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[1994] 2 .C.F. 524

T-2248-92

Le procureur général du Canada (requérant)

c.

Douglas H. Martin, Ernest H. Grossek, Robert James Slavik, David E. Kilmartin, Ronald McIsaac, J. Jacques Lemieux, Raymond Blanchet, Gerald Robicheau, Ronald Lavigne, Peter McCullough et la Commission canadienne des droits de la personne (intimés)

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Martin (1re inst.)

Section de première instance, juge Tremblay-Lamer—Ottawa, 8 décembre 1993 et 31 janvier 1994.

Droits de la personne — Demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne a statué que la politique concernant l’âge obligatoire de la retraite qu’appliquaient les Forces armées canadiennes constituait de la discrimination en matière d’emploi en violation des art. 7 et 10 de la LCDP — En vertu des art. 15.17 et 15.31 des ORR, les intimés étaient forcés de prendre leur retraite à l’âge de 55 ans — Le Tribunal a eu raison de conclure que l’art. 15b) de la LCDP ne s’appliquait pas — Le critère s’appliquant aux EPJ comprend des éléments subjectifs et des éléments objectifs — L’élément objectif est fondé sur le caractère rationnel et proportionné des politiques de l’employeur — Pour satisfaire au critère concernant le caractère rationnel, les moyens utilisés doivent être rationnellement liés aux objectifs — L’administration de tests individuels est une solution de rechange par rapport à l’âge obligatoire de la retraite — L’administration de tests visant à permettre d’évaluer le niveau de forme physique est une solution faisable — La politique des FAC concernant la retraite obligatoire ne constitue pas une EPJ au sens de l’art. 15a) de la Loi.

Forces armées — L’âge obligatoire de la retraite s’appliquant aux officiers des FAC et aux autres militaires du rang est de 55 ans en vertu des art. 15.17 et 15.31 des ORR — Il s’agit de savoir s’il y a discrimination en matière d’emploi en violation des art. 7 et 10 de la LCDP — Les FAC étaient de bonne foi en imposant la politique de retraite obligatoire pour le motif que celle-ci était nécessaire à leur efficacité globale — Il doit exister un lien rationnel entre les objectifs médicaux et les objectifs liés à la sécurité d’une part et la politique concernant la retraite obligatoire — L’âge obligatoire de la retraite n’est pas une exigence raisonnablement nécessaire aux fins de la réalisation de ces objectifs — L’administration de tests individuels constitue une solution de rechange par rapport à la politique en question — Les FAC sont en mesure d’élaborer les tests nécessaires — La capacité aérobique constitue un meilleur indice de la forme physique que l’âge — La politique concernant la retraite obligatoire ne constitue pas une EPJ au sens de l’art. 15a) de la LCDP.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne avait statué que la politique concernant l’âge obligatoire de la retraite adoptée par les Forces armées canadiennes (FAC) constituait de la discrimination en matière d’emploi, fondée sur l’âge, en violation des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP). En vertu des articles 15.17 et 15.31 des Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORR), l’âge obligatoire de la retraite s’appliquant aux officiers des FAC et aux autres militaires du rang est de 55 ans. Les FAC ont concédé devant le Tribunal que la politique concernant la retraite obligatoire constituait un acte discriminatoire au sens des articles 7 et 10 de la LCDP, mais elles ont tenté de la justifier en invoquant deux motifs : en premier lieu, cette politique constituait une exigence professionnelle justifiée (EPJ) au sens de l’alinéa 15a) de la Loi; en second lieu, il s’agissait d’un « règlement » au sens de l’alinéa 15b) de la Loi. Le Tribunal a statué que l’alinéa 15b) ne s’appliquait pas aux articles 15.17 et 15.31 des ORR étant donné que ces derniers ne comportaient aucun renvoi à la LCDP et qu’il ne s’agissait pas de règlements pris pour l’application de l’alinéa 15b) de la LCDP. Après avoir examiné les motifs sociaux, organisationnels et médicaux ainsi que les raisons de sécurité invoqués par les FAC, le Tribunal a conclu que les FAC n’avaient pas prouvé qu’il n’était pas faisable d’évaluer de façon individuelle le risque que présentait chaque membre à l’aide de tests appropriés et que l’exclusion générale constituait donc une EPJ. Cet appel soulevait deux questions principales, à savoir : 1) si l’alinéa 15b) de la LCDP s’appliquait aux articles 15.17 et 15.31 des ORR, et 2) si la politique des FAC concernant l’âge obligatoire de la retraite constituait une EPJ en vertu de l’alinéa 15a) de la LCDP.

Jugement : la demande doit être rejetée.

1) Étant donné que le principe directeur de la LCDP est l’élimination de la discrimination, toute exception à ce principe doit être interprétée restrictivement et compte tenu des objectifs globaux de cette Loi. Par conséquent, les articles 15.17 et 15.31 des ORR ne pouvaient pas être visés par l’alinéa 15b) de la LCDP en l’absence de preuve d’une intention claire de la part du législateur et du gouverneur en conseil qu’ils soient ainsi visés. Ils n’indiquent aucunement qu’ils ont été pris aux fins de l’alinéa 15b) de la LCDP, étant donné en particulier qu’ils ont été pris avant l’adoption de cette disposition. Le Tribunal n’a commis aucune erreur de droit en concluant que l’alinéa 15b) ne s’appliquait pas aux articles 15.17 et 15.31 des ORR.

2) Le critère s’appliquant aux EPJ comporte deux éléments, dont l’existence doit être prouvée par l’employeur. En premier lieu, les motifs pour lesquels l’employeur applique la règle de travail, appréciés subjectivement, doivent viser à assurer l’« exécution efficace et économique du travail ». En second lieu, il faut déterminer objectivement si la restriction est « raisonnablement nécessaire » aux fins de la réalisation de ce but légitime. L’élément subjectif du critère n’était pas en litige : les FAC étaient de bonne foi lorsqu’elles avaient imposé la politique concernant la retraite obligatoire en se fondant sur leur conviction que celle-ci était nécessaire à leur efficacité globale. L’élément objectif est fondé sur le fait que les politiques de l’employeur doivent être rationnelles et proportionnées. Aux fins de la présente analyse, l’objectif global de l’efficacité militaire est examiné sous deux rubriques, à savoir les éléments organisationnels d’une part, et les éléments médicaux ou les éléments liés à la sécurité d’autre part. Afin de satisfaire au critère de la rationalité, les moyens employés par les FAC (l’âge obligatoire de la retraite de 55 ans) doivent être rationnellement liés aux objectifs visés. Ils doivent être raisonnablement nécessaires aux fins de la réalisation de ces fins, et non simplement commodes sur le plan administratif; de plus, ils ne peuvent pas résulter de simples impressions, de stéréotypes ou de généralisations non fondées. En ce qui concerne les objectifs organisationnels des FAC, il s’agit en réalité de savoir si le lien qui existe entre les moyens employés et les objectifs visés est rationnel. Selon la preuve, il faut un roulement annuel de personnel de 10 % pour satisfaire aux exigences organisationnelles des FAC; le pourcentage global de ce roulement qui est attribuable à la politique de retraite obligatoire elle-même n’est que de 1 % et un nombre peu élevé de personnes choisiraient de continuer à travailler si la retraite obligatoire était abolie. Par conséquent, la conclusion tirée par le Tribunal, à savoir que la politique de retraite obligatoire n’était pas raisonnablement nécessaire aux fins de la réalisation des objectifs des FAC, était fondée. L’efficacité organisationnelle des FAC n’est pas aussi étroitement liée à la retraite obligatoire que ce ne serait le cas dans d’autres contextes. Lorsque les objectifs de l’employeur se rapportent à des questions de santé et de sécurité, l’organe de décision doit évaluer le facteur de risque en déterminant si les moyens employés sont rationnellement liés aux objectifs visés. L’exigence des FAC selon laquelle le personnel doit être en bonne forme physique et être en tout temps formé et prêt à aller à la guerre constitue un objectif rationnel directement lié à l’orientation primordiale de cette organisation. Il était également reconnu que la retraite obligatoire est rationnellement liée à cette fin; en d’autres termes, l’âge du personnel des FAC est lié d’une façon rationnelle aux tâches que celui-ci doit accomplir et aux conditions difficiles auxquelles il doit parfois faire face.

La question primordiale était de savoir si le Tribunal avait commis une erreur en concluant que l’âge obligatoire de la retraite de 55 ans était rationnellement lié aux objectifs médicaux et aux objectifs liés à la sécurité, mais qu’en fin de compte, cette politique n’était pas nécessaire puisque les FAC pouvaient élaborer et administrer des tests qui permettaient d’évaluer avec exactitude la capacité de combat du personnel. Conformément au principe de la proportionnalité, toute mesure qui limite les droits garantis par la législation sur les droits de la personne doit porter le moins possible atteinte à ces droits. Cela soulevait la question de savoir s’il existait des solutions de rechange raisonnables par rapport à la politique de retraite obligatoire, lesquelles permettaient d’atteindre l’objectif voulant qu’on dispose d’un effectif bien formé et prêt au combat. En l’espèce, l’administration de tests individuels était la solution de rechange examinée par le Tribunal. La norme de preuve qu’il faudrait appliquer pour déterminer si l’administration d’un test individuel constitue une solution de rechange raisonnable consiste à savoir si cette dernière est « faisable » plutôt que « possible ». Il est important de déterminer si l’administration de tests individuels est faisable tant lorsqu’il s’agit d’évaluer un niveau donné de forme physique que lorsqu’il s’agit de déceler les maladies liées au vieillissement qui peuvent empêcher une personne d’agir d’une façon efficace dans les opérations au moment où l’on en a le plus besoin. La preuve a montré que l’administration de tests visant à permettre d’évaluer le niveau de forme physique était faisable. Ainsi, la capacité aérobique est un bon indice du rendement et est un meilleur indice des niveaux de forme physique que ne l’est l’âge. Par conséquent, il n’était pas raisonnable d’exclure tout un secteur des FAC uniquement en se fondant sur l’âge. Le Tribunal a eu raison de conclure que la politique des FAC concernant la retraite obligatoire n’était pas une EPJ au sens de l’alinéa 15a) de la LCDP.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15.

Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 2f) (mod. par S.C. 1972, ch. 13, art. 2), 235(2) (édicté par S.C. 1974-75-76, ch. 93, art. 16).

Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, ch. I-2, art. 11.1 (édicté par S.A. 1985, ch. 33, art. 5).

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 7, 10, 15a),b).

Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, ch. 33, art. 14b).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur la défense nationale, S.R.C. 1970, ch. N-4, art. 12(1), 134 (édicté par S.C. 1972, ch. 13, art. 73.1).

Loi sur le pilotage, S.C. 1970-71-72, ch. 52, art. 42a).

Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (Révision de 1968), art. 15.17, 15.31, 22.01 (mod. par C.P. 1976-1799).

Règlement général sur le pilotage, C.R.C., ch. 1263, art. 4(1)a).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS SUIVIES :

Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202; (1982), 132 D.L.R. (3d) 14; 82 CLLC 17,005; 40 N.R. 159; Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279; (1988), 53 D.L.R. (4th) 609; 10 C.H.R.R. D/5515; 88 CLLC 17,031; 88 N.R. 321; 18 Q.A.C. 164; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297; (1989), 65 D.L.R. (4th) 481; [1990] 1 W.W.R. 481; 81 Sask. R. 263; 11 C.H.R.R. D/204; 90 CLLC 17,001; 45 C.R.R. 363.

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483; [1991] 1 W.W.R. 577; (1990), 52 B.C.L.R. (2d) 1; 91 CLLC 17,003; Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489; (1990), 111 A.R. 241; 72 D.L.R. (4th) 417; [1990] 6 W.W.R. 193; 76 Alta. L.R. (2d) 97; 33 C.C.E.L. 1; 12 C.H.R.R. D/417; 90 CLLC 17,025; 113 N.R. 161; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Moose Jaw (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1317; Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321; (1992), 9 O.R. (3d) 224; 93 D.L.R. (4th) 346; 138 N.R. 1; 55 O.A.C. 81.

DISTINCTION FAITE AVEC :

L’Administration de pilotage du Pacifique c. Arnison, [1981] 2 C.F. 206; (1980), 116 D.L.R. (3d) 736; 1 C.H.R.R. D/225; 81 CLLC 14,071; 34 N.R. 22 (C.A.); Dickason c. Université de l’Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004; 2 C.R.R. (2d) 1; 118 N.R. 1; 45 O.A.C. 1.

DÉCISION EXAMINÉE :

R. c. Nolan, [1987] 1 R.C.S. 1212; (1987), 79 N.S.R. (2d) 394; 41 D.L.R. (4th) 286; 196 A.P.R. 394; 34 C.C.C. (3d) 289; 58 C.R. (3d) 335; 49 M.V.R. 140; 77 N.R. 81.

DÉCISIONS CITÉES :

Robinson c. Canada (Forces armées) (1991), 15 C.H.R.R. D/95 (Trib. can.); Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536; (1985), 23 D.L.R. (4th) 321; 17 Admin. L.R. 89; 9 C.C.E.L. 185; 7 C.H.R.R. D/3102; 86 CLLC 17,002; 64 N.R. 161; 12 O.A.C. 241; Winnipeg School Division No. 1 c. Craton et autres, [1985] 2 R.C.S. 150; (1985), 21 D.L.R. (4th) 1; [1985] 6 W.W.R. 166; 38 Man. R. (2d) 1; 15 Admin. L.R. 177; 8 C.C.E.L. 105; 85 CLLC 17,020; 61 N.R. 241; Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink et autre, [1982] 2 R.C.S. 145; (1982), 137 D.L.R. (3d) 219; [1983] 1 W.W.R. 137; 39 B.C.L.R. 145; 3 C.H.R.R. D/1163; 82 CLLC 17,014; [1982] I.L.R. 1-1555; 43 N.R. 168; Grand Trunk Pacific Railway Co. v. Dearborn (1919), 58 R.C.S. 315; 47 D.L.R. 27; [1919] 1 W.W.R. 1005; Canada (Procureur général) c. Martin, A-573-93, juge Hugessen, J.C.A., jugement en date du 16-11-93, C.A.F., encore inédit; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; (1988), 54 D.L.R. (4th) 577; 10 C.H.R.R. D/5559; 36 C.R.R. 1; 90 N.R. 84; 19 Q.A.C. 69; Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357; (1984), 9 D.L.R. (4th) 161; 11 C.C.C. (3d) 481; 53 N.R. 169; 3 O.A.C. 321; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 14 O.A.C. 335; Cashin c. Société Radio-Canada, [1988] 3 C.F. 494; (1988), 20 C.C.E.L. 203; 9 C.H.R.R. D/5343; 88 CLLC 17,019; 86 N.R. 24 (C.A.); Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561; (1985), 23 D.L.R. (4th) 481; 17 Admin. L.R. 111; 9 C.C.E.L. 135; 86 CLLC 17,003; 63 N.R. 185; Air Canada c. Carson, [1985] 1 C.F. 209; (1985), 18 D.L.R. (4th) 72; 6 C.H.R.R. D/2848; 57 N.R. 221 (C.A.); Kibale c. Canada (Transports Canada) (1988), 10 C.H.R.R. D/6100; 88 CLLC 17,022; 90 N.R. 1 (C.A.F.); Rohm & Haas Canada Ltd. et Tribunal antidumping, Re (1978), 91 D.L.R. (3d) 212; 22 N.R. 175 (C.A.F.).

DOCTRINE

Driedger, E. A. Construction of Statures, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1983.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision ((1992), 17 C.H.R.R. D/435 (Trib. can.)) par laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne a statué que la politique de l’âge obligatoire de la retraite des FAC constituait de la discrimination en matière d’emploi, fondée sur l’âge, en violation des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Demande rejetée.

AVOCATS :

Barbara A. McIsaac et le major Randall Smith pour le requérant.

René Duval pour les intimés.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour le requérant.

La Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Tremblay-Lamer :

LES FAITS

Le procureur général du Canada, partie requérante, cherche à obtenir le contrôle judiciaire, conformément à l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5], de la décision par laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne [Martin c. Canada (Ministère de la Défense nationale) (1992), 17 C.H.R.R. D/435] a statué que la politique concernant l’âge obligatoire de la retraite qu’appliquaient les Forces armées canadiennes constituait de la discrimination en matière d’emploi, fondée sur l’âge, en violation des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne[1] (ci-après« LCDP »).

L’affaire dont le Tribunal avait été saisi concernait dix plaignants. Neuf d’entre eux étaient d’anciens membres des Forces armées canadiennes (ci-après « FAC ») et sont maintenant à la retraite; l’un des plaignants, Douglas Martin, est actuellement officier en service actif au sein des FAC. David Kilmartin et Robert Slavik sont des officiers à la retraite. Les autres plaignants avaient atteint divers grades de militaires du rang au moment où ils ont pris leur retraite. À l’exception du capitaine Martin, tous les plaignants ont été forcés de prendre leur retraite.

Les conditions d’enrôlement des FAC concernant l’âge obligatoire de la retraite (ci-après « AOR ») des officiers et des militaires du rang sont énoncées dans les Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (Révision de 1968) (ci-après « ORR »), plus précisément à l’article 15.17 dans le cas des officiers et à l’article 15.31 dans le cas des militaires du rang. L’AOR est le même pour les deux groupes, soit 55 ans. Ces conditions sont entrées en vigueur le 1er avril 1976 pour les officiers du service général, le 1er juillet 1978 pour les officiers spécialistes et le 1er avril 1978 pour les militaires du rang. Le nouveau régime s’applique à tous les officiers qui sont entrés en fonction après le 1er avril 1976 (1978 dans les cas des militaires du rang) ainsi qu’à ceux qui sont entrés en fonction avant ces dates, mais dont l’engagement a été converti en un engagement visé par les nouvelles conditions. Les membres qui s’étaient joints aux FAC avant ces dates et qui avaient choisi de ne pas être régis par les nouvelles conditions étaient assujettis à l’ancien régime, en vertu duquel l’âge de la retraite était déterminé par les conditions d’enrôlement qui existaient avant 1968, ou avant l’unification, ou par les conditions qui sont entrées en vigueur après 1968, ou après l’unification, selon le moment de leur enrôlement.

Les nouvelles conditions d’enrôlement ont été adoptées dans le cadre du Programme d’orientation des carrières—officiers (ci-après « POCO ») et du Programme d’orientation des carrières—personnel non officier (ci-après « POCPNO »). Le POCO et le POCPNO sont des systèmes à trois paliers. Le premier palier comporte un « engagement de courte durée » de neuf ans pour les officiers ou un « engagement initial » de trois ans pour les militaires du rang, avec une prolongation possible de trois ans. Avant la fin de ce stade, les officiers et les militaires du rang peuvent être choisis en vue de la conversion de leur engagement en un « engagement de durée intermédiaire » et, si l’offre est acceptée, ils exercent leurs fonctions pendant une période de 20 ans de service continu. Entre la 15e et la 20e année de service, les officiers sont admissibles à une conversion à l’« engagement de durée indéterminée » (ci-après « l’ED IND »), jusqu’à l’âge de 55 ans. Le cas des militaires du rang est également examiné en vue d’un ED IND en fonction du mérite, du grade et du groupe professionnel militaire. Les membres auxquels on n’offre pas d’ED IND sont libérés à moins qu’on ne leur propose un engagement pour une période fixe maximale de cinq ans, à la fin de laquelle ils sont libérés.

Malgré l’adoption du POCO et du POCPNO, les militaires actifs ne devenaient pas tous automatiquement assujettis aux nouvelles conditions d’enrôlement. Des « dispositions transitoires » ont été élaborées, dans l’intérêt des FAC et des militaires actifs, selon lesquelles on offrait à tous les officiers en service actif qui en étaient à leurs premières années de service ainsi qu’aux officiers comptant moins de neuf années de service la possibilité d’être régis par les nouvelles conditions. De plus, des offres sélectives étaient faites à ceux qui approchaient de la zone de conversion à l’ED IND. Une zone de conversion de trois ans a également été créée pour les officiers qui, le 1er avril 1976, comptaient 17 ans de service ou avaient atteint l’âge de 37 ans, selon la date la plus tardive, jusqu’à ce qu’ils atteignent le point 20/40, c’est-à-dire 20 années de service ou l’âge de 40 ans. Au cours de cette période, on évaluait les officiers aux fins d’une offre d’ED IND en fonction du grade, du mérite, du contingentement et du groupe professionnel militaire. Ceux à qui cette offre était faite servaient dans les FAC jusqu’à l’âge de 55 ans. Ceux qui ne recevaient pas d’offre en ce sens pendant cette période de trois ans continuaient à servir dans l’armée conformément aux anciennes conditions d’enrôlement. Le POCPNO comportait des dispositions transitoires similaires.

Des dix plaignants, seuls Grossek et Martin se sont vu offrir un ED IND dont l’AOR était 55 ans. Grossek a été libéré lorsqu’il a atteint son AOR de 55 ans et Martin doit être mis à la retraite lorsqu’il aura 55 ans. Les autres plaignants[2] ont été libérés dans le cadre du POCO ou du POCPNO et par suite des dispositions transitoires, parce qu’ils n’avaient pas atteint le grade de base nécessaire pour être admissibles à un ED IND ou parce qu’ils ne satisfaisaient pas aux autres critères d’admissibilité aux fins de la sélection (c’est-à-dire le mérite, le groupe professionnel militaire et les exigences organisationnelles des FAC).

Les FAC ont concédé devant le Tribunal que la politique concernant la retraite obligatoire constituait un acte discriminatoire visé par les articles 7 et 10 de la LCDP. Cependant, elles ont invoqué deux motifs pour tenter de la justifier : en premier lieu, cette politique constituait une exigence professionnelle justifiée (EPJ) au sens de l’alinéa 15a) de la LCDP; en second lieu, il s’agissait d’un « règlement » au sens de l’alinéa 15b) de la LCDP.

Pendant l’audience, la Commission a soulevé la question de la constitutionnalité des articles 15.17 et 15.31 des ORR ainsi que de l’alinéa 15b) de la LCDP, en soutenant que ces dispositions entraînaient de la discrimination fondée sur l’âge et qu’elles étaient donc contraires à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés[3] (ci-après « la Charte ») et que l’article premier de la Charte ne les sauvegardait pas.

LA DÉCISION DU TRIBUNAL

De l’avis du Tribunal, il n’était nécessaire d’examiner la question fondée sur la Charte que si l’on concluait que l’alinéa 15b) de la LCDP s’appliquait aux articles 15.17 et 15.31 des ORR. L’alinéa 15b) de la LCDP prévoit ceci :

15. Ne constituent pas des actes discriminatoires :

b) le fait de refuser ou de cesser d’employer un individu … qui a atteint l’âge maximal prévu, dans l’un ou l’autre cas, pour l’emploi en question par la loi ou les règlements que peut prendre le gouverneur en conseil pour l’application du présent alinéa.

Le Tribunal a conclu que l’alinéa 15b) ne s’appliquait pas en l’espèce et, à la page D/442 de sa décision, il a dit ceci :

Pour que ces mots aient un sens dans le contexte de l’alinéa, ils doivent signifier qu’une loi ou un règlement doit être adopté de façon claire et sans équivoque aux fins dudit alinéa pour être exempté de l’application de la LCDP.

L’art. 15.17 et 15.31 des ORR ne comportent aucun renvoi à la LCDP. Ce n’est pas étonnant, étant donné qu’ils ont été adoptés avant l’entrée en vigueur de celle-ci. En conséquence, même en l’absence de mots explicites, il est difficile de croire qu’il s’agit d’un règlement pris pour l’application de l’al. 15b) de la LCDP.

Le Tribunal a ensuite examiné à fond la question de savoir si les articles 15.17 et 15.31 des ORR constituaient une EPJ au sens de l’alinéa 15a) de la LCDP. Le point de départ de son analyse était le critère que la Cour suprême du Canada avait énoncé dans l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d’Etobicoke[4], lequel suppose une appréciation à la fois subjective et objective de la preuve.

Le Tribunal ne doutait pas qu’on avait été de bonne foi en adoptant la politique concernant la retraite obligatoire (élément subjectif du critère). La validité de la politique dépendait plutôt de la question de savoir si cette politique était justifiée parce qu’elle était « raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public général »[5]. À cette fin, le Tribunal a examiné les motifs sociaux, organisationnels et médicaux ainsi que les raisons de sécurité invoqués par les FAC.

(i)         Exigences sociales et organisationnelles

Le Tribunal a reconnu que l’effectif des FAC était limité et fortement structuré. Par conséquent, étant donné que les FAC devaient former elles-mêmes leurs membres, il devait y avoir un roulement constant du personnel depuis les grades inférieurs jusqu’aux grades supérieurs. Les FAC ont soutenu que c’était la raison pour laquelle elles avaient élaboré le POCO et le POCPNO, soit un système à trois paliers de règles prévoyant le départ, dont la règle sur le départ final à l’AOR de 55 ans, comme moyen nécessaire, humain et justifiable, sur le plan organisationnel, de réaliser ces buts. Le Tribunal a reconnu que ces arguments étaient, d’une façon générale, légitimes, mais il a conclu qu’ils n’étaient pas convaincants dans le contexte de l’armée canadienne.

De 1985 à 1990, du pourcentage de 10 % représentant le roulement annuel nécessaire pour assurer à la fois une base de personnes formées pour les grades inférieurs et de bonnes possibilités de carrière, le pourcentage global attribuable à l’AOR était d’environ 1 %. De plus, il était peu probable qu’un membre comptant de 30 à 35 années de service et ayant droit à une pension représentant 70 % de son salaire continue à servir dans les FAC bien après avoir atteint l’âge de 55 ans. En outre, si l’AOR était aboli, il serait encore possible d’établir la base de données permettant de prévoir le taux d’attrition nécessaire aux fins de l’efficacité organisationnelle, bien que cela prenne un certain temps.

Le Tribunal a examiné et retenu les constatations de deux projets de recherche concernant un AOR de 65 ans, qu’il jugeait pertinents dans l’affaire dont il était saisi. Une étude avait été faite par le ministère de la Main-d’œuvre du Québec, où la retraite obligatoire avait été abolie pour certaines entreprises commerciales, et l’autre par le Task Force on Mandatory Retirement de l’Ontario. Selon les constatations des deux études, le nombre de personnes qui décidaient de continuer à travailler après l’âge prévu de la retraite, lorsque cette dernière n’était plus obligatoire, était d’environ 1 à 4 % seulement du nombre total d’employés salariés.

Le Tribunal a fait remarquer que si l’AOR était aboli, il faudrait mettre davantage l’accent sur les tests d’aptitude physique et sur les examens médicaux, mais il a rejeté l’argument selon lequel les membres des FAC qui ne réussiraient pas ces tests seraient personnellement humiliés. Le Tribunal estimait qu’il y avait une grande différence entre le fait de demander à des professeurs d’université, par exemple, de se soumettre à des tests de compétence et le fait d’assujettir le personnel militaire à certaines exigences concernant la forme physique et la santé. Quoi qu’il en soit, la personne qui ne satisfaisait pas aux critères appropriés n’était pas automatiquement libérée puisqu’elle bénéficiait habituellement d’une exemption à l’égard des déficiences médicales dans certaines circonstances ou qu’on l’orientait vers des programmes qui devaient lui permettre de respecter les normes minimales applicables.

Enfin, l’allégation selon laquelle l’abolition de l’AOR aurait de graves conséquences pour le régime de pension a également été rejetée. Le plafond, relativement au nombre d’années de service ouvrant droit à une pension, était de 35 ans et les membres avaient tendance à quitter les FAC une fois qu’ils avaient maximisé le montant de leur pension. De fait, étant donné que, dans les FAC, les pensions étaient indexées d’après l’indice des prix à la consommation, il était peut-être préférable pour les membres de quitter les FAC tôt, lorsque les augmentations annuelles de salaire ne correspondaient pas au taux d’inflation.

Le Tribunal a conclu que l’AOR n’était pas « raisonnablement nécessaire », au point de vue social et organisationnel, bien que cela fût peut-être commode lorsqu’il s’agissait de prévoir et de planifier les besoins des FAC.

(ii)        Facteur de sécurité et facteur d’ordre médical

Tests d’aptitude physique

Les FAC ont présenté une preuve au sujet des questions de sécurité que soulevaient les effets néfastes causés par le vieillissement et des conséquences pouvant nuire au rendement du soldat en situation de combat.

Le Tribunal a adopté le critère énoncé dans Robinson c. Canada (Forces armées)[6], à savoir qu’il incombe aux FAC de démontrer, selon la prépondérance des probabilités :

1) que le groupe de personnes exclu par sa politique d’emploi, par exemple les épileptiques, présente « un risque d’erreur humaine suffisant » … pour justifier son exclusion générale, 2) qu’il est impossible d’évaluer individuellement le risque que présente chaque membre d’un groupe protégé et 3) que l’exclusion générale d’une catégorie de personnes s’avère un moyen non excessif, [c’est-à-dire] proportionné au but visé.

En ce qui concerne l’élément évaluation individuelle du critère, le Tribunal a conclu que les FAC avaient omis de prouver qu’il n’était pas possible d’évaluer de façon individuelle le risque que présentait chaque membre à l’aide de tests appropriés, et que l’exclusion générale constituait donc une EPJ. Il était convaincu qu’il existait suffisamment de moyens peu coûteux de s’assurer qu’une personne pouvait respecter une norme d’aptitude physique appropriée, et ce, quel que soit son âge.

Le Tribunal a fait observer que les FAC ne semblaient pas avoir adopté de normes générales sur la forme physique[7]. Chaque membre des FAC devait se soumettre tous les ans à des tests d’aptitude physique comme des extensions de bras, des redressements assis, un test de la force de préhension et un test de l’escalier permettant de mesurer la capacité aérobique ainsi qu’à une vérification du poids et de la taille. Ces tests visaient toutefois à déterminer si un membre devait améliorer sa forme physique. Il n’y avait aucun lien avec la forme physique nécessaire pour être soldat.

Malgré le caractère inadéquat de la série de tests existants, le Tribunal a conclu que les FAC étaient en mesure d’élaborer des tests d’aptitude physique et d’endurance qui leur permettraient d’évaluer la capacité de chaque membre d’accomplir ses tâches de soldat, sous pression, dans des conditions environnementales difficiles. Les coûts y afférents seraient relativement peu élevés et le risque de blessure que présentait l’administration de ces tests était également faible.

Examens médicaux

Les experts qui ont témoigné au sujet des facteurs d’ordre médical ont énuméré un certain nombre de maladies qui sont plus répandues avec l’âge et qui peuvent avoir des répercussions sur le rendement fonctionnel, sur la morbidité et sur la mortalité, notamment les maladies des artères coronaires (MAC), l’accident cérébro-vasculaire, le cancer, l’ostéoarthrite, la maladie vasculaire périphérique, le diabète sucré et le syndrome respiratoire obstructif chronique. La plupart de ces maladies sont de nature progressive et il est facile de faire des évaluations pour les déceler, les diagnostiquer et les contrôler. Toutefois, on craignait surtout la possibilité d’une incapacité soudaine causée par une maladie des artères coronaires ou un accident cérébro-vasculaire ainsi que les conséquences pour la personne concernée, pour ses collègues et pour l’ensemble d’une mission donnée.

Le Tribunal a conclu que, grâce aux tests et à l’évaluation des facteurs de risque, il était possible de prévoir ou, du moins, d’éliminer la probabilité qu’un individu soit atteint d’une maladie des artères coronaires ou subisse un accident cérébro-vasculaire, bien que pas nécessairement dans tous les cas. L’armée pouvait adopter des mesures à l’égard des personnes qui présentaient des risques à cet égard sans se fonder dans tous les cas sur l’âge. Les coûts et les risques que couraient les individus auxquels on administrait des tests étaient considérés comme relativement faibles.

Quant à la méthodologie relative aux tests, on estimait qu’il convenait de laisser aux experts le soin d’élaborer le modèle approprié. Cependant, d’après la preuve, il était possible, semble-t-il, d’élaborer une méthode progressive s’appliquant depuis la date de l’enrôlement jusqu’à la retraite et permettant de s’assurer que les membres avaient la capacité voulue pour agir en situation de combat. Des normes strictes s’appliqueraient aux recrues; des programmes de tests réguliers seraient élaborés, lesquels permettraient de vérifier la résistance physique, la force et la capacité aérobique; tous les membres devraient se soumettre à des tests annuels concernant les divers facteurs de risque comme le taux de sucre dans le sang, la pression sanguine et le taux de cholestérol; de plus, les membres qui présentaient au moins deux facteurs de risque devraient passer d’autres tests.

Dans le cas des personnes âgées de plus de 40 ans, on devait appliquer un processus de dépistage séquentiel pour repérer celles qui risquaient d’avoir des problèmes de santé. L’évaluation initiale serait effectuée au moment de l’examen physique périodique ou annuel et, si un risque probable de maladie des artères coronaires était décelé, d’autres tests, comme un électrocardiogramme (ECG), une épreuve d’effort au thallium ou un angiogramme pouvaient être administrés.

Enfin, le Tribunal a fait remarquer que certains membres des FAC étaient inadmissibles à participer aux situations de combat en raison de leur état de santé. Cette situation allait tout à fait à l’encontre de l’affirmation que les FAC avaient faite, à savoir que chaque membre devait être prêt à assumer toutes sortes de responsabilités en tout temps. Si les FAC pouvaient composer avec les personnes qui n’étaient pas aptes à se battre, une politique générale de mise à la retraite obligatoire de tous les membres âgés de 55 ans était excessive et disproportionnée à l’objectif voulant qu’on maintienne un corps compétent de combattants et ne pouvait pas être qualifiée d’EPJ.

QUESTIONS LITIGIEUSES

1.         Le Tribunal a-t-il commis une erreur en statuant que les articles 15.17 et 15.31 des ORR n’étaient pas des règlements au sens de l’alinéa 15b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne?

2.         Si le Tribunal a commis pareille erreur, il s’agit de savoir si l’alinéa 15b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne viole la Charte canadienne des droits et libertés et, dans l’affirmative, si pareille violation constitue une limite raisonnable conformément à l’article premier, question que la Commission des droits de la personne a soulevée, mais que le Tribunal n’a pas tranchée.

3.         Si l’alinéa 15b) ne sauvegarde pas les règlements, le Tribunal a-t-il commis une erreur en statuant que les articles 15.17 et 15.31 des ORR et le POCPNO ne constituaient pas une exigence professionnelle justifiée au sens de l’alinéa 15a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne?

ANALYSE

1)         L’APPLICABILITÉ DE L’ALINÉA 15b) DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE AUX ARTICLES 15.17 ET 15.31 DES ORR FIXANT LES ÂGES DE LA RETRAITE OBLIGATOIRES

Sur ce point, je souscris à la conclusion du Tribunal, à savoir que l’alinéa 15b) ne s’applique pas en l’espèce. Le principe directeur de la LCDP est l’élimination de la discrimination, qui résulte d’actions ayant pour effet d’imposer à une personne ou à un groupe de personnes des obligations, des peines ou des conditions restrictives qui ne sont pas imposées aux autres membres de la société[8] Toute exception à ce principe, que ce soit au moyen d’une disposition législative particulière ou dans le cadre de la LCDP elle-même doit être interprétée restrictivement et compte tenu des objectifs globaux de la LCDP.

Ce point a récemment été confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne)[9], où il a été jugé que les droits garantis par la législation sur les droits de la personne devaient être interprétés d’une façon large, tandis que les moyens de défense qui pouvaient être opposés à l’exercice de ces droits devaient être interprétés de façon restrictive.

Dans l’arrêt Winnipeg School Division No. 1 c. Craton et autres[10], le juge McIntyre a souligné, à la page 156, que seule une déclaration législative claire permet d’abroger ou de modifier une loi sur les droits de la personne, ou encore de créer des exceptions à l’égard de ses dispositions.

Cela étant, les mots « prévu … pour l’emploi en question par la loi ou les règlements que peut prendre le gouverneur en conseil pour l’application du présent alinéa » doivent être interprétés littéralement et restrictivement. Par conséquent, les articles 15.17 et 15.31 des ORR ne peuvent être visés par l’alinéa 15b) que si le législateur et le gouverneur en conseil manifestent clairement leur intention à ce sujet.

Le requérant a soutenu que l’arrêt L’Administration de pilotage du Pacifique c. Arnison[11] fait autorité en l’espèce. Dans cette affaire-là, le nom de l’intimé, au moment où ce dernier avait atteint l’âge de 50 ans, avait été rayé de la liste d’admissibilité tenue par la requérante aux fins de l’emploi des pilotes. L’Administration a soutenu que cette mesure violait les articles 7 et 10 de la LCDP, mais que l’alinéa 4(1)a) du Règlement général sur le pilotage, C.R.C., ch. 1263, l’obligeait légalement à faire ce qu’elle avait fait. Ledit alinéa était ainsi libellé :

4. (1) Tout candidat à un brevet de pilote doit

a) avoir au moins 23 ans et au plus 50 ans;

La disposition d’exception pertinente de la LCDP [Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, ch. 33] était l’alinéa 14b), dont le libellé était identique à celui de l’alinéa 15b) actuel.

La Cour d’appel fédérale a statué que l’alinéa 4(1)a) du Règlement général sur le pilotage était valide. Toutefois, cette décision n’était pas fondée sur l’application de l’alinéa 14b) de la LCDP, mais plutôt sur l’interprétation du mot « minimales » figurant à l’alinéa 42a) de la Loi sur le pilotage [S.C. 1970-71-72, ch. 52], en vertu duquel le gouverneur en conseil pouvait :

42. … établir des règlements

a) prescrivant pour toute région ou partie de région les conditions minimales que doit remplir un requérant quant aux certificats de navigation, aux états de service en mer, à l’âge et à l’état de santé, avant de pouvoir obtenir un brevet ou un certificat de pilotage;

La décision ne mentionnait pas la façon dont l’alinéa 14b) devait être interprété et les facteurs qui permettaient de déterminer si une disposition ou un règlement particuliers étaient visés par cet alinéa. Le juge Le Dain, J.C.A., a semblé reconnaître que cette question n’avait pas été débattue lorsqu’il a dit ceci, à la page 210 :

On n’a pas débattu devant nous la question de savoir si, de façon générale, les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne pouvaient avoir des conséquences sur la validité ou l’application des règlements par ailleurs valablement pris en application d’une loi. Sans me prononcer sur cette question, j’estime que le refus d’employer qui nous intéresse était clairement autorisé par l’article 14b) de la Loi … 

Étant donné que, dans l’arrêt Arnison, aucun argument n’a été présenté au sujet de l’interprétation de l’alinéa 14b) et puisque cette affaire a été tranchée avant le premier arrêt de la Cour suprême du Canada concernant l’interprétation qu’il convient de donner à la législation sur les droits de la personne[12], cet arrêt, à mon avis, ne fait pas autorité en l’espèce.

Le requérant fait valoir que la mention des « règlements que peut prendre le gouverneur en conseil pour l’application du présent alinéa » montre simplement qui doit prendre les règlements. Je ne souscris pas à cet avis. Selon une règle bien connue d’interprétation de la loi, il ne faut pas ajouter ou supprimer de mots pour arriver au résultat souhaité. Dans Construction of Statutes[13], Driedger cite le passage suivant des motifs prononcés par le juge en chef Davis dans l’arrêt Grand Trunk Pacific Railway Co. v. Dearborn [(1919), 58 R.C.S. 315, aux pages 320 et 321] :

[traduction] Je ne puis reconnaître le droit des tribunaux, lorsque le libellé d’une loi est clair et non ambigu, de modifier en pratique pareille loi en supprimant des mots ou en ajoutant des mots restrictifs … 

Étant donné que l’identité de l’organisme autorisé à prendre les règlements est révélée sans qu’il soit fait mention des mots « pour l’application du présent alinéa », il faut attribuer à ces mots un sens qui leur est propre.

Le sens de cette expression a été examiné par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Nolan[14], qui portait sur la question de savoir si un agent de la police militaire était un agent de la paix au sens de l’alinéa 2f) du Code criminel[15] et, par conséquent, si pareil agent de la police militaire était autorisé à demander à un civil de se soumettre à l’alcootest. Deux policiers militaires qui avaient vu l’accusé, un civil, sortir d’une base militaire à une vitesse excessive l’avaient pris en chasse et arrêté sur une voie publique. Ayant remarqué que l’accusé titubait et que son haleine sentait fortement l’alcool, les policiers militaires ont emmené celui-ci au poste de police et lui ont demandé de fournir un échantillon d’haleine. L’accusé a refusé et a été inculpé de refus d’obtempérer à l’ordre de se soumettre à l’alcootest, en violation du paragraphe 235(2) [édicté par S.C. 1974-75-76, ch. 93, art. 16] du Code criminel. Au procès, le juge a conclu que l’agent de la police militaire n’était pas un agent de la paix selon la définition du Code criminel.

L’alinéa 2f) du Code criminel disait ceci :

2. Dans la présente loi

« agent de la paix » comprend

f) les officiers et hommes des Forces canadiennes qui sont

(i) nommés aux fins de l’article 134 de la Loi sur la défense nationale, ou

(ii) employés à des fonctions que le Gouverneur en Conseil, dans des règlements établis en vertu de la Loi sur la défense nationale aux fins du présent alinéa, a prescrites comme étant d’une telle sorte que les officiers et les hommes qui les excercent doivent nécessairement avoir les pouvoirs des agents de la paix; [C’est moi qui souligne.]

Le règlement pertinent figurait dans les Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (Révision de 1968), pris en vertu du paragraphe 12(1) de la Loi sur la défense nationale [S.R.C. 1970, ch. N-4] et modifié par le décret C.P. 1976-1799, le 13 juillet 1976. Il est ainsi libellé :

22.01—OFFICIERS ET HOMMES—AGENTS DE LA PAIX

(2) Aux fins de l’alinéa f)(ii) de la définition d’« agents de la paix » à l’article 2 du Code criminel, il est établi par les présentes que toutes les tâches légales, accomplies en vertu d’un ordre précis ou d’une coutume ou pratique militaire établie, qui sont reliées à l’un ou l’autre des domaines énumérés ci-après, sont d’une nature telle qu’il est nécessaire que les officiers et les hommes qui en sont chargés, soient investis des pouvoirs d’un agent de la paix :

Le libellé du Règlement faisait clairement mention du sous-alinéa 2f)(ii) du Code criminel. Par conséquent, le Règlement avait de toute évidence été pris « aux fins du présent alinéa », et la Cour n’avait donc pas à s’arrêter expressément au sens qu’il convenait de donner à ces mots. Toutefois, étant donné l’argument invoqué par l’intimé au sujet de l’interprétation qu’il convenait de donner au sous-alinéa 2f)(i), la Cour a effectué une analyse plus approfondie, qui s’applique également au sous-alinéa 2f)(ii).

Le juge en chef Dickson a statué que les mots « aux fins de l’article 134 [édicté par S.C. 1972, ch. 13, art. 73.1] de la Loi sur la défense nationale » doivent signifier quelque chose. À la page 1226, il a dit ceci :

Comme le juge Andrews de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, je suis convaincu que les mots « nommés aux fins de l’article 134 de la Loi sur la défense nationale », au sous-al. 2f)(i), doivent réellement « signifie[r] quelque chose ». Le ministère public, intimé, soutient que l’expression « aux fins de l’article 134 » signifie rien d’autre qu’ [traduction] « en vertu de l’article 134 ». Il s’agit d’une simple description des membres des Forces armées, en l’occurrence la police militaire, qui sont des « agents de la paix » au sens du sous-al. 2f)(i). Aucune restriction de leur autorité n’est sous-entendue. Je ne puis accepter cette interprétation. Le sous-alinéa 2f)(i) du Code parle des fins de l’art. 134, non pas simplement du groupe de personnes visées par l’art. 134. [C’est moi qui souligne.]

Plus loin, à la page 1227, le juge en chef Dickson a conclu en disant ceci :

Dans ce contexte, on conçoit difficilement que les mots « aux fins de l’article 134 de la Loi sur la défense nationale », au sous-al. 2f)(i) ne doivent pas être considérés comme restrictifs.

En l’espèce, les articles 15.17 et 15.31 des ORR ne renferment aucune indication qu’ils ont été pris aux fins de l’alinéa 15b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Cette conclusion est renforcée par le fait que, comme l’a souligné le Tribunal, ils ont été pris avant l’adoption de cette disposition, ce que le requérant n’a pas contesté.

Je conclus donc que l’alinéa 15b) ne s’applique pas aux articles 15.17 et 15.31 des ORR et que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit sur ce point. Je n’ai donc pas à statuer sur la constitutionnalité de cette disposition.

Toutefois, au cas où le Tribunal aurait de fait commis une erreur sur ce point, j’aimerais faire la remarque suivante. Étant donné que récemment, la Cour d’appel fédérale a décidé que j’avais compétence en l’espèce, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, pour trancher une question constitutionnelle que le Tribunal des droits de la personne n’avait pas tranchée[16], un problème important se pose en ce qui concerne la disposition de justification de la Charte. L’analyse fondée sur l’article premier exige une preuve de l’intention du législateur, lorsqu’il a adopté l’alinéa 15b), de façon qu’il soit possible de déterminer s’il s’agit d’une limite raisonnable imposée aux droits et libertés en question qui sont garantis. Malheureusement, étant donné que le Tribunal n’a pas statué sur la question fondée sur la Charte, cette Cour n’en était pas saisie d’une façon qui me permette de la régler d’une façon raisonnablement décisive[17].

Le juge Estey a reconnu ce problème dans l’arrêt Law Society of Upper Canada c. Skapinker[18], où il a dit ceci, à la page 384 :

Avec l’expérience, les avocats et les tribunaux établiront des critères et des pratiques qui permettront aux parties de faire la preuve de leurs prétentions relativement à l’art. 1, et aux tribunaux de trancher les questions que cette disposition pourra soulever. Qu’il soit simplement dit ici, dans le but d’aider ceux qui se présenteront dans des procédures analogues, que le dossier portant sur l’art. 1 était effectivement réduit à sa plus simple expression et, à défaut d’autres choses, il aurait difficilement permis à une cour de trancher la question de savoir si on avait démontré que la limite imposée à un droit garanti était raisonnable et justifiée. [C’est moi qui souligne.]

2)         LES ARTICLES 15.17 ET 15.31 DES ORR, LE POCO ET LE POCPNO CONSTITUENT-ILS UNE EXIGENCE PROFESSIONNELLE JUSTIFIÉE AU SENS DE L’ALINÉA 15a) DE LA Loi canadienne sur les droits de la personne?

L’alinéa 15a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit ceci :

15. Ne constituent pas des actes discriminatoires :

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées.

L’arrêt faisant autorité en ce qui concerne le sens à donner à l’exigence professionnelle justifiée (l’EPJ) est l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d’Etobicoke[19] Le juge McIntyre a parlé d’une « exigence professionnelle réelle », qui veut dire la même chose. , dans lequel la Cour suprême du Canada a examiné la question de savoir si une politique de mise à la retraite obligatoire de pompiers à l’âge de 60 ans constituait de la discrimination illicite fondée sur l’âge. À la page 208, dans un paragraphe qui a souvent été cité, le juge McIntyre a énoncé comme suit le critère pertinent :

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d’assurer la bonne exécution du travail en question d’une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d’aller à l’encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l’exercice de l’emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l’exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l’employé, ses compagnons de travail et le public en général.

Le critère comporte deux éléments, dont l’existence doit être prouvée par l’employeur. En premier lieu, les motifs pour lesquels l’employeur applique la règle de travail, appréciés subjectivement, doivent viser à assurer « l’exécution efficace et économique du travail ». En second lieu, il faut déterminer objectivement si la restriction est « raisonnablement nécessaire » aux fins de la réalisation de ce but légitime.

L’élément objectif du critère a considérablement évolué depuis 1982. Deux exigences majeures sont apparues, à savoir que les politiques de l’employeur doivent être rationnelles et proportionnées. Dans l’arrêt Brossard, aux pages 311 et 312, le juge Beetz a examiné la « nécessité raisonnable » en fonction des questions suivantes :

(1)  L’aptitude ou la qualité a-t-elle un lien rationnel avec l’emploi en question? C’est là un moyen de déterminer si le but visé par l’employeur en établissant l’exigence convient objectivement au poste en question. Dans l’affaire Etobicoke, par exemple, la force physique évaluée selon l’âge avait un lien rationnel avec le travail de pompier.

(2)  La règle est-elle bien conçue de manière que l’exigence quant à l’aptitude ou à la qualité puisse être remplie sans que les personnes assujetties à la règle ne se voient imposer un fardeau excessif? Cela nous permet d’examiner le caractère raisonnable des moyens choisis par l’employeur pour vérifier si l’on satisfait à cette exigence dans le cas de l’emploi en question. Par exemple, l’âge de la retraite obligatoire à soixante ans dans l’affaire Etobicoke était d’une sévérité disproportionnée à son objectif qui était de s’assurer que tous les pompiers possédaient la force physique nécessaire pour s’acquitter de leurs fonctions.

Le requérant a laissé entendre que le critère permettant de déterminer si une exigence professionnelle est justifiée a récemment été modifié par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dickason c. Université de l’Alberta[20]. Dans cette affaire, le libellé de l’article 11.1 de l’Individual’s Rights Protection Act[21] de l’Alberta et celui de l’article premier de la Charte étaient tellement similaires que la Cour a jugé opportun d’aborder l’analyse de l’article 11.1 d’une manière conforme à celle qui était préconisée dans l’arrêt R. c. Oakes[22] Toutefois, tel n’est pas ici le cas.

Même si, comme le requérant l’a soutenu, les deux critères comportent des éléments similaires, j’hésite à m’éloigner du critère énoncé dans l’arrêt Etobicoke, lequel a souvent été confirmé par la Cour suprême du Canada. Le critère relatif à l’EPJ a été élaboré dans le contexte particulier de l’emploi, alors que l’article premier est une disposition générale qui s’applique à tous les droits garantis par la Charte. Le juge McIntyre a mis l’accent sur cette distinction dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia[23], lorsqu’il a dit ceci, à la page 176 :

Lorsque les lois sur les droits de la personne interdisent la discrimination, elles le font de manière absolue et lorsqu’elles prévoient un moyen de défense ou une exception, c’est également en termes absolus et la discrimination est alors permise. Il n’y a pas de moyen terme à cet égard. Dans la Charte toutefois, bien que le par. 15(1), sous réserve du par. (2), interdise la discrimination de manière absolue, l’article premier permet que des limites raisonnables soient apportées à l’application du par. 15(1). Le paragraphe 15(1) exige donc une interprétation différente. Bien que la discrimination au sens du par. 15(1) soit de même nature et corresponde sur le plan de sa description au concept de discrimination élaboré sous le régime des lois sur les droits de la personne, une autre étape devra être franchie pour décider si des lois discriminatoires peuvent être justifiées en vertu de l’article premier. Il appartiendra à l’État d’établir cela. Il s’agit là d’une étape distincte nécessaire en vertu de la Charte et que l’on ne trouve pas dans la plupart des lois sur les droits de la personne parce que dans ces lois la justification de la discrimination réside généralement dans des exceptions aux droits fondamentaux.

Voici donc la façon dont le critère relatif à l’EPJ s’applique aux politiques des FAC sur la retraite.

I           Le premier volet : l’élément subjectif

Comme le Tribunal l’a mentionné dans sa décision, l’élément subjectif du critère n’est pas ici en litige; les FAC étaient de bonne foi lorsqu’elles ont imposé les politiques concernant la retraite obligatoire en se fondant sur leur conviction que ces politiques étaient nécessaires à leur efficacité globale.

II          Le second volet : l’élément objectif

A)        Définition des objectifs de l’employeur relativement à la politique d’emploi (retraite obligatoire) des FAC.

Dans une étude intitulée The Requirement for Mandatory Retirement from the Regular Forces, les FAC ont examiné la nécessité de pareille politique dans le contexte de l’armée canadienne. Les conclusions qu’elles ont tirées étaient fondées sur les objectifs particuliers de cette organisation, lesquels étaient ainsi définis, à la page 3 :

[traduction] L’efficacité militaire ne peut pas être quantifiée scientifiquement. C’est le résultat d’une combinaison de circonstances, de matériel et de personnel. Le personnel contribue à l’efficacité militaire par sa capacité physique, mentale et émotionnelle, par sa formation professionnelle et par son expérience et, fait encore plus important, par son moral, ou par sa volonté de courir les risques et de faire face aux difficultés qu’emporte une responsabilité illimitée au sein des Forces armées … En résumé, sur le plan du personnel, l’efficacité militaire est caractérisée par la souplesse, par la disponibilité de membres capables, disciplinés et bien formés, au bon endroit et au bon moment, et par le fait que pareils membres sont prêts à faire face aux dangers et aux conditions rigoureuses que comportent les opérations militaires.

Aux fins de la présente analyse, cet objectif global de l’efficacité militaire sera examiné sous deux rubriques, à savoir les éléments organisationnels d’une part, et les éléments médicaux ou les éléments liés à la sécurité d’autre part.

(i)         Objectifs organisationnels :

Selon le requérant, le POCO et le POCPNO ont été élaborés comme moyens de maintenir une armée cohésive et efficace en temps de paix. Pour être efficaces sur le plan des opérations, les FAC doivent assurer un roulement constant du personnel depuis les grades inférieurs jusqu’aux grades supérieurs, la souplesse dans la gestion de l’avancement professionnel de façon à répondre aux besoins changeants des forces, la prévisibilité aux fins de la répartition des ressources et de l’élaboration des régimes de pension et, d’une façon générale, un plus grand contrôle sur leur structure interne.

Il existe une structure hiérarchique des grades clairement définie tant pour les officiers que pour les militaires du rang. À quelques exceptions près, les membres sont enrôlés au bas de la structure des grades qui s’applique à leur groupe professionnel militaire et, compte tenu de l’expérience, du rendement et du mérite, ils sont admissibles à diverses possibilités de carrière. Il est donc important d’assurer le perfectionnement méthodique des membres depuis les grades inférieurs, de façon à leur permettre d’assumer des fonctions de direction à des grades plus élevés. Il faut également établir un équilibre entre la jeunesse et l’expérience.

Les FAC ont décelé les problèmes nuisant à leur intégrité organisationnelle et nécessitant l’adoption de règles relatives à la libération du personnel, lorsque c’était nécessaire. Mentionnons notamment la lenteur du processus de promotion et la stagnation dans un grade; un taux d’attrition élevé et non prévu, en particulier parmi le personnel du PFOR, une fois terminé le service obligatoire; le mécontentement résultant des pénalités imposées à l’égard des prestations de retraite en raison d’une retraite anticipée; une mauvaise répartition des âges et des grades (qui empêche le roulement des membres qui atteignent certains grades et certains postes ou qui entraîne un manque soudain de candidats qualifiés pour remplacer ceux qui prennent leur retraite). Les objectifs organisationnels des FAC visent nécessairement à résoudre ces problèmes également.

(ii)        Objectifs médicaux et objectifs liés à la sécurité :

Les FAC exigent que leurs membres soient en tout temps formés et prêts à aller à la guerre, même s’ils exercent des fonctions de soutien; c’est le principe du « soldat d’abord ». Les opérations militaires sont foncièrement risquées et exigent de la force physique, de l’agilité, de la rapidité, de la résistance et de l’endurance de la part du soldat. Toutefois, le vieillissement a un effet néfaste sur la force et les capacités physiques et rend en outre l’individu plus susceptible aux maladies et à la morbidité. Ce processus de vieillissement est irréversible et permanent. Il est donc important, si l’on veut maintenir la norme d’aptitude nécessaire dans l’armée, de mettre le personnel à la retraite à un certain âge.

B)        Existe-t-il un lien rationnel entre ces objectifs et la politique de retraite obligatoire? Le critère de la rationalité

Afin de satisfaire au critère de la rationalité, les moyens employés par les FAC (en l’espèce, l’AOR de 55 ans) doivent être rationnellement liés aux objectifs visés. Ils doivent être raisonnablement nécessaires aux fins de la réalisation de ces fins, et non simplement commodes sur le plan administratif; de plus, ils ne peuvent pas résulter de simples impressions, de stéréotypes ou de généralisations non fondées. Par exemple, dans l’arrêt Etobicoke, la Cour a statué que la preuve « impressionniste » présentée par les pompiers, selon laquelle le travail de pompier est une « affaire de jeune homme » était insuffisante pour établir l’existence d’une EPJ. À la page 212, le juge McIntyre a dit ceci :

À l’examen de la question d’un âge de retraite obligatoire, il semble nécessaire de présenter des éléments de preuve relativement aux tâches à accomplir et au rapport entre le vieillissement et l’exécution sûre et efficace de ces tâches. Un bon nombre de facteurs doivent être considérés et il semble essentiel que la preuve porte sur les aspects détaillés des tâches à accomplir, les conditions régnant sur les lieux de travail et l’effet de ces conditions sur les employés, en particulier sur ceux qui ont atteint ou qui atteindront bientôt l’âge qu’on veut prescrire pour la retraite … 

Je ne suis pas du tout certain de ce qu’on peut qualifier de « preuve scientifique ». Je ne dis absolument pas qu’une « preuve scientifique » sera nécessaire dans tous les cas. Il me semble cependant que, dans des cas comme celui en l’espèce, une preuve de nature statistique et médicale qui s’appuie sur l’observation et l’étude de la question du vieillissement, même si elle n’est pas absolument nécessaire dans tous les cas, sera certainement plus convaincante que le témoignage de personnes même très expérimentées dans la lutte contre les incendies, portant que le travail de pompier est « une affaire de jeune homme ». [C’est moi qui souligne.]

Dans les cas où aucune preuve empirique ne peut être présentée, les tribunaux préfèrent les « appréciations objectives » aux « impressions subjectives »[24].

Cette exigence, concernant l’existence d’un lien rationnel, doit être satisfaite relativement aux deux objectifs des FAC.

(i)         Objectifs organisationnels :

Le Tribunal ne conteste pas que les objectifs organisationnels des FAC sont rationnels. Des facteurs comme la stagnation dans un grade, le manque de souplesse lorsqu’il s’agit de répondre aux besoins changeants et le fait que le moral est bas posent des problèmes sérieux dans le contexte d’une organisation dont l’orientation primordiale est de se préparer pour faire face aux situations de conflit. Toutefois, il s’agit en réalité de savoir si le lien qui existe entre le moyen employé (l’AOR) et les objectifs visés est rationnel.

À l’appui de l’argument selon lequel la retraite obligatoire est nécessaire lorsqu’il s’agit d’assurer le roulement du personnel dont dépend le bien-être d’une organisation comme les FAC, on peut citer l’arrêt McKinney c. Université de Guelph[25], dans lequel le juge La Forest a conclu, à la page 284, que la politique de retraite obligatoire de l’université était raisonnablement nécessaire en ce sens qu’elle :

 … ne justifie pas seulement le système de la permanence qui détermine l’ambiance particulière et essentielle de la vie universitaire. Elle assure le renouvellement continu des membres du corps professoral, un processus nécessaire pour permettre aux universités d’être des centres d’excellence. Les universités doivent être à la fine pointe des découvertes et des nouvelles idées, et cela exige l’injection permanente de nouvelles ressources humaines. Dans un système fermé ayant des ressources limitées, on ne peut y parvenir qu’avec le départ d’autres personnes. La retraite obligatoire réalise cela d’une façon méthodique qui permet une planification à long terme tant par les universités que par l’individu.

Par contre, dans l’arrêt Stoffman c. Vancouver General Hospital[26], qui portait sur la retraite obligatoire des médecins à l’âge de 65 ans, le juge Wilson a fait remarquer que la preuve n’étayait pas la prétention selon laquelle la mise à la retraite des médecins les plus âgés fournirait à des médecins plus jeunes la possibilité d’être promus. La Cour a conclu que le maintien des privilèges accordés par l’hôpital n’empêcherait pas d’autres médecins d’avoir le privilège de faire admettre des patients et que la politique de retraite n’était donc pas raisonnablement nécessaire.

À mon avis, le cas qui nous occupe se rapproche énormément de la situation qui existait dans l’arrêt Stoffman, en ce sens que le fait de garder un membre après l’âge normal de la retraite n’aurait pas de répercussions importantes sur les possibilités de carrière des membres plus jeunes. Selon la preuve, il faut un roulement de personnel de 10 % pour satisfaire aux exigences organisationnelles des FAC. Le Tribunal n’a pas rejeté ce chiffre, mais il a plutôt mis l’accent sur le fait que le pourcentage global de ce roulement qui était attribuable à la politique des FAC elle-même n’était que de 1 %, et qu’un nombre peu élevé de personnes choisiraient de continuer à travailler si la retraite obligatoire était abolie (témoignage du brigadier Stephenson, directeur de l’utilisation des effectifs des FAC, volume 1 du dossier du requérant, à la page 261). La preuve révèle également que le nombre de membres touchés par la retraite obligatoire est faible par rapport aux 85 000 membres qui servent actuellement dans les FAC. Au cours de la décennie allant de 1980 à 1990, 751 personnes en moyenne ont quitté l’armée chaque année parce qu’elles avaient atteint l’AOR (volume 1 du dossier du requérant, à la page 254).

Les Forces armées constituent peut-être bien un « système fermé » dont les ressources sont limitées, mais la quantité de ressources affectées au nombre relativement faible de membres qui pourraient choisir de continuer à travailler après l’âge normal de la retraite n’est pas importante. Cela étant, le Tribunal pouvait à juste titre conclure que l’AOR n’était pas raisonnablement nécessaire aux fins de la réalisation des objectifs des FAC.

En tirant cette conclusion, le Tribunal n’a pas sous-estimé le raisonnement qui avait été fait dans l’arrêt McKinney. Le genre de lien que la Cour a reconnu entre le système de la permanence et l’âge de la retraite obligatoire n’existe pas dans les FAC. Dans l’arrêt McKinney, le système de la permanence était considéré comme encourageant la liberté nécessaire au maintien de l’excellence en matière d’enseignement. Dans ce système, le degré d’intervention et d’évaluation du rendement des professeurs devait être le plus faible possible, ce qu’on pouvait faire en fixant un âge de retraite obligatoire en l’absence duquel :

 … un système plus sévère d’évaluation du rendement pourrait être requis. Il serait empreint de plusieurs difficultés et exigerait probablement que l’évaluation soit faite par les collègues ou par des experts de l’extérieur[27].

Toutefois, en l’espèce, l’efficacité organisationnelle des FAC n’est pas aussi étroitement liée à la retraite obligatoire. L’abolition de l’AOR n’entraînerait pas, en ce qui concerne le roulement du personnel au sein de l’organisation, des changements radicaux comme ceux qui pourraient se produire dans le contexte universitaire si la retraite obligatoire était abolie.

Le requérant a également soutenu que le Tribunal avait commis une erreur en omettant de reconnaître que le droit existant à la pension est lié à la retraite obligatoire et que le régime de pension est le complément de la politique de retraite existante. À mon avis, le Tribunal avait ici encore raison de tirer cette conclusion. Rien dans le dossier ne montre que le régime de pension et la politique de retraite obligatoire sont d’une certaine façon étroitement liés, comme l’étaient le système de la permanence et la retraite obligatoire dans l’arrêt McKinney. Ce lien a uniquement été mentionné au moyen d’une simple affirmation à ce sujet que le procureur du requérant a faite au président du Tribunal[28] En outre, le Tribunal ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve en ce qui concerne l’effet que l’abolition de la retraite obligatoire aurait sur le régime de pension pour pouvoir tirer une conclusion raisonnable.

(ii)        Facteur de sécurité et facteur médical

Lorsque les objectifs de l’employeur se rapportent à des questions de santé et de sécurité, l’organe de décision doit évaluer le facteur de risque en déterminant si les moyens employés sont rationnellement liés aux objectifs visés. Toutefois, en l’espèce, le Tribunal a reconnu, dans le contexte militaire, les facteurs de risque découlant du vieillissement et a convenu que l’effet du vieillissement suscitait des préoccupations suffisantes au sujet du risque y afférent[29].

Sans aucun doute, le fait que les FAC cherchent à avoir un personnel en bonne forme physique qui est en tout temps formé et prêt à aller à la guerre constitue un objectif rationnel directement lié à l’orientation primordiale de cette organisation. Il est également reconnu que la retraite obligatoire est rationnellement liée à cette fin; en d’autres termes, l’âge des membres des FAC est lié d’une façon rationnelle aux tâches que ceux-ci doivent accomplir et aux conditions difficiles auxquelles ils doivent parfois faire face. Le Tribunal n’a pas contesté que le vieillissement cause une détérioration de la capacité physique, et que les risques de maladie et de morbidité augmentent avec l’âge. Compte tenu des exigences imposées aux membres des FAC, et même aux non-combattants qui occupent des postes de soutien, il est raisonnablement nécessaire d’élaborer un mécanisme permettant de mettre à la retraite des personnes dont l’efficacité militaire a été compromise par le vieillissement. Une solution consiste à mettre le personnel à la retraite à un âge déterminé.

À mon avis, cela nous amène à la question primordiale qui est ici soulevée, à savoir si le Tribunal a commis une erreur en concluant que la politique concernant l’AOR de 55 ans était rationnellement liée aux objectifs médicaux et aux objectifs liés à la sécurité, mais qu’en fin de compte, elle n’était pas nécessaire puisque les FAC pouvaient élaborer et administrer des tests qui permettaient d’évaluer avec exactitude la capacité de combat du personnel. Cela soulève la question des solutions de rechange raisonnables, par rapport à une condition d’emploi donnée, laquelle est visée par la seconde partie de l’élément objectif du critère concernant l’EPJ, à savoir le caractère proportionnel.

C)        Les moyens élaborés s’harmonisent-ils suffisamment à l’objectif visé et portent-ils le moins possible atteinte aux droits garantis—le critère de la proportionnalité

Conformément au principe de la proportionnalité, toute mesure qui a pour effet de limiter les droits garantis par la législation sur les droits de la personne doit porter le moins possible atteinte à ces droits. Cela étant, il faut déterminer s’il existe des solutions de rechange raisonnables, par rapport à la politique de retraite obligatoire, lesquelles permettraient d’atteindre l’objectif voulant qu’on dispose d’un effectif bien formé et prêt au combat. Comme le juge Wilson l’a dit dans l’arrêt Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, aux pages 518 et 519 :

À mon avis, il [la possibilité de solutions autres] ne s’agit pas là d’un critère distinct pour vérifier l’existence d’une EPN mais plutôt d’un facteur à prendre en compte pour savoir si la règle est « raisonnablement nécessaire » en vertu du premier volet. Si ce volet est mis en évidence dans l’arrêt Brossard, c’est peut-être que notre Cour n’avait pas explicitement attiré l’attention sur lui auparavant. À mon avis, le principe qui y est formulé est incontestable. S’il est possible de trouver une solution raisonnable qui évite d’imposer une règle donnée aux membres d’un groupe, cette règle ne sera pas considérée comme justifiée.

Notre Cour a repris le même point de vue dans la récente affaire Saskatoon Fire Fighters, précitée. Contrairement à l’affaire Etobicoke, les parties avaient envisagé la possibilité de faire subir des tests individuels … au lieu d’imposer une règle qui, à première vue, établissait une discrimination fondée sur l’âge. [C’est moi qui souligne]

En l’espèce, l’administration de tests individuels était la solution de rechange examinée par le Tribunal.

(i)         L’administration de tests individuels

Dans l’arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville)[30], le juge Sopinka a fait des remarques au sujet de la dichotomie entre une méthode individualisée en égard à l’EPJ et une méthode fondée sur les caractéristiques moyennes. À la page 1309, il a dit ceci :

La philosophie générale des lois en matière de droits de la personne veut que les personnes soient jugées ou traitées non pas en fonction de caractéristiques externes telles la race, l’âge, le sexe, etc., mais plutôt en fonction de leur mérite individuel. C’est la règle générale et sa violation constitue de la discrimination. Comme le fait remarquer le juge McIntyre dans l’arrêt Etobicoke, le moyen de défense de l’exigence professionnelle réelle est une exception à la règle générale. Dans les cas limités d’applicabilité de ce moyen de défense, ce ne sont pas les caractéristiques individuelles qui sont déterminantes, mais les caractéristiques générales appliquées de façon raisonnable.

Après avoir examiné l’arrêt Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561[31], dans lequel la Cour suprême du Canada a décidé que l’évaluation de chaque cas particulier n’était pas la façon appropriée d’aborder la question des exceptions à la législation sur les droits de la personne, et l’arrêt Air Canada c. Carson[32], dans lequel la Cour d’appel fédérale s’est prononcée pour l’emploi de pareille méthode, le juge Sopinka a énoncé, aux pages 1313 et 1314, la bonne façon d’aborder les tests individuels :

Quoiqu’il ne soit pas absolument nécessaire de faire subir des tests à chaque employé, il se peut que l’employeur ne parvienne pas à s’acquitter de l’obligation qui lui incombe de prouver le caractère raisonnable de l’exigence s’il ne fournit pas une réponse satisfaisante à la question de savoir pourquoi il ne lui a pas été possible de traiter individuellement les employés, notamment en administrant des tests à chacun d’eux. S’il existe une solution pratique autre que l’adoption d’une règle discriminatoire, on peut conclure que l’employeur a agi d’une manière déraisonnable en n’adoptant pas cette autre solution.

Il est important de se demander quelle norme de preuve il faut appliquer pour déterminer si l’administration d’un test individuel constitue une autre solution « faisable » ou « possible ». Compte tenu des arrêts ci-après mentionnés, je conclus que la norme la plus appropriée est celle de la « faisabilité ».

Dans l’arrêt Saskatoon, le juge Sopinka a dit ceci, aux pages 1314 et 1315 :

La commission avait un rôle, très difficile il est vrai étant donné la complexité et la divergence des opinions médicales en la matière, qui consistait à déterminer la faisabilité de test individuels. Elle a conclu qu’ils n’étaient pas faisables. À mon avis, la commission d’enquête a appliqué correctement les règles de droit, a conclu qu’en fait l’appelante ne disposait d’aucune autre solution pratique et a décidé qu’en adoptant la politique relative à la retraite à l’âge de soixante ans, l’employeur avait agi raisonnablement. [C’est moi qui souligne.]

Cette norme de faisabilité a été reprise dans l’arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Moose Jaw (Ville)[33], où le juge Sopinka a décidé que la Commission avait commis une erreur de droit en concluant que la ville de Moose Jaw ne s’était pas acquittée de l’obligation qui lui incombait de démontrer que des tests individuels d’aptitude étaient « impossibles ou hautement impraticables ».

Dans l’arrêt Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne)[34], le juge Sopinka a appliqué cette norme dans le contexte d’un système de classification des taux d’assurance et a conclu que la Commission avait imposé une obligation trop lourde à Zurich Insurance en disant que la compagnie devait prouver que les fondations mêmes de son entreprise seraient ébranlées si elle ne pouvait plus appliquer des mesures discriminatoires dans le cadre de son système de classification des taux. Il a dit ceci, à la page 350 :

Cette norme donne une interprétation trop étroite de ce qui constitue une solution de rechange pratique. En effet, une solution pourrait ne pas être pratique même si son adoption ne risque pas d’ébranler les fondations mêmes d’une entreprise.

Toutefois, dans l’arrêt Central Alberta Dairy Pool, le juge Wilson a semblé dire que la norme à appliquer est beaucoup plus stricte que celle du caractère faisable ou praticable, lorsqu’elle a dit ceci, à la page 513 :

 … la justification d’une règle révélant un stéréotype de groupe dépend ou bien de la validité de la généralisation ou bien de l’impossibilité d’évaluer chaque cas individuellement, ou des deux. [C’est moi qui souligne.]

Toutefois, compte tenu de la décision dans son ensemble et de la jurisprudence à ce sujet, l’interprétation qu’il convient de donner à ce passage devrait être liée à l’idée sous-jacente du caractère raisonnable et praticable.

En l’espèce, le Tribunal n’a pas, à mon avis, imposé une obligation trop lourde aux FAC en concluant que celles-ci étaient capables d’élaborer les tests nécessaires. Dans sa décision, il entendait implicitement la norme de la « faisabilité » et non de l’« impossibilité ».

(ii)        La faisabilité de l’administration de tests individuels

Il est important de déterminer si l’administration de tests individuels est faisable lorsqu’il s’agit d’évaluer un niveau donné de forme physique et de déceler les maladies liées au vieillissement qui peuvent empêcher une personne d’agir d’une façon efficace dans les opérations, au moment où l’on en a le plus besoin.

La preuve montre que l’administration de tests visant à permettre d’évaluer le niveau de forme physique est faisable. Il s’agit d’adapter à cette fin les tests habituels sur la forme physique comme des extensions de bras, des redressements assis, un test de la force de préhension et une évaluation du niveau VO2 Max (permettant de mesurer la capacité aérobique) (volume 4 du dossier du requérant, à la page 1271).

La capacité aérobique est un bon indice du rendement et est de fait un meilleur indice des niveaux de forme physique que ne l’est l’âge (volume 4 du dossier du requérant, à la page 1250). Le rendement d’une personne, lorsqu’elle vieillit, diminue inévitablement, mais il semble que de cette détérioration puisse être considérablement ralentie au moyen d’exercices physiques appropriés et d’un mode de vie sensé, de sorte qu’une personne âgée qui est en forme peut avoir plus d’endurance et une plus grande capacité aérobique qu’une personne plus jeune. Il n’était donc pas déraisonnable pour le Tribunal de conclure que l’âge en soi est moins important que d’autres facteurs comme la composition corporelle, la masse maigre de l’organisme, la capacité aérobique, la force musculaire et l’endurance, lorsque les différences d’une personne à l’autre sont mesurées[35].

Étant donné que l’âge n’est pas le meilleur indice du niveau de forme physique des membres des FAC, il n’est pas raisonnable d’exclure tout un secteur des Forces uniquement pour ce motif. En ce qui concerne la forme physique, il faut appliquer une norme minimale que tous les membres du personnel doivent respecter.

Il est vrai que les FAC n’ont pas encore adopté de normes minimales d’aptitude, mais selon la preuve présentée devant le Tribunal, pareilles normes ont été élaborées, bien qu’elles ne s’appliquent pas encore. C’est ce que révèle le rapport présenté par le laboratoire de recherche ergonomique de l’université Queen’s qui a étudié les normes élaborées par les Forces (volume 12 du dossier du requérant, à la page 4773).

De plus, les FAC ont adopté certaines normes qui servent de critère minimum dans des cas précis. Par exemple, elles administrent des tests annuels d’aptitude physique afin de déceler les secteurs dans lesquels la forme physique peut être améliorée (volume 3 du dossier du requérant, à la page 1146). Les FAC soumettent également leurs membres à des tests avant de les charger de missions particulières. La chose comporte habituellement un examen médical plus rigoureux compte tenu du genre de mission et de la nature des difficultés auxquelles les membres pourraient avoir à faire face.

Enfin, il existe au sein des FAC des catégories médicales permettant aux membres d’une catégorie médicale inférieure d’être mutés à une affectation moins exigeante au point de vue physique, dans la mesure où leur occupation première le permet. On se fonde sur quatre facteurs pour évaluer les membres : le facteur professionnel « O », le facteur géographie « G », le facteur visuel « V » et le facteur auditif « H ». Ces facteurs et, en particulier, les facteurs professionnel et géographique, qui portent sur la nature du travail et les affectations à l’étranger, servent à limiter l’emploi et le déploiement du personnel. Chaque facteur est coté de 1 à 5, la cote 3 indiquant une déficience suffisante pour que le membre soit assujetti à une restriction ou, selon sa profession principale, pour qu’il soit libéré (par exemple, une cote 3 signifie que le membre n’est pas apte à aller à la guerre). Pareil système de classification comporte implicitement une norme médicale minimum.

En ce qui concerne la faisabilité de tests visant à déterminer les effets du vieillissement sur les risques de maladie et de morbidité, la preuve versée au dossier n’étaye pas la prétention du requérant, à savoir qu’on doit traiter les individus uniquement en fonction de groupes statistiques. À l’appui de cette affirmation, le requérant a cité une étude des FAC montrant que la forme physique des membres pouvait être surveillée au moyen de caractéristiques médicales observables, mais qu’il était beaucoup plus difficile d’évaluer la baisse du rendement et la détérioration de la santé généralement liées à l’âge. Les membres réguliers des Forces doivent subir des examens médicaux périodiques, mais il a été soutenu que ces examens indiquent uniquement l’état de santé existant et ne fournissent aucune garantie au sujet de l’état de santé futur ou de la morbidité possible.

Comme le Tribunal l’a mentionné dans sa décision, parmi les principales maladies reconnues par les experts comme se rapportant au contexte ici en cause, seules les maladies des artères coronaires et l’accident cérébro-vasculaire comportent un risque d’incapacité soudaine tel qu’il serait important d’être en mesure de les prévoir de la façon la plus exacte possible. Les autres maladies, comme le diabète, le cancer et ainsi de suite, sont de nature progressive et sont beaucoup plus faciles à déceler et à traiter (volume 3 du dossier du requérant, à la page 999).

Le requérant a présenté une preuve montrant que les facteurs de risque liés aux maladies des artères coronaires, comme le sexe, l’âge, l’usage du tabac et le taux de cholestérol, aident à déterminer la probabilité statistique qu’une personne souffre de pareille maladie, mais malheureusement, ils ne permettent pas de prévoir si celle-ci contractera la maladie. On peut dire la même chose au sujet de l’accident cérébro-vasculaire.

Quant aux tests qu’on administre pour déceler les maladies des artères coronaires, comme l’ECG au repos, l’ECG à l’effort, l’épreuve d’effort au thallium et l’artériographie, le requérant a soutenu qu’ils sont inexacts en tant qu’indices; ils comportent en outre des risques et des frais. Je ne souscris pas à ces arguments, et ce, pour les motifs suivants.

La preuve montre que dans une population asymptomatique, l’ECG à l’effort, par exemple, peut avoir une spécificité négative de 90 % ou plus, ce qui veut dire que les chances qu’une personne ne soit pas atteinte d’une maladie des artères coronaires si le test est négatif sont de 90 %. Compte tenu de la preuve disponible, qui laisse entendre que 10 % des hommes asymptomatiques âgés de 55 ans, par exemple, sont atteints d’une maladie des artères coronaires, cela réduit à environ 1 % des personnes soumises à des tests la probabilité que cette maladie ne soit pas décelée (volume 3 du dossier du requérant, aux pages 830 à 1002).

Bien qu’un ECG positif ait une spécificité de 50 % seulement, en d’autres termes, que la moitié seulement des personnes qui ne présentent pas de symptômes sont en fait atteintes de la maladie lorsque le test est positif, cela n’est pas aussi pertinent que la spécificité négative lorsqu’il s’agit d’éliminer les personnes qui présentent un risque pour leur sécurité et celle de leurs collègues.

L’exactitude globale de la série de tests augmente considérablement dans une population symptomatique. En présence de symptômes comme un taux élevé de cholestérol, la valeur de prévision positive de l’ECG passe de 50 à 90 %. Le test de l’effort au thallium a une spécificité encore plus grande et comporte moins de risques que l’ECG (volume 3 du dossier du requérant, aux pages 830 à 1002).

Parmi tous les symptômes qui pourraient aider à dépister les cas qui présentent des risques, la preuve laisse entendre que le taux de cholestérol est un indice indispensable. La preuve révèle que si le taux est inférieur à 150, la probabilité d’une crise cardiaque est faible, et ce, quels que soient les autres facteurs de risque. De plus, les frais et les risques que comporte pareil test sont minimes (volume 4 du dossier du requérant, aux pages 1360 à 1403).

En ce qui concerne les frais que comportent les tests après le dépistage initial visant à déterminer la présence de symptômes, la preuve révèle qu’ils sont raisonnables. L’ECG au repos fait partie intégrante de l’examen médical des membres de l’armée américaine âgés de plus de 40 ans. Les frais d’un test administré dans le cabinet du médecin sont de 25 à 50 $. Le cardiogramme à l’effort, qui est un test plus rigoureux, est utilisé par l’armée américaine si la personne présente un risque élevé de crise cardiaque par suite de la présence de facteurs de risque et de symptômes. Un risque élevé est défini comme étant une probabilité de 5 à 10 % qu’une personne ait une crise cardiaque au cours des six prochaines années.

Le test de l’effort au thallium et l’angiogramme sont plus coûteux, mais leur utilisation peut être limitée aux quelques individus qui, compte tenu d’un test symptomatique positif comme un taux élevé de cholestérol ou une mauvaise capacité aérobique, présentent des caractéristiques de risque élevé. Dans l’ensemble, le nombre d’individus en cause représente une partie peu importante du personnel des FAC (volume 4 du dossier du requérant, aux pages 1458 à 1462).

CONCLUSION

Le Tribunal a tiré la conclusion de fait selon laquelle l’administration de tests individuels était faisable. Selon la jurisprudence, les conclusions de fait des tribunaux administratifs ne doivent être modifiées, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, que si elles sont tirées de façon abusive ou arbitraire, ou sans qu’il soit tenu compte de la preuve[36]. Étant donné que le Tribunal disposait de suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de sa décision, on ne saurait en l’espèce qualifier de cette façon les conclusions qu’il a tirées. Le Tribunal pouvait donc raisonnablement conclure que la politique de retraite obligatoire des Forces armées canadiennes n’était pas une exigence professionnelle justifiée au sens de l’alinéa 15a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Comme il en a ci-dessus été fait mention, je conclus également que le Tribunal n’a pas commis d’erreur en décidant que l’alinéa 15b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne s’appliquait pas en l’espèce.

Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.



[1] L.R.C. (1985), ch. H-6.

[2] Sauf Robert Slavik, qui était médecin militaire (spécialiste) et qui n’était pas admissible à être sélectionné en vue d’un ED IND, parce qu’il avait atteint son AOR en 1987, avant que le POCO ne s’applique aux officiers spécialistes.

[3] Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

[4] [1982] 1 R.C.S. 202, à la p. 208.

[5] Ibid.

[6] (1991), 15 C.H.R.R. D/95, à la p. D/119 (Trib. can.).

[7] Le Tribunal a fait remarquer que les niveaux de forme physique des membres des FAC ne sont que légèrement supérieurs à ceux de l’ensemble de la population, et ce, bien que les FAC prétendent avoir pour objectif une capacité et un état de préparation uniformes, de façon que leurs membres soient en mesure de se battre en temps de guerre au besoin.

[8] Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536, à la p. 547.

[9] [1988] 2 R.C.S. 279.

[10] [1985] 2 R.C.S. 150, à la p. 155.

[11] [1981] 2 C.F. 206 (C.A.).

[12] Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink et autre, [1982] 2 R.C.S. 145, à la p. 158.

[13] E. A. Driedger, Construction of Statutes 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1983), à la p. 94.

[14] [1987] 1 R.C.S. 1212.

[15] S.R.C. 1970, ch. C-34 (mod. par S.C. 1972, ch. 13, art. 2).

[16] Canada (Procureur général) c. Martin, A-573-93, 16 novembre 1993, encore inédit (C.A.F.).

[17] Il est à noter que, conformément à l’arrêt Ford c. Québec (Procureur général), de la Cour suprême du Canada, [1988] 2 R.C.S. 712, j’ai admis, à l’audience, la production de certains documents se rapportant à l’analyse de l’article premier. Toutefois, je ne disposais pas d’un nombre suffisant de documents pour être en mesure de trancher cette question d’une façon satisfaisante.

[18] [1984] 1 R.C.S. 357.

[19] Précité, note 4.

[20] [1992] 2 R.C.S. 1103.

[21] R.S.A. 1980, ch. I-2 [édicté par S.A. 1985, ch. 33, art. 5].

[22] [1986] 1 R.C. S. 103.

[23] [1989] 1 R.C.S. 143.

[24] Cashin c. Société Radio-Canada, [1988] 3 C.F. 494 (C.A.), à la p. 513.

[25] [1990] 3 R.C.S. 229.

[26] [1990] 3 R.C.S. 483.

[27] Dans sa décision, à la page 283, la Cour suprême du Canada a cité ce passage de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario [(1987), 63 O.R. (2d) 1] en l’approuvant.

[28] Toutefois, le bien-fondé de cette remarque n’a pas été mis à l’épreuve, car ce point n’a pas été soulevé devant le témoin, M. David Primeau, chef de section du Quartier général de la Défense nationale, qui est responsable de l’élaboration de la politique des Forces armées sur la retraite. En outre, en réponse à la question que lui avait posée un membre du Tribunal au sujet de la question de savoir si l’abolition de l’AOR dans les Forces armées poserait des problèmes importants, M. Primeau a répondu ceci : [traduction] « Je ne le sais vraiment pas. C’est une question hypothétique à laquelle je ne suis vraiment pas en mesure de répondre ».

[29] Voir la décision du Tribunal, aux p. D/450 à D/452.

[30] [1989] 2 R.C.S. 1297.

[31] Voir les remarques du juge Wilson, à la p. 580, ainsi que celles du juge McIntyre, à la p. 589.

[32] [1985] 1 C.F. 209 (C.A.).

[33] [1989] 2 R.C.S. 1317, aux p. 1322 à 1324.

[34] [1992] 2 R.C.S. 321.

[35] Une étude de la capacité aérobique des hommes âgés de 35 à 60 ans présentée en preuve montrait qu’une fois que les autres facteurs étaient éliminés, une différence de 9 % seulement était attribuable à l’âge (vol. 4 du dossier du requérant, à la p. 1358).

[36] Kibale c. Canada (Transports Canada) (1988), 10 C.H.R.R. D/6100 (C.A.F.), à la p. D/6102; voir également Rohm & Haas Canada Ltd. et Tribunal antidumping, Re (1978), 91 D.L.R. (3d) 212 (C.A.F.).

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