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[1994] 3 C.F. 710

T-1539-92

Commission canadienne des droits de la personne (requérante)

c.

The Heritage Front et Wolfgang Droege (intimés)

Répertorié : Canada (Commission des droits de la personne) c. Heritage Front (1re inst.)

Section de première instance, juge Tremblay-Lamer—Toronto, 15, 16, 17, 18, 21, 22, 23, 24 mars, 25, 26, 27, 28, 29 avril et 2 juin 1994.

Pratique — Outrage au tribunal — Poursuite pour outrage, intentée sous le régime de la Règle 355, contre les intimés accusés d’avoir violé une ordonnance de la Cour — Il avait été interdit aux intimés d’exploiter leur ligne téléphonique directe en attendant la décision du TCDP sur la plainte — Les intimés, n’ayant pas contesté l’ordonnance par voie d’appel ou autre, ne sauraient en contester la constitutionnalité — Le respect des ordonnances judiciaires est essentiel pour préserver l’intégrité de la justice et maintenir le règne du droit — Qui peut être jugé coupable — Fardeau de la preuve — Connaissance et mens rea — Les preuves établissent sans l’ombre d’un doute raisonnable que les intimés ont délibérément violé l’ordonnance de la Cour, se rendant ainsi coupables d’outrage.

Preuve — Crédibilité des témoins en jeu — Facteurs à prendre en considération — Le juge de première instance peut écarter une preuve admissible si son effet préjudiciable l’emporte sur sa valeur probante — Une partie n’est pas admissible à introduire des preuves extrinsèques pour réfuter le témoignage donné au cours d’un contre-interrogatoire et se rapportant à un fait incident dans l’instance — Qu’une preuve soit directe ou accessoire dépend du rapport qu’elle présente avec le principal point litigieux.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures criminelles et pénales — Un intimé qui n’était pas représenté par avocat lors de la procédure en outrage invoque le droit à l’assistance d’un avocat — Ce droit est limité au cas « d’arrestation ou de détention » visé à l’art. 10b) de la Charte — Il ne suffit pas aux avocats de dire qu’ils sont « pris ailleurs » pour s’absenter — Il incombe aux avocats de veiller à ce que quelqu’un soit là pour représenter leur client s’ils ne sont pas en mesure de comparaître eux-mêmes — Ajournement refusé.

Poursuite en application de la Règle 355 des Règles de la Cour fédérale contre les intimés, qui sont accusés d’outrage au tribunal pour avoir désobéi à l’ordonnance en date du 8 octobre 1993 du juge Joyal. À la suite d’une plainte alléguant que certains messages téléphoniques étaient susceptibles d’exposer à la haine et au mépris des personnes appartenant à un groupe ethnique identifiable, la Commission canadienne des droits de la personne a ouvert une enquête puis s’est adressée à la Cour pour lui demander d’interdire aux intimés de continuer à diffuser ces messages par leur ligne téléphonique directe en attendant les résultats de l’enquête du tribunal des droits de la personne. Une poursuite pour outrage au tribunal alléguant que les intimés ont violé l’ordonnance du juge en chef adjoint qui leur interdisait de diffuser par leur ligne directe des messages incitant à la haine, a été rejetée par le juge Joyal par ce motif que les messages diffusés n’avaient pas sensiblement la même forme ou la même teneur que les messages visés par l’ordonnance du juge en chef adjoint. Il a cependant interdit aux intimés d’exploiter leur ligne téléphonique directe en attendant que le Tribunal canadien des droits de la personne ait prononcé sur la plainte. Par la suite, la Commission a allégué que les intimés n’avaient cessé de désobéir délibérément à l’ordonnance susmentionnée en diffusant les messages du genre interdit par le juge Joyal. Il échet au premier chef d’examiner si les intimés ont violé l’ordonnance rendue par le juge Joyal; il se pose aussi diverses questions incidentes, savoir la question de l’ajournement, le droit à l’assistance d’un avocat et l’administration de preuves accessoires pour réfuter un témoignage rendu au contre-interrogatoire.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Les intimés n’ayant jamais attaqué l’ordonnance du juge Joyal, que ce soit par voie d’appel ou autre, ne seraient pas recevables, à titre de moyen de défense contre la poursuite pour outrage, à en contester la constitutionnalité. Une ordonnance dont la légitimité n’a pas été directement contestée et qui n’a pas été infirmée, ne saurait faire l’objet d’une attaque en nullité lors d’une poursuite pour outrage au tribunal. Le principe fondamental qui sous-tend les règles de droit applicables à l’outrage au tribunal est que l’administration de la justice ne doit être entravée par aucun écart de conduite. Le respect des ordonnances judiciaires s’impose, non pas pour ménager les susceptibilités de l’autorité judiciaire, mais pour préserver l’intégrité de la justice elle-même. Dans une société démocratique, la liberté d’expression embrasse le droit de critiquer le gouvernement comme le droit d’être politiquement incorrect. Elle ne signifie pourtant pas le droit de désobéir délibérément à une ordonnance judiciaire valide, qui n’est pas contestée. Pour que le règne du droit se maintienne, il est essentiel que le respect de l’autorité des tribunaux soit assuré. Les preuves établissent sans l’ombre d’un doute raisonnable que The Heritage Front et Wolfgang Droege ont délibérément violé l’ordonnance du juge Joyal, se rendant ainsi coupables d’outrage au tribunal. Un tiers qui s’est sciemment fait le complice d’une partie pour désobéir à une injonction peut être déclaré coupable d’outrage, non pas parce qu’il a violé l’injonction, mais plutôt parce qu’il a agi de manière à entraver le cours de la justice. Les preuves établissent sans l’ombre d’un doute raisonnable que Kenneth Barker et Gary Schipper ont entravé l’administration de la justice en aidant et encourageant Wolfgang Droege et, que de ce fait, ils se sont rendus coupables d’outrage envers la Cour. Dans les poursuites pour outrage, la règle de droit applicable en matière de preuve, de connaissance et de mens rea est la suivante : le poursuivant doit prouver que l’accusé a transgressé un ordre de justice ou y a désobéi publiquement (l’actus reus), tout en voulant que cette désobéissance publique contribue à miner l’autorité de la cour, en le sachant ou sans s’en soucier (la mens rea). Cependant, il est possible de déduire des circonstances la mens rea requise. L’intention de déconsidérer la Cour n’est pas un élément essentiel de l’infraction d’outrage. Lorsqu’il ressort de la preuve que l’accusé devait savoir que sa transgression serait publique, il peut être inféré qu’à tout le moins, il ne se souciait pas de savoir s’il y aurait outrage à l’autorité de la cour.

Le principal facteur que le juge doit prendre en considération dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’ajourner une procédure criminelle ou quasi criminelle, c’est la nécessité d’assurer un procès équitable. Il y a lieu de refuser l’ajournement s’il représente une manœuvre dilatoire de l’accusé ou de son avocat ou s’il est motivé par le désir de retarder l’instance. C’est là une des raisons pour lesquelles l’ajournement demandé par l’avocat des intimés a été refusé. Il ne suffit pas qu’un avocat dise qu’il est pris par des « engagements antérieurs ». Le droit à l’assistance d’un avocat, garanti par l’alinéa 10b) de la Charte, est limité au « cas d’arrestation ou de détention ». Le revirement inopiné et injustifié de l’un des intimés au sujet de la représentation par avocat trahissait sa volonté de retarder l’instance et c’est par ce motif que sa demande a été rejetée. Il incombe aux avocats de veiller à ce que quelqu’un soit là pour représenter leur client s’ils ne sont pas en mesure de comparaître eux-mêmes.

Ce qui est essentiellement en jeu en l’espèce, c’est la crédibilité des témoins. Pour en juger, il faut prendre en considération les facteurs dégagés par le juge Riddell, J.C.A., dans Wallace v. Davis : l’honnêteté du témoin, le fait qu’il ait eu ou non la possibilité et la capacité d’observation exacte, la fidélité de sa mémoire quant aux faits observés, sa capacité de résistance aux pressions qui tendent à altérer ses souvenirs, son aptitude à relater les faits observés. Le juge peut écarter une preuve admissible si son effet préjudiciable l’emporte sur sa valeur probante. Une partie n’est pas admissible à introduire des preuves extrinsèques pour réfuter le témoignage donné au cours d’un contre-interrogatoire et se rapportant à un fait incident dans l’instance. Qu’une preuve soit directe ou accessoire dépend du rapport qu’elle présente avec le principal point litigieux. L’allégation de tendances à l’affabulation chez le témoin cité par la Commission se rapporte à la véracité de son témoignage sur la question même qui fait l’objet de cette instance, avec laquelle elle présente un rapport direct. En conséquence, les intimés étaient en droit d’introduire des preuves extrinsèques pertinentes pour réfuter son témoignage.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 10b), 11d).

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 13(1), 49(1.1) (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 66), 57.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 101.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 25, 44, 57.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 355.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1992] 3 F.C. 155; (1992), 90 D.L.R. (4th) 190; 14 Admin. L.R. 294; 9 C.R.R. (2d) 330; 48 F.T.R. 285 (1re inst.); Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Taylor, [1987] 3 C.F. 593; (1987), 37 D.L.R. (4th) 577; 9 C.H.R.R. D/4929; 29 C.R.R. 222; 78 N.R. 180 (C.A.); Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892; (1990), 75 D.L.R. (4th) 577; 13 C.H.R.R. D/435; 3 C.R.R. (2d) 116; United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901; (1992), 71 C.C.C. (3d) 225; 135 N.R. 321; R. v. Bridges (1989), 61 D.L.R. (4th) 154; 48 C.C.C. (3d) 545 (C.S.C.-B.); Beloit Can. Ltée/Ltd. c. Valmet Oy (1988), 18 C.I.P.R. 1; 20 C.P.R. (3d) 1; 15 F.T.R. 240; 82 N.R. 235 (C.A.F.); B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214; (1988), 71 Nfld.& P.E.I.R. 93; 53 D.L.R. (4th) 1; [1988] 6 W.W.R. 577; 220 A.P.R. 93; 31 B.C.L.R. (2d) 273; 44 C.C.C. (3d) 289; 88 CLLC 14,047; 44 C.C.C. (3d) 289; 87 N.R. 241; Barrette c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 121; (1976), 68 D.L.R. (3d) 260; 29 C.C.C. (2d) 189; 33 C.R.N.S. 377; 10 N.R. 321; Rex v. Irwing (1908), 18 O.L.R. 320; 14 C.C.C. 489 (C.A.); Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; (1985), 24 D.L.R. (4th) 536; [1986] 1 W.W.R. 481; 69 B.C.L.R. 145; 23 C.C.C. (3d) 289; 48 C.R. (3d) 289; 18 C.R.R. 30; 36 M.V.R. 240; 63 N.R. 266; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; [1990] 5 W.W.R. 1; 47 B.C.L.R. (2d) 1; 57 C.C.C. (3d) 1; 77 C.R. (3d) 145; 49 C.R.R. 114; 110 N.R. 1; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; (1987), 38 D.L.R. (4th) 508; [1987] 3 W.W.R. 699; 13 B.C.L.R. (2d) 1; 33 C.C.C. (3d) 1; 56 C.R. (3d) 193; 28 C.R.R. 122; 74 N.R. 276; R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495; (1988), 67 O.R. (2d) 63; 55 D.L.R. (4th) 673; 45 C.C.C. (3d) 296; 66 C.R. (3d) 297; 89 N.R. 1; 30 O.A.C. 241; R. c. Lee, [1989] 2 R.C.S. 1384; [1990] 1 W.W.R. 289; (1989), 41 B.C.L.R. (2d) 273; 52 C.C.C. (3d) 289; 73 C.R. (3d) 257; 45 C.R.R. 80; 104 N.R. 1; R. c. Potvin, [1989] 1 R.C.S. 525; (1989), 21 Q.A.C. 258; 47 C.C.C. (3d) 289; 68 C.R. (3d) 193; 42 C.R.R. 44; 93 N.R. 42; Wallace v. Davis (1926), 31 O.W.N. 202 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; (1986), 28 D.L.R. (4th) 641; 34 B.L.R. 251; 68 N.R. 241; Canada Metal Co. Ltd. et al. v. Canadian Broadcasting Corp. et al. (No. 2) (1974), 4 O.R. (2d) 585; 48 D.L.R. (3d) 641; 19 C.C.C. (2d) 218 (H.C.); Bhatnager c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 R.C.S. 217; (1990), 71 D.L.R. (4th) 84; 44 Admin. L.R. 1; 43 C.P.C. (2d) 213; 12 Imm. L.R. (2d) 81; 111 N.R. 185; R. c. Krause, [1986] 2 R.C.S. 466; (1986), 33 D.L.R. (4th) 267; [1987] 1 W.W.R. 97; 7 B.C.L.R. (2d) 273; 29 C.C.C. (3d) 385; 14 C.P.C. (2d) 156; 54 C.R. (3d) 294; 71 N.R. 61; Regina v. Cassibo (1982), 39 O.R. (2d) 288; 70 C.C.C. (2d) 498 (C.A.); Gen’l Films Ltd. v. McElroy, [1939] 4 D.L.R. 543; [1939] 3 W.W.R. 491 (C.A. Sask.).

REQUÊTE en ordonnance déclarant, en application de la Règle 355 des Règles de la Cour fédérale, les intimés coupables d’outrage à la Cour pour avoir violé l’ordonnance du juge Joyal ([1994] 1 C.F. 203 (1re inst.)). Requête accueillie.

AVOCATS :

Eddie Taylor et René Duval pour la requérante.

Harry Doan pour l’intimé Wolfgang Droege.

George A. Wootten, c.r., pour l’intimé Ken Barker.

Valerie Owen et John W. May pour l’intimé Gary Schipper.

PROCUREURS :

Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour la requérante.

Harry Doan, Toronto, pour l’intimé Wolfgang Droege.

George A. Wootten, c.r., Etobicoke (Ontario), pour l’intimé Ken Barker.

Valerie Owen, Toronto, et John W. May, Brampton (Ontario), pour l’intimé Gary Schipper.

NOTE DE L’ARRÊTISTE

Dans la présente affaire, le directeur général a décidé de publier les motifs du jugement sous forme abrégée, comme le lui permet le paragraphe 58(2) de la Loi sur la Cour fédérale. Sont omises quelque 13 pages où le juge Tremblay- Lamer expose la preuve non contestée et statue ensuite sur la crédibilité des témoins dont la déposition était contestée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Tremblay-Lamer : Les intimés, en la personne de Wolfgang Droege, de Gary Schipper et de Kenneth Barker, ont comparu devant moi, accusés d’outrage au tribunal en application de la Règle 355 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663], pour avoir désobéi à l’ordonnance en date du 8 octobre 1993 [[1994] 1 C.F. 203 (1re inst.)] du juge Joyal.

I           LES FAITS DE LA CAUSE

Cette poursuite a son origine dans une plainte déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne par Rodney Bobiwash du Native Canadian Centre de Toronto, qui reprochait à certains messages communiqués par la ligne téléphonique directe des intimés d’enfreindre le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne[1]. Selon la plainte en question, ces messages étaient susceptibles d’exposer à la haine et au mépris des personnes appartenant à un groupe ethnique identifiable. La Commission a ouvert une enquête et, sur la foi des preuves recueillies, a, conformément au paragraphe 49(1.1) [édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 66] de la Loi, constitué le 26 mai 1992 un tribunal pour instruire l’affaire.

Peu de temps après, la Commission s’est adressée à cette Cour pour lui demander d’interdire aux intimés de continuer à diffuser par leur ligne directe des messages téléphoniques du même genre que ceux visés par la plainte, en attendant que le Tribunal des droits de la personne se prononce à ce sujet. La requête a été entendue par le juge en chef adjoint qui, du consentement des parties, a rendu le 29 septembre 1992 une ordonnance en la matière. Cette ordonnance, corrigée le 19 janvier 1993, interdisait aux intimés de diffuser des messages téléphoniques susceptibles d’attirer la haine sur des gens en raison de leurs croyances religieuses, de leur race ou de leur origine ethnique, et ce, en attendant que le Tribunal canadien des droits de la personne se prononce sur la plainte en question.

Par la suite, la Commission a eu lieu de croire que les intimés ne respectaient pas l’ordonnance de la Cour. Elle les a cités pour outrage au tribunal et l’affaire a été entendue par le juge Joyal. Dans sa décision en date du 8 octobre 1993 [[1994] 1 C.F. 203 (1re inst.)], le juge Joyal a rejeté la demande sur le fondement que les messages diffusés par la ligne directe du Heritage Front n’avaient pas sensiblement la même forme ou la même teneur que les messages visés par l’ordonnance du juge en chef adjoint.

Ayant conclu que l’ordonnance visant les intimés n’atteignait pas le but pour lequel elle avait été rendue, le juge Joyal s’est proposé de la modifier. Invoquant les pouvoirs discrétionnaires qu’il tenait de l’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale[2], il a rendu l’injonction suivante :

[traduction] Il est interdit aux intimés, The Heritage Front et Wolfgang Droege, d’exploiter eux-mêmes ou par leurs employés, ou de toute autre façon, ce qui est communément connu sous le nom de ligne téléphonique directe, c’est-à-dire un moyen de communication téléphonique, pour diffuser en leur propre nom ou au nom d’autrui, un ou des messages visant directement ou indirectement ou de façon détournée, à donner des indications ou des informations sur la position des intimés ou de « toute autre personne » sur une quelconque question politique, économique, religieuse ou sociale.

La présente ordonnance demeure en vigueur jusqu’à ce que le Tribunal canadien des droits de la personne se soit prononcé sur le dossier no T-41854 et T-41855, ou jusqu’à ce que la Cour la modifie ou la rapporte.

Par la suite, la Commission a, par mémoire détaillé, allégué que pendant la période allant du 15 octobre 1993 au 8 novembre 1993, Wolfgang Droege, le Heritage Front, Gary Schipper, Kenneth Barker et Equal Rights for Whites n’avaient cessé de désobéir délibérément à l’ordonnance susmentionnée en diffusant sur la ligne téléphonique directe Equal Rights for Whites les messages du genre interdit par le juge Joyal.

Le 21 octobre 1993, la Commission a introduit une requête ex parte en ordonnance de justification. La requête a été accueillie et, l’affaire ayant été ajournée le 30 novembre 1993, il a été ordonné qu’elle reviendrait devant la Cour avec compte rendu d’exécution, le 15 mars 1994 à Toronto (Ontario).

II          LES RÈGLES DE DROIT APPLICABLES

1)         L’injonction du juge Joyal

La compétence dont est investie la Cour fédérale pour rendre une injonction dans les mêmes circonstances a été confirmée dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net[3], affaire dans laquelle le juge Muldoon a conclu que par l’effet des articles 25 et 44 de la Loi sur la Cour fédérale et de l’article 57 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, les conditions de compétence définies par la Cour suprême du Canada dans son arrêt ITOInternational Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre[4] étaient réunies[5].

Il est important de noter que les intimés n’ont jamais attaqué l’ordonnance du juge Joyal, que ce soit par voie d’appel ou autre. Ils ne seraient donc pas maintenant recevables, à titre de moyen de défense, à en contester la constitutionnalité. Adoptant le raisonnement tenu par le juge O’Leary dans Canada Metal Co. Ltd. et al. v. Canadian Broadcasting Corp. et al. (No. 2)[6], le juge Mahoney a tiré la conclusion suivante dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Taylor[7], à la page 601 :

La personne qui est liée par une ordonnance d’un tribunal doit se soumettre à cette ordonnance pendant que celle-ci reste en vigueur, quelque imparfaite qu’elle puisse la considérer ou quelque imparfaite qu’elle puisse réellement être. L’ordre public exige que ce soit l’application régulière de la loi qui fasse échec à une ordonnance, et non pas son inobservation.

En Cour suprême[8], le juge en chef Dickson partage entièrement ce raisonnement, en soulignant de nouveau qu’une ordonnance dont la légitimité n’a pas été directement contestée et qui n’a pas été infirmée, ne saurait faire l’objet d’une attaque en nullité lors d’une poursuite pour outrage au tribunal. Pour sa part, le juge McLachlin (motifs en partie dissidents) énonce la règle en ces termes, à la page 975 :

L’infraction d’outrage au tribunal ne dépend pas de la validité de la loi sur laquelle elle est fondée mais sur l’existence d’une ordonnance judiciaire prononcée par une cour compétente.

Je tiens à souligner dès maintenant que, contrairement à l’argument des avocats des intimés, ce qui est en cause, ce n’est ni la liberté d’expression ni le droit d’être politiquement incorrect. La seule question à résoudre en l’espèce est de savoir si les intimés ont violé une ordonnance régulièrement rendue par cette Cour.

2)         La procédure d’outrage au tribunal

(i)         Pourquoi est-il important de se conformer à une ordonnance judiciaire?

Le principe fondamental qui sous-tend les règles de droit applicables à l’outrage au tribunal est que l’administration de la justice ne doit être entravée par aucun écart de conduite. La désobéissance délibérée à une ordonnance judiciaire représente une attitude de défiance vis-à-vis de l’autorité judiciaire, jette le discrédit sur notre système de justice et en fait une mascarade.

Ainsi que l’a fait observer le juge McLachlin dans United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général)[9], à la page 931 :

Tant l’outrage civil au tribunal que l’outrage criminel au tribunal reposent sur le pouvoir de la cour de maintenir sa dignité et sa procédure. La primauté du droit est le fondement de notre société; sans elle, la paix, l’ordre et le bon gouvernement n’existent pas. La primauté du droit est directement tributaire de la capacité des tribunaux de faire observer leur procédure et de maintenir leur dignité et le respect qui leur est dû. Pour ce faire, les tribunaux ont, depuis le XIIe siècle, exercé le pouvoir de punir pour outrage au tribunal.

Dans R. v. Bridges[10], le juge Wood souligne à juste titre que le respect des ordonnances judiciaires s’impose, non pas pour ménager les susceptibilités de l’autorité judiciaire, mais pour préserver l’intégrité de la justice elle-même, aux pages 157 et 158 :

[traduction] La violation d’une ordonnance émanant de cette Cour n’est pas un crime commis contre le juge qui a rendu cette ordonnance, mais contre l’institution elle-même—cette institution qui monte la garde entre le règne du droit et l’anarchie. La compétence inhérente dont la Cour est investie pour punir l’outrage à la justice n’a pas pour raison d’être de flatter la vanité judiciaire. Elle est le seul moyen dont l’autorité judiciaire dispose pour maintenir son efficacité dans sa lutte pour la protection du règne du droit. Il s’ensuit que plus l’outrage est grave, plus grande est la menace qui pèse sur le règne du droit.

(ii)        Qui peut être jugé coupable?

La Règle 355(1) et (4) des Règles de la Cour fédérale prévoit ce qui suit :

Règle 355. (1) Est coupable d’outrage au tribunal quiconque désobéit à un bref ou une ordonnance de la Cour ou d’un de ses juges, ou agit de façon à gêner la bonne administration de la justice, ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité de la Cour. En particulier, un officier de la justice qui ne fait pas son devoir, et un shérif ou huissier qui n’exécute pas immédiatement un bref ou qui ne dresse pas le procès-verbal d’exécution y afférent ou qui enfreint une règle dont la violation le rend passible d’une peine, est coupable d’outrage au tribunal.

(4) Une personne ne peut être condamnée pour outrage au tribunal commis hors la présence du juge que s’il lui a été signifié une ordonnance de justification lui enjoignant de comparaître devant la Cour, au jour et à l’heure fixés pour entendre la preuve des actes dont il est accusé et pour présenter, le cas échéant, sa défense en exposant les raisons de sa conduite. Cette ordonnance, rendue par le juge soit de sa propre initiative, soit sur demande, doit obligatoirement être signifiée à personne, à moins qu’un autre mode de signification ne soit autorisé pour des raisons valables. La demande d’ordonnance de justification enjoignant d’exposer les raisons peut être présentée sans qu’il soit nécessaire de la faire signifier.

Dans Beloit Can. Ltée/Ltd. c. Valmet Oy[11], le juge Pratte, J.C.A. a rappelé, à la page 14, les règles suivantes en matière d’outrage au tribunal :

(1) Il ressort de la Règle 355(1) des Règles de la Cour fédérale qu’une personne peut se rendre coupable d’outrage au tribunal soit en désobéissant à une ordonnance de la Cour soit en entravant le cours de la justice.

La seule personne qui puisse désobéir à une ordonnance d’un tribunal est la partie que vise cette ordonnance. Toutefois un tiers qui s’est sciemment fait le complice d’une partie pour désobéir à une injonction peut être déclaré coupable d’outrage, non pas parce qu’il a violé l’injonction, mais plutôt parce qu’il a agi de manière à entraver le cours de la justice.

(3) Il faut respecter strictement les termes de l’injonction d’un tribunal. Toutefois, il est interdit au défendeur que vise une injonction de commettre les actes interdits quelle que soit la méthode qu’il peut suivre pour les commettre. Il s’ensuit qu’un défendeur violera l’injonction prononcée contre lui non seulement s’il viole lui-même l’ordonnance de la Cour, mais aussi si la violation de cette ordonnance est le fait de son mandataire, de son ouvrier, de son préposé ou d’une autre personne agissant en son nom. [Non souligné dans le texte.]

Et le juge Marceau d’ajouter à la page 20 :

1. Si l’on considère ce qu’il faut prouver, il est bien établi que l’activité qui, prétend-on, constitue l’outrage doit de toute évidence être visée par l’interdiction, ce qui implique qu’elle soit expressément ou par « inférence certaine » mentionnée dans l’ordonnance. Étant donné cette condition préalable, le juge de première instance n’était pas, à mon avis, en droit de conclure, comme il l’a fait, que la perpétration d’un acte qui n’était pourtant pas visé par l’injonction revêtait néanmoins un caractère outrageant parce que contraire à l’« esprit » de celle-ci. [Non souligné dans le texte.]

En l’espèce, les intimés Gary Schipper et Kenneth Barker n’étaient pas nommés dans l’ordonnance de justification. Il ressort cependant de l’arrêt Valmet Oy qu’un tiers peut se rendre coupable d’outrage s’il aide ou encourage sciemment une partie à désobéir à l’injonction.

iii)        Fardeau de la preuve

Comme l’a fait observer le juge McLachlin à la page 942 de l’arrêt United Nurses of Alberta, « [l]a procédure pour outrage au tribunal est de nature criminelle et offre toutes les garanties dont peut se prévaloir un accusé lors d’un procès au criminel ». On trouve encore confirmation de ce principe dans la Règle 355(2), aux termes de laquelle l’outrage au tribunal peut être puni d’une peine d’emprisonnement.

En ce qui concerne le fardeau de la preuve qui s’impose dans ce contexte, le juge McLachlin rappelle à la page 933 que le poursuivant :

… doit prouver que l’accusé a transgressé une ordonnance d’un tribunal ou y a désobéi publiquement (l’actus reus), tout en voulant que cette désobéissance publique contribue à miner l’autorité de la cour, en le sachant ou sans s’en soucier (la mens rea). Le ministère public doit prouver ces éléments hors de tout doute raisonnable. Cependant, comme pour d’autres infractions criminelles, il est possible de déduire des circonstances la mens rea requise. Une transgression patente et publique d’une ordonnance de la cour tendra à miner l’autorité de celle-ci. Par conséquent, lorsqu’il ressort de la preuve que l’accusé devait savoir que sa transgression serait publique, il peut être inféré qu’à tout le moins, il ne se souciait pas de savoir s’il y aurait outrage à l’autorité de la cour. [Non souligné dans le texte.]

(iv)       Connaissance et mens rea

Dans Bhatnager c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[12], le juge Sopinka rappelle, à la page 225, que « la common law a toujours exigé la signification à personne ou la connaissance personnelle réelle de l’ordonnance d’un tribunal comme condition préalable à la responsabilité pour outrage au tribunal ». Le problème ne se pose pas en l’espèce puisque le juge Joyal a donné lecture de son ordonnance en audience publique, en la présence des trois intimés.

Pour ce qui est de la mens rea, c’est-à-dire de l’élément moral, le juge en chef Dickson, prononçant le jugement de la majorité dans B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (Procureur général)[13] rappelle [à la page 234] que « l’intention d’attirer le mépris sur une cour ou un juge ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction d’outrage au tribunal », cet élément étant la connaissance.

III         ANALYSE

1)         Questions incidentes

L’audition de l’affaire a donné lieu à certaines questions de fond et de procédure. J’en examinerai trois, savoir la question de l’ajournement, le droit à l’assistance d’un avocat et l’administration de preuves accessoires pour réfuter un témoignage rendu au contre-interrogatoire.

(i)         Ajournement

Par ordonnance en date du 30 novembre 1993, le juge Rouleau a péremptoirement ajourné l’audience de justification au 15 mars 1994 et a fixé à trois jours l’audition de l’affaire. À la fin de la deuxième journée, il est devenu manifeste que le temps prévu ne serait pas suffisant. J’ai fait part de mes préoccupations aux avocats des deux parties ainsi que de mon intention de mettre fin à la procédure la semaine suivante si possible. Les avocats des intimés ont fait savoir qu’ils ne seraient pas en mesure de comparaître par suite d’« engagements antérieurs » et ont demandé un ajournement, que j’ai refusé[14].

Au sujet des ajournements, le juge Pigeon a fait cette observation dans Barrette c. La Reine[15], à la page 125 :

Il est vrai que la décision sur une demande d’ajournement relève de la discrétion du juge. Mais c’est une discrétion qu’il a le devoir d’exercer judicieusement de sorte que sa décision peut être révisée en appel si elle repose sur des motifs erronés en droit. Ce pouvoir de révision est particulièrement rigoureux lorsque l’exercice de la discrétion a eu pour conséquence la privation d’un droit, que ce soit en matière civile ou en matière criminelle.

Analysant les faits de la cause dont il était saisi, le juge Pigeon est parvenu à cette conclusion à la page 124 :

On ne voit rien dans le dossier qui pouvait juridiquement permettre de présumer que l’absence de l’avocat était une manœuvre préméditée à la connaissance de l’accusé. C’était la première fois que la cause était appelée, il n’y avait aucune circonstance susceptible de justifier une déduction et non pas de simples soupçons. C’est un droit pour l’accusé que « de présenter personnellement ou par avocat une pleine … défense » (art. 577(3) C. cr.). Pour lui refuser un ajournement nécessaire à l’exercice de ce droit, il faut un motif fondé sur des faits précis. [Non souligné dans le texte.]

Le principal facteur que le juge doit prendre en considération dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’ajourner une procédure criminelle ou quasi criminelle, c’est la nécessité d’assurer un procès équitable. Il faut cependant tenir compte d’autres facteurs comme le comportement général de l’accusé ou de son avocat, le bon déroulement de la procédure et les circonstances générales de la cause.

Il est indiscutable que les tribunaux sont tiraillés entre la nécessité de se montrer stricts face aux demandes d’ajournement de dernière minute afin d’assurer le bon déroulement de la procédure, et la nécessité de protéger le droit de l’accusé, dont la liberté est en jeu, de présenter une défense convenable. J’estime cependant, et sur ce point je partage la conclusion tirée par le juge Meredith de la Cour d’appel de l’Ontario dans Rex v. Irwing[16], qu’il y a lieu de refuser l’ajournement s’il représente une manœuvre dilatoire de l’accusé ou de son avocat ou s’il est motivé par le désir de retarder l’instance.

Dans Irwing, l’un des motifs d’appel était que le juge de paix avait refusé d’ajourner le procès pour permettre à l’accusé d’avoir recours aux services d’un avocat. Celui-ci fut subséquemment inculpé, jugé et déclaré coupable le même jour, sans être proprement représenté par avocat. Le juge Meredith, J.C.A., a conclu en ces termes :

[traduction] Il est manifestement des cas où pareil refus est indiqué—par exemple dans le cas où la demande ne vise qu’à retarder l’instance; la question relève donc parfaitement de la compétence et du pouvoir discrétionnaire du tribunal ou du magistrat saisi. [Non souligné dans le texte.]

Après avoir examiné les faits et circonstances de la cause, j’ai exercé mon pouvoir discrétionnaire pour refuser l’ajournement par les motifs suivants. En premier lieu, les avocats des intimés n’ont pu, pendant les débats sur la question, offrir aucune raison impérieuse pour expliquer pourquoi ils ne pourraient pas comparaître ni faire valoir aucune menace pour les droits de leurs clients. Il ne suffit pas qu’un avocat dise qu’il est pris par des engagements antérieurs. En deuxième lieu, le contexte de cette cause est tel que pour la sécurité des témoins, l’affaire doit être entendue en toute diligence. Enfin, le comportement général des avocats des intimés trahit, à mon avis, une manœuvre dilatoire, un effort d’entraver le bon déroulement de la procédure.

(ii)        Le droit à l’assistance d’un avocat

L’avocat de l’intimé M. Barker n’a pas comparu lorsque l’audition de l’affaire reprit la semaine suivante, en faisant savoir qu’il était « pris ailleurs ». À l’ouverture de l’audience, l’avocat de M. Droege a annoncé que l’avocat de M. Barker ne comparaissait pas mais que celui-ci se représenterait lui-même pour la journée et ne demanderait pas un ajournement. Forte de cette assurance, la Cour a poursuivi l’audience. Cependant, juste avant de contre-interroger Rodney Bobiwash, témoin cité par la Commission, M. Barker a invoqué son droit, constitutionnellement garanti, à l’assistance d’un avocat. J’ai décidé de ne pas accéder à sa demande et il a entrepris d’interroger le témoin.

Si l’alinéa 10b) de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] prévoit expressément le droit à l’assistance d’un avocat, cette garantie est limitée au « cas d’arrestation ou de détention ». Bien que ce droit ne soit pas expressément garanti à l’instance , on peut le déduire de l’article 7, aux termes duquel il ne peut être porté atteinte au droit à la liberté qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale, et de l’alinéa 11d), qui garantit le jugement par « un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable ».

En ce qui concerne la nature de la protection assurée par l’article 7, il y a lieu de rappeler cette conclusion, souvent citée, du juge Lamer (tel était son titre à l’époque) dans Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B.[17], à la page 503 :

… les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ils relèvent non pas du domaine de l’ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l’appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire.

Dans R. c. Hebert[18], le juge McLachlin conclut à la page 163 que ces « préceptes fondamentaux » comprennent la règle des confessions en common law, le privilège de ne pas s’incriminer et le droit à l’assistance d’un avocat ».

En ce qui concerne la protection consacrée par l’alinéa 11d), le juge Lamer (tel était son titre à l’époque) a fait cette observation dans R. c. Collins[19], à la page 284 :

Le procès joue un rôle clé dans l’administration de la justice et l’équité des procès au Canada est une source majeure de la considération dont jouit le système et constitue actuellement un droit garanti par l’al. 11d) de la Charte. [Non souligné dans le texte.]

Étant donné qu’en matière criminelle, on ne peut parler de procès équitable que si l’accusé a la possibilité de se défendre comme il convient, cela signifie aussi le droit à l’assistance d’un avocat. Ainsi que l’a expliqué le juge Wilson dans R. c. Simmons[20] à la page 546, le recours à l’assistance d’un avocat est essentiel pour « empêcher le citoyen d’être écrasé par le pouvoir beaucoup plus grand de l’État ».

Je tiens cependant à souligner que ce droit n’est pas illimité dans son étendue ou dans son application. Il sera des cas où le comportement de l’accusé ou de son avocat est tel qu’on peut dire que le premier y a implicitement renoncé[21]. En l’espèce, j’ai conclu que le revirement inopiné et injustifié de M. Barker au sujet de la représentation par avocat trahissait sa volonté de retarder l’instance et c’est par ce motif que j’ai rejeté sa demande.

Comme indiqué supra, il ne suffit pas aux avocats de dire qu’ils sont « pris ailleurs » pour s’absenter, paralysant ainsi la procédure. Dans une audience de justification intéressant plusieurs intimés, il est difficile de satisfaire à l’emploi du temps de tous les avocats en présence, en particulier si l’audience dure plus longtemps que prévu. Il incombe alors aux avocats de veiller à ce que quelqu’un soit là pour représenter leur client s’ils ne sont pas en mesure de comparaître eux-mêmes.

Cependant, après avoir mûrement réfléchi sur les droits de l’intimé M. Barker et sur son objection subséquente formulée contre le fait d’avoir à comparaître sans l’assistance d’un avocat, j’ai décidé, à titre de protection de l’équité de la procédure, de ne pas ajouter foi au témoignage de vive voix de M. Bobiwash, le seul témoin qui ait été interrogé. Cela à la seule exception du message enregistré par le répondeur de M. Bobiwash, que ne contestent pas les intimés.

L’analyse faite par le juge La Forest dans R. c. Potvin[22] [, aux pages 531 et 532, de l’étendue du pouvoir discrétionnaire de l’autorité judiciaire pour ce qui est d’écarter des preuves, est fort instructive à ce propos :

le juge du procès peut écarter une preuve admissible si son effet préjudiciable l’emporte substantiellement sur sa valeur probante; voir l’arrêt R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, aux pp. 729 à 736; voir également R. v. Tretter (1974), 18 C.C.C. (2d) 82. L’arrêt le plus souvent cité à l’appui du pouvoir discrétionnaire d’écarter une preuve est R. c. Wray, [1971] R.C.S. 272, où il est mentionné dans une opinion incidente du juge Martland aux pp. 292 et 293, mais il s’agit simplement d’un postulat fondamental du droit de la preuve. [Non souligné dans le texte.]

Le témoignage de M. Bobiwash a été produit pour confirmer l’allégation que M. Schipper, membre du Heritage Front, laissait dans le répondeur téléphonique du premier un message qui impliquait M. Schipper dans les activités de M. Barker et de la ligne téléphonique directe Equal Rights for Whites. Ce message corrobore le témoignage dans le même sens de Mme Hategan, témoin cité par la Commission.

Dans son contre-interrogatoire, M. Bobiwash a été surtout interrogé sur ses activités et ses rapports avec le mouvement antiraciste. Puisque ce témoignage n’a guère de valeur probante dans cette poursuite, je conclus que son effet préjudiciable potentiel, vu les circonstances dans lesquelles il a été rendu, constitue une raison suffisante pour l’écarter.

(iii)       Requête en annulation de l’assignation du sergent Dolby, enquêteur de la Police régionale de Waterloo

À l’audience, les avocats de la requérante ont conclu à l’annulation de l’assignation du sergent Dolby, chargé de l’enquête sur l’incendie à la bombe de la maison d’une femme de confession judaïque à Kitchener. Les intimés cherchaient à produire son témoignage pour établir les tendances de Mme Hategan à l’affabulation afin de discréditer son témoignage dans l’affaire. Les avocats des intimés soutiennent qu’elle était si partiale et si mal disposée envers leurs clients qu’elle a établi sous serment de nombreux affidavits alléguant, entre autres, que M. Droege et M. Barker complotaient pour mettre en service une ligne téléphonique directe sous un autre nom afin de tourner l’injonction du juge Joyal et que le Front était responsable d’actes destructeurs tel l’incendie à la bombe à Kitchener. C’est ainsi qu’à leur avis, il leur était nécessaire de produire un témoignage réfutant le fond des allégations de Mme Hategan afin de tirer les conclusions qui s’imposent sur la valeur à accorder à ses dires.

En considérant ces arguments, j’étais parfaitement consciente de la règle de preuve bien connue, selon laquelle une partie n’est pas admissible à introduire des preuves extrinsèques pour réfuter le témoignage donné au cours d’un contre-interrogatoire et se rapportant à un fait incident dans l’instance[23]. Cependant, comme on a pu le voir dans l’affaire Regina v. Cassibo[24], qu’une preuve soit directe ou accessoire dépend du rapport qu’elle présente avec le principal point litigieux. Dans cette affaire, l’accusé était poursuivi pour inceste. Au contre-interrogatoire, il a été demandé à ses filles si elles avaient lu dans les magazines des histoires de rapports sexuels entre père et fille, et elles ont répondu non. Après qu’on leur eut montré le magazine True Experience où il y avait un article intitulé « My Daughter’s Lies Sent My Husband to Prison », elles ont répondu qu’elles ne se souvenaient pas l’avoir lu. Le juge de première instance s’est interposé en faisant remarquer qu’il y avait là contre-interrogatoire sur une question n’ayant aucun rapport direct avec l’affaire. En appel, le juge Martin, J.C.A., a noté à la page 295 que le contre-interrogatoire sur la question de savoir si les filles avaient lu l’article ne portait pas sur un sujet incident. Et d’ajouter [à la page 295] :

[traduction] Le contre-interrogatoire avait pour but de montrer qu’elles avaient inventé leur témoignage pour ce qui était de leurs allégations contre l’appelant. Il ne portait donc pas sur une question incidente, mais sur la véracité de leur témoignage sur le fond même de l’affaire.

À mon avis, l’allégation de tendances à l’affabulation chez Mme Hategan se rapporte à la véracité de son témoignage sur la question même qui fait l’objet de cette instance, avec laquelle elle présente un rapport direct. En conséquence, les intimés étaient en droit d’introduire des preuves extrinsèques pertinentes pour réfuter son témoignage.

C’est par ce motif que j’ai accepté d’entendre le témoignage du sergent Dolby, sous réserve de décision subséquente sur son admissibilité. J’ai décidé par la suite que ce témoignage est admissible puisqu’il porte sur la véracité du témoignage de Mme Hategan sur la question centrale à trancher dans l’instance.

(iv)       Requête en annulation de l’assignation de Joy Malbon et d’Andrew Mitrovica

Par la suite, les avocats de la requérante m’ont également demandé d’annuler l’assignation de Mme Malbon et de M. Mitrovica, au même titre que l’assignation du sergent Dolby; il n’est donc pas nécessaire que je rappelle leurs arguments à ce sujet. Il s’agit d’une journaliste et d’un producteur du réseau de télévision CTV qui, dans le cadre des bulletins d’information diffusés par ce réseau les 12 et 15 décembre 1993, avaient interviewé Mme Hategan au sujet de sa participation au Heritage Front.

Après avoir entendu l’argumentation des avocats à ce sujet, je n’étais pas convaincue que le témoignage de Mme Malbon et de M. Mitrovica fût pertinent, et ce, à cause de l’aveu fait par Mme Hategan au cours du contre-interrogatoire, qu’elle n’avait aucun renseignement de première main sur l’incident de Kitchener. Tout ce qu’elle a dit, c’était qu’en raison de sa connaissance intime du Heritage Front, elle sentait qu’il aurait pu en être responsable. Étant donné que Mme Hategan a reconnu devant cette Cour que le rôle qu’elle attribuait au Heritage Front dans cet incident n’était rien de plus qu’une opinion, le témoignage de la journaliste et du producteur de télévision sur ce que Mme Hategan aurait pu leur dire ne serait d’aucun secours dans le jugement des questions de fond en cause.

Les avocats des intimés soutenaient que ce témoignage était nécessaire pour faire ressortir le parti pris de Mme Hategan et, ainsi constituait une exception à la règle du fait incident. Cependant, pareil témoignage ne peut être produit que si le témoin nie qu’il soit partial[25]. À aucun moment Mme Hategan n’a été interrogée au sujet de sa mauvaise disposition à l’égard des intimés; par conséquent, il n’y a pas eu dénégation, qui est la condition nécessaire. En conséquence, j’ai conclu que les assignations en question étaient un abus de procédure et je les ai annulées avec dépens.

IV        LES TÉMOIGNAGES ET LEUR ANALYSE

Ce qui est essentiellement en jeu en l’espèce, c’est la question de la crédibilité. Pour juger de la crédibilité des témoins, il faut prendre en considération un certain nombre de facteurs. Ainsi que l’a fait remarquer le juge Riddell, J.C.A., dans Wallace v. Davis[26] :

[traduction] … la crédibilité d’un témoin, au sens propre du mot, ne dépend pas uniquement de l’honnêteté de ses déclarations. Elle dépend aussi de ce qu’il a eu ou non la possibilité et la capacité d’observation exacte, de la fidélité de sa mémoire quant aux faits observés, de sa capacité de résistance aux pressions, dont il n’est souvent pas conscient et qui tendent à altérer ses souvenirs, de son aptitude à relater à la barre des témoins les faits observés, de son aptitude à s’exprimer avec clarté—autant de facteurs dont on doit tenir compte pour décider du poids à accorder au témoignage de n’importe quel témoin.

Étant donné que le témoignage rendu par les témoins au fil de l’audience était souvent contradictoire, il est utile de commencer par les faits qui ne sont pas contestés et qui ne prêtent pas à controverse.

V         CONCLUSION

Dans une société démocratique, la liberté d’expression embrasse le droit de critiquer le gouvernement comme le droit d’être politiquement incorrect. Elle ne signifie pourtant pas le droit de désobéir délibérément à une ordonnance judiciaire valide, qui n’est pas contestée. À mon avis, de tolérer pareille désobéissance compromettrait l’intégrité même de notre système de justice, intégrité à laquelle tous les citoyens s’en remettent et à laquelle tous ont droit. Il incombe aux tribunaux judiciaires de veiller à ce que rien ne vienne compromettre le respect de leurs actes. Il faut que le règne du droit soit maintenu; à cette fin, il est essentiel que le respect de l’autorité des tribunaux soit assuré. Je n’ai aucune sympathie pour les fanatiques sans scrupules qui cherchent délibérément à tourner cette autorité.

Après examen minutieux du témoignage des témoins ainsi que des documents produits en preuve, je conclus que ces preuves établissent hors de tout doute raisonnable que les intimés, le Heritage Front et Wolfgang Droege, ont délibérément violé l’ordonnance en date du 8 octobre 1993 du juge Joyal, se rendant ainsi coupables d’outrage envers cette Cour par application de la Règle 355 des Règles de la Cour fédérale. Ces preuves établissent aussi hors de tout doute raisonnable que Kenneth Barker et Gary Schipper ont entravé l’administration de la justice en aidant et encourageant Wolfgang Droege et, que de ce fait, ils se sont rendus coupables d’outrage envers cette Cour.

En conséquence, j’ordonne aux intimés Wolfgang Droege, Gary Schipper et Kenneth Barker de comparaître devant moi à la date, à l’heure et au lieu spécifiés dans mon ordonnance.

La requête en l’espèce sera accueillie.



[1] L.R.C. (1985), ch. H-6.

[2] L.R.C. (1985), ch. F-7.

[3] [1992] 3 C.F. 155 (1re inst.).

[4] [1986] 1 R.C.S. 752, à la p. 766.

[5] Voici ces trois conditions : 1) il doit y avoir attribution de compétence par une loi fédérale; 2) il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence; et 3) la loi invoquée dans l’affaire doit être une « loi du Canada » au sens de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]].

[6] (1974), 4 O.R. (2d) 585 (H.C.), à la p. 613.

[7] [1987] 3 C.F. 593 (C.A.).

[8] Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, à la p. 942.

[9] [1992] 1 R.C.S. 901.

[10] (1989), 61 D.L.R. (4th) 154 (C.S.C.-B.).

[11] (1988), 18 C.I.P.R. 1 (C.A.F.).

[12] [1990] 2 R.C.S. 217.

[13] [1988] 2 R.C.S. 214.

[14] J’ai cependant accepté d’ajourner l’audition pour ce jour en particulier parce que l’un des intimés devait comparaître devant une autre cour pour une autre affaire.

[15] [1977] 2 R.C.S. 121.

[16] (1908), 18 O.L.R. 320 (C.A.).

[17] [1985] 2 R.C.S. 486.

[18] [1990] 2 R.C.S. 151.

[19] [1987] 1 R.C.S. 265.

[20] [1988] 2 R.C.S. 495.

[21] L’affaire R. c. Lee, [1989] 2 R.C.S. 1384, est instructive à cet égard. Il s’agissait de la perte du droit au jugement par jury. Le juge Gonthier conclut à la page 1425 : « Quand l’accusé, sans aucune raison légitime, ne comparaît pas à son procès avec jury ou n’y assiste pas, il est seul responsable des conséquences qu’il doit subir suivant l’art. 526.1(1)a) du Code criminel ».

[22] 1989] 1 R.C.S. 525.

[23] Voir R. c. Krause, [1986] 2 R.C.S. 466, aux p. 475 à 478.

[24] (1982), 39 O.R. (2d) 288 (C.A.).

[25] Gen’l Films Ltd. v. McElroy, [1939] 4 D.L.R. 543 (C.A. Sask.).

[26] (1926), 31 O.W.N. 202 (C.A.), à la p. 203.

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