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[1994] 3 .C.F. 480

T-1974-91

Robert Crease (demandeur)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada, le ministre du Multiculturalisme et de la Citoyenneté et le greffier de la citoyenneté canadienne (défendeurs)

Répertorié : Crease c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, juge Wetston—Ottawa, 29 novembre 1993; 18 mai 1994.

Citoyenneté et immigration — Statut au Canada — Citoyens — Requête en décision sur des questions de droit préalables dans une action en octroi de la citoyenneté, intentée sous le régime de la Loi sur la citoyenneté, art. 5(2)b) — Le demandeur est né au Vénézuéla en 1943 — Au moment de sa naissance, sa mère avait qualité de sujet britannique mais elle n’était pas citoyenne canadienne puisque la notion de citoyenneté canadienne n’existait pas avant l’entrée en vigueur de la première Loi sur la citoyenneté en 1947 — L’art. 5(2)b) de la Loi permet aux enfants nés à l’étranger de mère canadienne entre le 1er janvier 1947 et le 15 février 1977 de demander la citoyenneté canadienne — Le demandeur argue en vain de discrimination fondée sur l’âge, telle que l’interdit l’art. 15(1) de la Charte.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — Le demandeur est né avant 1947 à l’étranger de mère sujet britannique, mariée à un étranger — Impossibilité de demander la citoyenneté canadienne puisque la mère n’avait pas, au moment de sa naissance, la qualité de « citoyen » qui était la condition prévue à l’art. 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté — Le demandeur conclut à l’application rétrospective de l’art. 15(1) de la Charte — Traitement différent réservé au demandeur puisqu’il est privé du même bénéfice de la loi, savoir l’admissibilité à demander la citoyenneté sous le régime de l’art. 5(2)b) — Toutes les distinctions ne sont pas discriminatoires — La distinction n’est pas fondée sur le motif énuméré de l’âge — Les droits que l’art. 15(1) de la Charte garantit au demandeur n’ont pas été violés.

Pratique — Parties — Qualité pour agir — Le demandeur est directement touché par le rejet de sa demande de citoyenneté, faite en application de l’art. 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté — Les considérations justifiant la qualité pour agir dans l’intérêt public n’ont pas application puisque la Loi sur la citoyenneté est contestée par un particulier qu’elle touche directement — La Loi sur la citoyenneté est une loi interne soumise au contrôle au regard de la Charte — L’affaire ne met pas en jeu la question de l’application extraterritoriale de la Charte — Le demandeur a qualité pour intenter l’action.

Requête en décision sur trois questions de droit préalables dans une action en jugement déclaratif de citoyenneté canadienne sous le régime de l’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté. Le demandeur est citoyen vénézuélien, né en 1943 au Vénézuéla; sa mère, originaire de Toronto, avait qualité de sujet britannique et était mariée à un étranger. En 1979, la demande faite par le demandeur de la citoyenneté canadienne fut rejetée par ce motif que sa mère n’était pas citoyenne canadienne au moment de sa naissance. La notion de « citoyen canadien » n’existait pas avant l’entrée en vigueur, le 1er janvier 1947, de la première Loi sur la citoyenneté, laquelle a été remplacée par la Loi de 1977 qui permettait aux enfants nés à l’étranger de mère canadienne entre le 1er janvier 1947 et le 15 février 1977 de demander la citoyenneté canadienne. Le demandeur ne bénéficiait pas de cette disposition puisqu’il était né avant 1947 et que sa mère n’était pas citoyenne canadienne à l’époque. Il soutenait que la loi en vigueur était discriminatoire à son égard lorsqu’il demanda la citoyenneté en 1979 puis en 1989. Les trois questions de droit préalables visées par la requête sont les suivantes : 1) le demandeur a-t-il qualité pour intenter cette action? 2) la Charte s’applique-t-elle aux faits de la cause? 3) y a-t-il eu violation ou déni des droits que le paragraphe 15(1) de la Charte garantit au demandeur?

Jugement : (1) le demandeur a qualité pour agir; (2) l’application de la Charte aux faits de la cause serait rétroactive, ce qui n’est pas permis; (3) les droits que le demandeur tient de la Charte n’ont pas été violés.

1) A qualité pour agir quiconque justifie d’une question jugeable, c’est-à-dire d’un droit se prêtant au jugement d’une juridiction judiciaire, et est directement touché ou lésé par cette question. Les droits individuels du demandeur ont été directement affectés par le rejet de sa demande de citoyenneté et il y avait un lien de causalité suffisant entre la demande de jugement déclarant que l’alinéa 5(2)b) de la Loi était inconstitutionnel et le redressement demandé. L’argument proposé par les défendeurs, savoir que le demandeur n’a pas qualité pour invoquer la protection de la Charte puisqu’il est un étranger résidant à l’étranger, soulève la question de l’application extraterritoriale de la Charte. Les préoccupations premières qui s’attachent à l’application à l’étranger de la Charte dans les affaires d’extradition sont absentes du contexte de la citoyenneté; c’est pourquoi la jurisprudence relative aux affaires d’extradition n’interdit pas d’appliquer la Charte en l’espèce. Les considérations justifiant la qualité pour agir dans l’intérêt public n’ont pas nécessairement application en l’espèce puisque la Loi sur la citoyenneté est contestée par un particulier qu’elle touche directement et personnellement. Le demandeur n’est expressément exclu ni de la capacité d’intenter une action fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte ni des droits à l’égalité que garantit le paragraphe 15(1), ces deux dispositions employant les mots « toute personne » et « tous ». Bien que la citoyenneté ait des effets sur le plan international, c’est la loi interne qui détermine en dernière analyse la citoyenneté, et cette loi interne est soumise au contrôle au regard de la Charte. Un autre facteur qui fait pencher la balance du côté du demandeur est le lien direct dont il justifie avec le Canada du fait que sa mère est née dans ce pays.

2) Les deux parties conviennent que la Charte ne saurait s’appliquer de façon rétrospective et que le paragraphe 15(1) ne saurait être invoqué pour remédier à une mesure discriminatoire qui avait plein effet avant le 17 avril 1985. Lorsque se pose la question de l’application rétrospective de la Charte, il faut distinguer entre le fait ponctuel ou l’événement discret qui s’est produit avant l’entrée en vigueur de la Charte, et l’état continu. La protection de la Charte ne saurait être invoquée à l’égard d’un fait ponctuel survenu avant son entrée en vigueur. L’article 15 de la Charte est suffisamment général pour protéger contre la discrimination affectant un état continu. Lorsqu’un fait ponctuel engendre un état continu, il est nécessaire d’examiner si la disposition en cause, en l’occurrence l’alinéa 5(2)b), porte sur le fait ou sur l’état. Cette disposition est centrée sur la date de naissance qui constitue un facteur important pour ce qui est de savoir si l’état d’une personne lui donne droit à la citoyenneté. Puisque la citoyenneté canadienne n’existait pas avant 1947, l’alinéa 5(2)b) se rapporte à l’événement et, de ce fait, l’application du paragraphe 15(1) aux faits de la cause serait rétroactive.

3) Il y a eu traitement différent réservé à M. Crease puisqu’il est privé du même bénéfice de la loi, savoir l’admissibilité à demander la citoyenneté sous le régime de l’alinéa 5(2)b) de la Loi, mais on ne saurait considérer comme discriminatoires toutes les distinctions légales. La distinction se fait en l’espèce entre deux catégories générales de personnes, celles qui sont nées avant le 1er janvier 1947 et celles qui sont nées après cette date. Ni l’une ni l’autre catégorie n’est définie par un âge particulier qui serait à l’origine de la différence de traitement entre les deux. Le demandeur ne s’est pas vu refuser la citoyenneté du fait qu’il avait un certain âge en 1947. Être né avant une certaine date n’est pas la même chose qu’une distinction fondée sur un certain âge à une certaine date. Le traitement différent réservé au demandeur n’est pas fondé sur le motif énuméré de l’âge, mais sur d’autres considérations, en particulier sur le statut de sa mère au moment de sa naissance. Les droits que le demandeur tient du paragraphe 15(1) de la Charte n’ont été ni violés ni déniés.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 3, 6, 7, 12, 15(1), 20(1), 23, 24(1), 32(1).

Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, ch. 108 (maintenant L.R.C. (1985), ch. C-29), art. 3(1), 5(2)b), 22 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 11).

Loi sur la citoyenneté canadienne, S.C. 1946, ch. 15 (devenue par la suite Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1952, ch. 33), art. 4, 5.

Loi sur l’extradition, L.R.C. (1985), ch. E-23, art. 25.

Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52, art. 19(2)a)(i).

Régime de pensions du Canada, S.R.C. 1970, ch. C-5, art. 53.2 (édicté par S.C. 1976-77, ch. 36, art. 7).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 474(1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS SUIVIES :

Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; (1991), 75 O.R. (2d) 388; 71 D.L.R. (4th) 551; 63 C.C.C. (3d) 481; 5 C.R. (4th) 253; 3 C.R.R. (2d) 1; 125 N.R. 1; 47 O.A.C. 81.

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Murray c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social), [1994] 1 C.F. 603; (1993), 69 F.T.R. 297 (1re inst.); Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1992] 1 C.F. 771; (1991), 43 F.T.R. 180 (1re inst.); conf. par [1994] 1 C.F. 250; (1993), 155 N.R. 321 (C.A.); autorisation de pourvoi en Cour suprême du Canada accordée 10-3-94, no 23811; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004; 2 C.R.R. (2d) 1; 118 N.R. 1; 45 O.A.C. 1.

DISTINCTION FAITE AVEC :

Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575; (1981), 130 D.L.R. (3d) 588; [1982] 1 W.W.R. 97; 12 Sask. R. 420; 64 C.C.C. (2d) 97; 24 C.P.C. 62; 24 C.R. (3d) 352; 39 N.R. 331; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607; (1986), 33 D.L.R. (4th) 321; [1987] 1 W.W.R. 603; 23 Admin. L.R. 197; 17 C.P.C. (2d) 289; 71 N.R. 338; Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; (1991), 84 D.L.R. (4th) 438; 67 C.C.C. (3d) 1; 8 C.R. (4th) 1; 129 N.R. 81; Conseil canadien des églises c. Canada, [1990] 2 C.F. 534; (1990), 68 D.L.R. (4th) 197; 44 Admin. L.R. 56; 46 C.R.R. 290; 36 F.T.R. 80; 10 Imm. L.R. (2d) 81; 106 N.R. 61 (C.A.); conf. par Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; (1992), 88 D.L.R. (4th) 193; 2 Admin. L.R. (2d) 229; 5 C.P.C. (3d) 20; 8 C.R.R. (2d) 145; 16 Imm. L.R. (2d) 161; 132 N.R. 241; Ruparel c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 615; (1990), 11 Imm. L.R. (2d) 190 (1re inst.).

DÉCISIONS CITÉES :

Thorson v. Attorney-General of Canada et al. (No. 2) (1971), 22 D.L.R. (3d) 274 (H.C. Ont.); R. c. A, [1990] 1 R.C.S. 995; (1990), 55 C.C.C. (3d) 562; 77 C.R. (3d) 219; 47 C.R.R. 225; 36 Q.A.C. 144; Winner v. S.M.T., [1951] R.C.S. 887; R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153; (1988), 41 C.C.C. (3d) 193; 64 C.R. (3d) 297; 86 N.R. 85; 28 O.A.C. 243; R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595; (1988), 31 O.A.C. 81; 45 C.C.C. (3d) 204; 66 C.R. (3d) 193; 89 N.R. 161; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8; 69 C.R. (3d) 97; 39 C.R.R. 306; 96 N.R. 115; 34 O.A.C. 115; Schachter c. Canada, [1988] 3 C.F. 515; (1988), 52 D.L.R. (4th) 525; 20 C.C.E.L. 301; 9 C.H.R.R. D/5320; 88 CLLC 14,021; 18 F.T.R. 199 (1re inst.); conf. par [1990] 2 C.F. 129; (1990), 66 D.L.R. (4th) 635; 29 C.C.E.L. 113; 90 CLLC 14,005; 34 F.T.R. 80; 108 N.R. 128 (C.A.); Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; (1993), 110 D.L.R. (4th) 470; 161 N.R. 243.

DOCTRINE

Dictionary of Canadian Law. Toronto : Carswell, 1991, « claim ».

Galloway, D. « The Extraterritorial Application of the Charter to Visa Applicants » (1991), 23 Ottawa L. Rev. 335.

Kaplan, W. Belonging : The Meaning and Future of Canadian Citizenship. Montréal : McGill-Queen’s Univ. Press, 1993.

Osborne’s Concise Law Dictionary, 6th ed. London : Sweet & Maxwell, 1976, « claim ».

Roach, Kent. Constitutional Remedies in Canada. Aurora, Ont. : Canada Law Book Inc., 1994.

REQUÊTE en décision sur trois questions de droit préalables dans une action en octroi de la citoyenneté, intentée sous le régime de l’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté. Il a été jugé que le demandeur a qualité pour agir mais que les droits qu’il tient de la Charte n’ont pas été violés. L’application de la Charte serait rétrospective.

AVOCATS :

Ian S. Epstein et Rissa H. Revin pour le demandeur.

Debra M. McAllister pour les défendeurs.

PROCUREURS :

Blaney, McMurtry, Stapells, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Wetston : Il y a en l’espèce requête introduite en application de la Règle 474(1) des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663], en décision sur trois questions de droit préalables, soumises par ordonnance en date du 19 mars 1993 du protonotaire adjoint Giles. Le demandeur, Robert Crease, avait intenté une action en jugement déclarant qu’il est admissible à l’octroi de la citoyenneté canadienne sous le régime de l’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, ch. 108 (maintenant L.R.C. (1985), ch. C-29) (la « Loi de 1977 »).

LES FAITS DE LA CAUSE

Le demandeur, M. Crease, citoyen vénézuélien, est né le 3 avril 1943 à Caracas, au Vénézuéla, pays où il habite toujours, bien qu’il se trouvât au Canada au moment du dépôt de la déclaration dans cette action. Sa mère est née à Toronto en 1904; elle quitta le Canada en 1932 après avoir rencontré et épousé le père du demandeur, sujet britannique, avec lequel elle est allée s’établir au Vénézuéla. Le demandeur alla à l’école secondaire à St. Catherines (Ontario) et reçut une licence ès lettres de l’Université de Toronto en 1964. M. Crease est revenu plusieurs fois au Canada.

Le 17 janvier 1979, il adressa au ministre une demande de citoyenneté fondée sur l’alinéa 5(2)b) de la Loi. Il fut subséquemment informé par lettre en date du 14 mai 1979 que sa demande avait été rejetée par les motifs suivants :

[traduction] Avant l’entrée en vigueur, le 1er janvier 1947, de la première Loi sur la citoyenneté canadienne, la notion de « citoyen canadien » n’existait même pas. Avant cette date, le Canada était soumis à la loi britannique en matière de nationalité, et quiconque était né ou naturalisé au Canada était sujet britannique.

Comme vous devez le savoir, l’actuelle Loi sur la citoyenneté fut proclamée le 15 février 1979. L’alinéa 5(2)b) vise le cas de la personne née à l’étranger après le 1er janvier 1947 et avant l’entrée en vigueur de cette loi, d’une mère ayant à ce moment-là qualité de citoyen. La notion de « citoyen canadien » n’a vu le jour que le 1er janvier 1947, à l’entrée en vigueur de la première Loi sur la citoyenneté canadienne. Avant cette date, cette notion n’était malheureusement pas interchangeable au Canada avec la notion de sujet britannique. Dans le cas de M. Crease, sa mère avait qualité de sujet britannique et non pas de citoyen canadien à la naissance de celui-ci en 1943.

Par la suite, le demandeur a demandé au secrétaire d’État, qui était à l’époque M. Francis Fox, de clarifier le sens de l’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté. M. Fox a réitéré les motifs invoqués dans la première réponse, savoir que la notion de « citoyen canadien » n’entra en vigueur que le 1er janvier 1947 et que par conséquent, la mère de M. Crease n’avait pas qualité de « citoyen » à la naissance de celui-ci, ainsi que le requiert l’alinéa 5(2)b). Le demandeur a encore fait une demande le 17 octobre 1989, laquelle a été rejetée par les mêmes motifs.

Par suite du rejet de sa demande, il a intenté une action en concluant à ce qui suit :

a) Jugement déclarant que peut revendiquer la citoyenneté, sur demande faite en application de l’alinéa 5(2)b) de la Loi, quiconque est né à l’étranger avant le 1er janvier 1947, d’un père étranger et d’une mère qui eût été citoyenne à ce moment-là si la Loi avait été en vigueur à l’époque, au même titre que la personne née à l’étranger après le 31 décembre 1946 mais avant le 15 février 1977, d’un père étranger et d’une mère ayant qualité de citoyen à ce moment-là;

b) Ordonnance portant obligation pour le ministre de proroger, le cas échéant, le délai de dépôt de la demande visée à l’alinéa 5(2)b) de la Loi afin que le demandeur soit en mesure, si besoin est, de faire une nouvelle demande de citoyenneté sous le régime de cet alinéa.

LES POINTS LITIGIEUX

Par ordonnance en date du 19 mars 1993, le protonotaire adjoint Giles a renvoyé les questions préalables suivantes devant la Cour :

(i) le demandeur a-t-il qualité pour intenter cette action?

(ii) la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] s’applique-t-elle aux faits de la cause?

(iii) à la lumière des faits de la cause, y a-t-il eu violation ou déni des droits que le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit au demandeur?

LES TEXTES DE LOI APPLICABLES

En 1947, la notion de citoyenneté canadienne a vu le jour avec l’adoption au Canada de sa première Loi sur la citoyenneté canadienne, S.C. 1946, ch. 15 (devenue par la suite Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1952, ch. 33) (ci-après appelée la « Loi de 1947 »), dont les articles 4 et 5 [citation de S.R.C. 1952, ch. 33] prévoient ce qui suit :

4. Une personne, née avant le 1er janvier 1947, est citoyen canadien de naissance

a) lorsqu’elle est née au Canada ou sur un navire canadien et n’était pas devenue étrangère avant le 1er janvier 1947; ou

b) lorsqu’elle est née hors du Canada ailleurs que sur un navire canadien et que son père ou, dans le cas d’une personne née hors du mariage, sa mère

(i) est né (ou née) au Canada ou sur un navire canadien et n’était pas devenu étranger (ou devenue étrangère) lors de la naissance de ladite personne, ou

(ii) était, à la naissance de ladite personne, un sujet britannique possédant un domicile canadien,

si, avant le 1er janvier 1947, ladite personne n’était pas devenue étrangère, et a été licitement admise au Canada en vue d’une résidence permanente ou est mineure.

5. (1) Une personne, née après le 31 décembre 1946, est un citoyen canadien de naissance,

a) si elle est née au Canada ou sur un navire canadien; ou

b) si elle est née hors du Canada ailleurs que sur un navire canadien, et si

(i) son père ou, dans le cas d’un enfant né hors du mariage, sa mère, au moment de la naissance de cette personne, était un citoyen canadien, et si

(ii) le fait de sa naissance est enregistré, d’après les règlements, au cours des deux années qui suivent l’événement ou au cours de la période prolongée que le Ministre peut, en vertu des règlements, autoriser dans des cas spéciaux.

Ces dispositions étaient en vigueur au moment où M. Crease avait à peu près quatre ans. Le 15 février 1977, la Loi sur la citoyenneté de 1947 fut abrogée et remplacée par celle qui est en vigueur à l’heure actuelle. Les articles ci-dessus ont été modifiés par la Loi de 1977 de façon à en éliminer les dispositions discriminatoires, qui autorisaient l’octroi automatique de la citoyenneté à l’enfant né à l’étranger de père canadien ou de mère canadienne non mariée. La Loi de 1947 excluait de l’octroi automatique de la citoyenneté l’enfant né à l’étranger du mariage de sa mère canadienne et de son père étranger. La Loi de 1977 autorise l’enfant né à l’étranger de mère canadienne, après le 1er janvier 1947 mais avant le 15 février 1977, à demander l’octroi de la citoyenneté.

Les passages applicables de la Loi de 1977 sont reproduits ci-dessus. Le paragraphe 3(1) porte :

3. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, a qualité de citoyen toute personne :

a) née au Canada après le 14 février 1977;

b) née à l’étranger après le 14 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance;

c) ayant obtenu la citoyenneté—par attribution ou acquisition—sous le régime des articles 5 ou 11 et ayant, si elle était âgée d’au moins quatorze ans, prêté le serment de citoyenneté;

d) ayant cette qualité au 14 février 1977;

e) habile, au 14 février 1977, à devenir citoyen aux termes de l’alinéa 5(1)b) de l’ancienne loi.

L’alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté, que conteste le demandeur, porte :

5. …

(2) Le ministre attribue en outre la citoyenneté :

b) sur demande qui lui est présentée par la personne qui y est autorisée par règlement et avant le 15 février 1979 ou dans le délai ultérieur qu’il autorise, à la personne qui, née à l’étranger avant le 15 février 1977 d’une mère ayant à ce moment-là qualité de citoyen, n’était pas admissible à la citoyenneté aux termes du sous-alinéa 5(1)b)(i) de l’ancienne loi. [Non souligné dans le texte.]

1.         La qualité pour agir

En règle générale, a qualité pour agir quiconque justifie d’une question jugeable, c’est-à-dire d’un droit se prêtant au jugement d’une juridiction judiciaire, et est directement touché ou lésé par cette question; voir Thorson v. Attorney-General of Canada et al. (No. 2) (1971), 22 D.L.R. (3d) 274 (H.C. Ont.); Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607. Les arrêts Borowski et Finlay portent sur le pouvoir discrétionnaire du tribunal saisi de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public afin de contester la validité d’un texte de loi, et non pas la qualité pour agir dans l’intérêt privé. Le demandeur tient que ses droits individuels ont été directement affectés par le rejet de sa demande de nationalité et que de ce fait, il a qualité pour agir en jugement déclarant que l’alinéa 5(2)b) est inconstitutionnel. Il ne fait pas valoir la doctrine de la qualité pour agir dans l’intérêt public. Cependant, M. Crease est un étranger, vivant à l’étranger, qui veut se réclamer des droits protégés par la Charte. En effet, son action dépend des mesures de redressement découlant de cette dernière. Les défendeurs tiennent que la Charte ne s’applique pas hors du territoire canadien et qu’en conséquence, M. Crease n’a pas qualité pour en revendiquer le secours.

Dans Finlay, supra, la Cour a répondu par la négative à la question de savoir si le demandeur, assisté social, était directement affecté par les paiements de transfert de l’État fédéral à la province du Manitoba. Le rapport entre la prétendue illégalité des versements et le recours de l’intimé dans cette affaire était, pour reprendre la conclusion du juge Le Dain, à la page 624 :

… trop indirect, éloigné ou conjectural pour constituer un rapport causal suffisant pour conférer qualité en vertu de la règle générale.

En l’espèce, il est indiscutable que M. Crease est directement affecté et qu’il y a un lien de causalité suffisant entre la demande de jugement déclaratif d’inconstitutionnalité et le redressement demandé. Ainsi donc, on pourrait dire qu’il a qualité au sens traditionnel du terme. Cependant, cela ne suffit pas en soi à répondre à la question de savoir si M. Crease a qualité pour fonder sa demande sur la Charte. Le demandeur propose quatre motifs alternatifs pour faire valoir sa qualité pour agir sous son régime. En premier lieu, il soutient que du fait de sa présence au Canada au moment de l’introduction de l’action, il a qualité pour invoquer la Charte, citant à l’appui l’arrêt Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, aux pages 201 et 202, où le juge Wilson, analysant le champ d’application de l’article 7, conclut que le mot « chacun » qui y figure :

… englobe tout être humain qui se trouve au Canada et qui, de ce fait, est assujetti à la loi canadienne.

Le demandeur soutient qu’il faut donner au mot « tous » figurant au paragraphe 15(1) le même sens que celui donné par le juge Wilson au mot « chacun » figurant à l’article 7. En deuxième lieu, l’avocat du demandeur soutient que la Charte s’applique aux étrangers se trouvant à l’étranger, et engage la Cour à voir dans le fait d’être « assujetti à la loi canadienne » et non dans la « présence physique » le facteur déterminant de la question de savoir si le demandeur peut invoquer la Charte. Puisque d’autres dispositions de ce texte (article 3, paragraphes 6(1), 6(2), 20(1)) s’appliquent expressément aux citoyens et résidents permanents, dit-il, il faut attribuer au mot « tous » un sens indéfini, puisque le paragraphe 15(1) n’est soumis à aucune réserve ou limitation expresse. En troisième lieu, le paragraphe 32(1) de la Charte s’applique à tous les domaines relevant du Parlement et ainsi, la Charte doit s’appliquer également à tous les individus assujettis à la loi canadienne, qu’ils se trouvent au Canada ou non. En quatrième lieu, la nature particulière de la plainte du demandeur lui donne qualité, et ce serait aller à l’encontre des valeurs consacrées par la Charte que de lui refuser la qualité par ce motif qu’il n’a pas la nationalité canadienne, puisque c’est justement ce refus de lui reconnaître la qualité qu’il cherche à contester comme étant discriminatoire.

Les défendeurs répliquent que peu importe que le demandeur justifie d’un intérêt privé suffisant ou remplisse les conditions d’intérêt public pour lui donner qualité, il est un étranger résidant à l’étranger et, de ce fait, n’est pas admissible à invoquer la protection de la Charte. Appliquer celle-ci à son égard reviendrait à lui donner effet à l’extérieur du Canada. Les défendeurs soutiennent que ce n’est que dans des cas exceptionnels que la Charte a été appliquée de cette manière; voir R. c. A, [1990] 1 R.C.S. 995, à la page 1001. Et que la Cour doit prendre en considération l’utilisation à bon escient des ressources judiciaires, et que juger libéralement que la Charte s’applique aux étrangers se trouvant à l’étranger compromettrait gravement l’accès à la justice et pour les citoyens canadiens et pour les étrangers résidant au Canada. Cette précaution a été traditionnellement observée par les tribunaux canadiens dans les cas où l’intérêt public est invoqué.

La question de l’application à l’étranger de la Charte a été soulevée dans des affaires d’extradition. Dans Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, la Cour suprême a jugé que la protection assurée par l’article 12 de la Charte contre les peines cruelles et inusitées ne s’étend pas à l’article 25 de la Loi sur l’extradition, L.R.C. (1985), ch. E-23, qui habilite le ministre de la Justice à décider en dernier ressort pour ce qui est de livrer un fugitif. C’est en ces termes que le juge Cory explique comment il faut appliquer la Charte dans une affaire d’extradition, à la page 819 :

Bien que la Charte ne s’applique pas extraterritorialement, les personnes qui sont assujetties à la procédure d’extradition au Canada doivent se voir conférer tous les droits qu’elle garantit. Notre Cour a indiqué la façon d’aborder la question dans l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177. Dans cette affaire, les revendicateurs du statut de réfugié ont soutenu qu’à la suite de la décision du Canada de ne pas leur accorder le statut de réfugié au sens de la Convention, ils risquaient de faire l’objet de poursuites dans leur propre pays en raison de leurs convictions politiques. Au nom de la pluralité des juges, le juge Wilson a conclu que la décision privait les revendicateurs du droit à la sécurité de la personne prévu par l’art. 7 et que cela suffisait pour que la protection fournie par la Charte s’applique. Le juge Wilson a souligné tout particulièrement que la Charte assure une protection non seulement contre la punition elle-même, mais également contre la menace de punition. [Non souligné dans le texte.]

On trouve par ailleurs dans l’arrêt Kindler, supra, cette conclusion du juge McLachlin, à la page 845 :

Pour les mêmes motifs, notre Cour a souligné que nous devons éviter d’appliquer dans un pays étranger les garanties que confère notre Charte sous le couvert de décisions qui déclarent inconstitutionnelles des procédures en matière d’extradition. Comme le juge La Forest l’a dit dans l’arrêt Schmidt, à la p. 518, « on ne saurait donner à la Charte un effet qui la rendrait applicable à la conduite de procédures criminelles dans un pays étranger. » [Non souligné dans le texte.]

Si on reconnaissait à M. Crease la qualité pour agir, cela reviendrait-il, pour reprendre les termes employés par le juge McLachlin dans Kindler, supra, à la page 846, à jeter « les filets de la Charte dans des eaux extraterritoriales »? La Cour suprême a toujours mis en garde contre toute tentative d’imposer nos garanties constitutionnelles à d’autres États. Il s’ensuit que la Charte n’est pas applicable, hors du Canada, au processus judiciaire d’une juridiction étrangère. D’appliquer la loi canadienne hors des frontières du pays pourrait provoquer des frictions avec d’autres nations. Bien entendu, les questions d’extradition et de citoyenneté mettent en jeu des considérations juridiques et politiques très différentes. La loi en matière de citoyenneté est un élément important de la souveraineté d’un pays, alors que l’extradition (assistance à un autre pays) est un élément vital de son système de justice pénale. L’application de la Loi sur la citoyenneté, si elle a des répercussions à la fois nationales et internationales, n’entraîne pas l’application de la Charte aux actions d’un gouvernement étranger ou aux étrangers comparaissant devant une juridiction étrangère. Ainsi donc, les préoccupations premières qui s’attachent à l’application à l’étranger de la Charte dans les affaires d’extradition sont absentes du contexte de la citoyenneté. C’est ainsi qu’à mon avis, cette jurisprudence relative aux affaires d’extradition n’interdit pas d’appliquer la Charte en l’espèce. Bien entendu, la question n’est pas résolue pour autant. Il y a également lieu de noter que l’application de la Charte aux citoyens canadiens résidant à l’étranger n’a pas été entièrement exclue; voir R. c. A, supra. Il se trouve cependant que jusqu’à cette date, seule l’application de la Charte aux citoyens canadiens en dehors des frontières du Canada a été examinée par les tribunaux.

L’avocate des défendeurs cite deux précédents de la Cour fédérale qui limitent la faculté d’étrangers, qui ont résidence permanente à l’étranger, d’invoquer la protection de la Charte. Dans l’arrêt Conseil canadien des églises c. Canada, [1990] 2 C.F. 534 (C.A.); confirmé à d’autres égards par [1992] 1 R.C.S. 236, le Conseil cherchait à se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public dans une action en jugement déclarant inconstitutionnelles certaines dispositions de la Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52. Outre la question de la qualité pour agir, la Cour était appelée à décider si la déclaration révélait une cause raisonnable d’action. Analysant les divers aspects d’une déclaration très « large, générale et décousue », le juge MacGuigan de la Cour d’appel a fait la constatation suivante, à la page 563 :

Au paragraphe 15, l’intimé prétend que certaines sanctions pénales violent les articles 2, 7 et 8 et l’alinéa 10b) de la Charte; ce serait notamment le cas des dispositions pénalisant le fait d’aider ou d’encourager l’entrée au Canada d’une personne qui n’est pas munie d’un visa, d’un passeport ou d’un titre de voyage requis. À mon point de vue, les demandeurs eux-mêmes—tous comme les autres personnes qui peuvent aussi être inculpées—peuvent contester efficacement toutes ces dispositions sauf peut-être quant à l’allégation formulée à l’alinéa 15b), selon laquelle la Loi, en dissuadant par la menace de sanctions les avocats de conseiller les réfugiés non munis des papiers nécessaires, priverait peut-être les intéressés du droit à l’assistance d’un avocat. Cette assertion pourrait fonder la qualité pour agir, mais elle ne saurait constituer une cause raisonnable d’action car les personnes touchées seraient toutes des personnes non titulaires de la citoyenneté canadienne, se trouvant à l’étranger et n’ayant pas le droit de demander leur admission, et qui ne seraient donc pas visées par la Charte. [Non souligné dans le texte.]

La Cour suprême du Canada a refusé au Conseil canadien des églises la qualité pour contester la constitutionnalité de diverses dispositions de la Loi sur l’immigration de 1976, par ce motif que les demandeurs d’asile directement affectés pouvaient les contester eux-mêmes. Tout en soulignant que les lois ne devraient pas être soustraites au contrôle de l’autorité judiciaire (considération qui justifie la qualité pour agir dans l’intérêt public), la Cour devait aussi prendre en considération les effets d’un accueil des plaintes de ce genre sur les ressources judiciaires qui sont déjà lourdement grevées; voir K. Roach, Constitutional Remedies in Canada, 1994, aux pages 5-11 et 5-12. J’estime que les considérations justifiant la qualité pour agir dans l’intérêt public n’ont pas nécessairement application en l’espèce puisque la Loi sur la citoyenneté est contestée par un particulier qu’elle touche directement et personnellement. Dans Conseil canadien des Églises, supra, la Cour suprême ne s’est pas penchée sur la question de l’application de la Charte aux étrangers, ni sur les conclusions susmentionnées du juge MacGuigan, J.C.A.

Le juge Muldoon a appliqué la règle dégagée par la jurisprudence Conseil canadien des églises, supra, dans Ruparel c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 615 (1re inst.). Dans cette affaire, la demande de résidence permanente de Ruparel, qui se trouvait au Royaume-Uni, a été rejetée parce qu’il était une personne non admissible par application du sous-alinéa 19(2)a)(i) de la Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52, ayant été condamné en Angleterre pour conduite automobile en état d’ébriété. La disposition contestée prévoyait une période d’attente de cinq ans si le demandeur avait 21 ans révolus au moment de l’infraction. Cette période d’attente n’était que de deux ans s’il avait moins de 21 ans. M. Ruparel soutenait que le sous-alinéa 19(2)a)(i) de la Loi sur l’immigration de 1976 était discriminatoire au regard de l’âge et, de ce fait, contraire au paragraphe 15(1) de la Charte.

Le juge Muldoon a conclu que les dispositions en cause allaient à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte, mais a débouté le demandeur par ce motif qu’il ne se trouvait pas au Canada et ne justifiait donc pas d’une cause d’action. Le juge Muldoon a appliqué le principe dégagé par l’arrêt Singh, supra, concluant que la présence physique au Canada était la condition préalable de l’assertion des droits que la Charte ne réserve pas aux citoyens; voir D. Galloway, « The Extraterritorial Application of the Charter to Visa Applicants » (1991), 23 Ottawa L. Rev. 335. Les causes Conseil canadien des églises, supra, et Ruparel, supra, portaient l’une et l’autre sur la Loi sur l’immigration de 1976. La première touchait au statut de réfugié, la seconde à la résidence permanente. L’affaire en instance porte sur une demande de citoyenneté, et j’examinerai plus loin si M. Crease a un « droit à l’admission », au contraire des étrangers dans les causes Conseil canadien des églises, supra, et Ruparel, supra.

Bien qu’à mon avis, M. Crease soit directement touché par la disposition soi-disant inconstitutionnelle de la Loi et que les considérations relatives à la qualité pour agir dans l’intérêt public n’aient pas application dans son cas, les défendeurs soutiennent que dans l’examen de la question générale de la qualité pour agir, la Cour doit toujours concilier accès à la justice et distribution judicieuse des ressources judiciaires. En particulier que certaines des mêmes considérations adoptées par les tribunaux à l’égard du critère de la qualité pour agir dans l’intérêt public doivent s’étendre aux actions d’étrangers non résidents qui invoquent la Charte. Que d’affecter des ressources de la Cour aux actions intentées par des étrangers se trouvant hors du Canada mais se réclamant de la Charte serait injuste pour les justiciables résidant au Canada, qu’ils soient étrangers ou citoyens. Et que la présence physique au Canada doit être le facteur déterminant pour ce qui est de la possibilité pour un particulier d’invoquer la Charte.

Afin de décider si M. Crease peut invoquer la Charte, je ne pense pas que l’argument des ressources judiciaires soit convaincant en l’espèce. Dans Conseil canadien des Églises, supra, le juge Cory, prononçant les motifs de la Cour, a tiré à la page 252 la conclusion suivante sur le rôle des tribunaux :

Il est essentiel d’établir un équilibre entre l’accès aux tribunaux et la nécessité d’économiser les ressources judiciaires. Ce serait désastreux si les tribunaux devenaient complètement submergés en raison d’une prolifération inutile de poursuites insignifiantes ou redondantes intentées par des organismes bien intentionnés dans le cadre de la réalisation de leurs objectifs, convaincus que leur cause est fort importante. Cela serait préjudiciable, voire accablant, pour notre système de justice et injuste pour les particuliers.

Le cas du demandeur est fondamentalement différent de l’affaire soumise au juge Cory en ce que M. Crease est un particulier. Il appert que les tribunaux ont à l’esprit des citoyens quand ils ont à se prononcer sur la question de la qualité pour agir. À la page 250 de Conseil canadien des Églises, supra, le juge Cory cite cette conclusion tirée par le juge Martland dans Canada c. Borowski, supra :

… pour établir l’intérêt pour agir à titre de demandeur dans une poursuite visant à déclarer qu’une loi est invalide, si cette question se pose sérieusement, il suffit qu’une personne démontre qu’elle est directement touchée ou qu’elle a, à titre de citoyen, un intérêt véritable quant à la validité de la loi, et qu’il n’y a pas d’autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour. [Non souligné dans le texte.]

L’affaire Borowski susmentionnée portait également sur la qualité pour agir dans l’intérêt public. Le juge Cory parle aussi de citoyens dans ce passage à la page 250 :

La primauté du droit est donc reconnue comme la pierre angulaire de notre système démocratique. C’est la primauté du droit qui garantit au citoyen le droit d’être protégé contre toute mesure gouvernementale arbitraire et inconstitutionnelle. Ce même droit est confirmé au par. 52(1) … [Non souligné dans le texte.]

Je ne pense cependant pas que la mention de citoyens signifie que la Charte s’applique à eux seuls; voir Singh, supra. La question qui se pose est de savoir si M. Crease, étant un étranger directement touché résident à l’extérieur du Canada, a qualité pour invoquer la Charte, ce qui requiert à son tour l’examen de deux autres questions, savoir :

a) M. Crease est-il inadmissible à invoquer la Charte pour agir en justice?

b) M. Crease a-t-il le droit de demander l’octroi de la citoyenneté?

a)         Exclusion

M. Crease n’est expressément exclu ni de la capacité d’intenter une action fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte ni des droits à l’égalité que garantit le paragraphe 15(1). Ces deux dispositions emploient les mots « toute personne » et « tous » et, comme indiqué supra, il est question dans d’autres dispositions de la Charte de « tout citoyen » (liberté de circulation et d’établissement, article 6), de « citoyens canadiens » (droits à l’instruction dans la langue de la minorité, article 23), de « résident permanent » (liberté de circulation et d’établissement, article 6), et de « public au Canada » (langues officielles, paragraphe 20(1)).

Le demandeur soutient que si le législateur avait voulu limiter l’application des paragraphes 24(1) ou 15(1), il aurait exprimé cette limitation comme c’est le cas d’autres parties de la Charte. Et qu’il faut interpréter le paragraphe 15(1) selon son sens ordinaire afin que puissent l’invoquer tous ceux qui sont « assujettis à la loi canadienne », qu’ils se trouvent au Canada ou non.

Le professeur D. Galloway, supra, a fait cette observation à ce sujet, à la page 339 :

[traduction] En second lieu, il ressort de l’arrêt Singh que le juge Wilson ne voyait pas dans la présence physique au Canada un facteur important en soi. Il y a lieu de noter les termes mêmes qu’elle a employés. À son sens, le mot « chacun » s’entend de « tout être qui se trouve au Canada et qui, de ce fait, est assujetti à la loi canadienne ». Le juge Wilson n’a soulevé la question de la présence physique que parce que ceux qui se trouvent au Canada sont assujettis à la loi canadienne. C’est ce dernier facteur qui est le plus important. Singh avait une cause d’action parce qu’il était assujetti à la loi canadienne. Une extrapolation plus raisonnable des termes précis qu’elle a employés est que tous ceux qui sont assujettis à la loi canadienne, qu’ils se trouvent ou non au Canada, sont couverts par les articles applicables de la Charte. [Notes de bas de page supprimées.]

Bien que je trouve cet argument acceptable, il reste encore à expliciter le sens de l’expression « assujetti à la loi canadienne ». M. Crease vit au Vénézuéla; on ne peut donc dire qu’il soit, dans un sens général, soumis aux lois du Canada. Il est cependant soumis à la loi canadienne sur la citoyenneté et il a été privé par l’alinéa 5(2)b) de la Loi de la reconnaissance du fait que sa mère est canadienne. Est-il de ce fait assujetti à la loi canadienne? L’affaire Singh, supra, était une affaire de réfugié dans laquelle la Couronne a reconnu que la Charte s’appliquait aux plaignants devant la Cour. La question du champ d’application de la Charte se posait, devant le juge Wilson, sous l’angle de l’inclusion et non de l’exclusion. En outre, l’article 7, qui protège la sécurité de la personne contre les mesures arbitraires de l’État, est fondamentalement différent du paragraphe 15(1) qui protège contre les mesures discriminatoires de l’État. M. Crease a été privé d’un bénéfice à cause, dit-il, d’une distinction discriminatoire. À mon avis, ni les dispositions de la Charte ni les termes employés par le juge Wilson dans l’arrêt Singh, supra, n’excluent la qualité pour agir en l’espèce.

b)         Prétention

Selon le dictionnaire de droit Osborne’s Concise Law Dictionary, 6e édition, prétention (claim) signifie [traduction] « assertion d’un droit ». D’après le dictionnaire de droit The Dictionary of Canadian Law, Dukelow & Nuse, prétention est [traduction] « la réclamation ou le chef de demande de toute action ou procédure ».

La citoyenneté n’est pas en soi un droit, mais un statut politique conféré par l’État; voir Winner v. S.M.T., [1951] R.C.S. 887, aux pages 918 et 919; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la page 196. Bien que la Loi sur la citoyenneté ait des répercussions internationales, elle est essentiellement une loi interne. Comme indiqué supra, certains droits et libertés sont maintenant réservés aux citoyens : droit de vote, droit de devenir membre du Parlement ou d’une assemblée législative provinciale, liberté de mouvement et droit à l’instruction dans la langue de la minorité. Les défendeurs tiennent que la décision sur la question de savoir qui doit être reconnu comme citoyen canadien est une décision de politique fondamentale mettant en jeu des considérations comme la sécurité nationale, les effets de la citoyenneté canadienne sur des États étrangers et l’identité nationale du Canada. Il est manifeste que le pouvoir de conférer la citoyenneté fait partie intégrante de la souveraineté d’une nation. Dans son ouvrage Belonging : The Meaning and Future of Canadian Citizenship (Montréal : McGill-Queen’s University Press, 1993), à la page 250, W. Kaplan fait cette observation :

[traduction] On peut dire que le principe le plus fondamental qui sous-tend tous les droits relatifs à la citoyenneté est l’existence d’un lien avec l’État.

Le lien est établi par un titre légal, et la plupart des lois sur la nationalité sont fondées sur l’un ou sur une combinaison des titres suivants : a) la nationalité à raison de la naissance sur le territoire, jus soli; b) la nationalité à raison de la filiation, jus sanguinis; c) le mariage; d) le rattachement du territoire; e) le choix dans des cas exceptionnels; f) l’adoption, la légitimation et la reconnaissance de paternité; ou g) la naturalisation. De ces méthodes, la nationalité à raison de la naissance sur le territoire, la nationalité à raison de la filiation et la naturalisation sont les plus courantes pour l’acquisition de la citoyenneté.

L’attribution de la nationalité à raison de la naissance sur le territoire est la règle selon laquelle la nationalité est acquise du seul fait de la naissance à l’intérieur de l’État (bien que par coutume internationale, elle ne s’applique pas aux enfants d’agents diplomatiques, etc., nés sur le territoire de l’État d’accueil). Selon le pays concerné, la nationalité des parents peut entrer ou non en ligne de compte. L’attribution de la nationalité à raison de la filiation se fait sans référence au lieu de naissance. L’application de cette règle varie considérablement d’un pays à l’autre. Par le passé, l’enfant acquérait la nationalité du père ou, si elle n’était pas mariée, celle de la mère. La plupart des pays ont maintenant modifié leur législation interne pour supprimer cette disposition discriminatoire. [Notes de bas de page supprimées.]

On retrouve dans la législation canadienne en matière de nationalité certaines des méthodes d’attribution de la citoyenneté évoquées ci-dessus par Kaplan. En particulier, les alinéas 3(1)b) et 5(2)b) de la Loi appliquent l’attribution de la nationalité à raison de la filiation. La discrimination traditionnelle que mentionne Kaplan a été supprimée de la loi canadienne en 1977. M. Crease prétend cependant qu’un effet discriminatoire subsiste dans la règle de la nationalité à raison de la filiation, prévue à l’alinéa 5(2)b). Bien que la citoyenneté ait manifestement des effets sur le plan international, c’est la loi interne qui détermine en dernière analyse la citoyenneté, et cette loi interne est soumise au contrôle au regard de la Charte. Il convient bien entendu d’examiner si M. Crease a qualité pour mettre en branle ce processus de contrôle au regard de la Charte. Un élément important de cette question est le lien entre M. Crease et le Canada.

Le demandeur souhaite acquérir la citoyenneté par application de la règle de l’attribution de la nationalité à raison de la filiation, jus sanguinis. À cet égard, il a un lien avec le Canada du fait que sa mère était née dans ce pays. Mais puisqu’il était né avant 1947, ce lien n’est pas reconnu par l’alinéa 5(2)b) et par la suite, sa demande de citoyenneté a été rejetée. Dans Ruparel, supra, la demande de résidence permanente a été faite à l’extérieur du pays, par un individu qui n’avait absolument aucun lien avec le Canada à raison de la naissance; c’est pourquoi il a été jugé qu’il ne justifiait d’aucune prétention. M. Crease a cependant un lien avec le Canada à raison de la naissance, et j’y vois une prétention au Canada. L’affaire en instance ne ressemble pas non plus à la cause Conseil canadien des églises, supra, où le juge MacGuigan, J.C.A., a relevé l’« absence de tout fondement factuel » puisque les demandeurs n’étaient pas directement touchés.

À mon avis, les faits de la cause font pencher la balance du côté de M. Crease. En premier lieu, voilà un demandeur avec tous les attributs voulus, qui a été directement touché par l’application de la Loi. En deuxième lieu, sa demande ne soulève à mon avis aucune des préoccupations relatives à l’application de la Charte hors des frontières. En troisième lieu, M. Crease a un lien direct avec le Canada du fait que sa mère était née dans ce pays. Enfin, juger qu’il n’a pas qualité mettrait M. Crease dans la situation impossible de se voir refuser la qualité parce qu’il n’est pas citoyen alors qu’il serait habile à faire une demande de nationalité n’eût été la distinction faite par la Loi, distinction qu’il conteste comme étant discriminatoire au regard du paragraphe 15(1). En conséquence, M. Crease a qualité pour intenter cette action.

2.         Application rétrospective

La Charte s’applique-t-elle aux faits de la cause? Pour répondre à cette question, il faut examiner s’il y a application rétrospective. En bref, le demandeur soutient que la Charte s’applique de façon prospective et demande à la Cour de porter son attention sur la continuation de l’effet discriminatoire de l’alinéa 5(2)b) de la Loi de 1977, tel qu’il est toujours en vigueur.

Avant 1947, la citoyenneté canadienne n’existait pas. Ceux qui étaient nés au Canada avant 1947 étaient sujets britanniques. Pour les personnes nées à l’étranger entre 1947 et 1977, seuls ceux dont le père était canadien ou dont la mère canadienne n’était pas mariée, étaient Canadiens de naissance. L’actuelle Loi sur la citoyenneté est entrée en vigueur en 1977; désormais les enfants nés à l’étranger de mère canadienne ou de père canadien sont traités sur un pied d’égalité. Par l’effet de l’alinéa 5(2)b) de la Loi de 1977, l’enfant né à l’étranger entre 1947 et 1977 d’une mère canadienne mariée peut aussi demander la citoyenneté canadienne. L’alinéa 5(2)b) vise expressément la personne née à l’étranger d’une mère canadienne qui était à ce moment-là citoyenne canadienne. M. Crease est né en 1943 et sa mère n’était pas citoyenne à ce moment-là. La Loi actuellement en vigueur continue à réserver un traitement différent aux personnes nées à l’étranger de mère canadienne avant 1947. Une personne née à l’étranger avant 1947 d’un père canadien ou d’une mère canadienne non mariée pourrait obtenir la citoyenneté si, avant 1947, cette personne était encore mineure ou avait obtenu la résidence permanente au Canada. Donc, s’il s’était agi d’une question de filiation paternelle ou de filiation maternelle (la mère n’étant pas mariée), M. Crease eût été admissible à demander la citoyenneté. En bref, son statut juridique serait celui d’une personne née avant 1947 d’une mère non canadienne mariée à un étranger. Le demandeur soutient que la Loi de 1977 est actuellement discriminatoire, et était un texte discriminatoire à son endroit lorsqu’il a demandé la citoyenneté en 1979 puis en 1989.

Les deux parties conviennent que la Charte ne saurait s’appliquer de façon rétrospective et que le paragraphe 15(1) ne saurait être invoqué pour remédier à une mesure discriminatoire qui avait plein effet avant le 17 avril 1985; voir R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153. Dans Murray c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social), [1994] 1 C.F. 603 (1re inst.), le juge Rothstein a analysé en détail l’état du droit pour ce qui est de l’application rétrospective de la Charte. Après avoir passé en revue la jurisprudence R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, aux pages 625 et 626, il relève en ces termes, aux pages 615 et 616, deux types d’affaires portant sur l’application de la Charte :

On peut qualifier le premier cas de cas [traduction] « relié à des événements ». Il s’agirait d’un cas où la prétendue violation de la Charte est reliée à un événement précis et isolé qui a eu lieu avant l’entrée en vigueur de celle-ci. Il découle de la jurisprudence que dans un cas relié à des événements antérieurs à la Charte, le requérant n’obtiendra pas une réparation prévue par cette dernière. Les affaires criminelles tombent souvent dans cette catégorie, le moment où une infraction est commise, une condamnation prononcée ou une peine imposée étant l’élément crucial. Lorsqu’une infraction a été commise, une condamnation prononcée ou une peine imposée avant l’entrée en vigueur de la Charte, l’accusé n’aura normalement pas droit à une réparation prévue par elle. Voir par exemple l’arrêt R. c. Stephens précité.

Pour ce qui est du second type de cas qui touche la question de l’application rétroactive de la Charte, on peut le qualifier de cas [traduction] « relié à une situation ». Il s’agit d’un cas dans lequel il faut tenir compte de la situation en cours. En pareil cas, une réparation prévue par la Charte est possible si on peut démontrer qu’il existe une violation continue de la Charte, même si cette conclusion peut obliger à prendre connaissance d’événements antérieurs à la Charte.

Reconnaissant qu’il n’est pas toujours possible de distinguer nettement entre le fait ponctuel et l’état continu, le juge Rothstein estime, à la page 618, qu’il est nécessaire d’examiner les questions suivantes :

(i) les dispositions de la Charte invoquées, ii) le cas échéant, la disposition législative contestée et iii) l’événement pertinent ou la condition en cours.

En premier lieu, le demandeur soutient qu’il s’agit en l’espèce d’un état continu qui appelle l’application du paragraphe 15(1) de la Charte, et que celui-ci est suffisamment général pour protéger contre ce genre de discrimination. J’en conviens; voir Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1992] 1 C.F. 771 (1re inst.); confirmé [1994] 1 C.F. 250 (C.A.); autorisation de pourvoi accordée (10 mars 1994), no 23811 (C.S.C.); et Murray, supra, aux pages 618 et 619.

En deuxième lieu, le demandeur, en alléguant que l’alinéa 5(2)b) opère discrimination pour cause d’état, soutient que cette disposition de la Loi de 1977 ne vise pas une date distincte et que les deux dates mentionnées n’ont guère d’importance. Et que la première date mentionnée, le 15 février 1977, ne détermine que le moment où les personnes nées à l’étranger de mère canadienne seraient admissibles à demander la citoyenneté. La seconde date, le 15 février 1979, représente seulement le dernier délai de dépôt de la demande des personnes admissibles par application de cette disposition. L’avocat du demandeur souligne que ce délai a été prorogé à de multiples reprises par le ministre, tout récemment jusqu’en février 1994, ce qui signifie qu’il se rapporte à un état continu. Le demandeur soutient que la référence dans cet alinéa à sa date de naissance, savoir avant 1947, ne se manifeste que de façon implicite.

Pour ce qui est de la troisième question, le demandeur soutient que l’événement visé en l’espèce, c.-à-d. la naissance de M. Crease, a donné lieu à un état continu, savoir l’état d’une personne née à l’étranger de mère canadienne avant 1947 et qui, de ce fait, n’est pas admissible à demander la citoyenneté. Lorsqu’un fait ponctuel engendre un état continu, il est nécessaire d’examiner si la disposition en cause, en l’occurrence l’alinéa 5(2)b), porte sur le fait ou sur l’état.

Dans Benner, supra, la Cour d’appel fédérale a jugé à la majorité que la Charte s’applique de façon rétrospective. Le demandeur soutient cependant que ce précédent n’est pas applicable en l’espèce. Dans cette affaire, le demandeur était né en 1962 à l’étranger, du mariage de sa mère canadienne et de son père qui était américain. Le sous-alinéa 5(1)b)(i) de la Loi de 1947 reconnaissait la qualité de citoyen à la personne née à l’étranger après le 31 décembre 1946, d’un père ayant qualité de citoyen ou d’une mère canadienne non mariée. Avant 1977, la filiation maternelle ne bénéficiait pas du même traitement. En conséquence, M. Benner n’avait pas droit à sa naissance (1962) à l’octroi automatique de la citoyenneté.

Dans Benner, supra, le juge Létourneau, J.C.A., était d’avis que, le demandeur se plaignant de discrimination pour cause de filiation maternelle, son grief ne portait pas vraiment sur l’alinéa 5(2)b) de la Loi de 1977, mais sur le sous-alinéa 5(1)b)(i) de la Loi de 1947, qui prévoyait un traitement différent selon que l’intéressé était né de père canadien ou de mère canadienne. L’alinéa 5(2)b) a éliminé ce traitement discriminatoire, en partie pour le passé et complètement pour l’avenir. Le demandeur soutient que M. Benner demandait en fait un octroi automatique de la citoyenneté auquel il n’avait pas droit dans les circonstances. Le sous-alinéa 5(1)b)(i) a été abrogé en 1977 et, de ce fait, n’avait plus aucun effet avant l’entrée en vigueur de la Charte. En d’autres termes, le sous-alinéa 5(1)b)(i) n’avait effet qu’avant l’entrée en vigueur du paragraphe 15(1) de la Charte. Dans l’affaire susmentionnée, Benner demandait à la Cour de se fonder sur la Charte pour remédier à une iniquité qui n’avait effet qu’avant 1977. Dans ce contexte, l’application de la Charte serait rétrospective. Le demandeur fait aussi ressortir la différence entre son cas et celui de M. Benner qui demandait l’octroi automatique de la citoyenneté rétroactivement à la date de sa naissance, ce qui signifie que l’événement crucial était la date de naissance. En l’espèce, son avocat soutient que M. Crease ne demande pas l’octroi de la citoyenneté rétroactivement à 1943, mais seulement pour l’avenir.

Le demandeur soutient que son cas est aussi différent de celui de la demanderesse dans Murray, supra, où la Cour a conclu à l’application rétrospective de la Charte. Dans l’affaire citée, la demanderesse soutenait que le paragraphe 53.2(1) du Régime de pensions du Canada, S.R.C. 1970, ch. C-5 [édicté par S.C. 1976-77, ch. 36, art. 7], était discriminatoire pour cause d’état matrimonial, d’âge et de sexe. Le juge Rothstein a conclu que le paragraphe 15(1) était suffisamment général pour couvrir la discrimination continue et que le divorce était un fait ponctuel qui donnait lieu à l’état continu de divorcée. À cet égard, il a centré son analyse sur la loi pour conclure que la disposition en cause s’attachait au fait ponctuel. Le demandeur soutient que dans Murray, supra, le paragraphe 53.2(1) était centré sur deux dates spécifiques, ce qui fait qu’il a été jugé qu’il s’attachait à l’événement. Il note la différence avec l’alinéa 5(2)b) de la Loi de 1977 en concluant que la date du 15 février 1977 n’est qu’un dernier délai pour les demandes, lequel dernier délai a été fréquemment prorogé. Selon le demandeur, il y a une date limite moins stricte qui se dégage implicitement du fait que l’alinéa 5(2)b) fait référence à la Loi de 1947. Je ne peux accepter cette interprétation de l’alinéa 5(2)b), qui fait expressément référence à l’ancienne loi; d’ailleurs l’emploi de l’expression « ayant à ce moment-là qualité de citoyen » fait que la Loi de 1947 doit faire partie du régime légal de la citoyenneté.

Les défendeurs adoptent une approche quelque peu différente pour ce qui est de l’application de la Charte aux faits de la cause. Se fondant sur R. c. Gamble, supra, leur avocat analyse la situation au regard des trois questions examinées par le juge Wilson aux pages 625 à 630 :

(i) Quel est l’événement qui serait en contravention à la Charte?

(ii) Quelle est la nature du droit constitutionnellement garanti qui aurait été violé?

(iii) Quels sont les faits particuliers de la plainte?

En ce qui concerne la première question, les défendeurs soutiennent que la citoyenneté est un état acquis à la naissance ou conféré à certaines catégories de demandeurs conformément à la Loi. Que l’événement pertinent est la date de naissance du demandeur, le 3 avril 1943, puisque M. Crease revendique la citoyenneté canadienne en se réclamant de la qualité de sa mère, celle de sujet britannique né au Canada. Subsidiairement, l’événement pertinent est le refus d’octroyer la citoyenneté canadienne, notifié le 14 mai 1979. Le droit garanti par la Charte et qui serait en cause est prévu au paragraphe 15(1), lequel n’est entré en vigueur que le 17 avril 1985. Les défendeurs soutiennent que le paragraphe 15(1) ne peut s’appliquer rétroactivement à la période antérieure au 17 avril 1985 pour anéantir les conséquences juridiques de fait et de droit existant avant cette date. En d’autres termes, on ne saurait invoquer le paragraphe 15(1) pour se soustraire à l’application de la loi telle qu’elle était en vigueur à l’époque. Pour ce qui est des faits particuliers de la demande, les défendeurs soutiennent que le concept de citoyenneté canadienne n’existait pas avant 1947 et que l’alinéa 5(2)b) exclut tout simplement les personnes se trouvant dans le même cas que le demandeur, c’est-à-dire les personnes nées à l’étranger avant 1947 et dont la mère était née au Canada mais n’avait pas qualité de citoyen. Leur avocate fait valoir que d’invoquer le paragraphe 15(1) reviendrait à remonter dans le temps pour changer les conséquences juridiques qui s’attachèrent au demandeur au moment de sa naissance en 1943.

Les défendeurs conviennent que le paragraphe 15(1) est suffisamment général pour embrasser la discrimination qui se poursuit dans le temps, et que la naissance de M. Crease a donné lieu à un état continu; mais que l’alinéa 5(2)b) vise uniquement le cas du citoyen canadien né à l’étranger et que cette naissance doit avoir lieu après le 31 décembre 1946, puisque l’alinéa 5(2)b) fait référence à la Loi de 1947. Ils citent à l’appui la conclusion tirée par le juge Létourneau, J.C.A., aux pages 291 et 292 de Benner, supra, savoir que la discrimination reprochée se cristallisa à la naissance de M. Benner. Ils font valoir que M. Crease est dans le même cas et qu’il demande l’application rétroactive de la Charte aux faits de la cause.

La mention d’une date dans un texte de loi signifie qu’il faut accorder une attention particulière à l’événement visé dans ce texte; voir Murray, supra, aux pages 618 et 619. Le paragraphe 15(1) de la Charte s’applique à l’acte discriminatoire ponctuel tout comme à la discrimination continue dans le temps; voir Gamble, supra, aux pages 627 à 629; Benner, supra, aux pages 291 et 292; Murray, supra, aux pages 618 et 619. La naissance de M. Crease a donné lieu à un état continu, celui de l’enfant né à l’étranger avant 1947, d’une mère née au Canada. Une personne se trouvant dans cette situation continue à ne pouvoir demander la citoyenneté sous le régime de la Loi sur la citoyenneté. Il faut cependant déterminer si le point focal de l’alinéa 5(2)b) est la date de naissance (l’événement qui est à l’origine de la situation dans laquelle se trouve M. Crease) ou sa situation qui se poursuit dans le temps (c’est-à-dire son état).

La Loi sur la citoyenneté prévoit des catégories de personnes qui ont droit à la citoyenneté en raison du lieu de naissance, de la date de naissance, de la nationalité et, dans certains cas, de l’état matrimonial des parents. En l’espèce, la combinaison de ces facteurs fait que M. Crease appartient à la catégorie des personnes nées à l’étranger avant 1947 du mariage de leur mère canadienne et de leur père étranger. L’alinéa 5(2)b) s’attache manifestement à l’état de ceux qui l’invoquent pour demander la citoyenneté. Cependant, il est également centré sur la date de naissance qui constitue un facteur important pour ce qui est de savoir si l’état d’une personne lui donne droit à la citoyenneté. Il est manifeste que dans ces conditions, le point focal de la disposition devient problématique. La Cour estime que le plus important dans l’application de l’alinéa 5(2)b), c’est de savoir si la mère de M. Crease avait qualité de citoyen à la naissance de celui-ci. Puisque la citoyenneté canadienne n’existait pas avant 1947, l’alinéa 5(2)b) se rapporte à l’événement et, de ce fait, l’application du paragraphe 15(1) aux faits de la cause serait rétroactive.

3.         Discrimination au regard du paragraphe 15(1)

Le demandeur conteste l’alinéa 5(2)b) de la Loi par ce motif qu’il va à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]. Voici ce que porte ce paragraphe 15(1) :

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection ou au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Les deux parties conviennent que l’analyse à deux volets définie par l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, supra, et adoptée dans R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, constitue le cadre indiqué pour examiner s’il y a eu atteinte au paragraphe 15(1) en l’espèce. En premier lieu, la partie se plaignant de l’atteinte au paragraphe 15(1) doit faire la preuve de la violation de l’un des quatre droits à l’égalité, savoir le droit à l’égalité devant et dans la loi, et le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi. En second lieu, il faut prouver que l’atteinte au droit est discriminatoire dans son but ou dans ses effets. Le demandeur soutient, et les défendeurs en conviennent, qu’il suffit de peu pour satisfaire au premier volet du critère : il suffit de prouver qu’il y a eu différence de traitement qui se traduit par le refus d’un bénéfice ouvert aux autres.

Passant à la seconde étape de l’analyse, savoir si la violation de l’un des quatre droits à l’égalité est discriminatoire dans son but ou dans ses effets, le demandeur invoque la conclusion suivante tirée aux pages 174 et 175 de Andrews, supra, par le juge McIntyre qui a défini la discrimination comme :

… une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement.

Le demandeur soutient que s’il est établi qu’il y a eu distinction pour l’un des motifs énumérés, en l’occurrence l’âge, il n’est pas nécessaire d’entreprendre une analyse du désavantage ou du stéréotype traditionnel pour conclure que la distinction est discriminatoire. Il cite à cet effet Schachter c. Canada, [1988] 3 C.F. 515 (1re inst.), aux pages 528 et 529; confirmé [1990] 2 C.F. 129 (C.A.) : il a été jugé qu’il faut réserver cette analyse aux cas où il y a distinction pour l’un des motifs analogues aux motifs énumérés au paragraphe 15(1).

L’avocat du demandeur souligne que M. Crease a le même lien avec le Canada qu’une personne née à l’étranger de mère canadienne après le 31 décembre 1946. Sous le régime de l’alinéa 4a) de la Loi de 1947, celui-ci serait automatiquement devenu citoyen canadien. Le demandeur soutient qu’il a été privé du même bénéfice de la loi du seul fait qu’il était né d’une mère canadienne à l’étranger, trois ans et neuf mois avant le 1er janvier 1947. Son avocat souligne aussi qu’avant 1947, les sujets britanniques nés au Canada voyageaient à l’étranger avec un passeport dont la couverture indiquait qu’il était délivré au Canada. Le demandeur soutient que les sujets britanniques nés au Canada avaient tous les droits et obligations des citoyens canadiens, et la différence de traitement tenait uniquement au choix de 1947 comme date limite pour ce qui était d’octroyer la qualité de citoyen canadien à des personnes qui étaient auparavant sujets britanniques. Cette distinction, fondée selon le demandeur uniquement sur l’âge, soustrait toute une catégorie d’individus au bénéfice de la citoyenneté, sans avoir égard au fait que les individus nés à l’étranger avant 1947 de mère canadienne ont les mêmes liens avec le Canada que les individus nés à l’étranger de mère canadienne après 1947.

Dans Benner, supra, le demandeur était né en 1962 aux États-Unis d’un père américain et d’une mère canadienne. Par suite des modifications apportées à la Loi en 1977, M. Benner avait le droit de demander la citoyenneté en application de l’alinéa 5(2)b); sa demande était cependant soumise à un processus de contrôle, en application notamment de l’article 22 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 11] de la Loi qui interdit d’octroyer la citoyenneté aux individus qui ont été déclarés coupables d’un acte criminel. Au moment de sa demande de citoyenneté, M. Benner purgeait une peine pour homicide involontaire coupable dans une prison canadienne. Il reprochait à l’alinéa 5(2)b) d’être discriminatoire à raison du sexe, par ce motif que si son père avait été canadien, il aurait été lui-même citoyen canadien de naissance et l’article 22 n’aurait pas eu application à son égard. Les juges Marceau et Létourneau de la Cour d’appel ont conclu que la différence de traitement n’était pas fondée sur le motif énuméré de discrimination en raison du sexe. Le juge Létourneau, J.C.A., a jugé que la différence de traitement était fondée sur l’état matrimonial puisque sous le régime de la Loi de 1947, l’enfant né à l’étranger d’une mère canadienne non mariée avait droit à la qualité de citoyen, au contraire de l’enfant né à l’étranger d’une mère canadienne mariée à un étranger. Le juge Marceau, J.C.A., a conclu que la distinction tenait à la filiation paternelle. Les deux juges ont conclu que l’alinéa 5(2)b) ne portait pas atteinte aux droits que M. Benner tenait du paragraphe 15(1).

Le demandeur soutient que l’affaire Benner, supra, est également différente de son cas pour ce qui est de la question de la discrimination. En l’espèce, la distinction qui privait M. Crease de la qualité de citoyen n’est pas fondée sur l’état matrimonial de sa mère, mais tient à la différence de traitement entre les personnes nées à l’étranger de mère canadienne avant 1947 et les personnes nées à l’étranger de mère canadienne après 1947 et avant le 1er janvier 1977. Ces dernières sont admissibles à demander la citoyenneté canadienne, alors que le premier groupe, dont fait partie M. Crease, est privé de ce bénéfice par l’effet de l’alinéa 5(2)b). Selon le demandeur, la différence de traitement tient exclusivement à l’âge, qui est un motif énuméré.

Les défendeurs concèdent que les conditions du premier volet du double critère sont réunies en l’espèce, puisqu’il y a distinction donnant lieu à la privation de l’un des quatre droits fondamentaux à l’égalité. Ils soutiennent cependant que le traitement différent réservé au demandeur n’est pas fondé sur le motif énuméré de l’âge, mais sur plusieurs facteurs, dont son statut d’étranger, la date à laquelle le concept de citoyenneté canadienne a vu le jour et le régime juridique en place au moment de sa naissance. Cette distinction tient à la différence de traitement entre diverses catégories de demandeurs de citoyenneté. Les défendeurs affirment qu’aucune de ces distinctions n’est fondée sur les caractéristiques personnelles qu’énumère le paragraphe 15(1).

Ils soutiennent encore que si les distinctions sont fondées sur des caractéristiques personnelles qui constituent des motifs analogues, il est nécessaire d’examiner le contexte social et politique pour s’assurer qu’elles sont vraiment discriminatoires; voir R. c. Turpin, supra, aux pages 1331 et 1332 :

Pour déterminer s’il y a discrimination pour des motifs liés à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, il importe non seulement d’examiner la disposition législative contestée qui établit une distinction contraire au droit à l’égalité, mais aussi d’examiner l’ensemble des contextes social, politique et juridique …

En conséquence, ce n’est qu’en examinant le contexte général qu’une cour de justice peut déterminer si la différence de traitement engendre une inégalité ou si, au contraire, l’identité de traitement engendre, à cause du contexte particulier, une inégalité ou présente un désavantage. À mon avis, la constatation d’une discrimination nécessitera le plus souvent, mais peut-être pas toujours, de rechercher le désavantage qui existe indépendamment de la distinction juridique précise contestée.

L’avocate des défendeurs soutient que les distinctions prévues à l’alinéa 5(2)b) créent une catégorie disparate d’individus nés avant 1947. Aucune caractéristique déterminante ne les marque ni ne les identifie en tant que groupe traditionnellement défavorisé. Démontrant ainsi qu’il n’y a en l’espèce aucune distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues, les défendeurs affirment que l’alinéa 5(2)b) ne va pas à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte.

La Cour prend acte qu’il y a eu traitement différent réservé à M. Crease puisqu’il est privé du même bénéfice de la loi, savoir l’admissibilité à demander la citoyenneté sous le régime de l’alinéa 5(2)b), mais on ne saurait considérer comme discriminatoires toutes les distinctions prévues par la loi; voir Andrews, supra, à la page 168. Au contraire, le paragraphe 15(1) vise à promouvoir cet idéal selon lequel « une loi destinée à s’appliquer à tous ne devrait pas, en raison de différences personnelles non pertinentes, avoir un effet plus contraignant ou moins favorable sur l’un que sur l’autre » : Andrews, supra, à la page 165. La Cour suprême du Canada a donné des indications sur la question de savoir dans quels cas une distinction est en fait discriminatoire. Dans R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, le juge en chef Lamer a reformulé le double critère défini pour la première fois dans Andrews, supra. Cette approche a été récemment suivie par la majorité des juges dans Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695. Dans Swain, supra, le juge en chef Lamer a tiré la conclusion suivante, à la page 992 :

La cour doit d’abord déterminer si le plaignant a démontré que l’un des quatre droits fondamentaux à l’égalité a été violé (i.e. l’égalité devant la loi, l’égalité dans la loi, la même protection de la loi et le même bénéfice de la loi). Cette analyse portera surtout sur la question de savoir si la loi fait (intentionnellement ou non) entre le plaignant et d’autres personnes une distinction fondée sur des caractéristiques personnelles. Ensuite, la cour doit établir si la violation du droit donne lieu à une « discrimination ». Cette seconde analyse portera en grande partie sur la question de savoir si le traitement différent a pour effet d’imposer des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres. De plus, pour déterminer s’il y a eu atteinte aux droits que le par. 15(1) reconnaît au plaignant, la cour doit considérer si la caractéristique personnelle en cause est visée par les motifs énumérés dans cette disposition ou un motif analogue, afin de s’assurer que la plainte correspond à l’objectif général de l’art. 15, c’est-à-dire corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne.

Ayant conclu en l’espèce qu’il y a eu privation de l’un des quatre droits à l’égalité, savoir le droit de demander la citoyenneté sous le régime de l’alinéa 5(2)b), j’en viens maintenant à l’argument du demandeur selon lequel cette différence de traitement tient exclusivement au motif énuméré de l’âge.

Dans McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, le juge Wilson analyse la signification des motifs énumérés au paragraphe 15(1) et explique l’approche qu’il faut adopter en la matière. Cette affaire portait expressément sur le motif énuméré de l’âge, dans le contexte de la retraite obligatoire, et on peut lire aux pages 392 et 393 :

Les motifs énumérés à l’art. 15 sont des exemples flagrants de discrimination que la société a enfin reconnus comme tels. Leur caractéristique commune est le désavantage et la vulnérabilité sur les plans politique, social et juridique. L’énumération du sexe, de l’âge et de la race, par exemple, ne veut pas dire que toute distinction fondée sur ces motifs est en soi discriminatoire. Leur énumération a plutôt pour but de nous aider à reconnaître le préjugé lorsqu’il existe. Cependant, en même temps, une fois que l’on a établi l’existence d’une distinction fondée sur l’un des motifs énumérés, il serait très difficile d’établir que la distinction n’est pas en fait discriminatoire.

À mon avis, il s’ensuit que le simple fait qu’en l’espèce la distinction soit fondée sur l’âge ne donne pas automatiquement lieu à une quelconque présomption irréfutable de préjugé. Cette distinction nous force plutôt à nous poser la question suivante : Y a-t-il préjugé? La politique de retraite obligatoire reflète-t-elle le stéréotype de la vieillesse? Un élément de dignité humaine est-il en cause? Les professeurs sont-ils tenus de prendre leur retraite à 65 ans pour la raison non fondée qu’il y a diminution de la compétence et des capacités intellectuelles avec l’âge? Je pense que la réponse à ces questions est clairement affirmative et que l’art. 15 est par conséquent violé.

Il est indiscutable que le demandeur eût été admissible à demander la citoyenneté sous le régime de l’alinéa 5(2)b) s’il était né trois ans et neuf mois plus tard. Cependant, cela signifie-t-il que le traitement différent qu’il recevait est fondé sur l’âge? Pour savoir s’il tombe dans le champ d’application de l’alinéa 5(2)b) de la Loi, l’âge qu’avait le demandeur au moment de l’adoption de la Loi en 1947 n’a absolument aucune espèce d’importance. Qu’il eût 3 ans, 13 ans ou 23 ans cette année-là, il serait toujours inadmissible à demander la citoyenneté sous le régime de l’alinéa 5(2)b). La distinction se fait entre deux catégories générales de personnes, celles qui sont nées avant le 1er janvier 1947 et celles qui sont nées après cette date. C’est cette distinction qu’il faut examiner pour savoir si elle est fondée sur l’âge au sens du paragraphe 15(1).

Comparant l’affaire en instance et la question de la retraite obligatoire examinée dans McKinney, supra, on ne peut dire que la distinction faite à l’égard de M. Crease soit fondée sur la présomption que les personnes de ce groupe d’âge sont dans un certain sens incapables de recevoir tel ou tel bénéfice. Au contraire, il y a distinction entre deux catégories de personnes, dont l’âge n’est pas le même à l’intérieur de chaque catégorie. Autrement dit, ni l’une ni l’autre catégorie n’est définie par un âge particulier qui serait à l’origine de la différence de traitement entre les deux.

La loi peut subordonner la jouissance de certains droits à une condition d’âge. Par exemple, le droit de consommer des boissons alcooliques dans un lieu public, de conduire un véhicule à moteur ou de voter dans les élections publiques. Une condition nécessaire de la jouissance de ces droits est, entre autres, un âge spécifique. En l’espèce, M. Crease n’est certes pas admissible à demander la citoyenneté parce qu’il est né avant 1947, mais il ne s’est pas vu refuser la citoyenneté parce qu’il avait un certain âge en 1947. Être né avant une certaine date n’est pas la même chose qu’une distinction fondée sur un certain âge à une certaine date.

En comparant les personnes nées avant et après janvier 1947, tout ce qu’on peut dire, c’est qu’un groupe sera plus âgé que l’autre. Le demandeur, et tous ceux appartenant au groupe de personnes nées avant 1947, sont inadmissibles à demander la citoyenneté sous le régime de l’alinéa 5(2)b) parce que leur mère n’avait pas qualité de citoyen à ce moment-là. Leur âge n’a pratiquement rien à voir avec la décision de les exclure du champ d’application de l’alinéa 5(2)b). La distinction n’est donc pas, à mon avis, fondée sur le motif énuméré de l’âge. J’estime que le traitement différent réservé à M. Crease est fondé sur d’autres considérations, en particulier sur le statut de sa mère au moment de sa naissance.

Les défendeurs affirment que le traitement différent réservé à M. Crease vient de ce que le législateur a choisi en 1947 de légiférer en matière de citoyenneté canadienne. Auparavant, toutes les personnes nées au Canada étaient sujets britanniques. Elles sont devenues citoyens canadiens de plein droit par l’effet de la Loi de 1947. Cependant, ceux qui étaient nés à l’étranger de parents canadiens mettaient en jeu une autre considération, savoir qu’ils étaient probablement soumis à la législation de leur pays de naissance en matière de nationalité. Ce doit être là le facteur déterminant du traitement réservé aux personnes comme M. Crease au moment de l’adoption de la Loi en 1947.

Il n’y a pratiquement aucune preuve produite devant la Cour au sujet de la politique fondamentale qui présidait à l’adoption de la Loi en 1947. La Cour n’est donc pas en mesure de déterminer le but visé par le législateur en 1947 lorsqu’il décida de réserver un traitement différent aux personnes nées de mère canadienne avant cette date à l’étranger, but que poursuit toujours l’alinéa 5(2)b) de la Loi. Cependant, l’observation faite par le juge Létourneau, J.C.A., dans Benner, supra, éclaire dans une certaine mesure la question en faisant ressortir les considérations et répercussions d’ordre international que le législateur avait à l’esprit lorsqu’il modifia la Loi en 1977 pour étendre le droit de demander la citoyenneté aux personnes nées à l’étranger de mère canadienne, entre le 1er janvier 1947 et le 1er janvier 1977. Voici ce qu’on peut lire, à la page 294 de sa décision :

Le législateur était bien conscient de la deuxième option qui consistait à attribuer et à imposer rétroactivement la citoyenneté canadienne à des étrangers. Cette mesure aurait éliminé la distinction créée en 1947 entre l’enfant né du mariage de sa mère canadienne et l’enfant né d’un père canadien, dont la citoyenneté canadienne était légalement maintenue par l’alinéa 3(1)e) de la Loi de 1977. Le législateur avait cependant conscience des répercussions nationales et internationales aussi bien que personnelles pour l’intéressé, que pourrait avoir une loi rétroactive. Par exemple, l’intéressé pourrait perdre sa nationalité étrangère si son pays d’origine n’autorisait pas la double nationalité. Ou il pourrait se soustraire au service militaire obligatoire. En d’autres termes, l’intéressé pourrait se libérer de toutes les obligations imposées par son pays d’origine ou pourrait se voir imposer, par suite de la nouvelle nationalité qu’on lui impose, toutes sortes d’obligations dont il ne voudrait pas nécessairement.

Le refus de reconnaître le droit à la citoyenneté, ou le droit de demander la citoyenneté sous le régime de l’alinéa 5(2)b), s’explique par le régime applicable au Canada, selon lequel la mère du demandeur était sujet britannique à la naissance de celui-ci. Le fait que M. Crease eût été admissible à demander la citoyenneté en application de l’alinéa 5(2)b) s’il était né trois ans et neuf mois plus tard, ne vaut pas en soi discrimination à raison de l’âge. Cette distinction est une conséquence inéluctable du fait que le concept de citoyenneté canadienne n’existait pas en 1943 et que le législateur a décidé en 1947 d’adopter la première Loi sur la citoyenneté. Elle doit être examinée à la lumière des considérations évoquées par le juge Létourneau, J.C.A., dans Benner, supra. Je conclus par conséquent qu’à la lumière des faits de la cause, les droits que le demandeur tient du paragraphe 15(1) de la Charte n’ont été ni enfreints ni déniés.

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