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[1994] 2 C.F. 51

A-1290-92

Mohamed Mahmoud Shirwa (requérant)

c.

Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Shirwa c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Denault—Ottawa, 25 novembre et 16 décembre 1993.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Membre d’un clan somalien victime de persécution de la part des grands clans et des militaires en raison de certaines pratiques religieuses — Le requérant a été amené à croire qu’il était représenté par un avocat devant la SSR — Un « conseil », qui n’était pas avocat, a représenté le requérant de façon tout à fait incompétente — La Société du barreau n’a pu accorder un redressement, car le « conseil » ne faisait pas partie de ses membres — L’incompétence du conseil justifie un contrôle judiciaire lorsqu’il y a violation d’un principe de justice naturelle — La négligence du conseil ressort de la preuve de façon précise — Le requérant n’a pas eu droit à une audience impartiale — Le tribunal a commis une erreur en concluant que la crainte d’être persécuté n’était pas objective — La preuve d’une persécution antérieure n’est pas requise — Le tribunal a omis de tenir compte de la preuve relative à la persécution du clan auquel le requérant appartenait.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la section du statut de réfugié (SSR) dans laquelle il est déterminé que le requérant n’est pas un réfugié au sens de la Convention. Le requérant est somalien et appartient au clan Musetur, dont les membres sont persécutés parce qu’ils sont considérés comme des « intouchables » en raison de certaines pratiques religieuses. Ainsi, les membres de ce clan se voient refuser l’accès à l’enseignement supérieur et font l’objet d’expropriations par les militaires. En mai 1990, le requérant a été arrêté après avoir participé à une manifestation contre les clans dirigeants. Il a été détenu pendant quatre mois sans qu’aucune accusation ne soit portée contre lui, puis il s’est évadé. Il s’est caché dans son village jusqu’à ce qu’il quitte le pays. Le jour précédant l’audience devant la section du statut de réfugié, le conseil du requérant a appris à ce dernier qu’un autre avocat, M. Flynn, allait le représenter. Ce dernier a informé le requérant qu’il serait son « conseil », et la SSR l’a présenté comme étant le conseil du requérant. L’interprète a traduit « conseil » par « avocat » à l’intention du requérant. M. Flynn s’est contenté de produire le formulaire de renseignements personnels et a demandé au requérant de certifier que les renseignements contenus dans le formulaire étaient exacts. Il n’a ni interrogé le requérant ni donné de détails sur la demande du requérant à l’appui du formulaire. Il s’est engagé à formuler des observations par écrit, mais il n’en a présenté aucune. La SSR a déterminé que le requérant n’était pas un réfugié au sens de la Convention, même si son témoignage était, selon elle, digne de foi, parce que les activités politiques du requérant visaient l’ancien régime. Elle a conclu qu’il n’y avait aucune raison de croire que les autorités actuelles persécuteraient le requérant à cause de son opposition à l’ancien régime. Le requérant a présenté une plainte à la Société du barreau, mais celle-ci lui a répondu que M. Flynn n’était pas avocat. Les questions en litige sont les suivantes : 1) le droit du requérant à une audition impartiale a-t-il été violé en raison de l’incompétence du représentant et un contrôle judiciaire est-il justifié pour ce motif? et 2) le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en déterminant que la crainte du requérant d’être persécuté n’avait aucun fondement objectif?

Jugement : la demande doit être accueillie.

L’incompétence manifestée par un avocat à l’audition d’une demande du statut de réfugié justifie le contrôle judiciaire de la décision du tribunal, en raison de la violation d’un principe de justice naturelle. Lorsque le requérant n’a commis aucune faute, mais que le manque de diligence de son avocat a pour effet de le priver totalement de son droit d’être entendu, il y a manquement à un principe de justice naturelle, en sorte qu’un contrôle judiciaire est fondé. Lorsqu’une audience a lieu, la décision ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire que dans des « circonstances extraordinaires », s’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour établir « l’étendue du problème » et que le contrôle judiciaire a « pour fondement des faits très précis ». L’insatisfaction d’ordre général à l’égard de la qualité de la représentation assurée par l’avocat que le requérant a librement choisi ne saurait justifier le contrôle judiciaire d’une décision défavorable. Lorsque l’incompétence ou la négligence du représentant ressort de la preuve de façon suffisamment claire et précise, elle est en soi préjudiciable au requérant et elle justifie l’annulation de la décision, même si le tribunal n’a pas agi de mauvaise foi ni omis de faire quoi que ce soit. Bien qu’une audience ait eu lieu, les circonstances justifient l’annulation de la décision à cause de l’incompétence ou de la négligence, ou les deux, des représentants du requérant et ce, pour les motifs suivants. 1) Le requérant a été amené à croire que M. Flynn était avocat et les faits n’ont pas été rétablis à l’audience. 2) M. Flynn a fait preuve de négligence en se contentant, aux fins de représenter le requérant, de produire en preuve le formulaire de renseignements personnels. Il n’a pas fait preuve de diligence raisonnable pendant l’audience. 3) L’omission de formuler des observations par écrit a causé un préjudice au requérant. M. Flynn n’a donné suite à aucune des indications de l’agent d’audience selon lesquelles la preuve pouvait ne pas être suffisante quant à l’identité et à la nationalité du requérant, de même qu’à l’égard du lien entre le requérant et l’auteur de la persécution dans un contexte de violence généralisée. Selon M. Flynn, il avait été établi que le témoignage du requérant n’était pas digne de foi; or, il ne lui appartenait pas de conclure à cet égard. 4) L’« autre recours » exercé par le requérant, soit la plainte à la Société du barreau, avait une portée limitée étant donné que cette dernière ne pouvait pas prendre de mesures contre M. Flynn. Il ressort de tous ces motifs que la conduite des représentants du requérant était, en soi, préjudiciable à ce dernier. Il en a résulté un manquement aux principes de la justice naturelle, étant donné que le requérant n’a pas eu droit à une audience impartiale et complète, en sorte que la décision du tribunal peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

Le tribunal a commis une erreur de droit en concluant que la crainte du requérant d’être persécuté n’était pas objective, vu qu’il n’a pas tenu compte d’éléments importants de la définition de « réfugié au sens de la Convention » ou qu’il a commis une erreur en le faisant, tout particulièrement en ce qui a trait à la persécution antérieure et à l’incapacité du requérant de se réclamer de la protection de son pays. La conclusion du tribunal selon laquelle il n’était pas établi que le requérant avait été victime de persécution dans le passé en se voyant refuser l’accès au système d’éducation ou qu’il ferait présentement l’objet de persécution par les « principaux détenteurs du pouvoir en Somalie à l’heure actuelle », équivaut à une erreur de droit. Le requérant n’a pas à prouver qu’il a été persécuté dans le passé pour établir le bien-fondé de ses prétentions quant à l’avenir. En exigeant une preuve de persécution antérieure pour établir que la crainte avait un fondement objectif quant à l’avenir, le tribunal a procédé incorrectement. Il a également omis de tenir compte de la preuve relative à la persécution du clan Musetur par les autres clans, malgré les « actes répréhensibles » qui auraient été commis à l’égard du clan Musetur (auquel appartenait le requérant, et non à l’égard du requérant personnellement). Statuer qu’il n’y a pas de preuve que les « principaux détenteurs du pouvoir en Somalie à l’heure actuelle » persécutent les membres du clan Musetur, sans préciser qui sont ces personnes ou ces groupes, n’est pas suffisant.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 69(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18).

JURISPRUDENCE

Décisions appliquées :

Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147; (1986), 75 N.S.R. (2d) 109; 31 D.L.R. (4th) 481; 186 A.P.R. 109; 34 B.L.R. 187; 37 C.C.L.T. 117; 42 R.P.C. 161; Salibian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 250; (1990), 11 Imm. L.R. (2d) 165 (C.A.).

Décisions examinées :

Sheikh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 238; (1990), 71 D.L.R. (4th) 604; 11 Imm. L.R. (2d) 81; 112 N.R. 61 (C.A.); Huynh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 65 F.T.R. 11; 21 Imm. L.R. (2d) 18 (C.F. 1re inst.); Mathon c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 38 Admin. L.R. 193; 28 F.T.R. 217; 9 Imm. L.R. (2d) 132 (C.F. 1re inst.).

Décisions citées :

Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1; Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; (1985), 24 D.L.R. (4th) 536; [1986] 1 W.W.R. 481; 69 B.C.L.R. 145; 23 C.C.C. (3d) 289; 48 C.R. (3d) 289; 18 C.R.R. 30; 36 M.V.R. 240; 63 N.R. 266.

DEMANDE de contrôle judiciaire visant la décision de la section du statut de réfugié dans laquelle il est déterminé que le requérant n’est pas un réfugié au sens de la Convention. Demande accueillie.

AVOCATS :

Richard J. Mahoney pour le requérant.

Linda Wall pour l’intimé.

PROCUREURS :

Richard J. Mahoney, Ottawa, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada, pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Denault : Il s’agit, en l’espèce, d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue le 2 juin 1992 par la section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, dans laquelle il est déterminé que le requérant n’est pas un réfugié au sens de la Convention. Le requérant demande à la Cour d’annuler la décision et de rendre un jugement déclaratoire selon lequel il est un réfugié au sens de la Convention ou, subsidiairement, de prononcer une ordonnance ayant pour effet de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué.

LES FAITS

Le requérant, qui est Somalien, appartient au clan Musetur, habitant à trente kilomètres à l’ouest de Mogadiscio. Son clan est l’un des plus petits de la Somalie et il est lié au clan Hiwaye. Malgré ce lien, ses membres sont persécutés par ce dernier ainsi que par d’autres grands clans, parce qu’ils sont considérés comme des « intouchables » en raison de certaines pratiques religieuses. Ainsi, ils se voient refuser l’accès à l’enseignement supérieur et ils font l’objet d’expropriations par les militaires. En mai 1990, le requérant a participé, dans son village, à une manifestation contre les clans dirigeants. Cela lui a valu d’être arrêté à l’école où il enseignait, à Mogadiscio, puis d’être détenu pendant quatre mois sans qu’aucune accusation ne soit portée contre lui. Il s’est évadé lorsque les rebelles du Congrès de la Somalie unifiée (USC) ont pris d’assaut la prison. Le requérant s’est ensuite caché dans son village jusqu’à ce qu’il quitte le pays. Il est arrivé au Canada en mai 1991.

L’audience devant la SSR a été fixée au 20 mars 1992. La veille, le conseil du requérant a appris à ce dernier qu’un autre avocat, Gerald Flynn, allait le représenter. Au début de l’audience, M. Flynn a informé le requérant qu’il serait son conseil. La SSR a également présenté M. Flynn comme étant le conseil du requérant. Les deux fois, l’interprète a traduit « conseil » par « avocat », et aucune rectification n’a été faite. Voici ce qui s’est passé à l’audience selon la déclaration sous serment de Janet van der Vink, qui a écouté les bandes d’enregistrement (aucune transcription ne pouvant être obtenue) :

[traduction] 3. Le conseil du requérant a ensuite signalé un changement de numéro de téléphone aux fins du formulaire de renseignements personnels, il n’a produit aucun autre document que le formulaire à titre d’élément de preuve, il a demandé au demandeur de certifier que les renseignements contenus dans le formulaire étaient exacts, puis il a dit : « Voilà, monsieur le président, la preuve que j’ai à offrir. ».

4. À 12 h 20, après une interruption de l’audience, la Commission a proposé que l’agent d’audience formule ses observations finales et que l’« avocat » fasse parvenir les siennes ultérieurement. M. Flynn a accepté. En fait, il a dit : [traduction] « C’est exactement ce que j’ai proposé à l’agent d’audience, pendant la pause, et comme je n’ai été saisi du dossier qu’hier soir, j’aimerais à tout le moins formuler mes observations par écrit. Je m’engage à le faire d’ici à lundi ou mardi. »

6. L’agent d’audience précise que les questions en litige touchent à la crédibilité du témoignage du demandeur en ce qui concerne son identité et sa nationalité, ainsi qu’à la modification des circonstances.

7. L’agent d’audience dit que la crédibilité du témoignage du demandeur ne peut être établie, à moins que M. Flynn ne produise des « documents provenant de tiers » où le nom du demandeur est mentionné, et que l’appartenance du demandeur au clan (Musetur) n’est pas claire.

8. L’agent d’audience fait remarquer qu’il peut avancer, « sans trop s’aventurer », que la persécution est le fait de tout Somalien qui n’est pas membre du clan Musetur. Il invite M. Flynn à modifier ses observations en ce sens.

9. L’agent d’audience fait état du droit applicable et il précise que le réfugié au sens de la Convention doit pouvoir être identifié d’une manière ou d’une autre, que ce soit personnellement ou par son appartenance à un groupe. Puis, il dit que « si les actes appréhendés sont également craints par tous les habitants d’un pays, alors on peut se demander si la définition s’applique ». Il fait mention de la situation actuelle en Somalie et il ajoute :

Le tribunal peut déterminer ou, à tout le moins, se demander, en passant, si suffisamment de conditions demeurent remplies pour que cette personne soit visée par la définition, compte tenu de la violence généralisée qui a cours dans ce pays. Je ne me prononce pas sur la question, mais je signale tout simplement que, l’anarchie prenant de plus en plus d’ampleur, la question gagne en importance. M. Flynn va maintenant apporter par écrit les corrections qu’il estime nécessaires.

10. L’audience est levée après que M. Flynn eut accepté de produire ses observations au plus tard le vendredi 27 mars 1992.

Or, M. Flynn n’a pas présenté d’observations par écrit, et la SSR a déterminé que le requérant n’était pas un réfugié au sens de la Convention même si son témoignage était, selon elle, digne de foi.

Le requérant a présenté une plainte à la Société du barreau du Haut-Canada concernant la conduite de M. Flynn. L’organisme a répondu que M. Flynn ne faisait pas partie de ses membres et que, selon ses registres, il n’était pas avocat. Le requérant a de nouveau saisi la Société du barreau d’une plainte en s’appuyant sur le fait, cette fois, que son conseil précédent, M. Kee, était avocat et membre du Barreau et que celui-ci lui avait laissé entendre que M. Flynn était avocat. Dans une lettre datée du 23 novembre 1993, la Société du barreau a répondu qu’elle disposait de peu d’éléments de preuve établissant que M. Kee n’avait pas agi correctement. Voici un extrait des observations que M. Kee a formulées à l’intention de la Société du barreau, où il explique comme suit ce qui, selon lui, s’est passé pendant et après l’audience :

[traduction] Il a semblé clair à M. Flynn, à la fin de l’audience, qu’une décision défavorable allait être rendue parce que le témoignage de M. Shirwa n’était pas digne de foi. Par conséquent, afin de différer le prononcé de la décision, M. Flynn a demandé à la Commission l’autorisation de produire des observations par écrit, et la Commission a fait droit à sa demande. Cependant, M. Flynn s’est rendu compte, dès qu’il a eu l’occasion d’examiner le témoignage de M. Shirwa, que l’absence de crédibilité avait été établie et qu’aucun argument juridique ou factuel ne pouvait être présenté. Il a informé l’agent d’audience qu’il n’avait rien à ajouter. La Commission a conclu que M. Shirwa n’était pas digne de foi, à cause des contradictions que son témoignage comportait.

Dans les faits, la SSR a jugé que le requérant était digne de foi.

Il importe de signaler que les faits qui se rapportent aux représentants du requérant ne sont pas en litige. La déclaration sous serment jointe à la correspondance de la Société du barreau a été produite par le requérant, avec le consentement de l’intimé.

DÉCISION

Voici l’extrait pertinent de la décision de la SSR :

[traduction] Dans l’ensemble, le témoignage du demandeur nous a semblé digne de foi. À défaut de tout élément de preuve fiable nous incitant à douter de l’exactitude du témoignage sous serment du demandeur, nous tenons les faits relatés dans son témoignage pour avérés.

La preuve établit-elle que le demandeur craint avec raison d’être persécuté du fait de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social? Nous ne le croyons pas. Compte tenu de notre appréciation de la preuve dans son ensemble, il n’y a pas de possibilité raisonnable que le demandeur soit persécuté s’il retourne dans le pays dont il a la nationalité et ce, pour les motifs suivants.

La demande se fonde uniquement sur un incident qui s’est produit le 10 mai 1990. Le demandeur a participé à des activités dirigées contre le régime en place et, pour cette raison, il a été arrêté, puis détenu. Or, les activités politiques du demandeur visaient le régime de Siyad Barre, lequel ne dirige plus le pays.

Le demandeur a quitté son pays en octobre 1990 et, depuis lors, il n’a pris part à aucune activité politique dénonçant les autorités actuelles. Il n’y a donc aucune raison de croire que celles-ci seraient enclines à le persécuter parce qu’il a quitté le pays ou à cause de son opposition au régime de Siyad Barre.

En ce qui concerne le deuxième motif invoqué à l’appui de la demande, ni le demandeur ni son conseil n’ont présenté d’éléments de preuve établissant que, à l’heure actuelle, les principaux détenteurs du pouvoir en Somalie persécutent les membres du clan Qoryley [sic] [Musetur]. Bien qu’il prétende que les membres de son clan n’ont pas accès au système d’éducation, il ressort du formulaire de renseignements personnels qu’il a fréquenté l’école de 1976 à 1985 et que, de novembre 1985 à mai 1990, il a enseigné en Somalie.

QUESTIONS EN LITIGE

Les avocats des deux parties ont soulevé un certain nombre de questions devant moi. Deux d’entre elles méritent d’être examinées en l’espèce, bien qu’une conclusion favorable à l’égard d’une seule suffirait pour statuer sur la demande. Voici quelles sont les deux questions :

1. Le droit du requérant à une audition impartiale a-t-il été violé en raison de l’imcompétence de son ou de ses représentants et un contrôle judiciaire est-il justifié pour ce motif?

2. Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en déterminant que la crainte du requérant d’être persécuté n’avait aucun fondement objectif?

NÉGLIGENCE OU INCOMPÉTENCE DU REPRÉSENTANT

Aux fins d’analyser le droit du requérant aux services d’un représentant à la fois compétent et diligent, il convient d’examiner la décision du juge MacGuigan, J.C.A. dans Sheikh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 238 (C.A.). Dans cette affaire, le conseil avait dormi à plusieurs occasions pendant l’audience relative au minimum de fondement. Invoquant un jugement américain rendu dans une affaire pénale, où il est statué que le fait qu’un avocat dorme à l’audience cause en soi un préjudice à la partie défenderesse, le juge MacGuigan conclut ce qui suit, aux pages 247 et 248 :

Je serais disposé à adopter cette conclusion, mais je soulignerais que dans tous les cas où elle sera appliquée, elle devrait avoir pour fondement des faits très précis … Vu la possibilité qu’un jugement de la sorte puisse motiver soit une action pour négligence de la part du client lésé, soit des procédures disciplinaires de la part du barreau concerné, pour ne rien dire du tort causé à la réputation de l’avocat somnolent, le tribunal compétent tiendrait à s’assurer du bien-fondé de sa conclusion avant de la tirer.

Le juge MacGuigan examine ensuite les éléments de preuve que renferme la transcription concernant les actes de l’avocat, puis il conclut que celle-ci contient [à la page 248] « suffisamment de preuves pour établir l’existence d’un problème, sans toutefois préciser son étendue ». Il rejette donc la demande.

Cette décision a été prise en considération par le juge Rothstein dans Huynh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 65 F.T.R. 11 (C.F. 1re inst.). Dans cette affaire, l’avocat en cause a omis d’exposer l’histoire du demandeur en entier, il n’a pas examiné le formulaire de renseignements personnels avec le demandeur avant l’audience, mais il a rempli celui-ci à l’audience, il n’a pas présenté toute l’information pouvant être obtenue sur la situation dans le pays, il a omis de s’opposer à une interprétation problématique, il ne connaissait pas bien la procédure relative à la revendication du statut de réfugié et il n’a pas informé le demandeur de la possibilité d’un contrôle judiciaire. Le juge Rothstein conclut ce qui suit, à la page 15 :

Le requérant peut avoir un autre recours contre l’avocat qui a occupé pour lui à l’audience sur le minimum de fondement. Mais au sujet de la représentation par avocat, je ne peux conclure que le tribunal chargé d’établir l’existence d’un minimum de fondement a commis une erreur de droit en l’espèce. Il me semble que, dans beaucoup de cas, les plaideurs qui n’ont pas gain de cause peuvent désirer attribuer le résultat à l’incompétence des avocats en cause. Lorsqu’une telle prétention est fondée, un client peut agir contre un avocat en vue d’une réparation. J’estime toutefois que l’omission de la part d’un avocat, librement choisi par un client, ne saurait, en aucun cas à l’exception du cas le plus extraordinaire, entraîner l’annulation d’une décision à l’occasion d’un appel ou d’un contrôle judiciaire.

Dans une affaire mettant en cause l’ancienne Commission d’appel de l’immigration, où l’avocat a omis de présenter une demande de réexamen de la demande du statut de réfugié dans le délai de quinze jours, le juge Pinard conclut que l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] comprend « le droit d’être représenté par un avocat compétent et diligent, si [le demandeur] le désire, et le droit à une audition pleine et entière » (Mathon c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1988), 38 Admin. L.R. 193 (C.F. 1re inst.), à la page 208). Il s’appuie à cet égard sur les arrêts Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177 et Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486. Le juge Pinard ajoute ce qui suit :

Il est vrai qu’en l’occurrence ni le ministre, ni les personnes agissant sous son autorité, ni la Commission n’ont rien fait ou omis … Mais cela ne saurait empêcher l’application de la Charte au profit de la requérante, victime de la négligence et/ou de l’erreur de son avocat. Ce qui importe, ce n’est pas la bonne ou mauvaise foi de l’État tel que défini à l’article 32 de la Charte, mais bien plutôt la sauvegarde réelle des droits ou libertés garantis par la Charte aux personnes véritablement victimes de violation ou de négation desdits droits ou libertés. [C’est moi qui souligne.]

Dans ce cas, le juge Pinard fait sienne la norme de diligence applicable à l’égard de la responsabilité professionnelle de l’avocat du requérant, telle qu’elle est définie dans Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, à la page 208 :

Un avocat est tenu de faire preuve de diligence, de compétence et de connaissances raisonnables dans la prestation de ses services professionnels …

[Il doit] posséder une connaissance suffisante des points ou des principes de droit fondamentaux applicables au travail précis qu’il a entrepris, de sorte qu’il puisse percevoir la nécessité de vérifier les règles de droit qui s’appliquent à chaque point pertinent.

Bien que les affaires susmentionnées portent sur des fautes professionnelles distinctes, il appert que l’incompétence manifestée par un avocat à l’audition d’une demande du statut de réfugié justifie le contrôle judiciaire de la décision du tribunal, en raison de la violation d’un principe de justice naturelle. Les critères applicables à l’examen d’une telle décision ne sont pas clairement établis, mais il est possible de dégager un certain nombre de principes à partir de la jurisprudence précitée. Lorsque le requérant n’a commis aucune faute, mais le manque de diligence de son avocat a pour effet de le priver totalement de son droit d’être entendu, il y a manquement à un principe de justice naturelle, en sorte qu’un contrôle judiciaire est fondé (Mathon).

Dans les autres cas où une audience a lieu, la décision rendue ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire que dans des « circonstances extraordinaires », lorsqu’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour établir « l’étendue du problème » et que le contrôle judiciaire a « pour fondement des faits très précis ». Ces restrictions sont essentielles, selon moi, afin de tenir compte des préoccupations exprimées par les juges MacGuigan et Rothstein, selon lesquelles l’insatisfaction d’ordre général ressentie à l’égard de la qualité de la représentation assurée par l’avocat dont le demandeur a, de son propre chef, retenu les services, ne saurait justifier le contrôle judiciaire d’une décision défavorable. Toutefois, lorsque l’incompétence ou la négligence du représentant ressort de la preuve de façon suffisamment claire et précise, elle est en soi préjudiciable au demandeur et elle justifie l’annulation de la décision, même si le tribunal n’a pas agi de mauvaise foi ni omis de faire quoi que ce soit.

Bien qu’une audience ait eu lieu, les circonstances de la présente espèce justifient l’annulation de la décision du tribunal à cause de l’incompétence ou de la négligence, ou les deux, des représentants du requérant et ce, pour les motifs suivants :

1. Il est admis que le paragraphe 69(1) de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18)] confère au demandeur le droit d’être représenté par un avocat ou par un mandataire à l’audience et que le fait que M. Flynn n’était pas un avocat ne saurait fonder un contrôle judiciaire. Cependant, le dossier renferme suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de la prétention du requérant voulant que M. Flynn (et peut-être même M. Kee) l’ait incité à croire qu’il était avocat et que les faits n’aient pas été rétablis à l’audience (la preuve est contradictoire quant à savoir si le tribunal croyait que M. Flynn était avocat, la décision mentionne clairement « M. Flynn, avocat » et la transcription utilise le titre de « conseil » pour le désigner, alors que la preuve présentée à la Société du barreau établit que M. Kee a informé par écrit le tribunal que M. Flynn était un mandataire).

2. M. Flynn a fait preuve de négligence en se contentant, aux fins de représenter le requérant, de produire en preuve le formulaire de renseignements personnels. À l’audience, il n’a pas interrogé le requérant afin d’éclaircir certains points sur lesquels se fondait la demande ni donné de détails sur celle-ci en vue de compléter ou d’étoffer les données que contenait le formulaire. Il n’a pas non plus produit de documents à l’appui ni invoqué d’éléments de preuve qu’il aurait pu tirer du dossier de référence sur le pays pour étayer la demande de son client. Même si M. Flynn n’était pas avocat, la norme de diligence établie dans Central Trust Co. c. Rafuse, précité, s’applique dans une certaine mesure parce que, en agissant comme il l’a fait à l’audience, M. Flynn n’a pas fait preuve de « diligence raisonnable ».

3. L’explication fournie par MM. Flynn et Kee quant à l’omission de présenter par écrit, comme convenu, des observations sur la question de la crédibilité du témoignage et celle de la modification des circonstances n’est pas convaincante, d’autant plus que le tribunal a expressément conclu que le requérant était digne de foi. Ce manquement n’a pas eu pour effet de priver le requérant de son droit d’être entendu comme dans Mathon, mais il a causé un préjudice considérable au requérant dans la mesure où celui-ci n’a pu établir pleinement, devant le tribunal, le bien-fondé de sa demande. L’agent d’audience a clairement précisé que la crédibilité du témoignage et la modification des circonstances étaient en litige devant le tribunal, que la preuve pouvait ne pas être suffisante quant à l’identité et à la nationalité du requérant et que M. Flynn pouvait présenter des arguments concernant la question du lien requis entre le requérant et l’auteur de la persécution dans un contexte de violence généralisée. M. Flynn n’a pas formulé d’observations sur ces questions pour le motif que, selon lui, il avait été établi que le témoignage du requérant n’était pas digne de foi. De toute évidence, il ne lui appartenait pas de conclure à cet égard. Même s’il avait eu raison, il ne ressort pas de la preuve qu’il a expliqué la situation au requérant ni qu’il a consulté celui-ci avant de décider de ne pas présenter d’observations par écrit.

4. L’« autre recours » exercé par le requérant, soit la plainte à la Société du barreau, avait une portée limitée étant donné que cette dernière ne pouvait pas prendre de mesures contre M. Flynn, celui-ci étant un mandataire, et non un avocat. Je signale en passant que l’enquêteur de la Société du barreau a commis la même erreur que M. Kee en concluant que le tribunal avait déterminé que le témoignage du requérant n’était pas digne de foi, alors que, dans les faits, la décision disait expressément le contraire.

Vu les circonstances particulières de la présente affaire et compte tenu de la preuve non contredite pour l’essentiel, il découle des motifs énoncés précédemment que la conduite des représentants était, en soi, préjudiciable au requérant. Il en a résulté un manquement aux principes de la justice naturelle, étant donné que le requérant n’a pas eu droit à une audience impartiale et complète, en sorte que la décision du tribunal peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

CRAINTE OBJECTIVE D’ÊTRE PERSÉCUTÉ

La conclusion du tribunal selon laquelle la crainte d’être persécuté que ressentait le requérant n’était pas objective s’appuyait sur le fait que les activités politiques du requérant visaient seulement le régime de Siad Barre, qu’il n’y avait aucune preuve de persécution antérieure (le non-accès au système d’éducation) fondée sur l’appartenance à un clan donné et que, s’il y avait eu crainte, elle n’était plus justifiée par suite de la modification des circonstances. Je suis d’avis que, dans sa décision, le tribunal a commis une erreur de droit, en ne tenant pas compte d’éléments importants de la définition de « réfugié au sens de la Convention » ou qu’il a commis une erreur en le faisant, tout particulièrement en ce qui a trait à la persécution antérieure et à l’incapacité du requérant de se réclamer de la protection de son pays.

Dans Salibian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 250 (C.A.), à la page 258, le juge Décary, J.C.A. énonce un certain nombre de principes importants qui s’appliquent aux fins de l’octroi du statut de réfugié :

1) que le requérant n’a pas à prouver qu’il avait été persécuté lui-même dans le passé ou qu’il serait lui-même persécuté à l’avenir,

2) que le requérant peut prouver que la crainte qu’il entretenait résultait non pas d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis directement à son égard, mais d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis à l’égard des membres d’un groupe auquel il appartenait,

3) qu’une situation de guerre civile dans un pays donné ne fait pas obstacle à la revendication pourvu que la crainte entretenue soit non pas celle entretenue indistinctement par tous les citoyens en raison de la guerre civile, mais celle entretenue par le requérant lui-même, par un groupe auquel il est associé ou, à la rigueur, par tous les citoyens en raison d’un risque de persécution fondé sur l’un des motifs énoncés dans la définition, et

4) que la crainte entretenue est celle d’une possibilité raisonnable que le requérant soit persécuté s’il retournait dans son pays d’origine.

Pour ce qui concerne le deuxième motif invoqué à l’appui de la revendication, soit l’appartenance au clan Musetur, la conclusion du tribunal selon laquelle il n’était pas établi que le requérant avait été victime de persécution dans le passé du fait de ne pas avoir accès au système d’éducation, ou qu’il ferait présentement l’objet de persécution par les « principaux détenteurs du pouvoir en Somalie à l’heure actuelle », équivaut à une erreur de droit. Comme le précise le premier principe énoncé précédemment, le requérant n’a pas à prouver qu’il a été persécuté dans le passé pour établir le bien-fondé de ses prétentions quant à l’avenir. J’estime que, en exigeant du requérant qu’il prouve qu’il avait été victime de persécution dans le passé aux fins d’établir que sa crainte avait un fondement objectif pour ce qui est de l’avenir, le tribunal a procédé incorrectement. Je constate également que le tribunal a omis de tenir compte de la preuve relative à la persécution des Musetur par les autres clans, dont les clans Darod et Hiwaye, malgré le principe énoncé en deuxième lieu. La preuve révèle que le requérant pouvait avoir des motifs de craindre d’être persécuté par d’autres clans que le clan Darod, en raison de liens apparents avec le clan Darod et de la perception selon laquelle les membres du clan Musetur étaient des « intouchables ». Cette crainte se fonde sur des « actes répréhensibles » qui auraient été commis, dans le passé, contre le clan Musetur par le régime de Siyad Barre et par d’autres clans. Statuer qu’il n’y a pas de preuve que les « principaux détenteurs du pouvoir en Somalie à l’heure actuelle » persécutent les membres du clan Musetur, sans préciser qui sont ces personnes ou ces groupes, n’est pas suffisant.

CONCLUSION

Pour les motifs qui précèdent, la requête est accueillie, la décision de la SSR est annulée et l’affaire est renvoyée à la SSR en vue d’un réexamen par un tribunal différemment constitué.

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