennent à une autre définition. Le libellé des définitions n’est tout simplement pas interchangeable et les croisements ne peuvent que créer de la confusion.

Bien que cela suffise en soi pour réfuter l’argumentation des appelantes, on observera par ailleurs, dans la définition de « toute œuvre littéraire, dramatique, musicale et artistique originale », que l’œuvre musicale ne renvoie manifestement pas à une « composition musicale avec ou sans paroles » ni ne comprend celle-ci, puisque le législateur y oppose les deux notions l’une à l’autre. Il est dans l’ordre des choses que le législateur ait procédé ainsi, étant donné que l’article 5, qui reprend l’expression « toute œuvre originale », protège de manière générale le droit d’auteur relatif à toute œuvre originale. En ce qui concerne la musique, il convient d’y englober également toute composition originale et non seulement l’œuvre musicale, laquelle, selon l’article 2, s’entend strictement de toute combinaison de mélodie et d’harmonie imprimée, manuscrite ou produite ou reproduite graphiquement.

Il est intéressant de noter que la Loi sur le droit d’auteur a été modifiée au moins à trois reprises[20] depuis le jugement rendu en 1968 par la Cour suprême et que le législateur n’a jamais remis en cause l’interprétation que celle-ci avait donnée à l’expression « œuvre musicale ». Cela est d’autant plus intéressant et significatif que, dans la première série de modifications en 1988, le législateur a jugé opportun de modifier, à l’article 2 de la Loi, la définition des expressions « œuvre d’art architecturale », « œuvre artistique » et « œuvre littéraire » et d’ajouter la définition d’« œuvre chorégraphique », mais qu’il n’a pas touché à la définition d’« œuvre musicale »[21]. Il lui aurait pourtant été tout à fait loisible de le faire en révisant les définitions. On ne peut que conclure que le législateur était en accord avec l’interprétation que la Cour suprême avait auparavant donnée à l’expression « œuvre musicale » et qui s’appliquait depuis vingt ans lorsque la Loi a été modifiée.

Les appelantes insistent beaucoup sur la modification qui a été apportée en 1988 à l’alinéa 3(1)f), par laquelle on a ajouté à la disposition les mots « au public » et substitué à l’expression « au moyen de la radiophonie » celle de « par télécommunication » qui a aussi été définie. Elles soutiennent en effet que cette modification donnait suite à la modification suggérée par la Cour suprême du Canada dans CAPAC et que, par conséquent, l’intimée CTV est tenue de verser une redevance pour l’emploi de la musique qu’elle inclut dans la programmation transmise par son réseau à ses stations affiliées. Selon les appelantes, le réseau privé de l’intimée et ses stations affiliées constituent une coentreprise et l’intimée CTV communique au public des œuvres musicales par télécommunication.

Je conviens que l’expression « au public » est plus large qu’« en public » et que l’ajout de ces mots ait pu répondre à l’exigence exprimée par le juge Pigeon que la représentation d’une œuvre musicale ait toujours lieu en public pour que la Loi s’applique[22]. L’expression « au public » qui figure désormais à l’alinéa 3(1)f) de la Loi est également employée à l’Article 11(1) (bis) de la Convention de Rome, ce qui satisfait à la condition voulant que l’exécution ait lieu en public.

Or, la modification ne résout pas la question cruciale tranchée par le juge Pigeon, soit le fait que l’alinéa 3(1)f) vise la communication au public d’une œuvre musicale, c.-à-d. la reproduction graphique d’une mélodie et d’une harmonie, alors que ce que l’intimée CTV communique, suivant le libellé de la Loi, ce n’est pas une « œuvre » mais l’« exécution d’une œuvre »[23] ou la reproduction sonore d’une œuvre. Comme la définition des expressions « œuvre musicale » et « représentation », « exécution » et « audition » n’a pas changé, l’alinéa 3(1)f) aurait dû être modifié de manière à englober la « communication de l’exécution d’une œuvre musicale » pour que les actes de l’intimée CTV soient visés. C’est ce qui ressort de l’extrait suivant du jugement du juge Pigeon se rapportant à l’alinéa 3(1)f) :

[traduction] Cependant, comme nous l’avons déjà signalé, la partie pertinente de la disposition ne se lit pas « de communiquer l’exécution d’une telle œuvre au moyen de la radiophonie » mais « de communiquer une œuvre au moyen de la radiophonie ». Vu les définitions légales des termes « œuvre musicale » et « exécution », l’ajout du terme « exécution » dans le texte législatif constitue un écart très important du libellé[24]

La Cour suprême a refusé de procéder à la modification de la Loi, et notre Cour est liée par cette décision.

En outre, même si notre Cour devait inclure le mot « représentation » dans l’alinéa 3(1)f ), elle ne pourrait s’empêcher de reconnaître le fait que la communication effectuée par l’intimée CTV atteint ses stations affiliées par l’intermédiaire de signaux électriques et de flots de données et non le public sous quelque forme audible. Je reviendrai plus tard sur la question de savoir si la transmission de la programmation de divertissement de CTV à ses stations affiliées est privée ou publique.

Je pourrais ajouter que les modifications apportées à l’alinéa 3(1)f) sur lesquelles s’appuient les appelantes ont été adoptées aux fins de la mise en œuvre de l’Accord de libre-échange [L.C. 1988, ch. 65, annexe, Partie A] en ce qui a trait à la retransmission de signaux locaux ou éloignés porteurs d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique[25]. C’est ce qui ressort des notes explicatives qui accompagnaient le Projet de loi C-2 en première lecture. On y précise en effet que la définition du mot « télécommunication » résulte des modifications apportées à l’alinéa 3(1)f) et que ces dernières ont été adoptées pour clarifier la notion de communication au public de certaines œuvres et ce, aux fins de la mise en œuvre de l’Article 2006(2)a) de l’Accord de libre-échange, lequel a trait à la retransmission au public d’une programmation qui, à l’origine, n’est pas destinée à être captée directement et gratuitement par le grand public[26].

L’intimée CTV n’est pas un retransmetteur au sens de la Loi sur le droit d’auteur et n’est donc pas visée par ces modifications.

Il est significatif, à mon sens, que les appelantes n’aient pu fournir un seul élément de preuve, qu’il s’agisse de discussions ou de débats à la Chambre des communes, au sein des différents comités ou ailleurs, établissant que les modifications apportées à l’alinéa 3(1)f), ainsi que, notamment, aux articles 2, 28, 66.52 [mod. par L.C. 1988, ch. 65, art. 64] et 70.61 [édicté, idem, art. 65] de la Loi sur le droit d’auteur aux fins de la mise en œuvre de l’Accord de libre-échange, visaient à renverser la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire CAPAC et à assujettir les réseaux de programmation de divertissement au versement de droits. Il aurait été inconcevable que le législateur règle une question d’une telle importance de manière aussi indirecte et déguisée.

Les appelantes ont aussi fait valoir que le paragraphe 3(1.4) [édicté, idem, art. 62] de la Loi sur le droit d’auteur, ajouté lui aussi par la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange CanadaÉtats-Unis [article 62], confirme l’intention d’embrasser les réseaux comme celui de l’intimée. Cet article, qui n’est qu’une disposition interprétative, porte :

3. ...

(1.4) Toute transmission par une personne d’une œuvre, par télécommunication, communiquée au public par une autre constitue, pour l’application de l’alinéa (1)f), une communication unique, dès lors qu’elle s’effectue dans le cadre d’un réseau ayant pour objet cette communication au public, celles-ci étant en l’occurrence solidaires.

Quiconque cherche à appliquer cette disposition au réseau de l’intimée se trouve devant la même difficulté que celle posée par l’alinéa 3(1)f). En réalité, le paragraphe 3(1.4) complète l’alinéa 3(1)f) et, à l’instar de celui-ci, mentionne la communication d’œuvres. Toutefois, l’alinéa 3(1)f) ne s’applique pas au réseau de l’intimée parce que cette dernière communique l’exécution d’œuvres musicales. Elle ne communique pas des œuvres musicales en elles-mêmes. En conséquence, le paragraphe 3(1.4) ne s’applique pas plus que la disposition principale qu’il vient compléter.

L’intimée CTV exécute-t-elle ou représente-t-elle des œuvres musicales en public au sens du paragraphe 3(1) de la Loi sur le droit d’auteur?

Selon les appelantes, l’intimée CTV diffuse des œuvres musicales, et cette diffusion constitue une exécution ou une représentation de l’œuvre en public au sens du paragraphe 3(1) de la Loi. En outre, l’intimée serait un participant à part entière dans la diffusion de programmation de réseau et, partant, serait elle-même engagée dans l’exécution ou la représentation d’œuvres en public.

Avec égards, je ne crois pas que l’intimée CTV exécute des œuvres musicales en public lorsqu’elle transmet sa programmation de divertissement à ses stations affiliées. Cette même question de la nature publique ou privée de l’action de l’intimée a été examinée par la Cour suprême dans l’affaire CAPAC et le juge Pigeon a conclu que la transmission était privée et non publique. Il est arrivé à cette conclusion en soumettant la Loi sur le droit d’auteur à une interprétation tant littérale que fondée sur l’objet visé.

En interprétant littéralement l’alinéa 3(1)f) de la Loi alors en vigueur, il a conclu que pour que puisse être accueillie la prétention de l’appelante selon laquelle l’intimée communiquait une œuvre musicale au sens de cet alinéa, il faudrait y ajouter le mot « représentation », « exécution » ou « audition » et retrancher de l’article 3 les mots « en public », ceci parce que l’article 3 exigeait à cette époque, comme aujourd’hui, que l’exécution ait lieu en public et aussi parce que la transmission faite par l’intimée CTV à ses stations affiliées était privée. Il a écrit :

[traduction] Compte tenu du fait que la reproduction d’une œuvre par opposition à son exécution est toujours visée par la définition de « droit d’auteur » alors que l’exécution n’est pas visée par cette définition si elle n’est pas publique, ce n’est que par l’ajout du terme « exécution » sans les mots « en public » que l’on dérogerait au principe[27].

On pourrait évidement obtenir le même résultat en modifiant la définition des termes « œuvre musicale » et « représentation », « exécution » ou « audition ».

En ce qui a trait à l’interprétation de la Loi fondée sur l’objet visé, il a souligné l’anomalie qu’entraînerait la prétention mise de l’avant par l’appelante étant donné le fait que la transmission entre l’intimée et ses stations affiliées est privée. Il a rejeté la prétention de l’appelante en ces termes :

[traduction] La prétention mise de l’avant par CAPAC entraînerait l’anomalie suivante : la portée du droit d’auteur sur la communication ou la transmission d’exécutions d’œuvres musicales dépendrait des moyens utilisés pour procéder à cette communication ou transmission. Si elle avait lieu par la livraison matérielle d’une bande magnétique ou par la transmission d’un signal électrique par câble, il n’y aurait pas de monopole pour le titulaire du droit d’auteur sur les œuvres exécutées. Il y en aurait un cependant si la transmission se faisait par micro-ondes, même si cette transmission était aussi privée que dans les autres cas[28]. [Je souligne.]

La situation factuelle et juridique n’a pas changé depuis cette décision et le fait que la transmission par des signaux électriques ou par des flots de données a remplacé la transmission par micro-ondes ne change rien au caractère privé de cette transmission.

En outre, on ne peut prétendre que l’intimée CTV diffuse au public lorsqu’elle transmet sa programmation à ses stations affiliées. Cette transmission ne correspond pas à la définition du terme radiodiffusion figurant dans la Loi sur la radiodiffusion[29] puisqu’elle n’est pas une transmission, à l’aide d’ondes radioélectriques ou de tout autre moyen de télécommunication, d’émissions destinées à être reçues par le public à l’aide d’un récepteur. Les stations affiliées correspondent à cette définition et sont titulaires d’une licence d’exploitation d’une entreprise de radiodiffusion. L’intimée CTV est titulaire d’une licence de programmation d’émissions de télévision, mais n’est pas autorisée par le CRTC à diffuser des émissions destinées au public, ce qu’elle ne fait pas.

L’intimée CTV autorise-t-elle l’exécution publique d’œuvres dans la programmation de réseau?

Si je comprends bien l’argument avancé, l’intimée CTV serait responsable de la radiodiffusion d’œuvres musicales par ses stations affiliées puisque, pour reprendre les termes employés par les appelantes, elle l’autorise. Il ne fait aucun doute pour moi que l’intimée CTV, par ses activités de programmation et son réseau de distribution, facilite le travail des stations affiliées. C’est là sa raison d’être en sa qualité de programmatrice de télévision chargée de l’acquisition, de l’élaboration et de la distribution d’émissions de divertissement. En fait, l’intimée CTV ne nie rien de cela, et prétend même que les stations affiliées versent probablement plus de droits aux appelantes que des stations de radiodiffusion indépendantes en raison du succès que connaît le réseau.

Avec égards, faciliter n’équivaut pas à autoriser. L’autorisation donnée aux stations affiliées de l’intimée CTV de radiodiffuser des œuvres musicales provient des appelantes elles-mêmes. Ici encore, la situation factuelle et juridique est la même que celle qui a été examinée dans l’arrêt CAPAC et c’est en vain que les appelantes ont tenté d’établir des distinctions. L’intimée CTV a facilité ce que les appelantes ont autorisé les stations affiliées à faire. C’est en ces termes que le juge Pigeon a rejeté la prétention de l’appelante à cet égard :

[traduction] L’autorisation d’employer le droit d’auteur en exécutant les œuvres au moyen d’émissions de télévision a été donnée par la CAPAC aux stations affiliées et l’on ne peut prétendre qu’elle provient de CTV. CTV a effectivement fourni les moyens de faire ce que la CAPAC avait autorisé[30].

Il n’y a aucun mal à faciliter, voire à autoriser, ce que l’on a le droit de faire.

Conclusion

En conclusion, je crois que les appelantes ne disposent d’aucun fondement juridique, d’origine législative ou autre, pour déposer un projet de tarif applicable au réseau de programmation de divertissement de l’intimée CTV. Je ne suis ni insensible ni indifférent à la situation difficile des appelantes, mais celle-ci appelle des modifications législatives fondamentales et importantes que notre Cour n’est pas habilitée à apporter. L’établissement de politiques à l’égard de questions importantes comme celles qui sont soulevées en l’espèce implique d’importantes considérations économiques, sociales et culturelles qui n’ont pas été adéquatement exposées devant notre Cour et exige un débat public étendu et constructif que notre Cour ne peut offrir.

Pour les motifs énoncés, l’appel devrait être rejeté, et les dépens de l’intimée le Réseau de Télévision CTV Ltée devraient être supportés par les appelantes.

L’appel incident interjeté par l’intimée la Commission du droit d’auteur devrait être rejeté sans dépens.

Le juge Heald, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

Le juge Desjardins, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.



[1] Pour désigner cette partie, l'intimée CTV parle de « profits » tirés des revenus du « temps d'antenne du réseau ». Les appelantes soulignent que la partie attribuée aux stations affiliées est passée de 16,8 % des revenus TVR en 1988 à 1,4 % en 1989.

[2] L.R.C. (1985), ch. C-42.

[3] Loi de mise en œuvre de l'Accord de libre-échange CanadaÉtats-Unis, L.C. 1988, ch. 65, art. 62(1).

[4] [1980] 2 C.F. 259 (C.A.). Voir aussi Assoc. canadienne de télévision par câble c. American College Sports Collective of Canada, Inc., [1991] 3 C.F. 626 (C.A.), aux p. 659 et 660.

[5] [1992] 1 C.F. 487 (C.A.).

[6] Id., à la p. 494.

[7] Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722, à la p. 1756.

[8] (1991), 34 C.P.R. (3d) 521 (C.F. 1re inst.), à la p. 533.

[9] L'art. 28(1)j) de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7], modifiée [L.C. 1990, ch. 8, art. 8], porte :

28. (1) La Cour d'appel a compétence pour connaître des demandes de contrôle judiciaire visant les offices fédéraux suivants.

...

j) la Commission du droit d'auteur constituée par la Loi sur le droit d'auteur.

[10] Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, à la p. 33 (motifs du juge La Forest).

[11] Voir Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, aux p. 604 et 605. À la p. 605, le juge La Forest écrit, en se référant à une étude publiée dans une revue juridique américaine : « Par exemple, cette étude souligne que dans les cas de dispositions législatives susceptibles d'interprétations différentes, qui soulèvent ou non des problèmes constitutionnels, il est extrêmement important que l'évaluation judiciaire des différentes possibilités ne soit pas examinée dans le vide. L'opinion éclairée du tribunal est inestimable ».

[12] [1968] R.C.S. 676.

[13] Id., à la p. 680.

[14] Id., à la p. 681.

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Id., à la p. 682.

[18] Ibid

[19] Se reporter au Guide de rédaction législative, ministère de la Justice du Québec, Montréal, SOQUIJ, 1984, aux p. 12 à 14; P.A. Côté, Interprétation des lois, 2e éd., Les Éditions Yvon Blais Inc., Cowansville, 1990, à la p. 61.

[20] Loi modifiant la Loi sur le droit d'auteur et apportant les modifications connexes et corrélatives, L.C. 1988, ch. 15; Loi de mise en œuvre de l'Accord de libre-échange CanadaÉtats-Unis, L.C. 1988, ch. 65, art. 61 et ss.; Loi sur les topographies de circuits intégrés, L.C. 1990, ch. 37, art. 33.

[21] L.C. 1988, ch. 15, art. 1(1), (2) et (3).

[22] Se reporter à Composers, Authors and Publishers Assoc. of Canada Limited v. CTV Television Network Limited et al., supra, note 12, aux p. 681 et 682, où le juge Pigeon dit ce qui suit : [traduction « Il y a lieu de noter que, dans la Convention de Rome, il ressort doublement de l'emploi des termes “au public” et “radiodiffusion” que seules les exécutions ou les communications publiques sont visées. Cela est compatible avec la définition générale de “droit d'auteur” qui, comme le prévoit le paragraphe 3(1) de la Loi, s'applique à toute reproduction d'une œuvre mais, en ce qui concerne l'exécution, seulement à celle qui a lieu “en public” ». L'expression « au public » qui figure désormais à l'alinéa 3(1)f) de la Loi est également employée à l'Article 11(1) (bis) de la Convention de Rome, ce qui satisfait à la condition voulant que l'exécution ait lieu en public.

[23] Id., à la p. 680.

[24] Id., à la p. 682.

[25] Se reporter à la Loi de mise en œuvre de l'Accord de libre-échange CanadaÉtats-Unis, L.C. 1988, ch. 65, art. 61 à 65.

[26] Se reporter à la Loi de mise en œuvre de l'Accord de libre-échange CanadaÉtats-Unis, Projet de loi C-2, première lecture, art. 61 et 62.

[27] Composers, Authors and Publishers Assoc. of Canada Limited v. CTV Television Network Limited et al., précitée, note 12, à la p. 682.

[28] Id., aux p. 682 et 683.

[29] L.C. 1991, ch. 11, art. 2.

[30] Supra, note 12, à la p. 683.

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