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[1994] 3 .C.F 3

A-1095-91

Brigitte Mercier (appelante) (requérante)

c.

Commission canadienne des droits de la personne (intimée) (intimée)

et

Procureur général du Canada (mis en cause) (mis en cause)

Répertorié : Mercier c. Canada (Commission des droits de la personne) (C.A.)

Cour d’appel, juges Desjardins, Décary et Létourneau, J.C.A.—Montréal, 15 mars; Ottawa, 22 mars 1994.

Droits de la personne — Pratique — La CCDP doit communiquer à une partie les observations qu’elle reçoit d’une autre partie à la suite d’un rapport d’enquête si ces observations contiennent des éléments de fait distincts de ceux dont le rapport d’enquête faisait état, que la partie adverse aurait eu le droit de tenter de réfuter au stade de l’enquête — L’équité procédurale exige que les parties aient une possibilité suffisante de réfuter l’ensemble de la preuve contre laquelle elles doivent se défendre — La CCDP est invitée à adopter une nouvelle procédure qui exige que les parties s’échangent leurs observations respectives, la partie « perdante » y allant d’abord de ses observations, et la partie « gagnante » étant ensuite autorisée à répliquer — Il ne peut être donné suite à la demande de bref de mandamus puisque la Loi accorde à la CCDP le pouvoir discrétionnaire de rejeter une plainte — La CCDP n’est pas tenue de motiver une décision rendue en vertu de l’art. 44(4) de la Loi.

Contrôle judiciaire — Brefs de prérogative — Certiorari — L’omission de la Commission des droits de la personne de communiquer à la plaignante les observations reçues de la partie adverse à la suite du rapport d’enquête à l’extérieur du délai prescrit et après que la plaignante eut été informée que l’enquêteur avait recommandé la nomination d’un conciliateur, constitue un manquement aux règles de l’équité procédurale, particulièrement lorsque ces observations remettent en question la crédibilité de la plaignante et contiennent des éléments de fait distincts de ceux dont le rapport d’enquête faisait état, que la plaignante aurait eu le droit de tenter de réfuter au stade de l’enquête — L’équité procédurale exige que les parties aient une possibilité suffisante de réfuter l’ensemble de la preuve contre laquelle elles doivent se défendre — La CCDP est invitée à adopter une nouvelle procédure qui exige que les parties s’échangent leurs observations respectives — Il ne peut être donné suite à la demande de bref de mandamus puisque la Loi accorde à la CCDP le pouvoir discrétionnaire de rejeter une plainte.

L’appelante a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, alléguant avoir été victime, au moment où elle travaillait au sein du Service canadien des pénitenciers du Canada, de discrimination fondée sur le sexe et la déficience mentale. L’enquêteur qui a mené l’enquête a retenu ses prétentions et il a fait la recommandation appropriée à la Commission. Celle-ci a informé l’appelante de ces conclusions et l’a invitée à soumettre ses observations dans un délai de trente jours. L’appelante a fait parvenir des observations qui exprimaient sa joie d’apprendre que ses prétentions avaient été retenues.

À l’extérieur du délai de trente jours et à l’insu de l’appelante, le Service a déposé des observations détaillées dans lesquelles il s’employait à réfuter certaines des constatations et conclusions du rapport et à remettre en question la crédibilité de l’appelante à l’aide, dans certains cas, de faits dont le rapport n’avait pas fait état. Sans informer l’appelante de ces observations, la Commission l’a informée que, compte tenu de toutes les circonstances, aucune autre procédure n’était justifiée, et le dossier a été fermé. La Commission n’a pas motivé sa décision.

Il s’agit de l’appel de la décision du juge des requêtes de rejeter la demande de certiorari et de mandamus à l’encontre de la Commission.

Arrêt : l’appel doit être accueilli quant au certiorari uniquement, avec dépens en appel et en première instance.

Conformément à la jurisprudence de la Cour fédérale, le procureur de la Commission n’a pas été autorisé à défendre celle-ci contre les allégations de manquement aux règles d’équité procédurale. C’est le procureur général qui a défendu les agissements de la Commission.

Il est bien établi que la Commission doit observer les règles de l’équité procédurale. D’une manière générale, l’équité exige qu’une partie ait une possibilité suffisante de connaître la preuve contre laquelle elle doit se défendre, de la réfuter et de présenter sa propre preuve. En l’espèce, la plaignante avait le droit de connaître à la fois les règles du jeu et la substance de la preuve présentée à la Commission, ce qui inclut celle, additionnelle, soumise par le Service dans ses observations.

Si les règles d’équité procédurale n’exigent pas de la Commission qu’elle communique systématiquement à une partie les observations qu’elle reçoit de l’autre partie, elles l’exigent lorsque ces observations contiennent des éléments de fait distincts de ceux dont le rapport d’enquête faisait état, que la partie adverse aurait eu le droit de tenter de réfuter les eût-elle connus au stade de l’enquête. La Commission aurait intérêt, ne serait-ce que pour se mettre à l’avance à l’abri de tout reproche, à exiger que les parties s’échangent leurs observations respectives. Il semblerait plus logique et plus pratique de demander à la partie « perdante » d’y aller d’abord de ses observations, et de permettre ensuite à la partie « gagnante » de répliquer.

L’omission de motiver n’a pas constitué en elle-même un manquement aux règles d’équité procédurale puisque la Commission n’était pas tenue expressément par la Loi de le faire dans les circonstances de l’espèce.

Il est impossible de donner suite à la demande de mandamus en l’espèce car il ressort clairement du paragraphe 44(3) de la Loi que la Commission avait le pouvoir discrétionnaire de rejeter une plainte.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 41, 42, 43 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 63), 44(3) (mod., idem), (4).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, partie V.1 (édictée par DORS/92-43, art. 19).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879; (1989), 62 D.L.R. (4th) 385; 100 N.R. 241; conf. (1986), 16 C.C.E.L. 275; 9 C.H.R.R. D/4922; 90 N.R. 16 (C.A.); Labelle c. Canada (Conseil du Trésor) (1987), 25 Admin. L.R. 10; 9 C.H.R.R. D/5042; 76 N.R. 222 (C.A.F.); Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385; (1992), 89 D.L.R. (4th) 218; 3 Admin. L.R. (2d) 242; 133 N.R. 345; Lever c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (1988), 10 C.H.R.R. D/6488 (C.A.F.); Kahlon c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 3 C.F. 386; (1986), 30 D.L.R. (4th) 157; 26 C.R.R. 152 (C.A.); Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., [1994] 1 C.F. 742 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

Northwestern Utilities Ltd. et autre c. Ville d’Edmonton, [1979] 1 R.C.S. 684; (1978), 12 A.R. 449; 89 D.L.R. (3d) 161; 7 Alta. L.R. (2d) 370; 23 N.R. 565; Cashin c. Société Radio-Canada, [1984] 2 C.F. 209; (1984), 8 D.L.R. (4th) 622; 8 Admin. L.R. 161; 5 C.H.R.R. D/2234; 84 CLLC 17,009; 55 N.R. 112 (C.A.); Caimaw c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983; (1989), 62 D.L.R. (4th) 437; [1989] 6 W.W.R. 673; 40 B.C.L.R. (2d) 1; 40 Admin. L.R. 181; 89 CLLC 14,050; Ferguson Bus Lines Ltd. c. Syndicat uni du transport, section locale 1374, [1990] 2 C.F. 586; (1990), 65 D.L.R. (4th) 699; 43 Admin. L.R. 18; 108 N.R. 293 (C.A.); Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. A.C.P.L.A., [1988] 2 C.F. 493; (1988), 84 N.R. 81 (C.A.); Moosehead Breweries Ltd. c. Molson Companies Ltd. et Registraire des marques de commerce (1985), 63 N.R. 140 (C.A.F.); Vancouver Wharves Ltd. c. Syndicat international des débardeurs et magasiniers, Ship and Dock Foremen, section locale 514, A-918-84, juge Mahoney, J.C.A., jugement en date du 13-3-85, C.A.F., non publié; Demercado c. Canada (Commission des relations de travail dans la Fonction publique), A -774-84, juge Heald, J.C.A., jugement en date du 13-12-84, C.A.F., non publié; Kiely c. Canada (Tribunal d’appel des anciens combattants), A-484-90, juge Mahoney, J.C.A., jugement en date du 30-1-91, C.A.F., non publié; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 447 (C.A.).

APPEL contre une décision du juge des requêtes (T-1742-91, juge Pinard, ordonnance en date du 4-10-91, C.F. 1re inst., non publiée), rejetant une demande de bref de certiorari et de mandamus à l’encontre d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne qui a rejeté la plainte, déposée contre le Service canadien des pénitenciers du Canada, dans laquelle l’appelante alléguait avoir été victime de discrimination fondée sur le sexe et la déficience mentale. Appel accueilli quant au certiorari uniquement.

AVOCATS :

James R. K. Duggan et Marie-Hélène Verge pour l’appelante (requérante).

François Lumbu pour l’intimée (intimée).*

Rosemarie Millar pour le mis en cause (mis en cause).

PROCUREURS :

Donald, Duggan, Montréal, pour l’appelante (requérante).

Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour l’intimée (intimée).

Le sous-procureur général du Canada, pour le mis en cause (mis en cause).

Voici les motifs du jugement rendus en français par

Le juge Décary, J.C.A. : Le 25 janvier 1988, l’appelante déposait une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) contre le Service canadien des pénitenciers du Canada (depuis, le Service correctionnel du Canada) (le Service). Elle y alléguait avoir été victime, au moment où elle avait été à l’emploi du Service, de discrimination « fondée sur le sexe et la déficience mentale ».

En mai 1989, la Commission ordonnait la tenue d’une enquête selon les dispositions de l’article 43 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 63] de la Loi canadienne sur les droits de la personne[1]

Le 5 octobre 1990, l’enquêteur déposait un long rapport, dont les conclusions et recommandations étaient les suivantes[2] :

CONCLUSION ET RECOMMANDATION

99.     Selon le mis en cause, la plaignante n’a pas réagi de façon adéquate lorsque des détenus ont eu des agissements à caractère sexuel à son égard. Les témoignages de ses superviseurs indiquent que dans la majorité des circonstances, la plaignante a réagi de manière appropriée [sic]. Si elle n’a pu faire cesser tous les comportements à caractère sexuel qui lui étaient adressés, notons aussi que même un comité composé de six personnes (dont le surveillant des unités résidentielles) n’a pu y arriver.

100.   Au moment des événements allégués de discrimination, le mis en cause connaissait le caractère sexuel et sexiste des attitudes et des comportements des détenus envers le personnel féminin depuis un certain temps; aucune formation n’avait été prévue pour venir en aide aux agentes qui faisaient face à une difficulté supplémentaire en milieu de travail par rapport à leurs collègues masculins ainsi qu’aux agents. De plus, aucune mesure n’a été prise par le mis en cause pour faire cesser les tactiques à caractère sexuel des détenus envers les agentes, et ce, bien que ces tactiques visent à augmenter la familiarité entre le personnel féminin et les détenus et que cette familiarité doive être évitée.

101.   Aucun diagnostic de pathologie n’a été émis par les psychologues et psychiatres appelé-e-s à examiner la plaignante, y compris les experts du mis en cause; les dissensions entre les experts du mis en cause et le psychiatre et la psychologue de la partie adverse proviennent davantage de l’interprétation de la situation de travail de la plaignante que de désaccords proprement médicaux.

102.   Il nous a été permis de constater que le mis en cause n’a pas abordé le harcèlement sexiste ou sexuel des détenus envers les agentes comme ce qu’il était, c’est-à-dire un problème de gestion pouvant affecter l’ensemble du personnel et le fonctionnement de l’établissement mais il a considéré qu’il s’agissait plutôt d’un problème concernant seulement les femmes en milieu carcéral.

103.   Nous recommandons que la Commission nomme un conciliateur ou une conciliatrice pour tenter d’en arriver à un règlement de cette affaire.

Le 28 novembre 1990, la Commission informait l’appelante, dans les termes suivants, des conclusions du rapport de l’enquêteur, particulièrement celle de nommer un conciliateur, et l’invitait à soumettre ses observations[3] :

Madame,

L’enquête concernant la plainte que vous avez déposée contre le Service correctionnel du Canada alléguant que vous avez été victime de discrimination fondée sur le sexe et la déficience mentale en matière d’emploi est terminée. Il sera donc recommandé que la Commission nomme un conciliateur chargé d’essayer d’en arriver à un règlement de la plainte. La Commission peut accepter, modifier ou rejeter cette recommandation.

Vous trouverez ci-joint un exemplaire des documents qui seront soumis à l’attention de la Commission. Vous avez le droit de présenter vos observations par écrit afin que la Commission puisse en prendre connaissance en même temps que le rapport d’enquête.

Vos observations doivent nous parvenir dans les 30 jours suivant la date de réception de la présente. Ce délai sera rigoureusement respecté afin de ne pas retarder l’instruction de la plainte. Les documents reçus plus de trente (30) jours après la date à laquelle vous recevrez la présente ne seront pas déposés devant la Commission et elle ne pourra donc pas en tenir compte dans sa décision.

Lorsque la Commission aura pris sa décision, vous en serez avisée.

Le 22 décembre 1990, soit à l’intérieur du délai de trente jours imparti par la Commission, l’appelante, qui se représentait elle-même, faisait parvenir à la Commission des observations qui n’étaient, en fait, qu’une expression de la joie qu’elle avait ressentie en apprenant que l’enquêteur avait retenu ses prétentions.

Le 14 février 1991, soit à l’extérieur du délai de trente jours et à l’insu de l’appelante, le Service déposait des observations détaillées dans lesquelles il s’employait à réfuter certaines des constatations et conclusions du rapport et à remettre en question la crédibilité de l’appelante à l’aide, en certains cas, de faits dont le rapport n’avait pas fait état.

Le 18 avril 1991, la Commission informait l’appelante de la décision que voici[4] :

Madame,

La Commission canadienne des droits de la personne a étudié la plainte (Q11563) que vous avez déposée contre le Service canadien des pénitenciers le 25 janvier 1988, selon laquelle il y a eu discrimination fondée sur le sexe et la déficience en matière d’emploi. La Commission a également pris connaissance de vos observations en date du 22 décembre 1990.

La Commission a décidé, en vertu du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que compte tenu de toutes les circonstances entourant la plainte, aucune autre procédure n’est justifiée.

La Commission, par le fait même, a fermé le dossier.

Le 2 juillet 1991, après avoir tenté en vain d’obtenir de la Commission que celle-ci motivât sa décision, l’appelante déposait au greffe de la Cour fédérale un avis de requête pour l’émission d’un bref de certiorari et de mandamus à l’encontre de la Commission [Mercier c. Canada (Commission des droits de la personne), T-1742-91, juge Pinard, ordonnance en date du 4-10-91, C.F. 1re inst., non publiée]. Le procureur général du Canada était mis en cause[5].

Le 24 septembre 1991, la secrétaire de la Commission déposait un affidavit dans lequel elle énumérait les documents qui faisaient partie du dossier de la Commission au moment où celle-ci avait étudié la plainte. Parmi ces documents figurent les « observations du Service correctionnel du Canada relatives au rapport d’enquête »[6]. C’est à ce moment que l’appelante a découvert que le Service avait déposé des observations et qu’elle a pris connaissance du contenu desdites observations.

Devant le juge des requêtes, l’avocate de l’appelante a plaidé manquement aux règles d’équité procédurale, d’une part en ce que la Commission ne lui avait pas communiqué les observations du Service et d’autre part en ce que la Commission, du fait que sa décision ultime allait à l’encontre de la recommandation de l’enquêteur, avait eu tort dans les circonstances de ne pas la motiver.

Le juge des requêtes a rejeté la requête, se disant essentiellement d’avis que les règles d’équité procédurale telles qu’elles sont définies par le juge Sopinka dans Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne)[7] (SEPQA) avaient été dûment respectées. Il a conclu par ailleurs que la Commission n’avait pas l’obligation de motiver sa décision. D’où le présent appel.

À l’audience, la Cour n’a pas permis au procureur de la Commission de se défendre contre les allégations de manquement aux règles d’équité procédurale. Conformément à la jurisprudence de cette Cour, notamment dans l’affaire Labelle c. Canada (Conseil du Trésor)[8], c’est le Procureur général qui a défendu devant nous les agissements de la Commission en cette matière.

Il sera utile, au départ, de rappeler les propos que tenait le juge Sopinka dans l’affaire SEPQA, aux pages 899 et 900 :

L’autre possibilité est le rejet de la plainte. À mon avis, telle est l’intervention [sic] sous-jacente à l’al. 36(3)b) [maintenant 44(3)b)] pour les cas où la preuve ne suffit pas pour justifier la constitution d’un tribunal en application de l’art. 39. Le but n’est pas d’en faire une décision aux fins de laquelle la preuve est soupesée de la même manière que dans des procédures judiciaires; la Commission doit plutôt déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante. L’intention n’était pas non plus de tenir une audience en règle avant de décider de l’opportunité de constituer un tribunal. Au contraire, le processus va du stade de l’enquête au stade judiciaire ou quasi judiciaire dès lors qu’est rempli le critère énoncé à l’al. 36(3)a). Je conclus donc de ce qui précède que, compte tenu de la nature du rôle de la Commission et suivant les dispositions susmentionnées, il n’y a aucune intention d’astreindre la Commission à l’observation des règles formelles de la justice naturelle. Conformément aux principes posés dans l’arrêt Nicholson, précité, cependant, je compléterais les dispositions législatives en exigeant que la Commission observe les règles de l’équité procédurale. À cet égard, je fais miens les propos, reproduits ci-dessous, que tient le maître des rôles lord Denning dans l’arrêt Selvarajan v. Race Relations Board, [1976] 1 All E.R. 12 (C.A.). La Race Relations Board exerçait des fonctions analogues à celles de la Commission canadienne des droits de la personne. En décidant qu’il s’agissait d’un organisme d’enquête ayant l’obligation d’agir équitablement, lord Denning dit, à la p. 19 :

[traduction] Ces dernières années nous avons examiné la procédure de nombreux organismes chargés de faire enquête et de se faire une opinion [ … ] Dans tous ces cas, on a jugé que l’organisme chargé d’enquêter a le devoir d’agir équitablement; mais les exigences de l’équité dépendent de la nature de l’enquête et de ses conséquences pour les personnes en cause. La règle fondamentale est que, dès qu’on peut infliger des peines ou sanctions à une personne ou qu’on peut la poursuivre ou la priver de recours, de redressement ou lui faire subir de toute autre manière un préjudice en raison de l’enquête et du rapport, il faut l’informer de la nature de la plainte et lui permettre d’y répondre. Cependant, l’organisme enquêteur est maître de sa propre procédure. Il n’est pas nécessaire qu’il tienne une audition. Tout peut se faire par écrit. Il n’est par tenu de permettre la présence d’avocats. Il n’est pas tenu de révéler tous les détails de la plainte et peut s’en tenir à l’essentiel. Il n’a pas à révéler sa source de renseignements. Il peut se limiter au fond seulement. De plus, il n’est pas nécessaire qu’il fasse tout lui-même. Il peut faire appel à des secrétaires et des adjoints pour le travail préliminaire et plus. Mais en définitive, l’organisme enquêteur doit arrêter sa propre décision et faire son propre rapport.

et aux pages 902 et 903 :

2.   L’erreur donnant lieu à examen

Bien qu’il ne soit pas strictement nécessaire de trancher cette question vu la conclusion déjà tirée, elle a fait l’objet d’une analyse approfondie en Cour d’appel et a été pleinement débattue devant notre Cour. Il convient donc de signaler que, si j’avais estimé que la décision de la Commission pouvait être examinée, j’aurais alors conclu, ainsi que l’a fait le juge Marceau, que la Commission n’avait pas commis d’erreur donnant lieu à examen. Je partage l’avis du juge Marceau qu’il incombait à la Commission d’informer les parties de la substance de la preuve réunie par l’enquêteur et produite devant la Commission. Celle-ci devait en outre offrir aux parties la possibilité de répliquer à cette preuve et de présenter tous les arguments pertinents s’y rapportant.

La Commission pouvait prendre en considération le rapport de l’enquêteur, les autres données de base qu’elle jugeait nécessaires ainsi que les arguments des parties. Elle était alors tenue de rendre sa propre décision en se fondant sur ces renseignements, ce qu’elle a fait.

Des observations particulières s’imposent sur deux points. D’abord, on a fait valoir que la seule omission de motiver une décision justifierait son examen. À supposer que ce soit le cas sans toutefois trancher ce point, j’estime qu’un tel examen n’est pas justifié en l’espèce, en l’absence de disposition législative exigeant une décision motivée (voir Northwestern Utilities Ltd. c. Ville d’Edmonton, [1979] 1 R.C.S. 684, à la p. 706, et les motifs du juge Lamer dans Blanchard c. Control Data Canada Ltée, [1984] 2 R.C.S. 476, aux pp. 500 et 501). La Commission a informé l’appelant de sa décision établissant la non-équivalence des postes comparés. Cette conclusion reposait sur le rapport très poussé de l’enquêteur, rapport que la Commission avait adopté comme la Loi l’y autorisait. Le rapport a été communiqué à l’appelant qui était donc parfaitement au courant des motifs de la décision de la Commission. Cela étant, on ne saurait prétendre qu’il y a eu déni de justice naturelle ou d’équité procédurale à cet égard.

L’appelant a soutenu en cette Cour, et c’est apparemment la première fois qu’il a fait valoir ce moyen, qu’il n’avait pas été mis au courant de l’interprétation donnée par la Commission à l’art. 11 de la Loi. Tout en souscrivant au point de vue du juge Wilson, qui dit dans l’affaire Re Downing and Graydon, précitée, qu’informer une partie de la cause à réfuter constitue un aspect de l’équité procédurale, je suis convaincu que l’appelant a été expressément avisé de la manière dont la Commission appliquait l’art. 11…

Les exigences de l’équité procédurale, ainsi que le notait lord Denning, dépendent de la nature de l’enquête et de ses conséquences pour les personnes en cause. Fondamentalement, il s’agit dans chaque cas de s’assurer que l’administré a été informé de la substance de la preuve sur laquelle le tribunal entend se fonder pour prendre sa décision et qu’il s’est vu offrir la possibilité de répliquer à cette preuve et de présenter tous les arguments pertinents s’y rapportant. Le juge Cory rappelait récemment en ces termes les principes applicables[9] :

Notre Cour a souvent reconnu le principe général de common law selon lequel « une obligation de respecter l’équité dans la procédure incombe à tout organisme public qui rend des décisions administratives qui ne sont pas de nature législative et qui touchent les droits, privilèges ou biens d’une personne » (voir Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la p. 653). Le sous-ministre était donc tenu de se conformer aux principes de l’équité procédurale dans le contexte des décisions en matière d’octroi des habilitations de sécurité. D’une manière générale, l’équité exige qu’une partie ait une possibilité suffisante de connaître la preuve contre laquelle elle doit se défendre, de la réfuter et de présenter sa propre preuve.

Le juge des requêtes fait erreur, à mon avis, lorsqu’il affirme, sur la base de l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire SEPQA, que[10] :

Il était en effet suffisant que le rapport d’enquête soit communiqué à la requérante avant la prise de décision par la Commission; il n’était donc pas nécessaire que les observations du Service … relatives à ce rapport le soient aussi.

Dans l’affaire SEPQA, et ce sont là des informations que je tire de la lecture des motifs du juge Marceau[11] dont la décision a été confirmée par le juge Sopinka, seul le plaignant avait déposé des observations relativement au rapport d’enquête, lequel lui était défavorable. Dès lors, le plaignant, qui avait ce rapport en sa possession, était au courant de la cause qu’il avait à réfuter, et la Commission n’avait pas fondé sa décision sur des documents dont le plaignant n’avait pas eu connaissance.

Par ailleurs, le juge Sopinka, en se disant « convaincu que [le plaignant] a été expressément avisé de la manière dont la Commission appliquait l’art. 11 » et en souscrivant au point de vue du juge Wilson selon laquelle « informer une partie de la cause à réfuter constitue un aspect de l’équité procédurale »[12], confirme qu’un plaignant a le droit de connaître à la fois les règles du jeu et la substance de la preuve qui se trouve devant la Commission, ce qui inclut, à mon avis, le cas échéant, celle, additionnelle, soumise par une partie adverse dans ses observations.

En l’espèce, il est certain que l’appelante n’a jamais été en mesure de prévoir, et a fortiori de parer, la décision qu’allait rendre la Commission, non plus que de connaître ou même soupçonner les motifs qui allaient amener celle-ci à ne pas se rendre à la recommandation de son enquêteur. Le rapport d’enquête, en effet, lui était favorable. Les observations du Service ont été déposées à son insu et à l’extérieur d’un délai qualifié de rigueur par la Commission et imposé par celle-ci. Ces observations constituaient bien davantage qu’une argumentation fondée sur les faits relatés par l’enquêteur dans son rapport; elles étaient au contraire porteuses de faits qui n’apparaissaient pas au dossier placé jusqu’alors devant la Commission et allaient jusqu’à attaquer la crédibilité de l’appelante[13]. Par ailleurs, la Commission, dans sa décision du 18 avril 1991, a induit l’appelante en erreur en lui laissant entendre qu’elle n’avait devant elle que les observations déposées par celle-ci le 22 décembre 1990 : il aura en effet fallu que l’appelante engage des procédures judiciaires pour connaître la preuve qui avait vraisemblablement amené la volte-face de la Commission.

Je ne dis pas que les règles d’équité procédurale exigent de la Commission qu’elle communique systématiquement à une partie les observations qu’elle reçoit de l’autre partie; je dis qu’elles l’exigent lorsque ces observations contiennent des éléments de fait distincts de ceux dont le rapport d’enquête faisait état et que la partie adverse aurait eu le droit de tenter de réfuter les eût-elle connus au stade de l’enquête proprement dite. Je reconnais qu’il ne sera pas toujours facile de déterminer à quel moment des observations cessent d’être des « arguments », pour reprendre les mots du juge Sopinka, et deviennent des allégations nouvelles devant être portées à la connaissance de l’autre partie; la Commission, si elle décidait de maintenir sa pratique générale de non-communication des observations, n’en devra pas moins examiner chaque cas individuellement et faire preuve de beaucoup de vigilance afin d’éviter que dans un cas donné, comme en l’espèce, une partie ne reçoive pas communication d’observations dont la nature est telle qu’elles auraient dû être portées à sa connaissance. La Commission aurait intérêt, me semble-t-il, ne serait-ce que pour se mettre à l’avance à l’abri de tout reproche, à exiger que les parties s’échangent leurs observations respectives. Autrement, et je reprends ici les vues du juge Mahoney dans Labelle, la Commission sera toujours exposée à une demande de contrôle judiciaire « parce que le plaignant pourra toujours prétendre qu’à première vue, il n’a pas pris connaissance de toute la preuve de la partie adverse et n’a donc pas eu la possibilité de la réfuter en entier »[14].

Je note au passage qu’il ne me paraît pas très utile, lorsque le rapport d’enquête retient les prétentions d’une partie, de demander à celle-ci de faire part immédiatement de ses observations. À quel type d’observations la partie « gagnante » peut-elle en effet se livrer, quand elle ne sait même pas si le rapport sera contesté par l’autre partie et quand elle n’a de toute façon aucune idée des aspects du rapport sur lesquels portera la contestation, s’il en est. En de tels cas, il me semblerait plus logique et plus pratique de demander à la partie « perdante » d’y aller d’abord de ses observations, et de permettre ensuite à la partie « gagnante » d’y répliquer.

En ce qui a trait à l’omission de motiver une décision en l’absence d’une exigence statutaire de ce faire, la jurisprudence de cette Cour est à l’effet que la Commission n’est pas tenue de motiver une décision qu’elle rend en vertu du paragraphe 44(4) de la Loi[15]. L’appelante s’appuie sur l’arrêt subséquent de la Cour suprême du Canada dans SEPQA pour soutenir que l’omission de motiver peut constituer un manquement aux règles d’équité procédurale.

Dans SEPQA, la situation se présentait autrement. Le refus de la Commission donnait suite à la recommandation faite en ce sens par l’enquêteur, de sorte que le plaignant était en mesure, à même le rapport d’enquête qui lui avait été communiqué, de comprendre les motifs de la décision bien que celle-ci ne fût pas motivée. La Cour suprême, à juste titre, a refusé de trancher la question relative à l’omission de motiver. Ici, le refus de la Commission va à l’encontre de la recommandation de l’enquêteur, et, en l’absence de motifs, la plaignante, qui ne connaissait pas l’existence des observations du Service, ne pouvait même pas soupçonner ce qui avait amené la Commission à ne pas donner suite à la recommandation.

Est-ce à dire qu’en l’espèce l’omission de motiver constitue en elle-même un manquement aux règles d’équité procédurale? Je ne le crois pas.

La décision de la Commission eût-elle été motivée, qu’elle n’en aurait pas moins été viciée à la base, vu l’omission de la Commission d’informer l’appelante de la substance de toute la preuve au dossier. Si l’appelante avait été informée de la substance de toute la preuve au dossier, elle n’aurait pas pu se plaindre de l’absence de motifs, la Commission ayant présumément rejeté la recommandation de l’enquêteur pour les motifs avancés dans les observations du Service. Il ne me paraît pas possible de dissocier l’omission de motiver de l’omission d’informer et de faire de la première, en l’absence de la seconde, un manquement donnant ouverture au contrôle judiciaire. L’obligation de motiver a été imposée par le Parlement dans certains cas spécifiques, dont celui du paragraphe 42(1) de la Loi qui s’applique lorsque la Commission juge une plainte irrecevable pour les motifs énoncés à l’article 41. J’hésiterais à imposer, par le biais des règles d’équité procédurale, un fardeau que le législateur n’a imposé qu’avec parcimonie dans des cas bien spécifiques.

En conclusion, je suis d’avis que l’appelante, du fait que la Commission ne lui a pas communiqué les observations du Service, n’a pas été traitée par la Commission d’une manière qui respectait, dans les circonstances, les règles d’équité procédurale. Il suffit d’ailleurs d’examiner l’affidavit que la Cour a permis à l’appelante de déposer en cour d’appel et qui contient la réplique qu’elle aurait déposée à l’encontre des observations du Service, les eût-elle connues en temps utile, pour se convaincre que l’appelante n’avait pas eu une possibilité suffisante de connaître la preuve contre laquelle elle devait se défendre.

En ce qui a trait à la requête visant l’émission du bref de mandamus, il est impossible d’y donner suite. Une semblable requête ne peut être accueillie que si l’organisme visé a le devoir de rendre la décision qu’on lui demande de rendre[16] et en l’espèce il ressort clairement du paragraphe 44(3) [mod., idem] de la Loi que le pouvoir de la Commission de rejeter une plainte est discrétionnaire.

L’appel devrait être accueilli en partie, la décision du juge des requêtes relativement à la demande d’émission d’un bref de certiorari infirmée, la décision de la Commission en date du 18 avril 1991 annulée et le dossier renvoyé à la Commission pour qu’elle l’examine de nouveau à la lumière de la réplique aux observations du Service que voudra bien lui faire parvenir l’appelante.

L’appelante aura droit aux dépens aussi bien en appel qu’en première instance.

Le juge Desjardins, J.C.A. : J’y souscris.

Le juge Létourneau, J.C.A. : J’y souscris.



* « À l’audience, la Cour n’a pas permis au procureur de la Commission de se défendre contre les allégations de manquement aux règles d’équité procédurale … [C]’est le Procureur général qui a défendu devant nous les agissements de la Commission en cette matière. » (Voir p. 10).

[1] L.R.C. (1985), c. H-6. (la Loi).

[2] Dossier d’appel, à la p. 29.

[3] Dossier d’appel, aux p. 13 et 14.

[4] Dossier d’appel, à la p. 34.

[5] La requête de l’appelante a été déposée avant l’entrée en vigueur, le 1er février 1992, de la Partie V.1 des Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663 (édicté par DORS/92-43, art. 19) (Règles 1600 à 1620).

[6] Dossier d’appel, à la p. 38.

[7] [1989] 2 R.C.S. 879.

[8] (1987), 25 Admin. L.R. 10 (C.A.F.). Voir aussi : North- western Utilities Ltd. et autre c. Ville d’Edmonton, [1979] 1 R.C.S. 684, aux p. 710 et 711, le juge Estey; Cashin c. Société Radio-Canada, [1984] 2 C.F. 209 (C.A.), aux p. 215 et 217; Vancouver Wharves Ltd. c. Syndicat international des débardeurs et magasiniers, Ship and Dock Foremen, section locale 514 (13 mars 1985), A-918-84 (C.A.F.) (non publié); Caimaw c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983, aux p. 1014 à 1016, le juge La Forest; Ferguson Bus Lines Ltd. c. Syndicat uni du transport, section locale 1374, [1990] 2 C.F. 586 (C.A.); Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. A.C.P.L.A., [1988] 2 C.F. 493 (C.A.); Moosehead Breweries Ltd. c. Molson Companies Ltd. et Registraire des marques de commerce (1985), 63 N.R. 140 (C.A.F); Demercado c. Canada (Commission des relations de travail dans la Fonction publique) (13 décembre 1984), A-774-84 (C.A.F.) (non publié); Kiely c. Canada (Tribunal d’appel des anciens combattants) (30 janvier 1991), A-484-90 (C.A.F.) (non publié); Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 447 (C.A.).

[9] Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385, à la p. 402.

[10] Dossier d’appel, à la p. 90.

[11] (1986), 16 C.C.E.L. 275 (C.A.F.).

[12] SEPQA, supra, note 7, à la p. 903.

[13] Voir Labelle c. Canada (Conseil du Trésor), supra, note 8.

[14] Ibid., à la p. 19.

[15] Voir Lever c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (1988), 10 C.H.R.R. D/6488 (C.A.F.).

[16] Voir Kahlon c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 3 C.F. 386 (C.A.); Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., [1994] 1 C.F. 742 (C.A.).

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