Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1994] 2 C.F. 42

A-1252-92

Parisa Namitabar, Parviz Namitabar (requérants)

c.

Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Namitabar c. Canada (Ministre de l’emploi et de l’Immigration) (1re  inst.)

Section de première instance, juge Tremblay-Lamer—Montréal, 20 octobre; Ottawa, 5 novembre 1993.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Demande de contrôle judiciaire de la décision de la section du statut selon laquelle les requérants ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention — Les requérants viennent de l’Iran — La requérante a été renvoyée de l’école et menacée d’expulsion pour avoir critiqué la pratique de porter le tchador (pièce de tissu servant de manteau, de voile) — Amenée deux fois devant le komiteh pour avoir désobéi au code vestimentaire — La seconde fois, elle est condamnée à dix coups de fouet ou à une amende — Le manque de respect au port du tchador par une femme est considéré comme un acte criminel en Iran, punissable par 74 coups de fouet — La section du statut a relevé une absence partielle de crédibilité de la requérante en se fondant sur des omissions qu’elle reconnaît être sans gravité, et elle a décidé qu’il s’agissait d’une loi d’application générale en Iran et que, par conséquent, on ne pouvait parler ni de persécution ni de discrimination — La section du statut a commis une erreur en concluant de façon ambiguë au manque de crédibilité de la requérante — Elle a aussi commis une erreur en ne retenant pas que, dans certaines circonstances, une loi d’application générale peut être appliquée de telle façon à entraîner de la persécution — La peine pour une infraction au code vestimentaire est disproportionnée — Cette peine est infligée en l’absence de garanties procédurales — La situation présente révèle qu’il existe un contexte de harcèlement et d’intimidation pour lequel le manquement au code vestimentaire peut être caractérisé comme geste politique sur lequel repose une crainte bien fondée de persécution en raison d’opinions politiques — Dans un pays où l’oppression des femmes est institutionnalisée, toute opinion d’indépendance, tout geste contraire à l’imposition d’une norme vestimentaire sera perçu comme une manifestation d’opposition au régime théocratique en place — La section du statut a aussi commis une erreur en rejetant la revendication du frère de la requérante, âgé de 13 ans, sans aucune discussion des circonstances qui lui étaient particulières — La demande de chaque membre de la famille doit être considérée individuellement.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 540 (C.A.); Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 314 (C.A.); Kassim c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), A-700-92, juge Wetston, ordonnance en date du 9-9-93, 1re inst., encore inédite.

DÉCISIONS CITÉES :

Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 15 Imm. L.R. (2d) 199; 130 N.R. 236 (C.A.F.); Valentin c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 C.F. 390 (C.A.).

DOCTRINE

Harnes, R. P. G. et Ngaire Woods, Oppression of Iranian Women and Refugee Status, Auckland, Australie, 1986.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision de la section du statut selon laquelle les requérants ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention, pour le motif que la requérante manquait de crédibilité, et compte tenu que, en Iran, l’obligation pour les femmes de porter le tchador était une loi d’application générale et que, par conséquent, on ne pouvait parler ni de persécution ni de discrimination exercée contre la requérante, qui a été punie pour avoir critiqué cette obligation. Demande accueillie.

AVOCATS :

Annie Bélanger pour les requérants.

Michèle Joubert pour l’intimé.

PROCUREURS :

Payette, Bélanger, Fiore, Montréal, pour les requérants.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Voici les motifs de l’ordonnance rendus en français par

Le juge Tremblay-Lamer : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre d’une décision de la section du statut portant que les requérants ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention.

LES FAITS

Les requérants, Parisa Namitabar, âgée de vingt-et-un ans et son frère Parviz Namitabar, âgé de treize ans sont citoyens iraniens. La requérante a revendiqué le statut de réfugié au motif qu’elle craint d’être persécuté du fait de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social. Le requérant a fondé sa demande sur la revendication de sa sœur.

L’oncle de la requérante était officier dans l’armée du Shah. Son oncle et son père étaient tous deux bien connus comme opposants au régime Khomeyni. Au mois de juillet 1978, pendant une période marquée par une violence croissante et généralisée, son père, un technicien en électricité, périt électrocuté à son travail. La requérante n’avait que sept ans, mais elle a toujours été persuadée que la mort de son père n’était pas un accident mais qu’elle était liée à l’appui qu’il donnait au Shah.

Après la révolution qui a installé le régime Khomeyni au pouvoir, la famille de la requérante fait l’objet d’harcèlement de la part de ses voisins et de hezbollahs.

La requérante est contre le port du tchador. Elle allègue avoir critiqué cette pratique dans ses cours de théologie. Elle fut menacée d’expulsion de l’école et fut renvoyée pendant une journée à cause de ses propos.

Elle est amenée deux fois devant le komiteh pour avoir désobéi au code vestimentaire. La première fois, en 1987, elle a seize ans et est accompagnée de son frère Parviz et de sa mère. La fille et la mère sont interrogées et verbalement réprimandées pour avoir incorrectement porté le tchador.

Sa seconde comparution se produit trois ans plus tard. La requérante et son amie sont appréhendées dans une boutique où elles avaient l’intention d’acheter des accessoires capillaires. Le komiteh les accuse de conduite anti-islamique et les condamne à dix coups de fouet ou à une amende de 10,000 tamans chacune. Leurs familles respectives acquittent les amendes.

Le 1er septembre 1991, la requérante rencontre une amie, Zahra, dans un restaurant de Téhéran. Parviz l’accompagne. Zahra a en sa possession quelques pamphlets du groupe moudjahidin. Lorsqu’elle remet à la requérante les pamphlets pour qu’elle les distribue, un voisin qui connaît la requérante et sa famille l’aurait aperçue et injuriée. Prise de frayeur, la requérante aurait quitté le restaurant en courant pour aller se cacher chez une amie avec son frère. Le père de l’amie prend ensuite des mesures pour qu’ils quittent l’Iran.

Ils se rendent en Turquie le 7 octobre 1991 et le 10 octobre prennent un avion pour le Canada où ils revendiquent le jour de leur arrivée le statut de réfugié.

DÉCISION DE LA SECTION DU STATUT

La section du statut a relevé une absence partielle de crédibilité de la requérante en se fondant sur des omissions qu’elle reconnaît être sans gravité.

Ces omissions, affirme-t-elle, sont sans gravité mais dans le contexte d’une revendication qui manque singulièrement de substance, la Commission y accorde une certaine importance et estime qu’elles compromettent la crédibilité de la demanderesse.

Quant au port du tchador, la section du statut est d’avis qu’en l’espèce il s’agissait d’une loi islamique d’application générale en Iran et que par conséquent on ne peut parler de persécution ni même de discrimination contre la requérante.

ANALYSE

1.         Parisa Namitabar

La section du statut a-t-elle erré en concluant à une absence de crédibilité partielle de la requérante et a-t-elle erré en concluant qu’une loi imposant une norme vestimentaire ne peut constituer de la persécution puisqu’il s’agit d’une loi d’application générale?

LA CRÉDIBILITÉ DE LA REQUÉRANTE ET APPRÉCIATION DE LA PREUVE

Je suis d’avis que le tribunal a commis une erreur en concluant de façon ambiguë au manque de crédibilité de la requérante. La section du statut avait l’obligation de donner des motifs en termes clairs et non équivoques[1]. Nulle part dans la décision il n’est dit que la requérante n’est pas crédible. La section du statut se contente de mentionner que sa crédibilité était compromise du fait de certaines omissions qu’elle reconnait être sans gravité. Il est plus que troublant que des omissions sans gravité puissent compromettre la crédibilité de la requérante.

Quant à l’appréciation de la preuve, le tribunal conclut que la revendication de la requérante manque de substance puisque c’est sa mère qui a été convoquée par les gardiens de la révolution. Cependant la preuve déposée à l’audition démontre qu’il s’agit bien de la requérante. Cette erreur fut à mon avis déterminante dans l’évaluation de la revendication et je ne crois pas que le tribunal aurait pu conclure au manque de substance de la revendication s’il avait pris en considération que l’avis de convocation s’adressait bien à la requérante et non à sa mère.

PERSÉCUTION

Bien que je ne sois pas convaincu qu’il s’agisse d’une loi d’application générale puisque cette disposition sur le port du voile ne vise que les femmes, je suis d’avis que même si l’on arrivait à une conclusion différente, la section du statut a erré en concluant qu’il ne peut s’agir de persécution.

Dans l’arrêt Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[2] le juge MacGuigan, J.C.A., établit les éléments qui doivent nous guider lorsqu’il s’agit de déterminer l’existence de la persécution dans le cas où il s’agit d’une loi d’application générale. Il souligne à la page 552 que :

1) La définition légale de réfugié au sens de la Convention rend l’objet (ou tout effet principal) d’une loi ordinaire d’application générale, plutôt que la motivation du demandeur, applicable à l’existence d’une persécution.

2) Mais la neutralité d’une loi ordinaire d’application générale, à l’égard des cinq motifs d’obtention du statut de réfugié, doit être jugée objectivement par les cours et les tribunaux canadiens lorsque cela est nécessaire.

3) Dans cet examen, une loi ordinaire d’application générale, même dans des sociétés non démocratiques, devrait, je crois, être présumée valide et neutre, et le demandeur devrait être tenu, comme c’est généralement le cas dans les affaires de réfugiés, de montrer que les lois revêtent, ou bien en soi ou pour une autre raison, un caractère de persécution.

4) Il ne suffira pas au demandeur de montrer qu’un régime donné est généralement tyrannique. Il devra plutôt prouver que la loi en question a un caractère de persécution par rapport à un motif énoncé dans la Convention.

En l’espèce, je suis d’opinion que le tribunal a erré en ne retenant pas que, dans certaines circonstances, une loi d’application générale peut être appliquée de façon à être un instrument de persécution. D’abord la preuve documentaire au dossier indique qu’un manque de respect au port du tchador est considéré comme un acte criminel en Iran punissable de 74 coups de fouet.

Le juge Linden, J.C.A., a déclaré dans l’arrêt Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[3], qui traitait de la stérilisation forcée de femmes en Chine qui ont déjà un enfant aux pages 323 et 324 :

Même si la stérilisation forcée était acceptée comme une règle d’application générale, ce fait n’empêcherait pas nécessairement une revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. Dans certains cas, l’effet d’une règle d’application générale peut constituer de la persécution. Dans l’affaire Padilla c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 13 Imm. L.R. (2d) 1 (C.A.F.), la Cour a statué que même lorsqu’il y a une règle d’application générale, son mode d’application peut constituer de la persécution. Dans l’affaire Padilla, la Cour a décidé qu’une commission doit examiner les pénalités extra judiciaires qui pourraient être imposées … De plus, si la punition ou le traitement imposés en vertu d’une règle d’application générale sont si draconiens au point d’être complètement disproportionnés avec l’objectif de la règle, on peut y voir de la persécution, et ce, indépendamment de la question de savoir si le but de la punition ou du traitement est la persécution. Camoufler la persécution sous un vernis de légalité ne modifie pas son caractère.

Il est trop facile à mon avis de couvrir la persécution sous une apparence de légitimité. Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu’une peine de 74 coups de fouet pour une infraction à un code vestimentaire est disproportionnée. De plus, cette peine est infligée en l’absence de garanties procédurales. Les autorités qui arrêtent les femmes qui ne portent pas le tchador peuvent dispenser la peine sans comparution devant un juge « since the crime is self-evident » [[traduction] puisque le crime est évident].[4] La preuve documentaire révèle que :

[traduction] Des groupes spéciaux parcourent les rues, arrêtant les femmes qui ne portent pas le tchador, le portent mal ou à moitié, leur administrent le fouet et les gardent en détention pendant quelques jours sans aviser leur famille. Le contexte socio-culturel des revendications du statut de réfugié faites par des femmesétudes de cas : Femmes venant d’Iran, Shahrzad Mojab, Atelier de la SSR sur les femmes qui revendiquent le statut de réfugié, 21 juin 1990, à la p. 7);

Les femmes surprises sans foulard, un « acte impie » pour le gouvernement islamique, passent devant un tribunal islamique où elles subissent généralement des coups de fouets. (« Des Comités surveillent les femmes iraniennes », Le Devoir, 6 août 1991);

D’autres ont comparu devant des tribunaux révolutionnaires islamiques : les procès devant ces tribunaux sont, parait-il souvent l’Affaire de quelques minutes, l’accusé n’ayant pas le droit d’être défendu par un avocat, de faire citer des témoins à décharge ou de faire appel du verdict ou de la sentence rendue par le tribunal. (Amnesty International, déclaration écrite à la 46ième session de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, janvier 1990).

Quant à la réserve qu’exprimait le juge Marceau, J.C.A., dans l’arrêt Valentin[5] en ce qui concerne une situation où le requérant transgresse une loi d’application générale sans avoir déjà été l’objet de persécution, dans la situation présente la preuve révèle qu’il existe un contexte de harcèlement et d’intimidation pour lequel son manquement au code vestimentaire peut être caractérisé comme geste politique sur lequel repose une crainte bien fondée de persécution. La requérante a critiqué l’obligation de porter le tchador dans ses cours de théologie et en conséquence elle a été renvoyée pour une journée et menacée d’expulsion. Elle a été amenée deux fois devant le komiteh pour avoir contrevenu au code vestimentaire. Bien que la première fois la requérante n’est que réprimandée verbalement, la seconde fois elle est condamnée à dix coups de fouet qu’elle a pu racheter en payant une amende. À cette énumération d’incidents s’ajoute la preuve documentaire qui est écrasante pour décrire le contexte général en Iran dans lequel les femmes sont opprimées.

Ce climat d’oppression est tel que le procureur général d’Iran a, en août 1991, « promis la mort aux Iraniennes refusant de se couvrir de la tête au pieds comme le veut la loi islamique. (« Malaise et dissensions à Téhéran », Le Monde, 17 août 1991.)

OPINION POLITIQUE

Afin de bénéficier du statut de réfugié, le requérant qui risque d’être soumis à la persécution doit établir que le risque de persécution est relié à l’un des cinq motifs énumérés dans la définition soit, la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un groupe social particulier ou les opinions politiques.

Je suis d’avis qu’en l’espèce, la requérante a démontré que sa crainte de persécution est liée à ses opinions politiques. Dans un pays où l’oppression des femmes est institutionnalisée, toute opinion d’indépendance, tout geste contraire à l’imposition d’une norme vestimentaire sera perçu comme une manifestation d’opposition au régime théocratique en place.

Bien que le motif d’appartenance à un groupe social ait été invoqué par la requérante, il ne m’est pas nécessaire d’en traiter puisqu’un seul des motifs énumérés suffit.

CONCLUSION

Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie pour la requérante et l’affaire est renvoyée devant un tribunal différemment constitué.

2.         Parviz Namitabar

La section du statut a aussi erré quant au traitement de la revendication du requérant. Rien dans la décision du tribunal n’indique qu’il s’est penché sur le bien-fondé de la revendication du requérant. La section du statut rejette sa demande sans aucune discussion des circonstances particulières du requérant.

Comme l’exprimait récemment mon collègue Wetston dans l’affaire Kassim c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[6] :

Une audition conjointe à l’issue de laquelle on refuse de reconnaître à un membre de la famille le statut de réfugié n’empêche pas nécessairement de tirer une conclusion favorable à l’égard de la revendication de l’autre membre de la famille, à la condition de juger la valeur de chaque revendication.

En l’espèce, il est possible que le requérant craigne d’être persécuté pour des motifs uniquement reliés à la parenté, c’est-à-dire en raison des opinions politiques de sa sœur et de certains incidents vécus lorsqu’il l’accompagnait. Ou encore ces motifs ne peuvent donner lieu à une crainte bien fondée de persécution lors d’un retour éventuel. Mais la section du statut est silencieuse à ce sujet.

Dans les circonstances, la demande de contrôle judiciaire est également accueillie pour le requérant et l’affaire est renvoyée devant un tribunal différemment constitué.



[1] Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 15 Imm. L.R. (2d) 199 (C.A.F.).

[2] Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 540 (C.A.).

[3] Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 314 (C.A.).

[4] (Oppression of Iranian Women and Refugee Status, R.P.G. Harnes et Ngaire Woods, novembre 1986).

[5] Valentin c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 C.F. 390 (C.A.).

[6] Kassim c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), ordonnance encore inédite, A-700-92, 9 septembre 1993, à la p. 5 des motifs.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.