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[1994] 2 .C.F. 563

A-725-93

Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (appelant)

c.

Dimitry Bovbel (intimé)

Répertorié : Bovbel c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.)

Cour d’appel, juge en chef Isaac, juges Pratte et Marceau, J.C.A.—Ottawa, 22 et 24 février 1994.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Appel de l’ordonnance de la Section de première instance infirmant la décision de la CISR statuant que l’intimé n’est pas un réfugié au sens de la Convention — La Politique concernant la révision des motifs de la Commission incite les commissaires à soumettre une ébauche des motifs de leurs décisions aux conseillers juridiques avant de les communiquer aux parties — Le juge saisi de la requête a conclu que la Politique était contraire aux principes de justice naturelle car elle créait une crainte raisonnable d’atteinte à l’indépendance des membres de la Commission — Aucun élément de preuve n’indique que les commissaires qui ont tranché la revendication de l’intimé ont suivi la Politique — La Politique ne comporte aucune irrégularité — Cette pratique a été approuvée récemment par la Cour d’appel fédérale — Il n’y a rien d’irrégulier à communiquer les commentaires d’un conseiller juridique à un autre membre de la Commission qui doit souscrire aux motifs — On ne s’attend pas que les conseillers juridiques discutent les conclusions de fait des commissaires, mais seulement qu’ils déterminent comment les contradictions relatives aux faits peuvent être résolues.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 1612 (édictée par DORS/92-43, art. 19).

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Weerasinge c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 330 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

SITBA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282; (1990), 68 D.L.R. (4th) 524; 42 Admin. L.R. 1; 90 CLLC 14,007; 38 O.A.C. 321; Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 R.C.S. 952; (1992), 90 D.L.R. (4th) 609; 3 Admin. L.R. (2d) 173; 136 N.R. 5; 147 Q.A.C. 169; Khan v. College of Physicians and Surgeons of Ontario (1992), 9 O.R. (3d) 641; 94 D.L.R. (4th) 193; 76 C.C.C. (3d) 10; 57 O.A.C. 115 (C.A.).

APPEL d’une ordonnance de la Section de première instance ([1994] 1 C.F. 340) accueillant la demande de contrôle judiciaire de l’intimé concernant la décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a statué que l’intimé n’est pas un réfugié au sens de la Convention. Appel accueilli.

AVOCATS :

Barbara A. McIsaac, c.r. et Anne M. Turley pour l’appelant.

Ian E. Fine et Gil D. Rumstein pour l’intimé.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.

Gold, Gulliver, Ottawa, pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement de la Cour prononcés à l’audience par

Le Juge Pratte, J.C.A. : Il s’agit de l’appel d’une ordonnance de la Section de première instance [[1994] 1 C.F. 340] accueillant la demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimé à l’égard de la décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que l’intimé n’était pas un réfugié au sens de la Convention.

Devant l’instance inférieure, l’intimé a contesté la décision de la Commission en s’appuyant sur deux moyens, savoir que la Commission avait commis une erreur en ne concluant pas qu’il était un réfugié au sens de la Convention et que, [traduction] « contrairement aux principes de justice naturelle et aux dispositions de la Loi sur l’immigration », la Commission avait [traduction] « soumis une ébauche de sa décision par écrit à un conseiller juridique qui [n’était] pas un commissaire et qui [n’avait pas participé] ni [assisté] à l’audition de la demande du requérant ».

Le juge saisi de la requête a rejeté le premier moyen invoqué par l’intimé à l’appui de sa contestation, mais a accueilli la demande de contrôle judiciaire en s’appuyant sur le second. Il a conclu que les commissaires étaient régis par une politique—la Politique concernant la révision des motifs—en vertu de laquelle on s’attendait qu’ils soumettent une ébauche des motifs de leurs décisions aux conseillers juridiques avant de les communiquer aux parties. La simple existence de cette politique suffisait, de l’avis du juge, pour vicier toutes les décisions rendues par la Commission à un moment où cette politique était en vigueur, car elle créait une crainte raisonnable d’atteinte à l’indépendance de ses membres.

La seule preuve versée au dossier relativement à la Politique concernant la révision des motifs de la Commission se trouve dans des documents qui ont été transmis au greffe par la Commission à la suite d’une demande formulée par l’appelant en vertu de la Règle 1612 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663 (édictée par DORS/92-43, art. 19)]. Aucun élément de preuve n’établit de quelle manière cette politique a été interprétée et appliquée par les commissaires. Plus important encore, le dossier n’indique pas si les deux commissaires qui ont tranché la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention présentée par l’intimé ont effectivement suivi cette politique en l’espèce. Leurs motifs peuvent avoir été ou non soumis aux conseillers juridiques de la Commission. On n’en sait rien. Le juge de première instance a jugé que cette absence de preuve ne portait pas à conséquence. Il estimait devoir trancher simplement la question de savoir si la Politique concernant la révision des motifs de la Commission allait à l’encontre des règles de justice naturelle. Nous avons de la difficulté à comprendre la position du juge à cet égard. Si, comme il l’a conclu, la Politique concernant la révision des motifs prescrivait une procédure qui contrevenait aux principes de justice naturelle, il est certain que ce vice pouvait porter atteinte uniquement aux décisions rendues en conformité avec cette procédure. Ne serait-ce que pour ce motif, l’ordonnance dont appel doit être annulée. La demande de contrôle judiciaire ne visait pas la politique de la Commission, mais la décision par laquelle elle a conclu que l’intimé n’était pas un réfugié au sens de la Convention; s’il n’a pas été établi que cette décision a été prise de façon irrégulière, la demande ne pouvait être accueillie.

Mais il y a plus. Même si, contrairement à ce que nous croyons, le juge saisi de la requête n’avait pas commis d’erreur en définissant la question qu’il devait trancher et en tenant pour acquis que la Politique concernant la révision des motifs menaçant l’indépendance des commissaires pouvait créer une crainte raisonnable de partialité de leur part, suffisante pour vicier toutes leurs décisions, l’appel devrait être accueilli pour la simple raison que la politique suivie par la Commission ne comporte aucune irrégularité.

Si l’on se fie aux documents versés au dossier, la Politique de la Commission encourage les commissaires, dont la très grande majorité n’ont aucune formation juridique, à soumettre les motifs de leurs décisions à la Direction des services juridiques (composée d’avocats qui ne participent pas aux auditions tenues par la Commission) avant d’en arrêter le libellé. Les objectifs visés par cette politique sont énoncés de la façon suivante dans un document déposé par la Commission :

[traduction] Avant janvier 1992, le processus de révision des motifs visait à assurer la réalisation des objectifs suivants :

1. les motifs sont rédigés dans un style et une forme appropriés;

2. les motifs abordent les questions à traiter;

3. le tribunal tient compte des décisions de la CISR, de la CAI ou des tribunaux judiciaires;

4. les décisions qui s’éloignent de précédents sont prises en connaissance de cause et après un examen minutieux de la jurisprudence;

5. la qualité des motifs est toujours la plus élevée possible grâce à l’apport des connaissances et de l’expertise de l’équipe de juristes;

6. l’équipe de juristes est au fait des décisions rendues afin de pouvoir mettre à jour et compléter la banque de jurisprudence.

Le chapitre 15 du Guide à l’intention des commissaires de la Section du statut de réfugié datant du 16 octobre 1990 est intitulé « décisions et motifs ». Il mentionne à de nombreux endroits le rôle joué par les membres de la Direction des services juridiques. Les passages suivants du Guide sont pertinents :

1.   INTRODUCTION

Le présent chapitre traite des décisions et des motifs rendus à la suite de l’audition d’une revendication par la Section du statut de réfugié …

Une « décision » est le jugement final arrêté par le tribunal au sujet d’une revendication ou d’une demande, tandis que les motifs sont les explications qui justifient la décision.

Dans le présent chapitre, on explique les cas où les commissaires de la Section du statut de réfugié doivent donner des motifs écrits …

Le présent chapitre traite également du rôle des conseillers juridiques de la Commission dans la révision des motifs d’une décision.

4.   CONSULTATION ET COLLÉGIALITÉ DANS LA PRISE DE DÉCISION

Entre les membres du tribunal et les autres membres de la SSR

Il est proposé que les membres de la Section du statut de réfugié se consultent sous réserve des limites suivantes :

i)    Aucun nouvel élément de preuve ne doit être considéré pour arrêter une décision, sans donner aux participants à l’audience l’occasion d’y répondre …

ii)   Un tribunal ne doit pas se prononcer dans une cause en se fondant sur un nouveau motif qui n’a pas été soulevé à l’audience, sauf si les participants ont l’occasion d’y répondre …

iii)   Bien que le tribunal puisse profiter des conseils des autres commissaires, seuls les membres du tribunal en question doivent participer à la décision définitive. Cela signifie simplement que les membres du tribunal ne doivent pas renoncer à leur responsabilité de décider eux-mêmes d’un cas.

Entre les membres d’un tribunal et les avocats de la Commission

Les considérations énoncées ci-dessus s’appliquent également aux discussions entre les membres d’un tribunal et les avocats de la Commission. Bien que les avocats de la Commission puissent offrir des conseils, ce sont les membres du tribunal qui doivent décider d’un cas. Bien entendu, les commissaires sont libres d’accepter ou de rejeter les conseils des avocats, comme bon leur semble.

Les avocats de la Commission peuvent soutenir qu’il serait plus approprié de décider d’un cas selon un fondement différent que celui qui a été établi par le tribunal; toutefois, ce dernier ne doit pas fonder sa décision sur ledit fondement différent si celui-ci n’a pas été soulevé à l’audience ou si les parties n’ont pas eu l’occasion de le commenter.

14. RÔLE DE LA DIRECTION DES SERVICES JURIDIQUES

Les conseillers juridiques de la Commission offrent des opinions, sur demande, aux membres et au personnel de la Commission sur diverses questions d’ordre juridique …

Le conseiller juridique essaie de fournir toute l’aide juridique requise par un tribunal de la Section du statut; …

À la demande d’un membre du tribunal, le conseiller juridique fournit des opinions par écrit sur des questions d’ordre juridique soulevées aux audiences … Dans ce contexte, le rôle du conseiller juridique est en fait un prolongement de la fonction de recherche du commissaire.

Les motifs rédigés par les commissaires de la Section du statut de réfugié peuvent être soumis sous forme d’ébauche préliminaire au conseiller juridique avant leur transmission aux parties concernées. Celui-ci les examine en tenant compte de certains objectifs, notamment :

a) s’assurer que les motifs abordent les questions à traiter;

b) s’assurer que les décisions qui s’éloignent de précédents sont prises en connaissance de cause et après un examen minutieux de la jurisprudence.

La révision des motifs n’a pas pour but de restreindre de quelque façon que ce soit le pouvoir et la responsabilité d’un tribunal de trancher un cas ou d’exprimer ses motifs de la façon qu’il juge appropriée. Une fois que le conseiller juridique a fait des commentaires ou des suggestions, le tribunal ou tout membre de celui-ci est libre de les adopter ou de les rejeter. Cette pratique a pour but également d’assurer que la Direction des services juridiques est au courant des décisions prises afin que la banque de jurisprudence soit mise à jour et complétée.

16. ACHEMINEMENT DES MOTIFS ÉCRITS

Voici, à l’heure actuelle, les étapes qui suivent la rédaction de l’ébauche des motifs par un commissaire :

1.   L’ébauche et le dossier du cas sont envoyés aux conseillers juridiques régionaux. Certains dossiers peuvent être transmis aux conseillers juridiques d’Ottawa pour qu’ils les révisent.

2.   Un conseiller juridique révisera l’ébauche des motifs et fera des commentaires, le cas échéant, directement sur l’ébauche …

3.   Le conseiller juridique qui a révisé les motifs retournera l’ébauche des motifs, avec ses commentaires, et le dossier à l’auteur des motifs. Ce dernier décidera de modifier ou non les motifs d’après les commentaires reçus. Si des changements importants sont apportés, les motifs peuvent être envoyés aux Services juridiques pour que soient révisés uniquement les aspects nouveaux de la décision …

4.   Lorsque le processus de révision est complété et que l’auteur est satisfait des motifs, ceux-ci et le dossier du cas seront transmis à tout autre membre du tribunal. L’auteur des motifs ne doit pas retirer du dossier l’ébauche des motifs comportant les commentaires du conseiller juridique. Il se peut que ces commentaires suscitent un doute chez d’autres membres du tribunal, les poussant à rédiger des motifs dissidents ou des motifs concordants, ou même à convaincre l’auteur des motifs d’y apporter d’autres modifications.

5.   L’autre membre du tribunal signera les motifs pour signifier son accord ou rédigera des motifs dissidents des motifs concordants. Dans les deux derniers cas, les motifs doivent être transmis aux Services juridiques pour révision (habituellement, le même avocat sera affecté à la révision des motifs de la majorité et des motifs de la minorité d’une même décision) et les étapes décrites ci-dessus s’appliquent à ces motifs.

Le 8 décembre 1989, le directeur des Services juridiques a envoyé une note de service aux conseillers juridiques principaux de la Commission pour les aviser qu’une nouvelle Politique concernant la révision des motifs, conçue pour [traduction] « uniformiser le processus de révision des motifs et réduire le délai qui s’écoule avant que les dossiers ne soient renvoyés par les Services juridiques », devait être mise en œuvre immédiatement. Un document intitulé « Révision des motifs—mesures temporaires—motifs de la SSR » accompagnait la note de service. Après avoir énoncé les objectifs visés par la nouvelle politique, le document décrivait le processus de révision des motifs de la façon suivante :

Processus provisoire de révision des motifs

1.   Erreurs grammaticales et questions de style

Les erreurs grammaticales ne seront corrigées que si cela est nécessaire ou s’il s’agit d’erreurs flagrantes …

Les changements concernant le style devraient être réduits au minimum … Il peut être nécessaire de faire changer le style lorsque celui-ci influe sur le fond même des motifs. Par exemple, si le message n’est pas clair ou concis pour des raisons de style, il faudra peut-être proposer une autre formulation.

4.   Questions d’ordre juridique

Le but principal de la révision des motifs continuera d’être la recherche des erreurs de droit et des cas au sujet desquels il faudra attirer l’attention des commissaires sur la jurisprudence existante et leur signaler, de façon générale, les questions d’ordre juridique qu’ils soulèvent. Nos observations seront faites conformément aux lignes directrices suivantes :

a) les observations doivent être brèves et concises;

f) ne passez pas trop de temps à vérifier des faits et des noms; il est important de chercher les contradictions qui font ressortir un problème relatif aux faits avant de vous embarquer dans une vérification de la transcription qui vous prendra beaucoup de temps.

Le Guide de traitement des cas de la CISR, un manuel destiné à servir de guide de fonctionnement à tous les employés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui traitent les cas soumis à la Commission, fait également mention de la révision des ébauches de motifs par les Services juridiques dans un chapitre intitulé [traduction] « Décisions et motifs », qui décrit la procédure suivie lorsque des motifs sont prononcés à l’appui d’une décision :

[traduction] Décision et motifs rédigés »Rédaction définitive des décisions mises en délibéré, et décisions rendues à l’audience, les motifs étant à suivre :

1.   Le président de l’audience inscrit la décision dans le registre des décisions de la SSR et veille à ce qu’elle soit datée et signée par lui et l’autre commissaire …

2.   Le président de l’audience rédige des motifs et les transmet à son ou sa secrétaire qui les dactylographie.

3.   Le ou la secrétaire du commissaire dactylographie l’ébauche des motifs, la retourne au commissaire pour vérification, et la transmet, de même que le dossier, aux Services juridiques pour révision.

4.   Les Services juridiques retournent les motifs et le dossier au ou à la secrétaire du commissaire.

5.   Le président de l’audience révise les motifs retournés par les Services juridiques, fait dactylographier les motifs définitifs (que le commissaire a corrigés), les signe et transmet le dossier aux autres membres du tribunal pour signature ou pour rédaction de motifs concordants.

8.   Lorsque des motifs concordants sont rédigés, le commissaire les transmet aux Services juridiques pour révision et le processus de révision des motifs se répète.

C’est tout ce que nous connaissons de la Politique concernant la révision des motifs de la Commission.

Il ne fait aucun doute que la participation de personnes « étrangères au dossier » au processus décisionnel d’un tribunal administratif peut causer des problèmes à l’occasion. Les décisions du tribunal doivent en effet être rendues par les personnes auxquelles le législateur a conféré le pouvoir de les rendre et elles doivent respecter les principes de justice naturelle, à moins que la loi pertinente ne dispose implicitement ou expressément qu’il doit en être autrement. Toutefois, lorsque la pratique suivie par les membres d’un tribunal administratif ne contrevient pas aux principes de justice naturelle et n’entrave pas leur capacité de rendre une décision conforme à leur opinion, même si elle peut influencer cette opinion, elle ne peut être critiquée[1]. C’est pourquoi la Cour a approuvé, dans l’affaire Weerasinge c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[2], la pratique selon laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié fait réviser par des conseillers juridiques, avant de les prononcer, les motifs rédigés par ses membres. Le juge Mahoney, J.C.A., s’est exprimé de la façon suivante au nom de la majorité de la Cour [aux pages 337 et 338] :

La section du statut se compose de membres à temps plein et à temps partiel nommés par le gouverneur en conseil. Ils sont nommés pour un mandat maximal de sept ans, et au moins dix pour cent d’entre eux sont obligatoirement des avocats depuis au moins cinq ans. Que l’un ou l’autre membre d’un tribunal qui entend une revendication ait des compétences en droit ne serait que pure coïncidence.

La section du statut est un tribunal formé de non juristes tenus de se prononcer sur des revendications qui, comme je l’ai souligné, mettent en jeu la vie, la liberté et la sécurité de la personne. Il doit le faire en se conformant à une jurisprudence volumineuse, compliquée et quelquefois confuse. En outre, il doit motiver par écrit ses décisions défavorables à l’intéressé. L’avantage de l’examen juridique de ces motifs est évident. Le tribunal qui prend une décision sur ce qui essentiellement est une question de fait, à savoir si le demandeur craint avec raison d’être persécuté pour l’un des motifs visés par la définition de réfugié au sens de la Convention, ne viole à mon avis aucunement les principes de la justice naturelle en demandant avis sur les questions juridiques contenues dans ses motifs.

Le processus de l’examen des motifs, qu’il soit limité, comme le décrit la note de service, ou complet, comme il est suggéré, pourrait certes entraîner des abus, et les avocats réviseurs pourraient influer sur les décisions auxquelles les motifs se rapportent, mais, à mon avis, absolument rien ne permet de conclure qu’il y a eu effectivement abus du processus, soit dans l’affaire qui nous est soumise, soit de façon générale. Toute consultation par l’auteur d’une décision avant de publier celle-ci, notamment la consultation d’un auxiliaire juridique par un juge, pourrait entraîner des abus. Quant à savoir s’il paraît y avoir outrage à nos notions de justice naturelle, il me semble qu’il s’agit de savoir, lorsque l’on prétend par exemple qu’il existe une crainte raisonnable de partialité, si la personne bien renseignée qui étudierait la question de façon réaliste, pratique et exhaustive, estimerait vraisemblable que la décision du tribunal suivant laquelle un demandeur est ou n’est pas un réfugié au sens de la Convention a été influencée par l’opinion des avocats qui en ont examiné les motifs. À mon sens, cette personne estimerait une telle possibilité peu vraisemblable.

Le juge saisi de la requête a énoncé les motifs pour lesquels il n’a pas suivi cette décision.

Selon son premier motif, bien que la Politique concernant la révision des motifs de la Commission ne soit pas obligatoire, sa formulation donne l’impression que, règle générale, les ébauches de motifs doivent être révisées. En supposant que cette conclusion soit juste, nous ne comprenons pas pourquoi, si la politique de la Commission est par ailleurs acceptable, son application générale la rendrait irrégulière.

Le juge saisi de la requête a tiré un autre motif à l’appui de sa décision d’un passage du Guide à l’intention des commissaires, demandant à l’auteur de l’ébauche des motifs qui a été soumise à un conseiller juridique de laisser cette ébauche dans le dossier, avec les commentaires du conseiller juridique, pour qu’ils puissent être consultés par l’autre membre qui participe à la décision. Cette disposition, selon le juge, constituait une « tentative flagrante d’influencer l’auteur ». Ce motif échappe également à notre entendement. De toute évidence, s’il n’y a rien d’irrégulier à ce que l’auteur des motifs reçoive les commentaires d’un conseiller juridique, il ne peut y avoir rien d’irrégulier à ce qu’un autre commissaire, qui doit souscrire aux motifs, en prenne connaissance.

Le principal motif justifiant la décision du juge est toutefois fondé sur le fait que le conseiller juridique qui révise l’ébauche des motifs a accès à la totalité du dossier et sur la recommandation faite aux conseillers juridiques en décembre 1989 de ne pas passer « trop de temps à la vérification des faits et des noms » et de ne pas s’« embarquer dans une vérification de la transcription qui … prendra beaucoup de temps » sans avoir repéré « les contradictions qui font ressortir un problème relatif aux faits ». À partir de ce passage, le juge a déduit que la politique conférait aux conseillers juridiques le pouvoir de remettre en question les conclusions de fait tirées par le commissaire. Ce pouvoir est selon lui inacceptable, compte tenu de l’affirmation faite par le juge Gonthier dans l’affaire Consolidated Bathurst[3] selon laquelle les discussions entre les membres d’un tribunal qui doit trancher une question de fait et d’autres personnes en général constituent une violation des principes de justice naturelle si ces discussions concernent la détermination et l’appréciation des faits par le tribunal.

Nous sommes tous d’avis que ce motif n’est pas fondé. En lisant correctement les documents versés au dossier, on constate, à notre avis, qu’on ne s’attendait pas que les conseillers juridiques discutent des conclusions de fait tirées par les commissaires, mais qu’ils jettent simplement un coup d’œil au dossier, lorsque les motifs contenaient une contradiction relativement aux faits, afin de déterminer, si possible, comment cette contradiction pouvait être corrigée. Il était certes toujours possible que les conseillers juridiques outrepassent leur mandat et essaient d’influencer les conclusions de fait tirées par la Commission, étant donné qu’ils avaient accès au dossier. Toutefois, comme l’a mentionné le juge Mahoney, J.C.A., dans l’affaire Weerasinge, aucune politique n’est à l’épreuve des abus.

Nous sommes d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler l’ordonnance de la Section de première instance et de rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimé.



[1] Voir SITBA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282; Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 R.C.S. 952; Khan v. College of Physicians and Surgeons of Ontario (1992), 9 O.R. (3d) 641 (C.A.).

[2] [1994] 1 C.F. 330 (C.A.).

[3] Supra, à la p. 337.

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