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[1994] 1 C.F. 589

T-34-91

Joan Murray (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine représentée par le ministre de la Santé et du Bien-être social (défenderesse)

Répertorié : Murray c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social) (1re  inst.)

Section de première instance, juge Rothstein—Toronto, 3 septembre et 10 novembre 1993.

Interprétation des lois — Application rétroactive des lois — Action en jugement déclaratoire portant que l’art. 53.2(1) du Régime de pensions du Canada va à l’encontre de l’art. 15 de la Charte — L’art. 53.2 permet de demander le partage du droit à pension dans les trente-six mois suivant l’obtention d’un jugement irrévocable de divorce rendu le 1er janvier 1978 ou après cette date — La demanderesse a divorcé en 1974 — En 1984, elle a présenté une demande fondée sur l’art. 53.2 — S’agit-il d’un cas « relié à des événements » (cas de violation de la Charte relié à un événement précis et isolé survenant avant l’entrée en vigueur de celle-ci) ou d’un cas « relié à une situation » (situation en cours) — Pour trancher cette question, il faut examiner i) la disposition de la Charte invoquée, ii) la disposition législative contestée et iii) l’événement pertinent ou la condition en cours — i) L’art. 15 de la Charte est d’une portée assez large pour en étendre l’application à une discrimination de nature persistante — ii) La date mentionnée dans la disposition législative laisse entendre qu’il faut accorder une importance considérable à l’événement envisagé par cette disposition — iii) La discrimination que créerait l’art. 53.2(1) entre les personnes divorcées avant et après la date précisée est reliée à un événement — L’octroi d’une réparation fondée sur la Charte éliminerait la distinction reposant sur le moment de l’octroi d’un jugement irrévocable de divorce — Il n’existe aucune cause d’action puisque, autrement, il faudrait une application rétroactive de la Charte.

Pensions — La demanderesse conclut à un jugement déclaratoire portant que l’art. 53.2(1) du Régime de pensions du Canada est inconstitutionnel parce qu’il va à l’encontre de l’art. 15 de la Charte — L’art. 53.2 permet de demander le partage du droit à pension dans les trente-six mois suivant l’obtention d’un jugement irrévocable de divorce rendu le 1er janvier 1978 ou après cette date — La demanderesse a divorcé en 1974 — En 1984, elle a présenté une demande fondée sur l’art. 53.2 — Cette demande nécessite l’application rétroactive de la Charte — Aucune cause d’action valable.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — Il est demandé dans la déclaration un jugement portant que l’art. 53.2(1) du Régime de pensions du Canada est inconstitutionnel puisqu’il va à l’encontre de l’art. 15 de la Charte — L’art. 53.2 permet de demander le partage du droit à pension dans les trente-six mois suivant l’obtention d’un jugement irrévocable de divorce rendu le 1er janvier 1978 ou après cette date — La demanderesse a divorcé en 1974 — En 1984, elle a présenté une demande fondée sur l’art. 53.2 — S’agit-il d’un cas « relié à des événements » où il n’existe aucune réparation fondée sur la Charte ou d’un cas « relié à une situation » où il y a réparation s’il existe une violation continue de la Charte? — Demande nécessitant l’application rétroactive de la Charte — La règle interdisant l’application rétroactive des lois s’applique à la Charte.

Il s’agit d’une demande de décision préliminaire sur une question de droit. La demanderesse a divorcé le 13 février 1974. À cette époque, le Régime de pensions du Canada ne prévoyait pas le partage entre les conjoints divorcés des « gains non ajustés ouvrant droit à pension », qui permettrait au conjoint non salarié d’avoir droit à une partie de la pension de retraite du conjoint salarié. Le 1er janvier 1978, l’article 53.2 a été ajouté au RPC. Cet article permet de présenter au ministre de la Santé et du Bien-être social une demande de partage du droit à pension dans les trente-six mois de la date d’un jugement irrévocable de divorce rendu le 1er janvier 1978 ou après cette date. En 1984, la demanderesse a demandé la partage égal des gains non ajustés ouvrant droit à pension de son mari. La demande a été rejetée pour le motif que la demanderesse avait divorcé avant le 1er janvier 1978 et que la demande n’avait pas été présentée dans les trente-six mois du jugement irrévocable de divorce comme l’exige le paragraphe 53.2(1). En 1991, la demanderesse a saisi la Cour fédérale d’une déclaration pour demander un jugement qui déclarerait l’article 53.2 du RPC inconstitutionnel parce qu’il allait à l’encontre de l’article 15 de la Charte. L’article 15, qui garantit le même bénéfice de la loi indépendamment de toute discrimination fondée sur l’état familial, l’âge et le sexe, est entré en vigueur le 17 avril 1985. La question est de savoir si la demande de la demanderesse nécessite l’application rétroactive de la Charte. Bien qu’on ait prétendu que la contestation du RPC faite par la demanderesse ne se limitait pas au paragraphe 53.2(1), le bien-fondé de la demande autrement qu’à l’égard de ce paragraphe n’a pas fait l’objet d’un débat. En conséquence, la décision sur l’application rétroactive de la Charte se limite au paragraphe 53.2(1). Il s’agit de déterminer si la demanderesse sollicite une réparation fondée sur la Charte, laquelle réparation se rapporte à un événement précis et isolé qui précède la Charte, c.-à-d. son jugement irrévocable de divorce, ou si elle demande une réparation fondée sur la Charte, laquelle réparation repose sur son état actuel de divorcée et sur une discrimination continue, sous l’empire du RPC, contre certaines personnes divorcées.

Jugement : la demande de la demanderesse, fondée sur une discrimination que créerait le paragraphe 53.2(1) du RPC, nécessite l’application rétroactive de la Charte.

Une loi rétrospective agit pour l’avenir, mais elle jette aussi un regard vers le passé en ce sens qu’elle attache de nouvelles conséquences à l’avenir à l’égard d’un événement qui a eu lieu avant l’adoption de la loi. Selon la règle générale, les lois ne doivent pas être interprétées comme ayant une portée rétroactive à moins que le texte de la loi ne le décrète expressément ou n’exige une telle interprétation. Cette règle s’applique à la Charte, mais il faut examiner soigneusement les faits pertinents et la loi pour déterminer s’il y a lieu à application rétroactive de la Charte.

Il existe deux types de cas qui portent sur la question de l’application rétroactive de la Charte. Le premier est le cas « relié à des événements » où la prétendue violation de la Charte est reliée à un événement précis et isolé qui a eu lieu avant l’entrée en vigueur de celle-ci, auquel cas le requérant n’obtiendra pas de réparation prévue par la Charte. Le second est le cas « relié à une situation » dans lequel il faut tenir compte de la situation en cours. En pareil cas, une réparation prévue par la Charte est possible si on peut démontrer qu’il existe une violation continue de celle-ci, même s’il faut pour cela prendre connaissance d’événements antérieurs à la Charte. Il n’est pas toujours possible de faire une distinction marquée entre les cas reliés à des événements et les cas reliés à une situation. La situation d’une personne ou sa condition en cours peut survenir par suite d’un événement précis et isolé. Par exemple, la situation ou la condition en cours de divorcé survient lorsque la cour rend un jugement ou une ordonnance de divorce. S’il existe une violation en cours de la Charte, une réparation prévue par celle-ci n’est pas écartée simplement parce que la violation en cours découle d’un événement précis et isolé antérieur à la Charte. Il est nécessaire de tenir compte des faits et de la loi applicable pour déterminer si l’accent porte sur un événement précis et isolé ou sur une condition en cours. Pour déterminer si, dans un cas donné, l’accent porte sur l’événement précis et isolé ou sur la condition en cours, on devra examiner i) les dispositions de la Charte invoquées, ii) le cas échéant, la disposition législative contestée et iii) l’événement pertinent ou la condition en cours.

i) Bien que le paragraphe 15(1) de la Charte puisse s’appliquer à un acte de discrimination précis et isolé, la portée de ce paragraphe est assez grande pour en étendre l’application à la discrimination de nature persistante. ii) La question de savoir si la disposition législative dont on prétend qu’elle viole la Charte doit être considérée comme se rapportant à des événements ou à une condition en cours implique l’examen attentif du texte de la disposition elle-même. Une date dans une disposition législative laisse entendre qu’il faut accorder une importance considérable à l’événement envisagé par la disposition. iii) Lorsqu’il ressort des faits que tant un événement qu’une condition en cours sont présents, il est nécessaire de se référer à la disposition législative contestée pour voir si l’accent est principalement mis sur la condition en cours ou sur l’événement qui a donné lieu à celle-ci. Puisqu’on peut recourir au paragraphe 15(1) de la Charte pour protéger contre une discrimination en cours et que le divorce, bien qu’il puisse être considéré comme un événement, est également une situation ou une condition en cours, les première et troisième conditions de l’application prospective de la Charte ont été remplies. La question difficile qui se pose est de savoir si la disposition législative contestée se rapporte à un événement précis ou à une condition en cours. La discrimination alléguée découle de la distinction faite sous le régime du paragraphe 53.2(1) entre les personnes divorcées avant et après une date précise. Si une réparation prévue par la Charte était possible, elle éliminerait la distinction reposant sur le moment où des personnes ont obtenu des jugements irrévocables ou des ordonnances de divorce. La discrimination alléguée créée par la disposition se rapporte donc à un événement. La demande de la demanderesse, fondée sur le paragraphe 53.2(1) du RPC, exigerait l’approche de l’événement précis et isolé. Écarter la discrimination que créerait le paragraphe 53.2(1) du RPC exigerait l’application rétroactive de la Charte.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 15(1), 24(1), 32(2).

Régime de pensions du Canada, S.R.C. 1970, ch. C-5 (anciennement S.C. 1964-65, ch. 51), art. 46, 53.2 (édicté par S.C. 1976-77, ch. 36, art. 7).

Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8, art. 55(1) (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 30, art. 22; L.C. 1991, ch. 44, art. 6).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271; (1975), 66 D.L.R. (3d) 449; [1976] CTC 1; 75 DTC 5451; 7 N.R. 401; R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153; (1988), 41 C.C.C. (3d) 193; 64 C.R. (3d) 297; 86 N.R. 85; 28 O.A.C. 243; R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595; (1988), 31 O.A.C. 81; 45 C.C.C. (3d) 204; 66 C.R. (3d) 193; 89 N.R. 161; Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1994] 1 F.C. 250; (1993) 155 N.R. 321 (C.A.); R. v. Konechny (1983), 6 D.L.R. (4th) 350; [1984] 2 W.W.R. 481; 10 C.C.C. (3d) 233; 38 C.R. (3d) 69; 25 M.V.R. 132 (C.A.C.-B.) (autorisation de pourvoi devant la C.S.C. refusée le 8-5-84, [1984] 1 R.C.S. ix; (1984), 39 C.R. (3d) xxvii; 25 M.V.R. 132; 55 N.R. 156; Re McDonald and The Queen (1985), 51 O.R. (2d) 745; 21 C.C.C. (3d) 330 (C.A.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

Regina v. St. Mary, Whitechapel (Inhabitants) (1848), 12 Q.B. 120; 116 E.R. 811; Re Sanderson and Russell (1979), 24 O.R. (2d) 429; 99 D.L.R. (3d) 713; 9 R.F.L. (2d) 81 (C.A.).

DOCTRINE

Driedger, Elmer A. « Statutes : Retroactive Retrospective Reflections » (1978), 56 R. du B. can. 264.

DEMANDE de décision préliminaire sur une question de droit. La demande de la demanderesse, fondée sur une discrimination que créerait le paragraphe 53.2(1) du Régime de pensions du Canada, nécessite l’application rétroactive de la Charte et ne saurait étayer une cause d’action.

AVOCATS :

Stephen J. Goldman pour la demanderesse.

Roselyn J. Levine pour la défenderesse.

PROCUREURS :

Stephen J. Goldman, Toronto, pour la demanderesse.

Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Rothstein : Il s’agit d’une décision sur une question préliminaire de droit dont je suis saisi par ordonnance en date du 17 août 1992 du protonotaire adjoint Giles :

[traduction] La question se pose de savoir si la demande de la demanderesse nécessite une application rétroactive de l’art. 15 de la Charte des droits et libertés et ne saurait donc étayer une cause d’action valable.

LES FAITS

On peut brièvement exposer les faits qui ont donné lieu à cette question. La demanderesse a divorcé d’avec son mari le 13 février 1974. À cette époque, le Régime de pensions du Canada, S.R.C. 1970, ch. C-5, modifié, (RPC) ne prévoyait pas le partage entre les conjoints divorcés des « gains non ajustés ouvrant droit à pension[1] » d’un conjoint salarié[2]. Le 1er janvier 1978, le Régime de pensions du Canada a été modifié par S.C. 1976-77, ch. 36, art. 7, pour ajouter l’article 53.2 au RPC prévoyant le partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension entre les conjoints qui ont divorcé le 1er janvier 1978 ou après cette date. Le 28 août 1984, la demanderesse s’est adressée au ministre de la Santé et du Bien-être social pour solliciter le partage égal des gains non ajustés ouvrant droit à pension de son mari[3]. La demande a été rejetée pour le motif que la demanderesse avait divorcé avant le 1er janvier 1978, et que la demande n’avait pas été présentée dans les trente-six mois du jugement irrévocable de divorce comme l’exige la modification de 1978. La demanderesse a interjeté une série d’appels qui ont été rejetés. En fin de compte, le 7 janvier 1991, elle a saisi la Cour fédérale d’une déclaration dans laquelle elle concluait à un jugement déclaratoire portant que l’article 53.2 du RPC, créant une discrimination fondée sur l’état familial, l’âge et le sexe, était inconstitutionnel parce qu’il allait à l’encontre de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

LA DEMANDE FONDÉE SUR LA CHARTE

On ne m’a pas demandé de me prononcer sur le bien-fondé de la demande de la demanderesse. La question préliminaire qu’on me demande de trancher en l’espèce consiste à savoir si la demande de la demanderesse nécessite l’application rétroactive de la Charte. Bien que les parties conviennent des faits pertinents, ce qui constitue une condition normale préalable à la détermination d’une question de droit préliminaire, elles ne conviennent pas du fondement sur lequel repose la demande présentée par la demanderesse en vertu de la Charte.

Puisque je n’ai pas été saisi du bien-fondé de la demande de la demanderesse, les avocats des parties, dans leur argumentation, se sont concentrés sur la question de la rétroactivité de la Charte, et c’est dans une très faible mesure qu’ils ont fait mention du bien-fondé de la demande. Vu les arguments respectifs des avocats, il m’est apparu que la question de l’application rétroactive de la Charte ne pourrait être tranchée de façon appropriée à moins que le fondement de la demande présentée par la demanderesse en vertu de la Charte n’ait été clairement défini. Une conférence téléphonique a été faite, et j’ai posé directement aux deux avocats la question du fondement de la demande présentée par la demanderesse en vertu de la Charte.

L’avocate de la défenderesse m’a renvoyé à l’alinéa 17a) de la déclaration de la demanderesse qui est ainsi rédigé :

[traduction] 17.

LA DEMANDERESSE CONCLUT ALORS À CE QUI SUIT :

a)   Un jugement déclaratoire, en application de l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés, et des articles 17 et 18 de la Loi sur la Cour fédérale, portant que l’article 53.2 du Régime de pensions du Canada, S.R., ch. C-5, est inconstitutionnel contrairement à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, parce qu’il crée une discrimination fondée sur l’état matrimonial, l’âge et le sexe.

Elle déclare que, si elle comprend bien les prétentions de la demanderesse, le paragraphe 53.2(1) du RPC, qui ne prévoit pas le partage du droit à pension entre les conjoints divorcés antérieurement au 1er janvier 1978, tout en prévoyant le partage entre les conjoints divorcés à cette date ou après celle-ci, viole le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés puisqu’il crée une discrimination fondée sur l’état matrimonial, l’âge et le sexe.

L’avocat de la demanderesse dit que bien que la discrimination créée par le paragraphe 53.2(1) constitue un des fondements de la demande de la demanderesse, la demande n’est pas limitée au paragraphe 53.2(1). Il fait état du paragraphe 11 de l’exposé conjoint des faits entre les parties daté du 28 août 1992, lequel paragraphe est ainsi rédigé :

[traduction] 11. La demanderesse a déposé une déclaration, prétendant entre autres que les dispositions du Régime de pensions du Canada relatives au partage du droit à pension violent l’article 15 de la Charte des droits et libertés en créant une discrimination fondée sur l’état matrimonial, l’âge et le sexe, et elle se fonde sur l’article 24 de la Charte pour conclure à la réparation de ces violations.

L’avocat de la demanderesse dit que le paragraphe 11 envisage davantage qu’une simple contestation du paragraphe 53.2(1), et que la défenderesse est liée par l’exposé conjoint des faits. Dans sa conclusion écrite datée du 28 octobre 1993, la demanderesse dit à la page 3 :

[traduction] Une analyse rigoureuse de la déclaration révèle une contestation détaillée et d’une grande portée des règles du droit et de l’admissibilité au partage du droit à pension à l’égard d’une grande variété d’individus appartenant à diverses sous-catégories, parce qu’elles créent une discrimination fondée sur l’état matrimonial et également sur l’âge et le sexe, comme il est allégué dans d’autres paragraphes de la déclaration. Ceci correspond tout à fait à la déclaration d’une grande portée figurant au paragraphe 11 de l’exposé conjoint des faits, dont les deux parties ont bien entendu convenu qu’il forme le fondement de la présente requête.

Ainsi que je l’ai dit, les avocats des parties n’ont pas insisté sur le bien-fondé de la demande de la demanderesse dans leur argumentation devant moi. Dans la mesure où ils en ont parlé, c’était en relation avec le paragraphe 53.2(1) du RPC. Si j’accepte la position de la défenderesse, la demande de la demanderesse est bien précise, fondée sur la discrimination créée par le paragraphe 53.2(1) du RPC. Si j’accepte la position de la demanderesse, sa demande conteste dans une grande mesure le RPC, dont le paragraphe 53.2(1), sans toutefois s’y limiter.

Je ferais remarquer que la difficulté soulevée en l’espèce par la définition de la demande de la demanderesse montre que le fait de soumettre une question de droit préliminaire dans des affaires fondées sur la Charte doit être examiné attentivement en raison de la caractéristique unique d’une contestation fondée sur la Charte. Dans des affaires non fondées sur la Charte, un accord sur les faits pertinents suffit habituellement. Lorsqu’il peut y avoir accord sur les faits, trancher au préalable une question de droit peut constituer un moyen expéditif de parer à la nécessité d’un procès, ou, à tout le moins, de réduire les points litigieux à examiner au procès. Toutefois, dans une contestation fondée sur la Charte, un accord sur les faits conclu entre les parties ne suffit peut-être pas parce que la contestation, comme en l’espèce, peut porter sur la validité et l’applicabilité d’une loi. À moins que la loi contestée ne soit clairement définie, les questions préliminaires relatives à cette loi ne sauraient recevoir de réponse appropriée.

Bien que je ne puisse dire que la demanderesse, dans sa contestation de grande portée, n’a peut-être pas une action valable fondée sur la Charte pour un motif autre que le paragraphe 53.2(1), le bien-fondé de la contestation autrement qu’à l’égard du paragraphe 53.2(1) n’a pas fait l’objet d’un débat. Moi-même, je ne suis pas en mesure, compte tenu des documents dont je dispose, de déterminer, en termes précis, quelles autres dispositions du RPC peuvent aller à l’encontre de la Charte aux fins de l’espèce, ni de déterminer la façon dont elles violent celle-ci. Sans empêcher la demanderesse d’intenter son action comme elle l’entend, je dois limiter ma décision quant à l’application rétroactive de la Charte à la seule demande qui a été définie et m’a été exposée de façon compréhensible. Il s’agit de la demande relative au paragraphe 53.2(1).

LE POINT LITIGIEUX

La demanderesse demande-t-elle à la Cour d’accorder une réparation prévue par la Charte qui se rapporte à un événement particulier antérieur à l’avènement de celle-ci, à savoir son jugement irrévocable de divorce accordé le 13 février 1974? Cela nécessiterait l’application rétroactive de la Charte.

Ou bien, la demanderesse demande-t-elle à obtenir une réparation prévue par la Charte compte tenu de sa condition actuelle de divorcée et de la discrimination continue créée par le RPC à l’encontre de certaines personnes divorcées? Cela nécessiterait l’application prospective de la Charte à sa condition actuelle. L’analyse qui sera faite en l’espèce se concentrera sur ces questions.

LE DROIT APPLICABLE

Les dispositions applicables de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, S.C. 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] sont les paragraphes 15(1) et 24(1) :

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

En vertu du paragraphe 32(2) de la Charte, l’article 15 est entré en vigueur le 17 avril 1985.

La disposition applicable du Régime de pensions du Canada, S.R.C. 1970, ch. C-5, modifié, est le paragraphe 53.2(1) édicté par S.C. 1976-77, ch. 36, art. 7 :

53.2 (1) Une demande écrite de partage des gains non ajustés des anciens conjoints ouvrant droit à pension peut être présentée au Ministre par un des anciens conjoints, ou en son nom, par ses ayants droit, ou par les personnes autorisées par règlement, dans les 36 mois de la date du jugement irrévocable de divorce ou du jugement en nullité de mariage, pourvu qu’il ne soit pas antérieur au 1er janvier 1978[4]

Si je devais conclure que la demande de la demanderesse nécessite une application rétroactive du paragraphe 15(1) de la Charte, la question de savoir si celle-ci peut être appliquée rétroactivement doit être tranchée. Si on ne peut l’appliquer rétroactivement, la demanderesse n’aura pas droit à une réparation prévue par la Charte. Si, toutefois, je conclus que la demande de la demanderesse ne nécessite pas une application rétroactive de la Charte, cette Cour examinera alors le bien-fondé de sa prétention à une réparation prévue par la Charte.

L’HISTORIQUE LÉGISLATIF

Le RPC est entré en vigueur le 5 mai 1965 [S.C. 1964-65, ch. 51]. La disposition sur le partage de la pension, c’est-à-dire le paragraphe 53.2(1), est entré en vigueur le 1er janvier 1978. Ce paragraphe exige qu’une demande de partage du droit à pension soit présentée au ministre de la Santé et du Bien-être social dans les trente-six mois de la date du jugement irrévocable de divorce, pourvu qu’il ne soit pas antérieur au 1er janvier 1978.

L’avocate de la défenderesse a expliqué que c’était à cette époque, au milieu des années 1970 jusqu’à la fin de cette décennie, que les tribunaux et les législatures de ce pays avaient reconnu que les conjoints, habituellement les épouses, dont beaucoup n’occupaient pas un emploi rémunéré, mais travaillaient à la maison, devraient être reconnus comme aidant le salarié à accumuler des biens. Comme les tribunaux élaboraient et précisaient les concepts de l’enrichissement sans cause et de la fiducie implicite dans le contexte du droit de la famille, les législatures adaptaient leurs lois pour reconnaître la contribution auparavant ignorée des conjoints restant à la maison à l’accumulation des biens de la famille. Antérieurement à 1978, le droit à pension obtenu en vertu du RPC appartenait uniquement au conjoint qui avait versé une cotisation au RPC au moyen de ses gains. Les modifications proclamées en vigueur le 1er janvier 1978 par le Parlement permettaient aux conjoints divorcés à cette date ou après celle-ci, sur demande présentée dans les trente-six mois du jugement irrévocable de divorce, d’avoir droit à un partage du droit à pension en application du RPC. Ces modifications, dans leur portée, étaient conformes aux décisions judiciaires et aux actes d’autres législatures dans le contexte du droit de la famille de l’époque.

Toutefois, le législateur n’a pas accordé le droit à tous les conjoints divorcés. Le paragraphe 53.2(1) a expressément reçu un caractère prospectif. Bien que la Loi ait été adoptée par le Parlement le 14 juillet 1977, elle a été proclamée en vigueur seulement le 1er janvier 1978. Le paragraphe 53.2(1) a expressément limité le partage du droit à pension aux conjoints divorcés le 1er janvier 1978 ou après cette date. L’avocate de la défenderesse a expliqué que l’idée derrière la modification à l’époque était peut-être que les parties divorcées pouvaient avoir des droits qui étaient devenus des droits acquis compte tenu de leur compréhension de la loi à l’époque de leur divorce. On a peut-être présumé que les accords ou les ordonnances judiciaires antérieurs à 1978 et liant les conjoints avaient tenu compte du fait que le droit à pension en application du RPC n’était pas sujet à partage. On a laissé entendre qu’il y avait eu un écart intentionnel entre la date à laquelle le Parlement a adopté la modification portant sur le partage du droit à pension, soit le 14 juillet 1977, et sa date d’entrée en vigueur, le 1er janvier 1978, pour permettre aux conjoints accomplissant des formalités de divorce à ce moment même de régler leurs affaires en tenant compte du changement projeté.

Ainsi qu’il a été souligné ci-dessus, il y a eu des modifications en 1987 et 1991, et ni l’une ni l’autre de ces modifications n’ont touché la demande présentée par la demanderesse en l’espèce. En vertu des L.R.C. (1985), ch. C-8, la disposition est maintenant le paragraphe 55(1).

L’ANALYSE

Dans l’ouvrage « Statutes : Retroactive Retrospective Reflections » (1978), 56 R. du B. can., 264, aux pages 268 et 269, E. A. Driedger explique ce qu’est une loi rétroactive :

[traduction] Une loi rétrospective agit pour l’avenir, mais elle jette aussi un regard vers le passé en ce sens qu’elle attache de nouvelles conséquences à l’avenir à l’égard d’un événement qui a eu lieu avant l’adoption de la loi.

La règle générale interdisant l’application rétroactive des lois a été énoncée par le juge Dickson, tel était alors son titre, dans l’affaire Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271, à la page 279 :

Selon la règle générale, les lois ne doivent pas être interprétées comme ayant une portée rétroactive à moins que le texte de la Loi ne le décrète expressément ou n’exige implicitement une telle interprétation.

La règle interdisant l’application rétroactive des lois est applicable à la Charte canadienne des droits et libertés. Dans l’arrêt R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153, le juge Le Dain s’est prononcé en ces termes à la page 1157 :

… la Charte ne peut recevoir d’application rétroactive.

Il s’agit d’un langage clair et sans ambiguïté. Si la demande de la demanderesse en l’espèce nécessite l’application rétroactive de la Charte, elle ne saurait obtenir une réparation prévue par la Charte.

Toutefois, la reconnaissance de la règle claire interdisant l’application rétroactive de la Charte ne met pas fin à l’analyse. Il faut examiner attentivement les faits pertinents et la règle pour déterminer si, dans un cas donné, il y a lieu à une application rétroactive ou prospective de la Charte. Dans certaines circonstances, il sera nécessaire pour un tribunal d’examiner les événements antérieurs à la Charte, mais cette démarche ne sera pas toujours considérée comme une application rétroactive de la Charte lorsqu’est étudiée une prétendue violation actuelle de la Charte. Dans l’arrêt R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, le juge Wilson a tenu les propos suivants aux pages 625 et 626 :

Pour l’évaluer pleinement, il faut souvent replacer une prétendue violation actuelle de la Charte dans le contexte des événements qui lui ont donné naissance avant la Charte.

Les normes de la Charte ne peuvent s’appliquer à des événements qui se sont produits avant sa proclamation, mais ce serait folie, à mon avis, de soustraire à l’examen du tribunal des événements cruciaux antérieurs à la Charte.

Il ressort de l’analyse faite par le juge Wilson dans l’arrêt Gamble qu’il existe deux types de cas qui portent sur la question de l’application rétroactive de la Charte. On peut qualifier le premier cas de cas [traduction] « relié à des événements ». Il s’agirait d’un cas où la prétendue violation de la Charte est reliée à un événement précis et isolé qui a eu lieu avant l’entrée en vigueur de celle-ci. Il découle de la jurisprudence que dans un cas relié à des événements antérieurs à la Charte, le requérant n’obtiendra pas une réparation prévue par cette dernière. Les affaires criminelles tombent souvent dans cette catégorie, le moment où une infraction est commise, une condamnation prononcée ou une peine imposée étant l’élément crucial. Lorsqu’une infraction a été commise, une condamnation prononcée ou une peine imposée avant l’entrée en vigueur de la Charte, l’accusé n’aura normalement pas droit à une réparation prévue par elle. Voir par exemple l’arrêt R. c. Stephens précité.

Pour ce qui est du second type de cas qui touche la question de l’application rétroactive de la Charte, on peut le qualifier de cas [traduction] « relié à une situation ». Il s’agit d’un cas dans lequel il faut tenir compte de la situation en cours. En pareil cas, une réparation prévue par la Charte est possible si on peut démontrer qu’il existe une violation continue de la Charte, même si cette conclusion peut obliger à prendre connaissance d’événements antérieurs à la Charte. C’est ainsi que dans la décision R. v. Konechny (1983), 6 D.L.R. (4th) 350 (C.A.C.-B.) (autorisation de se pourvoir devant la C.S.C. refusée, [1984] 1 R.C.S. ix), la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a décidé que l’application des articles 9 et 12 de la Charte à l’exécution d’une peine constituait une application prospective de la Charte même si l’acte criminel, la condamnation et l’imposition d’une peine avaient tous eu lieu antérieurement à l’entrée en vigueur de la Charte. Le juge d’appel Macfarlane a déclaré à la page 368 :

[traduction] Les articles 9 et 12 ne s’arrêtent pas à la date de l’ordonnance imposant l’emprisonnement ou une autre peine; ils insistent plutôt sur la peine ou l’emprisonnement eux-mêmes, qui n’ont pas encore été infligés en l’espèce. Je conclus donc que les articles 9 et 12 de la Charte pourraient s’appliquer en l’espèce.

Dans l’arrêt Gamble précité, le juge Wilson fait la distinction entre la cristallisation ou les cas reliés à des événements d’une part, et les cas reliés à la condition ou à la situation en cours d’autre part, et les conséquences de la Charte sur chacun de ces cas. À la page 627, elle décrit de la façon suivante la cristallisation ou les cas reliés à des événements :

Des droits et des libertés différents, selon leur objet et les intérêts qu’ils visent à protéger, se cristalliseront et protégeront l’individu à différents moments. Nos décisions antérieures sur l’application rétroactive de la Charte sont compatibles avec un point de vue qui tient compte des différences d’objet des droits et libertés applicables. Par exemple, les droits en matière de procédure se cristallisent au moment où la procédure se déroule : Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181. Les droits à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives se cristallisent au moment de la fouille, de la perquisition ou de la saisie en question : R. c. James, [1988] 1 R.C.S. 669. Les garanties, sur le plan du fond, que l’inculpé profite de son erreur de fait subjective se cristallisent au moment où l’infraction est commise : R. c. Stevens, précité. Le droit à la protection contre l’utilisation d’un témoignage auto-incriminant se cristallise au moment où l’on cherche à utiliser ce témoignage dans une instance même si, à l’origine, il a été donné bien avant l’entrée en vigueur de la Charte : Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350.

À la page 628, elle se penche sur les cas reliés à la condition ou situation en cours :

Certains droits et certaines libertés contenus dans la Charte me semblent particulièrement susceptibles d’être appliqués actuellement même si cette application oblige nécessairement à prendre connaissance d’événements antérieurs à la Charte. Les droits garantis par la Charte qui ont pour objet d’interdire certaines conditions ou situations sembleraient relever de cette catégorie. De tels droits visent à protéger non pas contre des événements précis et isolés, mais plutôt contre des conditions ou une situation en cours. La question du délai avant le procès, aux termes de l’al. 11b), en est un bon exemple : R. v. Antoine. L’article 15 peut aussi relever de cette catégorie. Le juge Morden a reconnu, dans l’arrêt Re McDonald and The Queen (1985), 21 C.C.C. (3d) 330 (C.A. Ont.), qu’une pratique discriminatoire continue, cela existe et relève de l’art. 15 de la Charte.

Il semblerait qu’il ne soit pas toujours possible de faire une distinction marquée entre les cas reliés à des événements et les cas reliés à une situation. La situation d’une personne ou sa condition en cours peut survenir par suite d’un événement précis et isolé. Par exemple, un veuf ou une veuve est une personne dont le conjoint est mort. La situation ou la condition en cours de veuvage survient en raison du décès du conjoint. Un divorcé est celui qui a obtenu une ordonnance judiciaire ou jugement de divorce. La situation ou la condition en cours de divorcé survient lorsque la cour rend un jugement ou une ordonnance de divorce.

L’avocate de la défenderesse semblait laisser entendre que lorsqu’une situation ou condition en cours découle d’un événement, le cas serait toujours un cas relié à un événement. Selon elle, l’état de divorcé ne peut découler que d’une ordonnance judiciaire ou d’un jugement de divorce, et, en conséquence, les cas de divorce seraient toujours des cas reliés à un événement. Toutefois, il est difficile d’envisager beaucoup de cas dans lesquels une situation ou condition en cours ne découle pas d’un événement précis et isolé. Peut-être le fait d’être célibataire (non marié) est-il un exemple de situation qui ne découle pas d’un événement précis et isolé. Mais, à l’évidence, beaucoup d’autres conditions en cours découleraient d’événements précis et isolés. L’idée qu’on ne saurait invoquer la Charte pour protéger contre une violation en cours de celle-ci lorsque cette violation découle d’un événement précis et isolé antérieur à la Charte me semble être une approche tout ou rien qui n’est pas conforme à l’approche adoptée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire Konechny (précitée), ni à l’analyse faite par le juge Wilson dans l’affaire Gamble (précitée). Si, dans un cas donné, il existe une violation en cours de la Charte, une réparation prévue par celle-ci n’est pas écartée simplement parce que la violation en cours découle d’un événement précis et isolé antérieur à la Charte. Il est nécessaire, dans chaque cas, de tenir compte des faits et de la loi applicable pour déterminer si l’accent porte sur un événement précis et isolé ou sur une condition en cours. Plus précisément, pour déterminer si, dans un cas donné, l’accent porte sur l’événement précis et isolé ou sur la condition en cours, on devra examiner i) les dispositions de la Charte invoquées, ii) le cas échéant, la disposition législative contestée et iii) l’événement pertinent ou la condition en cours.

i) En l’espèce, c’est le paragraphe 15(1) de la Charte qui est invoqué. Dans l’affaire Gamble (précitée), le juge Wilson a exprimé le point de vue selon lequel l’article 15 pouvait relever de la catégorie des dispositions destinées à protéger contre des conditions discriminatoires persistantes. Dans Re McDonald and The Queen (1985), 51 O.R. (2d) 745 (C.A.), le juge d’appel Morden a reconnu que les pratiques discriminatoires continues existent bel et bien et relèvent de l’article 15 de la Charte. Dans l’affaire récente Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1994] 1 C.F. 250, de la Cour d’appel fédérale, le juge Létourneau a reconnu l’application de l’article 15 à des pratiques discriminatoires persistantes bien que cette approche, à son avis, ne fût pas applicable dans cette affaire. À la page 291 de ses motifs, il a déclaré :

Il ressort de la conclusion ci-dessus qu’il est important de déterminer le moment où le droit à l’égalité sans discrimination, que garantit l’article 15, se cristallise. Et qu’il se peut qu’il y ait une pratique discriminatoire persistante qui appellerait l’application de l’article 15 de la Charte, encore que cette application puisse obliger la Cour à prendre acte de faits antérieurs à la Charte. Cela ne revient cependant pas à dire que l’article 15 s’applique chaque fois que le plaignant peut prouver qu’il souffre encore d’une discrimination passée. Pour que l’article 15 s’applique, il faut qu’il y ait un acte discriminatoire actuel ou en cours, qui prive l’intéressé de la protection et du bénéfice de la loi, dont jouissent les autres. Il ne suffit pas au demandeur de dire qu’il souffre encore des effets d’un acte discriminatoire qui s’est produit ou d’une loi discriminatoire qui existait avant la Charte. Autrement, tous les cas de discrimination depuis le début du siècle pourraient être portés en justice sous le régime de l’article 15, à condition que la victime souffre encore des effets de la discrimination passée. [C’est moi qui souligne.]

Ces décisions me convainquent que bien que le paragraphe 15(1) de la Charte puisse s’appliquer à un acte de discrimination précis et isolé, la portée de ce paragraphe est assez grande pour en étendre l’application à la discrimination de nature persistante.

ii) La question de savoir si la disposition législative dont on prétend qu’elle viole la Charte doit être considérée comme se rapportant à des événements ou à une condition en cours implique l’examen attentif du texte de la disposition elle-même. La disposition législative contestée qui crée la discrimination alléguée porte-t-elle principalement sur une condition en cours? Ou le contexte de cette disposition législative laisse-t-il entendre qu’il faut, dans une grande mesure, tenir compte de l’événement qui a donné lieu à une condition en cours? Si cet événement précède la Charte, l’application de la Charte serait une application rétroactive, et la réparation ne pourrait être accordée. L’avocate de la défenderesse soutient que si la disposition contestée fait état d’une date, comme le fait le paragraphe 53.2(1) du RPC, il s’ensuit nécessairement qu’il faut tenir compte principalement de l’événement précis et non de la condition en cours qui pourrait être également envisagée par la disposition. Dans un tel cas, d’après l’avocate, l’événement ne saurait être considéré comme accessoire et une application rétroactive de la Charte serait nécessaire. Je conviens qu’une date dans une disposition législative semblerait laisser entendre qu’il faut accorder une importance considérable à l’événement envisagé par la disposition.

iii) Un dernier examen se rapporte à l’événement précis ou à la condition en cours. Ainsi que je l’ai dit ci-dessus, les conditions en cours découlent souvent d’événements précis et isolés. Lorsqu’il ressort des faits que tant un événement qu’une condition en cours sont présents, il est nécessaire de se référer à la disposition législative contestée pour voir si l’accent est principalement mis sur la condition en cours ou sur l’événement qui a donné lieu à celle-ci. En l’espèce, il est bien clair que si le paragraphe 53.2(1) se rapporte à un événement, l’événement pertinent, c’est-à-dire l’octroi à la demanderesse d’un jugement irrévocable de divorce, a précédé l’entrée en vigueur du paragraphe 15(1) de la Charte, et que l’application rétroactive de la Charte serait nécessaire. Si le paragraphe 53.2(1) porte sur une condition en cours, la demanderesse a aujourd’hui la condition ou l’état de divorcée, et aucune rétroactivité ne serait en cause.

En l’espèce, c’est le paragraphe 15(1) de la Charte qu’on invoque, et, comme je l’ai dit, j’estime qu’on peut y recourir pour protéger contre une discrimination en cours. De plus, bien que le divorce puisse être considéré comme un événement, il s’agit, à l’évidence, également d’une situation ou d’une condition en cours. C’est ainsi que les première et troisième conditions de l’application prospective de la Charte ont été remplies. La question difficile qui se pose en l’espèce est de savoir si la disposition législative contestée se rapporte à un événement précis ou à une condition en cours.

L’avocat de la demanderesse a cherché à s’appuyer sur la décision Regina v. St. Mary, Whitechapel (Inhabitants) (1848), 12 Q.B. 120; 116 E.R. 811. Dans l’affaire Whitechapel, le mari d’une femme était mort, et une ordonnance avait été rendue pour expulser la veuve de la paroisse où elle résidait. Avant qu’on ne l’expulsât, la loi relative au déplacement des pauvres fut modifiée pour interdire d’expulser les veuves. La veuve interjeta appel de l’ordonnance d’expulsion, invoquant le motif que, en application de la modification apportée à la loi sur les pauvres, on ne pouvait l’expulser de la paroisse dans laquelle elle résidait pendant au moins douze mois. Les intimés prétendirent que, puisqu’elle était devenue veuve avant l’adoption de la modification, elle était susceptible d’être expulsée.

En tranchant la question et accueillant l’appel de la veuve, le lord juge en chef Denman a conclu au caractère prospectif de la disposition législative applicable, se rapportant à des expulsions futures, même si la prise en considération de faits antérieurs à la promulgation de la modification s’imposait. À la page 127 de Q.B., il a déclaré :

[traduction] En premier lieu, l’indigente était-elle non susceptible d’être expulsée en vertu de l’art. 2, ch. 66, loi Vict. 9 & 10, qui prévoyait qu’aucune femme résidant dans une paroisse avec son mari au moment de la mort de celui-ci ne devait être expulsée, qu’aucun mandat ne serait non plus décerné en vue de son expulsion, de cette commune et ce, pendant douze mois après la mort du mari pourvu qu’elle continuât d’être veuve? On a dit que la loi s’appliquait uniquement à des personnes qui étaient devenues veuves après son adoption, et que la présomption de non-rétroactivité des lois appuyait cette interprétation : mais nous avons indiqué que la loi était prospective dans son effet direct, puisqu’elle se rapportait à des expulsions futures seulement, et qu’il ne s’agissait pas à proprement parler d’une loi rétroactive puisqu’une partie des conditions nécessaires à son action était tirée de l’époque antérieure à son adoption. La disposition est générale, interdisant toute expulsion des veuves y désignées après l’adoption de la Loi : la désignation de la veuve par ce nom ne vise nullement l’époque où elle est devenue veuve; nous estimons donc que l’indigente n’était pas susceptible d’être expulsée au moment de son expulsion. [C’est moi qui souligne.]

La demande présentée par la demanderesse en l’espèce repose sur la discrimination que créerait le paragraphe 53.2(1) du RPC. La date d’entrée en vigueur de ce paragraphe est le 1er janvier 1978. La loi en cause dans l’affaire Whitechapel n’avait pas de date d’entrée en vigueur. Cette distinction a été notée par le lord juge en chef Denman dans sa description de la loi :

[traduction] … la désignation de la veuve par ce nom ne vise nullement l’époque où elle est devenue veuve …

En l’espèce, pour déterminer l’admissibilité au partage du droit à pension sous le régime du paragraphe 53.2(1), il faut tenir compte du moment de l’octroi du jugement irrévocable de divorce. À mon avis, il faut distinguer l’espèce de l’affaire Whitechapel parce que, en l’espèce, la discrimination que créerait la disposition contestée porte principalement sur le moment où un jugement irrévocable de divorce a été accordé. C’est particulièrement le cas puisqu’une demande doit être présentée dans les trente-six mois de l’octroi du jugement irrévocable. La désignation des divorcés, par ce nom, admissibles au partage du droit à pension repose sur le moment où le divorce a été accordé et sur une demande présentée dans le délai imparti suivant l’octroi du divorce. En fait, la discrimination alléguée découle de la distinction faite sous le régime du paragraphe 53.2(1) entre les personnes divorcées avant ou après une date déterminée. La discrimination que créerait la disposition se rapporte, à l’évidence, à un événement.

La demanderesse a également cherché à s’appuyer sur la décision Re Sanderson and Russell (1979), 24 O.R. (2d) 429 (C.A.). Dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Ontario devait examiner l’application des dispositions sur la pension alimentaire figurant dans la partie II de la Family Law Reform Act, S.O. 1978, ch. 2 [FLRA], à des personnes qui avaient vécu en « union de fait » avant l’entrée en vigueur de la Loi le 31 mars 1978.

En abordant la question de savoir si les faits de l’affaire entraîneraient l’application rétroactive de la FLRA, le juge d’appel Morden, en tenant compte de l’affaire Whitechapel précitée, s’est exprimé en ces termes aux pages 434 et 435 :

[traduction] Entendue de cette façon, la loi n’est pas rétroactive. Cette approche est étayée par la décision The Queen v. Inhabitants of St. Mary, Whitechapel (1848), 12 Q.B. 120, à la p. 127, 116 E.R. 811, où, à propos de la loi en question, il est dit « qu’il ne s’agissait pas à proprement parler d’une loi rétroactive puisqu’une partie des conditions nécessaires à son action était tirée de l’époque antérieure à son adoption ». Dans cette affaire, la loi visait les personnes qui étaient devenues « veuves », et il a été jugé que le moment où elles l’étaient devenues n’était pas pertinent, c.-à-d. que la loi n’était pas rétroactive si on l’appliquait à une femme qui était devenue veuve avant que la loi n’entrât en vigueur. La même approche est applicable à l’examen du moment où une personne devient un « conjoint », pourvu que lui ou elle le soit au moment de la demande. Ces types de situation peuvent être mis en contraste avec les cas où les « faits » ou les « éléments » sur lesquels la loi agit sont entièrement dans le passé, tels les transferts définitifs de biens-fonds (Bingeman v. McLaughlin, [1978] 1 R.C.S. 548, 77 D.L.R. (3d) 25, 28 R.F.L. 58) ou les droits contractuels qui sont invoqués par voie d’action au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi (Moon v. Durden (1848), 2 Ex. 22, 154 E.R. 389). [C’est moi qui souligne.]

Comme l’affaire Whitechapel, l’affaire Re Sanderson and Russell portait sur une loi qui ne contenait pas de date. En l’espèce, le paragraphe 53.2(1) du RPC porte expressément sur le moment où une personne est devenue divorcée. C’est pour cette raison qu’il faut distinguer Re Sanderson and Russell de l’espèce. À mon avis, il semblerait impossible en l’espèce d’appliquer la Charte de quelque façon que ce soit, si ce n’est pour écarter une disposition qui fait la distinction entre les personnes qui ont obtenu le divorce avant le 1er janvier 1978 et ceux qui l’ont obtenu à cette date ou après celle-ci. On est inexorablement amené à examiner l’événement et le moment où il a eu lieu, la date de la délivrance du jugement de divorce.

Je sais que la demanderesse tente de définir sa plainte comme étant reliée à sa condition en cours et à la discrimination alléguée dont elle continue de souffrir en tant que divorcée. Mais ce n’est pas là le fondement de sa plainte dans la mesure où elle se rapporte au paragraphe 53.2(1). La discrimination qu’elle allègue est celle créée par le paragraphe entre les conjoints divorcés avant le 1er janvier 1978 et ceux divorcés à cette date ou après celle-ci. Si une réparation prévue par la Charte était possible, elle éliminerait la distinction reposant sur le moment où des personnes ont obtenu des jugements irrévocables ou des ordonnances de divorce. La discrimination créée par la disposition se rapporte donc à un événement.

À cet égard, l’avocate de la défenderesse s’est appuyée sur l’arrêt Benner (précité) de la Cour d’appel fédérale. Le point litigieux dans l’affaire Benner portait sur la Loi sur la citoyenneté. La Loi sur la citoyenneté de 1947 [Loi sur la citoyenneté canadienne, S.C. 1946, ch. 15] prévoyait qu’était citoyen canadien de naissance quiconque était né hors du Canada d’un père canadien, mais non d’une mère canadienne à moins qu’elle ne fût célibataire. En 1977, une nouvelle Loi sur la citoyenneté [S.C. 1974-75-76, ch. 108] a été promulguée pour éliminer cette distinction pour les enfants nés après le 14 février 1977. Toutefois, les personnes nées le 14 février 1977 ou avant cette date, d’une mère canadienne mariée à un père non canadien, hors du Canada doivent toujours demander la citoyenneté. Benner est né hors du Canada le 29 août 1962 d’une mère canadienne mariée à un père non canadien. Benner était un criminel reconnu, et sa demande de citoyenneté a été rejetée. Pour contourner le rejet de sa demande et pour obtenir la citoyenneté canadienne, il s’est appuyé sur l’article 15 de la Charte pour contester ce qui était, selon ses prétentions, une discrimination continue contre les personnes nées hors du Canada le 14 février 1977 ou avant cette date, de mères canadiennes mariées à des pères non canadiens.

Le juge d’appel Marceau a estimé que l’événement crucial était la naissance de Benner. Il a conclu, recourant à l’approche de l’événement précis et isolé, que Benner demandait réellement une application rétroactive de la Charte, ce qu’il a refusé. Le juge d’appel Létourneau a adopté la même approche que le juge d’appel Marceau. Le juge d’appel Linden a conclu que l’événement précis et isolé était le rejet de la demande de citoyenneté présentée par Benner, lequel rejet a eu lieu le 17 octobre 1989, après l’entrée en vigueur de la Charte. Bien qu’il ait rejeté l’appel de Benner, il ne l’a pas fait pour des motifs se rapportant à l’application rétroactive de la Charte.

Il est révélateur, à mon avis, que la majorité de la Cour d’appel a conclu que la loi en question dans l’affaire Benner portait principalement sur la naissance d’un individu, c’est-à-dire un événement précis et isolé. Il s’ensuit qu’elle a adopté l’approche de l’événement précis et isolé pour conclure que l’application de la Charte serait rétroactive à l’égard d’une personne née en 1962.

J’ai conclu que la demande de la demanderesse en l’espèce, fondée sur le paragraphe 53.2(1) du RPC, exigerait l’approche de l’événement précis et isolé, ce qui serait conforme au raisonnement suivi par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Benner. Écarter la discrimination que créerait le paragraphe 53.2(1) du RPC exigerait l’application rétroactive de la Charte.

LA CONCLUSION

Pour les motifs invoqués ci-dessus, bien que la question préliminaire de droit énoncée par le protonotaire adjoint Giles n’ait pas précisé la demande fondée sur la Charte de la demanderesse et la loi particulière dont on prétend qu’elle va à l’encontre de la Charte, je me suis prononcé seulement sur une demande fondée sur le paragraphe 53.2(1) du RPC. Puisque ma décision repose uniquement sur une demande alléguant une discrimination créée par ce paragraphe, je dois limiter ma réponse à la question préliminaire en me reportant expressément au paragraphe 53.2(1).

La réponse à la question préliminaire posée en l’espèce est :

La demande de la demanderesse, fondée sur la discrimination alléguée créée par le paragraphe 53.2(1) du Régime de pensions du Canada, nécessite l’application rétroactive de la Charte et ne saurait étayer une cause d’action valable.



[1] En vertu de l’art. 46 du RPC, une pension de retraite est un montant mensuel de base égal à vingt-cinq pour cent (25 %) de la moyenne mensuelle des gains ouvrant droit à pension d’un cotisant. Ce montant est sujet à un nombre de rajustements détaillés qu’on n’a pas à examiner aux fins de la présente décision. Le partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension entre les conjoints divorcés permettrait au conjoint ne gagnant pas de salaire d’avoir droit à une part de la pension de retraite d’un conjoint salarié. Dans cette décision, par souci de simplicité et parce qu’aucune question ne porte sur le mot utilisé, l’expression « droit à pension » sera utilisée comme synonyme de « gains non ajustés ouvrant droit à pension ».

[2] La Loi porte sur les salariés et sur ceux qui travaillent pour leur propre compte.

[3] Le mari de la demanderesse est mort le 31 décembre 1982. Il avait contribué au RPC en 1966 et 1967. Par la suite, il avait contribué au régime de rentes du Québec. La défenderesse a reconnu que la demanderesse aurait droit à un service modeste de la rente découlant des gains non ajustés ouvrant droit à pension de son mari si elle avait gain de cause dans sa demande.

[4] L’art. 53.2(1) a été modifié par S.C. 1986, ch. 38, art. 22, et il est maintenant désigné dans les L.R.C. (1985), ch. C-8, comme étant l’art. 55(1). Il a de nouveau été modifié par L.C. 1991, ch. 44, art. 6. La disposition actuelle est ainsi rédigée :

55. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, des paragraphes 55.2(2), (3) et (4) et de l’article 55.3, une demande écrite de partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension d’anciens conjoints peut, dans les trente-six mois de la date d’un jugement irrévocable de divorce, d’un jugement accordant un divorce conformément à la Loi sur le divorce ou d’un jugement accordant la nullité d’un mariage, s’il est rendu avant l’entrée en vigueur de l’article 55.1 sans l’avoir été avant le 1er janvier 1978, être présentée au ministre par, ou de la part de, l’un ou l’autre des anciens conjoints, par leurs ayants droit ou par toute personne prescrite par règlement.

Aux fins de l’espèce, les modifications de 1987 et de 1991 et la refonte de 1985 ne touchent pas la demande de la demanderesse.

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