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T-2582-93

Ciba-Geigy Ltd. (demanderesse)

c.

Novopharm Ltd. (défenderesse)

T-2583-93

Ciba-Geigy Ltd. (demanderesse)

c.

Apotex Ltd. (défenderesse)

Répertorié: Ciba-Geigy Ltd.c. Novopharm Ltd.(1re  inst.)

Section de première instance, juge MacKay" Toronto, 29 septembre; Ottawa, 19 décembre 1997.

Injonctions Injonctions interlocutoires en vertu de l'art. 7 de la Loi sur les marques de commerce interdisant la vente des produits des défenderessesIl incombait à la demanderesse de s'acquitter de son obligation sous-jacente de poursuivre les affaires devant les tribunaux avec diligence raisonnableLes injonctions ont été levées en raison du retard excessif et inexcusable à obtenir l'instruction des affaires, la demanderesse ayant considéré que les injonctions interlocutoires constituaient un règlement des différends l'opposant aux autres parties.

Marques de commerce Pratique Injonctions interlocutoires en vertu de l'art. 7 de la Loi interdisant la vente des produits des défenderessesLes injonctions ont été levées, la demanderesse ne s'étant pas acquittée de son obligation sous-jacente de poursuivre les affaires dans les tribunaux avec diligence raisonnable.

Trois années se sont écoulées depuis que la demanderesse a obtenu, quia timet, en vertu de l'alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce des injonctions interlocutoires interdisant aux défenderesses de vendre des comprimés de diclofénac sodique à libération lente d'apparence semblable aux comprimés de diclofénac sodique à libération lente vendus par la demanderesse. Le juge Rothstein de la Cour fédérale a considéré que, suivant la prépondérance des inconvénients, les injonctions devaient être accordées à la demanderesse. Il a aussi conclu que les défenderesses subiraient un préjudice irréparable si des injonctions interlocutoires étaient accordées, mais qu'il était plus tard jugé au procès que celles-ci n'étaient pas justifiées. Les défenderesses ont déposé des requêtes dans lesquelles elles sollicitaient la levée des injonctions interlocutoires pour le motif que la demanderesse, ayant obtenu l'injonction, a omis de prendre les mesures nécessaires pour que l'affaire soit instruite, sans fournir d'explications raisonnables, et, par ce retard, leur a causé un préjudice. La demanderesse a soutenu que les défenderesses n'avaient pas démontré qu'elles avaient subi des dommages ou un préjudice irréparable, ou qu'il s'était produit un changement de circonstances justifiant la levée des injonctions interlocutoires.

Jugement: les requêtes doivent être accueillies.

L'injonction interlocutoire est une restriction extraordinaire et radicale de la liberté d'action de la personne visée, dans des circonstances où le bien-fondé des prétentions de l'autre partie n'a pas encore été déterminé. Cette restriction de la liberté d'action de la partie visée ne se justifie que lorsqu'elle est temporaire et qu'elle n'a pour but que de préserver le statu quo jusqu'à ce que le processus judiciaire puisse être complété. La demanderesse doit s'acquitter rigoureusement de son obligation de poursuivre l'action avec diligence raisonnable. Un demandeur ne peut simplement présumer qu'en l'absence d'une plainte, le défendeur ne demande pas mieux que de considérer que l'injonction est permanente sans que d'autres mesures ne soient prises, et d'attendre que le défendeur trouve que la situation est suffisamment difficile à supporter pour l'amener à présenter une demande visant à obtenir une modification de ses conditions. La partie est tenue de poursuivre son action le plus rapidement possible de sorte que si elle n'arrivait pas à démontrer la responsabilité du défendeur, les inconvénients que cause l'injonction au défendeur seraient réduits le plus possible. La demanderesse reconnaît presque, en l'espèce, qu'elle a considéré que les injonctions interlocutoires constituaient un règlement permanent des différends l'opposant aux autres parties.

Lorsqu'un demandeur ne s'acquitte pas de son obligation sous-jacente de poursuivre l'affaire devant les tribunaux avec diligence raisonnable, si bien que l'injonction constitue une entrave permanente à la liberté d'action du défendeur, le tribunal peut, à la demande du défendeur, lever l'injonction. Qui plus est, le préjudice irréparable à l'existence duquel le juge Rothstein a conclu lorsqu'il a accordé les injonctions aux défenderesses en l'espèce, existe tant et aussi longtemps que les défenderesses ont la liberté de lancer leurs produits sur le marché sans qu'une décision finale ne soit rendue sur le bien-fondé des allégations des parties.

En l'espèce, le retard a été excessif et inexcusable. On ne peut plus, en raison de celui-ci, parler d'injonction "provisoire". L'omission pour la demanderesse d'agir avec diligence suffit à justifier la levée des injonctions. Les défenderesses n'étaient nullement tenues de démontrer autre chose que ce défaut et, en particulier, elles n'avaient pas à établir un préjudice irréparable nouveau ou additionnel en plus de celui à l'existence duquel le juge Rothstein a conclu, par suite de l'exclusion des défenderesses du marché avant qu'une décision ne soit rendue sur les droits des parties.

lois et règlements

Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 7b).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 469(5).

jurisprudence

décisions appliquées:

Bande indienne Hagwilget c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) et al. (1996), 115 F.T.R. 268 (C.F. 1re inst.); Romano v. Ciraco (1985), 4 C.P.C. (2d) 291 (C.S. Ont.); Cedarville Scrap Iron & Metals (1968) Ltd. v. Deeks (1981), 25 C.P.C. 190 (C.S. Ont.); Allen v. Sir Alfred McAlpine & Sons Ltd., [1968] 2 Q.B. 229 (C.A.); Rae Import Corp. c. Fed. Pac. Lakes Line; Rae Import Corp. c. Fed. Commerce & Navigation Co. (1984), 46 C.P.C. 30 (C.F. 1re inst.); Canada c. Ichi Canada Ltd., [1994] 2 C.T.C. 350; (1994), 94 DTC 6608; 82 F.T.R. 304 (C.F. 1re inst.); Molson Companies Ltd. c. Labatt Brewing Co. (1996), 69 C.P.R. (3d) 138; 118 F.T.R. 254 (C.F. 1re inst.); Farrar v. McMullen, [1971] 1 O.R. 709 (C.A.); Gouzenko v. Sinnott News Co. Ltd. et al., [1972] 2 O.R. 296 (H.C.); Teal Cedar Products (1977) Ltd. c. Canada, [1989] 2 C.F. 158; (1988), 18 C.E.R. 214; 92 N.R. 308; 2 T.C.T. 4158 (C.A.); American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.); ETI Explosives Technologies International (Canada) Ltd. v. East Coast Explosives Ltd. et al. (1994), 135 N.S.R. (2d) 142; 57 C.P.R. (3d) 525 (C.S.); Investors Group Financial Services Inc. v. Smith, [1994] N.S.J. no 466 (C.S.) (QL); Wabasso Cotton Co. Ltd. v. Syndicat des Ouvriers, [1953] 2 R.C.S. 469; [1954] 2 D.L.R. 193; Bourganis v. Glarentzos et al. (1978), 19 O.R. (2d) 327; 85 D.L.R. (3d) 446 (H.C.); International Forest Products Ltd. v. Pascal (1994), 96 B.C.L.R. (2d) 335 (C.S.); D'Amore v. Russ, [1991] O.J. no 749 (Div. gén.) (QL); Newsgroup Newspapers Limited v. The Mirror Group Newspaper (1986) Limited, [1991] F.S.R. 487 (Ch. D.); Lloyds Bowmaker Ltd. v. Britannia Arrow Holdings Plc., [1988] 1 W.L.R. 1337 (C.A.); Operation Dismantle Inc. et autres. c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; (1985), 18 D.L.R. (4th) 481; 12 Admin. L.R. 16; 13 C.R.R. 287; 59 N.R. 1; 826129 Ontario Inc. c. Sony Kabushiki Kaisha (1995), 65 C.P.R. (3d) 171; 105 F.T.R. 99 (C.F. 1re inst.).

distinction faite avec:

White Consolidated Industries, Inc. c. Beam of Canada Inc. (1990), 32 C.P.R. (3d) 196 (C.F. 1re inst.); Cdn. Tire Corp. c. Pit Row Services Ltd. (no 2) (1987), 15 C.I.P.R. 279; 19 C.P.R. (3d) 230; 13 F.T.R. 145 (C.F. 1re inst.); Allergan Pharmaceuticals Inc. et al. c. Bausch & Lomb Inc. et al. (1986), 10 C.P.R. (3d) 427 (C.F. 1re inst.).

décision examinée:

NWL Ltd v Woods, [1979] 3 All ER 614 (H.L.).

REQUÊTES visant à obtenir des ordonnances levant les injonctions interlocutoires ((1994), 56 C.P.R. (3d) 289; 83 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.); et (1994), 56 C.P.R. (3d) 344; 83 F.T.R. 233 (C.F. 1re inst.)). Requêtes accueillies.

avocats:

Mark K. Evans et J. Sheldon Hamilton pour la demanderesse.

Keri A. F. Johnston pour la défenderesse Novopharm Ltd.

H. B. Radomski pour la défenderesse Apotex Inc.

procureurs:

Smart & Biggar, Toronto, pour la demanderesse.

Malcolm Johnston & Assoc., Toronto, pour la défenderesse Novopharm Ltd.

Goodman Phillips & Vineberg, Toronto, pour la défenderesse Apotex Inc.

Ce qui suit est la version française des motifs des ordonnances rendus par

Le juge MacKay: Les présents motifs concernent deux requêtes semblables, qui ont été entendues en même temps et présentées dans deux actions intentées par les défenderesses, Apotex Ltd. et Novopharm Ltd., afin d'obtenir des ordonnances prévoyant la levée des injonctions interlocutoires accordées par mon collègue le juge Rothstein dans une décision datée du 21 juillet 1994 (publiée dans (1994), 56 C.P.R. (3d) 289). Les questions soulevées par ces requêtes sont plutôt inhabituelles et je commencerai par un exposé sommaire du contexte dans lequel ces actions ont été intentées.

Contexte

Le 3 novembre 1993, Ciba-Geigy a intenté une action, portant le numéro de greffe T-2583-93, dans laquelle elle sollicitait notamment une injonction provisoire, interlocutoire et permanente interdisant à Apotex de vendre des comprimés de diclofénac sodique à libération lente (le produit d'Apotex) d'apparence semblable à la formulation des comprimés de diclofénac sodique à libération lente vendus par Ciba-Geigy (le produit de Ciba-Geigy). Ce dernier produit était vendu sous le nom de Voltaren SR dans des concentrations de 100 mg et 75 mg, depuis 1985 et 1989 respectivement. Il est allégué dans la déclaration que les professionnels de la santé et le public connaissent bien l'apparence du produit de Ciba-Geigy et que celle-ci est considérée comme distinctive. Il est allégué que la vente projetée par Apotex d'un produit semblable ou de même apparence créera de la confusion quant au fournisseur des produits, que si cette vente n'est pas interdite, il y aura imitation frauduleuse de la part des défenderesses, en violation de l'alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerces, L.R.C. (1985), ch. T-13, et ses modifications. Une déclaration quasi identique et contenant des allégations analogues à l'égard de Novopharm et de son projet de fabrication de comprimés de diclofénac sodique à libération lente (le produit de Novopharm) a été déposée ce même jour, le 3 novembre 1993, dans l'affaire T-2582-93.

En l'espace de quelques jours, Ciba-Geigy a aussi présenté des requêtes séparées dans laquelle elle sollicitait, quia timet, des injonctions provisoires et interlocutoires interdisant aux défenderesses de vendre des produits ayant la même apparence que son produit. L'audition de la demande concernant Apotex a, sur consentement, été ajournée à janvier 1994. Dans une ordonnance datée du 30 novembre 1993, le juge Gibson a accordé à Ciba-Geigy une injonction provisoire interdisant la vente du produit de Novopharm pendant l'audition de la demande d'injonction interlocutoire. Par la suite, Ciba-Geigy a présenté une requête dans laquelle elle sollicitait, quia timet, une injonction interlocutoire interdisant à Novopharm de vendre son produit ayant la même apparence que son propre produit.

Le juge Rothstein a entendu ensemble les requêtes visant à obtenir des injonctions interlocutoires; l'audience a commencé le 26 janvier 1994 et s'est poursuivie de temps à autre jusqu'au 8 juin 1994. Les motifs ont été prononcés le 21 juillet 1994 et ont été suivis le 5 août 1994 d'ordonnances qui accordaient des injonctions interlocutoires et qui interdisaient aux défenderesses de vendre leurs produits dont la concentration était de 100 mg, les seuls comprimés pour lesquels des éléments de preuve indiquant que leur production était imminente avaient été déposés. Le 2 septembre 1994 [(1994), 56 C.P.R. (3d) 344 (C.F. 1re inst.)], le juge Rothstein a rendu des ordonnances par lesquelles il modifiait légèrement ses ordonnances du 5 août et rejetait la demande de réexamen présentée par la demanderesse afin d'obtenir que l'application des injonctions soit étendue aux comprimés de 75 mg des défenderesses, comprimés dont la production n'était encore qu'à l'état de projet.

Dans des motifs détaillés en date du 21 juillet 1994, le juge Rothstein a conclu que la preuve produite soulevait une question sérieuse à trancher, savoir si l'apparence des comprimés de la demanderesse était distinctive et permettait de les associer à une source, Ciba-Geigy, et, en conséquence, que la protection prévue par la Loi sur les marques de commerce s'appliquait. Il a en outre statué que, par suite de la commercialisation de comprimés de même apparence par les défenderesses, la demanderesse subirait une perte d'achalandage qui se traduirait par une perte de part du marché, et que l'octroi de dommages-intérêts ne constituerait pas une réparation adéquate, de sorte que la demanderesse subirait un préjudice irréparable si une injonction n'était pas accordée et si sa prétention devait être confirmée au procès. Il a en même temps conclu que les défenderesses subiraient un préjudice irréparable si une injonction interlocutoire était accordée mais qu'il était plus tard jugé au procès que celle-ci n'était pas justifiée. En fin de compte, il a considéré que, suivant la prépondérance des inconvénients, les injonctions devaient être accordées à la demanderesse et c'est pour cette raison que les injonctions interlocutoires ont été accordées.

Les deux défenderesses ont interjeté appel de l'injonction accordée par le juge Rothstein contre chacune d'elles ainsi que des ordonnances qu'il a rendues pour donner suite à ses conclusions. Dans chaque cas, la Cour d'appel a rejeté pour défaut de poursuivre les appels concernant la décision initiale contenue dans les motifs du 21 juillet 1994. À l'époque où les demandes présentées en l'espèce ont été examinées, chacune des défenderesses avaient encore un appel en instance, et la demanderesse avait interjeté appel incident dans le cadre de l'appel formé par Apotex; toutefois, il semble que les parties n'ont pris aucune mesure pour donner suite aux questions portées en appel.

Le 27 mai 1997, dans le cas d'Apotex, et le 28 mai 1997, dans le cas de Novopharm, soit environ trois ans après que le juge Rothstein eut accordé les injonctions interlocutoires, chacune des défenderesses a déposé un avis de requête dans lequel elle sollicitait la levée des injonctions. Ce sont ces requêtes qui ont été soumises à la Cour le 29 septembre 1997 et dont il est question dans les présents motifs.

Dans ses observations écrites et dans sa plaidoirie devant moi, l'avocat d'Apotex a fait valoir que Ciba-Geigy a pu profiter depuis juillet 1994 de la réparation en equity qui lui a été accordée et n'a pris aucune mesure pour poursuivre son action. Elle n'a fourni aucune explication pour ce retard. Elle n'a même pris aucune mesure pour accélérer son action au cours des quatre mois qui se sont écoulés entre le dépôt des avis de requête des défenderesses et la tenue de la présente audience, à la fin du mois de septembre. La demanderesse n'a pas signifié d'affidavit ni sollicité la tenue d'un interrogatoire préalable. Pendant cet intervalle, Ciba-Geigy a eu beaucoup de temps pour créer dans l'esprit du public un lien entre son produit et elle-même comme fournisseur de ce produit. Apotex fait valoir qu'au procès, il lui faudra invoquer en défense que les patients ne font pas un tel lien si on se fie aux souvenirs qu'ont gardés les témoins du lien qu'ils établissaient avec ce produit avant 1994. Il est allégué qu'Apotex est grandement désavantagée et que le préjudice qu'elle subit ne cessera de s'accroître tant que l'injonction continuera à s'appliquer.

Novopharm avance des arguments analogues. Elle soutient que la demanderesse, dont la position est protégée par une injonction interlocutoire, est tenue de poursuivre son action avec une diligence raisonnable afin de restreindre, dans la mesure du possible, la période pendant laquelle les défenderesses n'ont pas accès au marché avant qu'une décision ne soit rendue sur le bien-fondé de sa revendication. Il est allégué que Ciba-Geigy n'a pas fait preuve de la diligence requise. Ainsi, à la date du dépôt par Novopharm de son exposé des faits et des arguments en juillet 1997, il s'était écoulé 42 mois depuis le dépôt des déclarations, 36 mois ou plus depuis le dépôt des défenses par les défenderesses, et 34 mois depuis le prononcé par le juge Rothstein de ses motifs et de son ordonnance finale. Novopharm prétend que ce retard lui cause un préjudice en raison de la difficulté qu'elle aura à démontrer quelle était sa position en 1993 en se servant de témoignages de patients et d'autres personnes.

En réponse aux deux défenderesses, Ciba-Geigy soutient que la Cour devrait refuser de lever les injonctions parce que les défenderesses n'ont pas prouvé clairement et sans équivoque qu'elles ont subi des dommages ou un préjudice irréparable par suite de son retard à prendre des mesures pour que l'affaire soit instruite. De plus, les défenderesses n'ont fourni aucun élément de preuve indiquant qu'elles ont un intérêt à ce que l'affaire soit instruite. Il ne s'est produit depuis le jugement du juge Rothstein aucun changement qui permette de croire que Ciba-Geigy ne subirait plus un préjudice irréparable si les injonctions étaient levées. Il est allégué que la levée des injonctions perturberait le statu quo et permettrait aux défenderesses de lancer, avant l'instruction, de nouveaux produits de même apparence qui pourraient avoir une influence sur le témoignage des patients. Enfin, il est allégué qu'il est possible de régler la question des droits des parties autrement que par la levée des injonctions, par exemple en ordonnant la tenue rapide du procès. Vu qu'elles n'ont pas elles-mêmes cherché à obtenir une instruction rapide de l'affaire, les défenderesses ne devraient pas pouvoir maintenant demander la levée des injonctions. En particulier, Novopharm et Apotex n'ont pris aucune mesure pour [traduction] "opposer une défense dans le présent litige", notamment en signifiant un affidavit, et leurs avocats [traduction ] "ne se sont pas informés de l'état du présent litige et ne s'en sont nullement inquiétés". Dans ses arguments écrits, la demanderesse soutient que [traduction ] "Tout au long de la présente affaire, les parties se sont comportées comme si l'injonction avait tranché définitivement le litige les opposant." Même si cet argument n'a pas été invoqué devant moi, le fait que les deux défenderesses aient par la suite lancé sur le marché des comprimés de diclofénac sodique à libération lente, dont l'apparence était différente de celle des produits qu'elles avaient l'intention de lancer à l'origine et qui étaient visés par les injonctions interlocutoires, peut avoir amené la demanderesse à croire que les injonctions avaient réglé définitivement l'affaire.

Questions en litige

Les parties ne voient pas les questions en litige de la même façon. Pour Novopharm, il y a deux questions en litige:

1. savoir si la demanderesse, après avoir obtenu la réparation extraordinaire que constitue une injonction interlocutoire, était tenue d'agir dans les meilleurs délais possibles pour que l'affaire soit instruite;

2. savoir si la Cour devrait accorder la levée de l'injonction interlocutoire étant donné que la demanderesse, ayant obtenu l'injonction, a omis de prendre les mesures nécessaires pour que l'affaire soit instruite, sans fournir d'explications raisonnables, et, par ce retard, a causé un préjudice à la défenderesse.

Les questions en litige, ainsi formulées, se retrouvent dans les arguments avancés au nom d'Apotex. Pour la demanderesse, il s'agit de déterminer s'il s'est produit un changement de circonstances qui justifie la levée de l'injonction interlocutoire accordée par le juge Rothstein.

Analyse

Le paragraphe 469(5) des Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, et ses modifications, prévoit clairement que "Toute injonction interlocutoire ou provisoire, qu'elle contienne ou non une clause à cet effet, peut être rescindée, suspendue ou amendée par un ordre de la Cour (qui peut être, si c'est urgent, rendu ex parte ) en tout temps après que l'ordre d'injonction a été émis."

La demanderesse fait valoir qu'un tribunal ne devrait pas, sauf circonstances extraordinaires, entendre une demande visant à obtenir la levée d'un ordre d'injonction. Pour étayer cet argument, elle cite la décision de mon collègue le juge Teitelbaum dans White Consolidated Industries, Inc. c. Beam of Canada Inc.1, où le juge a écrit:

Une demande de révision ou de réexamen d'une injonction interlocutoire, c'est-à-dire une demande visant à modifier les dispositions d'une ordonnance qui a été rendue, revêt un caractère exceptionnel et doit être rejetée, à moins que le requérant n'arrive à démontrer que les faits ont sensiblement changé depuis le prononcé de l'ordonnance.

Le juge en chef adjoint Jerome en est arrivé à une conclusion analogue dans Cdn. Tire Corp. c. Pit Row Services Ltd. (no 2)2 où il a écrit ce qui suit:

Le recours demandé tend essentiellement à me faire rouvrir ou réexaminer la requête de la demanderesse visant à obtenir une injonction interlocutoire [18 C.P.R. (3d) 97]. Il est évident qu'il s'agit là du genre de décision le plus extraordinaire dans n'importe quelle question décidée par la Cour. Ce recours exige évidemment de la documentation à l'appui qui doit également être de nature extraordinaire. Il est assez probable qu'une telle requête puisse réussir grâce à une preuve de fait qui indique que le fondement factuel de la décision originale était essentiellement erroné, et qu'il ne s'agissait pas seulement d'une question de nuance ou de degré. Il faudrait que ce soit essentiellement différent. Il faudrait démontrer que les faits réels sont si essentiellement différents des faits sur le fondement desquels la décision originale a été rendue que ce serait, à mon avis, extraordinaire.

Comme il ressort clairement de ces passages, il était question dans les deux cas d'une demande visant à obtenir le réexamen et la modification d'un ordre d'injonction prononcé plus tôt. Toutefois, dans les affaires White Consolidated et Cdn. Tire, comme ce fut le cas dans Allergan Pharmaceuticals Inc. et al. c. Bausch & Lomb Inc. et al.3, une autre décision invoquée par la demanderesse en l'espèce, la demande de réexamen, une demande à laquelle la Cour est habilitée à faire droit en vertu du paragraphe 469(5) des Règles, a été présentée au juge qui avait rendu l'ordonnance quelques semaines ou quelques mois plus tôt. En l'espèce, les demandes visant à obtenir la levée des injonctions interlocutoires sont déposées environ trois ans après le prononcé des ordres d'injonction et, en fait, plus de trois ans s'étaient écoulés lorsque la requête a été entendue, dans des circonstances, est-il allégué, qui montrent clairement que la demanderesse n'a pris aucune mesure, après le prononcé des injonctions, pour que l'affaire soit instruite. Ce long retard permet de faire une distinction entre les présentes affaires et celles portant sur des demandes de modification ou de réexamen d'ordonnances interlocutoires, où les demandes ont été présentées peu après le prononcé de ces ordonnances, vraisemblablement sur le fondement de nouveaux éléments de preuve.

Dans les présentes espèces, la demanderesse soutient que les défenderesses elles-mêmes sont en partie responsables du long retard parce qu'elles n'ont pas cherché à faire accélérer la procédure, soit pour faire mettre les causes en état soit pour faire avancer les appels interjetés des ordonnances rendues par le juge Rothstein. Je suis toutefois d'avis que c'est à la demanderesse et non aux défenderesses qu'il incombe de poursuivre les actions. C'est ce qu'a fait remarquer le protonotaire Hargrave dans la décision récente Bande indienne Hagwilget c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) et al.4, en statuant sur une requête visant à obtenir le rejet de la demande de rejet pour défaut de poursuivre:

. . . dans tout litige, le demandeur a des obligations et le défendeur a des droits. L'une des obligations du demandeur est de poursuivre son action à un rythme raisonnable; le défendeur a le droit de s'attendre à ce que l'action soit jugée sans retard excessif, pour ne pas subir de préjudice en devenant incapable de présenter sa meilleure défense et, qu'il gagne ou qu'il perde, pour dissiper toute incertitude et avoir la possibilité de retourner à ses affaires dans un délai raisonnable.

Dans Rae Import Corp. c. Fed. Pac. Lakes Line; Rae Import Corp. c. Fed. Commerce & Navigation Co.5, une autre affaire concernant une requête visant à obtenir le rejet de la demande pour défaut de poursuivre, le juge en chef adjoint Jerome a fait remarquer que, lorsque les deux parties sont responsables des délais ou y ont consenti, "il est beaucoup plus approprié de compenser les délais par le biais des dépens, et, lorsque c'est possible, d'accélérer la tenue de l'instruction, plutôt que de mettre en péril la décision sur le fond du litige à cause du déroulement procédural de celui-ci, ce dont les parties ne peuvent pas être directement responsables".

Quoi qu'il en soit, même une requête visant à obtenir le rejet pour défaut de poursuivre ne peut pas être rejetée du simple fait de l'inaction du défendeur. Dans Farrar v. McMullen6, la Cour d'appel de l'Ontario a fait remarquer que le défendeur n'a pas à talonner le demandeur dans tous les cas sous peine de perdre le droit de présenter avec succès une demande de rejet pour défaut de poursuivre.

De toute manière, je suis d'avis que la Cour ne devrait pas faire une analogie trop étroite entre les considérations relatives au retard dans le cas d'une demande de rejet pour défaut de poursuivre et celles relatives à une demande de levée d'une injonction interlocutoire. L'injonction interlocutoire est une restriction extraordinaire et radicale de la liberté d'action de la personne visée, dans des circonstances où le bien-fondé des prétentions de l'autre partie n'a pas encore été déterminé7. Cette restriction de la liberté d'action de la partie visée ne se justifie que lorsqu'elle est temporaire et qu'elle n'a pour but que de préserver le statu quo jusqu'à ce que le processus judiciaire puisse être complété; c'est ce qu'ont fait remarquer les juges majoritaires de la Cour Suprême du Canada dans Wabasso Cotton Co. Ltd. c. Syndicat des Ouvriers8. Dans cet arrêt, le juge Kellock, qui était dissident quant au résultat, a écrit ce qui suit:

[traduction] L'injonction interlocutoire est une mesure conservatoire temporaire, destinée à protéger le droit allégué jusqu'à ce qu'il soit finalement possible d'examiner s'il existe véritablement ou non, soit normalement jusqu'après le procès . . .

. . . nul jugement interlocutoire ne devient final, c'est-à-dire le dernier jugement dans une procédure, pour le simple motif que le demandeur choisit de ne pas pousser l'affaire plus loin.

Le juge Fauteux, avec lequel le juge Taschereau était d'accord, a fait des remarques similaires, soulignant qu'une injonction interlocutoire vise à maintenir le statu quo pendant la procédure, et qu'il convient de faire une distinction entre celle-ci et les mesures de redressement auxquelles la partie ne peut avoir droit qu'après avoir obtenu gain de cause dans l'action. Nul doute qu'un jugement interlocutoire est provisoire.

Comme les injonctions, contrairement au dépôt des actes de procédure, empêchent un certain comportement dont l'illégalité reste à démontrer, et comme il faut présumer que l'injonction interlocutoire ne doit s'appliquer qu'au cours de la période pendant laquelle les parties débattent du bien-fondé de leurs prétentions devant les tribunaux, les délais entraînant la prolongation indue de la période d'application de la mesure interlocutoire constituent un problème plus grave que ce n'est le cas de délais dans le cadre d'une requête visant à obtenir le rejet pour défaut de poursuivre. À mon avis, dans un tel contexte, le demandeur doit s'acquitter rigoureusement de son obligation de poursuivre l'action avec diligence raisonnable.

Dans Bourganis v. Glarentzos et al.9, la Haute Cour de l'Ontario a décrit les conséquences qu'entraîne pour le demandeur le défaut de s'acquitter de cette obligation; dans cette affaire, on avait demandé à la Cour de lever l'injonction interlocutoire qui avait été accordée un an plus tôt. Le juge Southey a statué ce qui suit:

[traduction] Le demandeur qui obtient une injonction interlocutoire est tenu de faire mettre l'affaire en état dans les meilleurs délais possibles. S'il ne le fait pas, l'injonction sera levée: voir Attorney-General v. McLaughlin (1849), 1 Gr. 34, à la p. 48; Snell's Principles of Equity, 27e éd. (1973), p. 36; O'Callaghan v. Barnad, [1875] W.N. 37. En l'espèce, le demandeur a passé complètement outre à cette obligation. Il ressort de sa conduite que, ayant obtenu une injonction interlocutoire, il est prêt à différer le plus longtemps possible le règlement des questions en litige au procès. Une telle attitude ne sera pas tolérée par les tribunaux et une ordonnance prévoyant la levée immédiate de l'injonction interlocutoire est accordée.

D'après les faits, la requête du défendeur a été accueillie environ 15 mois après que l'injonction interlocutoire eut été accordée et le demandeur n'avait pris aucune mesure que ce soit pour faire mettre la cause en état et avait même refusé de collaborer avec les avocats du défendeur qui tentaient de faire avancer les choses.

Cette décision a été citée et approuvée par la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans International Forest Products Ltd. v. Pascal10. Dans cette affaire, une injonction avait été accordée en 1991 pour empêcher toute obstruction à la construction d'un chemin d'exploitation par la demanderesse. D'après les faits, hormis une poursuite pour outrage, presque aucune mesure n'avait été prise dans l'action à partir de la date de l'injonction jusqu'à ce qu'une requête visant à obtenir la levée de l'injonction ne soit présentée devant le juge en chef Esson à la fin de 1994. Même si le juge a refusé de lever sur-le-champ l'injonction parce qu'on ne pouvait pas dire que la demanderesse ne s'était pas acquittée de son obligation de poursuivre l'action de la même manière que ce fut le cas du demandeur dans Bourganis, la Cour a statué que l'ordre d'injonction ne devait pas demeurer en vigueur indéfiniment et elle a ordonné que l'injonction soit levée environ trois mois après la décision.

La décision Bourganis a aussi été mentionnée par le juge Granger de la Cour de l'Ontario (Division générale) dans D'Amore v. Russ11. Il s'agissait de déterminer dans cette affaire si une injonction interlocutoire accordée contre les défendeurs dans un différend contractuel devait être levée en raison du défaut des demandeurs de faire en sorte que l'affaire soit instruite dans les meilleurs délais. Comme la cause du retard n'était pas claire et que les défendeurs n'avaient pas démontré qu'ils avaient subi un préjudice financier par suite de l'injonction interlocutoire et du retard, le juge Granger a refusé de lever l'injonction, mais il a rendu des ordonnances destinées à assurer que l'affaire serait tranchée en temps utile. Il a aussi statué que si le demandeur ne se conformait pas aux ordonnances, les défendeurs pourraient présenter une nouvelle demande à la Cour pour obtenir la levée de l'injonction interlocutoire.

J'estime convaincant le raisonnement qui a été suivi dans Newsgroup Newspapers Limited v. The Mirror Group Newspapers (1986) Limited12, une décision de la Haute Cour d'Angleterre, Chambre de la Chancellerie. Dans cette affaire, la demanderesse a obtenu une injonction empêchant la publication par la défenderesse d'une annonce qui aurait contrefait sa marque de commerce. Ayant obtenu l'injonction, la demanderesse n'a rien fait pendant deux ans; elle a ensuite prétendu qu'il y avait eu violation de l'injonction et elle a menacé d'intenter une action pour outrage au tribunal. Devant cette menace, la défenderesse a présenté une demande visant à obtenir la levée de l'injonction interlocutoire. Qualifiant d'excessif et d'inexcusable le retard à obtenir l'instruction de l'affaire, le juge Hoffmann a écrit ce qui suit:

[traduction] À mon sens, il incombe au demandeur dont la position a ainsi été protégée par une injonction interlocutoire de poursuivre l'action avec diligence raisonnable de manière à limiter, dans la mesure du possible, la période pendant laquelle la liberté d'action du défendeur est restreinte sans qu'il n'y ait eu de décision sur le fond de l'affaire . . .

. . .

Le demandeur qui a obtenu une injonction interlocutoire n'a pas le droit, selon moi, de se fonder uniquement sur cette injonction, de présumer . . . qu'en l'absence d'une plainte, le défendeur ne demande pas mieux que de considérer que l'injonction est permanente sans que d'autres mesures ne soient prises, et d'attendre que le défendeur trouve que la situation est suffisamment difficile à supporter pour l'amener à présenter une demande visant à obtenir une modification de ses conditions.

. . .

Je ne crois pas non plus qu'il incombe nécessairement à un défendeur, dans un cas comme celui dont il est question en l'espèce, de prouver, par exemple, que le tirage de son journal a été gêné parce qu'il a été incapable d'y inclure des annonces qui avaient été interdites par les conditions de l'ordre d'injonction. Il suffit à mon avis que l'ordre ait constitué une restriction de longue date à la liberté des défendeurs d'utiliser les formes de publicité qu'ils désirent. Les parties en litige ne demandent pas ni ne font de quartiers et, à mon avis, aucune injustice ne serait commise si on retirait aux demanderesses la protection interlocutoire qui avait pour but de préserver leur position jusqu'à la tenue du procès, mais qu'elles se sont contentées de considérer comme une victoire finale.

Dans Newsgroup, les principes formulés par la Cour d'appel d'Angleterre dans Lloyds Bowmaker Ltd. v. Britannia Arrow Holdings Plc.13 ont été appliqués. Dans cette affaire, la partie visée par l'injonction a présenté une demande à la Cour afin qu'une injonction de type Mareva soit levée, environ deux ans après que cette injonction eut été accordée. La Cour a statué que l'injonction devait être levée, notamment parce que la partie en bénéficiant avait laissé passer deux ans sans faire inscrire la cause au rôle. Le juge Glidewell a écrit dans cette affaire que la partie bénéficiant d'un tel redressement était [traduction] "à mon avis, tenue de poursuivre son action le plus rapidement possible de sorte que si elle n'arrivait pas à démontrer la responsabilité du défendeur, les inconvénients que cause l'injonction au défendeur seraient réduits au maximum". De l'avis du juge Dillon, [traduction ] "lorsqu'une partie a obtenu une injonction de type Mareva , cette partie est tenue de poursuivre l'action, et non de se contenter de l'injonction. L'injonction est simplement accessoire à l'instruction de l'action et permet à la partie de rester dans la même position jusqu'à ce que l'affaire soit entendue".

À mon avis, de semblables considérations sont en jeu en l'espèce étant donné que les injonctions ont été obtenues quia timet. Discutant des considérations dont il faut tenir compte lors de la délivrance d'un redressement déclaratoire, le juge en chef Dickson, qui a rédigé le jugement majoritaire de la Cour suprême dans Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres14, a dit ce qui suit au sujet de ce genre d'injonction [aux pages 457 et 458]:

On trouve une préoccupation semblable, au sujet des problèmes inhérents qu'il y a à fonder un recours sur une prédiction d'événements futurs, dans les principes relatifs aux injonctions. Le professeur Sharpe, dans son ouvrage Injunctions and Specific Performance (1983), expose clairement aux pp. 30 et 31 les difficultés qu'il peut y avoir à délivrer une injonction lorsque le préjudice allégué n'est qu'éventuel:

[traduction] Toutes les injonctions sont tournées vers l'avenir, en ce sens qu'elles cherchent à prévenir ou à éviter un préjudice plutôt qu'à indemniser d'un dommage déjà subi. . .

Lorsque le demandeur n'a pas encore subi le dommage, on se trouve confronté aux problèmes de prédiction. Le demandeur poursuit alors quia timet"parce qu'il craint"et le jugement sur le bien-fondé de l'injonction doit être rendu sans que l'on bénéficie de preuves sur la nature du préjudice infligé au demandeur. On demande au tribunal de prédire un dommage dans l'avenir et que ce dommage est d'un genre qui devrait être empêché par voie d'injonction.

Autrement dit, dans des procédures quia timet comme celles dont il est question en l'espèce, il ne peut pas y avoir de preuve d'un préjudice réel parce que les défenderesses n'ont pas encore mis leurs produits sur le marché15. Dans la décision par laquelle il a accordé des injonctions interlocutoires en l'espèce, le juge Rothstein a écrit ce qui suit [aux pages 325 et 326]:

On se souviendra que ces demandes ont été présentées quia timet. Il n'y a aucune preuve réelle de préjudice parce que les défenderesses n'ont pas encore mis leurs produits sur le marché. La preuve relative à une perte entraînant un préjudice irréparable doit nécessairement être inférée.

Lorsque la preuve permet de tirer une telle inférence, c'est-à-dire qu'il existe un préjudice irréparable, une injonction quia timet peut être accordée; toutefois, comme cette inférence repose obligatoirement sur des attentes raisonnables et non sur la preuve d'un préjudice réel, l'obligation pour le demandeur d'agir avec célérité est, à mon avis, encore plus exigeante que ce n'est le cas dans beaucoup d'autres circonstances, et la Cour doit examiner très minutieusement tout retard excessif. En l'espèce, l'ordre d'injonction interlocutoire interdisait aux défenderesses de lancer leurs produits sur le marché comme elles l'avaient projeté, ce qu'elles auraient été libres de faire en l'absence de l'injonction accordée avant qu'une décision finale ne soit rendue sur les allégations invoquées contre elles par la demanderesse.

En résumé, me fondant sur ces précédents, je suis d'avis que, lorsqu'une mesure de redressement temporaire et discrétionnaire, une injonction interlocutoire, est accordée à un demandeur, une mesure qui porte atteinte à la liberté d'action d'un défendeur sur le fondement d'un préjudice futur inféré, il est implicitement entendu que le demandeur poursuivra sa plainte, dont le bien-fondé sera examiné par le tribunal, dans des délais raisonnables. Lorsque le demandeur ne s'acquitte pas de son obligation sous-jacente de poursuivre l'affaire devant les tribunaux avec diligence raisonnable, si bien que l'injonction constitue une entrave permanente à la liberté d'action du défendeur, le tribunal peut, à la demande du défendeur, lever l'injonction.

La demanderesse fait valoir qu'il n'y a aucune preuve solide que les défenderesses subiront un préjudice par suite du simple écoulement du temps. En conséquence, les défenderesses n'ont pas prouvé qu'elles subiraient, si l'injonction continuait de s'appliquer, un préjudice irréparable qui justifierait la levée de l'injonction. Avec égards, comme il a été signalé ci-dessus, les circonstances de l'espèce sont très différentes de celles où il est demandé à un tribunal de revoir la décision d'accorder une injonction interlocutoire peu après que celle-ci a été accordée. Qui plus est, comme il a été indiqué plus haut, le juge Rothstein a conclu que les défenderesses subiraient un préjudice irréparable si l'injonction était accordée; ce préjudice, une fois que l'on a conclu à son existence, existe tant et aussi longtemps que les défenderesses ont la liberté de lancer leurs produits sur le marché sans qu'une décision finale ne soit rendue sur le bien-fondé des allégations des parties.

En l'espèce, je suis d'avis que le retard est excessif et inexcusable. On ne peut plus, en raison de celui-ci, parler d'injonction "provisoire". Comme elle le reconnaît elle-même, la demanderesse n'a rien fait pour que l'affaire soit instruite sur le fond. Son explication est, pour l'essentiel, que les défenderesses n'ont rien fait pour faire avancer l'action. Je souligne encore une fois que cette responsabilité incombe à la demanderesse. Celle-ci a eu l'impression que toutes les parties considéraient que l'injonction interlocutoire avait définitivement tranché l'affaire. Si l'on avait évoqué une telle impression à l'audience devant lui, le juge Rothstein aurait pu traiter plus sérieusement dans ses motifs de cette possibilité qui n'a pas été sérieusement débattue par les parties. À tout le moins, compte tenu de l'exception énoncée dans Woods16 , lorsque les parties ont l'impression qu'une injonction interlocutoire tranchera effectivement et définitivement leurs droits, l'injonction ne sera pas accordée sans un examen approfondi de l'affaire au fond.

À mon avis, la demanderesse ne s'est pas acquittée de son obligation d'agir avec diligence, ce qui, compte tenu des circonstances des présentes espèces, suffit, selon moi, à justifier la levée des injonctions. Les défenderesses ne sont nullement tenues de démontrer autre chose que ce défaut et, en particulier, elles n'ont pas à établir un préjudice irréparable nouveau ou additionnel en plus de celui à l'existence duquel le juge Rothstein a conclu, par suite de l'exclusion des défenderesses du marché avant qu'une décision ne soit rendue sur les droits des parties.

Dans les présentes espèces, les défenderesses n'ont jusqu'à maintenant rien fait pour mettre fin au retard de la demanderesse; on ne peut néanmoins pas leur reprocher d'avoir fait de l'obstruction ou de ne pas avoir collaboré, et on ne peut pas non plus considérer qu'elles sont à l'origine du retard. Pour les motifs énoncés ci-dessus, lorsque la Cour a imposé une restriction à la liberté d'action des défenderesses, implicitement pour le motif que la demanderesse poursuivra ses actions avec diligence raisonnable, et que la demanderesse ne le fait pas, l'omission pour les défenderesses de prendre des mesures pour faire avancer leurs propres actions ne les empêche pas de chercher à retrouver leur liberté d'action en présentant une requête afin d'obtenir la levée des injonctions interlocutoires.

Conclusion

Pendant plus de trois ans, la demanderesse n'a pris aucune mesure pour que la Cour procède à l'instruction des actions qu'elle a intentées. Elle n'a pris aucune mesure dans les quatre mois qui ont suivi le dépôt des requêtes d'Apotex et de Novopharm visant à obtenir la levée de l'injonction. La demanderesse reconnaît presque qu'elle a considéré que les injonctions interlocutoires constituaient un règlement permanent du différend l'opposant aux autres parties. À mon avis, la demanderesse devait, en particulier lorsqu'une injonction a été accordée quia timet, poursuivre l'affaire avec diligence raisonnable et dans les meilleurs délais possibles.

Les retards inhabituels et excessifs dans ces affaires constituent une circonstance extraordinaire qui justifie l'intervention de la Cour. Par ces motifs, la requête présentée par Apotex dans l'affaire T-2583-93 et celle présentée par Novopharm dans l'affaire T-2582-93 sont accueillies et, dans chaque dossier, une ordonnance est rendue prévoyant la levée des injonctions interlocutoires prononcées par le juge Rothstein le 24 juillet 1994.

Les deux défenderesses sollicitent les dépens de la requête et, Novopharm, qui a présenté des arguments écrits, demande ses dépens sur la base procureur et client. La question des dépens n'a pas été approndie lorsque ces demandes ont été entendues. Rien ne justifie l'adjudication des dépens sur la base procureur et client. Néanmoins, comme elles ont obtenu gain de cause dans les présentes demandes, j'estime que les défenderesses ont droit aux dépens sur la base normale des frais entre parties, ce que prévoient les ordonnances rendues en l'espèce.

Une copie des présents motifs sera déposée dans les dossiers T-2582-93 et T-2583-93, et une ordonnance distincte est versée dans chaque dossier.

1 (1990), 32 C.P.R. (3d) 196 (C.F. 1re inst.), à la p. 199.

2 (1987), 15 C.I.P.R. 279 (C.F. 1re inst.), à la p. 280.

3 (1986), 10 C.P.R. (3d) 427 (C.F. 1re inst.).

4 (1996) 115 F.T.R. 268 (C.F. 1re inst.), à la p. 274. Parmi les autres décisions où le tribunal a commenté, dans d'autres circonstances, l'obligation du demandeur de procéder à l'instruction dans un délai raisonnable, notons Romano v. Ciraco (1985), 4 C.P.C. (2d) 291 (C.S. Ont.) (dans le cas d'un certificat d'affaire en instance); Cedarville Scrap Iron & Metals (1968) Ltd. v. Deeks (1981), 25 C.P.C. 190 (C.S. Ont.) (dans le cas d'un cautionnement relativement à une affaire en instance); Allen v. Sir Alfred McAlpine & Sons Ltd., [1968] 2 Q.B. 229 (C.A.).

5 (1984), 46 C.P.C. 30 (C.F. 1re inst.), aux p. 31 et 32. Voir aussi Canada c. Ichi Canada Ltd., [1994] 2 C.T.C. 350 (C.F. 1re inst.); Molson Companies Ltd. c. Labatt Brewing Co. (1996), 69 C.P.R. (3d) 138 (C.F. 1re inst.).

6 [1971] 1 O.R. 709 (C.A.). Voir aussi Gouzenko v. Sinnott News Co. Ltd. et al., [1972] 2 O.R. 296 (H.C.).

7 Voir American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.), à la p. 405 ([traduction] "L'octroi d'une injonction interlocutoire constitue un redressement à la fois temporaire et discrétionnaire."), énoncé cité et approuvé dans de nombreuses décisions, notamment Teal Cedar Products (1977) Ltd. c. Canada , [1989] 2 C.F. 158 (C.A.), à la p. 168; ETI Explosives Technologies International (Canada) Ltd. et al. v. East Coast Explosives Ltd. et al. (1994), 135 N.S.R. (2d) 142 (C.S.), à la p. 148. (Les injonctions sont [traduction] "une réparation extraordinaire réservée aux cas où la preuve indique clairement qu'il y a lieu d'accorder un tel redressement. Faire droit à la demande équivaut à accorder une mesure de redressement draconienne à l'étape interlocutoire, bien avant qu'une décision finale n'ait été rendue sur les droits et les obligations des parties".); Investors Group Financial Services Inc. v. Smith , [1994] N.S.J. no 466 (C.S.) (QL), au par. 15 ([traduction] "Une injonction interlocutoire est un redressement extraordinaire qui restreint les droits des parties sans qu'il y ait eu procès sur le fond de l'affaire. En l'absence d'un procès, les risques que le tribunal ait commis une erreur sont plus élevés").

8 [1953] 2 R.C.S. 469, aux p. 494 et 495.

9 (1978), 19 O.R. (2d) 327 (H.C.), à la p. 329.

10 (1994), 96 B.C.L.R. (2d) 335 (C.S.).

11 [1991] O.J. no 749 (Div. gén.) (QL).

12 [1991] F.S.R. 487 (Ch. D.), aux p. 489 à 491.

13 [1988] 1 W.L.R. 1337 (C.A.), aux p. 1347, 1349 et 1350.

14 [1985] 1 R.C.S. 441.

15 826129 Ontario Inc. v. Sony Kabushiki Kaisha (1995), 65 C.P.R. (3d) 171 (C.F. 1re inst.).

16 NWL Ltd v Woods, [1979] 3 All ER 614 (H.L.).

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